Extrait "Images à mi-mots"

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Images à mi-mots PART 1 ve 11/03/08 16:05 Page 2

Pierre Fresnault-Deruelle LES IMPRESSIONS NOUVELLES

« RÉFLEXIONS FAITES » Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos‚ cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

IMAGES À MI-MOTS BANDES DESSINÉES DESSINS D’HUMOUR

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique

Nos plus vifs remerciements à M. de Zarobe

Couverture : © dessin de Philippe Geluck Mise en page : Martine Gillet © Les Impressions Nouvelles – 2008. www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com

LES IMPRESSIONS NOUVELLES


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Pierre Fresnault-Deruelle LES IMPRESSIONS NOUVELLES

« RÉFLEXIONS FAITES » Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos‚ cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

IMAGES À MI-MOTS BANDES DESSINÉES DESSINS D’HUMOUR

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique

Nos plus vifs remerciements à M. de Zarobe

Couverture : © dessin de Philippe Geluck Mise en page : Martine Gillet © Les Impressions Nouvelles – 2008. www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com

LES IMPRESSIONS NOUVELLES


Images à mi-mots PART 1 ve 11/03/08 16:05 Page 4

Introduction

Le champ de la littérature, au sens classique du terme, coïncide largement avec celui de l’art. Il se vérifie, de fait, qu’un écrivain est souvent considéré comme un artiste. Il se vérifie également que, désormais, certains auteurs de bandes dessinées ou graphistes de presse sont non moins déclarés « artistes ». Est-ce à dire qu’il soit pertinent de les ranger, aussi, dans le domaine littéraire ? Sans nul doute. S’il fallait, cependant, sérier un tant soit peu les choses, nous dirions volontiers que les cartoonists relèvent de ce domaine qu’on pourrait appeler « la littérature d’expression graphique » (1). La « main racontante » (armée d’un crayon, d’une plume ou d’un pinceau, fût-elle assistée d’un ordinateur) ne trace-t-elle pas des signes pour obtenir des récits (ou des fragments de récits) qu’on tient, in fine, à quelques dizaines de centimètres des yeux ? La notion de graphic novel (largement reçue et représentée ici par de récents cartoonists) confortera, si besoin était, cette idée de « littérarité » graphique. Les bandes dessinées ou les dessins d’humour, comme la littérature stricto sensu, possèdent des formes abouties et d’autres qui ne le sont pas. Quelques œuvres abouties de cette nouvelle littérature constituent la matière de ce livre (on parle plus aisément de ce qu’on aime que le contraire). Partant, nous formons le vœu que ce dernier soit reçu, ni plus ni moins, comme un ouvrage de critique. Le terme cartoon (qui vient de « carton ») désigne en anglais d’Amérique aussi bien les dessins animés que les dessins d’humour, appelés également panels. Le vocable cartoonist, pour sa part, sert, en français, à désigner les auteurs de bandes dessinées, notamment lorsqu’il s’agit de bien faire la différence entre graphistes et scénaristes.

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Introduction

Le champ de la littérature, au sens classique du terme, coïncide largement avec celui de l’art. Il se vérifie, de fait, qu’un écrivain est souvent considéré comme un artiste. Il se vérifie également que, désormais, certains auteurs de bandes dessinées ou graphistes de presse sont non moins déclarés « artistes ». Est-ce à dire qu’il soit pertinent de les ranger, aussi, dans le domaine littéraire ? Sans nul doute. S’il fallait, cependant, sérier un tant soit peu les choses, nous dirions volontiers que les cartoonists relèvent de ce domaine qu’on pourrait appeler « la littérature d’expression graphique » (1). La « main racontante » (armée d’un crayon, d’une plume ou d’un pinceau, fût-elle assistée d’un ordinateur) ne trace-t-elle pas des signes pour obtenir des récits (ou des fragments de récits) qu’on tient, in fine, à quelques dizaines de centimètres des yeux ? La notion de graphic novel (largement reçue et représentée ici par de récents cartoonists) confortera, si besoin était, cette idée de « littérarité » graphique. Les bandes dessinées ou les dessins d’humour, comme la littérature stricto sensu, possèdent des formes abouties et d’autres qui ne le sont pas. Quelques œuvres abouties de cette nouvelle littérature constituent la matière de ce livre (on parle plus aisément de ce qu’on aime que le contraire). Partant, nous formons le vœu que ce dernier soit reçu, ni plus ni moins, comme un ouvrage de critique. Le terme cartoon (qui vient de « carton ») désigne en anglais d’Amérique aussi bien les dessins animés que les dessins d’humour, appelés également panels. Le vocable cartoonist, pour sa part, sert, en français, à désigner les auteurs de bandes dessinées, notamment lorsqu’il s’agit de bien faire la différence entre graphistes et scénaristes.

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IMAGES À MI-MOTS

Ajoutons que, d’un point de vue médiologique, la bande dessinée se situe quelque part entre les dessins animés, aux unités passantes très «analytiques», et les dessins fixes, sémiotiquement «ramassés», chargés d’égayer les articles de presse. Deux mots reviendront de temps à autre, dont il nous faut immédiatement préciser la signification: «scénariographie» et «récitation»: - la « scénariographie » (mot-valise forgé à partir de scène, scénario et scénographie) désigne le travail spécifique du dessinateur appliqué à la confection d’une situation ou d’une posture que son médium, seul, est à même de produire. - la « récitation », qui est l’accent porté sur l’engendrement même du récit, est une manifestation de la scénariographie. Les développements qui suivent ont tous trait aux images narratives, en séquence ou, au contraire, réduites à cette unité « condensée » qu’est, en général, le panel. Dans un cas comme dans l’autre, le démon de la curiosité nous a poussé à comprendre pourquoi et comment nous les comprenions. L’accent sera porté, tantôt sur la narration (la storia en tant que telle), tantôt sur la « récitation » (l’énonciation de la storia). Les bandes dessinées et les panels de presse, qui reposent au moins autant sur ce qu’ils montrent que sur ce qu’ils cachent, nous ont ainsi conduit à faire sa part à l’intelligibilité des dessins, dont la mise en exergue, selon nous, ajoute au plaisir de la lecture. Notre manière de procéder a été double. D’une part, nous avons usé de l’explication ; d’autre part, nous avons tenté d’« écrire » le plus possible nos images, persuadé que la « pensée visuelle » qui les informe est, au moins partiellement, dicible.

Introduction

soit dans la structure même de l’image, soit dans les «pliures» mêmes que sont, dans le cas des bandes dessinées, les espacements d’une vignette à l’autre.

Si l’explication est requise, c’est dans la mesure où ce mot contient le suffixe « pli ». Expliquer, c’est déplier, défaire le pli (voire le plexus). Ce qui se conçoit bien, lorsque l’on comprend que tout dessin est fait d’emprunts, de transformations partielles ou de glissements réagencés. D’une façon générale, les « plis » sont à rechercher

Cet extrait des Dreams of a Rarebit Fiend de McCay rassemble ces deux sortes de plis. Dans la première case, le graphiste a placé une femme effrayée dans la gueule d’un crocodile qu’il a fallu « nourrir » plus que de raison. Un premier dépliage peut être opéré à partir du moment où sont « théoriquement » considérés la dame (grandeur nature) et le saurien (« gigantifié » pour l’occasion) qui lui est associé. Comment donc rendre compte de cet ajustement ? Le pli est précisément ce qui articule cet ajustement. Le second pli est matérialisé par la « gouttière » entre les deux cases. On veut dire qu’à la juxtaposition classique des deux dessins (avant/après) se superpose ici un autre effet : la deuxième case se rabat sur la précédente dans la

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Expliquer


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Ajoutons que, d’un point de vue médiologique, la bande dessinée se situe quelque part entre les dessins animés, aux unités passantes très «analytiques», et les dessins fixes, sémiotiquement «ramassés», chargés d’égayer les articles de presse. Deux mots reviendront de temps à autre, dont il nous faut immédiatement préciser la signification: «scénariographie» et «récitation»: - la « scénariographie » (mot-valise forgé à partir de scène, scénario et scénographie) désigne le travail spécifique du dessinateur appliqué à la confection d’une situation ou d’une posture que son médium, seul, est à même de produire. - la « récitation », qui est l’accent porté sur l’engendrement même du récit, est une manifestation de la scénariographie. Les développements qui suivent ont tous trait aux images narratives, en séquence ou, au contraire, réduites à cette unité « condensée » qu’est, en général, le panel. Dans un cas comme dans l’autre, le démon de la curiosité nous a poussé à comprendre pourquoi et comment nous les comprenions. L’accent sera porté, tantôt sur la narration (la storia en tant que telle), tantôt sur la « récitation » (l’énonciation de la storia). Les bandes dessinées et les panels de presse, qui reposent au moins autant sur ce qu’ils montrent que sur ce qu’ils cachent, nous ont ainsi conduit à faire sa part à l’intelligibilité des dessins, dont la mise en exergue, selon nous, ajoute au plaisir de la lecture. Notre manière de procéder a été double. D’une part, nous avons usé de l’explication ; d’autre part, nous avons tenté d’« écrire » le plus possible nos images, persuadé que la « pensée visuelle » qui les informe est, au moins partiellement, dicible.

Introduction

soit dans la structure même de l’image, soit dans les «pliures» mêmes que sont, dans le cas des bandes dessinées, les espacements d’une vignette à l’autre.

Si l’explication est requise, c’est dans la mesure où ce mot contient le suffixe « pli ». Expliquer, c’est déplier, défaire le pli (voire le plexus). Ce qui se conçoit bien, lorsque l’on comprend que tout dessin est fait d’emprunts, de transformations partielles ou de glissements réagencés. D’une façon générale, les « plis » sont à rechercher

Cet extrait des Dreams of a Rarebit Fiend de McCay rassemble ces deux sortes de plis. Dans la première case, le graphiste a placé une femme effrayée dans la gueule d’un crocodile qu’il a fallu « nourrir » plus que de raison. Un premier dépliage peut être opéré à partir du moment où sont « théoriquement » considérés la dame (grandeur nature) et le saurien (« gigantifié » pour l’occasion) qui lui est associé. Comment donc rendre compte de cet ajustement ? Le pli est précisément ce qui articule cet ajustement. Le second pli est matérialisé par la « gouttière » entre les deux cases. On veut dire qu’à la juxtaposition classique des deux dessins (avant/après) se superpose ici un autre effet : la deuxième case se rabat sur la précédente dans la

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IMAGES À MI-MOTS

mesure où le personnage passe, dans la même position, de la gueule du monstre à son lit (et inversement). « L’explication » relève, également, d’un troisième facteur qui, pour n’être pas spécifique à l’imagerie narrative, doit être cependant pris en compte. On a dit ailleurs qu’une image était nécessairement une image d’image (le plus souvent in absentia), que cela soit explicite dans certaines déclinaisons d’images, ou non. Il s’avère, comme ici, que le dessin des cases réactive parfois des formes virtuelles qu’il n’est sans doute pas inutile de pointer. Pour reprendre notre exemple, on évoquera ces imagines principes que sont d’une part la figure de l’in extremis et celle de la femme – nous n’osons dire la Belle – et la Bête. Ce qui revient à dire que les images données sont affectées par des modèles susceptibles de les « lester » symboliquement. Bref, lire une image n’est pas la « décortiquer » (méthodiquement, mais stupidement), c’est, sans la détourner de sa fonction, permettre à l’œil de faire jouer aussi le système qui la sous-tend.

Introduction

robe retroussée de la coquette un livre dont les pages s’ouvrent audacieusement. Comment signifier le travail graphique de Desclozeaux autrement qu’à l’aide de jeux de mots (qui sont eux-mêmes des métaphores) ? Au vrai, la robe-livre de cette Marguerite qui « s’effeuille » est « volage » : la pin up se dévoile pour vendre les «dessous de la littérature ». Si, en matière d’analyse d’images, le bavardage (3), toujours, menace, on pense qu’il est malgré tout possible d’accompagner les images d’un double langagier pertinent. Un double capable, selon les cas, de les critiquer (pour les démystifier) ou de les « réinventer » (pour les célébrer). On verra qu’il est surtout question de la seconde option, ce qui signifie qu’il s’est agi, pour nous, de suivre la pente (en la remontant) de l’iconophilie.

Écrire Il nous semble par ailleurs indispensable de déposer les mots les plus précis possible sur les procédés rhétoriques des dessinateurs qui, même s’ils usent de bulles ou de légendes, cherchent, plus ou moins expressément, à court-circuiter la parole (2). Soit ce dessin de Desclozeaux figurant sur la page de couverture d’un numéro de Télérama. Le dessinateur parodie le plan fétiche du film de Billy Wilder 7 ans de réflexion (« Seven Years Itch » avec Marilyn Monroe). Pour moquer (gentiment) le marketing en matière d’édition, le graphiste a fait de la

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(1) Dans les années 1960, se crée le Celeg (Centre d’Étude des Littératures d’Expression Graphique). Parmi ses membres, on compte Alain Resnais, Éric Rohmer, Francis Lacassin. Le Celeg voit lui succéder la Socerlid (Société civile de recherches sur les littératures dessinées), où s’illustrent, entre autres, Claude Le Gallo et Pierre Couperie. (2) On se permet de renvoyer le lecteur à la seconde partie de notre petit livre Les Mystères du Lotus bleu, Pompidou/Moulinsart, Paris, 2006. (3) Le danger est bien réel, qui a tôt fait de transformer le glossateur en pédant et sa paraphrase en discours parasite.

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mesure où le personnage passe, dans la même position, de la gueule du monstre à son lit (et inversement). « L’explication » relève, également, d’un troisième facteur qui, pour n’être pas spécifique à l’imagerie narrative, doit être cependant pris en compte. On a dit ailleurs qu’une image était nécessairement une image d’image (le plus souvent in absentia), que cela soit explicite dans certaines déclinaisons d’images, ou non. Il s’avère, comme ici, que le dessin des cases réactive parfois des formes virtuelles qu’il n’est sans doute pas inutile de pointer. Pour reprendre notre exemple, on évoquera ces imagines principes que sont d’une part la figure de l’in extremis et celle de la femme – nous n’osons dire la Belle – et la Bête. Ce qui revient à dire que les images données sont affectées par des modèles susceptibles de les « lester » symboliquement. Bref, lire une image n’est pas la « décortiquer » (méthodiquement, mais stupidement), c’est, sans la détourner de sa fonction, permettre à l’œil de faire jouer aussi le système qui la sous-tend.

Introduction

robe retroussée de la coquette un livre dont les pages s’ouvrent audacieusement. Comment signifier le travail graphique de Desclozeaux autrement qu’à l’aide de jeux de mots (qui sont eux-mêmes des métaphores) ? Au vrai, la robe-livre de cette Marguerite qui « s’effeuille » est « volage » : la pin up se dévoile pour vendre les «dessous de la littérature ». Si, en matière d’analyse d’images, le bavardage (3), toujours, menace, on pense qu’il est malgré tout possible d’accompagner les images d’un double langagier pertinent. Un double capable, selon les cas, de les critiquer (pour les démystifier) ou de les « réinventer » (pour les célébrer). On verra qu’il est surtout question de la seconde option, ce qui signifie qu’il s’est agi, pour nous, de suivre la pente (en la remontant) de l’iconophilie.

Écrire Il nous semble par ailleurs indispensable de déposer les mots les plus précis possible sur les procédés rhétoriques des dessinateurs qui, même s’ils usent de bulles ou de légendes, cherchent, plus ou moins expressément, à court-circuiter la parole (2). Soit ce dessin de Desclozeaux figurant sur la page de couverture d’un numéro de Télérama. Le dessinateur parodie le plan fétiche du film de Billy Wilder 7 ans de réflexion (« Seven Years Itch » avec Marilyn Monroe). Pour moquer (gentiment) le marketing en matière d’édition, le graphiste a fait de la

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(1) Dans les années 1960, se crée le Celeg (Centre d’Étude des Littératures d’Expression Graphique). Parmi ses membres, on compte Alain Resnais, Éric Rohmer, Francis Lacassin. Le Celeg voit lui succéder la Socerlid (Société civile de recherches sur les littératures dessinées), où s’illustrent, entre autres, Claude Le Gallo et Pierre Couperie. (2) On se permet de renvoyer le lecteur à la seconde partie de notre petit livre Les Mystères du Lotus bleu, Pompidou/Moulinsart, Paris, 2006. (3) Le danger est bien réel, qui a tôt fait de transformer le glossateur en pédant et sa paraphrase en discours parasite.

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I LES FORMES LONGUES LES BANDES DESSINÉES

OUVERTURE LA BANDE DESSINÉE OU LE TABLEAU DÉCONSTRUIT Les rapports entre le discours et l’image, dans la bande dessinée, sont soumis à un jeu de tensions dont les ressorts sont loin d’être clairement établis. Ainsi, le champ des relations entre la figuration et le récit laisse-t-il à l’observateur le soin de s’interroger sur ce que l’on pourrait appeler le « prétexte ». Formation de compromis dont le nom dit assez bien l’ambiguïté qui le caractérise, le prétexte signifie à la fois l’alibi et l’origine de la représentation (pré-texte), comme si le texte était tour à tour ce à quoi le dessin est assujetti et la finalité poursuivie. Bref, dessine-t-on pour raconter, ou l’inverse ?

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I LES FORMES LONGUES LES BANDES DESSINÉES

OUVERTURE LA BANDE DESSINÉE OU LE TABLEAU DÉCONSTRUIT Les rapports entre le discours et l’image, dans la bande dessinée, sont soumis à un jeu de tensions dont les ressorts sont loin d’être clairement établis. Ainsi, le champ des relations entre la figuration et le récit laisse-t-il à l’observateur le soin de s’interroger sur ce que l’on pourrait appeler le « prétexte ». Formation de compromis dont le nom dit assez bien l’ambiguïté qui le caractérise, le prétexte signifie à la fois l’alibi et l’origine de la représentation (pré-texte), comme si le texte était tour à tour ce à quoi le dessin est assujetti et la finalité poursuivie. Bref, dessine-t-on pour raconter, ou l’inverse ?

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Les formes longues : les bandes dessinées

Si raconter à l’aide d’images, c’est «illuminer» un événement, c’est aussi tirer parti de cet exhaussement pour le plaisir. Voyez le Little Nemo de W. McCay. Les attitudes du héros, hors du commun par définition, se ramènent le plus souvent à l’épure d’une série d’acrobaties et de variations chromatiques en regard desquelles les planches sont autant de déclinaisons rendues nécessaires (parce qu’il craint, avant tout, de se réveiller, Nemo n’en finit pas de susciter ces atermoiements baroques qui finissent par constituer les merveilleuses et incertaines constructions qui peuplent ses planches). Et la question précédente de revenir : le scénario, fin ou moyen ? Après tout, si la peinture classique est morte d’overdose (avec les “Pompiers”) parce qu’elle ne remplissait plus que la seule fonction mimétique/narrative, il n’est pas impossible d’imaginer que le cinéma et la bande dessinée, qui sont nés, aussi, de cette aporie de la peinture, soient travaillés par cette même force qui faisait du récit, pour la pratique picturale, un secret repoussoir. Le sujet qu’on veut aborder serait dès lors le suivant: qu’en est-il de cet assujettissement et, en même temps, de cette résistance de l’image au récit dans la bande dessinée ? Rappelons, sans trop nous attarder, le principe général selon lequel fonctionnent les comics. La « récitation » (au sens défini plus haut : ce qui fait advenir le récit) veut que l’espace du discours figuratif soit ramené à un parcours linéaire, vectorisé de gauche à droite à l’instar de l’écriture; parcours dégagé, en quelque sorte, de la masse proliférante des images. Certes, la sophistication de certaines mises en page (1), comme par exemple l’usage des incrustations (Druillet, Crepax, les mangas, etc.) brouille, ici ou là, ce parcours. Les préséances entre scènes englobantes et images englobées, en particulier lorsque celles-ci s’organisent en micro-séquences, ne sont pas toujours bien assurées. Des interférences plastiques ou chromatiques créées par ces compositions en abîme entrent parfois en conflit avec la logique narrative. Ces cas particuliers mis à part (qui foisonnent chez Bourgeon ou chez Cosey), la loi d’airain du récit impose cette distribution des vignettes qui mène la représentation à se soumettre aux servitudes de la juxtaposition et de la répétition. La bande dessinée

est un art de la reprise où le dessinateur passe son temps à niveler les hiatus et les différences occasionnées par les aléas de l’anecdote. De sorte que la case – un certain «défilement» aidant – en arrive à se faire oublier en tant qu’isolat. Tel est le ressort sur lequel tant de bandes dessinées furent conçues et si judicieusement construites. Nous sommes ici aux antipodes de l’économie visuelle d’autrefois, autrement dit en ce lieu où la bande dessinée semble fuir le tableau qui la hante. La toile, en effet, n’était-elle pas cet espace où l’objet, enfin «rejoint» et déployé dans sa gloire, se trouvait libéré du diktat narratif ? Mutatis mutandis, une certaine plasticité semble informer nombre de vignettes discrètement rétives à la narration. Pour peu que de la notation cursive, si caractéristique des comics proprement dits (Wizard of Id, Blondie, etc.), nous passions au dessin conçu comme substitut réaliste du monde (Hugo Pratt, Jacobs, Ceppi, Juillard, etc.), l’image aurait même tendance, ici ou là, à se suffire à elle-même. Ceci découlant de cela, nombre de cases s’offrent comme de véritables explorations visuelles. Qu’il s’agisse de l’étoffe des choses rendues dans leur vertigineuse complexité (on songe au «précisionisme» de Mœbius) ou qu’il soit «seulement» question de la justesse des transpositions graphiques (Munoz et Sampayo, les frères Varenne). Le regard s’enfonce voluptueusement dans l’épaisseur utopique de la représentation, s’enchantant de ce que substance et forme de l’expression se prêtent si bien à l’effet de réel. En somme, la séquence ne demanderait qu’à se prolonger au cœur de l’image même.

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Considérons cette vignette extraite de La Tiare d’Oribal de Jacques Martin. Outre le fait que le regard se laisse aisément fasciner par les images « fourmillantes » de ce type, cette case-tableau fonctionne sur le double registre de la macro et de la microscopie. Or, parce que ce dessin ne mesure que quelques centimètres carrés, un monde s’ouvre et se dérobe à la fois. C’est dans cette ambivalence que se situe à nos yeux une part du génie de la bande dessinée. Refusant les facilités du grand dessin (contrairement à ce qu’il fera


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Les formes longues : les bandes dessinées

Si raconter à l’aide d’images, c’est «illuminer» un événement, c’est aussi tirer parti de cet exhaussement pour le plaisir. Voyez le Little Nemo de W. McCay. Les attitudes du héros, hors du commun par définition, se ramènent le plus souvent à l’épure d’une série d’acrobaties et de variations chromatiques en regard desquelles les planches sont autant de déclinaisons rendues nécessaires (parce qu’il craint, avant tout, de se réveiller, Nemo n’en finit pas de susciter ces atermoiements baroques qui finissent par constituer les merveilleuses et incertaines constructions qui peuplent ses planches). Et la question précédente de revenir : le scénario, fin ou moyen ? Après tout, si la peinture classique est morte d’overdose (avec les “Pompiers”) parce qu’elle ne remplissait plus que la seule fonction mimétique/narrative, il n’est pas impossible d’imaginer que le cinéma et la bande dessinée, qui sont nés, aussi, de cette aporie de la peinture, soient travaillés par cette même force qui faisait du récit, pour la pratique picturale, un secret repoussoir. Le sujet qu’on veut aborder serait dès lors le suivant: qu’en est-il de cet assujettissement et, en même temps, de cette résistance de l’image au récit dans la bande dessinée ? Rappelons, sans trop nous attarder, le principe général selon lequel fonctionnent les comics. La « récitation » (au sens défini plus haut : ce qui fait advenir le récit) veut que l’espace du discours figuratif soit ramené à un parcours linéaire, vectorisé de gauche à droite à l’instar de l’écriture; parcours dégagé, en quelque sorte, de la masse proliférante des images. Certes, la sophistication de certaines mises en page (1), comme par exemple l’usage des incrustations (Druillet, Crepax, les mangas, etc.) brouille, ici ou là, ce parcours. Les préséances entre scènes englobantes et images englobées, en particulier lorsque celles-ci s’organisent en micro-séquences, ne sont pas toujours bien assurées. Des interférences plastiques ou chromatiques créées par ces compositions en abîme entrent parfois en conflit avec la logique narrative. Ces cas particuliers mis à part (qui foisonnent chez Bourgeon ou chez Cosey), la loi d’airain du récit impose cette distribution des vignettes qui mène la représentation à se soumettre aux servitudes de la juxtaposition et de la répétition. La bande dessinée

est un art de la reprise où le dessinateur passe son temps à niveler les hiatus et les différences occasionnées par les aléas de l’anecdote. De sorte que la case – un certain «défilement» aidant – en arrive à se faire oublier en tant qu’isolat. Tel est le ressort sur lequel tant de bandes dessinées furent conçues et si judicieusement construites. Nous sommes ici aux antipodes de l’économie visuelle d’autrefois, autrement dit en ce lieu où la bande dessinée semble fuir le tableau qui la hante. La toile, en effet, n’était-elle pas cet espace où l’objet, enfin «rejoint» et déployé dans sa gloire, se trouvait libéré du diktat narratif ? Mutatis mutandis, une certaine plasticité semble informer nombre de vignettes discrètement rétives à la narration. Pour peu que de la notation cursive, si caractéristique des comics proprement dits (Wizard of Id, Blondie, etc.), nous passions au dessin conçu comme substitut réaliste du monde (Hugo Pratt, Jacobs, Ceppi, Juillard, etc.), l’image aurait même tendance, ici ou là, à se suffire à elle-même. Ceci découlant de cela, nombre de cases s’offrent comme de véritables explorations visuelles. Qu’il s’agisse de l’étoffe des choses rendues dans leur vertigineuse complexité (on songe au «précisionisme» de Mœbius) ou qu’il soit «seulement» question de la justesse des transpositions graphiques (Munoz et Sampayo, les frères Varenne). Le regard s’enfonce voluptueusement dans l’épaisseur utopique de la représentation, s’enchantant de ce que substance et forme de l’expression se prêtent si bien à l’effet de réel. En somme, la séquence ne demanderait qu’à se prolonger au cœur de l’image même.

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Considérons cette vignette extraite de La Tiare d’Oribal de Jacques Martin. Outre le fait que le regard se laisse aisément fasciner par les images « fourmillantes » de ce type, cette case-tableau fonctionne sur le double registre de la macro et de la microscopie. Or, parce que ce dessin ne mesure que quelques centimètres carrés, un monde s’ouvre et se dérobe à la fois. C’est dans cette ambivalence que se situe à nos yeux une part du génie de la bande dessinée. Refusant les facilités du grand dessin (contrairement à ce qu’il fera


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Les formes longues : les bandes dessinées

plus tard), l’auteur d’Alix atteint à une véritable efficacité. On veut dire que, respectant l’esprit de la vignette – dont on pressent qu’elle ne s’accommode pas de n’importe quel registre – Martin adapte au mieux la case à son propos : l’évocation, dont on sait sur quel usage de la suggestion cette dernière repose. À mi-chemin d’une miniature qui aurait pour tâche d’embrasser une certaine étendue d’espace et d’une fresque ramenée à quelques indications scéniques, notre case – toute case en principe – n’est paradoxalement donnée que pour être aussitôt reprise: ce dessin – sa superficie l’atteste – n’est fait que pour être entrevu. C’est dans cet entredeux que tout se met en place. La case est un tableau nié. On écrivait plus haut que certaines vignettes faisaient de leur matériel iconographique les constituants d’une véritable exploration visuelle ; il serait donc plus juste de dire que c’est seulement la possibilité d’une telle exploration qui procure à ces vignettes cette vertu si particulière. En somme, la case tirerait sa valeur du fait qu’elle se donne sur un mode provisoirement incomplet, tout en faisant miroiter au lecteur qu’il sera toujours temps de la compléter. Bref, à cause du récit qui court, nous restons à la surface des choses, mais un rien suffirait pour que, prenant notre temps, nous « accédions » au monde représenté. Pur fantasme évidemment. Ainsi, jouant le jeu du récit, et faisant mine de se soumettre à l’appareil contraignant de la mise en coupe réglée des planches, l’image ressort-elle paradoxalement plus vigoureuse que

jamais. Non pas tant pour ce qu’elle représente (cela peut compter aussi) que pour la façon qu’elle a de s’adapter au propos avancé (le programme) : raconter sans accroc une histoire, mais sans rien renier de ses potentialités picturales. Fonctionnelle, la vignette dépasse donc aussi, et contre toute attente, l’instrumentalité à quoi prétendait la soumettre le scénario. L’«incomplétude » de la case se change dès lors en vertu. Inévitablement lacunaire, elle tire sa valeur du rejet, hors d’elle, des formes qu’elle ne cesse cependant de susciter. Le hors champ, qui l’aimante, fait des aplats qui la meublent les vestiges ou les indices d’on ne sait quel spectacle promis et toujours différé. En un certain sens, c’est parce qu’elles ne sont pas pittoresques, c’est-àdire centrées sur elles-mêmes, que les cases sont précisément spectaculaires. On objectera que cette vignette purement descriptive de Jacques Martin est à mettre au compte des cas particuliers. À cela, on répondra qu’innombrables sont les vignettes de ce calibre où actions et mises en scène sont indissociables ; qu’existe donc partout, sauf précisément dans les bandes dessinées crispées sur leurs invraisemblables gesticulations (supermen et consorts), ce « prétexte » dont on faisait état et grâce auquel raconter des histoires revient à se mettre en position de pouvoir offrir ces dramaturgies tronquées qui sont précisément le charme du genre. Qu’importe au fond les ennuis du héros pourvu que Mœbius, Juillard ou Schuiten continuent d’enchanter le lecteur en inventant ces situations – nous allions dire ces coïncidences tant le scénario semble cousu de fil blanc – où affleurent des simulacres mondains d’autant plus fascinants qu’ils sont livrés pour la seule part d’eux-mêmes. Ce qui compte, c’est donc le sentiment que les choses nous sont offertes, comme si elles étaient découvertes, surprises, mais jamais totalement révélées. La structure même des cases, qui focalisent sur des objets cadrés (ou décadrés) et qui, le cas échéant, font de nous des voyeurs, mène inéluctablement le dessinateur et le scénariste à se conduire en guides pour visites commentées. Raconter une histoire et la mettre en page participe déjà en soi d’une entreprise de balisage. Évoquons ces innombrables séquences où, pour les nécessités du scénario, les personnages,

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plus tard), l’auteur d’Alix atteint à une véritable efficacité. On veut dire que, respectant l’esprit de la vignette – dont on pressent qu’elle ne s’accommode pas de n’importe quel registre – Martin adapte au mieux la case à son propos : l’évocation, dont on sait sur quel usage de la suggestion cette dernière repose. À mi-chemin d’une miniature qui aurait pour tâche d’embrasser une certaine étendue d’espace et d’une fresque ramenée à quelques indications scéniques, notre case – toute case en principe – n’est paradoxalement donnée que pour être aussitôt reprise: ce dessin – sa superficie l’atteste – n’est fait que pour être entrevu. C’est dans cet entredeux que tout se met en place. La case est un tableau nié. On écrivait plus haut que certaines vignettes faisaient de leur matériel iconographique les constituants d’une véritable exploration visuelle ; il serait donc plus juste de dire que c’est seulement la possibilité d’une telle exploration qui procure à ces vignettes cette vertu si particulière. En somme, la case tirerait sa valeur du fait qu’elle se donne sur un mode provisoirement incomplet, tout en faisant miroiter au lecteur qu’il sera toujours temps de la compléter. Bref, à cause du récit qui court, nous restons à la surface des choses, mais un rien suffirait pour que, prenant notre temps, nous « accédions » au monde représenté. Pur fantasme évidemment. Ainsi, jouant le jeu du récit, et faisant mine de se soumettre à l’appareil contraignant de la mise en coupe réglée des planches, l’image ressort-elle paradoxalement plus vigoureuse que

jamais. Non pas tant pour ce qu’elle représente (cela peut compter aussi) que pour la façon qu’elle a de s’adapter au propos avancé (le programme) : raconter sans accroc une histoire, mais sans rien renier de ses potentialités picturales. Fonctionnelle, la vignette dépasse donc aussi, et contre toute attente, l’instrumentalité à quoi prétendait la soumettre le scénario. L’«incomplétude » de la case se change dès lors en vertu. Inévitablement lacunaire, elle tire sa valeur du rejet, hors d’elle, des formes qu’elle ne cesse cependant de susciter. Le hors champ, qui l’aimante, fait des aplats qui la meublent les vestiges ou les indices d’on ne sait quel spectacle promis et toujours différé. En un certain sens, c’est parce qu’elles ne sont pas pittoresques, c’est-àdire centrées sur elles-mêmes, que les cases sont précisément spectaculaires. On objectera que cette vignette purement descriptive de Jacques Martin est à mettre au compte des cas particuliers. À cela, on répondra qu’innombrables sont les vignettes de ce calibre où actions et mises en scène sont indissociables ; qu’existe donc partout, sauf précisément dans les bandes dessinées crispées sur leurs invraisemblables gesticulations (supermen et consorts), ce « prétexte » dont on faisait état et grâce auquel raconter des histoires revient à se mettre en position de pouvoir offrir ces dramaturgies tronquées qui sont précisément le charme du genre. Qu’importe au fond les ennuis du héros pourvu que Mœbius, Juillard ou Schuiten continuent d’enchanter le lecteur en inventant ces situations – nous allions dire ces coïncidences tant le scénario semble cousu de fil blanc – où affleurent des simulacres mondains d’autant plus fascinants qu’ils sont livrés pour la seule part d’eux-mêmes. Ce qui compte, c’est donc le sentiment que les choses nous sont offertes, comme si elles étaient découvertes, surprises, mais jamais totalement révélées. La structure même des cases, qui focalisent sur des objets cadrés (ou décadrés) et qui, le cas échéant, font de nous des voyeurs, mène inéluctablement le dessinateur et le scénariste à se conduire en guides pour visites commentées. Raconter une histoire et la mettre en page participe déjà en soi d’une entreprise de balisage. Évoquons ces innombrables séquences où, pour les nécessités du scénario, les personnages,

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IMAGES À MI-MOTS

nous promenant de case en case, nous font surtout voyager de chambre en chambre (rappelons-nous Le Mystère de la Grande Pyramide). Au vrai, la recherche de dépaysement n’est ici que le symptôme de la « scénariographie » qui, découpant et isolant les objets de la représentation, se trouve amené à faire de toute case l’espace d’une effraction (combien de cases où le personnage s’immisce dans un espace clos ?). L’acharnement documentaire repérable dans tant d’œuvres (ce qui va de pair avec le fétichisme des graphistes, ces collectionneurs de tons locaux) fait alors du moindre détail une pièce à conviction. Qu’il s’agisse, dans un premier temps, de l’iconographie religieuse seule, puis, à partir de la laïcisation progressive des icônes, des bois gravés représentant des faits divers ou de la peinture d’histoire, de la lithographie, etc., on sait que l’imagerie narrative constitue un énorme stock d’images stéréotypées. Les scènes de genre, les scènes bibliques ou celles de la Fable visaient immédiatement à se faire reconnaître et à se constituer picturalement, sinon plastiquement, comme autant de compositions achevées. Ce que l’image isolait pour le condenser en une configuration synthétique n’apparaît plus que de façon lâche, presque disséminée. Le motif pictural de l’Arrivée inopinée (ou de ce que l’on pourrait appeler l’Apparition dont le prototype serait l’Annonciation) ou, encore, celui du Combat, pour ne rien dire du Départ, de la Poursuite, de la Fuite, de la Rupture, etc., bref de tout ce qui peut être décrit à partir des fonctions narratives, tous ces éléments constituent autant de moments vers lesquels convergent puis d’où repartent les enchaînements de cases de la bande dessinée. Se pose donc in fine la question de savoir si, fût-ce à son corps défendant, le cartoonist ne cherche pas à amener ses séquences à réinventer l’iconographie canonique. Et la problématique du prétexte de réapparaître une nouvelle fois. Le dessinateur-scénariste, attelé à son projet, est-il conduit à retrouver ces « motifs » repérables un peu partout du fait même de sacrifier à la narration figurative ou, inversement, s’agit-il pour lui de raconter des histoires afin de renouer avec les immémoriaux pré-textes de la culture ? La « belle » image constituerait en somme l’horizon autant craint que désiré du 9ème Art.

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C’est dans la mécanique du suspens qu’éclate cette ambivalence qui maintient vivant ce genre si populaire. En d’autres termes, et malgré le tropisme qui pousse le lecteur à vouloir brûler les étapes, l’œil a malgré tout tendance à différer les échéances autant qu’à recomposer mentalement les espaces toujours lacunaires de la scène. Préparant sa déception, le lecteur pressé peut, certes, avaler sa ration de cases sans qu’aucun obstacle ne puisse le retenir, il reste que l’amateur (toujours un peu pervers), contrant le rythme imposé par l’auteur, va faire de chaque vignette un passage « ralenti ». L’imminence pour lui est délectable et la case, sauvée du flux qui, pourtant, finit par l’emporter, est d’autant plus précieuse qu’elle est éphémère et bornée. Symptomatiquement, le héros n’a de cesse de battre la campagne. Voyez Philémon et les trucs du ritardando mis au point par Fred. De ce point de vue, la case de bande dessinée n’est jamais aussi opératoire que dans son refus de l’accomplissement du geste plein et (platement) abouti : l’évitement ou la litote est son régime. Voyez une nouvelle fois McCay. On reste confondu par le contraste entre la planche dans son entier où s’ébattent et se débattent les personnages aux prises avec un environnement en constante métamorphose et l’étrange fixité de chaque case comme arrachée à une séquence de cinéma d’animation. À la fois hiératique (figé, transi) et désordonné (ébouriffé, presque désarticulé parfois), Nemo incarne l’idée de déséquilibre, de non-coïncidence avec soi. Décalé, il évoque à la fois notre propre manque et cet espace idéal (lorgné par les peintres), dégagé des vicissitudes du temps qu’il passe son temps à rater. Cerner l’essence de la bande dessinée, c’est se rendre à l’idée que le dessin ne se survit que pour être constamment à la recherche d’une impossible plénitude : ce tableau dont chaque case masque le fantôme.

(1) Voir sur ce point le texte de Thierry Groensteen dans 9ème Art, n°12.

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nous promenant de case en case, nous font surtout voyager de chambre en chambre (rappelons-nous Le Mystère de la Grande Pyramide). Au vrai, la recherche de dépaysement n’est ici que le symptôme de la « scénariographie » qui, découpant et isolant les objets de la représentation, se trouve amené à faire de toute case l’espace d’une effraction (combien de cases où le personnage s’immisce dans un espace clos ?). L’acharnement documentaire repérable dans tant d’œuvres (ce qui va de pair avec le fétichisme des graphistes, ces collectionneurs de tons locaux) fait alors du moindre détail une pièce à conviction. Qu’il s’agisse, dans un premier temps, de l’iconographie religieuse seule, puis, à partir de la laïcisation progressive des icônes, des bois gravés représentant des faits divers ou de la peinture d’histoire, de la lithographie, etc., on sait que l’imagerie narrative constitue un énorme stock d’images stéréotypées. Les scènes de genre, les scènes bibliques ou celles de la Fable visaient immédiatement à se faire reconnaître et à se constituer picturalement, sinon plastiquement, comme autant de compositions achevées. Ce que l’image isolait pour le condenser en une configuration synthétique n’apparaît plus que de façon lâche, presque disséminée. Le motif pictural de l’Arrivée inopinée (ou de ce que l’on pourrait appeler l’Apparition dont le prototype serait l’Annonciation) ou, encore, celui du Combat, pour ne rien dire du Départ, de la Poursuite, de la Fuite, de la Rupture, etc., bref de tout ce qui peut être décrit à partir des fonctions narratives, tous ces éléments constituent autant de moments vers lesquels convergent puis d’où repartent les enchaînements de cases de la bande dessinée. Se pose donc in fine la question de savoir si, fût-ce à son corps défendant, le cartoonist ne cherche pas à amener ses séquences à réinventer l’iconographie canonique. Et la problématique du prétexte de réapparaître une nouvelle fois. Le dessinateur-scénariste, attelé à son projet, est-il conduit à retrouver ces « motifs » repérables un peu partout du fait même de sacrifier à la narration figurative ou, inversement, s’agit-il pour lui de raconter des histoires afin de renouer avec les immémoriaux pré-textes de la culture ? La « belle » image constituerait en somme l’horizon autant craint que désiré du 9ème Art.

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C’est dans la mécanique du suspens qu’éclate cette ambivalence qui maintient vivant ce genre si populaire. En d’autres termes, et malgré le tropisme qui pousse le lecteur à vouloir brûler les étapes, l’œil a malgré tout tendance à différer les échéances autant qu’à recomposer mentalement les espaces toujours lacunaires de la scène. Préparant sa déception, le lecteur pressé peut, certes, avaler sa ration de cases sans qu’aucun obstacle ne puisse le retenir, il reste que l’amateur (toujours un peu pervers), contrant le rythme imposé par l’auteur, va faire de chaque vignette un passage « ralenti ». L’imminence pour lui est délectable et la case, sauvée du flux qui, pourtant, finit par l’emporter, est d’autant plus précieuse qu’elle est éphémère et bornée. Symptomatiquement, le héros n’a de cesse de battre la campagne. Voyez Philémon et les trucs du ritardando mis au point par Fred. De ce point de vue, la case de bande dessinée n’est jamais aussi opératoire que dans son refus de l’accomplissement du geste plein et (platement) abouti : l’évitement ou la litote est son régime. Voyez une nouvelle fois McCay. On reste confondu par le contraste entre la planche dans son entier où s’ébattent et se débattent les personnages aux prises avec un environnement en constante métamorphose et l’étrange fixité de chaque case comme arrachée à une séquence de cinéma d’animation. À la fois hiératique (figé, transi) et désordonné (ébouriffé, presque désarticulé parfois), Nemo incarne l’idée de déséquilibre, de non-coïncidence avec soi. Décalé, il évoque à la fois notre propre manque et cet espace idéal (lorgné par les peintres), dégagé des vicissitudes du temps qu’il passe son temps à rater. Cerner l’essence de la bande dessinée, c’est se rendre à l’idée que le dessin ne se survit que pour être constamment à la recherche d’une impossible plénitude : ce tableau dont chaque case masque le fantôme.

(1) Voir sur ce point le texte de Thierry Groensteen dans 9ème Art, n°12.

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Les formes longues : les bandes dessinées

APPROCHES DE QUELQUES ŒUVRES DÉRIVES ICONOLOGIQUES ET DÉCROCHEMENTS NARRATIFS À propos de The Dreams of a Rarebit Fiend de Winsor McCay L’errance est un thème universel, que Don Quichotte allégorise exemplairement. Errer, c’est aller sans autre boussole que celle procurée par l’Occasion. Errer, c’est papillonner au gré des éléments et des événements, à cette nuance près que l’insouciance qu’on associe généralement aux itinéraires farfelus est étrangère au cheminement des Juifs ou des Chevaliers. Dans un texte consacré à Corto Maltese (1), Michel Pierre parle de l’errance de Hugo Pratt et de son héros « dont l’uniforme cache mal le libertaire ». Évoluant toujours aux frontières de contrées aussi évanescentes que précisément décrites, Corto, gentil desperado à la triste figure, n’a pas son pareil pour nous perdre dans des espaces-temps où règnent magie et alchimie, gnose et transe (Fable de Venise, La Macumba du gringo, Les Celtiques, etc.). Imperturbable, Corto traverse des géographies qui nous déroutent. Il est cousin des héros de Joseph Conrad. L’errance en matière de bande dessinée réfère aussi à d’autres divagations. Les personnages peuvent être sujets aux ruses du dessinateur, en tous cas aux pièges d’un médium que sa capacité réflexive nous fait assimiler à une machinerie labyrinthique. Qui ne se souvient des mésaventures de Philémon, la créature de Fred qui, des années durant, passa son temps à se demander s’il voyageait ou rapetissait (syndrome de Lilliput), reposait ou « somnambulait ». Fred fut, dans la dernier tiers du XXème siècle, l’un des grands auteurs de

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[…]


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IMAGES À MI-MOTS INTRODUCTION LES FORMES LONGUES : LES BANDES DESSINÉES

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Ouverture LA BANDE DESSINÉE OU LE TABLEAU DÉCONSTRUIT

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Approches de quelques œuvres DÉRIVES ICONOLOGIQUES ET DÉCROCHEMENTS NARRATIFS

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À propos de The Dreams of a Rarebit Fiend de Winsor McCay LITTLE NEMO

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Les métamorphoses de l’hélicon LECTURE D’UNE PLANCHE DE LA MARQUE JAUNE

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EDGAR-PIERRE JACOBS REVISITÉ

51

La couverture du Mystère de la Grande Pyramide MASSE OU DES RÉCITS POUR DES LANTERNES

55

LA NAISSANCE DU DIABLE

65

Dolorès d’Anne Baltus, Schuiten et Peeters (texte de Jean Arrouye) LE VIF DES CHOSES SAUVEGARDÉ

76

La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert UN GRAPHIC NOVEL BAROQUE

89

À l’ombre des tours mortes d’Art Spiegelman LA COUVERTURE D’UN ALBUM

95

David B, Les Complots nocturnes LES COULOIRS DU RÉCIT

99

Les sous-sols du Révolu de Marc-Antoine Mathieu « LA BEAUTÉ ADHÉRENTE »

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LE CHAT… CE CABOT

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LES FORMES COURTES

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L’ÉCONOMIE DES FORMES COURTES

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CRÉDITS

Dessin segmenté UNE MÉTAPHORE « FILÉE »

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Les 3 âges de l’amour L’AMOUR BRANCHÉ

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Sur un dessin de Piem LA DÉFECTION INOPINÉE DES ESPAGNOLS

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RÉBUS : LES PSEUDO-RÉCITS D’HONORÉ

148

Dessin dilaté LES PARABOLES DE SILAS

153

UN BALCON SUR LA VILLE

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Dessin resserré GAME BOYS

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AVOIR DU TOUPET

162

LES « CONTORSIONS » D’UN HOMME POLITIQUE

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UNÉDIC, LE TROU

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MACHISME, ISLAMISME

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LA CROIX ET LA BANNIÈRE

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À GORGE DÉPLOYÉE

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UN PATAQUÈS VISUEL

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EN GUISE DE CONCLUSION

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OUVRAGE PARU EN AVRIL 2008

Lire une bande dessinée ou un dessin de presse est simple mais cette simplicité est trompeuse. Dans Images à mi-mots, Pierre Fresnault-Deruelle nous apprend à lire les images, vignettes de bande dessinée et dessins de presse confondus. Il le fait à mi-mots, car les images sont à bien des égards porteuses de mots, par exemple sous forme de calembours visuels ou encore sous forme de mots dans l’image. Ce livre, toutefois, est bien plus qu’un manuel. écrit dans un style brillant et jubilatoire, il nous communique aussi son amour et son intelligence des images. Rassemblant et rapprochant de nombreux exemples très variès, Winsor McCay à Emmanuel Guibert en passant par Plantu et Geluck, il offre enfin un éventail tout à fait étonnant de ce que l’image peut représenter et produire actuellement.

RETROUVEZ-NOUS SUR : http://www.lesimpressionsnouvelles.com

DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874490484 ISBN : 978-2-87449-048-4 208 PAGES - 20 €


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