Extrait"La Cage"

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Martin Vaughn-James

LA CAGE



extrait


LES IMPRESSIONS NOUVELLES « TRAVERSES » Littératures d’aujourd’hui Romans, récits, fragments ou poèmes, les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire, et celle-ci est à réinventer sans cesse.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique.

Les planches originales de La Cage et les carnets préparatoires de Martin Vaughn-James sont la propriété du Musée de la bande dessinée d'Angoulême (Cité Internationale de la bande dessinée et de l'Image). Nous remercions vivement Didier Deroeux, Conservateur du Musée, ainsi que toute l'équipe de La Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, d'avoir mis à notre disposition des extraits de ces carnets.

Illustration de couverture : © Martin Vaughn-James Graphisme : Millefeuille

© Les Impressions Nouvelles - 2010. www.lesimpressionsnouvelles.com


Martin Vaughn-James

LA CAGE

Suivi de La Construction de La Cage par Thierry Groensteen

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



La Cage ou la machine à fabriquer des images Par Martin Vaughn-James Un livre sans histoire, un livre sans personnage. Une bande dessinée qui n’en est pas vraiment une. Étrange idée ? D’où peut-elle bien venir ? Est-elle tombée du ciel ? L’été de 1968, je quittai Londres et débarquai à Toronto avec ma femme Sarah et un carton à dessin entier de planches crues et surréalistes. La « contre-culture » battait son plein. C’étaient les années « Trudeau » — les déserteurs, la guerre du Vietnam, le FLQ (Front de Libération du Québec), l’identité canadienne, mai 68, les assassinats américains, le Watergate, le Pop Art, Bacon, Dylan et Zappa, Borges, Bergman et Beckett, Godard et Pasolini... et j’en passe. Le psychédélisme envahissait le paysage graphique, les brumes de lointaines révolutions s’étendaient sur les rues tranquilles et vertes du Canada. Mes illustrations et mes petites bandes dessinées parurent d’abord dans le Saturday Night Magazine et le Toronto Star ainsi que dans plusieurs revues alternatives de l’époque ; je me souviens notamment d’une bande dessinée de deux pages sur la pollution. Quand j’étais à Montréal, j’avais envoyé à notre ami Richard toute une lettre sous forme de bande dessinée. Si j’arrivais à faire deux pages, je m’étais dit pourquoi pas dix ? Et si dix, pourquoi pas cinquante ? De retour à Toronto, dans une petite chambre encombrée de valises et de livres empruntés à la bibliothèque, Sarah lisait Céline tandis que je dessinais mon premier livre Elephant. Je ne venais pas de la culture de la bande dessinée ; mon enfance avait été baignée par les lectures paternelles, dont The Boys Own Paper, et quelques autres reliques illustrées datant de l’Empire. Mon Tintin, c’était l’adorable Rupert l’ours (pas de bulles, images et textes séparés...) et je lisais The Eagle, magazine sage et sain pour la jeunesse anglo-saxonne. En revanche, mon adolescence en Australie avait été marquée par l’incomparable magazine de la fin des années cinquante, Mad, avec ses satires merveilleusement anarchiques et son étonnante maquette graphique. Elephant, satire sociale surréaliste dessinée à la hâte mais avec grand enthousiasme, parut en 1970. Les éditeurs lui accolèrent un sous-titre soi-disant valorisateur : « Boovie 1 ». Parmi les nombreuses curiosités qu’il recèle, on trouve l’image d’un flacon d’encre qui se répand sur les pages blanches, encre de laquelle, bien sûr, naissent les dessins. Cette idée réapparaît sous forme de métaphore mécanique dans le livre suivant, The Projector, publié en 1971 par Stan Bevington de Coach House Press, maison aujourd’hui légendaire qui fut le foyer de toutes les entreprises nouvelles, fussent-elles extrêmes, obscures marginales ou « Canadada 2 », comme nous les appelions. Le Conseil canadien menait à l’époque une politique énergique en faveur de l’« identité canadienne » (à l’encontre de l’identité écrasante du géant situé au sud du 49e parallèle) ; par conséquent, les travaux faisant montre d’originalité et de qualité étaient activement encouragés sans nul besoin d’y faire intervenir de symboliques castors et bûcherons.


À cette même époque, une amie de l’université, Janet, nous prêta une traduction de l’essai de Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman et nous nous mîmes ainsi à lire tout ce qui nous passait sous la main : Simon, Pinget, Butor, etc. Beaucoup de dessins de The Projector préfigurent La Cage : chambres à l’abandon, chutes d’objets dans l’espace, séquences de deux ou trois pages sans aucun personnage, doubles pages représentant des paysages désertiques et urbains – et l’idée que nous, en tant que lecteurs, voyons à travers le regard du personnage principal, ou qu’en somme, nous l’avons remplacé, est évidente dès les deux premières pages de l’album. En outre, la maison qui apparaît au début et à la fin de The Projector se trouve en vérité à Toronto à quelques rues de la station de pompage de La Cage. Pour aller de l’une à l’autre, il faut traverser un parc, titre et cadre de mon court album intermédiaire, The Park. Si The Projector s’inscrit dans le sillage du Nouveau Roman, The Park constitue à la fois un hommage à Butor et Robbe-Grillet et un galop d’essai pour La Cage, que j’avais déjà commencé quand Coach House me commanda un livre de 32 pages. Le film noir américain, avec ses intrigues labyrinthiques, sa photographie en noir et blanc très contrastée, ses flash-back et ses commentaires en voix off, m’a toujours fasciné, tout comme cette rare technique qu’il utilise, de caméra dite « subjective », mémorable en particulier dans l’ouverture de Dark Passage (Les Passagers de la Nuit), avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Ray Milland a joué dans un film noir de propagande dans les années cinquante, The Thief, dans lequel il y a des effets sonores mais pas de dialogue. Plus tard Godard superposerait un personnage qui ne parle pas avec la voix d’un autre qu’on ne voit pas, etc. Je pourrais citer des dizaines d’exemples tirés du cinéma des années soixante et du début des années soixante-dix, à la fois européen et américain, qui ont indubitablement façonné ma conception du « roman visuel » entre 1971 et 1972, mais je reste à peu près convaincu que L’année dernière à Marienbad est l’influence majeure, pour ne pas dire revendiquée, de La Cage. En 1972, j’obtins une bourse du Conseil des Arts et des Lettres du Canada pour mettre en œuvre un projet et voyager et je partis pour Paris. C’est là, dans une autre minuscule chambre, sise rue Saint Séverin, que je réalisai tous les dessins de La Cage. J’y rencontrai aussi plusieurs personnes travaillant avec les Éditions de Minuit. Le premier numéro de la revue Minuit venait tout juste de paraître et j’en devins un collaborateur régulier, fournissant de nombreuses séquences dessinées dans la lignée de La Cage.

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Mallarmé parlait de créer une œuvre d’art à partir du néant. Comme le savent tous les artistes et tous les écrivains, ce « néant » n’est autre que la redoutée page blanche. Pour un artiste graphique qui prépare un livre, cette page blanche devient un diptyque, une double page et chaque fois qu’il tourne une page (dans Elephant, j’ai même intégré aux intertitres la main qui tourne la page), il est confronté à un nouveau diptyque qui se substitue au précédent et anticipe le suivant – constat évident, mais principe absolument fondamental pour un récit « créé à partir du néant » comme La Cage. Or la mémoire n’est pas un rouage aussi bien huilé que les flash-back au cinéma, le temps est élastique et non-chronologique, tantôt cyclique pour les dieux tantôt unidirectionnel pour nous autres mortels. En outre, nous savons que l’œil ne voit que ce qu’il veut bien voir, que les émotions évoluent avec le temps et‚ par ce fait, altèrent ce que nous vivons tout comme ce que nous avons vécu. Aussi le récit simple et linéaire était-il une forme prohibée. Les pages blanches exigent d’être remplies, surtout pour celui qui souffre d’une « horreur du vide » chronique. Pour ce faire, j’avais besoin d’une sorte de générateur qui pourrait produire des images atemporelles et auto-cumulatives, des images qui feraient boule de neige et s’élèveraient tel un château de carte. J’empruntai la façade d’une station de pompage électrique pour créer mon « générateur d’images » (j’imagine que j’en appréciais le style néo-classique), et j’inventai une sorte de pianola perpétuel et infernal pour produire le texte en voix off. Certes, cette machine existait déjà : mon « Projector » était une espèce de machine à fabriquer des images, train sur rails un peu vétuste mais paré pour un dernier voyage. La Cage en était peut-être la dernière représentation spectaculaire, la dernière projection ici-bas. Alimenté par l’idée très simple du meurtre du « personnage », qui est soit réinventé soit effacé, le moteur, remonté à la manivelle, se met en marche. Il nous entraîne alors dans un va et vient spatiotemporel, autophage, déversant pages et dessins dans des combinaisons de plus en plus complexes, tout en se frayant péniblement un chemin dans des labyrinthes de sa propre invention, et il nous dote de tout son attirail optique et perceptif dans le but de nous donner une vision différente, comme si nous regardions à travers des lunettes en quatre dimensions. Mais pour voir quoi à vrai dire ? Trente ans plus tard, je n’ai toujours pas de réponse satisfaisante, tel un auteur abandonné par sa propre création, déconcerté mais agréablement surpris de constater qu’une fois de plus, le monstre est sorti, tout comme ce bon vieux Nosferatu, de son sommeil agité. Bruxelles, février 2006 (traduit de l’anglais par Fanny Soubiran) 1. Mot-valise contractant

«

book

» et «

movie », c’est-à-dire livre et film.

2. Collectif artistique canadien qui s’inscrit dans la filiation dadaïste.



LA CAGE

Martin Vaughn-James



pour Sarah traversant les arcades, l’indestructible désir projette son ombre dangereuse et délicieuse sur le cœur






la cage est toujours là, inachevée et déjà en ruines

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comme si sa construction avait été prématurément interrompue


brusquement et inexplicablement figée par quelque événement ou quelque catastrophe

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si violente et inattendue qu’elle réduisit en décombres


le vaste et complexe rĂŠseau de formes dont la cage, le tertre

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les tranchées l’entourant, ses chaussées, ne constituaient qu’une facette


un trait perdure qui pourrait receler dans ses contours

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une solution à ce labyrinthe oublié, tracé jadis à travers la plaine



[…]


OUVRAGE PARU EN JUIN 2010 La Cage suivi de « La construction de La Cage » par Thierry Groensteen « Fiction narrative, La Cage prolonge une remise en cause du récit qui fut celle de Kafka et de Joyce, de Beckett et des Nouveaux romanciers. Ensemble graphique, il se joue de la représentation avec virtuosité, creusant un sillon qu’Escher et Magritte, notamment, ouvrirent. Mais ce volume fait bien davantage. Il invente un nouveau genre qui s’écarte de la bande dessinée comme de l’illustration, un album où texte et image se livrent une guerre sourde et sauvage, un somptueux labyrinthe d’enchaînements paradoxaux et d’imbrications impossibles. En cent quatre vingt pages que ne traverse aucun personnage, Martin Vaughn-James bâtit un univers obsessionnel d’une rare puissance à partir de l’incessante transformation de quelques lieux et quelques objets : chambres peu à peu envahies par le sable, murs qui se lézardent à vue d’oeil, larges taches d’huile, d’encre ou de sang, végétation proliférante qui recouvre des ruines, tableaux et cadres amoncelés dessinant le plus aberrant des musées... Mais derrière la folie baroque de ce monde décomposé, se dissimule un dispositif d’une implacable rigueur, derrière le vertige des motifs, la netteté d’un trait qui jamais n’hystérise. » Benoît Peeters

RETROUVEZ-NOUS SUR : http://www.lesimpressionsnouvelles.com http://editionsdelan2.com/groensteen/

DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874490972 ISBN : 978-2-87449-097-2 240 PAGES - 19,50 €


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