Paul Andreu
Les eaux dormantes roman
extrait
LES IMPRESSIONS NOUVELLES « TRAVERSES » Littératures d’aujourd’hui Romans, récits, fragments ou poèmes, les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire et celle-ci est à réinventer sans cesse.
Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique.
Dessin de couverture : © Paul Andreu Photo de quatrième de couverture : © Fred Kihn Graphisme : Millefeuille
© Les Impressions Nouvelles - 2010 www.lesimpressionsnouvelles.com
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Paul Andreu
les eaux dormantes roman
Les Impressions Nouvelles
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Ă Nadine E.
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Il y a eu d’abord des gouttes isolées. Chacune s’écrasait avec un son différent. Puis des groupes de gouttes, irréguliers, de plus en plus denses, fondus bientôt en une masse crépitante dans laquelle seuls les silences détachaient un dessin. Puis encore un déchaînement de coups indistincts sur la tôle ondulée. Le sol est alors devenu blanc. De toutes parts, il s’est mis à briller et une lumière rampante a couvert l’eau de l’étang devant moi. Il n’y avait plus de couleurs. Les orages sont fréquents ici l’été mais la violence de celui-ci m’a surpris. Il n’en finissait pas. Quand la grêle est venue trouer les feuilles, quand elle s’est mise à frapper directement mes tympans, j’en ai eu assez. Mais que faire ? Même au plus haut du pouvoir, qui commande aux nuages et aux vents ? Alors j’ai pris mon mal en patience et, dans le vacarme, je me suis souvenu de ce pays de vignes où l’on tirait des fusées contre le ciel, pleines de je ne sais quel sel d’argent, dans l’espoir que les nuages épuisent ailleurs leur force et arrivent adoucis. Quel argent me demandaisje alors, celui qui sert à payer ? L’orage s’est éloigné sans que je m’en rende compte, ses grondements et ses éclairs, au loin, sont devenus aimables.
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Le vert est revenu, lavé, un peu criard, puis le brun de la terre. Des ruisseaux boueux s’étaient écoulés entre mes pieds. Je pataugeais dans leur eau froide. De la maison quelqu’un est venu, une femme, qui semblait nue tant la pluie avait fait de sa chemise une autre peau. Mais oui, tout allait bien. Plus tard, oui, je rentrerais plus tard. Elle m’a mis la couverture sur les épaules. Elle m’a donné du thé. J’ai embrassé sa main mouillée. Elle est repartie se sécher.
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Il y a deux maisons en fait, la grande maison à gauche, à moitié cachée par les buissons et le mouvement du terrain qui ondule vers la colline et la petite en face un peu à droite. Presque tout le monde vit dans la grande maison. Je dors dans la petite. J’y suis seul. Le jour tombe. Les bruits du repas me viennent, les rires, les paroles mêlées et incompréhensibles d’où se détachent un mot parfois, une syllabe, et c’est assez. Je suis le mouvement des lumières qui s’allument et s’éteignent dans les chambres, parfois tard dans la nuit. Je dors peu. Je n’y parviens souvent qu’après le lever du soleil. Ni la lumière du jour ni les bruits du matin ne me gênent alors. Je crois qu’ils me rassurent, au contraire. Je ne ferme jamais les rideaux, sauf pour me protéger de la lumière directe de la lune. J’aime voir les étoiles, surtout celles, toujours en mouvement, que les hommes ont placées dans le ciel. Dans ma chambre, au premier étage de la petite maison, j’ai mis le lit face à la fenêtre. Plus tard quelqu’un le remettra à sa place. Quand je serai parti.
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Ce soir, au lit, je repense à l’orage, au froid glacial qui lui a succédé. Même sous la couverture, je grelottais. J’ai pris un peu de thé chaud. Mon verre fumait comme l’étang. Et puis, ce fut un long moment après, quand la lumière du soleil a réussi à transpercer la masse emmêlée des nuages, la chaleur est revenue, aussitôt semblable à celle des jours précédents. Cet orage était excessif ; assez beau, c’est vrai, quand il a banni les couleurs, quand il a tout contenu dans ce lavis sombre et éclatant, et puis encore quand il a fui, aussi vite qu’il était venu, avec son cortège d’éclairs. Très beau même, trop beau peut-être, trop terrible. Je suis venu chercher la paix, pas la beauté. Pas la terreur, la paix. Je suis prêt à la payer de monotonie et d’ennui. J’ai besoin de paix. Du moins je le crois. Je me soumets avec application à sa recherche. Je tente d’oublier le compte des jours. Je n’ai ni téléphone, ni montre ni radio. Le temps me porte. Je m’abandonne à lui. Enfin, j’essaie de le faire. J’ai renoncé en venant ici à réparer la brisure qui s’est faite en moi, à tenter d’en arrêter le cheminement. Le verre choqué ne se répare pas. Lentement, inexorablement, il se brise. Il met parfois des mois.
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Ce que je voudrais ? Que la brisure se ramifie sans cesse, me réduise en fragments toujours plus petits, gravier, sable, poussière enfin. Qu’elle me détruise complètement, dans l’espoir d’une unité nouvelle. L’orage vient trop tôt. S’il doit venir, que ce soit pour tout vitrifier à nouveau, le sable et la poussière, dans le feu de la foudre. J’avais si froid que je n’ai pas pu manger. Dans la chaleur du lit j’ai faim maintenant mais il est trop tard. Boire me suffira.
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Tout bouge ici pour peu que l’on reste immobile. L’eau et l’air, les nuages, les arbres, l’herbe elle-même. En moi aussi tout bouge. Je perçois les pulsations de mon cœur et chaque temps de ma respiration. Leur régularité devrait me rassurer. Elle m’inquiète. Quoi de plus fragile que cette répétition dans laquelle tout incident semble aussitôt une rupture ! Pourquoi suisje parfois, sans que rien ne l’explique, à bout de souffle ? Au point que ma poitrine se soulève compulsivement comme si j’émergeais. Pourquoi me semble-t-il remarquer souvent que mon cœur, pour un temps, a oublié de battre ? Est-ce nouveau ou bien n’ai-je jamais pris le temps d’y faire attention ? Au début j’ai regardé l’eau et les nuages. J’ai toujours eu de l’amitié pour les nuages. Le plus souvent, même quand ils menaçaient, nourrissaient les éclairs et la foudre, s’effondraient en déluges ou pourrissaient de crachin et d’humidité de longues journées froides et ennuyeuses, ils étaient des frères. Tumultueux et peu attentifs bien souvent mais pleins de tendresse à d’autres moments, comme des compagnons d’aventure. L’eau n’a jamais vraiment été une amie. Il y a une menace dans sa profondeur. Qu’elle coule
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comme un torrent, en se heurtant à tout, aux pierres, à la terre, aux branches mortes et vives, qu’elle soit blanche d’écume ou transparente, pétrie de lumière, volubile et peu profonde, alors, comme les nuages, elle reste fraternelle. Mais dès qu’elle devient moins mobile et plus profonde, plus sombre, dès que la lumière ne peut plus la pénétrer mais rebondit sur sa surface, sans que je sache m’en défendre, l’exprimer, me l’avouer même, elle se charge de l’angoisse des origines, tantôt accumulation immobile, insondable, tantôt vortex qui dans sa géométrie singulière, rendant toute lutte impossible, expulse ou aspire, fait vivre ou mourir. J’ai toujours eu peur de l’eau. Avais-je jamais bien regardé les nuages ? Sans doute pas. Faute de patience ou de temps. D’immobilité et d’attention surtout. Je les voyais passer ou s’attarder, selon le vent, se colorer en réponse aux changements de la lumière. Ils se formaient bien quelque part, disparaissaient ailleurs. Je ne m’interrogeais pas sur cela. Dans le regard que je leur accordais, ils se déplaçaient sans se modifier d’un bord à l’autre de l’horizon. Mais non, constamment, emportés dans le mouvement, ils se faisaient et se défaisaient. C’est ici que je l’ai vu. En les conservant longtemps, sans hâte, dans mon regard. En liant mon regard à un de leurs bords, à un détail de ce bord, un détail toujours plus petit. La matière du nuage se déplaçait, oui, se déformait,
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mais je la voyais aussi avec surprise disparaître dans le bleu du ciel ou, venue de rien, l’envahir au contraire, l’aveugler d’une taie blanche. J’ai aussi vu qu’il y avait une limite à la lisibilité d’un détail, comme dans une photographie qu’on agrandit et qui longtemps révèle à chaque étape de nouveaux détails, jusqu’à ce que le flou s’installe, infranchissable.
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[…]
parution : AOÛt 2010
L’été commence. Un homme revient dans un lieu qu’il a connu autrefois. Une allée, une grande maison, une autre, plus petite, un étang, des arbres jusqu’à l’horizon, un ciel que traversent les nuages. Tout l’été il restera là, passant la nuit dans la petite maison, le jour au bord de l’étang. Le silence pénètre en lui. Quand sa pensée se vide et fluctue librement, des souvenirs reviennent pris dans la lumière. Ce n’est plus celle, aveuglante, dans laquelle il vivait, mais celle, à peine distincte de l’ombre, qui redonne le monde au veilleur fatigué. Dans cette lumière, il découvre la frontière floue, insaisissable, qu’ont formée, en s’accumulant, les actes inaccomplis de sa vie : les études qu’il a abandonnées sans raison, les femmes qu’immobile et muet il a regardé dormir ou laissé partir, sa fuite une nuit, sans but, et son retour avant le jour, les insomnies désœuvrées dans lesquelles il a sombré, et jusqu’aux eaux dormantes de l’étang qui se referment un jour sur lui. Tout prend un sens. Cette ligne cesse d’être un danger. Elle devient un refuge. Le lieu où il peut vivre.
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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874490996 ISBN : 978-2-87449-099-6 128 PAGES - 13 €