Extrait "Manières Noires"

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Le noir dans les arts visuels, la mode, le design et ailleurs

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



5

Avant-propos

8

Paint it, Black : Raphaël Pirenne

52

Si seulement il faisait du soleil cette nuit : Xavier Canonne

78

Noirs desseins : Morgan Di Salvia

92

Design, Au commencement était le noir : Patrick Everaert

108

Le noir monochromatique au cinéma : Paul Willemsen

116

Le noir dans la mode européenne : Karen Vangodtsenhoven et Wim Mertens

136

Le noir dans la dentelle au temps des crinolines : Sophie Simon

142

Le deuil sert de parure… en attendant d’autres atours : Sophie Simon


res

Maniè noi


res

Maniè noi


Avant-propos La manière noire est une technique de gravure qui fait apparaître le motif désiré en clair, avec toute la gamme possible des demiteintes, sur un fond noir. Par extension, c’est le titre que nous avons donné à l’exposition du BAM (Beaux-Arts de Mons, 02.10.2010 – 13.02.2011) et à la présente publication, qui l’accompagne. Le pluriel se justifie par la diversité des approches et des disciplines abordées ainsi que celle des nuances de la couleur noire, dont le statut et la signification ont connu de nombreux avatars au cours des siècles. Son utilisation remonte à la préhistoire, où elle apparaît pour tracer les contours, les ombres ou les dessins dans l’art pariétal. L’encre, celle du calligraphe, de l’estampeur ou de l’imprimeur, a joué un rôle fondamental dans le développement de la couleur noire, de même que la Réforme, qui proscrivit les tons vifs et contraignit les artistes et les teinturiers à améliorer les techniques de création et de fabrication des noirs. Les significations symboliques du noir sont nombreuses et paradoxales. Dans ses connotations négatives, il est synonyme de malheur, de mort, de peur, d’austérité ; au mieux, de mystère. Dans ses aspects positifs, il évoque l’autorité, la moralité, la sobriété, le raffinement, l’élégance… L’art en a fait, selon les époques, un usage variable mais constant ; mais ce qui l’a propulsé au rang des valeurs iconiques, c’est le geste, d’une incroyable audace, du Russe Kasimir Malevitch qui présenta, en 1915, lors d’un manifeste du Suprématisme, une toile (peinte en 1913) intitulée « Carré noir sur fond blanc ». À tous points de vue révolutionnaire, cette œuvre figure parmi les jalons incontestés de l’histoire de l’art dans sa tentative de rupture, de tabula rasa, de remise à zéro des valeurs de l’art et de la culture. En outre, elle ouvrait une voie royale à la couleur noire… Dans l’exposition « Manières noires », les artistes ont été choisis pour leur utilisation délibérée, en aucun cas anecdotique, du noir.

Manières noires

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Avant-propos La manière noire est une technique de gravure qui fait apparaître le motif désiré en clair, avec toute la gamme possible des demiteintes, sur un fond noir. Par extension, c’est le titre que nous avons donné à l’exposition du BAM (Beaux-Arts de Mons, 02.10.2010 – 13.02.2011) et à la présente publication, qui l’accompagne. Le pluriel se justifie par la diversité des approches et des disciplines abordées ainsi que celle des nuances de la couleur noire, dont le statut et la signification ont connu de nombreux avatars au cours des siècles. Son utilisation remonte à la préhistoire, où elle apparaît pour tracer les contours, les ombres ou les dessins dans l’art pariétal. L’encre, celle du calligraphe, de l’estampeur ou de l’imprimeur, a joué un rôle fondamental dans le développement de la couleur noire, de même que la Réforme, qui proscrivit les tons vifs et contraignit les artistes et les teinturiers à améliorer les techniques de création et de fabrication des noirs. Les significations symboliques du noir sont nombreuses et paradoxales. Dans ses connotations négatives, il est synonyme de malheur, de mort, de peur, d’austérité ; au mieux, de mystère. Dans ses aspects positifs, il évoque l’autorité, la moralité, la sobriété, le raffinement, l’élégance… L’art en a fait, selon les époques, un usage variable mais constant ; mais ce qui l’a propulsé au rang des valeurs iconiques, c’est le geste, d’une incroyable audace, du Russe Kasimir Malevitch qui présenta, en 1915, lors d’un manifeste du Suprématisme, une toile (peinte en 1913) intitulée « Carré noir sur fond blanc ». À tous points de vue révolutionnaire, cette œuvre figure parmi les jalons incontestés de l’histoire de l’art dans sa tentative de rupture, de tabula rasa, de remise à zéro des valeurs de l’art et de la culture. En outre, elle ouvrait une voie royale à la couleur noire… Dans l’exposition « Manières noires », les artistes ont été choisis pour leur utilisation délibérée, en aucun cas anecdotique, du noir.

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Avant-propos

Soit qu’il s’inscrit dans une époque de la création du plasticien, soit qu’il fait partie d’une série dans l’œuvre, soit encore il en est l’un des fondamentaux, une pratique systématique, voire obsessionnelle. S’il est omniprésent au XXe siècle dans les arts plastiques, le noir s’est imposé également dans d’autres domaines de la création : c’est le propos même de l’exposition « Manières noires ». Dès ses origines, le noir est partie intégrante de la photographie ; il en est même l’un des composants fondamentaux. À l’heure même du numérique et du rendu parfait de la couleur, bon nombre d’artistes continuent à explorer les infinies possibilités du noir. Il en est de même en ce qui concerne le cinéma : certains cinéastes expérimentaux utilisent, qui la bande d’amorce noire comme support de la représentation, qui la bande de film comme surface graphique, qui le défilement de l’image noire… La bande dessinée, depuis ses origines, s’est construite à partir du trait noir : d’abord contrainte technique, il s’est mué, chez pas mal d’auteurs, en un parti pris esthétique. Dans le design, l’utilisation du noir a longtemps été dictée par des nécessités matérielles et fonctionnelles, dont il s’est affranchi peu à peu pour relever du choix artistique de la radicalité. La mode, enfin, a fait du noir un complice séculaire, dont les relations se sont distendues ou resserrées selon les époques. Très lié dès la fin du XIXe siècle, cependant, le couple est devenu inséparable depuis l’avènement de « l’indispensable petite robe noire » créée par Chanel, les collections noires monochromes de Comme des Garçons (Rei Kawakubo), les tenues punk de Vivienne Westwood et celles, avant-gardistes, des fameux Six d’Anvers… sans oublier les accessoires : dentelle noire dite « de Chantilly » et bijoux de deuil, dont on fait remonter la mise en usage à la reine Victoria d’Angleterre, veuve inconsolable. L’exposition « Manières noires » et son catalogue nous ont donné l’opportunité d’établir de magnifiques collaborations avec une série de personnes et d’institutions extérieures : Raphaël Pirenne, Docteur en histoire de l’art ; Xavier Canonne, Directeur du Musée de la Photographie à Mont-sur-Marchienne ; Paul Willemsen, Directeur artistique d’Argos (Centre for Art and Media) ; Morgan Di Salvia, historien, spécialiste de la BD ; Patrick Everaert, artiste plasticien, initiateur, avec son épouse, du site web designaddict ; Wim

Manières noires

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Mertens et Karen Van Godtsenhoven, respectivement Conservateur et Commissaire d’exposition au Musée de la Mode de la Province d’Anvers. Au nom de la Ville de Mons, nous les en remercions chaleureusement. « Manières noires », qui constitue l’une des étapes marquantes dans la préparation des manifestations de Mons 2015, capitale européenne de la Culture, s’inscrit dans le contrat programme 2009-2012 qui lie la Ville à la Communauté française et dans les projets labellisés dans le cadre de la Présidence belge de l’Union européenne. Nous remercions la Ministre Fadila Laanan, en charge de la Culture, pour son indéfectible soutien à nos projets. Françoise Foulon,

Directrice des expositions

Elio Di Rupo, Bourgmestre de Mons Ministre d’État

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Avant-propos

Soit qu’il s’inscrit dans une époque de la création du plasticien, soit qu’il fait partie d’une série dans l’œuvre, soit encore il en est l’un des fondamentaux, une pratique systématique, voire obsessionnelle. S’il est omniprésent au XXe siècle dans les arts plastiques, le noir s’est imposé également dans d’autres domaines de la création : c’est le propos même de l’exposition « Manières noires ». Dès ses origines, le noir est partie intégrante de la photographie ; il en est même l’un des composants fondamentaux. À l’heure même du numérique et du rendu parfait de la couleur, bon nombre d’artistes continuent à explorer les infinies possibilités du noir. Il en est de même en ce qui concerne le cinéma : certains cinéastes expérimentaux utilisent, qui la bande d’amorce noire comme support de la représentation, qui la bande de film comme surface graphique, qui le défilement de l’image noire… La bande dessinée, depuis ses origines, s’est construite à partir du trait noir : d’abord contrainte technique, il s’est mué, chez pas mal d’auteurs, en un parti pris esthétique. Dans le design, l’utilisation du noir a longtemps été dictée par des nécessités matérielles et fonctionnelles, dont il s’est affranchi peu à peu pour relever du choix artistique de la radicalité. La mode, enfin, a fait du noir un complice séculaire, dont les relations se sont distendues ou resserrées selon les époques. Très lié dès la fin du XIXe siècle, cependant, le couple est devenu inséparable depuis l’avènement de « l’indispensable petite robe noire » créée par Chanel, les collections noires monochromes de Comme des Garçons (Rei Kawakubo), les tenues punk de Vivienne Westwood et celles, avant-gardistes, des fameux Six d’Anvers… sans oublier les accessoires : dentelle noire dite « de Chantilly » et bijoux de deuil, dont on fait remonter la mise en usage à la reine Victoria d’Angleterre, veuve inconsolable. L’exposition « Manières noires » et son catalogue nous ont donné l’opportunité d’établir de magnifiques collaborations avec une série de personnes et d’institutions extérieures : Raphaël Pirenne, Docteur en histoire de l’art ; Xavier Canonne, Directeur du Musée de la Photographie à Mont-sur-Marchienne ; Paul Willemsen, Directeur artistique d’Argos (Centre for Art and Media) ; Morgan Di Salvia, historien, spécialiste de la BD ; Patrick Everaert, artiste plasticien, initiateur, avec son épouse, du site web designaddict ; Wim

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Mertens et Karen Van Godtsenhoven, respectivement Conservateur et Commissaire d’exposition au Musée de la Mode de la Province d’Anvers. Au nom de la Ville de Mons, nous les en remercions chaleureusement. « Manières noires », qui constitue l’une des étapes marquantes dans la préparation des manifestations de Mons 2015, capitale européenne de la Culture, s’inscrit dans le contrat programme 2009-2012 qui lie la Ville à la Communauté française et dans les projets labellisés dans le cadre de la Présidence belge de l’Union européenne. Nous remercions la Ministre Fadila Laanan, en charge de la Culture, pour son indéfectible soutien à nos projets. Françoise Foulon,

Directrice des expositions

Elio Di Rupo, Bourgmestre de Mons Ministre d’État

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Notes sur les usages moderne et contemporain du noir Raphaël Pirenne

Louise Nevelson, Camera, 1959, assemblage bois, 17 x 11 x 14 cm. Collection privée, photo Vincent Everarts, Bruxelles.

Histoire En 1937, le peintre et théoricien John Graham définissait, dans son ouvrage System and dialectics of Art, le minimalisme comme suit : « Le minimalisme est l’opération de réduction de la peinture à ses éléments minimaux dans le but de découvrir la destination ultime et logique de la peinture par un processus d’abstraction. La peinture commence avec une toile vierge, uniforme et, si on y travaille ad infinitum, elle se transforme à nouveau en une surface uniforme (sombre en couleur), mais enrichie par le processus et les expériences vécues à travers la peinture 1 ». Rédigée à la fin des années 1930, cette courte notice ne pouvait prendre acte des dessins sur toile au pastel gras que l’artiste minimal Richard Serra allait réaliser au début des années 1970. Graham proposait là une définition singulière, rétrospectivement anachronique, du minimalisme. Mais la lecture de ce court extrait ne peut que faire écho – l’histoire nous y invite – à l’usage pour le moins radical du noir qui verra le jour au milieu des années 1940 aux États-Unis. Que ce soit dans les toiles de Gorky ou de Pollock, ou encore dans les « dessins monumentaux » de Franz Kline et de Robert Motherwell, le noir perdait, selon le critique d’art Clement Greenberg, toute fonction graphique : « Le noir, écrivait-il, cesse d’être la structure neutre du dessin pour devenir une couleur à part entière, soumise à toute la vibration, l’ambiguïté et la variabilité du prisme 2 ». Cette réduction de la peinture, qui traverse la scène artistique américaine, aboutira significativement à l’exposition Black or White organisée en 1950 à la galerie Samuel Kootz pour laquelle Robert Motherwell écrira dans une préface, à résonance mallarméenne : « Seul l’amour – pour la peinture, en cette occurrence – est capable de couvrir un vide terrifiant. Une toile blanche et fraîche est un vide, comme cela peut l’être pour la page blanche du poète 3 ».

1. John Graham, System and Dialectics of Art (1937), annoted from unpublished writings with a critical introduction by Marcia Epstein Allentuck, Baltimore and London, The John Hopkins Press, 1971, pp. 115-116. 2. Clement Greenberg, « Review of an Exhibition of Willem De Kooning » (1948), in : The Collected Essays and Criticism. Volume II. Arrogant Purpose, 1945-1949, edited by John O’Brian, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1986, p. 229. 3. Robert Motherwell, « Black or White » (1950), in : Robert Motherwell, The Writings of Robert Motherwell, edited by Dore Ashton with Joan Banach, introduction by Dore Ashton, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 2007, p. 86.

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Notes sur les usages moderne et contemporain du noir Raphaël Pirenne

Louise Nevelson, Camera, 1959, assemblage bois, 17 x 11 x 14 cm. Collection privée, photo Vincent Everarts, Bruxelles.

Histoire En 1937, le peintre et théoricien John Graham définissait, dans son ouvrage System and dialectics of Art, le minimalisme comme suit : « Le minimalisme est l’opération de réduction de la peinture à ses éléments minimaux dans le but de découvrir la destination ultime et logique de la peinture par un processus d’abstraction. La peinture commence avec une toile vierge, uniforme et, si on y travaille ad infinitum, elle se transforme à nouveau en une surface uniforme (sombre en couleur), mais enrichie par le processus et les expériences vécues à travers la peinture 1 ». Rédigée à la fin des années 1930, cette courte notice ne pouvait prendre acte des dessins sur toile au pastel gras que l’artiste minimal Richard Serra allait réaliser au début des années 1970. Graham proposait là une définition singulière, rétrospectivement anachronique, du minimalisme. Mais la lecture de ce court extrait ne peut que faire écho – l’histoire nous y invite – à l’usage pour le moins radical du noir qui verra le jour au milieu des années 1940 aux États-Unis. Que ce soit dans les toiles de Gorky ou de Pollock, ou encore dans les « dessins monumentaux » de Franz Kline et de Robert Motherwell, le noir perdait, selon le critique d’art Clement Greenberg, toute fonction graphique : « Le noir, écrivait-il, cesse d’être la structure neutre du dessin pour devenir une couleur à part entière, soumise à toute la vibration, l’ambiguïté et la variabilité du prisme 2 ». Cette réduction de la peinture, qui traverse la scène artistique américaine, aboutira significativement à l’exposition Black or White organisée en 1950 à la galerie Samuel Kootz pour laquelle Robert Motherwell écrira dans une préface, à résonance mallarméenne : « Seul l’amour – pour la peinture, en cette occurrence – est capable de couvrir un vide terrifiant. Une toile blanche et fraîche est un vide, comme cela peut l’être pour la page blanche du poète 3 ».

1. John Graham, System and Dialectics of Art (1937), annoted from unpublished writings with a critical introduction by Marcia Epstein Allentuck, Baltimore and London, The John Hopkins Press, 1971, pp. 115-116. 2. Clement Greenberg, « Review of an Exhibition of Willem De Kooning » (1948), in : The Collected Essays and Criticism. Volume II. Arrogant Purpose, 1945-1949, edited by John O’Brian, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1986, p. 229. 3. Robert Motherwell, « Black or White » (1950), in : Robert Motherwell, The Writings of Robert Motherwell, edited by Dore Ashton with Joan Banach, introduction by Dore Ashton, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 2007, p. 86.

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Comme l’a proposé judicieusement Hubert Damisch, ce phénomène des black and white paintings peut avoir une certaine pertinence historique eu égard à la constitution de l’avant-garde américaine, celle-ci n’ayant trouvé sa légitimité qu’au prix d’une réflexion sur les possibilités formelles de l’abstraction « dont la réduction de la palette des peintres aux seuls noir et blanc aura précisément fourni l’un des ressorts 4 ». Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Outre-Atlantique, au début des années 1950, Soulages, et plus encore Dubuffet, engageaient une pareille interrogation de la peinture. Revenant d’un séjour aux États-Unis effectué entre 1951 et 1952, ce dernier optimisait les possibilités d’activation de la surface par le noir dans ses œuvres sur papier encadrant ses cycles des Matériologies et des Assemblages d’empreintes 5. Aux États-Unis, Robert Rauschenberg, dès le début des années 1950, recouvrait, quant à lui, d’un badigeon de peinture noire ses précédentes White Paintings après qu’elles aient été apprêtées de papiers journaux froissés. Telle une illustration littérale de la définition de Graham, ces monochromes noirs à la texture rugueuse invitaient le spectateur à faire l’expérience, autant perceptive qu’esthétique et symbolique pour ainsi dire, d’un quasi vide comme le suggérera John Cage 6. Plus tard, avec ses Ultimate Paintings, ce sera au tour d’Ad Reinhardt d’entamer une réflexion sur la peinture, autant perceptive qu’esthétique et symbolique, centrée exclusivement sur une variation quasi infinie du noir 7. Que ce soit chez Rauschenberg ou Reinhardt, le monochrome noir ne représente pas la fin ultime de la peinture, ou la négation de son histoire. L’étendue noire offerte

Jean Dubuffet, Radieux météore, 1952, encre de chine sur papier, 50 x 65 cm. Collection privée, photo J.HYDE, Paris. ©SABAM

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4. Hubert Damisch, « Mystery Paintings », in : Le noir est une couleur. Hommage vivant à Aimé Maeght (cat. expo.), Saint-Paul, Fondation Marguerite et Aimé Maeght, 2006, pp. 58-59. 5. Sur Dubuffet, voir Hubert Damisch, « Mystery Paintings », op. cit., pp. 61-62 ; sur les relations de Dubuffet avec les États-Unis, voir la thèse non publiée de Sophie Berrebi, The Outsider as Insider. Jean Dubuffet and the United States 1945-1973, London, University of London – The Courtauld Institute of Art, 2003. 6. John Cage, « Robert Rauschenberg, Artiste, et son Œuvre », in : Silence. Discours et écrits (1961), traduit de l’américain par Monique Fong, Paris, Denoël, 1970, p. 56. 7. Sur Reinhardt, voir Hubert Damisch, « Attention : Fragile », in : Art Minimal II (cat. expo.), Bordeaux, CAPC Musée d’art contemporain, 1987, p. 11 et suivantes ; ainsi que Yve-Alain Bois, « The Limits of Almost », in : William Rubin (ed.), Ad Reinhardt (cat. expo.), Rizzoli, New York, 1991, pp. 11-33.

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Comme l’a proposé judicieusement Hubert Damisch, ce phénomène des black and white paintings peut avoir une certaine pertinence historique eu égard à la constitution de l’avant-garde américaine, celle-ci n’ayant trouvé sa légitimité qu’au prix d’une réflexion sur les possibilités formelles de l’abstraction « dont la réduction de la palette des peintres aux seuls noir et blanc aura précisément fourni l’un des ressorts 4 ». Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Outre-Atlantique, au début des années 1950, Soulages, et plus encore Dubuffet, engageaient une pareille interrogation de la peinture. Revenant d’un séjour aux États-Unis effectué entre 1951 et 1952, ce dernier optimisait les possibilités d’activation de la surface par le noir dans ses œuvres sur papier encadrant ses cycles des Matériologies et des Assemblages d’empreintes 5. Aux États-Unis, Robert Rauschenberg, dès le début des années 1950, recouvrait, quant à lui, d’un badigeon de peinture noire ses précédentes White Paintings après qu’elles aient été apprêtées de papiers journaux froissés. Telle une illustration littérale de la définition de Graham, ces monochromes noirs à la texture rugueuse invitaient le spectateur à faire l’expérience, autant perceptive qu’esthétique et symbolique pour ainsi dire, d’un quasi vide comme le suggérera John Cage 6. Plus tard, avec ses Ultimate Paintings, ce sera au tour d’Ad Reinhardt d’entamer une réflexion sur la peinture, autant perceptive qu’esthétique et symbolique, centrée exclusivement sur une variation quasi infinie du noir 7. Que ce soit chez Rauschenberg ou Reinhardt, le monochrome noir ne représente pas la fin ultime de la peinture, ou la négation de son histoire. L’étendue noire offerte

Jean Dubuffet, Radieux météore, 1952, encre de chine sur papier, 50 x 65 cm. Collection privée, photo J.HYDE, Paris. ©SABAM

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4. Hubert Damisch, « Mystery Paintings », in : Le noir est une couleur. Hommage vivant à Aimé Maeght (cat. expo.), Saint-Paul, Fondation Marguerite et Aimé Maeght, 2006, pp. 58-59. 5. Sur Dubuffet, voir Hubert Damisch, « Mystery Paintings », op. cit., pp. 61-62 ; sur les relations de Dubuffet avec les États-Unis, voir la thèse non publiée de Sophie Berrebi, The Outsider as Insider. Jean Dubuffet and the United States 1945-1973, London, University of London – The Courtauld Institute of Art, 2003. 6. John Cage, « Robert Rauschenberg, Artiste, et son Œuvre », in : Silence. Discours et écrits (1961), traduit de l’américain par Monique Fong, Paris, Denoël, 1970, p. 56. 7. Sur Reinhardt, voir Hubert Damisch, « Attention : Fragile », in : Art Minimal II (cat. expo.), Bordeaux, CAPC Musée d’art contemporain, 1987, p. 11 et suivantes ; ainsi que Yve-Alain Bois, « The Limits of Almost », in : William Rubin (ed.), Ad Reinhardt (cat. expo.), Rizzoli, New York, 1991, pp. 11-33.

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Jean Dubuffet, Paysage, 1952, encre de chine sur papier, 48 x 61 cm. Collection privée. Courtesy Galerie 1900-2000, Paris. ©SABAM

Jean Dubuffet, Libre pousse, 1957, assemblages d’empreintes, 65 x 63 cm. Collection privée, photo Fondation Dubuffet. ©SABAM

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Jean Dubuffet, Paysage, 1952, encre de chine sur papier, 48 x 61 cm. Collection privée. Courtesy Galerie 1900-2000, Paris. ©SABAM

Jean Dubuffet, Libre pousse, 1957, assemblages d’empreintes, 65 x 63 cm. Collection privée, photo Fondation Dubuffet. ©SABAM

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au regard du spectateur est à la fois le vecteur d’une expérience perceptive et sensorielle singulière – comme Reinhardt l’indiquait, ses peintures problématisent la question du voir, de ce que nous voyons et de ce qui est nous est donné à voir – mais également d’une expérience autant esthétique qu’éthique – la pratique de Reinhardt pouvant elle-même être comprise en fonction de cette question qui s’est sans cesse relancée au cours de l’histoire de l’art et qui finalement nous incombe : comment convertissons-nous un objet matériel basé sur une stratégie délibérée du peu à voir en un tableau, en une œuvre d’art 8 ? Mais l’histoire ne commence pas là, elle demanderait à aller à rebours de ses strates afin de constituer, de manière virtuelle et utopique, une archéologie de l’emploi du noir remontant à cette première surface blanche, vierge de tous processus et de toutes expériences. À tenter pareil exercice, on ne pourrait que constater que toutes époques et toutes civilisations purent présenter à un moment ou à un autre un phénomène de réduction de la peinture au noir prenant une densité et une signification variable 9. Si on relit de manière partielle et arbitraire l’histoire de la peinture moderne occidentale : c’est Goya qui au XIXe siècle réalise ses Pinturas Negras et Manet qui fait surgir du noir ses portraits ; avec les avant-gardes russes, c’est Malevitch qui expose en 1915 son Carré noir sur fond blanc et Rodtchenko qui expose quatre années plus tard une série de tableaux Noir sur noir ; c’est Matisse qui déclare que « Le noir est une couleur en soi, qui résume et consume toutes les autres » et Picasso qui limite drastiquement sa palette chromatique dans Guernica de 1937 à une gamme de noirs et de gris, une gamme faisant référence autant aux documents photographiques référençant les faits qu’à l’impossibilité de dépeindre en couleurs un tel événement. Que le noir ait autant été un objet de réflexion pour l’histoire de l’art récente et moins récente semble donc un fait indéniable.

8. Comme le suggérait entre autres Denys Riout, La peinture Monochrome. Histoire et archéologie d’un genre (1996), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2006, p. 169 et suivantes. 9. Pour une étude générale de l’emploi du noir, voir Gérard-Georges Lemaire, Le noir, Paris, Hazan, 2005 ; ainsi que Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008.

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Mais il semble bien qu’une fois les enjeux de la peinture abstraite soulevés, par cette réduction au noir s’opérant dès le milieu des années 1940, la pratique artistique s’est investie de manière puissante dans la voie d’un usage du noir diversifié dont le monochrome – cet objet-peinture recouvert d’une substance noire – ne représenterait qu’une des configurations possibles, une configuration développant plus efficacement son effet et son action précisément du fait de sa radicalité. L’enjeu ne sera pas ici de présenter de manière chronologique et exhaustive les différents usages modernes et contemporains du noir, de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours. Tout au plus, il s’agira de déceler ses configurations les plus pertinentes et évidentes à partir d’une sélection précise de travaux d’artistes, une lecture dressant à sa manière une perspective au sein de cette problématique. Pour le dire en ces termes, ces usages du noir pourraient être compris à partir d’une dialectique, ou plus précisément d’un mouvement pendulaire, entre trois questions immanentes à toute production artistique mais qui seraient mises en jeu avec force dans ces œuvres : entre la question du regard (que voyons-nous, que nous est-il donné à voir à partir de ce que nous tenons usuellement pour une absence, un rien, un vide, ce noir ?), et celle de la connaissance (comment produire un acte de connaissance à partir de l’expérience visuelle de cette absence ?), avec celle encore d’un rapport à l’image culturellement déterminé (comment cet absence, ce vide, ce rien présumé peut-il induire un questionnement sur notre culture et sur notre rapport à l’image dans nos sociétés occidentales ?) Bref, ces usages variés du noir n’auraient d’autre fonction que celle d’une mise en évidence, d’une révélation, au sens photographique du terme, de ces enjeux. Il serait utile de les préciser à partir de trois notions déterminées à des fins de clarté plus que d’objectivité tant elles se recouvrent l’une l’autre. La première notion a trait à la perception. Il s’agira ici de voir comment l’emploi du noir, comme chez Richard Serra ou Claudio Parmiggiani, peut engager une interrogation de la vision dans des dispositifs formels pouvant produire par moments une forme de cécité du regard pour le spectateur. La seconde a trait à la question du signe lorsque le noir est employé comme la substance minimale de l’écriture, manuscrite ou typographique, par laquelle le signe se trouve pris dans des stra-

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au regard du spectateur est à la fois le vecteur d’une expérience perceptive et sensorielle singulière – comme Reinhardt l’indiquait, ses peintures problématisent la question du voir, de ce que nous voyons et de ce qui est nous est donné à voir – mais également d’une expérience autant esthétique qu’éthique – la pratique de Reinhardt pouvant elle-même être comprise en fonction de cette question qui s’est sans cesse relancée au cours de l’histoire de l’art et qui finalement nous incombe : comment convertissons-nous un objet matériel basé sur une stratégie délibérée du peu à voir en un tableau, en une œuvre d’art 8 ? Mais l’histoire ne commence pas là, elle demanderait à aller à rebours de ses strates afin de constituer, de manière virtuelle et utopique, une archéologie de l’emploi du noir remontant à cette première surface blanche, vierge de tous processus et de toutes expériences. À tenter pareil exercice, on ne pourrait que constater que toutes époques et toutes civilisations purent présenter à un moment ou à un autre un phénomène de réduction de la peinture au noir prenant une densité et une signification variable 9. Si on relit de manière partielle et arbitraire l’histoire de la peinture moderne occidentale : c’est Goya qui au XIXe siècle réalise ses Pinturas Negras et Manet qui fait surgir du noir ses portraits ; avec les avant-gardes russes, c’est Malevitch qui expose en 1915 son Carré noir sur fond blanc et Rodtchenko qui expose quatre années plus tard une série de tableaux Noir sur noir ; c’est Matisse qui déclare que « Le noir est une couleur en soi, qui résume et consume toutes les autres » et Picasso qui limite drastiquement sa palette chromatique dans Guernica de 1937 à une gamme de noirs et de gris, une gamme faisant référence autant aux documents photographiques référençant les faits qu’à l’impossibilité de dépeindre en couleurs un tel événement. Que le noir ait autant été un objet de réflexion pour l’histoire de l’art récente et moins récente semble donc un fait indéniable.

8. Comme le suggérait entre autres Denys Riout, La peinture Monochrome. Histoire et archéologie d’un genre (1996), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2006, p. 169 et suivantes. 9. Pour une étude générale de l’emploi du noir, voir Gérard-Georges Lemaire, Le noir, Paris, Hazan, 2005 ; ainsi que Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008.

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Mais il semble bien qu’une fois les enjeux de la peinture abstraite soulevés, par cette réduction au noir s’opérant dès le milieu des années 1940, la pratique artistique s’est investie de manière puissante dans la voie d’un usage du noir diversifié dont le monochrome – cet objet-peinture recouvert d’une substance noire – ne représenterait qu’une des configurations possibles, une configuration développant plus efficacement son effet et son action précisément du fait de sa radicalité. L’enjeu ne sera pas ici de présenter de manière chronologique et exhaustive les différents usages modernes et contemporains du noir, de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours. Tout au plus, il s’agira de déceler ses configurations les plus pertinentes et évidentes à partir d’une sélection précise de travaux d’artistes, une lecture dressant à sa manière une perspective au sein de cette problématique. Pour le dire en ces termes, ces usages du noir pourraient être compris à partir d’une dialectique, ou plus précisément d’un mouvement pendulaire, entre trois questions immanentes à toute production artistique mais qui seraient mises en jeu avec force dans ces œuvres : entre la question du regard (que voyons-nous, que nous est-il donné à voir à partir de ce que nous tenons usuellement pour une absence, un rien, un vide, ce noir ?), et celle de la connaissance (comment produire un acte de connaissance à partir de l’expérience visuelle de cette absence ?), avec celle encore d’un rapport à l’image culturellement déterminé (comment cet absence, ce vide, ce rien présumé peut-il induire un questionnement sur notre culture et sur notre rapport à l’image dans nos sociétés occidentales ?) Bref, ces usages variés du noir n’auraient d’autre fonction que celle d’une mise en évidence, d’une révélation, au sens photographique du terme, de ces enjeux. Il serait utile de les préciser à partir de trois notions déterminées à des fins de clarté plus que d’objectivité tant elles se recouvrent l’une l’autre. La première notion a trait à la perception. Il s’agira ici de voir comment l’emploi du noir, comme chez Richard Serra ou Claudio Parmiggiani, peut engager une interrogation de la vision dans des dispositifs formels pouvant produire par moments une forme de cécité du regard pour le spectateur. La seconde a trait à la question du signe lorsque le noir est employé comme la substance minimale de l’écriture, manuscrite ou typographique, par laquelle le signe se trouve pris dans des stra-

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tégies de transparence et d’opacité, de lisibilité et d’illisibilité (avec Henri Michaux ou Christian Dotremont, avec Joseph Kosuth ou Marcel Broodthaers). La troisième notion a trait à la fonction que l’on pourrait qualifier de symbolique du noir lorsque cette couleur est employée pour révéler, interroger ou mettre en crise un point de vue porté sur un rapport à l’image singulier, sur une dimension individuelle ou sociale, politique ou historique de notre culture, comme chez Arnulf Rainer ou Christian Boltanski. Perception En 1962, Tony Smith réalisait sa sculpture séminale intitulée, pour un temps, The Black Box (« La boîte noire »). Prototype au départ réalisé en bois, elle allait rapidement se présenter tel un cube en acier de 6 pieds d’arête posé sur le sol (sans socle), présentant ses faces opaques au regard du spectateur. Dénommée initialement au moyen d’une expression en apparence tautologique, elle allait finalement prendre pour titre Die, soit le verbe « Mourir » ou l’impératif « Meurs », soit encore le substantif désignant l’objet « Dé ». Entre un dé qui aurait été jeté au sol, présentant ses faces de manière aléatoire, et un cube qui pourrait être compris comme la formalisation du verbe « Mourir », Die se présente de la sorte comme un objet dont la simplicité et l’évidence formelle, minimale pour ainsi dire, ne se laisse pourtant pas épuiser par le premier regard qui y serait porté. Die, selon l’expression de Georges DidiHuberman, est un « objet virtuel » qui problématise et inquiète notre regard, la perception que l’on en a 10. Une perception que Tony Smith lui-même inquiètera quelques années plus tard, en 1968, avec Seed, se présentant comme un cube contraint, déformé par la gravité ou en cours de se constituer, de se dresser. Seed n’est donc pas un cube. Il est plus et moins que cela. Il est un cube en latence, virtuel car par encore là, pas encore pleinement formé, ce à quoi inviterait son titre désignant le substantif « Graine » ou le verbe « Monter en graine ». Mais il est aussi un cube mis en crise, virtuel car déjà plus là, déformé par sa

10 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p. 63 et suivantes.

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Tony Smith, Seed, 1968, acier peint en noir, 122 x 170 x 170 cm. Collection de la famille Venet.

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tégies de transparence et d’opacité, de lisibilité et d’illisibilité (avec Henri Michaux ou Christian Dotremont, avec Joseph Kosuth ou Marcel Broodthaers). La troisième notion a trait à la fonction que l’on pourrait qualifier de symbolique du noir lorsque cette couleur est employée pour révéler, interroger ou mettre en crise un point de vue porté sur un rapport à l’image singulier, sur une dimension individuelle ou sociale, politique ou historique de notre culture, comme chez Arnulf Rainer ou Christian Boltanski. Perception En 1962, Tony Smith réalisait sa sculpture séminale intitulée, pour un temps, The Black Box (« La boîte noire »). Prototype au départ réalisé en bois, elle allait rapidement se présenter tel un cube en acier de 6 pieds d’arête posé sur le sol (sans socle), présentant ses faces opaques au regard du spectateur. Dénommée initialement au moyen d’une expression en apparence tautologique, elle allait finalement prendre pour titre Die, soit le verbe « Mourir » ou l’impératif « Meurs », soit encore le substantif désignant l’objet « Dé ». Entre un dé qui aurait été jeté au sol, présentant ses faces de manière aléatoire, et un cube qui pourrait être compris comme la formalisation du verbe « Mourir », Die se présente de la sorte comme un objet dont la simplicité et l’évidence formelle, minimale pour ainsi dire, ne se laisse pourtant pas épuiser par le premier regard qui y serait porté. Die, selon l’expression de Georges DidiHuberman, est un « objet virtuel » qui problématise et inquiète notre regard, la perception que l’on en a 10. Une perception que Tony Smith lui-même inquiètera quelques années plus tard, en 1968, avec Seed, se présentant comme un cube contraint, déformé par la gravité ou en cours de se constituer, de se dresser. Seed n’est donc pas un cube. Il est plus et moins que cela. Il est un cube en latence, virtuel car par encore là, pas encore pleinement formé, ce à quoi inviterait son titre désignant le substantif « Graine » ou le verbe « Monter en graine ». Mais il est aussi un cube mis en crise, virtuel car déjà plus là, déformé par sa

10 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p. 63 et suivantes.

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Tony Smith, Seed, 1968, acier peint en noir, 122 x 170 x 170 cm. Collection de la famille Venet.

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masse et son poids. Seed pourrait être compris comme le contrepoint nécessaire à la lecture de Die, représentant son état à la fois antérieur et postérieur. Un contrepoint dont la noirceur se révèle pleinement opératoire, une noirceur pouvant renvoyer à celle de la nuit dont Maurice Merleau-Ponty soulignera l’efficacité perceptive, celle d’amputer la stabilité des objets articulés : « Quand, par exemple, le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli, notre être perceptif amputé de son monde dessine une spatialité sans choses. C’est ce qui arrive dans la nuit 11 ».

Richard Serra, Untitled (for Oberlin), 1975, pastel gras sur toile, 266 x 274 cm. Lhoist collection.

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Le monde de la nuit, sa noirceur, déstabilise nos sens et le sens que l’on donne aux objets. Ce que les faces noires inclinées de Seed, entre apparition et disparition d’un cube, présenteraient à leur manière. Ce que de nombreuses pratiques ont pu également développer, par le biais de la peinture monochrome ou non, dans des œuvres aux implications formelles et perceptives parfois contradictoires. Parmi elles, on peut citer celle liée à l’art minimal de Richard Serra et celle de Claudio Parmiggiani, liée à l’arte povera. Serra commence à l’extrême fin des années 1960 la réalisation de dessins sur toiles de dimensions importantes enduites de pastel gras. À la différence de Tony Smith, pour qui la signification de l’œuvre se révèle une donnée déterminante pour la compréhension de son œuvre, Serra emploie le noir pour sa neutralité en termes de possibilité d’association signifiante. Comme il l’accorda dans son texte « Notes sur le dessin » (1987), si le noir s’est révélé la couleur, voire la substance, la plus adéquate pour son projet, c’est essentiellement pour deux raisons étroitement liées à ses effets sur notre appréhension de l’espace et de l’architecture d’un lieu : d’une part, le noir est compris par le sculpteur américain comme la couleur disposant de la capacité d’absorber la lumière du lieu d’exposition ; d’autre part, disposer une surface noire sur un mur est le moyen le plus clair de « trancher sur un champ blanc », autrement dit, de générer un hiatus ou une coupure au sein même de l’espace d’exposition 12. Comme avec Untitled (To Oberlin) de 1975, simple carré noir posé sur un de ses angles, l’enjeu est bien de générer une disjonction de l’appréhension que l’on se fait de cet espace : « Les installations de toiles noires sont réussies, écrit Serra, quand elles opèrent le déplacement de l’architecture sur la surface plane. Il faut éviter toute stratégie illusionniste. Les formes noires, en fonctionnant comme des poids liés à un volume architectural, créent des espaces et des lieux dans ce volume, et créent également une expérience de disjonction d’avec cette architecture 13 ».

11. Une citation déjà proposée par Didi-Huberman mais qui prend ici pleinement son sens en mettant en miroir Die et Seed, voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 328. 12. Richard Serra, « Notes sur mes dessins » (1987), in : Écrits et Entretiens. 1970-1989, Paris, Daniel Lelong, 1990, p. 242. 13. Idem, pp. 240-241.

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masse et son poids. Seed pourrait être compris comme le contrepoint nécessaire à la lecture de Die, représentant son état à la fois antérieur et postérieur. Un contrepoint dont la noirceur se révèle pleinement opératoire, une noirceur pouvant renvoyer à celle de la nuit dont Maurice Merleau-Ponty soulignera l’efficacité perceptive, celle d’amputer la stabilité des objets articulés : « Quand, par exemple, le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli, notre être perceptif amputé de son monde dessine une spatialité sans choses. C’est ce qui arrive dans la nuit 11 ».

Richard Serra, Untitled (for Oberlin), 1975, pastel gras sur toile, 266 x 274 cm. Lhoist collection.

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Le monde de la nuit, sa noirceur, déstabilise nos sens et le sens que l’on donne aux objets. Ce que les faces noires inclinées de Seed, entre apparition et disparition d’un cube, présenteraient à leur manière. Ce que de nombreuses pratiques ont pu également développer, par le biais de la peinture monochrome ou non, dans des œuvres aux implications formelles et perceptives parfois contradictoires. Parmi elles, on peut citer celle liée à l’art minimal de Richard Serra et celle de Claudio Parmiggiani, liée à l’arte povera. Serra commence à l’extrême fin des années 1960 la réalisation de dessins sur toiles de dimensions importantes enduites de pastel gras. À la différence de Tony Smith, pour qui la signification de l’œuvre se révèle une donnée déterminante pour la compréhension de son œuvre, Serra emploie le noir pour sa neutralité en termes de possibilité d’association signifiante. Comme il l’accorda dans son texte « Notes sur le dessin » (1987), si le noir s’est révélé la couleur, voire la substance, la plus adéquate pour son projet, c’est essentiellement pour deux raisons étroitement liées à ses effets sur notre appréhension de l’espace et de l’architecture d’un lieu : d’une part, le noir est compris par le sculpteur américain comme la couleur disposant de la capacité d’absorber la lumière du lieu d’exposition ; d’autre part, disposer une surface noire sur un mur est le moyen le plus clair de « trancher sur un champ blanc », autrement dit, de générer un hiatus ou une coupure au sein même de l’espace d’exposition 12. Comme avec Untitled (To Oberlin) de 1975, simple carré noir posé sur un de ses angles, l’enjeu est bien de générer une disjonction de l’appréhension que l’on se fait de cet espace : « Les installations de toiles noires sont réussies, écrit Serra, quand elles opèrent le déplacement de l’architecture sur la surface plane. Il faut éviter toute stratégie illusionniste. Les formes noires, en fonctionnant comme des poids liés à un volume architectural, créent des espaces et des lieux dans ce volume, et créent également une expérience de disjonction d’avec cette architecture 13 ».

11. Une citation déjà proposée par Didi-Huberman mais qui prend ici pleinement son sens en mettant en miroir Die et Seed, voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 328. 12. Richard Serra, « Notes sur mes dessins » (1987), in : Écrits et Entretiens. 1970-1989, Paris, Daniel Lelong, 1990, p. 242. 13. Idem, pp. 240-241.

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Claudio Parmiggiani, Stella della notte, 1988, pigment et gouache sur toiles, 250 x 770 cm. Collection du Fonds régional d’art contemporain de Bourgogne, Dijon, France.

Loin de se limiter à la bidimensionnalité d’un mur qui les supporte, les dessins sur toile de Serra inquiètent donc notre appréhension de l’espace afin de nous rendre conscients de la manière dont s’articule ce lieu dans lequel on se situe. Tout autre est la démarche que Claudio Parmiggiani initiera en 1988 avec son œuvre Stella della notte ou Étoile de la nuit. Celle-ci est une œuvre singulière dans sa production en ce qu’elle exploite un répertoire formel connoté pour l’histoire de l’art. Parmiggiani fait ici retour, explicitement, sur le suprématisme de Malevitch, mettant en espace et démultipliant le motif du carré noir 14. Constituée de sept panneaux monochromes noirs de formes trapézoïdales et de formats différents, Stella della notte génère une vue en perspective spatialisant son lieu d’exposition, comme si la surface du mur acquérait, virtuellement, une profondeur et un mouvement inattendus. Déclinant, déformant et spatialisant le carré noir, Stella della notte propose donc une réflexion sur la perspective, sur ce procédé traditionnel réglementant la représentation physique de l’espace, une réflexion à l’œuvre autant par la référence formelle aux vues de sol en perspective présentes dans les tableaux de la Renaissance, notamment, que par l’opération, dynamique, de mise en tension de l’espace qu’elle effectue à même la surface bidi-

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mensionnelle du mur. Pourtant le sens de Stella della Notte se laisse également difficilement circonscrire à cette unique dimension : cette œuvre semble bien impliquer, dans la luminosité fugace et quasi imperceptible d’une étoile dans la nuit, une réflexion métaphysique sur les conditions de notre perception. Signe

« Une toile recouverte de noir reste le prolongement du dessin au sens où c’est le prolongement du marquage. […] Depuis Gutenberg, le noir est synonyme de procédé graphique ou d’impression. Je m’intéresse à la mécanisation des procédés graphiques, et non au geste qui fait allusion à la peinture 15 ». Ainsi que l’indiquait Richard Serra, une toile enduite de noir est synonyme de marquage d’une surface comme le signe de l’écriture, qu’il soit manuscrit ou typographique, marque la surface de la page afin d’en permettre la lecture. L’histoire du noir serait dans cette perspective inséparable d’une histoire de l’écriture, cette substance en étant le médium et la condition de lisibilité. Pourtant, il apparaît 14. Voir Fonds régional d’art contemporain de Bourgogne : 1984-2000, Dijon, Frac Bourgogne, 2000, p. 300. 15. Richard Serra, art.cit., p. 242.

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Claudio Parmiggiani, Stella della notte, 1988, pigment et gouache sur toiles, 250 x 770 cm. Collection du Fonds régional d’art contemporain de Bourgogne, Dijon, France.

Loin de se limiter à la bidimensionnalité d’un mur qui les supporte, les dessins sur toile de Serra inquiètent donc notre appréhension de l’espace afin de nous rendre conscients de la manière dont s’articule ce lieu dans lequel on se situe. Tout autre est la démarche que Claudio Parmiggiani initiera en 1988 avec son œuvre Stella della notte ou Étoile de la nuit. Celle-ci est une œuvre singulière dans sa production en ce qu’elle exploite un répertoire formel connoté pour l’histoire de l’art. Parmiggiani fait ici retour, explicitement, sur le suprématisme de Malevitch, mettant en espace et démultipliant le motif du carré noir 14. Constituée de sept panneaux monochromes noirs de formes trapézoïdales et de formats différents, Stella della notte génère une vue en perspective spatialisant son lieu d’exposition, comme si la surface du mur acquérait, virtuellement, une profondeur et un mouvement inattendus. Déclinant, déformant et spatialisant le carré noir, Stella della notte propose donc une réflexion sur la perspective, sur ce procédé traditionnel réglementant la représentation physique de l’espace, une réflexion à l’œuvre autant par la référence formelle aux vues de sol en perspective présentes dans les tableaux de la Renaissance, notamment, que par l’opération, dynamique, de mise en tension de l’espace qu’elle effectue à même la surface bidi-

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mensionnelle du mur. Pourtant le sens de Stella della Notte se laisse également difficilement circonscrire à cette unique dimension : cette œuvre semble bien impliquer, dans la luminosité fugace et quasi imperceptible d’une étoile dans la nuit, une réflexion métaphysique sur les conditions de notre perception. Signe

« Une toile recouverte de noir reste le prolongement du dessin au sens où c’est le prolongement du marquage. […] Depuis Gutenberg, le noir est synonyme de procédé graphique ou d’impression. Je m’intéresse à la mécanisation des procédés graphiques, et non au geste qui fait allusion à la peinture 15 ». Ainsi que l’indiquait Richard Serra, une toile enduite de noir est synonyme de marquage d’une surface comme le signe de l’écriture, qu’il soit manuscrit ou typographique, marque la surface de la page afin d’en permettre la lecture. L’histoire du noir serait dans cette perspective inséparable d’une histoire de l’écriture, cette substance en étant le médium et la condition de lisibilité. Pourtant, il apparaît 14. Voir Fonds régional d’art contemporain de Bourgogne : 1984-2000, Dijon, Frac Bourgogne, 2000, p. 300. 15. Richard Serra, art.cit., p. 242.

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Page précédente : Henri Michaux, Composition, 1960, encre de chine sur papier, 74 x 109 cm. Collection privée Lasne, photo Vincent Everarts, Bruxelles.

que le noir comme condition de lisibilité, ou de transparence, du signe de l’écriture fut lui-même utilisé à des fins d’opacification de ce même signe, engageant à une mise en crise de sa lisibilité, que ce soit dans les œuvres d’artistes liés à l’art conceptuel, comme on le verra, mais également dans les œuvres de Christian Dotremont et d’Henri Michaux. Il vaut la peine de revenir rapidement sur le parcours de ce dernier, lequel semble être traversé de manière puissante par cet emploi du noir où le signe de l’écriture se trouve pris dans une stratégie d’opacification, ouvrant non pas sur un monde du langage clair et articulé, mais bien sur celui d’un monde intérieur désarticulant et réorganisant le langage. Dès le milieu des années 1920, Michaux réalise une série d’alphabets se présentant comme des signes graphiques non identifiables, comme un simulacre d’écriture. Cette problématique du signe vient à se déployer ensuite dans différentes de ses séries, réalisées entre les années 1930 et la fin des années 1960 : celle des flashes présentant des figures surgissant sur fond noir ; celle des taches noircissant et espaçant les pages ; celle des dessins mescaliniens où sous l’influence de la drogue, il essaime une multitude de lignes se brisant, se chevauchant, se répétant ; celle enfin du cinéma pictural où il développe la dimension cinétique de ces signes 16. Comme le rappelle Alfred Pacquement, Michaux vise avant tout un « déconditionnement » par rapport au langage verbal où le noir aura une place centrale 17. Ainsi que Michaux l’écrivait dans un texte accompagnant ses dessins des années 1930, Peintures : « Michaux peint curieusement sur des fonds noirs, hermétiquement noirs. Le noir est sa boule de cristal. Du noir seul il voit la vie sortir. Une vie toute inventée 18 ». A l’instar de Composition de 1961, c’est de l’encre de Chine que ce monde intérieur se développe, où la lisibilité du signe est sans cesse repoussée, différée, opacifiée dans une tension entre un « laisser » et un « faire » 19, entre l’épanchement

16. Selon la division proposée par Julien Alvard, « Henri Michaux, peintre », in : Raymond Bellour (ed.), Henri Michaux. Les Cahiers de l’Herne, 1966, p. 392. 17. Alfred Pacquement, Henri Michaux, Paris Gallimard, 2006, p. 25. 18. Henri Michaux, Peintures (“Qui il est”) (1939), in : Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 706. 19. Selon l’expression de Jean Starobinski, « Témoignage, combat et rituel », in : Raymond Bellour (ed.), op.cit., p. 356

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de la tache et sa retenue, par ce « Noir qui fait flaque, qui heurte, qui passe sur le corps de…, qui franchit tout obstacle, qui dévale, qui éteint les lumières, noir dévorant 20 ». Ce que les travaux de Christian Dotremont développeront à leur manière : que ce soit dans les œuvres à deux mains avec Serge Vandercam ou ensuite dans ses logogrammes où s’opère davantage une substitution du signe de l’écriture par le signe de la calligraphie, laquelle substitution ouvre un espace de l’imaginaire, non sans résonnance avec la pensée, matérialiste et dynamique, de Gaston Bachelard 21. En 1966, Mel Ramsden, alors associé au groupement d’artistes anglais Art & Language, réalisait Two Black Squares (Paradoxes of the Absolute Zero). L’œuvre représentait sur une feuille de papier quadrillé, un carré noir peint à la gouache à côté duquel était écrit un texte à la main sur les paradoxes soulevés par le degré zéro, la neutralisation de toute signification. Entre 1967 et 1968, le même artiste réalisait Secret painting. Au côté d’un monochrome noir de format carré était inscrite, sur un photostat, la phrase : « The content of this painting is invisible ; the character and dimension of the content are to be kept permanently secret, known only to the artist ». En substance, Ramsden indiquait que le contenu de cette œuvre resterait à jamais invisible, connu seulement de l’artiste. Comme l’a souligné Benjamin Buchloh, le carré noir, par le biais d’Ad Reinhardt et de Frank Stella notamment, a joué son importance dans la constitution de l’art conceptuel 22. Il peut être considéré ici comme une marque apposée sur une surface, comme un signe graphique dont la signification ne se révèlerait pourtant pas immédiatement au regard et à la conscience du spectateur. C’est que ces deux œuvres, ces deux variations sur le carré noir, jouent explicitement sur le registre de l’opacité et de la transparence. Comme si, dans le cas de la seconde, le contenu de l’œuvre, présent dans le signe graphique du carré noir, restait à jamais inconnu pour nous alors même que la signification de l’œuvre se trouve inscrite de manière transparente par les signes de l’écriture : « Le contenu de cette peinture est invisible ». Paradoxe du jeu entre ces deux types de signes : entre l’opacité du premier et la transparence du second. D’autres artistes liés à l’art conceptuel, dont Joseph Kosuth, ont recouru de manière insistante à cet emploi du noir relevant de « procédés graphiques ou d’impression » (Serra). Le photostat

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Page précédente : Henri Michaux, Composition, 1960, encre de chine sur papier, 74 x 109 cm. Collection privée Lasne, photo Vincent Everarts, Bruxelles.

que le noir comme condition de lisibilité, ou de transparence, du signe de l’écriture fut lui-même utilisé à des fins d’opacification de ce même signe, engageant à une mise en crise de sa lisibilité, que ce soit dans les œuvres d’artistes liés à l’art conceptuel, comme on le verra, mais également dans les œuvres de Christian Dotremont et d’Henri Michaux. Il vaut la peine de revenir rapidement sur le parcours de ce dernier, lequel semble être traversé de manière puissante par cet emploi du noir où le signe de l’écriture se trouve pris dans une stratégie d’opacification, ouvrant non pas sur un monde du langage clair et articulé, mais bien sur celui d’un monde intérieur désarticulant et réorganisant le langage. Dès le milieu des années 1920, Michaux réalise une série d’alphabets se présentant comme des signes graphiques non identifiables, comme un simulacre d’écriture. Cette problématique du signe vient à se déployer ensuite dans différentes de ses séries, réalisées entre les années 1930 et la fin des années 1960 : celle des flashes présentant des figures surgissant sur fond noir ; celle des taches noircissant et espaçant les pages ; celle des dessins mescaliniens où sous l’influence de la drogue, il essaime une multitude de lignes se brisant, se chevauchant, se répétant ; celle enfin du cinéma pictural où il développe la dimension cinétique de ces signes 16. Comme le rappelle Alfred Pacquement, Michaux vise avant tout un « déconditionnement » par rapport au langage verbal où le noir aura une place centrale 17. Ainsi que Michaux l’écrivait dans un texte accompagnant ses dessins des années 1930, Peintures : « Michaux peint curieusement sur des fonds noirs, hermétiquement noirs. Le noir est sa boule de cristal. Du noir seul il voit la vie sortir. Une vie toute inventée 18 ». A l’instar de Composition de 1961, c’est de l’encre de Chine que ce monde intérieur se développe, où la lisibilité du signe est sans cesse repoussée, différée, opacifiée dans une tension entre un « laisser » et un « faire » 19, entre l’épanchement

16. Selon la division proposée par Julien Alvard, « Henri Michaux, peintre », in : Raymond Bellour (ed.), Henri Michaux. Les Cahiers de l’Herne, 1966, p. 392. 17. Alfred Pacquement, Henri Michaux, Paris Gallimard, 2006, p. 25. 18. Henri Michaux, Peintures (“Qui il est”) (1939), in : Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 706. 19. Selon l’expression de Jean Starobinski, « Témoignage, combat et rituel », in : Raymond Bellour (ed.), op.cit., p. 356

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de la tache et sa retenue, par ce « Noir qui fait flaque, qui heurte, qui passe sur le corps de…, qui franchit tout obstacle, qui dévale, qui éteint les lumières, noir dévorant 20 ». Ce que les travaux de Christian Dotremont développeront à leur manière : que ce soit dans les œuvres à deux mains avec Serge Vandercam ou ensuite dans ses logogrammes où s’opère davantage une substitution du signe de l’écriture par le signe de la calligraphie, laquelle substitution ouvre un espace de l’imaginaire, non sans résonnance avec la pensée, matérialiste et dynamique, de Gaston Bachelard 21. En 1966, Mel Ramsden, alors associé au groupement d’artistes anglais Art & Language, réalisait Two Black Squares (Paradoxes of the Absolute Zero). L’œuvre représentait sur une feuille de papier quadrillé, un carré noir peint à la gouache à côté duquel était écrit un texte à la main sur les paradoxes soulevés par le degré zéro, la neutralisation de toute signification. Entre 1967 et 1968, le même artiste réalisait Secret painting. Au côté d’un monochrome noir de format carré était inscrite, sur un photostat, la phrase : « The content of this painting is invisible ; the character and dimension of the content are to be kept permanently secret, known only to the artist ». En substance, Ramsden indiquait que le contenu de cette œuvre resterait à jamais invisible, connu seulement de l’artiste. Comme l’a souligné Benjamin Buchloh, le carré noir, par le biais d’Ad Reinhardt et de Frank Stella notamment, a joué son importance dans la constitution de l’art conceptuel 22. Il peut être considéré ici comme une marque apposée sur une surface, comme un signe graphique dont la signification ne se révèlerait pourtant pas immédiatement au regard et à la conscience du spectateur. C’est que ces deux œuvres, ces deux variations sur le carré noir, jouent explicitement sur le registre de l’opacité et de la transparence. Comme si, dans le cas de la seconde, le contenu de l’œuvre, présent dans le signe graphique du carré noir, restait à jamais inconnu pour nous alors même que la signification de l’œuvre se trouve inscrite de manière transparente par les signes de l’écriture : « Le contenu de cette peinture est invisible ». Paradoxe du jeu entre ces deux types de signes : entre l’opacité du premier et la transparence du second. D’autres artistes liés à l’art conceptuel, dont Joseph Kosuth, ont recouru de manière insistante à cet emploi du noir relevant de « procédés graphiques ou d’impression » (Serra). Le photostat

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Joseph Kosuth, Methode, 1965, photographie plastifiée contrecollée sur panneau, 120 x 120 cm. Collection particulière, Bruxelles. Courtesy Fundacion Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte.

Method de 1969 représente ainsi la définition dudit terme en lettres blanches sur un fond noir. Deux raisons peuvent expliquer cette réduction de l’œuvre à un procédé aussi minimal : d’une part, la volonté d’utiliser des procédés où la main de l’artiste est absente, l’œuvre est une reproduction mécanique et n’a dès lors aucune valeur d’original ou d’unique ; d’autre part, la volonté de recourir à un langage standardisé, celui des définitions, révélant leur signification de manière transparente et évidente mais produisant une opacification de la signification de l’œuvre, lorsque le spectateur y fait retour. La question reste de déceler le sens de l’œuvre dans le jeu de langage qu’elle met en place. 20. Henri Michaux, Émergences – Résurgences (1972), Paris, Éditions Champs Flammarion, Collection Skira « Les Sentiers de la création », 1987, p. 51. 21. Sur l’importance de Bachelard pour Dotremont, voir Joseph Noiret, « Gaston Bachelard et Henri Lefebvre », in : Michel Draguet (dir.), Cobra en Fange. Vandercam-Dotremont : Dessin-Ecriture-Matière (1958-1960), Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1994, pp. 37 et suivantes ; ainsi que Michel Draguet, « Les développements de l’œil. I. Christian Dotremont face à l’image », in : Michel Draguet (dir.), Christian Dotremont. Les développements de l’œil (cat. expo.), Paris-Bruxelles, Hazan-Université Libre de Bruxelles, pp. 37-38. 22. Benjamin H. D. Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’Art conceptuel, 1962-1969) », in : Suzanne Pagé (dir.), L’art conceptuel : une perspective (cat. expo.), Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1989, p. 27.

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Marcel Broodthaers, Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, 1969, encre sur métal, 32 x 50 cm (12x). Collection privée, photo Vincent Everarts, Bruxelles.

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Joseph Kosuth, Methode, 1965, photographie plastifiée contrecollée sur panneau, 120 x 120 cm. Collection particulière, Bruxelles. Courtesy Fundacion Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte.

Method de 1969 représente ainsi la définition dudit terme en lettres blanches sur un fond noir. Deux raisons peuvent expliquer cette réduction de l’œuvre à un procédé aussi minimal : d’une part, la volonté d’utiliser des procédés où la main de l’artiste est absente, l’œuvre est une reproduction mécanique et n’a dès lors aucune valeur d’original ou d’unique ; d’autre part, la volonté de recourir à un langage standardisé, celui des définitions, révélant leur signification de manière transparente et évidente mais produisant une opacification de la signification de l’œuvre, lorsque le spectateur y fait retour. La question reste de déceler le sens de l’œuvre dans le jeu de langage qu’elle met en place. 20. Henri Michaux, Émergences – Résurgences (1972), Paris, Éditions Champs Flammarion, Collection Skira « Les Sentiers de la création », 1987, p. 51. 21. Sur l’importance de Bachelard pour Dotremont, voir Joseph Noiret, « Gaston Bachelard et Henri Lefebvre », in : Michel Draguet (dir.), Cobra en Fange. Vandercam-Dotremont : Dessin-Ecriture-Matière (1958-1960), Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1994, pp. 37 et suivantes ; ainsi que Michel Draguet, « Les développements de l’œil. I. Christian Dotremont face à l’image », in : Michel Draguet (dir.), Christian Dotremont. Les développements de l’œil (cat. expo.), Paris-Bruxelles, Hazan-Université Libre de Bruxelles, pp. 37-38. 22. Benjamin H. D. Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’Art conceptuel, 1962-1969) », in : Suzanne Pagé (dir.), L’art conceptuel : une perspective (cat. expo.), Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1989, p. 27.

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Marcel Broodthaers, Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, 1969, encre sur métal, 32 x 50 cm (12x). Collection privée, photo Vincent Everarts, Bruxelles.

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Sans que cet artiste ne soit lié de manière directe à l’art conceptuel – il y participerait selon une acception extensive du terme –, on peut également mentionner le travail de Marcel Broodthaers, où le noir a ponctué de manière régulière la production : que ce soit par son usage du charbon (avec notamment un morceau de charbon enveloppé d’ouate de 1976), que ce soit en recouvrant de peinture noire certains objets, comme des œufs (avec par exemple Le problème noir en Belgique de 1963, où des œufs étaient posés sur une édition du journal Le Soir où figurait le titre « Il faut sauver le Congo »), que ce soit encore dans des dispositifs complexes mettant en tension image, objet et écriture, comme dans Le Corbeau et le Renard de 1967, où le texte imprimé noir sur blanc sur un écran était perturbé par l’ajout d’objets blancs. Comme il l’indiquait : « C’est un essai pour nier autant que possible le sens du mot comme celui de l’image 23 ». Une tentative de neutralisation, ou d’opacification du sens, entre texte et image, que Broodthaers mettra en œuvre en 1969 dans sa reprise du poème de Stéphane Mallarmé réintitulé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image où il substitua le texte par une image, celle d’un pur jeu spatial où se déplacent sur les pages des bandes noires disposées en fonction du texte original. Symbole Le noir représente. Cette couleur véhicule dans notre culture visuelle occidentale une série d’images et de notions telles que, pour les plus évidentes : la mort, la nuit, l’infini, l’angoisse, l’absence, la négation. Le noir comme symbole a cependant cette caractéristique paradoxale d’être une entité dialectique, sans cesse mouvante entre une dimension positive et une dimension négative. Il représente le rien de la nuit et l’omniprésence du noir, l’absence de la mort et son incontournable présence, comme toute négation est en même temps une puissante affirmation. Tout emploi du noir peut également à un moment ou à un autre faire symbole, que ce soit chez Tony Smith ou Claudio Parmiggiani par exemple. Mais il est des

Arnulf Rainer, Van Gogh als, 1977-1980, huile sur photographie, 50 x 60cm. FRAC Nord Pas de Calais.

23. Marcel Broodthaers, « Interview de Marcel Broodthaers » (1968) repris dans Catherine David et Véronique Dabin (dir.), Marcel Broodthaers (cat. expo.), Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1991, p. 117.

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Sans que cet artiste ne soit lié de manière directe à l’art conceptuel – il y participerait selon une acception extensive du terme –, on peut également mentionner le travail de Marcel Broodthaers, où le noir a ponctué de manière régulière la production : que ce soit par son usage du charbon (avec notamment un morceau de charbon enveloppé d’ouate de 1976), que ce soit en recouvrant de peinture noire certains objets, comme des œufs (avec par exemple Le problème noir en Belgique de 1963, où des œufs étaient posés sur une édition du journal Le Soir où figurait le titre « Il faut sauver le Congo »), que ce soit encore dans des dispositifs complexes mettant en tension image, objet et écriture, comme dans Le Corbeau et le Renard de 1967, où le texte imprimé noir sur blanc sur un écran était perturbé par l’ajout d’objets blancs. Comme il l’indiquait : « C’est un essai pour nier autant que possible le sens du mot comme celui de l’image 23 ». Une tentative de neutralisation, ou d’opacification du sens, entre texte et image, que Broodthaers mettra en œuvre en 1969 dans sa reprise du poème de Stéphane Mallarmé réintitulé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image où il substitua le texte par une image, celle d’un pur jeu spatial où se déplacent sur les pages des bandes noires disposées en fonction du texte original. Symbole Le noir représente. Cette couleur véhicule dans notre culture visuelle occidentale une série d’images et de notions telles que, pour les plus évidentes : la mort, la nuit, l’infini, l’angoisse, l’absence, la négation. Le noir comme symbole a cependant cette caractéristique paradoxale d’être une entité dialectique, sans cesse mouvante entre une dimension positive et une dimension négative. Il représente le rien de la nuit et l’omniprésence du noir, l’absence de la mort et son incontournable présence, comme toute négation est en même temps une puissante affirmation. Tout emploi du noir peut également à un moment ou à un autre faire symbole, que ce soit chez Tony Smith ou Claudio Parmiggiani par exemple. Mais il est des

Arnulf Rainer, Van Gogh als, 1977-1980, huile sur photographie, 50 x 60cm. FRAC Nord Pas de Calais.

23. Marcel Broodthaers, « Interview de Marcel Broodthaers » (1968) repris dans Catherine David et Véronique Dabin (dir.), Marcel Broodthaers (cat. expo.), Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1991, p. 117.

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PARUTION : OCTOBRE 2010

Depuis l’âge des cavernes et avec des fortunes diverses, le noir est omniprésent dans l’histoire des hommes. L’art en a fait un usage variable mais constant, et le XXe siècle l’a propulsé au rang de valeur iconique depuis le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch. Mais il s’est également imposé dans d’autres domaines de la création : la photographie, le cinéma, la bande dessinée, le design et la mode. L’exposition « Manières noires » (Beaux-Arts Mons, 02.10.2010 –13.02.2011) et le présent ouvrage illustrent l’étrange fascination et l’étonnante actualité du noir.

RETROUVEZ-NOUS SUR : http://www.lesimpressionsnouvelles.com http://www.bam.mons.be/les-expos

DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491047 ISBN : 978-2-87449-104-7 160 PAGES - 28 €

couverture : Thierry de Cordier


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