Extrait "Mark Rothko"

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MARK ROTHKO



extrait


« Traverses » Littératures d’aujourd’hui Romans, récits, fragments ou poèmes, les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire, et celle-ci est à réinventer sans cesse.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique. L’auteur remercie la Scam pour le soutien apporté à l’écriture de ce texte et la Villa Sträuli pour son accueil.

Illustration de couverture : Mark Rothko, Sketch for “Mural N°1” © Estate of Mark Rothko / Sabam Belgium 2011 Photo © Kawamura Memorial DIC Museum of Art 2011 Couverture : Martine Gillet Maquette intérieure : Emine Karali © Les Impressions Nouvelles – 2011 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com


Stéphane Lambert

MARK ROTHKO Rêver de ne pas être

les impressions nouvelles



Je dédie ce texte à Claude Régy.



Non-être et Être sortant d’un fond unique ne se différencient que par leurs noms. Ce fond unique s’appelle Obscurité. Lao-Tseu, Tao-tö king



Allo Houston ? Ici Daugavpils



Tenir grandes ouvertes les routes de ce que l’on voit à ce que l’on ne voit pas. Maurice Maeterlinck



D’un côté, il y aurait Houston (Texas). Quatrième ville des États-Unis. Agglomération de plusieurs millions d’habitants qui s’étend, depuis Downtown – forêt de gratte-ciel découpant, telle une île ombrageuse, la ligne d’horizon –, vers la périphérie. Cité éclatée – corps sans cœur – où les quartiers résidentiels – allées calmes de bungalows et de villas – alternent avec les zones désaffectées et marchandes. Piéton esseulé j’erre, en marge des axes routiers, sur des trottoirs vides, aussi solitaire que les déclassés que je croise non sans inquiétude tant je ne sais trop si leurs invectives ont des accents de jurons ou de prières. Au fil de mes pas, que je soupçonne de chercher à m’égarer, je me retrouve nez-à-nez avec l’imagerie U.S. (panneaux publicitaires aux couleurs de soda, enseignes de fast food, de coffee bar, de stations-services) qui, déployée le long des larges avenues bordées de pins, de palmiers et de chênes, vient réveiller quelques vieilles sensations englouties (souvenirs de séries et de films américains). Et alors qu’alentour roulent sereinement les automobiles, je ne peux m’empêcher de ressentir les premiers signes du désenchantement. Un peu comme si dans la patrie florissante du pétrole je ne percevais que la menace des ouragans en provenance du Golfe du Mexique. De ce décor urbain qui me fait penser à une maquette grandeur nature posée au milieu de nulle part, je ne vois que le désert dont il est sorti.

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De l’autre côté, Daugavpils. Anciennement Dvinsk. Seconde ville de Lettonie. Ancrée dans l’atmosphère soviétique – un régime qui, bien que disparu, flotte encore dans l’air comme un drapeau indélébile. Une centaine de milliers d’habitants, dont 25% de Russes. Coloration qui donne son empreinte aux physionomies, aux coiffures, aux vêtements, à la langue parlée dans les rues et les commerces. Paysage gris d’industries en déconfiture. Rangées disciplinées d’immeubles d’habitations perdues dans une époque où elles ne savent plus à qui, à quoi, obéir, – au monde ancien, au monde moderne. Architecture terne et massive qu’égaient de-ci de-là le jaune et le bleu vif des églises, et la verdure de la végétation en ce début de printemps. Une tour, censée incarner le renouveau de la ville, est posée en bordure de l’esplanade centrale. Ancien bloc métamorphosé en hôtel pour commis voyageurs (seul sacrifice à l’idéologie capitaliste) où je vais passer la nuit au 18e étage et qui m’offre le soir même une loge privilégiée pour assister aux festivités locales. À travers la baie vitrée de ma chambre, je pourrai voir les cracheurs de feu, et les danseurs jongler avec des torches enflammées. Entre ces deux points que séparent un océan et plusieurs révolutions, la sensation d’un écartèlement. Monticules de tons et de formes amalgamés. Douze jours de mer. Et d’autres de terre. Le tout absorbé par les yeux d’un enfant. Frappé par l’évidence : Rothko a inventé un pays imaginaire logé précisément dans la ligne de faille. Le défilement des images fondues en une seule. Ou plus exactement : la résurgence d’un fond avant qu’il ne se fragmente. Le monde hors de sa réalisation. Origine et destination brouillées sous la solution idéale de la couleur. Espace détaché des 16


années comme un morceau de banquise flottant au milieu d’une mer égarée. Et s’y dissolvant. Ce sont là les premières impressions.

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Mais tout cela – impossible à répertorier – est-il si éloigné ? De Dvinsk, il ne reste nulle trace. Ni dans les œuvres de Rothko. Ni sur les cartes de géographie. Une note plus ou moins développée dans les manuels d’histoire rappelle que ce nom avait un sens jusqu’à l’effondrement de l’Empire Russe. Après quoi il fut troqué par celui de Daugavpils. Marcus Rothkowitz y serait né le 25 septembre 1903. Il y aurait vécu jusqu’à sa neuvième année. Juif, il y aurait reçu un enseignement talmudique et y aurait été témoin de scènes de violences antisémites, coutumières en ces régions de pogrom. Bien sûr, on ne peut exclure que l’inconscient, ou ce qui en fait office, par mesure de préservation, ait eu son rôle dans ce travail d’ensevelissement de la mémoire. Mais il n’est pas opportun de tirer d’hâtives conclusions. Ainsi ne saurions-nous reproduire l’énoncé d’une peinture en mots. Nous pouvons seulement espérer éveiller par nos mots un train d’associations semblables. C’est ce que bien plus tard il aurait écrit dans un contexte différent à propos de tout autre chose. Ce serait dans le même esprit que je viendrais là à la recherche de Dieu sait quoi. De ces maisons en bois hors de la ville, par exemple, où l’on se retrouvait en famille dès les premiers beaux jours, et dont les couleurs m’avaient tant réjoui dans un reportage télévisé. Des couleurs qui, dans mon souvenir, rayonnaient avec la même intensité que ses célèbres toiles monochromes, et qui auraient pu

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constituer pour lui, pendant les vacances en famille, une forme de refuge. Dvinsk donc effacé par l’histoire, il resterait Daugavpils où l’argent manquerait pour rendre hommage à « l’enfant du pays ». Au musée municipal, à condition d’en faire expressément la demande à l’accueil, il est possible d’être introduit dans une salle – à laquelle on accède après bien des détours à travers les dédales du bâtiment – où sont exposés d’horribles barbouillis censés représenter ses œuvres. À l’entrée de la ville, non loin de la prison, au milieu d’un paysage navré où pointent quelques cheminées d’usines, l’ancienne forteresse de Dvinsk attend depuis plusieurs années l’inauguration d’un centre Mark Rothko dans le bâtiment de l’Arsenal. Quel sens aurait un tel retour au pays, me demandais-je du haut du 18e étage de l’hôtel en bordure de l’esplanade centrale, alors que les cracheurs de feu traçaient leur chemin dans la nuit. La Deuxième Guerre Mondiale avait détruit une bonne partie de la ville, alors que la main de Rothko avait gommé le suffixe de son patronyme. Seules quelques maisons Art Nouveau continuaient de résister à l’oubli. Ne serait-ce pas possible, me disais-je encore, d’imaginer que ce ne fût pas l’oubli justement qui expliquerait ce silence, mais au contraire la mémoire elle-même qui aurait cherché à atteindre un nouveau lieu où héberger tous les autres. Une finalité où tout serait réuni. Qu’avais-je espéré voir ici que les toiles de Rothko avaient avalé ? Le désastre s’était engouffré dans le chant de la couleur. En fin d’après-midi, alors que peu à peu disparaissait le jour, j’avais croisé en rentrant à l’hôtel une vieille dame recroquevillée sur sa canne qui faisait timidement la manche. Elle portait de vieux vêtements de 20


paysan à l’étoffe épaisse et un foulard fleuri aux couleurs défraichies sur la tête. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute qu’elle demandait l’aumône, mais, je ne sais par quelle complication de l’esprit, un instant – j’avais déjà commencé à tâter le fond de ma poche – je me suis mis à douter, et par crainte de prendre le risque de blesser son orgueil j’avais relâché les quelques pièces que mes doigts venaient de saisir. Après l’avoir dépassée de plusieurs mètres, je regrettai mon hésitation et fis volte-face, mais la vieille dame s’était déjà éloignée de son pas difficile, et je n’eus pas l’audace de la rattraper. Je la laissai progressivement s’effacer de mon champ de vision, et lorsque je fus remonté dans ma chambre d’hôtel, je pus encore distinguer la toute petite tache qu’elle formait au bout de l’esplanade centrale, là même où le soleil était en train de disparaître. Je n’étais pas venu à Daugavpils pour voir le lieu où Rothko avait passé son enfance – ce lieu n’existait plus. Non, ce qui m’avait poussé là-bas, c’était moins l’illusion d’y retrouver le paysage originel que le besoin de ressentir son effacement. Je voulais voir la lumière irradier de la perte. Percer derrière l’oubli.

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[…]


OUVRAGE PARU EN MAI 2011 Marc Rothko est né en 1903 à Dvinsk dans l’Empire Russe – aujourd’hui Daugavpils dans le sud-est de la Lettonie – sous le nom de Marcus Rothkowitz. A la fin des années 30, il abandonne le suffixe de son patronyme et adopte la nationalité américaine. C’est après la Seconde Guerre mondiale que va s’affirmer ce qui fera la notoriété internationale de sa peinture : ses célèbres écrans de couleur. Dans le courant des années 60, il réalise son œuvre maîtresse : un ensemble de panneaux obscurs pour une chapelle qui portera son nom à Houston. Il se suicide en 1970. Troublé par l’apparent effacement de ses origines dans son œuvre, Stéphane Lambert a cherché à reparcourir le fil gommé de ce déracinement. L’auteur a donc fait le voyage en Lettonie et à Houston, deux destinations que tout semble opposer, et surtout s’est beaucoup promené dans les peintures de Rothko. Il ressort de cette confrontation un texte qui, partant de l’expérience vécue du peintre, peu à peu se plie à l’absence de forme de l’œuvre observée et en sonde l’incommensurable profondeur : un lieu où se seraient amalgamés tous les lieux, où s’allient les contraires.

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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491146 ISBN 978-2-87449-114-6 112 PAGES - 14 €


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