Erwin Panofsky
galilée critique d’art
Traduit de l’anglais et préfacé par
Nathalie Heinich
Suivi de
Attitude esthétique et pensée scientifique par Alexandre Koyré
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Erwin Panofsky
Galilée critique d’art Traduit de l’anglais et préfacé par Nathalie Heinich Suivi de Attitude esthétique et pensée scientifique par Alexandre Koyré
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
Extrait
Galileo Galilei. Lithographie de Fontani d’après Justus Sustermans
Nathalie Heinich Panofsky Épistémologue Se déplaçant avec une confondante aisance dans les domaines les plus variés de la culture de la Renaissance, Galileo as a Critic of the Arts, longtemps inédit en français, semble de prime abord difficile à situer dans les cadres universitaires, sinon dans la pensée d’Erwin Panofsky. Théorie des arts et de la musique, numérologie et anamorphose, maniérisme et poésie, cabinets de curiosité et astronomie, trajectoires des planètes et mouvements musculaires, physique et marqueterie, platonisme scientifique et classicisme esthétique : on y croise Galilée aussi bien que Vinci, Michel-Ange et le Tasse, Holbein et Kepler, l’Arioste et Arcimboldo. Cet « exercice de virtuosité méthodologique » – pour reprendre le qualificatif appliqué par Pierre Bourdieu à Architecture gothique et pensée scolastique 1 – n’en est pas pour autant réductible à un pur jeu d’érudition, ni aux amalgames incohérents propres à ces cabinets de curiosité hétéroclites qui heurtaient tant, justement, le goût de Galilée, et dont il fit une si méchante description, à la jubilation de Panofsky. Car il s’agit pour celui-ci de mettre en évidence, entre ces multiples facettes de la culture renaissante, un rapport bien particulier : non 1. Pierre Bourdieu, postface à Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, éd. de Minuit, 1967, p. 167.
pas de simple juxtaposition (car ce n’est pas seulement la contemporanéité que les goûts esthétiques de Galilée ont en commun avec ses conceptions scientifiques) ; ni de similitude (car ils ne ressortissent pas aux mêmes domaines de perception) ; ni de cause à effet, ni même d’influence (car rien n’autorise à considérer les uns comme générateurs des autres) ; mais un rapport d’homologie, par lequel ces éléments ne se superposent ni ne se ressemblent ni ne s’engendrent, mais obéissent en profondeur à un même modèle, à une même structure génératrice. Qu’elle soit rapportée, individuellement, à un « habitus » (cette « grammaire génératrice de conduites », selon la définition de Bourdieu) ou bien, collectivement, à un « paradigme » (pour reprendre le concept appliqué par Thomas Kuhn à l’histoire des sciences 2), cette structure commune se retrouve – pour peu qu’on se donne, comme Panofsky, la peine de la chercher – dans les différents plans de la personnalité intellectuelle d’un même individu, comme dans les différents domaines d’une même culture à un moment donné. * Cette structure mentale ou, pour reprendre les termes mêmes de Panofsky, ces « controlling tendencies » repérables chez Galilée, se résument par l’expression « purisme critique » : autrement dit la disposition à « réclamer une séparation claire et nette des valeurs et des procédés qui, à l’époque, étaient communément tenus pour inséparables ». Cette disposition trouve son expression privilégiée avec le débat sur le Paragone, dans 2. Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, éd. Flammarion, 1972.
lequel Galilée intervient par une lettre à Cigoli (publiée en appendice) dont Panofsky fait le point de départ de son commentaire. À peu près inexistante en France, cette controverse où se discutaient en se comparant (« paragonare ») les mérites respectifs de la peinture et de la sculpture se développa dans l’Italie du XVle siècle, alors que peintres et sculpteurs se trouvaient en concurrence face à un mécénat somptuaire – princier ou clérical – susceptible de privilégier la monumentalité des statues autant que celle des fresques, les galeries de sculptures autant que de peintures. Dans ce débat, la prise de position de Galilée en faveur de la peinture s’appuie sur la « pétition de principe pour le moins mémorable » selon laquelle « plus éloignés des choses à imiter seront les moyens par lesquels on imite, plus prodigieuse sera l’imitation ». Cette ferme distinction entre le signe (« les moyens ») et le référent (« les choses à imiter ») est d’une extrême modernité à une époque où la figuration était encore largement soumise, tant dans la théorie que, vraisemblablement, dans la pratique perceptive, au régime de la mimesis, qui subordonnait la valeur de la représentation à la vérité de l’objet imité – cette vérité fût-elle au plus haut point idéelle ou préformée par ses catégories de référence, anatomiques, géométriques et, surtout, littéraires. Aussi, dans cette brèche ouverte entre les « choses à imiter » et les « moyens de l’imitation » (brèche que les partisans de la sculpture s’efforçaient de suturer en proclamant la proximité de leur art avec la nature afin d’en affermir l’excellence), ce sera moins l’affirmation de la suprématie de la peinture qui trouvera à se loger, que la possibilité d’un régime proprement esthétique, une auto-
nomie des « arts du dessin ». Galilée procède d’ailleurs dans cette lettre au même travail d’« habilitation » (et non de réhabilitation, qui supposerait l’existence antérieure d’un âge d’or) concernant la musique : soulignant ce qui lui appartient en propre, au contraire de ce qui relèverait de composantes hétéronomes, non spécifiques, telles les références textuelles qui, comme en peinture, jouaient un peu aux yeux du monde savant le rôle de garants de la « dignité » de l’art et de la « libéralité » de ses praticiens. Cette modernité esthétique de Galilée dans le domaine musical autant que pictural n’est pas sans rapport, affirme Panofsky, avec cette forme tout aussi moderne de rigueur scientifique qui consiste là encore – « purisme critique » oblige – à séparer ce qui était tenu pour indistinct, à isoler les genres, à dissocier activité poétique et activité scientifique, fiction et réalité, fable et données de l’expérience, légende et anatomie, mystique et algèbre, philosophie et physique, religion et astronomie. Et c’est en vertu de ce même principe qu’il répugne également à l’allégorie en poésie, ou encore à l’anamorphose en peinture – ces techniques du double sens, de la confusion, de la mystification…
Erwin Panofsky Galilée CRITIQUE D’ART
II Ce grand physicien et astronome avait grandi dans un milieu humaniste et artistique plutôt que scientifique. Fils d’un célèbre musicien et théoricien de la musique, il avait reçu une excellente éducation musicale et littéraire. Il connaissait par cœur maints classiques latins, et non content de composer de la poésie – tant dans le genre sérieux que dans la veine burlesque de son auteur favori, le satiriste Francesco Berni – il consacra également « plusieurs mois ou même une année » à commenter l’Arioste (auquel il se sentait redevable, disait-il, de tout ce que son propre style en italien pouvait posséder en matière de clarté et d’évidence, chiarezza et evidenza), et à élaborer un parallèle approfondi entre l’Orlando furioso de l’Arioste et la Gerusalemme liberata du Tasse. Excellent dessinateur, il aimait et appréciait « avec un goût parfait » tous les « arts dépendant du dessin ». À en croire ses biographes, il fut d’abord enclin à étudier la peinture plutôt que les mathématiques1, et l’un de ses plus intimes 1
1. Cf. les biographies de N. Gherardini et V. Viviani, rééditées dans Le Opere di Galileo Galilei, Edizione Nazionale, A. Favaro (éd.), Florence, 1890-1909, XIX, en particulier pp. 601, 627 (avec référence à l’amour et la connaissance de Galilée pour « tutte l’arti subalternati al disegno ») p. 635. Pour les intérêts humanistes de Galilée et son style littéraire, cf. L. Olschki, Galilei und seine Zeit, Halle, 1927 (Geschichte der neusprachlichen wissenschaftlichen Literatur,
et fidèles amis fut l’excellent peintre natif comme lui de Florence[a], Ludovico Cigoli (1559-1613). De cinq ans son aîné, Cigoli lui resta dévoué toute sa vie et lui écrivit souvent, lorsqu’ils furent séparés, des lettres emplies de commérages bon enfant, d’éloges, d’encouragements et, si nécessaire, d’affectueuses critiques. Durant les années critiques qui suivirent la publication du Sidereus Nuncius en 1610, Cigoli, qui se trouvait alors à Rome, fit de son côté d’attentives observations des taches solaires – service inestimable dans la mesure où ces observations, réalisées de façon indépendante, prouvaient que les taches solaires n’étaient pas des illusions d’optique dues au caprice de télescopes individuels ou de simples perturbations atmosphériques locales2. Et dans sa toute dernière œuvre, l’Assomption de la Vierge du dôme de la chapelle papale à 2
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III), en particulier pp. 131-142, 167-198, et les essais mentionnés dans la préface du recueil des écrits littéraires de Galilée par A. Chiari, Galileo Galilei, Scritti letterari, Florence, 1943. [a] Edward Rosen corrige l’erreur de Panofsky : Galilée et Cigoli ne sont pas originaires de Florence, mais de Pise (art. cité, p. 78) (N.d.T.) 2. Pour Lodovico Cardi da Cigoli, voir la biographie écrite par son neveu, G. B. Cigoli, Vita di Lodovico Cigoli, per cura delle Commune della Città di S. Miniato, 1913, qui, p. 14, nous informe que Cigoli dans sa jeunesse avait été instruit en perspective et mathématiques par le même Ostilio Ricci (cf. L. Olschki, op. cit., pp. 141, 144, 150) qui fut le premier professeur de Galilée, et K. Busse, dans Thieme-Becker, Allgemeines Lexikon der bildenden Künstler, VI, 1912, p. 588. La correspondance de Cigoli avec Galilée (Galilée, Opere, X, XL, passim), donne l’impression, confirmée par d’autres témoignages, d’une parfaite candeur et d’un inlassable dévouement. Outre qu’il fournit infatigablement à Galilée ses observations sur les taches solaires, Cigoli le met en garde contre des ennemis tel que l’archevêque de Florence, Alessandro Marzimedici (lettre du 16 décembre 1611, Galilée, Opere, XI, p. 241) revoit les illustrations de ses Istoria e dimostrazioni intorno alle macchie solari (Galilée, Opere, V, p. 102) et se montre utile de toutes les manières possibles ; la lettre dans laquelle il critique modestement le long sous-titre du Sidereus Nuncius est du 1er octobre 1610 (Galilée, Opere, X, p. 441).
Illustration 2 : Ludovico Cigoli, L’Assomption
Illustration 3 : Galilée, Lune croissante
Santa Maria Maggiore (ill. 2), le peintre, en « bon et loyal ami », rendit hommage au grand savant en figurant la lune sous les pieds de la Vierge telle exactement que l’avait révélée le télescope de Galilée (ill. 3) – avec la « ligne irrégulière qui la traverse » et les « petites îles » ou cratères qui contribuèrent si bien à prouver que les corps célestes ne diffèrent pas essentiellement, dans leur forme et leur substance, de notre terre3*. 4
3. Lettre de Federico Cesi à Galilée du 23 décembre 1612 (Galilée, Opere, XI, p. 449, mentionnée dans E. Wohlwill, Galilei und sein Kampf für die copernikanische Lehre, I, Hambourg et Leipzig, 1909 ; II, Leipzig, 1926), I, p. 491 : « Le signore Cigoli s’est porté divinement dans la coupole de la chapelle de Sa Sainteté à Santa Maria Maggiore, et en bon et loyal ami il a, sous l’image de la Béate Vierge, décrit la lune de la façon qu’elle a été découverte par Votre Seigneurie, avec sa division crénelée et ses îlots. » De fait, la lune de Cigoli ressemble exactement à l’une des illustrations du Sidereus Nuncius, tant dans l’édition imprimée que dans le manuscrit reproduit dans Galilée, Opere, III, p. 17. Cigoli lui-même rendait régulièrement compte à Galilée des progrès de son dernier grand ouvrage (lettres du 11 novembre 1611, Galilée, Opere, XI, p. 228, et du 3 février 1612, ibid., p. 268, 13 avril 1612, ibid., p. 290). * Onze ans plus tard, le tableau peint par Cigoli de la lune de Galilée trouva un complément avec la description poétique du Adone de Giovanni Battista Marino (X, 33-34), qui culmine avec le fameux hommage à Galilée et ses découvertes télescopiques incluant les satellites de Jupiter (pour un autre exemple cf. Tommaso Campailla, L’Adamo ovvero il Mondo creato, Rome, 1637, III, 1-9). À l’inverse, le télescope fut ridiculisé ou franchement discrédité par d’autres poètes ou rimailleurs (cf. H. G. Dick, « The Telescope and the Comic Imagination », Modern Language Notes, 1943, 53, p. 544), notamment dans les livres d’emblèmes illustrés que les historiens de la littérature ont tendance à négliger. Johannes de Brunes dans Emblemata of Zinnewerck (Amsterdam, 1624, p. 333) assimile par exemple l’effet magnifiant du télescope à celui de la jalousie, de l’envie et de la haine, tandis que Paolo Moccio dans ses Emblemata (Bologne, 1628, p. 17) le compare à la forfanterie. Silvestro Pietrasanta dans Symbola Heroica (Amsterdam, 1634, p. 23 de la deuxième édition de 1682) affirme carrément, dans la rubrique Non ideo maculor, que les défauts de caractère d’un grand prince ne sont pas plus réels que les taches solaires qui, selon Pietrasanta, ne sont qu’illusions causées par la vibration de l’« opticum specillum » (1956, note 1, p. 4).
Ce fut durant cette période, le 26 juin 1612 pour être exact, que Galilée écrivit à Cigoli une lettre exclusivement consacrée à une comparaison entre sculpture et peinture et qui, bien entendu, soutenait résolument la supériorité de cette dernière4. L’authenticité de cette lettre fut mise en question, il est vrai, par l’édition autorisée des œuvres de Galilée ; et puisque, selon le mot d’un archéologue français, « l’érudition est moutonnière [b] », de nombreux auteurs l’ont ensuite négligée ou traitée comme un faux5. On objecta que manquent à cette lettre, au moins pour partie, l’éclat et la causticité qui caractérisent d’ordinaire le style de Galilée, et que le sujet, touchant à des questions d’atelier, n’est abordé dans aucune des autres lettres échangées avec Cigoli. Mais il suffit pour réfuter l’une et l’autre objections de noter ce fait, évident et parfaitement démontrable, que l’épître du 26 juin n’est pas 5
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4. Galilée, Opere, XI, p. 340. Voir le texte publié en annexe. [b] En français dans le texte (N. d. T.). 5. Alors que Schlosser (Die Kunstliteratur, op. cit., p. 203 ; La letteratura artistica, op. cit., p. 201) mentionne brièvement la lettre du 26 juin sans mettre en question son authenticité, elle est omise dans toutes les monographies récentes, y compris le recueil Chiari, et présentée comme « Fälschung » (faux) par Olschki (op. cit., p. 139, note 2). Que la lettre ne nous soit parvenue qu’à travers une copie du XVIIe siècle ne constitue pas, bien entendu, une raison pour douter de son authenticité, puisque c’est le cas pour une grande partie de la correspondance de Galilée, et spécialement pour la seule autre lettre à lui adressée par Cigoli qui nous soit parvenue (Galilée, Opere, XI, p. 213, datée du 1er octobre 1611). On peut signaler que la lettre du 26 juin 1612 fut écrite en fait en plein pendant la campagne des taches solaires : Cigoli rend compte de ses observations le 8 juin 1612 (Galilée, Opere, XII, p. 318), le 30 juin 1612 (ibid., p. 347, avec dessins), et le 14 juillet 1612 (ibid., p. 361, avec une amusante comparaison entre les scientifiques réactionnaires refusant d’accepter les découvertes de Galilée et les critiques d’art réactionnaires qui avaient déclaré que Michel-Ange avait « ruiné l’architecture en s’éloignant des règles de Vitruve »). Voir aussi la première note de la lettre de Galilée à Cigoli, page 79.
une communication spontanée mais ce qu’on peut appeler un « coup monté ». L’avant-dernier paragraphe, juste avant la très galiléenne formule finale « je vous baise très cordialement les mains, et vous prie de continuer à m’accorder la faveur de votre amitié ainsi que de vos observations sur les taches », commence ainsi : « Voici ce que pour l’heure je peux réunir comme réponse aux raisons avancées par ces partisans de la sculpture, dont m’a fait part ce matin par votre ordre notre Signor Andrea ». Cette phrase (après laquelle il conseille avec un certain humour de laisser ce genre d’exercices dialectiques à ceux qui ne sont pas capables de maîtriser l’un ou l’autre de ces arts si proches et qui sont « tous deux véritablement admirables lorsqu’ils sont excellemment pratiqués »), cette phrase donc éclaire parfaitement ce qui s’est passé. Cigoli, qui se trouvait alors à Rome, avait dû s’engager dans l’une de ces fastidieuses discussions sur les mérites respectifs de la peinture et de la sculpture. D’une extrême modestie, et enclin à affirmer que les spéculations théoriques « n’étaient pas un plat fait pour ses dents6 », il demanda l’aide de Galilée en lui transmettant les formidables arguments de ses adversaires par l’intermédiaire de « notre Signor Andrea » (qui n’était apparemment nul autre qu’Andrea Cioli, alors secrétaire de la mère du grand-duc de Toscane, et qui se trouve constamment en relations avec Galilée durant ces années-là et ultérieurement7), grâce à qui il espérait 8
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6. Le 23 mars 1612, ayant discuté diverses explications des taches solaires avec un grand bon sens, il laisse finalement toutes ces spéculations à Galilée avec cette remarque : « però non essendo pasta da mia denti, ci lascerò pensare a voi » – « mais comme ce n’est pas là un plat fait pour mes dents, je le laisse à votre réflexion » (Galilée, Opere, XI, p. 286). 7. Pour Andrea Cioli (1573-1641), par la suite premier secrétaire du grandduc Ferdinand II et, en tant que tel, étroitement impliqué dans la bataille de
joindre son ami plus rapidement que par un courrier ordinaire. Galilée s’était exécuté le jour-même. Rien d’étonnant alors si sa réponse prend la forme d’une dissertation quelque peu académique, dont Cigoli pourrait faire usage lors de sa prochaine rencontre avec « ces partisans de la sculpture ». L’argument le plus décisif en faveur de l’authenticité de cette lettre réside toutefois dans son contenu même. Les affirmations qu’il s’agissait de réfuter sont, inutile de le souligner, parfaitement conventionnelles ; mais la façon dont elles le furent constitue la seule contribution originale au débat depuis Léonard de Vinci. L’on peut montrer en outre que l’une de ces réfutations fut développée à partir d’un bref fragment dont l’authenticité ne saurait être – et n’a jamais été – mise en doute. Un argument classique en faveur de la sculpture était que les statues, étant des objets tridimensionnels et non pas des images à deux dimensions, étaient pour ainsi dire plus « réelles » que les tableaux et, par conséquent, aptes à créer une illusion plus « trompeuse ». À quoi la lettre du 26 juin réplique que le « relief » qui donne l’impression de la tridimensionnalité est de deux sortes : « Pour le relief qui trompe la vue, dit-il, la peinture y a sa part tout autant que la sculpture et même davantage ; puisque la peinture, outre le clair et l’obscur qui sont pour ainsi dire le relief visible de la sculpture, dispose de la couleur, éminemment naturelle, laquelle fait défaut à la sculpture. Reste donc que la sculpture surpasse la peinture pour cette sorte de relief qui dépend du toucher. Mais bien simples sont ceux Galilée avec les autorités ecclésiastiques, voir E. Wohlwill, op. cit., passim, et Galilée, Opere, XX, pp. 134 et 420. Pour les relations avec Galilée dans les années 1612-1613, voir Galilée, Opere, XI, p. 258, 565, 583.
qui croient que la sculpture doive tromper le toucher plus que la peinture, si par tromper l’on entend faire en sorte que le sens à tromper accepte l’objet non pour ce qu’il est mais pour ce qu’il est censé imiter ! Or qui penserait qu’en touchant une statue l’on puisse croire qu’il s’agisse d’un être vivant ? » Nul doute que cet argument, d’un tel bon sens qu’il en paraît trivial bien qu’il n’eût encore jamais été avancé dans une discussion de ce type, est un développement de ce fragment propria manu : « la sculpture en aucune manière ne trompe ni ne fait croire à ce qui pourrait n’être pas tel 8 » ; et ce n’est qu’à la lecture de l’explication plus circonstanciée donnée dans la lettre à Cigoli que ce fragment devient pleinement intelligible. 10
8. Galilée, Opere, VIII, p. 642 (« La scultura non inganna punto, nè vi fa creder mai quello che poi non sia tale »).
[…]
Table des matières Nathalie Heinich Panofsky Épistémologue
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Erwin Panofsky Galilée critique d’art 15 I II 22 III 35 IV 44 V 50 VI 59 VII 70 Compléments 77 Lettre de Galilée à Lodovico Cigoli Monsignore Giovanni Battista Agucchi et son discours Del 83 Mezzo Alexandre Koyré 91 Attitude esthétique et pensée scientifique
Erwin Panofsky
galilée critique d’art septembre 2016
Et si Galilée, malgré tout son génie, était passé à côté de la découverte majeure de Kepler – pourtant moins progressiste que lui – en raison du classicisme de ses goûts esthétiques ? C’est cette thèse paradoxale que soutient avec brio, dans ce petit livre virtuose, le grand historien d’art Erwin Panofsky – auteur entre autres de La Perspective comme forme symbolique, Architecture gothique et pensée scolastique, L’Œuvre d’art et ses significations. Croisant pour les besoins de sa démonstration histoire des sciences et théorie des arts, numérologie et anamorphose, maniérisme et poésie, astronomie et marqueterie, Erwin Panofsky effectue une traversée époustouflante de la culture de la Renaissance, convoquant tout à la fois Léonard de Vinci, Michel-Ange, Le Tasse, Holbein, L’Arioste, Kepler et Arcimboldo. « Les voies de la pensée sont curieuses, imprévisibles, illogiques », commente Alexandre Koyré dans l’étude très fine qu’il consacre à l’essai de Panofsky et qui accompagne cette réédition d’un texte devenu introuvable. Dans sa préface, la sociologue Nathalie Heinich situe les enjeux du livre et son caractère profondément paradoxal en matière de rapports entre arts et sciences.
EAN 9782874494178 ISBN 978-2-87449-417-8 112 pages – 15 €
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