Rossano Rosi
HANSKA roman
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Rossano Rosi
Hanska
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Je m’en souviens encore. Mon cœur bat la chamade dès que je sonne au n° 535 de la rue Saint-Léonard, à mi-chemin entre l’église Sainte-Foy et l’esplanade désolée de Coronmeuse, dès que je pousse la grille rouillée du portail, dès que je m’avance vers la maison-forte des Quatre Tourettes, m’éloignant perpendiculairement de la rue dont on ne perçoit bientôt plus que le bruit continuel, dès que je monte cet escalier inégal aux marches grinçantes et sombres, chaque fois mon cœur battait. Je pénètre dans cette demeure ancienne avec une sensation rapide qui accentue encore le rythme de mon cœur. Partout, les objets les plus divers – vêtements, livres, piles de journaux, ustensiles de cuisine ou bibelots méconnaissables – jonchent le sol. Les croisées étroites du salon, dont le plancher, sous les lourds tapis, sent la térébenthine, me donnent l’impression, peut-être parce que les carreaux en sont épais et comme martelés par le temps, de me projeter dans le passé : quelque part entre le xixe et le xxe siècles, à une époque où les plumes d’oie sur les bureaux côtoient encore les premières machines à écrire, où les chevaux croisent aux carrefours des véhicules automobiles, mais où une rupture radicale avec le passé, encore invisible pour certains myopes, vient de s’opérer. Dans ce petit salon du premier étage, aux murs chargés d’étroites peintures et de grandes volées de livres, tandis que je me penche pour essayer d’apercevoir, par-dessus le portail,
là-bas, la silhouette si morne de la rue Saint-Léonard qui se devine à travers la vitrauphanie des fenêtres, des fenêtres très basses, presque au ras du plancher, je me sens soudain, loin de ma contingence, loin de mon père, de ma mère et de leur intérieur dépourvu de livres et encore moins de peintures, le contemporain de Stéphane Mallarmé, de Claude Debussy ou de Henry James. Puis, les trois verres anciens qu’Hanska, un bracelet de métal autour du poignet, déposait sur la table et où elle versait quelques gouttes de vin, parachèvent le tableau : bientôt nous aurons l’audace, me dis-je, d’évoquer devant l’âtre du salon des alexandrins parfaits ou tordus et de pratiquer les enjambements les plus scabreux. Nous parlerons aussi de nos poèmes, des sonnets que nous écrivons sans oser nous les montrer, comme s’il s’agissait d’un trésor enfoui que le simple fait de le dévoiler anéantirait aussitôt. Ou peut-être… pour mieux nous bercer de l’illusion qu’il s’agit bien là de trésors, et non de gribouillis absurdes et informels. Mais au lieu de ça, presque à chaque fois, Hanska, un livre en main, un livre recouvert d’une jaquette fleurie où elle porte son regard de temps à autre, me parle du temps qu’il fait. Elle porte son habituel béret (cette fois-ci, je prononce muettement le mot tout en détaillant ce bel objet, que jamais je n’aurais cru pouvoir qualifier un jour de beau). Le temps qu’il fait… Oh ! Ces instants sont si précieux, du fait de leur extrême rareté et de leur brièveté, que je ne comprends pas que nous n’en profitions pas pour évoquer ces hauts sujets qui me changeraient des culasses de fusil et des ridelles de camion. Il doit y avoir de la désolation dans mon regard, mais je ne dis rien, mais je surmonte cette déception. Parler du temps qu’il fait, après tout, c’est une façon de se rapprocher et de se tenir au chaud l’un contre l’autre.
Je me contente de la contempler, et je me jure que la prochaine fois je lui parlerai d’emblée de poésie, d’art, de musique, enfin… d’amour. Je regarde négligemment autour de moi ; plusieurs rouleaux serrés de billets de banque traînent sur le buffet, entre deux vases de fleurs mortes. Mes cheveux ras de militaire me dérangent et je ressens l’absence de béret sur ma tête comme un manque, presque comme une incongruité. « Il va bientôt pleuvoir. Bientôt faire glacial et brumeux. Novembre est bien arrivé… – Oui, dis-je. Novembre. – Novembre dont je ne verrai pas la fin. – Le froid, la pluie. Nous en parlions justement, le milicien d’Albe et moi. – Le milicien d’Albe ? – Je n’ai pas encore parlé de cet ami… – Cet… “ami” ? » Ses yeux verts ont alors lancé de petits éclairs pailletés dans la pénombre jalouse du salon. J’ai l’impression vague que cette phrase, et ces yeux, sonne comme un reproche. Je suis confus, je rougis, je détaille distraitement les monticules d’objets qui nous entourent, je cherche une explication, sans comprendre qu’en prononçant ces mots, Hanska voulait juste me faire part de la surprise, étant donné ma personnalité solitaire, et du plaisir, étant donné ma propension à la mélancolie, qu’elle ressent à l’idée que je ne suis pas seul à me morfondre entre les murs de la caserne. Or, tandis que j’entends la porte d’entrée claquer et les pas de Walser dans l’escalier, je me dis stupidement qu’Hanska pense que je la trahis, que je trahis Walser, qu’elle me condamne et me fusille ainsi du regard, que je trahis toute leur amitié en osant qualifier d’ami le milicien d’Albe. Ami.
Un mot à ne pas prendre à la légère… Je ne l’ignore pas. Je suis une des rares personnes qu’Hanska et Walser reçoivent chez eux, l’un de leurs rares – précisément – amis, sinon l’unique. Car je n’ai jamais croisé personne d’autre au n° 535 de la rue Saint-Léonard, dans cette maison-forte aux Quatre Tourettes, je n’y ai jamais entendu d’autres pas que les leurs, je n’y ai jamais croisé d’autres regards, pas même lorsque je traversais la petite avant-cour, entre la rue et la maison, en écrasant doucement des gravillons qui ne laissaient entendre aucun crissement. Chaque fois que j’y suis entré et que je me suis installé dans leur salon, j’ai eu l’impression que la rue Saint-Léonard, le quartier Nord, le monde extérieur, le temps présent avait cessé d’exister et qu’il n’y avait plus que nous. Le « monde extérieur » ? Mots presque vains pour ces deux-là. Hanska ne sort que rarement ; Walser un peu plus, à cause de son activité au Conservatoire royal, lequel se trouve à l’autre bout de la ville. Il est exceptionnel, sinon, qu’ils dépassent les limites du quartier et s’aventurent au-delà de la rue de Steppes, de la rue Morinval, de la rue Bonne-Nouvelle ou même de la place Sainte-Foy. Comment ne pas croire dès lors que ma chère Hanska, par cette question (« Cet… “ami” ? ») et par ce regard brûlant, ait voulu mettre en doute la constance de mon amitié, sinon son existence même ? Je ne pouvais pas deviner, cette fois-là, qu’il s’agissait d’une autre forme de sollicitude. Aussi me suis-je tu, à demi-honteux. Avoir des amis, pensais-je, ne revient-il pas au fond à avoir trop d’amis ? Trop… c’est-à-dire… ignorer ce qu’est le sentiment de l’amitié, qui ne peut unir que deux ou trois
cœurs… Guère plus. Les autres ne seraient que des « amis » que le vent emporte. J’ai la gorge nouée en songeant en cet instant précis, à tort comme je le sais aujourd’hui, qu’elle a très certainement voulu mettre en doute, par un tel regard, par cette interrogation cruelle (« Cet… “ami” ? »), que j’avais alors si mal comprise, mettre en doute la réalité même de mon amitié. Mais non ! Notre amitié est forte, au contraire, me suis-je dit ensuite dans un élan d’enthousiasme que je conserve celé dans l’urne de mon cœur, elle entrelace nos cœurs et nos pensées sans qu’il soit parfois possible de les distinguer avec netteté. C’est ce qu’on appelle la confusion : nous nous confondons – c’est tout à fait ça. Presque comme si le monde extérieur n’était pas. Et c’est vrai qu’être seuls dans cette maison-forte, presque sans aucun bruit, avec cette douce odeur de térébenthine et cette lumière filtrée qui ménage une pénombre mouchetée de couleurs fades, c’est vrai que nous atteignons à une sorte de bonheur et que le monde a peut-être tout simplement cessé d’être. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, cette amitié avait commencé dans une salle de bal aménagée de façon assez fruste dans un hangar désaffecté depuis longtemps, située à quelques centaines de mètres de la maison-forte des Quatre Tourettes, dans une petite rue du quartier Nord dissimulée entre le quai Saint-Léonard et la rue du même nom, la rue du Bosquet. Elle avait commencé au milieu d’une foule d’adolescents chevelus et de jeunes adultes dégoulinant de sueur et de bière sur un fond de musique brutalement électrique.
Merckx m’y avait emmené, malgré moi. Sortir, ce soir-là, ne me disait rien qui vaille, et j’aurais préféré continuer à écluser tranquillement quelques bières dans l’atmosphère enfumée de sa chambre, comme nous le faisions de temps en temps, avec la photographie de Nadar devant moi et la nuque posée sur un coussin de musique progressive. Je parlais de mon père, j’imaginais sans y parvenir la vie qu’il avait bien pu avoir lorsqu’il avait mon âge et que la guerre venait d’éclater. Il était né en 1915, au beau milieu d’une autre guerre ; il avait vingt-trois ans, comme moi, au moment où l’Europe s’apprêtait à se déchirer à nouveau. C’était étrange, peu compréhensible pour moi. Parfois, je ressentais le besoin de livrer à quelqu’un d’autre, à Merckx, ces interrogations floues qui me flottaient en tête. Tout cela avec des mots pâteux et très embrouillés. Or, Merckx ne m’écoutait pas et songeait, sans me l’avouer, que j’étais peutêtre en train de lui gâcher son samedi soir. Il réussit enfin à vaincre mon indolence et me jeta pour ainsi dire hors de chez lui pour me traîner dans les rues de Liège jusqu’à cette rue du Bosquet où, dans ce hangar en jachère, avait lieu une fête « à ne pas rater ». Nous avions marché très vite dans le froid et avions fait un détour par la rue du Commandant-Marchand pour aller admirer la Meuse le long du quai Saint-Léonard, entre le pont Atlas et le pont Maghin. Il y avait de la fumée sur les eaux
du fleuve, que l’on voyait glisser en volutes compactes sous les arches et disparaître en aval, au loin vers Coronmeuse. Bressoux se distinguait à peine sur l’autre berge. Il n’y avait personne. Des lumières dansaient pourtant sur les péniches amarrées. J’enviai les mariniers d’être là sans y être, prêts comme ils l’étaient à repartir sur leurs chemins d’eau à travers toute l’Europe. Sans ancrage définitif, sans vie arrêtée. J’aurais voulu être comme eux et me dire que demain, ou aprèsdemain, il m’aurait suffi d’emporter un simple havresac, avec un carnet, un bic, quelques livres, et de prendre la route, à défaut de fleuve, pour gagner d’autres horizons et parcourir de nouveaux espaces. Curieusement, je ne songeai pas cette nuit-là que tel avait été tout compte fait, maintenant qu’en flottant entre les eaux de tous mes souvenirs je le vois clairement, le destin de mon père. N’avait-il pas pourtant lui-même un jour pris la route, en boitillant à travers les poussières blanches des chemins ? Avec un livre en poche et ce carnet dont il ne m’a jamais parlé et sur lequel je n’ai jamais mis les mains pour l’ouvrir avant de m’en emparer furtivement – furtivement, crus-je – le jour où je partis en caserne. Il avait ainsi quitté la Toscane de ses ancêtres ; sans cesse il avait respiré d’autres cieux ; il avait aussi guerroyé, peut-être tiré sur des hommes avec un Beretta, arme du régime estampillée d’un XX ou d’un XXII sur le canon, il avait bivouaqué au cœur de territoires occupés ; il était parti pour le Nord, boitillant toujours, était descendu sous terre, loin cette fois-ci de tous cieux possibles, pour tailler du charbon dans des cercles infernaux que Dante n’a pas imaginés. Et tout ça pour vieillir à la fin,
aussi sec qu’un pruneau, dans un coron rouge au fond d’un quartier sans grâce, dans cette ville étroite elle-même, étroite et âpre, qui d’emblée avait suscité ces pensées en lui le jour où il y avait débarqué pour la première fois, à la gare des Guillemins, ainsi que jamais il ne me le confia : « Mon Dieu, faites que je m’en aille d’ici, de cette cité trop grise, de cette cité trop sale et sans lumière et sans beauté, c’est vraiment trop laid. » Et il y resta à jamais. Ce soir-là, au lieu de me dire tout cela et de constater à quel point mon père avait eu une vie bousculée, à sa manière une vie aventureuse, en somme, tandis que je cheminais avec Merckx et m’avançais à l’encontre de mon propre destin en contemplant avec une émotion incompréhensible ces belles péniches, je me disais… Je me disais qu’il fallait absolument que ma vie soit différente… ne soit pas comme celle… « immobile »… « sans voyage »… « sans surprise »… de mon père ! Mon père à qui il me fallait absolument ne pas ressembler si je voulais que ma vie soit, comme de juste, pleine de vie et pleine de littérature. Je voyagerais, je serais écrivain, moi, je connaîtrais de grands événements qu’une biographie future retracerait avec fidélité. Absolument. Tout en marchant, je récitai d’ailleurs à Merckx un poème de Jacques Prévert. J’étais heureux soudain d’entendre ma voix s’élever le long de ces quais presque déserts, qu’un gel violent avait transformés en d’étranges lieux où les sons même avaient changé de réalité. Les élans de mes syllabes se suspendaient dans l’air, formaient d’invisibles arabesques entre les étoiles et les lumignons orange des réverbères. J’adorais ce poème de Prévert !
« C’était bien, murmura Merckx. Ça réchauffe. – Oui. La poésie, ça réchauffe, c’est vrai. – Ouais. Et Rimbaud surtout. Parce que Rimbaud, c’est génial et qu’il n’y a pas d’autre poésie que Rimbaud. Rimbaud superstar. – Rimbaud ? – Ben oui, Arthur quoi. Brest, Le Dormeur, Barbara et tout le tralala… Rimbaud quoi. – Ah oui, Rimbaud. – Qu’est-ce que t’es con, tu me réchauffes avec du Rimbaud et tu oublies que c’est du Rimbaud ! Non mais… T’es vraiment trop con. – C’était un poème de Prévert. – C’était du Rimbaud, rendstoi compte. D’ailleurs regarde comme ça m’a réchauffé. Ah ! T’es vraiment vraiment trop con. « – Oui, vraiment vraiment trop con », conclus-je sans insister et sans virgule entre ces deux « vraiment » que je prononçai en les collant l’un à l’autre. Car de toute façon, me suis-je dit, chaque fois qu’il entendait un poème ou un bout de poème, Merckx pensait invariablement que c’était du Rimbaud : il n’avait jamais lu en entier le moindre poème de Rimbaud, ni de qui que ce soit d’autre d’ailleurs, et s’imaginait avec candeur qu’un poème qu’il entendait, qui lui plaisait et dont il retenait des bribes ne pouvait être à coup sûr qu’un poème d’Arthur Rimbaud. Merckx avait trouvé le jeune Rimbaud – l’être humain, celui dont on voit la tête au banquet des Vilains Bonshommes, qui se retrouve en pleine Semaine Sanglante, qui essuie à Bruxelles les coups de revolver de son ami, puis qui part pour le Harrar – tellement « sympa », tellement « proche » de ses préoccupations de jeune homme en révolte, tellement « concerné » au mépris de toute logique par sa propre vie à lui, qu’il voyait en fait du Rimbaud partout. Quant à moi, je demeurai un instant surpris : le Harrar avait subrepticement dessiné devant mes yeux la silhouette
d’un soldat italien, que je cachai dans les méandres de mes pensées. Je me tus, j’emboîtai le pas à Merckx. Nous arrivâmes à la fête. La salle était chaude, la musique était forte et une cohue de têtes chevelues flottait au milieu de faisceaux lumineux de toutes les couleurs. Immédiatement j’aperçus Hanska et Walser. Ils étaient là. Je ne les connaissais pas, je ne les avais jamais vus encore. Je les ai pourtant d’abord remarqués. Immobiles, impassibles, ils étaient droits comme deux i, tenant chacun une bouteille de bière en main qu’ils ne portaient pas à leurs lèvres. Hanska … Impossible de ne pas la voir, tant sa beauté sombre était évidente ; les milliers de petits éclats lumineux mouvants dont la boule disco ornait la peau de son visage presque métallique donnaient à Hanska, toujours immobile, toujours impassible, un air d’Ève future qui me bouleversa. Hanska ne regardait rien, semblait ne pas respirer, et sa beauté surpassait tout le reste. Minijupe, hautes bottes en cuir, body moulant, béret. Hanska semblait sortie d’un film de science-fiction des années soixante ou, n’eût été sa peau blanche, d’une pochette Motown. Walser, lui, avait cet air de jeune Cassavetes, négligé, un peu sale, hirsute, mais terriblement profond, que je lui ai toujours connu. Je n’aurais jamais pu deviner que ces gros doigts aux ongles noirs et cassés étaient les doigts d’un violoniste du Conservatoire. Merckx siffla d’admiration en me montrant Hanska du doigt et ricana. Il me faisait remarquer que cette poupée-là avait, hélas, tout de la poupée :
« Frigide, artificielle… Du plastoc quoi. – Tu crois, disje, l’air néanmoins ému. – Certain. Regarde : elle bouge pas, elle vit même pas, on dirait. Ou alors, n’en déplaise à ses archi-nichons, ses piles sont archi-plates. Une vraie poupée, je te dis. Du plastoc, je te dis. – Archi-vrai », dis-je, sans oser avouer que c’était justement ce qui était en train de me rendre fou. « Incroyable. Poupée parfaite ! m’écriai-je. Je me demande comment elle fait : on dirait qu’elle est presque vivante, ajoutai-je dans une misérable tentative d’humour. – Allez. T’es vraiment trop con, toi. Et cette bière, tu me l’offres quand ? – Une bière ? fis-je. – Ouais. Grouille. Fait soif. » Lorsque je revins avec nos bouteilles, Merckx dansait déjà, pris par une sorte de délire aimanté qui attirait sur lui les regards d’une nuée de jolies filles. La soirée était bien partie pour lui, comme d’habitude, il avait un succès fou. J’allai lui donner sa bière et fis le tour de la salle, me faufilant entre les corps en sueur de toutes ces autres personnes que je regardais une par une mais qui n’étaient jamais ni Walser ni Hanska. En vain. Hanska et Walser avaient disparu. Qu’étaient-ils donc devenus ? Pour quelle raison exacte ? Je l’ai toujours ignoré.
Cette soirée absurde les ennuyait mortellement. Ils en avaient eu marre et s’étaient éclipsés. Je ne savais pas qu’ils ne s’y étaient rendus que sur le conseil insistant de la psychologue comportementaliste du Service social. « Vous devez sortir », leur chantait-elle inlassablement aux oreilles, lors de leurs séances. « Sortir, vous mêler à la vie, quelque part, sortir, voir des gens. Vivre ! – “Vivre” ? demandait Hanska. – Vi-vreuh », répétait la psychologue comportementaliste en articulant les deux syllabes à la façon d’une Marseillaise. « Et le reste suivra. – Bon, disait Hanska. – Quel reste ? » demandait sourdement Walser, un tantinet agressif. « Par exemple, une fête », poursuivait la psychologue comportementaliste du Service social. Elle faisait mine de ne pas avoir entendu la question irritée de Walser. « Une soirée. « Bouger avec d’autres gens. « Un anniversaire, par exemple. – Un anniversaire ? Et de qui ? demandait Hanska. – Je ne sais pas », s’énervait presque la psychologue comportementaliste, qui se demandait pourquoi ces deux-là étaient justement tombés sur elle. « Je ne sais pas ! D’un ami ! L’anniversaire de quelqu’un que vous auriez rencontré lors d’une fête ! – Restons logiques », disait Hanska.
D’un geste silencieux, elle faisait taire Walser, qui s’apprêtait à reprendre la parole avec une dose supplémentaire d’agressivité. « Je ne puis me rendre à l’anniversaire d’un “ami” (admettons qu’il soit possible de considérer une personne comme tel…) que je n’aurai rencontré qu’à l’occasion précisément de cette fête d’anniversaire. C’est absurde », conclut Hanska. La psychologue comportementaliste se contentait alors de soupirer, jusqu’au jour où elle eut vent de cette soirée qui avait l’avantage d’avoir lieu à quelque cinq ou huit cents mètres de la maison-forte des Quatre Tourettes. « Profitez-en ! leur chantait-elle encore. C’est une occasion ! Et ce n’est pas loin de chez vous ! Vous n’aurez même pas à traverser la Meuse ! Ni à chercher le chemin ! » Hanska et Walser promirent poliment de s’y rendre. Ils y restèrent en tout et pour tout quarante-cinq minutes, sans même danser une seule seconde ni boire le moindre atome de la bière qu’ils avaient pourtant tenue chacun en main en observant attentivement les contorsions bizarres des danseurs. De retour au n° 535 de la rue Saint-Léonard, le portail refermé derrière eux, ils étaient un peu honteux, sans se l’avouer, de cette sortie désespérante et n’osèrent s’avouer non plus qu’ils s’y étaient mortellement ennuyés. Sur le buffet, ils faisaient rouler les faisceaux de billets de cinq mille comme s’il se fût agi d’un jeu. Ils ne pouvaient pas savoir qu’ils y avaient gagné un ami, à cette fête : je les y avais remarqués, je me souviendrais d’eux, je leur parlerais, je sonnerais un jour au n° 535 de la rue Saint-Léonard et je franchirais la petite avant-cour menant à l’entrée de la maison-forte des Quatre Tourettes.
[…]
HANSKA MARS 2016
Un béret peut changer une vie. Devenu conscrit (à l’époque du roman, il y en avait encore), notre jeune héros se retrouve plongé de but en blanc dans un ennui kaki, qui lui laisse quand même la possibilité de vaquer à ses pensées les plus noirâtres. Car celles-ci s’entortillent autour des idées de la mort (laquelle fera bientôt irruption dans sa jeune vie), de la guerre (en revêtant un béret, il songe inévitablement à la guerre de son père), de l’amour (l’inaccessible Hanska), de l’immigration (son mineur de père arrivé en Belgique juste après la guerre), des eaux troubles du passé (l’Italie fasciste)… Mais le héros emporte avec soi aussi de quoi lire : un Jules Verne et un vieux carnet ayant appartenu à son père. L’un et l’autre vont l’aider à voir plus clair dans ces eaux où il risque de se perdre. Pour percer la houle, ces deux véhicules donc : les Vingt mille lieues, mais aussi ce vieux carnet aux pages toutes noircies d’une écriture gribouillée, serrée, presque illisible : celle de son père ?
Rossano Rosi est né à Liège en 1962. Il vit et travaille à Bruxelles depuis près de vingt ans, où il enseigne le français et les langues anciennes. Il a publié cinq romans et deux recueils de poésies, dont l’un a été couronné par le prix MarcelThiry. Il est membre du comité éditorial de la collection « Espace Nord ».
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493188 ISBN 978-2-87449-318-8 240 pages – 18 €