Luc Dellisse
L’invention du scénario
Créer et structurer son récit
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Luc Dellisse
L'invention du scénario Créer et structurer son récit édition revue et augmentée
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Table des matières
Préface à la troisième édition 7 Introduction. Pourquoi un scénario ? 11 Première partie. Raconter 15
La motivation 15 Qu’est-ce qu’un récit ? 16 Le choix et la vérité du sujet 17 Trouver le point de départ 19 La situation initiale 21 Les personnages et leur caractérisation 23 Le déclencheur et le révélateur 25 Le protagoniste et son objectif 28 L’antagoniste ou la force des choses 30 Les obstacles 31 A. Les obstacles internes 31 B. Les obstacles externes 32 C. Les obstacles ambivalents ou « freudiens » 32 La portée des obstacles 33 Héros et superhéros 35 Le conflit et l’identification 36 Le principe de nécessité 38 Préparation, annonce, téléphone 40 1. Préparation – installation 41 2. Effets d’annonce 42 3. Promesses, paiement 42 4. L’excès. Les effets téléphonés 43 La résolution 44 L’épilogue 46 Synthèse : le schéma dramatique 48 Retour sur soi 49
L’étape du script Nuances de vocabulaire 1. Scène et séquence 2. Séquencier et scène-à-scène 3. Scénario La nature des « lois »
50 52 52 54 54 55
deuxième partie. La totalisation du récit 59
Le modèle ternaire 1. Mise en place ou exposition 2. Confrontation 3. Résolution La gestion des informations 1. La réitération 2. L’utile et l’inutile 3. Ellipses et raccourcis Le point de vue La forme et le sens La logique intérieure Le temps narratif Le fonctionnement identitaire Le Graal, la cible du désir Le secret
59 59 59 60 61 61 63 64 65 66 68 68 70 71 72
troisième partie. LES DESSOUS DE L’INTRIGUE 75 Le pressentiment du protagoniste 75 L’explicite et l’implicite 77 Le pittoresque et l’action 78 Les deux temps de la caractérisation 79 Les maillages de la trame 81 1. L’ironie dramatique 81 2. Le signal 83 3. La relance 86 4. Le tic-tac du temps 87 5. Diffraction et cristallisation de l’incident déclencheur 89
quatrième partie. DIALOGUER 91 Le « gentil art » des dialogues 91 1. Les dialogues comme caractérisation des personnages 92 2. Les dialogues comme reflet d’une situation donnée 93 3. Les dialogues comme action 94 L’efficacité de la parole 95 La troisième dimension 96 Les dialogues de brio 99 Les autres paroles que le dialogue 102 Les fonctions de la voix off 103 A. D’où ça parle 103 B. Type de parole 103 C. Fonctions spéciales 104 Vérité et mensonge 105 Intelligence et logique des personnages 107 cinquième partie. FINIR ET APRÈS 111
Ce qui n’est pas fini n’existe pas La « fin » comme moyen Qu’est-ce qu’une histoire aboutie ? Preuve par neuf Le questionnaire dramaturgique La note d’intention Limites de la construction dramatique
111 111 113 114 115 116 117
sixième partie. LES MÉTIERS DU SCÉNARIO
121 121 123 124 126 129 132
Qui est l’auteur d’un film ? Un scénariste est-il un écrivain ? Le principe de frontalité Discuter un scénario Le script doctoring et l’objectivité L’enseignement et la liberté
septième partie. L’ENVERS DE LA LITTÉRATURE 135
L’art du temps Sur la poésie
135 140
Écriture et cinéma
140
huitième partie. LE DOSSIER SCéNARIO 145 Les pièces du dossier 145 Le titre 145 Nature, genre et durée 146 Le pitch 146 La proposition dramatique 146 L’argument 147 La caractérisation des personnages principaux 147 Le synopsis 147 Le séquencier (suite de scènes, scène-à-scène) 148 Le traitement 148 La continuité dialoguée 148 La continuité non dialoguée 149 Le storyboard 149 Le découpage technique 150 La note d’intention 150 Présentation des auteurs 150 Le dossier pour une série 150 La question du message 152 CONCLUSIONS
155
ANNEXES
157 157 166 170
Petit lexique Esquisse bibliographique Repérage filmique
« La Muse vient pendant que vous êtes à l’œuvre. Pas avant. Ne l’attendez pas. Commencez sans elle. » Roger Ebert « Une fois l’énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d’échecs avait été fortuite. Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur, inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre une autre solution, la véritable. » Jorge Luis Borges
Préface À la troisième édition
Publié pour la première fois en 2006, L’Invention du scénario a été conçu et rédigé pour mettre au clair un certain nombre de questions pratiques que je me posais alors, et dont je ne trouvais pas la solution autour de moi. Je souhaitais comprendre quel rapport il peut y avoir entre l’écriture d’un texte, où tous les attributs de l’écriture sont convoqués, et la conception d’un film, où le mouvement et l’ordre de scènes visuelles fournissent le dispositif central. Il me semblait que le texte devait être, non pas le repérage du film, mais son modèle, c’est-à-dire une description si précise qu’elle rende possible sa réalisation, et si strictement conçue qu’elle ne laisse rien ignorer des ressorts et des détails de l’histoire, sans empiéter sur l’autonomie de la réalisation. Cette question d’une conduite rigoureuse de l’écriture, au service d’autre chose qu’elle-même, et destinée à favoriser, non à restreindre, la création, s’entendait aussi pour le travail interne du scénariste, qui dispose de règles dramaturgiques d’une évidente utilité, dont l’absence même risque de favoriser la déliquescence ou l’enlisement de l’histoire, et qui ne peut pour autant accepter que ces règles lui dictent ce qu’est une bonne ou mauvaise histoire, ce qui peut ou ne peut pas être raconté.
Il me paraissait contradictoire d’imaginer qu’un auteur soit moins libre en termes de création que dans un autre medium par le simple fait qu’il écrit un film, au point qu’il y aurait des histoires dont il sentirait la nécessité et qu’il ne pourrait pas raconter parce qu’elles ne seraient pas cinématographiques. Non seulement je rejetais cette idée qui signifierait que le cinéma est un genre et non un art, mais en visitant la cinémathèque mentale que chacun porte en soi (le souvenir précis de films qu’on a aimés et qui constituent le paradigme en perpétuelle évolution de son goût pour le cinéma), je trouvais un grand nombre d’œuvres qui me faisaient sentir qu’il n’en était rien. Mon idée était donc d’écrire un ouvrage qui soit un manuel d’initiation et d’incitation au scénario considéré comme art de se dépasser et de dépasser les lieux communs pour être, non pas moins libre par respect des règles, mais plus libre et plus accompli que si ces règles n’existaient pas. J’y trouvais une raison suffisante pour reprendre à neuf tout ce que j’avais cru découvrir – comme écrivain, comme cinéphile, comme professeur, comme script doctor – et pour l’exposer méthodiquement. J’ai cherché à définir ce qu’on peut attendre d’une connaissance solide et d’une pratique réfléchie des lois scénaristiques, sans pour autant brider l’originalité d’un auteur ni sa liberté. Ainsi est né L’Invention du scénario, et ainsi se justifie son titre, qui met l’accent sur la création plutôt que sur les procédés. Cet essai a depuis lors eu une grande chance : il est devenu, avec les années, un ouvrage de référence, tant pour les étudiants que pour les jeunes scénaristes et pour les amateurs de cinéma. Pour ma part, il m’a rendu service en m’aidant régulièrement à faire le point, dans mon écriture et dans mon enseignement, quitte à constater au
passage qu’il n’y a d’autres vérités que devenues, et que certains faits que j’avais cru constater ou déduire à l’aune de la raison ne trouvaient leur véritable sens qu’une fois nuancés, remis dans leur contexte, ou appliqués à des œuvres réelles : au lieu que les principes d’autorité ne semblaient pouvoir s’appliquer qu’à des œuvres moyennes et échouaient devant l’hypothèse d’un chef-d’œuvre. Évidemment, il est assez rare que celui qui examine des œuvres en friche (celles qui lui sont soumises dans le cadre d’un cours, d’une demande d’aide technique, voire d’une commission de cinéma), trouve des projets de film à propos desquels le mot chef-d’œuvre peut être véritablement prononcé. Mais cela arrive pourtant, juste assez souvent pour qu’on ne puisse jamais rejeter cette possibilité à priori, ni jamais accepter de s’inscrire à l’intérieur d’un processus où le talent, l’extrême réussite, les marques d’un certain génie, ne feraient pas partie par principe de la donne, et appartiendraient à la catégorie, non pas statistique de l’exception, mais métaphysique du miracle. Mon expérience me montrait que cela n’était pas exact. Il y a quinze ans que j’enseigne le scénario. J’ai eu, il me semble, entre les mains, à douze ou quinze reprises, des histoires de premier ordre, par la combinaison heureuse d’un sujet, d’un récit, de la facture des personnages et d’un style. Toutes ne sont pas devenues des films, encore moins des grands films : il y a tant de paramètres en cours entre la fin de l’écriture et le dernier jour du montage. Mais au stade abouti de leur scénario, le « miracle » avait eu lieu. Ces rencontres heureuses, ces moments de grâce, ce public toujours renouvelé, m’amènent aujourd’hui à proposer une édition revue et augmentée de l’ouvrage initial, qui avait été réédité jusqu’ici sans modifications. Certaines
formulations ont été repensées et précisées, certains chapitres ont été resserrés. Mais surtout, le livre aborde des aspects inédits, souvent essentiels. Ainsi, on trouvera ici des passages nouveaux consacrés au bon usage des règles, à la nature de l’enseignement du scénario, à la dimension poétique d’un film, à l’importance fondamentale du script doctoring, aux rapports « dialectiques » entre la littérature et le cinéma. On trouvera surtout des remarques plus précises, des principes plus clairs en matière de construction et d’écriture du récit : la relation entre le protagoniste et son double, la nature du superhéros, le traitement des personnages secondaires forts, la caractérisation par l’intelligence, les limites du pittoresque comme élément narratif, les conditions d’achèvement d’une histoire réellement aboutie, l’écriture d’une note d’intention, l’utilité de l’épilogue et bien d’autres aspects petits ou grands de la pratique scénaristique, ont fait l’objet d’un examen plus détaillé. Un ouvrage de ce type n’est peut-être rien d’autre que la trace, la plus explicite possible, d’une réflexion en cours. Il n’est pas, comme une œuvre d’art, une solution formelle qui aurait sa cohérence interne et correspondrait à un moment accompli et fixe du travail de l’esprit, au service d’une représentation du monde, qui n’appartient qu’à un seul être, et à une seule période de sa vie. L’Invention du scénario est tributaire, non seulement de la réalité et de l’évolution du cinéma, mais des découvertes et des idées nouvelles qui pourront naître de la pratique et de la réflexion. Les idées qu’il expose continueront elles-mêmes à évoluer, et une autre édition, un jour, sans doute, succèdera à celle-ci : quand le moment sera venu. Versailles, 14 février 2014.
Introduction
Pourquoi un scénario ? Presque toutes les opérations de l’esprit impliquent un scénario. De même, toute entreprise individuelle consciente et toute action collective concertée constituent des projets, des stratégies – donc des « scénarios » – régis par les règles narratives, à l’instar du cinéma. Prévoir, structurer, vérifier, sont les trois étapes pour apprendre à mieux maîtriser les champs de force d’une création en cours. Le scénario est l’art d’utiliser consciemment ces trois étapes. Et de les appliquer à des objets explicites, issus de notre expérience et de notre imagination, de façon à organiser un univers relatif mais cohérent. Par où commencer ? Comment mettre en forme ses premières esquisses ? Que faire pour donner une nécessité à un ensemble de situations imaginaires ? D’où naîtra leur cohésion ? Comment trouver une fin plausible et conforme aux enchaînements du récit ? On se propose d’apporter à ces interrogations des réponses simples et claires, de façon à constituer une sorte de petite grammaire scénaristique. Certains éléments de cette réflexion appartiennent à l’usage courant, mais sont
ici reformulés et redéfinis. D’autres sont inédits, et mêmes prospectifs. Les pistes inédites ne sont pas les moins nécessaires. La pratique du scénario est un champ de découvertes sans fin. Les problèmes dont on croyait avoir fait le tour révèlent soudain un aspect nouveau et imprévu. Des questions qu’on ne voyait plus, tant elles semblaient évidentes, retrouvent une acuité inattendue. Il faut sans cesse remettre à jour ses certitudes et ses pratiques. D’ailleurs, même sans chercher à innover, on échappe difficilement aux surprises qui naissent des ressorts de l’imaginaire et des aléas de l’écriture. L’important est de ne pas accorder, à ces nouveautés éventuelles, une importance excessive. Tout est toujours vieux et neuf à la fois. La scénarisation n’est pas l’art de créer des formes neuves, mais celui de combiner tous les éléments de sa création pour leur donner une solidité formelle. Cet ouvrage vise donc surtout à fournir des instruments commodes pour apprendre à construire une histoire. On n’échappera pas, pour autant, à une réflexion plus globale : un scénario, au sens strict du terme, est-il possible ? Peut-on vraiment organiser l’invisible ? Quelle est cette théorie de la création qui suppose qu’une œuvre puisse être décrite avant d’être réellement entamée – par une sorte d’anticipation critique consistant à dresser la carte d’un continent qu’on n’a pas encore exploré ? Et cette anticipation, si elle est possible, ne risque-t-elle pas de pousser son auteur, soit vers l’arbitraire, soit vers le développement mécanique d’une idée de base ? Il importe donc de bien comprendre qu’on n’invente jamais que le réel : celui de personnages constitués, celui
de situations entrevues ou vécues, celui de ses propres sentiments et de son propre vécu – sous divers masques. De même que dans la vie, il n’existe pas, en matière de scénario, de théories en soi ni de règles intangibles, fonctionnant indépendamment des personnes, des lieux ou des circonstances. Le scénario n’a de sens que s’il s’applique à un projet concret, s’il s’attache aux rapports entre des personnages en situation. D’où l’importance d’envisager à la fois la question de la forme (qu’est-ce qu’un argument, qu’est-ce que le protagoniste, quand y a-t-il un effet « téléphoné » ?) et celle du sens (importance de mettre les règles au service de la création, de ne pas croire à l’existence de recettes, et même dans le cas d’une commande, d’essayer toujours de définir en priorité la place du plaisir). En matière de scénario, on entend souvent dire : il ne faudrait jamais commencer à écrire sans savoir où l’on va. Il y a dans cette proposition une justesse apparente, et une confusion intrinsèque. Le travail scénaristique ne consiste pas à accoucher placidement d’une histoire dont on connaîtrait d’avance les détails. Il sert justement à envisager, à partir d’un point de départ considéré comme un postulat, tous les développements, tous les choix possibles, renonçant à la plupart, finissant par n’en retenir chaque fois qu’un, quitte à le remettre encore en cause, jusqu’au moment où l’intrigue s’est dessinée de bout en bout. On peut donc essayer cent pistes différentes, les effacer, les reprendre, les faire bifurquer. On n’est limité que par le temps et par l’envie ou la nécessité d’aboutir. Entreprise pragmatique par essence, qui repose sur le fait que le scénario est évidemment un outil plus souple et moins coûteux que la direction d’acteurs, ou l’improvisa-
tion dirigée sous l’œil d’une caméra. C’est le tournage du film qui doit être entièrement conçu et orienté avant de commencer (du moins quant au contenu des scènes, car la part d’improvisation du réalisateur demeure fondamentale pour ce qui est du ton, du style et du point de vue). Le scénario, lui, est rature sur le vif, construction et déconstruction permanentes. Sa forme et son éclat sont relativement accessoires. Il est au service d’autre chose que lui-même, de l’œuvre à venir. C’est la raison pour laquelle le scénario ne s’adresse au fond qu’aux professionnels, c’est-à-dire à tous ceux qui veulent s’emparer de cet outil pour raconter une histoire – que ce soit leur métier ou leur loisir. Le point de comparaison le plus simple qu’on puisse trouver est celui de la partition musicale. Une partition, suite de signes noirs et blancs sur des portées, ne dit pas grand-chose aux profanes ; mais il n’est pas de concert ou de disque qui ne repose plus ou moins directement sur son existence. Simplement, ces signes codés – partition ou scénario – sont la part invisible de l’œuvre. Ni l’auditeur de musique, ni le spectateur de théâtre ou de cinéma, n’a devant lui, tandis que l’œuvre se déroule, ce document spécialisé où le contenu et la forme de l’œuvre ont été rigoureusement prévus. On dispose en réalité d’un instrument magnifique pour inventer et raconter une histoire : mais non pour la « mener à bien ». Le scénario est l’étape technique d’un projet en cours. Il n’est pas ce projet lui-même. Il n’est pas une œuvre en soi.
Première partie RACONTER
La motivation Une question qui n’est presque jamais posée, et dont la réponse ne va pourtant pas de soi : pourquoi voulez-vous écrire un scénario ? Êtes-vous conscients de la spécificité de cette écriture ? Êtes-vous assurés que votre amour-propre d’auteur trouvera son compte dans cette entreprise collective où les autres participants (réalisateur, producteur, parfois comédiens) ont tous leur mot à dire ? Votre projet implique-t-il forcément une concrétisation visuelle, obtenue par le jeu des acteurs, le choix des images, le rôle des instruments de captation ? L’attrait du cinéma, de la télévision, voire de la bande dessinée ou de la vidéo, est-il suffisamment fort pour vous faire passer sur tous les obstacles liés, non pas seulement à l’écriture, à la création, mais au simple fait que vous n’êtes pas seul maître à bord, seul auteur de l’œuvre finale, seule subjectivité prise en compte ? Que vous n’êtes qu’un rouage d’une machine complexe ?
Il faut aimer les interventions extérieures, les remises en cause, les dérives du projet initial, pour vouloir être scénariste. Sans quoi, mieux vaudrait sans doute écrire un roman : dans ce cas vous n’aurez qu’un interlocuteur direct, l’éditeur. Il prendra ou ne prendra pas votre manuscrit. Mais il ne se mêlera pas de vous le faire repenser et réécrire vingt fois. Et vos personnages ne vous demanderont pas de modifier leurs répliques… La question de savoir si on veut écrire un scénario et non un roman n’est pas du tout théorique ou oiseuse. Combien de candidats scénaristes sont des romanciers en herbe fourvoyés. Il faut donc que dès le début, vous soyez conscients de la portée de votre écriture et de ses implications. Dans le cas d’un scénario de long métrage, vous vous lancez dans une entreprise qui peut durer un an ou davantage. Vous y engagez votre temps, votre conscience, et la maîtrise de votre projet. Vous aurez à défendre, argumenter, modifier, sacrifier vos plus belles trouvailles. Le but de ce livre n’est pas de faire passer un test, ni de décourager les vocations : mais l’écriture effective et efficace d’un scénario doit reposer sur une nécessité forte et non sur un malentendu.
Qu’est-ce qu’un récit ? Un récit n’est pas une simple histoire. Un récit est une histoire organisée et menée à bien. Dans un récit, il y a autre chose que les matériaux bruts et pêle-mêle d’une histoire : il y a en outre tous les élé-
ments de construction, de direction, d’enchaînement des faits et de résolution. Il n’y a place ni pour le flou (tout doit être perceptible), ni pour les coïncidences (tout doit être cohérent ou préparé). Le terme intrigue s’impose lorsque tous les éléments ont trouvé leur juste place, sans séquences inutiles, sans aucune perte d’énergie ou de sens ; lorsque le récit est parfaitement structuré.
Le choix et la vérité du sujet Le choix du sujet n’est pas forcément personnel et spontané. Dans le cadre d’une entreprise collective comme le cinéma, il lui arrive plus souvent de dépendre d’une commande, ou d’une discussion entre divers partenaires. Mais dans tous les cas, il met en jeu ce que vous êtes, et ce que vous êtes désireux ou capable d’écrire. Car même dans le cas d’une commande, dans l’hypothèse assez fréquente où le sujet, certains personnages, voire des récurrences et des consignes, vous sont fournis et imposés, vous serez obligés de les intérioriser, de les habiter, de leur donner du sens et de la couleur en les mêlant à votre imaginaire et à votre sensibilité. Il faudra de plus que ces éléments obligés coexistent avec d’autres que vous fournirez vous-même, qui proviendront de votre propre fonds, et où votre style, vos goûts, votre perception du monde trouvent à se manifester. Surtout, il faudra que le récit qui résultera de la combinaison de ces éléments extérieurs et intérieurs corresponde réellement à votre projet global, lié à l’acte d’écrire. Car si le scénario est appelé à être un jour votre métier, ce n’est
pas un métier neutre et purement fonctionnel : on y joue avec du sens, des émotions – et une certaine part de vérité. Ce qui compte en dernier ressort, c’est votre raison profonde d’écrire, et non votre aptitude à écrire n’importe quoi. Choisissez, chaque fois que c’est possible, de travailler sur une histoire dans laquelle vous puissiez glisser votre savoir et votre univers. Ne perdez pas de vue que s’il y a commande, vous pouvez y imprimer votre marque, la tirer vers vous. Subvertir une commande, ce n’est pas écrire autre chose que ce qu’on attend de vous : c’est la rendre compatible avec ce que vous cherchez à faire, avec l’image que vous voulez donner du réel. Le sujet n’est rien, le traitement est tout. Les chefsd’œuvre en fournissent régulièrement la preuve. Quoi de moins attirant qu’une errance de motels en campus ? Quoi de moins « sympathique » qu’un pédophile triste ? Et pourtant, quoi de plus jubilatoire que Lolita (avec une supériorité du roman de Nabokov sur le film de Kubrick), récit dont l’errance est le style et la pédophilie le sujet ? Que vous puissiez ou non choisir les paramètres de base de votre scénario, c’est par la façon de le traiter et plus encore, par la résonance que vous accorderez aux événements, aux personnages, que vous aurez le pouvoir d’écrire un récit en lui donnant sa vérité. Bien entendu, vous n’avez pas intérêt à choisir ou à accepter un sujet qui vous serait trop étranger ou trop antipathique. L’écriture d’un scénario, avec ses différentes étapes et ses différentes versions, dure longtemps. Il faut s’organiser pour la distance, et aimer assez son sujet pour le garder, le nourrir, le temps qu’il faudra.
Pourra-t-on conserver jusqu’au bout une vraie adhésion à son histoire, ses méandres et toutes ses implications ? La question est cruciale, et se pose d’ailleurs avec la même acuité pour le rapport avec le protagoniste, avec les décors, avec les principales circonstances de l’action. Il y a, dès qu’on s’attelle à un nouveau scénario, une éternelle question qui se pose, une question consubstantielle à l’écriture : entre tant d’histoires qui pourraient être racontées, et par tant d’être humains, pourquoi celle-ci ? Et en quoi, si c’est moi qui la raconte, sera-t-elle différente de toutes les autres ? Question qui ne peut recevoir de réponse définitive, mais qui permet, au moment de commencer, de mesurer la force de son désir.
Trouver le point de départ À l’origine d’un scénario, il y a l’envie de raconter une histoire. Ceci distingue déjà le scénario des autres formes d’écriture. Ainsi, la poésie, qui est l’art de jouer avec les sonorités et les images verbales, ou le roman moderne, qui selon la définition de Louis-Ferdinand Céline, a pour objet « le rendu émotionnel », s’attachent à produire avec les mots un résultat artistique global. Tandis que le scénario a pour objet unique de « résumer à l’avance » une histoire complète. Toute autre motivation que celle de raconter une histoire voue un scénario à l’échec. On ne parle pas ici de l’ambition créatrice, mais de la fonctionnalité du scénario : il ne sert pas à montrer, à expliquer, à argumenter, mais à permettre à une histoire de s’accomplir efficacement.
De cette histoire qui n’existe pas encore, la première apparition ne peut être qu’une perception diffuse : une couleur brutale, une course dans un labyrinthe, une traversée des apparences, une chasse à l’homme, un piège psychologique, une rencontre amoureuse, un climat d’enfance… Impression qui peut être suffisante pour savoir « où on veut aller », mais qui en soi, est incapable de nous fournir un point de départ concret. Il faut donc se mettre en posture de trouver le déclic originel, le détail concret qui va entraîner la suite : le bout de laine qu’on se met à tirer, en évitant la précipitation qui risquerait de le casser, pour dérouler peu à peu tout l’écheveau. Ce démarrage, cet élément fragmentaire qui va favoriser la cristallisation d’une histoire complète, peut être de nature très variée. Par exemple ? Un personnage (une femme à l’air traqué, un homme d’affaires en costume cravate qui d’un air important, tapote sur son ordinateur pour faire une réussite). Un lieu (un souk d’Istanbul, un square à Paris, un restoroute désert). Une scène (un attentat dans un restaurant chinois, la prise de Jérusalem au XIe siècle, la première rencontre entre Roméo et Juliette). Une ambiance (l’expresso matinal à une terrasse de café, l’attente dans un aéroport, une sieste au bord de la mer). Un sujet entraînant (un enfant découvre que son père est un espion, un homme retrouve vingt ans plus tard une femme qu’il a aimée en vain et tente sa deuxième
chance). Dans pareils cas, le sujet et la première scène-clé se confondent, et fournissent le démarrage attendu. L’essentiel est de dépasser très vite le stade de l’idée générale, du sujet abstrait, et de disposer d’éléments narratifs concrets, qui pourront générer les premières scènes. Il s’agit, à partir d’une esquisse, d’une image, d’une parole, d’une silhouette, d’une impression, forcément arbitraire, de découvrir d’autres situations, d’autres personnages, d’autres scènes découlant de cette première touche, et d’entrevoir les implications cachées de l’intrigue : passé des personnages, comédie des caractères, envers du décor, pièges de la réalité. Ainsi nous pourrons nous engager résolument dans l’épaisseur d’un récit. Quitte à découvrir que ces premières pistes ne se retrouveront pas dans le scénario ultérieur, et que les éléments qui nous ont permis d’échapper à la page blanche peuvent disparaître, maintenant que l’histoire se profile.
[…]
L’INVENTION DU SCÉNARIO Édition revue et augmentée
AVRIL 2014
Le scénario est-il un art ? Le scénario est-il une technique ? Peut-on écrire sans scénario ? Suffit-il de raconter une histoire pour être scénariste ? Peut-on transmettre aussi des émotions et des secrets ? Un scénariste est-il un écrivain ? Le livre de Luc Dellisse apporte une série de réponses simples et précises à ces diverses questions. Il permet d’aborder sans complexes l’écriture, non seulement d’un film, mais de n’importe quel récit structuré. L’Invention du scénario se distingue de la plupart des autres livres sur la question par son approche et par son écriture. Luc Dellisse ne se contente pas d’énoncer règles, réflexions et exemples : il fait table rase sur les prétendues lois du genre, et repart à zéro, depuis l’envie de raconter une histoire et l’idée de départ jusqu’au dernier état des dialogues. Il apporte une attention particulière à la caractérisation des personnages et à leurs motivations. Il passe en revue toutes les étapes d’une élaboration progressive, structurée, réfléchie et sans cesse affinée. De plus, son livre se présente comme une réflexion sur le sens et la portée du scénario, et veille à ramener sans cesse ce processus d’écriture à sa source : le plaisir et la justesse de la création. Rédigé dans un style alerte et clair, il vise à apporter un savoir précis et pratique en matière d’écriture de film, tout en mettant en lumière l’universalité des questions de scénario. Professeur de littérature et de scénario à la Sorbonne et à l’Université libre de Bruxelles, Luc Dellisse se passionne pour l’écriture et pour l’enseignement. Il est l’auteur d’essais (L’Atelier du scénariste et Le Tombeau d’une amitié) et de romans (Le Jugement dernier, Les Atlantides et 2013 Année-terminus) aux Impressions Nouvelles.
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492037 ISBN 978-2-87449-203-7 176 pages – 16 €