Extrait de "La Mercerie, une folie charentaise"

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EXTRAIT


Ce livre a bénéficié du soutien du Conseil général de la Charente, de la Communauté de Communes d’Horte et Lavalette et du quotidien La Charente libre.

Couverture : photo Thierry Groensteen. Les photographies accrochées devant la façade du château sont de Franck Têtu. Quatrième de couverture : photo Julia Dupont. Mise en page : Mélanie Dufour

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Thierry Groensteen

La Mercerie

une folie charentaise

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



C’EST UN MIRAGE...

Ou, à tout le moins, une apparition. Vous roulez paisiblement sur une route secondaire de la campagne charentaise, la D5, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Angoulême, entre champs de blé, de maïs et de tournesol. Le ciel est bleu, tout juste piqué de quelques petits nuages, et vous vous proposez de visiter le beau village de Villebois-Lavalette, justement renommé pour ses halles monumentales du XVIIe et couronné par l’enceinte médiévale de son château. Soudain, alors que vous êtes presque arrivé à destination, votre regard est aimanté par un long parallélépipède blanc situé sur votre gauche, à une distance de quelques centaines de mètres, dont la masse improbable se détache entre une pelouse d’un vert tendre et les sombres frondaisons d’une butte boisée. Vous ralentissez, plissez les yeux pour mieux voir ce dont il s’agit. Oui, c’est un étrange édifice tout en longueur, une façade de style néo-classique, d’une quinzaine de mètres de haut, qui s’étire démesurément, avec une alternance de baies vitrées, d’arcades, de grandes niches, de colonnes, de saillies et de retraits. Vous identifiez, à l’extrême gauche, un petit castel néo-gothique, bien dans le style « troubadour » en vogue au XIXe. La Mercerie et sa façade néo-classique (Photo Thierry Groensteen).

Page de gauche : photo de Thierry Groensteen.

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Vous étiez parti pour visiter un château dont les remparts crénelés flanqués de sept tours de défense peuvent, de loin, faire songer à une sorte de « petit Carcassonne ». Et vous voilà devant un autre château, comme surgi d’un autre temps, d’un autre rêve ; un château que tout le monde ici surnomme « le petit Versailles charentais ». Roulez encore un peu et vous pourrez d’ailleurs les embrasser tous les deux du regard, passer de l’un à l’autre. Mais la tentation est trop forte : vous bifurquez vers la gauche et vous empruntez la D43 pour aller voir de plus près cet invraisemblable morceau d’architecture, dont les fenêtres regardent la campagne. D’emblée, tout, ici, suscite la perplexité. Les dimensions cyclopéennes de ce monument, qu’on imagine plus à sa place dans quelque capitale européenne que dans ce coin très isolé de la France rurale. À y regarder de plus près, vous notez que Le château de Villebois-Lavalette (Photo Stéphanie Backe). des portions importantes de la façade sont ouvertes sur un mur aveugle, ou sur le vide. Il n’y a pas de bâti derrière. S’agirait-il seulement d’un rideau de fumée ? Un château gigantesque avec rien autour. Une façade avec pas grand-chose derrière. Et puis ce nom, la Mercerie, qui convient mieux au petit commerce qu’à une noble demeure. L’objet architectural non identifié venu s’échouer là a reçu toutes sortes de qualificatifs, et pas toujours des plus flatteurs : « château d’opérette », « château toc », « vaisseau fantôme », « pastiche délirant », « palais de rêve », « château des courants d’air », « acropole néo-classique », « trompe-l’œil sidérant », « château Potemkine », « extravagance mégalomaniaque » et même « œuvre d’autoglorification relevant de la psychanalyse ». Mais les gens d’ici le désignent le plus souvent comme « la folie Réthoré », du nom des deux frères qui l’ont édifié, entre la fin des années 1930 et le milieu des années 1970. Folie, peut-être. Mais ceux qui, abusés par les apparences, croient que le château est un trompe-l’œil sont dans l’erreur. L’édifice propose bel et bien une enfilade de pièces qui, mêmes si elles ont, hélas, été vidées des riches collections d’art qui y avaient été réunies, présentent encore de superbes éléments de décor : panneaux d’azulejos composant un ensemble sans doute unique en France, peintures, boiseries au riche décor sculpté, florilège de citations des plus grands auteurs gravées dans la pierre. Le château et son contenu sont inscrits à l’Inventaire des monuments historiques. 6


Celui qui pénètre à l’intérieur de la Mercerie va de surprise en surprise. Et sa perplexité atteint son comble quand il apprend que celui des deux frères Réthoré qui dessina les plans du château et supervisa son édification n’avait jamais rien construit. Malheureusement, après la mort de Raymond et Alphonse Réthoré, le monument a été déserté ; inoccupé, il s’est peu à peu délabré. Été 2012. Pour la première fois depuis trente ans, il est rouvert à la visite. Et un panneau placé en contrebas, le long de la route, lance un appel pressant : « SAUVONS LE CHATEAU DE LA MERCERIE. Le château est menacé de disparition. Pour sauver ce patrimoine populaire de proximité, agissons ensemble. » C’est la surprenante histoire de ce château, de son édification, de sa ruine et de sa probable résurrection, qui va vous être contée. Une histoire fertile en rebondissements et en personnages romanesques. Une histoire que nous ferons débuter au XVIe siècle et que nous prolongerons jusqu’au XXIe. Une histoire dans laquelle interviendront des nobliaux, des figures politiques, un antiquaire flamboyant, un homme d’affaires calamiteux et un maire dont la foi est propre à déplacer les montagnes. (Photo Thierry Groensteen)

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I. LA VALSE DES SEIGNEURS

Raymond Réthoré aimait à dire que la Mercerie se trouvait à l’emplacement exact d’un ancien camp romain. On ne possède cependant pas le plus petit début d’indice susceptible d’étayer cette affirmation. Le site de la Mercerie n’avait encore jamais été fouillé. Daniel Bernardin et son équipe d’archéologues amateurs sont à pied d’œuvre depuis l’hiver 2011-2012. Charentais d’origine, l’homme se consacre à sa passion pour l’archéologie depuis 1979. Son premier titre de gloire est d’avoir trouvé la « déesse mégalithique de Magné », à Courcôme, en 1987. Reconnu par les services régionaux de l’archéologie, il préside aujourd’hui le Groupe de Recherches Archéologiques et Historiques Tolvère (GRAHT), une association créée en 2000. Avec son équipe, il a notamment fouillé le cimetière des lépreux à Angoulême, plusieurs aqueducs sur la commune de Mornac, la voie gallo-romaine à Puymoyen, etc. Ce qui intéresse les archéologues, à la Mercerie, c’est pourtant moins le château lui-même que trois vestiges d’édifices anciens situés sur la butte et qui, enfouis sous les ronces et la végétation, devenus à peu près invisibles, avaient sombré dans l’oubli. Le cadastre napoléonien Les vestiges du Puy-de-Magnac (Photos Thierry Groensteen).

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Plan cadastral de 1826. Le domaine de la Mercerie se compose alors de trois bâtiments dont plus aucun n’existe aujourd’hui.

indique les noms de ces lieux-dits : Le Puy de Magnac, Le Maine Périlliet et La Motte. Les chemins qui s’élèvent à l’arrière du château y conduisent tout droit. Ces constructions semblent dater du début du XVIIe siècle (une pièce de monnaie retrouvée au Puy de Magnac est de 1612), et seraient donc légèrement postérieures au château lui-même, qui remonte au moins au siècle précédent. Elles ont probablement été abandonnées à la fin du XIXe siècle. Les matrices du cadastre établissent qu’à Puy de Magnac, il y avait encore une maison habitée en 1882, entourée d’un jardin, de prés, de bois et d’une châtaigneraie. L’abandon des trois sites habités sur la butte pourrait être consécutif à une catastrophe naturelle. En effet, des épisodes climatiques extrêmes se produisent régulièrement en Charente (secousse sismique en 1759, ouragan très violent le 27 juin 1772, inonda-

tions désastreuses en 1783, tempête terrible le 3 août 1812, tremblement de terre ressenti dans la nuit du 21 au 22 septembre 1817, sont répertoriés dans la Statistique de Quénot, publiée en 1818). Dégagé en premier, le Puy de Magnac correspond à ce que l’on appellerait aujourd’hui un hameau – concept qui n’existait pas à l’époque, où une maison isolée constituait à elle seule un « village ». Il forme un quadrilatère à peu près régulier, ce qui peut suggérer qu’il était fortifié. Un fossé longe le mur nord, mais peut-être ne servait-il qu’à évacuer plus rapidement les eaux de pluie. Le hameau se composait d’une petite dizaine de maisons réparties autour d’une placette, il comportait un four à pain et des toits à cochon. Deux des maisons paraissent plus cossues que les autres, et présentent encore des manteaux de cheminée sur lesquels on peut reconnaître l’étoile à

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XVe ou XVIe siècle, le premier (il n’y a aucune trace d’une construction antérieure). Château est d’ailleurs un grand mot : il serait plus exact de parler de logis ou de maison noble. C’est ainsi que le qualifient les très nombreux actes notariés qui en font mention au XVIIe et surtout au XVIIIe siècles, qui sont aujourd’hui notre source principale pour retracer l’histoire du domaine. Quant au nom « Mercerie », il s’appliquait dans l’ancien français à toutes les marchandises dont les marchands (les merciers) avaient le droit de faire commerce, et il ne prendra son sens actuel, plus restrictif, qu’au XVIIe. On ne peut exclure que la Mercerie ait été initialement un village de colporteurs, ou d’artisans-marchands, situé sur l’axe Périgueux-Angoulême-Saintes qui correspond à une ancienne voie romaine.

six branches, symbole de reconnaissance des Compagnons tailleurs de pierre. Un document daté de 1645 mentionne les noms de Louis et Jacques Dufour, écuyers, « seigneurs du Puy-de-Magnac ». En 1666, le seigneur se nomme Jean Dufour, certainement le fils de Louis ou de Jacques. Il n’y a pas de preuve que ces seigneurs aient été les vassaux de ceux de la Mercerie. Des trois vestiges, celui du lieu-dit La Motte, qui n’est pas encore dégagé, est peutêtre le plus prometteur. Au Moyen-Âge, une motte castrale est une élévation couronnée par un fortin de bois, une sorte de château primitif. Y avait-il quelque chose de cet acabit à l’emplacement où, par la suite, s’est édifié le hameau homonyme ? Dans ce cas, il s’agissait peut-être d’un « repaire », un avant-poste surveillant les approches du grand château féodal de Villebois-Lavalette. La butte de la Mercerie culmine à 220 mètres ; elle surclasse de peu celle de Villebois, haute de 198 mètres. On pouvait aisément s’adresser des signaux de l’une à l’autre de ces buttes témoins, derniers vestiges d’un ancien plateau érodé par le temps. En l’état des fouilles, il ne s’agit encore que d’une simple hypothèse. La Motte ne semble pas avoir été un hameau mais une simple ferme, l’une des deux métairies dépendant de la Mercerie au milieu du XVIIIe – l’autre étant alors située au lieu-dit La Grange. Nous connaissons même le nom du laboureur de l’époque, un certain Jean Bouvier. Mais il est temps pour nous de revenir au château de la Mercerie, c’est-à-dire à celui du

Le blason aux fleurs de lys que l’on peut encore voir à la Grange (Photo Daniel Bernardin).

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Histoire d’une

et venue s’établir dans l’Angoumois, a un blason « d’argent à trois écureuils de sable, posés 2 et 1 ». Le fondateur de la branche de la Mercerie (l’une des cinq branches de la famille Massacré) est Geoffroy, qui a épousé une fille de Magnac, Jeanne Guichard, en novembre 1455. Suite à son décès, ses biens sont partagés en 1519 entre ses cinq fils : Guyot, Hélie, Guy, Jean et Guillaume. Guyot, l’aîné, est le premier de la lignée à être authentifié comme seigneur de la Mercerie, vassal des seigneurs de Villebois et de Mareuil. Sa femme, Jacquette de Vaucocour, lui donnera quatre enfants, deux garçons et deux filles. Le deuxième fils de Geoffroy Massacré, Hélie, a lui-même trois garçons de son mariage avec Marie Vigier, la sœur du seigneur de Segonzac et de Plas. L’aîné, futur « seigneur de Lespine et de la Mercerie », se prénomme Clinet et il convole à son tour, le 7 juillet 1545, avec Barbe de Pailhard, la fille du seigneur de Reuly-en-Hermois. Ils auront cinq enfants. Dans cette génération, le fils aîné se prénomme Jean. Il épousera en 1581 Marguerite (de) Devezeau, fille de Jean (de) Devezeau, seigneur de Chillac, qui appartenait à la branche de Rancogne de la famille Devezeau, encore une famille d’ancienne noblesse féodale, originaire de l’Angoumois, dont le blason est « d’azur à la fasce d’argent, au chef denché de cinq pointes de même, et une étoile d’or en pointe ». Marguerite vivra jusqu’en 1621, atteignant l’âge, exceptionnel pour l’époque, de quatre-vingts ans !

maison noble

Le premier seigneur de la Mercerie dont les archives mentionnent l’existence est Étienne Rousseau. Il semble que, de 1505 à 1516, il ait exercé les fonctions de prévôt, c’est-à-dire d’agent d’un seigneur plus puissant, chargé de rendre la justice et d’administrer le domaine qui lui était confié. Ce titre lui avait peut-être été confié par le roi (Louis XII) lui-même. Le lieu de sa charge était certainement Villebois. Elle explique peut-être les fleurs de lys qui ornent un blason retrouvé dans l’une des dépendances de son lieu d’habitation, la Mercerie, et qui, selon un document plus tardif, étaient également visibles au faîte du bâtiment, sur les girouettes. En tout cas, la famille Rousseau est alors bien implantée en Charente. Un autre de ses membres, Guillaume Rousseau, est le maire d’Angoulême en 1554-55. Le domaine de la Mercerie va pourtant passer dans d’autres mains dans la deuxième moitié du XVIe siècle, avant de revenir dans la famille Rousseau un siècle plus tard. Ce sont tout d’abord les Massacré qui s’en rendent possesseurs à une date qui, en l’état de nos connaissances, ne peut être précisée. Cette famille noble (appelée « de Massacré » sur certains documents) originaire de Beauvais

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Signatures d’étienne et Jacques Rousseau au bas d’un acte notarié daté d’août 1766.

écus sol. Pour 250 écus sol supplémentaires, des terres diverses situées à Rougnac passent également des mains des Massacré à celles de Tardy. À une date qui reste à déterminer, la Mercerie va redevenir la possession de la famille Rousseau. C’est le cas en 1665 au moins, le seigneur étant alors Hélie Rousseau – écuyer lui aussi, comme il se doit –, mais peut-être déjà quelques décennies plus tôt. En 1688, le seigneur de la Mercerie est Hélie-François Rousseau, sans doute le fils du précédent. La Mercerie est mentionnée l’année suivante sur la liste des fiefs du duché-pairie de Lavalette, établie parce que Louis XIV a décidé de convoquer le ban et l’arrière-ban de sa noblesse. La valeur du fief de la Mercerie est alors estimée à 8 000 livres, ce qui en fait l’un des moins opulents de la région (à titre de comparaison, le fief de la Cour, à Blanzaguet, vaut 25 000 livres, celui de Gurat et de Puyrateau 35 000, le fief du Pouyaud, à Dignac, 60 000). La génération suivante est celle d’Étienne (Estienne) Rousseau. Dans un acte notarié daté du 15 novembre 1699, il se plaint que, les collecteurs de Magnac ne reconnaissant pas la noblesse de son père Hélie-François, ils lui ont fait payer la taille de 1678 à 1683. Les nobles et les clercs sont, en principe, dispensés de cet impôt royal. Le plaignant réussit à prouver, en produisant un arrêté de 1683, que son père a bien été reconnu de noble race. Au reste, la famille a un blason composé comme suit : « D’argent à une tierce ondée d’azur accompagnée de trois étoiles de même, deux et un,

Jean et Marguerite Massacré ont à leur tour deux enfants, deux filles, prénommées Barbe et Jeanne (Jehanne). Ladite Barbe Massacré sera mariée deux fois. Veuve de Pierre de Vassoigne, elle épouse en secondes noces, le 29 janvier 1597, Gilles Rousseau. Ce dernier appartient sans doute à la famille qui détenait précédemment la Mercerie, quoique nous n’en soyons pas absolument certain. À cette date, il est le seigneur de la Prévôtière et le capitaine des chasses du pays et duché d’Angoumois. Un parchemin du 14 février 1595, signé du roi Henri IV, autorise Gilles Rousseau à prendre le titre d’écuyer. C’est le plus petit titre de noblesse de l’époque, et tout seigneur d’un petit fief – comme la Prévôtière, ou la Mercerie – se le voyait conférer. Le grand château, centre du pouvoir, est bien entendu celui de Villebois, érigé en duché de Lavalette en 1590, après qu’il soit entré en possession du duc d’Épernon, Jean-Louis Nogaret de Lavalette, gouverneur de l’Angoumois. Mais, lorsque l’union de Barbe et de Gilles est célébrée, la Mercerie n’est déjà plus entre les mains des Massacré. Jean Massacré a vendu le domaine en juin 1581 à un sieur Jehan Tardy, seigneur de Bresneau, pour la somme de 280

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celle de la pointe enfermée dans un croissant de gueules soutenu de deux palmes de sinople passées en sautoir. » En cette fin de XVIIe siècle déjà, comme pendant toute la première moitié du siècle suivant, les seigneurs de la Mercerie sont lourdement endettés. Leur voisin et principal créancier, Charles de la Place, seigneur de Torsac et père de treize enfants, a menacé en 1691 de faire saisir leurs biens. Aux termes d’un accord passé devant le notaire Bouillaud, Charles de la Place a autorisé Hélie-François Rousseau à affermer ses terres à un particulier, les deux tiers du prix du fermage devant lui être reversés. Étienne épouse, le 7 décembre 1709, dame Suzanne Cadiot de Pontignier (ou Pontenier, l’orthographe est fluctuante). Leur fils s’appellera Étienne, lui aussi, et prendra pour première épouse dame Jeanne Ester Marchand. Le fief de la Mercerie s’étend alors à d’autres terres, situées notamment à Magnac et au Buisson. En décembre 1727, par un acte passé devant le notaire Devige, conformément à la coutume féodale, Étienne Rousseau rend un hommage à sa suzeraine, en l’occurrence à Françoise de Pompadour, marquise douairière d’Egon et de Courcillon, qui vient de reprendre le château de Villebois-Lavalette des mains des Rohan-Soubise. L’hommage établit ou renouvelle la convention de vassalité entre les deux domaines. Une cérémonie au rite très codifié s’est certainement déroulée dans le château de la marquise.

En 1756, celle-ci devra abandonner le château de Villebois à ses créanciers. Vingt ans plus tôt, en 1736, le fils d’Étienne et de Suzanne, baptisé du nom d’Étienne-Gabriel, a épousé Magdeleine Dutillet. Les trois premiers enfants du couple sont nés à la Mercerie, puis la famille est partie s’établir à Torsac dans une maison plus modeste héritée du père de Magdeleine. Leurs sept autres enfants y naîtront. La raison de ce déménagement est que la Mercerie connaît des jours bien difficiles. Un violent orage survenu début 1739, suivi de pluies continuelles, a fortement endommagé le logis. Le 29 avril, Étienne Rousseau requiert qu’un état des lieux précis soit dressé. Il en ressort que les dégâts affectent notamment les tuiles et une partie de la charpente du colombier, la couverture des écuries, et celle du pavillon du logis, en tuiles plates. Plusieurs procès-verbaux particulièrement détaillés vont être établis devant notaire, successivement en 1754, 1757, 1758 et 1760, qui constatent tous une ruine de plus en plus flagrante. Ce sont, chaque fois, des créanciers de la famille Rousseau qui, cherchant à se faire rembourser, réclament cet inventaire. En avril 1754, les meubles sont mis en vente publique ; il n’y aurait eu que peu d’enchérisseurs. En juin 1758, le créancier est un « laboureur à bœufs » de Mouthiers, Gabriel Mounerat, dont on peut supposer (l’acte ne le dit pas) qu’il a nourri les Rousseau à crédit et qu’il entend se faire payer son dû. Il s’inquiète des dégradations subies par la Mercerie, « causées tant par les rigueurs de l’hiver que par le

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Motte, rien qui parle pour une quelconque prospérité. Dans la maison du métayer, le sol est « sans pavé ni plancher », le four « a besoin d’être raccommodé », la cheminée « menace de ruine », la charpente « est vieille et pourrie ». L’étable à bœufs est vide, le toit à brebis est sur le point de s’écrouler. Il y a alentour des pièces de vigne qui sont jugées « très vieilles et sur leur retour », et une châtaigneraie. Le logis de la Mercerie n’est pas en meilleur état. Faute de posséder aucune représentation (dessin ou gravure), nous ne pouvons nous appuyer que sur ces procès-verbaux pour nous faire une idée de la demeure. Celle-ci s’organise autour de deux cours qui communiquent entre elles, la première fermée par un portail. Le bâtiment ne compte qu’un seul niveau, entre cave et grenier. La grande salle est pavée de tommettes et comporte une cheminée. Elle a une petite fenêtre et une demi-croisée du côté gauche, une fenêtre « du côté du pré » (correspondant à la façade du château actuel) avec une grande fenêtre fermée par neuf barreaux de fer – qui n’ont donc pas encore été vandalisés. Cinq autres « chambres » (pièces) sont mentionnées, dont la « chambre rouge », qui a une fenêtre à seize barreaux donnant sur la cour. Il y a encore une galerie (c’est-à-dire un large couloir, éclairé par quatre fenêtres), deux petits cabinets, une cuisine, des caves et caveaux, plusieurs greniers auxquels on accède par un escalier en pierre, une chapelle « en masure », d’anciennes écuries qui ne semblent plus accueillir de monture, un puits, un jardin « ensemencé de blé d’Espagne » et comprenant quelques arbres fruitiers.

Hommage rendu par Étienne Rousseau à la marquise Françoise de Pompadour (Photo Thierry Groensteen).

mauvais dessein de quelques personnes mal intentionnées » (les grilles ont été arrachées aux fenêtres). Les informations les plus intéressantes de ce document sont que la Mercerie comprend « une petite tour » et qu’il se trouve un colombier à La Motte. Le procès-verbal d’octobre 1757, long de dix-neuf pages, est le plus détaillé ; il décrit l’état des deux métairies ainsi que celui du logis. Les requérants trouvent deux paires de bœufs et des semences à la Grange, mais à La

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Les plans cadastraux successifs ne coïncident pas exactement mais ils indiquent assez clairement que la maison noble était construite dans l’axe perpendiculaire par rapport au château des Réthoré, et qu’elle était flanquée de deux autres bâtiments, probablement les écuries (ou anciennes écuries) et une grange. À la lecture du procès-verbal de 1757, il est patent que le logis a connu des jours meilleurs. La cour est « en très mauvais état », les murs du jardin sont « presque tous tombés par terre », tous les plafonds et planchers sont pourris ou percés, il manque la moitié des tommettes, les murs n’ont plus de crépi, les couvertures ont perdu un grand nombre de tuiles. Dans la cuisine, « le tuyau de la cheminée [est] entièrement détruit et les murs écroulés ». Le délabrement général est tel que l’on peut se demander si le logis est toujours habité. Dans son ouvrage sur le canton de Villebois, Michèle Aillot affirme que non. Un élément pourtant semble attester que la Mercerie n’est pas désertée : la présence d’un coffre qui contiendrait les papiers de la famille. Le procès-verbal de 1760 ne fait que renchérir sur ces descriptions accablantes. Les murs de plusieurs salles sont en partie tombés et l’écroulement menace. À la Motte également, « le mur du devant de la maison qu’occupe le métayer est renversé en trois parties ». Plus de vingt ans après les faits, peut-on encore tenir les événements climatiques de 1739 pour seuls responsables de cette ruine ? Si d’autres désastres sont intervenus, nous n’en savons rien. Mais l’impécuniosité des Rousseau pourrait bien être la cause principale.

En 1754, les enfants d’Étienne et de Suzanne (trois demoiselles prénommées Renée, Marie et Suzanne, dont seule la première habite encore au logis familial), qui n’ont accepté l’héritage de leurs parents que « sous bénéfice d’inventaire » – se mettant ainsi, pour un temps, à l’abri des créanciers –, ont donné procuration à messire Léonard Dutillet, seigneur d’Aubevie, « conseiller du Roy et son procureur en la maîtrise des Eaux et Forêts d’Angoumois et de Périgord », pour vendre le fief et la seigneurie de la Mercerie et tous les biens qui s’y trouvent encore. Ils ne voient pas d’autre solution pour se « tirer de l’état de pauvreté et de misère où ils se trouvent, insupportable pour les personnes de leur condition ». Nous pouvons donc présumer que, l’argent ayant manqué pour réparer le logis au moment où c’était nécessaire, celui-ci a progressivement vu son état se détériorer de plus en plus. Au reste, le délabrement de la Mercerie n’est pas une exception. La petite noblesse rurale était souvent à court d’argent, n’ayant pour toute fortune que leurs vieux murs et leurs titres. Et si plus des trois quarts des procès-verbaux faits au XVIIIe siècle font état de lieux menaçant ruine, on ne saurait s’appuyer sur eux pour se faire une idée exacte des bâtiments : par définition, ils ne mentionnent que leurs défauts, et ne décrivent pas ce qu’ils trouvent en bon état. Lesdits « défauts » sont d’ailleurs quelquefois exagérés, afin de minimiser la valeur des biens au moment d’une succession. En tout cas, on ne peut qu’être frappé de la similitude des constatations faites à l’époque

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avec l’état du château en 2012. Comme si l’histoire se répétait, à plus de deux cent cinquante ans d’intervalle. Dans ces conditions, il ne serait pas surprenant que la Mercerie n’ait pas trouvé d’acheteur. En tout cas, les Rousseau demeurent seigneurs de la Mercerie jusqu’à la Révolution, même si une partie d’entre eux habite désormais au lieu-dit des Grassets (commune de Vœuil). Les derniers Rousseau à porter le titre de seigneurs de la Mercerie sont deux frères, Étienne, l’aîné, et Jacques, le cadet. Leur fortune semble s’être un peu rétablie, puisqu’ils font, en août 1766, l’acquisition de biens situés sur la paroisse de Mouthiers, consistant en maison, four, vignes et autres terres labourables et non labourables. De plus, Jacques contracte une alliance très avantageuse en épousant, le 29 juillet 1771, Suzanne Rosalie, quatrième enfant de Jean-Charles de Montalembert de Cers, chevalier de l’ordre de Saint-Louis, seigneur du Groc, de Fouquebrune et de Houlme ; ce puissant personnage commande le château et la ville d’Angoulême de 1758 jusqu’à sa mort en 1786. Jacques Rousseau fera ultérieurement deux autres mariages : avec Catherine de Galard de Béarn, en 1783, puis avec Armande Sophie Thérèse Mastin, en 1797 (an 5 de la République). C’est alors que le domaine de la Mercerie va passer entre les mains d’une nouvelle famille, les Mesnaud de Saint-Paul. Cette branche remonte historiquement à Ménaud, seigneur du Breuil et de Sainte-Foy, qui servait

comme homme d’armes, au XVIe siècle, sous la bannière de son parent Raymond II de Castillon de Montaut. Le blason de la famille est « d’azur au lion d’argent, armé et lampassé de gueules », surmonté d’une couronne ducale. Fille de Jacques Rousseau, Marie-Julie Rousseau « de Magnac et de la Mercerie » épouse en 1799 Paul Mesnaud de Saint-Paul (1766-1838). De cette union naîtront deux fils, Léonard (1805), et Jacques Prosper (1807) et trois filles. La Mercerie est toujours entre les mains des Rousseau, Marie-Julie n’en étant pas l’héritière. Un document atteste même qu’en 1816, c’est toujours un certain « sieur Rousseau de Magnac », chevalier de SaintLouis, qui demande et obtient de la commune la modification du tracé d’un sentier qui traverse le domaine. Tandis que les Mesnaud de Saint-Paul, quant à eux, habitent encore, les uns à Vœuil et Giget, les autres à Nanteuillet. Cependant, le fils de Jacques Rousseau, Étienne Prosper, a pour sa part épousé en 1805 Anne Élisabeth Amélie de Livron, la fille du seigneur de Puyvidal. Lorsque son épouse décède, dix ans à peine après leur union, elle lui laisse quatre enfants, un garçon et trois filles. L’une de ces filles, Anne Adélaïde Prospérine (1810-1888 ; on l’appelle aussi Anne Élisabeth), renforce les liens déjà existants entre les deux familles en épousant Léonard Mesnaud de Saint-Paul (le fils de Paul et de Marie-Julie) en 1829. Et en janvier 1834, quand son père, Étienne Prosper Rousseau, entre-temps devenu veuf, partage ses biens entre ses enfants par le biais d’une donation, c’est elle qui hérite du domaine de la Mercerie. À partir de ce mo-

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L’unique photographie montrant l’aspect de la demeure construite après la Révolution (Archives familiales de M. François Lassée).

probablement Jacques Rousseau qui l’a fait bâtir, même si l’on ne dispose d’aucune archive documentant la construction. Son existence est évoquée dans une brochure de 1953, qui présente brièvement, sans aucune image, « La Mercerie ». On peut supposer que le texte, qui vise à attirer les visiteurs par la description des richesses qui les attendent, est de la main des Réthoré en personne, ou de leur secrétaire. Les descendants actuels de la famille de Saint-Paul possèdent une photo qui, en dépit

ment, les Mesnaud de Saint-Paul deviennent les seuls seigneurs et maîtres de la Mercerie, tandis que le reste de la famille Rousseau s’établit à son tour à Nanteuillet (commune de Voulgézac). Cependant, la demeure dont les de SaintPaul se rendent propriétaires n’est plus la gentilhommière médiévale. Celle-ci a été rasée et remplacée, après la Révolution française, par une grande maison dans le style Empire. C’est

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de sa qualité médiocre, vient accréditer l’existence de cette « deuxième Mercerie » et nous permet de nous en figurer l’aspect. Il s’agissait d’un immeuble à deux niveaux (le rez-dechaussée est presque entièrement masqué par le mur ceinturant la terrasse). Deux pavillons de plan carré encadraient une aile de trois travées. Sur un plan cadastral de 1856, on peut voir que la maison s’étendait vers l’arrière, en

profondeur, l’axe principal du bâtiment étant perpendiculaire à celui qui nous fait face sur la photographie. Il y avait, en outre, deux autres bâtiments, que l’image laisse deviner. L’un, tout en longueur, à l’arrière, consistait probablement en communs et écuries. L’autre, de forme rectangulaire, masqué par les arbres, ne pouvait être qu’une grange.

Le château au début du XXe siècle, probablement photographié par Robert Joachim Mesnaud de Saint-Paul (Archives familiales de M. François Lassée).

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Le domaine était desservi par deux chemins : le premier, venant du nord-est, menait à l’habitation principale ; le second, arrivant en sens opposé, du village de Magnac, débouchait sur la cour centrale, bordée des trois corps de bâtiments.

Lenoir fait breveter le premier moteur à combustion interne à deux temps, mais il n’existe pas encore de voiture à moteur commercialisée à des particuliers, encore moins américaine. Même s’il ne peut donc s’agir que d’une voiture attelée à des chevaux, c’est tout de même un signe de prospérité. Quant au domaine de la Mercerie, il comprend, à cette date, quatre métairies principales (à la Grange, Bufageasse, Lombre et Puy de Magnac) et quatre plus petites, ou « borderies » (dont celle de la Motte), qui dégagent, pour le propriétaire, un revenu annuel de 6 000 francs. La famille Mesnaud de SaintPaul vit de cette rente et des revenus de valeurs mobilières ; aucun des fils de Léonard n’exerce de profession. Léonard décède à la Mercerie deux ans plus tard, le 4 juin 1862, à l’âge de cinquante-sept ans. En décembre de la même année, son fils Alfred prend pour épouse Françoise Christine Stéphanie Pasquet du Bousquet de Laurière. Le mariage est célébré à La Rochefoucauld, où vit la famille de la mariée, famille qui a été anoblie par l’échevinage d’Angoulême au début du XVIIe. La mariée est dotée de 80 000 francs que ses parents lui paient comptant. Les pianos, armes, bijoux et autres biens possédés par les parents lui reviendront à leur décès. La veuve de Léonard partage ce qu’elle possède en octobre 1863 entre ses quatre héritiers. Prosper – le bien nommé – hérite de biens pour la somme de 100 269 francs (dont une métairie à Saint-Projet). L’argent est donc disponible en suffisance pour que la famille se loge plus confortablement.

Léonard Mesnaud de Saint-Paul (18051862) et Anne auront quatre enfants, deux fils et deux filles. L’une des filles, Gabrielle (18371891), épousera, le 22 septembre 1857, son cousin Paul Mesnaud de Saint-Paul (18341907). Elle lui donnera deux fils, qui vivront tous deux jusqu’en 1938. L’autre fille, encore une Marie-Julie, s’est mariée dès 1848 avec René Auguste de Lestang, propriétaire de l’abbaye de Valence, à Couhé (Vienne). Les Mesnaud de Saint-Paul sont considérablement plus prospères que les Rousseau. Ils ne tardent pas à agrandir le domaine de la Mercerie par l’acquisition de nouvelles terres. En 1860, le 12 janvier, un partage anticipé est conclu devant notaire, au terme duquel Léonard Mesnaud de Saint-Paul attribue le château de la Mercerie à ses deux fils, Prosper Étienne Alfred (1832-1904), dit Alfred, et Joachim Camille (1836-1921). Les deux fils reçoivent, au surplus, 20 000 francs chacun. Madame de Lestang reçoit, quant à elle, une compensation financière de 5000 francs. L’acte notarié précise que les parents n’ont aucune dette, et qu’ils se réservent l’usufruit de leurs meubles, de leur argenterie et, la chose est plus inattendue, de leur « voiture américaine ». 1860 est justement l’année où Étienne

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Parution en juin 2013 Un château construit en plein XXe siècle ? Par un architecte autodidacte ? Avec une façade néo-classique de 220 mètres de long ? Et, à l’intérieur, un musée privé de près de trois cents œuvres et objets d’art, ainsi qu’une remarquable collection d’azulejos ? C’est l’étonnante histoire du château de la Mercerie, en Charente (à 25 kilomètres au sud-est d’Angoulême), dont les propriétaires, les frères Réthoré, sont morts ruinés dans les années 1980. Après trente ans d’abandon et de lente dégradation, une association de bénévoles a entrepris de sauver ce monument intrigant, fascinant, déconcertant. Et la Mercerie est à nouveau ouverte à la visite. Grâce à de minutieuses recherches, Thierry Groensteen est en mesure de raconter, pour la première fois, l’histoire du site depuis le XVIe siècle et de décrire, photos à l’appui, le château au temps de sa plus grande splendeur. C’est toute l’histoire de l’édification, de la ruine et de la résurrection d’un édifice hors norme qui revit au fil des pages.

Thierry Groensteen est un spécialiste de réputation internationale dans le domaine de la bande dessinée. Éditeur, enseignant, scénariste, romancier (son roman Parole de singe a obtenu en 2012 le prix de littérature jeunesse de la Nouvelle Revue pédagogique), il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Il nourrit depuis l’enfance une passion pour les châteaux et réside en Charente, à quelques kilomètres de la Mercerie.

Retrouvez-nous sur : http://www.lesimpressionsnouvelles.com/ DIFFUSION/DISTRIBUTION: HARMONIA MUNDI EAN: 9782874491689 ISBN: 978-2-87449-168-9 160 pages / 25 €


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