Jean-Marie Klinkenberg
la langue dans la cité
Vivre et penser l’équité culturelle
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Jean-Marie Klinkenberg
La langue dans la cité Vivre et penser l’équité culturelle Préface de Bernard Cerquiglini
Recteur de l’Agence universitaire de la francophonie
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Introduction
Albert Delmotte avait vraiment envie de ce home cinéma, avec ses enceintes arrière sans fil et son impressionnant caisson de basses. Il a finalement craqué. Mais il n’a pas bien compris les clauses en petits caractères qui figuraient sur son contrat de vente à tempérament. Et le voilà gravement endetté. Gilberte Martinez adore bricoler. Elle était très fière de l’installation de parlophonie et de vidéophonie qu’elle allait installer à sa porte. Mais comme le mode d’emploi était rédigé dans des langues qu’elle ne comprend pas, elle a commis une erreur de manipulation. L’appareillage est à présent gravement endommagé. Et bien évidemment, ni le fabricant ni le détaillant n’interviendront. Mongi Marzouki est un ingénieur précis et créatif. Mais il n’aura pas d’augmentation dans sa boite, car il n’est pas trilingue. Or c’est là un strict minimum aux yeux de son DRH, quelles que soient les fonctions des cadres qui sont sous ses ordres. Ces situations sont évidemment très dommageables pour ceux qui les vivent : perte d’argent, de temps, de confiance en soi, risques physiques même. Multipliées, elles portent aussi préjudice à l’ensemble de la société. De telles mésaventures sont fréquentes. Mais constituent-elles une fatalité ? Ne peut-on faire quelque chose pour les prévenir ? Sans doute. Par exemple former ceux qui rédigent des textes techniques, administratifs ou commerciaux pour que ces documents soient compréhensibles par le public auquel ils
s’adressent ; obliger les fabricants à étiqueter et vendre leurs produits dans la langue du client ; promouvoir des méthodes rapides d’acquisition des langues… C’est évidemment à la collectivité de prendre toutes ces mesures en charge. Exactement de la même manière qu’elle s’occupe de l’hygiène sur les lieux de travail ou de la sécurisation des passages à niveau. Autrement dit, ces mesures relèvent du politique. Or, quel est le point commun entre toutes les petites infortunes que nous venons de narrer ? C’est la langue. Il y a donc place dans notre société pour une politique de la langue, à côté d’une politique de la santé, d’une politique du travail, d’une politique de l’environnement ou d’une politique culturelle. Et, comme en matière de santé ou d’enseignement, il peut ici y avoir de la bonne politique, de la mauvaise et de la douteuse. Un empereur chinois, raconte-t-on, entreprit un jour de corriger les mœurs de ses sujets, et pour cela il modifia de force leurs façons de parler : politique, visant à imposer certaines manières de penser, d’agir et de sentir. Plus près de nous, un Mussolini se piqua de rendre les Italiens plus proches les uns des autres : il prohiba l’usage de la troisième personne du singulier, qui correspond à notre voussoiement, et rendit le tutoiement obligatoire ; politique autoritaire visant à uniformiser le corps social. Plus près de nous encore, nous voyons le Québec exiger une présence prédominante du français dans la publicité, sur les enseignes commerciales et, d’une façon générale, dans toutes les activités socio-économiques se déroulant sur son territoire, nous voyons la Catalogne rétablir les noms catalans de personnes, que la dictature franquiste avait prohibés, nous voyons la Flandre faire en sorte que ce soit dans sa langue que les relations entre ses
travailleurs et ses employeurs se nouent : politique encore, visant au respect des populations locales et de leur culture. Ces exemples ne doivent pas laisser croire que les politiques de la langue sont l’apanage des pouvoirs publics. En forçant les distributeurs de films à faire circuler leurs produits sous des titres comme Fast & Furious (« a film by Machin ») – ce qui n’avait pas un caractère de nécessité (le même film est sorti sous les titres Rapides et dangereux au Québec, A todo gas en Espagne et Rápido y furioso en Amérique latine) –, les producteurs de cinéma déploient assurément une politique. L’objectif premier de celle-ci est peut-être de réduire certains couts, mais elle a aussi d’indéniables dimensions symboliques. Lorsqu’elles n’accordent de promotion à leurs cadres qu’en fonction de leurs compétences langagières, lorsqu’elles choisissent de faire leur publicité dans plusieurs langues qu’elles choisissent soigneusement, lorsqu’elles accueillent d’abord en anglais les clients qui lui téléphonent, les entreprises ont bien une politique linguistique. Entre la politique de la langue et les autres, il y a toutefois une différence capitale. C’est que la langue n’est pas autonome. Le croire est bon pour les linguistes en chambre et les académiciens. Elle n’est pas un bibelot précieux, un jouet compliqué, ou une pure affaire de désaccords de participes passés. Elle n’est pas non plus seulement un simple instrument de communication. Elle est un milieu de vie ; elle véhicule de puissantes imageries ; elle joue un rôle capital dans la constitution même du lien social. La langue, en l’occurrence, joue le rôle d’une révélatrice. Elle exprime, rend sensible ou cristallise un grand nombre de problèmes sociaux. Et sur ce terrain, elle est la pire et la meilleure des choses. Elle peut contribuer tant à aggraver qu’à réduire la fracture sociale ; elle peut susciter cette méfiance entre citoyen et monde politique qui fait le lit de l’extrême droite comme elle peut aussi en préserver ; elle peut condamner des collectivités
entières à l’arriération ou, au contraire, les faire participer à la culture vivante d’aujourd’hui. Pourtant, lorsqu’il est question de politique de la langue française, ce n’est ni de fracture sociale, ni d’extrême droite, ni de modernité qu’on entend parler. Le plus souvent, ce ne sont que doléances sur l’orthographe de nos écoliers, rarement informées par des recherches qui permettent d’y voir un peu plus clair, ce ne sont que plaintes offusquées sur la présence de l’anglais dans les médias, que lamentations sur le recul du français dans le monde. Et en réponse à ces situations, ce ne sont que professions de foi grandiloquentes en la mission civilisatrice de notre langue, proclamations d’universalité généreuses ou bravaches mais souvent toutes convenues, déclarations emphatiques sur la diversité culturelle. Tous discours nobles assurément, mais dont on pèse rarement l’exacte portée. Ce livre entend mettre en évidence l’articulation entre la langue et tous les problèmes qui ont nom fracture sociale, modernité, violence, ou encore accueil de l’autre, maintien de la diversité culturelle, efficacité technique, relations entre travailleurs et employeurs, justice, égalité, décence. Il entend aussi montrer l’inanité, voire le danger, de toute politique qui méconnaitrait ce lien. Il justifiera donc l’intervention des pouvoirs publics en matière de langue. Il permettra de trier les points sur lesquels une action volontariste en matière de langue n’est pas utile et ceux sur lesquels elle est indispensable. Et ce ne sont pas ceux auxquels une certaine paresse nous fait penser d’abord, comme la prétendue dégradation de la qualité de la langue chez nos contemporains. Il désignera les acteurs d’une politique linguistique bien comprise. Car beaucoup de problèmes dans lesquels la langue est engagée ne pourront être résolus s’ils restent le fardeau d’un
seul acteur, ou d’un seul secteur : l’enseignement, les ministres de la culture, l’Académie française, les organisations internationales… Il désignera également les lieux d’intervention qui s’offrent à ces acteurs. Car lorsqu’il s’agit de peser sur la langue, on pense traditionnellement à trois terrains : l’enseignement, l’audiovisuel et l’administration. Mais protéger les droits du consommateur et du travailleur, produire des termes scientifiques en français ou encore accueillir et intégrer les populations migrantes sont des missions qui exigent évidemment d’autres cadres. Surtout, il énoncera les principes d’une politique visant la justice et l’équité. Pour cela, il me faudra combattre une conception de la langue, conception que je qualifierai d’essentialiste. Cette conception, qui vit dans toutes les cultures, est particulièrement vivace dans la française ; trop courante chez ceux qui prétendent aimer et servir le français, elle dessert en fait et la langue et ses utilisateurs. Pour la déconstruire, je retournerai contre elle-même l’idée selon laquelle l’usager doit respect à la langue : je prétends en effet que ce n’est pas elle qui est digne de nos soins, mais ceux qui la parlent. Ceci n’est pas un livre de recettes. Certes, j’aurai l’occasion d’y proposer plus d’une initiative concrète, de baliser des pistes à suivre. Mais, si l’on ne s’en tient qu’aux fait bruts, certaines de ces propositions pourraient apparaitre comme peu originales. Ce sont en effet souvent celles que formulent et mettent déjà en œuvre les États démocratiques. En particulier, puisque mon propos vaudra principalement pour la langue française, il m’arrivera de faire implicitement référence aux actions envisagées par les organes de gestion linguistique francophones fédérés dans l’OPALE (Organes de politique linguistique de la francophonie septentrionale) : la Délégation générale à la langue française et
aux langues de France, le Conseil de la langue française et de la politique linguistique et le Service de la langue française en Belgique francophone, le Conseil supérieur de la langue française et l’Office québécois de la langue française au Québec, la Délégation à la langue française en Suisse romande. Mais mon objectif consiste à donner sens à ces actions, en les rapportant aux valeurs qui doivent les inspirer, et en plaçant la langue au cœur d’une réflexion sur les communications et les relations humaines dans le monde d’aujourd’hui et dans celui de demain. Ce qui ne peut que donner un souffle nouveau aux responsables des politiques linguistiques.
Chapitre I La langue, cet obscur objet politique
Langue et politique : l’eau et le feu ? Entre tyrannie et ridicule : le caporalisme À l’ombre des grandes guerres qui déchirent le monde, d’autres petites guerres font parfois rage. Ainsi, au moment où diverses forces se conjuguaient pour déclencher, sous la houlette du Grand Gendarme de l’univers, certaine « Tempête sur le désert », la « Guerre du nénufar » battait son plein en francophonie. Une guerre qui divisait les citoyens plus surement que l’autre conflit : car pour ce qui est du Golfe persique, tout le monde, ou presque, était bien d’accord. Affaire entendue. Même pas discutable. Mais pour ce qui n’était qu’un léger émondage de notre hirsute orthographe – désiré par les enseignants (et sans doute par les enseignés), étudié par les meilleurs linguistes, soutenu par toutes les instances compétentes de la francophonie et même, cerise sur le gâteau, approuvé par l’Académie française –, là, le désaccord fut total : les paladins de la langue levèrent leurs étendards, crièrent au sacrilège, et firent entendre leur « Montjoie Saint Denis ». Il s’agissait en effet, dans cette croisade, de défaire des Sarrasins bien plus perfides que ceux qui nous volaient leur propre pétrole : des iconoclastes, des technocrates sans âme, des instituteurs démagogues ou, au mieux, des inconscients, qui défiguraient notre langue et trahissaient son génie.
De même, alors que des armes souvent fondues pas bien loin de chez nous faisaient entendre leur fracas dans les Balkans, et que l’on assistait au retour des Camps dans notre histoire, une autre guerre intestine déchirait les Francophones de Belgique : la « Guerre de la cafetière ». Une guerre déclenchée autour d’un texte de loi visant à féminiser les noms de métiers, fonctions, grades et titres (mais dans la seule terminologie officielle des pouvoirs publics…). Là encore, désaccord. Pour ce qui est des Serbes, tout le monde, ou presque, pouvait s’entendre. Affaire entendue. Même pas discutable. Mais féminiser la juge, la ministre et la rectrice, jamais ! Et l’on vit l’alors Secrétaire perpétuel de l’Académie française monter à l’assaut, avec son groupuscule de généraux et de cardinaux, contourner virtuellement le bastion de Quiévrain, et sommer son homologue de l’Académie belge d’user de son autorité pour mettre fin à cette aventure insensée. Guerres ou guéguerres ? De quelque nom qu’on veuille les désigner, ces conflits ont mis en évidence le fait qu’en matière de langue, l’intervention des pouvoirs publics n’a pas bonne presse. Lors de la Guerre du nénufar, parmi les arguments en apparence les moins absurdes avancés par les contempteurs de la réforme, il y avait en effet celui-ci : pourquoi l’État s’arrogerait-il le droit de légiférer en la matière, alors que le véritable souverain doit être « l’usage » (ou mieux : « l’Usage ») ? C’est encore cet argument de l’Usage qu’on réentendit lors de la Guerre de la cafetière : quelle mouche avait donc piqué les hommes politiques pour qu’ils s’imaginent avoir quelque compétence à intervenir dans ce qui n’était après tout qu’une question de grammaire ? On peut aussi penser aux flots d’encre que la « loi relative à l’emploi de la langue française », dite « loi Toubon », a fait couler dans l’Hexagone en 1994 : à peine eut-on proposé aux Français d’employer des mots français en lieu et place de certains termes anglais – dans un tout petit passage d’un texte et
qui avait bien d’autres ambitions, visant à maintenir le français dans l’espace public, à stimuler et canaliser la production néologique et surtout à assurer la cohésion sociale, texte ne s’appliquant au reste qu’aux personnes morales de droit public ou aux personnes engagées dans une mission de service public – que les chansonniers et les caricaturistes, poussés dans le dos par les agences de pube, se mirent à croquer le Ministre de la Culture et de la Francophonie en pioupiou aux tranchées, grenade lexicale à la main et casqué poilu ; et les amateurs de néologismes ne tardèrent pas à franciser narquoisement l’expression « un best of » en « un tout bon ». Quant à l’intellectuel français le plus en vue, il s’autorisa à résumer en une seule phrase le débat sur la loi, avec sa superbe coutumière : « On ne touche pas à la langue : telle est la loi » (Bernard-Henri Lévy). Ainsi, lorsque l’État intervient en matière de langue, le mot qui vient spontanément à l’esprit est celui de caporalisme. Lorsqu’ils s’arrogent le droit de toucher à ce qui est ressenti comme la chose la plus individuelle et la plus intangible qui soit, les pouvoirs publics ne peuvent apparemment que tomber dans deux travers : la tyrannie ou le ridicule. La tyrannie lorsqu’ils se donnent les moyens de faire parler le citoyen selon leur volonté. Le ridicule lorsqu’ils ne se donnent pas ces moyens : les grammairiens-fonctionnaires aboient, le locuteur passe. En s’occupant de la langue, les pouvoirs publics se mêlent donc de ce qui ne les regarde pas. Mais en outre, ils fuient leurs responsabilités, en détournant leur attention et leurs soins de ce qui les regarde précisément : l’emploi, la crise des banques, la violence et l’insécurité, la pauvreté, l’immigration, les embarras de circulation, le réchauffement climatique, le sida, la Syrie, la Palestine… Il faut pourtant se méfier de cette méfiance, comme il faut prendre au sérieux les manœuvres de ridiculisation que l’on observe toujours quand on s’avise de toucher à la langue. Loin
d’avoir un caractère systématique, le rejet de l’intervention des pouvoirs publics semble en effet ne se manifester que dans des cas bien précis. Et certains contempteurs de l’interventionnisme ne craignent pas de se contredire, en rêvant à une inquisition linguistique qui traquerait le solécisme sur les ondes, dans les salles de rédaction et jusque dans les foyers. On vit ainsi, au plus fort des débats sur la féminisation, le ci-devant Secrétaire perpétuel de l’Académie – compagnie qui est elle-même une spectaculaire institution d’État – en appeler à l’autorité du Président de la République, protecteur de l’auguste compagnie, et responsable politique s’il en fût. Et ceux qui rejettent l’intervention des pouvoirs publics dans l’affaire de l’orthographe sont parfois ceux-là mêmes qui en appellent à des mesures coercitives en matière d’usage. De sorte que dans un même camp, on peut à la fois récuser et réclamer l’intervention publique. Pour un André Beaunier qui proclamait déjà au début du XXe siècle que « l’État n’a pas à se préoccuper d’orthographe » parce que celle-ci « conte l’histoire de notre race et de notre nation » (Contre la réforme de l’orthographe, 1909), on a un Michel Mourlait qui, dans un plus récent Discours de la langue (Paris, Loris Talmart, s.d.), réclame que la force armée assure le maintien de l’ordre linguistique (« voir et complimenter la langue française… »). Appelé à développer la métaphore « langue = arme » dans le cadre d’une réflexion d’officiers français sur le concept de défense globale, l’auteur concluait : « Pour exceptionnelle qu’elle soit, cette circonstance montre que l’Armée, tout au moins en certains de ses responsables, évalue le problème de la langue et de ses enjeux d’une manière plus lucide et audacieuse que l’Administration. »
Mais qu’est-ce que la langue ? Ces contradictions renvoient à une ambigüité dans les conceptions de la langue. D’un côté, elle semble être l’expression de l’individu dans ce qu’il a d’irréductible ; de l’autre, les liens entre langue et pouvoir politique sont étroits, nécessaires, et évidents. Ou plutôt, ces liens seraient évidents si l’on se rappelait ce qu’est la langue : un instrument collectif, dont les fonctions sont nombreuses et variées. Pour d’aucuns, à l’âme d’ingénieur sans doute, le langage servirait avant tout à communiquer. Il est bien vrai que la langue est un instrument de communication : ne permet-elle pas le transfert des savoirs culturels, scientifiques, techniques, des opinions et des croyances ? Mais il faut assurément se défier du mot « communication », un mot qui, avec son compère « transparence », monte à notre firmament au fur et à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de nous. Panacée, et idéologie : aujourd’hui, un pape est moderne non par le contenu de son message, mais parce qu’il communique ; une ministre se sent coupable non parce qu’elle a menti, mais parce qu’il y a eu chez elle un « défaut de communication » ; et l’union européenne souffrirait de ne pas avoir de langue de communication commune. Même dans cette première fonction instrumentale de communication, la langue doit, il faut le noter, répondre à des besoins diversifiés, voire antinomiques. Par exemple ceux de la communication de type scientifique comme ceux de la communication affective. Or pour jouer ces deux rôles, la langue ne mobilise pas les mêmes ressources. Sur le premier terrain, elle tendra à utiliser des signes obéissant strictement à l’idéal de la bi-univocité. Sur le second, elle n’hésitera pas à jouer de l’équivoque, à créer des significations momentanées et plurielles, comme celles que l’on
observe dans ces énoncés bizarres où un chat cesse d’être un chat pour devenir un « greffier » ou l’« orgueil de la maison », et où des tigres s’introduisent dans les moteurs. Mais – les derniers exemples en persuaderont – la langue ne sert pas toujours à la seule communication. Elle n’est pas qu’un tuyau par lequel on ferait circuler des contenus divers. Elle sert aussi à influencer et à faire agir les autres : les faire voter pour tel ou tel, les amener à croire à telle histoire, les faire acheter tel produit, admettre que tel évènement s’est passé de telle manière, adhérer à telle idée… Parfois, la langue ne se contente pas de décrire des actions : elle est l’action elle-même. C’est ce qui se produit dans des formules comme « je t’avertis que », ou « je te promets que » : les actes consistant à avertir et à promettre n’existeraient pas sans ces verbes, qui finissent par devenir l’équivalent d’un geste. Enfin, il arrive que la langue se moque de toute communication interpersonnelle. Elle joue alors les démiurges, en créant des codes inouïs. Quand la lune des astronomes cesse d’être un corps céleste pour devenir une « faucille d’or dans le champ des étoiles », et quand la plage à marée basse devient, comme chez Saint-John Perse, « le lit refait des sables ruisselants », nous assistons bien à la création d’un langage nouveau. Dans le langage poétique, comme parfois en publicité, la manière neuve dont les choses sont dites compte plus que ce qui est communiqué, et qui est le plus souvent banal. La langue est donc un outil aux fonctions variées : instrument de la communication comme du solipsisme, de la précision comme du flou, instrument de la pensée, de l’action et de la création. Mais sa puissance ne se borne pas là, car elle est plus qu’un canif suisse : elle est aussi, comme on va le voir à loisir, une institution.
Une telle variété de fonctions laisse entendre que la langue ne saurait être seulement un patrimoine à sauvegarder – elle l’est aussi – : elle est le vecteur de mille problématiques, des problématiques qui s’inscrivent de plein droit dans l’espace politique. Nous allons le montrer en détaillant les multiples enjeux que mobilise la langue : enjeux identitaires ou éducationnels, mais aussi enjeux sociaux, enjeux économiques, et enjeux relatifs à la qualité de la vie. Les questions de français ne peuvent donc être le souci dérisoire d’amateurs de belles antiquités, d’esthètes désœuvrés, de puristes sourcilleux, de philologues chenus, de linguistes technocrates ou d’aimables cruciverbistes et scrabbleurs. Et en s’occupant de la langue, les pouvoirs publics se mêlent bien de ce qui les regarde. Car, on va le montrer, les problèmes langagiers touchent aussi à ceux dont ils ont la charge : le chômage, la violence, l’immigration…
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Table des matières
Préface de Bernard Cerquiglini Introduction
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Chapitre I. La langue, cet obscur objet politique Langue et politique : l’eau et le feu ? 17 Entre tyrannie et ridicule : le caporalisme, 17 – Mais qu’est-ce que la langue ?, 21 Enjeux identitaires et constructivistes 23 La langue : construction du monde, 23 – La langue : symbole et identité, 29 – La langue : plasticité, pluralité, et fragilité, 34 Enjeux sociaux 38 Langue et exclusion, 40 – Langue et dévalorisation, 47 – Langue et sélection, 50 Enjeux éducationnels 52 Une norme, ou des normes ?, 53 – Qu’est-ce que connaitre une langue ?, 55 Enjeux économiques 57 Enjeux vitaux 62 L’État démocratique et la langue 63
Chapitre II. La langue, affaire politique. Mais quelle politique ? Avant d’être française, la langue française est une langue 65 Une hypothèque : la vision essentialiste de la langue 68 Il y a langue et Langue, 68 – Le français : langue ou Langue ?, 71 – Une valeur sûre en temps de crise, 76 Deux conséquences de l’essentialisme 78 Premier corolaire : la réflexion politique bloquée, 79 – Second corolaire : le citoyen minoré, 84 Trois principes pour une politique linguistique 86
Une politique qui s’explicite, 86 – La langue est pour le citoyen, et non le citoyen pour la langue, 92 – Une transversalité assumée, 94
Chapitre III. La francophonie : une mission ou un destin ? Le français n’est pas la langue de la France 97 Que peut, que doit faire la francophonie ? 101 Deux francophonies pour le prix d’une, 101 – Un objectif unique, 104 Un contenu idéologique contradictoire 106 Entre discours angélique et logique marchande, 106 – Les naissances de la francophonie, ou de quoi francophonie est le nom, 109 – Les naissances du francophone, 114 La diversité comme atout économique 119 Français, encore un effort pour être la langue de la diversité ! 122 Premier effort : combattre le centralisme, 123 – Deuxième effort : parler autrement du français, 128 – Troisième effort : s’ouvrir à la langue de l’autre, 130
Chapitre IV. Dominantes et dominées. Le français sur le marché des langues Trois images, deux crises 133 Les mécanismes de la domination linguistique 137 Des mécanismes objectifs, 137 – Une domination intériorisée, 142 – La valeur de l’usager, 145 – Domination interne et domination externe, 146 Perspectives 148
Chapitre V. Une langue en déliquescence ? Un mal qui répand la terreur… 153 Un diagnostic unanime, 153 – Un mal ancien et universel, 156 Mais qu’est ce qui peut être en crise dans le français ? 160 Crise de croissance…, 161 – … ou crise de confiance ?, 164 Quatre mutations 167
Le spectacle du monde : le temps de la fragilité, 172 – Les groupes sociaux : la nouvelle répartition, 173 – La francophonie : le partage des normes, 176 Une confiance à retrouver 177
Chapitre VI. Maitriser la langue, ou se l’approprier ? Communiquer avec et pour le citoyen 181 Du côté de la formation : de nouveaux paradigmes 186 La maitrise, oui, mais une maitrise ciblée, 186 – Non scholæ sed vitæ discimus, 189 – Regarder la langue d’à-côté, 191 Les formateurs et leurs programmes 194 Qui enseignera le français en 2050 ?, 194 – De nouvelles alliances entre langues et sciences humaines, 196 De la norme aux normes 200 De nouveaux points de référence, 201 – À qui appartient la norme ? 203 Soigner le corps de la langue 204
Chapitre VII. Moderniser l’équipement linguistique Le français survivra-t-il au XXIe siècle ? 211 La langue et les octets 213 Les enjeux du génie linguistique, 214 – Une politique du génie linguistique, 219 Des mots, des mots, des mots ! 224 Les enjeux de la terminologie, 224 – Une politique terminologique, 225 Écrire pour être lu 229 Les enjeux de l’écriture technique, 229 – Trois mutations, dont deux sont bien connues et la troisième non, 231 – Hypothèques et résistances, 233 – Une politique de l’écriture technique, 238
Chapitre VIII. Le français et les autres Des stratégies de plurilinguisme 241 De l’ouverture…, 242 – … à la fermeté, 244 – Des stratégies diversifiées quant aux terrains, 246 – Des stratégies diversifiées
quant aux méthodes, 246 – Des stratégies diversifiées quant aux langues mobilisées, 249 Les langues de voisinage, 253 – Les langues de synergie, 255 – Les langues sœurs, 256 – Partenaires et partenariats, 260 Promouvoir l’unité ou la diversité ? 262 Deux politiques pour les « grandes » et les « petites » langues ?, 263 – Une opposition à dépasser, 265 – Qui a peur de la variété ?, 271 – Variétés moins répandues et stratégies de plurilinguisme, 274 La langue de l’hôte 275 Appropriation et cohésion sociale, 275 – Liberté ou obligation ?, 278 – L’État ou le secteur associatif ?, 280 – Quelle représentation du marché linguistique ?, 282
Pour conclure mais aussi pour commencer : quels objectifs pour une politique de la langue ?
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Bibliographie
296
Index
305
Du même auteur
chez le même éditeur
Petites mythologies belges, édition revue et considérablement augmentée, 2009. Le Tournant des années 1970. Liège en effervescence (en coll. avec Nancy Delhalle et Jacques Dubois), 2010. Voir faire, faire voir, 2010. Aux sources du sens. Principa Semiotica (en coll. avec le Groupe μ), à paraitre en 2015. chez d’autres éditeurs
Rhétorique générale (en coll. avec le Groupe µ), Paris, Larousse, 1970, Paris, Le Seuil, 1982. Style et Archaïsme dans La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster, Bruxelles, Palais des Académies, 1973. Rhétorique de la poésie : lecture linéaire, lecture tabulaire (en coll. avec le Groupe µ), Bruxelles, Complexe, 1977 ; Paris, Le Seuil, coll. Points, 1990. Collages (en coll. avec le Groupe µ), Paris, U.G.E., 1978. A Semiotic Landscape. Panorama sémiotique (en coll. avec Umberto Eco et Seymour Chatman), La Haye, Mouton, 1979. Rhétoriques, Sémiotiques (en coll. avec le Groupe µ), Paris, U.G.E, 1979. La Littérature française de Belgique, Paris, Nathan, Bruxelles, Labor, 1980. Langages et collectivités : le cas du Québec, Montréal, Leméac, 1981. Trajectoires : littérature et institutions au Québec et en Belgique francophone (en coll. avec Lise Gauvin), Presses universitaires de Montréal, Bruxelles, Labor, 1985. Charles De Coster, Bruxelles, Labor, 1985.
Adaptation française de Le Signe. Introduction à un concept et à son histoire, par Umberto Eco, Bruxelles, Labor, 1988 ; Paris, coll. Le livre de poche, 1992. Raymond Queneau, André Blavier : lettres croisées (1949-1976), Bruxelles, Labor, 1988. Le Sens rhétorique. Essais de sémantique littéraire, Toronto, G.R.E.F., Bruxelles, Les Éperonnniers, 1990. Écrivain cherche lecteur. L’écrivain francophone et ses publics (en coll. avec Lise Gauvin), Paris, Créaphis, Montréal, V.L.B., 1991. Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image (en coll. avec le Groupe µ), Paris, Le Seuil, 1992. Espace Nord. L’Anthologie, Bruxelles, Labor, Espace Nord, 1994. Des Langues romanes, Louvain-la-Neuve, Duculot, coll. Champs linguistiques, 1994. Sept leçons de sémiotiqcaue et de rhétorique, Toronto, G.R.E.F., 1996. Une langue, une communauté. Le français en Belgique (avec Daniel Blampain, André Goosse, Marc Wilmet), Louvain-la-Neuve, Duculot, 1997. Salut Galarneau !, de Jacques Godbout, Montréal, Boréal, 1997. Tu parles !? Le français dans tous ses états, Paris, Flammarion, 2000. Précis de sémiotique générale, Paris, Le Seuil, 2000. La Langue et le citoyen, Paris, P.U.F., 2001. Figuras, conocimiento, cultura. Ensayos retóricos (en coll. avec le Groupe µ), Universidad Nacional Autónoma de México, 2003. La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, Espace Nord, 2005 (en coll. avec Benoît Denis), Figures de la figure. Sémiotique et rhétorique générale (en coll. avec Sémir Badir), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2008. L’avenir du français (avec Jacques Maurais, Pierre Dumont, Bruno Maurer, Patrick Chardenet), Paris, Agence universitaire de la Francophonie, Édition des archives contemporaines, 2008. Périphériques Nord. Fragments d’une histoire sociale de la littérature francophone en Belgique, Liège, Presses de l’Université de Liège, 2010.
LA langue dans la cité MARS 2015
La langue ne serait-elle qu’un sujet propre à intéresser des esthètes désœuvrés, des puristes sourcilleux ou d’aimables cruciverbistes ? Non, car c’est à travers elle que nous appréhendons le monde et que nous nous intégrons à la collectivité. C’est à travers elle que le pouvoir se donne ou se refuse : dans un monde où communiquer est capital, régner sur elle représente un enjeu de taille. Et à l’ère du numérique, la langue est aussi un riche gisement économique. À côté des politiques de la santé ou de l’environnement, nos sociétés démocratiques doivent donc inventer une politique de la langue, dont les objets sont nombreux : droits de l’usager à l’égard d’institutions publiques qui ne semblent pas faites pour lui ; droit du travailleur à travailler dans sa langue ; protection du consommateur face aux produits standardisés ; intégration des populations migrantes… Ce nouveau livre de Jean-Marie Klinkenberg place nos langues – et spécialement le français – au cœur d’une réflexion sur les communications et les relations humaines dans le monde d’aujourd’hui. Il énonce avec brio et clarté les principes d’une politique linguistique visant la justice et l’équité, en proclamant que la langue est faite pour le citoyen, et non le citoyen pour la langue.
Professeur émérite de l’Université de Liège, Jean-Marie Klinkenberg y a enseigné les sciences du langage. Ses livres, et ceux du Groupe µ dont il est un des fondateurs (Rhétorique générale, 1970 ; Traité du signe visuel, 1992), ont été traduits dans une vingtaine de langues. Membre de l’Académie royale de Belgique, il préside le Conseil de la langue française. Il est notamment l’auteur de Précis de sémiotique générale (Le Seuil, 2000) et de Petites mythologies belges (Les Impressions Nouvelles, 2009).
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492433 ISBN 978-2-87449-243-3 320 pages – 21 €