Éric Lammers
Une âme plus si noire lettres de prison
Préface de Caroline Lamarche
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Éric Lammers
Une âme plus si noire Lettres de prison, 2001-2002 Préface de Caroline Lamarche
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
2. Je vous remercie de votre très belle lettre et des remarques y afférentes. D’où me venait cette bêtise que votre prénom était Véronique ? Caroline, c’est pas mal non plus, c’est le prénom de l’illustrissime tortue de Boule et Bill ! Hum !! J’accepte d’enthousiasme toute l’aide que vous pourriez m’apporter. Je n’accepte qu’à l’unique condition que cette entreprise vous amuse, vous apporte des satisfactions en sus de mon amitié et de mon profond respect. Je ne suis pas orgueilleux, je suis capable de toujours tout remettre en question, recommencer, reprendre. Par contre j’ai du mal à effacer un truc écrit, il me faut une main à poigne pour m’en donner le courage. Je vous assure que les textes que je vous soumets ne représentent pas la quintessence de mes facultés créatrices. J’attends de vous des remarques tranchantes, acerbes, viriles ! N’ayez crainte, je ne vous lirai pas avec la susceptibilité d’un génie qui se croit incompris. Il y a du bon, du mauvais, des couilles que je pourrai corriger seul, d’autres qui nécessitent la patte d’un maître. Ma seule ambition consiste à apprendre à écrire, enfin, vraiment bien. Peu importe le temps et la peine. Écrire est devenu ma passion. Je retiens bien, réfléchis et comprends vite. J’y arriverai. En réponse à votre question. Le courrier que j’expédie est fermé. Celui que je reçois est ouvert, mais pas lu. Ils n’ont pas le temps. On ne s’intéresse plus à moi comme au temps de la grande époque, où tout était photocopié et expédié au juge d’instruction puis aux services secrets. Si vous avez des connaissances sur la vie au Pôle Sud, les régions visitées par Arthur Colomb… Je me dis que ce n’est
pas parce que je ne connais pas les endroits où se déroule l’action que je ne pourrais pas l’écrire. Il suffirait de corriger les erreurs au fur et à mesure de leur révélation. Au début, je croyais que la Joconde avait été peinte sur une toile. J’ai dû transformer certains détails en fonction de cette stupéfiante réalité : que cette bonne femme fut tirée sur une planche de peuplier d’Italie de trois millimètres virgule cinq d’épaisseur.
3. Mon Dieu, que je suis prolixe ! Je n’ai pas encore répondu à la première des quatre pages de votre lettre et voilà déjà la troisième de la mienne ! Vous me proposez une fin morale, triomphe des autorités, énervement du lecteur, ou une réussite jubilatoire et amorale. M’ouais… J’estime avoir fait une fin qui réunit les deux. Cette fin est la cerise sur le gâteau. D’abord le gâteau. J’ai essayé de montrer l’évolution d’une rédemption, il faudra s’attacher à la parfaire. Mais je veux aussi montrer l’indifférence de la société face aux efforts des détenus. Il faut que le lecteur y croie, à cette rédemption, et que la désillusion finale se mue en tristesse et révolte au cœur du pauvre lecteur. J’aime faire rire. Je veux aussi faire pleurer, faire réfléchir. Écrire m’empêchera de délinquer dans le futur. Quand quelque chose m’énerve, je torture un de mes personnages. Il faudra vous y faire, à cet écrivaillon insensible et sadique avec ses créatures. Je le veux bien noir, impitoyable, mon héros. Moi j’ai pas peur du poujadisme vendeur, ce qui doit faire défaut à vos œuvres, fines, sensibles, bien décorticatrices de sentiments, tout ce que je déteste faire parce que je me sens trop con après avoir lu de vrais beaux livres. Ici, je n’ai accès qu’aux rares livres de la minuscule bibliothèque. Il ne reste plus grand-chose que je n’ai pas lu. Ça devient pénible et critique. Comment admettre sereinement de vivre dans une prison qui interdit la culture et qui oblige les gens à se planter devant la télé ou à acquérir une licence de console vidéo ? Plutôt crever la gueule ouverte…
4. J’aimerais tant pouvoir lire une de vos œuvres. J’attends un miracle quelconque. Cet ignoble trou vit sous le régime de « l’option zéro », une monstruosité inventée par je ne sais quel sadique fonctionnaire incompétent. Rien n’entre ni ne sort, pas de livres, ni de CD, rien, faut tout acheter via le racket légal inclus dans ce machin. Je ne cantine pas, ne prends pas la télé, refuse toute accommodation avec le régime honni de ce trou à rat de merde. Le responsable de la bibliothèque est en vacances. Je lui parlerai de votre proposition. Pas de crainte à avoir, votre roman traversera les murs. Le mec n’est pas contraire, c’est la taule qui est infâme. Au fait, la Commission a rejeté ma demande de libération. Je n’ai jamais eu de congés, ni de sortie, rien. Mon dossier est bloqué au ministère. L’optimisme est en fuite. Mais le moral se maintient. Rien ne m’atteint. Tout est possible. Je sors de cellule une heure trente par jour, le matin : une heure de course à pied, une demi-heure de karaté. J’ai fortement diminué les cadences pour avoir plus de temps à consacrer à l’écriture. Je ne travaille pas, n’ai ni femme ni enfants, je vis sans télé, avec cinq malheureux livres par semaine, et je n’ai pas assez de temps. Je dois claquer ma fenêtre au nez des potes qui veulent me parler du préau, parce que je n’ai pas le temps. Vous parvenez à tenir une maison, écrire, vivre avec vos enfants sans les négliger ? Ça demande pas mal de courage et une solide dose d’organisation. J’admire, et me félicite de ma quiétude !
[…]
68. J’écris toujours en pensant à quelqu’un qui me lit et je lui raconte. Quelqu’un que je respecte et que je sens et qui me comprend. Comme je voudrais que me comprenne toute la planète. Avant de t’expliquer le cas Imed, je te montre un extrait d’une lettre écrite à ma mémé. Elle n’arrête pas de me faire des compliments et me dit que j’écris depuis quelque temps de si jolies choses qu’elle se sent ridicule d’avoir à y répondre. Je l’aime bien ma mémé. Elle m’apaise, et je lui ai beaucoup écrit pendant mes périodes super noires. « Depuis que tu es veuve, c’est triste, on est d’accord. Mais avec le recul, il faut chercher en quoi on peut trouver une bonne chose. J’y trouve que je te vois maintenant comme une personne indépendante à part entière. Avant, tu étais une espèce d’adorable excroissance appartenant à mon pépé. Est-ce que je me fais comprendre ? Si seulement tu osais faire le tour du monde en deltaplane et m’accompagner en stop en Afrique, comme la dernière fois quand on est allés ensemble en stop en Italie ! Tu as été là lors d’événements importants. L’attaque des guêpes. Et le premier jour, où j’ai eu faim. » Imed devient de plus en plus bizarre. Ses absences deviennent casse-couilles. On s’écarte doucement de lui. Nous devons aussi vivre. Il n’est pas mon frère, ni un proche, juste un pauvre type qui a tué sa mère et sa sœur et son frère de huit ans, quand il avait dix-huit ans. Depuis il est seul. Quand je dis seul, c’est seul. Au début, il semblait tenir le coup. Maintenant, on dirait la lente agonie d’un être humain que la justice a tenu à condamner. Pour ce crime, il aurait fallu le soigner, pas le punir. Je n’ai pas les capacités pour traiter ce
genre de cas et j’en ai marre de le voir traîner à mes basques. J’exagère. Je te cause et ça me défoule. Imed, à Andenne, était resté six mois en cellule, sans bouger, sans sortir, mais sans demander de protection non plus. Ici il s’est directement intégré à mon groupe. Il y a beaucoup de monde au préau, même le matin. On court, on fait du sport. Avant, il galopait toute l’heure avec nous. On se parlait en groupe. Il répondait, pas souvent, mais il suivait toujours. Puis le temps a passé, et il est monté à la troisième. C’était alors un lutin, marrant, champion pour faire la bouffe. On fumait dans les fauteuils, on regardait les films en vidéo, il faisait la bouffe, un œil sur l’écran, une pipe en main, une blague aux lèvres, et il dansait avec ses fourchettes. Puis il y a eu le chambardement des peintures de cellules. Et le groupe s’est un peu dispersé, lui restant principalement avec moi et Titi. Au début, il était seulement distrait. Parfois un peu le regard dans le vague. Il faisait à bouffer sans rien dire. Il nous avait fait une belle crise de parano en croyant qu’on voulait tous le tuer, qu’on avait monté un complot, etc. Ça semblait terminé, on pensait le retrouver. Puis il s’est mis à couler. Il parlait de moins en moins, et au lieu de regarder l’écran, il me regardait moi, pendant des heures. Je suis habitué à ce genre d’hommage. J’attends que ça passe. Ça passe toujours. Quand ça devenait gênant, je l’engueulais. Puis il a commencé à plisser son front. Son front toujours plissé, il faisait l’imbécile quand je lui disais qu’on allait le lui repasser au fer. Maintenant, il ne plisse plus le front, il plisse les lèvres. Il fait de drôles de bruits avec sa langue. Et le plus bizarre, c’est quand il fait semblant de bouger les boules d’un boulier compteur, avec ses index, les bras à demi repliés, voûté, marchant parfois comme un petit vieux.
Il passe les heures de film la tête entre les jambes, à remuer ses doigts. On ne sait plus quoi faire. Une fois, son regard s’éclaire, il me regarde et me souffle : « Je suis en train de couler. » On aurait dit le vrai lui. Et puis oups, fini, plus personne. Si tu passes à l’improviste à l’œilleton de sa cellule, il est prostré, ses doigts bougent, ou il dort en chien de fusil. Il fait mal au cœur. Qu’arrivera-t-il ? Nous on voudrait des conseils, sur que faire, que ne pas faire, et qu’on ne me laisse pas seul avec Titi, pour lui. On fait ce qu’on peut. Si c’est une schizophrénie, un machin débilitoire qui le ronge en empirant toujours, il va être interné, peu importe son état judiciaire et sa situation pénale, le nombre d’années encore à tirer. Si c’est moins grave, s’il se remet, il faudra qu’il baratine une pouffe de psy pendant quelques années et il s’en sortira. S’il s’en sort après avoir été interné, c’est la merde. Les années d’internement ne compteront pas, il pourra continuer sa perpétuité. Qui durera longtemps. Et qui peut prédire qu’il ne recommencera pas ? Je crois qu’il nous jouait, et qu’il se jouait, un rôle. Et qu’ici, en face de moi, il n’a pas pu le tenir jusqu’au bout. Il s’effondre. Ou alors c’est un simulateur génial. Mais il n’y gagnera plus rien de bon. Il aurait dû essayer avant sa perpète. Après, c’est un peu tard, tu n’es plus qu’une chose. Avant-hier, il nous a fait une bassine de thé aux cerises et un plateau de toasts finement beurrés et tartinés de confiture, à midi, juste avant la gamelle. Hier, il m’a grillé une tartine avec du fromage et des zestes d’orange. C’était incroyablement fin et bon. Que reste-t-il d’un homme ? Pauvre Imed Tchouk.
69. J’adore pérorer, m’étaler, centrer l’attention. J’ai toujours l’impression, quand j’entre quelque part, que tout le monde me regarde. Malheureusement ça a presque toujours été vrai. Dans une banque avec ma cagoule, au tribunal avec les menottes, au cachot quand le maton m’apporte mon pain sec et un peu d’eau. Mais où c’est plus grave, c’est quand j’ai cette impression à la visite. Les matons. Les jolies filles. Alors je me planque derrière un pilier et tout ça me fait rire. Passer au tribunal, c’est tenir un rôle sur une scène. On répète, on a le trac. J’aurais dû essayer de faire du théâtre. Mais le seul cours que j’ai suivi a été fermé, à la prison de Namur, après qu’un élève se soit évadé en sortant comme si de rien n’était devant le guichet du garde de l’entrée. J’ai fait figurant sur un film d’auteur en 72 ou 73, j’ai trouvé ça vachement chiant, longuet, toujours attendre, toujours la même chose. J’ai jamais vu le côté glamour même si c’est mieux qu’écrivain, pour les filles. Toujours cette fichue troisième place, on est barré par les vedettes et les couillons de pilotes de course. La cellule d’Imed est toujours bloquée, avec ses affaires à l’intérieur. En principe il pouvait revenir après une semaine, ceci dépendant du verdict de toubibs chargés de l’observer. Ça pourrait durer aussi deux semaines. Nous attendons le jour où les matons viendront vider sa cellule. Ça signifierait que nous ne le reverrons sans doute jamais plus. Et son avenir sera glauque. Ou alors il reviendra la bouche en cœur, remis. Ou dépressif. S’il est comme avant, je préférerais, lâchement, qu’il y reste, là-bas. Il y a deux sortes d’assassins. Ceux qui tuent avec une raison, comme le ferait n’importe qui placé dans la même situa-
tion. Et le fou qui tue les femmes avec des chapeaux verts (n’en porte jamais !). Ces gens, pour moi, sont à soigner, pas à punir. Comme les délinquants sexuels. Je ne comprends pas comment tant d’imbéciles peuvent être aussi sûrs de savoir exactement ce qu’il convient de faire, dans ces cas-là. À côté, il y a la came, qui fausse complètement les priorités et vicie la société. Dans ta note pour la radio, tu mets un peu trop l’accent, comme tous les intervenants gentils du judiciaire, sur les souffrances induites par la prison. Je voudrais qu’elles ne soient évoquées qu’à la fin d’une énorme partie de rigolade, en contrepoint. Quand tu rigoles dans une marre de merde, elle a l’air plus sale.
70. Je tremble qu’une déception ultérieure n’ébranle les fragiles assises de ta confiance en toi, inversement proportionnelle à la réalité de tes talents, poil aux dents. À noter pour Karo. Elle sera encensée par les ordinateurs du monde entier mais nous fera de grosses crises de confiance sans arrêt. Elle cassera tout le temps ses appareils et restera des semaines en disant qu’elle ne composera plus jamais rien. Et puis un jour, pour rien, une remarque, elle explosera, replongera sur ses instruments – à décrire – et fera mourir de plaisir les ordinateurs. Karo sera vénérée, on la retrouvera presque toujours jeune d’un bout à l’autre de l’univers. Elle aurait voulu rendre son papa heureux, qui est mort. Et ce rêve se réalisera, mais je ne t’en parle pas. Il faut que je t’y amène, petit bout par petit bout, que ces univers te deviennent aussi familiers qu’ils me le sont depuis que je rêve mes aventures, loin du carcéral. Je suis un horrible. J’ose rire de tout. Mais je ne ris vraiment que de moi. Tu vois, il y aura toujours ce décalage entre l’auteur relativement amusant et l’homme au passé plus noir qu’un encrier chinois. Mais je dois maintenant me retenir de toutes mes forces, ne pas faire une connerie et tout fiche par terre au dernier moment. Comme quand je suis parvenu au top en compétition de ping-pong, à l’École Royale Militaire, la première fois aux Assises, partout, au moment final, ça foire. Syndrome d’échec, disent les psys. Mais je suis toujours optimiste. Ça fait partie de ma suave ambiguïté. Ma folie consiste à croire que faire de beaux livres peut m’aider à m’en sortir. Mes écrits ne peuvent pas me nuire, tant qu’il ne s’agit pas du plan de ma prochaine évasion. Aucun écrit ne le pourrait. J’ai la perpétuité. Je suis considéré comme
un vrai psychopathe. Tous les avis concernant ma libération sont au noir, noir-noir, ou rouge vif. En tout cas fermés, négatifs, négatifs, négatifs. Faut te l’inscrire en braille au poinçon sur le front ? Un contrat, même microscopique, affirmerait de manière éclatante qu’il est possible, simplement possible que je puisse un jour me frayer une voie dans cette voie. Ça pourrait peser sur les mains qui tiendront le stylo d’où jailliront les molécules d’encre qui signifieront au monde entier que j’ai à nouveau le droit de marcher avec les autres humains.
[…]
Une âme plus si noire lettres de prison avril 2016
Soyez impitoyable. J’apprends vite. Écrire est devenu ma passion. Je lui sacrifierai tout. Au fil des lettres adressées à celle qui accompagne son projet de roman, le parcours d’un fou de lecture et d’écriture pris dans son cadre quotidien, la prison. Une longue peine et ses petits accommodements. La puissance du rêve. La rage d’être inutile au monde. Mais aussi la célébration de la vie comme réserve d’anecdotes drolatiques, de solidarités, de projets. Des pages étincelantes d’humour, d’émotion. L’autoportrait, en creux, d’un homme enfin libéré. C’est pas pour être reconnu que j’écris, ce qui me pousse est plus profond, quand j’imagine que pour la première fois je serais autre chose qu’un criminel. Figure du grand banditisme, connu sous le nom de « la Bête », Éric Lammers a marqué les années de plomb belges. Condamné à perpétuité pour un double meurtre, il a passé dix-sept ans en prison. Il doit sa libération, en 2002, au contrat signé pour une pièce radiophonique diffusée par France Culture. Au terme d’une réinsertion qui a connu quelques péripéties est paru un recueil de nouvelles, Une vie de… (Weyrich, 2015). La publication, aujourd’hui, de Une âme plus si noire, lettres couvrant les deux dernières années de sa détention, révèle le parcours d’un homme que l’écriture a transformé.
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493225 ISBN 978-2-87449-322-5 256 pages – 17 €