Extrait de "Pourquoi nous sommes nietzschéens"

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Pourquoi nous sommes

nietzschéens

Ouvrage coordonné par Dorian Astor et Alain Jugnon Dorian Astor Paul Audi Philippe Beck Giuliano Campioni Monique Dixsaut Alain Jouffroy Alain Jugnon Hadrien Laroche Jean-Clet Martin Jean Maurel Miguel Morey Jean-Luc Nancy Frédéric Neyrat Avital Ronell Stefan Lorenz Sorgner Bernard Stiegler Michel Surya

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S


Le mot de l’éditeur Le travail éditorial sur l’œuvre de Nietzsche (les « œuvres philosophiques complètes », Gallimard), puis l’ouverture des archives ont permis de corriger déjà beaucoup de malentendus, voire de mensonges qui ont longtemps continué à peser sur la pensée du grand philosophe allemand. Il est aujourd’hui possible de relire Nietzsche sans préjugés, ce qui ne veut pas dire sans regard critique. Les contributeurs à ce volume, qui souvent combinent philosophie et analyse poétique et littéraire, se promettent exactement cela : une réappropriation active et créatrice de l’œuvre de Nietzsche, afin de chercher de nouvelles réponses aux grandes question de notre temps, comme le retour des dogmatismes, l’émergence du posthumanisme, la manipulation génétique, les défis de la biologie évolutionnaire, la redécouverte des formes artistiques d’avant-garde ou encore la défense de la philosophie elle-même comme regard radicalement critique sur le monde et la société.


Pourquoi nous sommes nietzschéens Ouvrage coordonné par Dorian Astor et Alain Jugnon Dorian Astor  Paul Audi  Philippe Beck Giuliano Campioni  Monique Dixsaut  Alain Jouffroy Alain Jugnon  Hadrien Laroche  Jean-Clet Martin Jean Maurel  Miguel Morey  Jean-Luc Nancy Frédéric Neyrat  Avital Ronell  Stefan Lorenz Sorgner Bernard Stiegler  Michel Surya

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



EXTRAIT



Alain Jugnon

Nietzsche est la scène Que signifient aujourd’hui les constatations que j’ai faites hier ? La même chose qu’hier, elles sont vraies, sauf que le sang coule goutte à goutte dans les rigoles creusées entre les grandes pierres de la Loi.  Franz Kafka, Journal, janvier 1922. Aussi la dépense est-elle cela : le soleil ; l’énergie qu’on lui doit, toujours au-dessus de nos moyens ; ce qui fait tourner la terre et la tête ; ce qui de l’être veut jouir ; ce qui le pousse vers la mort ; les pratiques glorieuses des sociétés primitives, qu’on envie ; ce que le bourgeois ne peut assouvir qu’en douce ; ce que tout homme ne peut accueillir sans frémir ; ce que Bataille lui-même, jusque dans ses déclarations les plus audacieuses, aura désiré et redouté – pour autant qu’il pût écrire, décrire, projeter, répéter la dépense, invitant celui qui l’accompagne à imaginer toujours le pire, le poussant devant lui comme un éclaireur dans le chemin creux d’une forêt la nuit. Mathilde Girard, préface à Georges Bataille, La limite de l’utile 1.

Généalogie d’un faux-monnayage Quand une poignée de philosophes français en 1991 écrivit un livre pour dire qu’ils n’étaient pas nietzschéens, à l’époque, personne ne leur demandait s’ils l’étaient, la philosophie tout entière ne s’inquiétait plus de Nietzsche : ils eurent un certain succès d’audience mais ni Ferry, ni Taguieff, ni Comte-Sponville n’en étaient vraiment à devoir dire où ils en étaient de leur nietzschéisme (n’étant pas nietzschéens mais philosophes français de renom), c’est-à-dire de la nécessaire inversion de toutes les valeurs occidentales. 1.  Georges Bataille, La limite de l’utile, Éditions Lignes, 2016.


Nous étions alors dans une période creuse concernant la philosophie politique et la pensée critique, entre deux crises, entre la fin des idéologies et le commencement du spectaculaire intégré. Les non-nietzschéens de ce temps d’indifférence refusaient semble-t-il le renouveau des études nietzschéennes issu des années 1970 en France, études toutes comprises dans la séquence intellectuelle et éditoriale suivante : 1.  le livre Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze publié en 1962, ou la reprise et restructuration des concepts, des percepts et des affects nietzschéens, 2.  le colloque de Cerisy-la-Salle de 1972 intitulé Nietzsche aujourd’hui ?, ou l’orientation affirmée vers une philosophie de l’avenir entée sur les écrits posthumes de Nietzsche, 3.  la relecture de Nietzsche comme penseur essentiel de la modernité dans les livres de Sarah Kofman publiés dans les années 1980/90 : Nietzsche et la métaphore, Nietzsche et la scène philosophique et Explosion I et II. Nietzsche aujourd’hui donc et dans quelle direction ? C’est ce que ceux qui pourraient quant à eux se dire nietzschéens, alors qu’il ne s’agirait plus jamais de le dire à nouveau comme un programme, le nietzschéisme étant inscrit dans l’air du temps comme un poisson critique dans l’eau post-démocratique et dans la librairie contemporaine comme une marque bien déposée et rarement inquiétante, c’est donc ce que ceux-là ne devraient pas interroger en tant que nietzschéens (il n’en sont pas désormais, et n’ont pas à l’être en tant que philosophes d’aujourd’hui) mais qu’ils aimeraient ré-agencer : contre les non-nietzschéens oubliés des temps creux de la pensée française et pour les primo-lecteurs nietzschéens « par passion et intensité » présents au colloque de Cerisy en 1972 et comme revenus du long passage obscurantiste des années 1990 et 2000.


Cette généalogie donne ici le ton neuf d’une philosophie à nouveaux frais, un ton moderne (sans la post-modernité) et re-nietzschéisé (sans la droitisation de la pensée contemporaine). Il n’y a donc pas à remettre sur le tapis l’histoire de la réception de la pensée nietzschéenne selon que vous serez de gauche ou de droite, ou pire : chrétiens ou athées, mais il y a à reconstituer un collège d’anthropologie nietzschéenne, ce qui somme toute est la puissance et l’acte d’un autre nietzschéisme, un nietzschéisme pour continuer à lire et penser tous les livres du philosophe…


Avital Ronell

Friedrich, ami d’une intello, malgré tout En chemin vers le langÂGE. Unterwegs zur SprACHe. Les intellectuels, Friedrich Nietzsche ne les portait pas dans son cœur. Ils lui semblaient presque toujours se conformer au portrait-robot d’une sorte de fourmi nourrie au ressentiment, qui s’agite dans sa petite sphère d’influence : la plupart des intellectuels savent tout juste dire « oui », « non », « oui », surtout « non » aux textes et aux histoires qui passent entre leurs mains. Dans leur morne routine, ils tuent tout enthousiasme, limitent leur énergie et sont dépourvus de la sensibilité et de l’élan porteur d’avenir. Ainsi ils sont peu enclins à sauter dans les abimes décrits dans Le Gai Savoir ; ils ne sont ni gais ni à la recherche du savoir en termes de l’audacieuse prise de risques que Nietzsche recommande aux philosophes à venir, sans s’abaisser à prescrire ou daigner supposer qu’une attitude prescriptive puisse jamais faire la différence s’il s’agit de créer une œuvre qui s’aventure sur de nouvelles voies. Pourtant, de temps à autre, Nietzsche condescend à donner à l’intellectuel une petite tape d’encouragement sur le derrière, histoire de reconnaître sa capacité à persévérer, la ténacité dont il fait preuve et sa résistance hors-norme à toute allergie à la poussière philologique. Mais bon, en règle générale, les intellectuels sont plutôt mal vus par Friedrich, qui décidément, dans une de ces incarnations, était bien au-dessus de tout ça. C’est de cette conviction tranquille


que part Heidegger, qui s’avère encore davantage allergique que Nietzsche aux prétentions et comportements des intellos, la façon dont ces gens s’imaginent pouvoir écrire sur de la poésie ou contrôler des matériaux qui dépassent toute maîtrise ou connaissance fiable. Les intellectuels ne sont pas nos amis, et il n’est pas certain qu’ils soient capables de se faire des amis, ce qui est à la fois douloureux et rédhibitoire si l’on songe que pour Nietzsche c’est l’amitié qui ouvre l’avenir. Un ami, ce n’est pas notre prochain, à la façon dont les Chrétiens se représentent le rapport à l’autre, ce ne sont pas non plus les proches parents ou des connaissances chères à notre cœur. Depuis l’antiquité grecque, un ami remplit une fonction bien précise et se retrouve bientôt porteur d’une importance politique – bonne ou mauvaise selon le programme d’évaluation qui aura été enclenché. Mais voilà, une de mes personnalités est indubitablement une intellectuelle. Certes, je ne suis pas une intellectuelle standard, satisfaite de mon champ de compétence, soucieuse de montrer mon savoir-faire dans tel ou tel domaine abscons. Tout comme les grands, j’ai moi aussi mes crises et mes moments de dégoût de soi. De toute façon, il est bien possible que les femmes ne soient pas membres à part entière de la horde des intellectuels, donc si ça se trouve je ne suis même pas concernée par cette histoire de hiérarchie intellectuelle en philosophie ; mais bon, que ce soit en termes historiques ou philosophiques, les femmes ne sont pas censées devenir des amies non plus ; elles ne sont pas censées avoir les couilles de soutenir une amitié jusqu’au bout. Dans la mesure où ma carte d’identité m’inclut-exclut, je pourrais en rester là puisque ça n’a rien à voir avec moi en tant que F. Femme ; foutre ; Friedrich ; fou. Du ressentiment ? Non, pas du tout. D’abord, c’est lui qui fut le premier à accepter des filles à ses cours et à les traiter sur un pied d’égalité. Ça ne lui plairait


sans doute pas, mais Kant les avait déjà en quelque sorte invitées lorsqu’il était passé du latin à l’allemand, ce qui avait amené les dames des Frauengesellschaften à délaisser la Bible pour la philosophie. Friedrich quant à lui reste un ami proche qui m’a filé un code d’accès, histoire que je puisse m’infiltrer et à certains égards aller faire du piratage sur des terres d’expérimentation philosophique. Plus important, il me semble avoir démontré d’une façon désintéressée et irréfutable que les philosophes de l’avenir sont essentiellement scandaleusement pluralisés mais plus essentiellement encore des transféministes. Même Heidegger recrute des femmes à l’occasion pour faire passer son argumentation. Il y a donc pas mal de marge de manœuvre dans le territoire de la pensée pour celles qui sont étiquetées femmes, pour celles qui pointent en tant qu’intellectuelles. Creusons un peu plus et voyons comment ces problèmes peuvent démantibuler certaines des hypothèses sur lesquelles nous nous appuyons toujours. Je voudrais introduire ici quelques considérations qui impliquent l’un ou l’autre autobiographème – un thanatographème plutôt, comme dirait Derrida…


Dorian Astor

Des monstres de courage et de curiosité Un certain ton élégiaque Nous ne sommes pas nietzschéens, nous ne faisons que venir après Nietzsche (Colli l’avait compris). Libre à chacun de tirer les conséquences de ce qu’un événement Nietzsche a eu lieu. Or, un événement n’a de grandeur que si ceux qui l’accueillent s’en montrent dignes ; autrement, même le coup frappé par un homme puissant vient « s’amortir sur une roche dure ; un écho sec et strident, et cela s’arrête là2 ». N’importe qui peut étouffer un événement – fût-il très ancien – par sa manière indigne de l’accueillir. Zarathoustra a clairement désigné ces quidams : ce sont ceux qu’anime une « vertu qui rend petit », ceux qui ne nourrissent pas de désir, d’idéal, de volonté plus grands qu’eux-mêmes et rapportent tout à leurs propres dimensions. Être « nietzschéen » ne signifie pour l’instant qu’une chose : quand on lit Nietzsche (si on le lit, car rien n’y oblige), se montrer digne de sa lecture, c’est-à-dire sentir qu’il en appelle à des vertus un peu plus larges que soi. Aucun lecteur de Nietzsche, par métier ou par loisir, ne devrait donc pouvoir se dispenser d’un certain ton élégiaque, au sens spécifié par Deleuze : « ceci est trop grand pour moi3 ». Il y a dans cette basse continue de la plainte une sorte de joie à l’état pur, mais 2.  Richard Wagner à Bayreuth, § 1. 3. Cf. L’Abécédaire de Gilles Deleuze, « J comme Joie » [1988], éditions Montparnasse, DVD, 2004.


aussi une sourde inquiétude. Je me méfie de quiconque est rassuré, apaisé, consolé ou confirmé par sa familiarité avec Nietzsche. Je l’ai abondamment répété ailleurs : je me méfie de tout « nietzschéen » qui n’éprouverait pas une certaine détresse et je n’honorerai qu’un lecteur qui sache se plaindre de sa lecture.

Les liquidateurs Les auteurs de Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens avaient raison : ils ne sont pas nietzschéens, parce que rien dans leur ouvrage ne permet d’accueillir dignement, ne serait-ce que de loin, un quelconque événement. Il leur arrive d’écrire des réfutations bien ficelées, mais ils ne disent rien de ce qui, dans leur lecture de Nietzsche, est un peu trop grand pour eux. Savoir mesurer la démesure est un art subtil. Ils prétendent « penser avec Nietzsche contre Nietzsche » et ils mentent. Il ne faut pas les accabler, car en réalité leur propos est ailleurs. Ils n’ont rien contre Nietzsche, ni intérêt ni preuve. Leur préface trahit une autre détresse, celle suscitée par « Foucault, Deleuze, Derrida, Althusser, Lacan », une hostilité envers « une tradition philosophique en voie d’extinction », un affolement face à « l’exercice infini de la déconstruction » et au « relativisme des pensées de la différence »4. Ils sont les liquidateurs de ce qu’on appelle, le plus souvent avec un mépris odieux, la « Pensée 68 », par un refus qui est le noyau dur de toute réaction : aucun événement n’a eu lieu, rien de nouveau ne doit advenir5. Leur anti-nietzschéisme n’est qu’un dommage collatéral. 4.  Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, préface de Luc Ferry et Alain Renaut, Grasset, 1991. 5.  Cf. Dorian Astor, « Rien de nouveau ne doit advenir », in : Redrum. À la lettre contre le fascisme, collectif composé par Alain Jugnon, Les Impressions nouvelles, 2015, p. 73-78.


Ce qui est nietzschéen Personne n’est nietzschéen, le terme ne qualifie jamais un individu existant (au mieux un concept d’individu). En toute rigueur, « nietzschéen » doit se dire de certains types de problèmes, d’une certaine façon de les poser et d’y répondre. Il y a simplement une manière de Nietzsche. En cela, l’adjectif ne doit bénéficier d’aucun privilège sur tout autre adjectif formé à partir du nom propre d’un philosophe. Il y a des problématiques, des méthodes et des réponses « platoniciennes », « kantiennes », « hégéliennes », etc. Comme disait Deleuze à propos de la manière de Spinoza (en premier lieu, sa très singulière articulation entre ontologie et éthique), on peut dire beaucoup de choses nouvelles sur cette voie, mais c’est une voie qui reste spinoziste. La surdétermination du terme « nietzschéen » au-delà de ce qui est relatif à la manière de Nietzsche n’entraîne que des erreurs de lecture, c’est-à-dire non pas des interprétations au-delà de Nietzsche, mais en-deçà. Il y a bien des façons de venir après.…

[…]


Table des matières Alain Jugnon Nietzsche est la scène

5

Alain Jouffroy Nietzsche fut mon compagnon de lecture

17

Michel Surya Ecce monstrum

19

Giuliano Campioni Pour une nouvelle lecture de Nietzsche.

La leçon de Mazzino Montinari et de son édition critique 37

Miguel Morey Les danses du présent

55

Monique Dixsaut Le dur service de la vérité

71

Bernard Stiegler La grande bifurcation vers le néguanthropos. Exceptions et sélections dans la noodiversité 87 Paul Audi Suis-je nietzschéen ?

109

Jean Maurel OUI, sept fois oui !

137

Hadrien Laroche De l’œuvre d’art là où elle apparaît sans artiste. Art, vie, monde, souffrance – fête 167 Jean-Clet Martin Nietzsche et le criminel

181


Frédéric Neyrat Nietzsche et la relance métaphorique

195

Avital Ronell Friedrich, ami d’une intello, malgré tout

215

Stefan Lorenz Sorgner Nietzsche éducateur.

D’Héraclite au transhumanisme 229

Philippe Beck Comment ne pas être nietzschéen. Contre l’ambivalence d’une douleur 239 Jean-Luc Nancy Wer bin ich ? 269 Dorian Astor Des monstres de courage et de curiosité

271


Pourquoi nous sommes nietzschéens octobre 2016

En octobre 1991, il y a un quart de siècle, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens paraissait chez Grasset. Quelques philosophes français se targuaient de ne pas l’être, ou de ne plus l’être, enfin : de ne plus vouloir le devenir, jamais. Nous voulons promettre ici le contraire : nous aurons à devenir nietzschéens car le temps présent nous impose cette réévaluation. Une telle promesse se réalise dans cet ouvrage collectif en interpellant en sujets nietzschéens les penseurs contemporains qui ont accepté cet enjeu, de par leurs lectures de l’œuvre de Nietzsche, à partir de l’inscription de leur propre œuvre dans ce que nous nommons un nietzschéisme pour le présent. Nous avions en effet une question : que promettons-nous aujourd’hui au nom de Nietzsche, parce que nous le lisons, parce que nous ne pouvons pas ne pas le lire ? Ce livre dévoile et développe les pensées et les écritures dont nous avons grandement besoin aujourd’hui pour en finir avec tous les nihilismes du mécontemporain.

EAN 9782874494185 ISBN 978-2-87449-418-5 288 pages – 22 €

www.lesimpressionsnouvelles.com


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