Plaquette présentation "La semaine des martyrs"

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Gilles Sebhan

La semaine des martyrs roman

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



En librairie le 18 aoรปt 2016



« Ce n’est que de loin que les événements historiques se font par des masses sans visage, des pouvoirs désincarnés, des souffrances sociologiques et statistiques. De près les faits ont des noms, les révolutionnaires des amours, des défauts, et aussi de l’humour au fond du malheur. » (Gilles Sebhan)



Présentation

Dans ses romans (La Dette, ou London WC2, par exemple) comme dans ses essais sur Tony Duvert ou Jean Genet, Gilles Sebhan s’inspire de sa propre existence et de ses passions. Il nous fait partager ses univers, sociologique et sexuel, sans fausse pudeur, tout autant que ses questionnements les plus intimes, qu’il sait aborder avec une lucidité foudroyante, n’hésitant jamais à s’interroger sur sa propre souffrance, ni sur son éventuelle « culpabilité ». Dans La Semaine des Martyrs, le voici obsédé par une histoire d’amour avec Mohamed, un jeune et intrigant chauffeur de taxi du Caire, qui va mystérieusement disparaître de sa vie, alors qu’il se retrouve avec son ami photographe (Denis Dailleux), sans en prendre encore réellement la mesure, plongé au cœur d’un événement historique majeur que les médias appelleront « la Révolution égyptienne ». Près d’un millier de jeunes révoltés, baptisés ensuite


« les Martyrs », seront tués au cours de ces journées de janvier 2011 sur ordre de Moubarak. Répondant à l’une de mes questions, Gilles Sebhan me confiait ceci : « Je voudrais surtout qu’on comprenne que mon approche subjective (et amoureuse) ne constitue pas une perversion du fait historique ou d’actualité mais sa plus grande vérité. Ce n’est que de loin que les événements historiques se font par des masses sans visage, des pouvoirs désincarnés, des souffrances sociologiques et statistiques. De près les faits ont des noms, les révolutionnaires des amours, des défauts, et aussi de l’humour au fond du malheur. » Et c’est là l’une des grandes réussites de ce roman, qui mêle avec efficacité les histoires des uns et des autres, et celle du narrateur amoureux, à la grande Histoire. Sebhan écrit au plus près de la chair, des désirs ou des répulsions, son récit est à hauteur d’homme. Avant même que l’on parle de révolution, il sait voir dans les situations, les visages, dans des jeux d’enfants pauvres sur la crête d’un mur, tombant d’un côté ou de l’autre, mais souvent de celui des ghettos où l’on cache la misère, les prémices de l’espoir comme les signes de la tragédie. Que l’on soit avec lui au milieu de la foule et des fumigènes, dans la vapeur des hammams ou sous le feu des armes, il braque notre regard constamment sur l’humain, l’humain qui essaie de trouver


un sens à sa vie, et se révolte contre sa condition au mépris du danger. Sebhan sait être là où la vie culmine, palpite, où l’humanité déborde pour se libérer, montrant les mille visages d’une souffrance commune. Il s’intéresse à chacun de ces visages, aux détails de ces corps, cherchant à y percer le secret de son intime questionnement : « Ce garçon m’attirait parce qu’il semblait posséder en lui un sens caché qui me concernait, m’expliquait, me révélait à moimême », écrit-il à propos du jeune homme franchissant le pont, avant d’être abattu sous ses yeux. Comme son ami Denis Dailleux, qui ne s’attache dans ses photographies qu’à la « blessure que les autres ne voient pas », Gilles Sebhan, observateur hors pair, a l’art avec ses mots de débusquer les failles invisibles, les imperceptibles détails qui, d’une manière kaléidoscopique, donnent tout leur sens à l’ensemble d’une situation. La dernière partie du roman est consacrée à « l’après ». Les morts de la révolution sont devenus des « Martyrs » pensionnés, avec leurs visages photoshopés sur d’immenses calicots tendus en travers des rues. Pour leur rendre hommage, tout autant que pour racheter sa fuite contrainte afin de protéger Gilles, Denis Dailleux veut associer son ami à sa démarche artistique : rendre visite aux familles, photographier les proches et l’environnement des défunts. Ces moments sont presque toujours une terrible épreuve, que Sebhan restitue avec une pro-


fondeur magnifique. « Pourquoi avais-je la folie de m’imposer ces récits mortuaires comme si je gravissais un Everest personnel […] La recherche des martyrs était-elle une quête de la mort en moi de quelque chose, d’une idée, d’un désir », se demande Gilles. Sebhan peint ces visites aux familles avec une virtuosité et une intensité bouleversantes. Portraitiste des âmes, il nous fait voyager dans les coulisses de la douleur et des émotions, nous emportant avec lui dans les couleurs vives et les ombres de ces existences tourmentées, de ces jeunes rêves brisés. Avec des mots et des angles imparables, il a l’art de faire revivre les morts à travers les vivants, et les moindres détails des lieux qui furent les leurs. L’art aussi de conclure chaque chapitre par un point d’orgue qui lui donne toute sa force et nous prend à la gorge. Mais il sait également, avec le même brio, nous arracher de larges sourires lorsqu’il se lance dans la description de parents répugnants, tel cet homme d’affaires débarrassé de son fils et de sa « grande sensibilité » (comprendre « homosexualité ») et si fier à présent de sa glorieuse mort qu’il voudrait monnayer et transformer en PME : « Visiblement la pension de l’État ne lui suffisait pas. Il comptait vendre les droits de son fils mort à la terre entière. Toute la presse internationale cracherait au bassinet, devait-il penser dans sa bêtise. » Même le pathétique vieillard Sayed, déambulant avec le portrait de


son fils disparu autour du cou, qui s’acharne pour le faire reconnaître en tant que martyr afin de toucher la pension, n’est pas épargné ; au grand dam de Denis Dailleux, étrangement affecté par son histoire et son délabrement. La Semaine des Martyrs, c’est tout cela à la fois, un roman tumultueux, intense et dérangeant, où Gilles Sebhan nous entraine avec lui dans un tourbillon de pensées et de sensualités violentes. L’auteur restera impitoyable avec lui-même jusqu’au bout : « J’allais pouvoir me faire mousser dans les salons, très loin d’ici. J’ai été amoureux d’un martyr. Au fond, il y avait quelque chose comme ça, qui stagnait au fond de moi, comme une vase nauséabonde. » La quête du romancier et son indicible secret auront tremblé, mais resteront entiers. De même que la question de savoir si le « printemps arabe » et la « révolution égyptienne » n’auront été qu’un feu de paille, ou si celui-ci couve encore durablement sous la cendre. Le fantôme de Mohamed dansant pendant les fêtes dans des cercles de feu, image évoquée par sa mère sans connaître l’amour de Gilles pour son fils, a peut-être la réponse ; mais il n’en dira rien. Christian Rullier


Résumé du roman

Gilles rejoint son ami Denis, photographe de renom, pour un séjour au Caire, ville où les garçons sont souvent d’une beauté troublante, mystérieuse. Mohamed est de ceux-là. Avec sa silhouette souriante au regard malicieux que Gilles repère dès son arrivée, il est le « taxi » attitré de Denis. Dans sa voiture blanche et noire, musique à fond, il les escorte jour après jour à travers les quartiers de la ville et ses environs. Toujours équipé de son Mamiya argentique 6X6, Denis photographie les laissés-pour-compte de ce pays en pleine mutation. Gilles l’accompagne dans cette quête des images, des portraits, se laissant envahir par cette ville à l’odeur de pourriture et de jasmin, où trône le parc Al-Azhar, aménagé à grands frais sur une ancienne montagne de détritus. Au fil de leurs pérégrinations, malgré un passage au sauna Ramsès, Gilles ressent une attirance


toujours plus forte pour Mohamed et ses sourires, ses gestes affectueux, Mohamed et sa petite canine atrophiée. Denis ne le dissuade pas, mais le met en garde, car ici, il est facile de se méprendre sur les intentions. C’est à la fin de son séjour, dans le taxi sur la route de l’aéroport, alors que Mohamed vient de lui offrir la bague qu’il porte à l’annulaire avec son nom gravé en hiéroglyphes, que Gilles osera enfin : « J’ai porté ma main directement entre ses cuisses, je n’avais plus envie de différer. […] C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il ne l’avait jamais fait. » Gilles retourne au Caire le 25 janvier 2011, sa bague à hiéroglyphes au doigt, avec l’espoir de retrouver Mohamed. « Tu as de la chance, lui dit Denis à son arrivée, tu arrives en pleine manifestation, je n’ai pas voulu t’affoler mais c’est du jamais vu ». En effet, ce que les médias appelleront « la Révolution égyptienne », vient de commencer. Mais vécu à hauteur d’homme, ce 25 janvier ressemble à une grande fête rassemblant sur la place Tahrir une jeunesse en liesse. Gilles et Denis sont heureux de vivre ces heures intenses au milieu de la foule. Mohamed a préféré rester à l’écart de cette agitation, quitte à se faire traiter de « froussard ».


Denis photographie des manifestants et immortalise quelques-uns de ces instants où une société bascule. Celle d’un grand portrait de Moubarak jeté au sol dans les douches d’une salle de sport, maculé de pisse, sera sa préférée, la plus emblématique de la peur vaincue. Gilles réalise que la peur est justement ce qui semblait caractériser Mohamed, et il ne peut s’empêcher de le maudire, tout en l’aimant. Les jours suivants, le mouvement s’amplifie. Touristes et expatriés quittent le pays. Partout, les scènes de chaos se multiplient, les incendies, les pillages, et les affrontements, car la contre-révolution s’organise, et les milices pullulent. Le régime fait libérer des milliers de prisonniers pour briser le soulèvement. Gilles et Denis, alors que ce dernier vient de récupérer les derniers clichés qu’il a fait développer, dont le piteux portrait de Moubarak, se font arrêter par une milice pro-gouvernementale. Ils ne doivent leur salut qu’au sang-froid de Denis. Vient alors le 28 janvier, le jour le plus sanglant, celui où les commissariats sont attaqués, où le siège du PND au pouvoir est incendié, où les ponts sont bloqués, Internet et les communications coupées, où le régime ordonne de tirer à balle réelle, tandis que les redoutables baltageyas, à dos de dromadaires, sabre au poing, chargent la foule. C’est ce jour-là aussi que Gilles, fasciné par un garçon à la détermination hallucinante franchissant un pont au mépris


du danger, le suivra au milieu des fumées et des tirs, comme aimanté, et le verra mourir sous ses yeux. Devant les périls qui s’intensifient, et surtout pour protéger son ami, Denis décide de rentrer en France, en attendant que la situation s’apaise. Novembre 2011. Alors qu’un gouvernement transitoire a pris les rênes du pays et qu’une fragile normalisation semble s’être installée, Denis demande à Gilles de le rejoindre au Caire pour l’aider dans un projet destiné à honorer la mémoire des morts de la révolution, que l’on a baptisés « les Martyrs ». Gilles, toujours hanté par cette image du jeune homme abattu sur le pont, et toujours possédé du désir de retrouver l’injoignable Mohamed, revient au Caire, sa bague à hiéroglyphes au doigt. Assisté de Mahmoud, jeune étudiant en cinéma d’une sensibilité rare, Denis a entrepris de visiter des familles de martyrs, d’en faire des portraits et de photographier l’environnement des morts. Il est aussi obsédé par la situation d’un vieillard qui veut faire reconnaître son fils disparu comme martyr, afin de toucher la pension liée à ce statut. Mais personne ne veut l’écouter, ni le croire. Denis espère que Gilles l’aidera à démêler le vrai du faux. Ce dernier séjour, hormis les virées nocturnes dans des lieux de rencontres masculines, est consacré


à ces « visites », que Mahmoud prépare avec soin. À travers les tableaux de la société cairote, Gilles nous fait pénétrer l’intime avec une délicatesse bouleversante, mais aussi avec férocité quand la cupidité ou l’orgueil suintent des murs et des visages. Mais pour lui, une question obsédante demeure, qu’il n’ose plus aborder avec Denis : se peut-il que Mohamed, le « froussard », fasse partie des martyrs ? C’est au précieux Mahmoud que Gilles, au sortir d’une fête de garçons à l’adresse tenue secrète jusqu’au dernier moment, confie son histoire et ses craintes. Mais Mahmoud devient très perturbé au fil des visites, car il absorbe tous les malheurs et s’identifie aux morts, dont il étale les portraits autour de son lit. « I can feel the dead at my door », écrit-il un soir à Denis. Soucieux de préserver la santé mentale de son précieux assistant, Denis décide de suspendre son projet des martyrs et de s’engager avec Mahmoud dans une chose plus légère. Gilles est déjà sur le départ, quand Mahmoud lui avoue qu’il a une piste pour son Mohamed. Ce n’est peut-être pas lui, mais… Gilles n’en dit rien à Denis, d’autant qu’il n’est pas sûr, lui dit juste « prends ton appareil » ; ce sera leur dernière visite.


C’est en s’approchant d’un immense calicot, avec un portrait en travers d’une rue du quartier Faisal, que Denis comprend. Gilles en avait le pressentiment depuis le début, peut-être même depuis le jour où il l’a rencontré et aimé, comme il avait le pressentiment de la mort imminente pour ce garçon tombé sur le pont. Il affronte l’événement, et tous trois vont rendre visite à la famille du martyr Mohamed, mort le 28 janvier, comme s’il était pour eux un inconnu. La mère aura une image de son fils qui hantera la mémoire de Gilles : Mohamed, le fêtard révolté, aimait danser dans des cercles de feu. Gilles découvre alors la vie de son furtif amant et l’extrême pauvreté dans laquelle il a vécu. Soutenu par Mahmoud, il est au bord du malaise, il aimerait parler à la mère, mais il ne peut pas. Avant de quitter la maison, il abandonne discrètement sur un buffet la bague à hiéroglyphes que Mohamed lui avait offerte. Après être allé voir le premier film expérimental de Mahmoud au Goethe Institut, film relatant sa propre arrestation en janvier, tous trois finissent la soirée « dans un grand café où les garçons étaient censés s’aimer. » Gilles a une immense affection pour Mahmoud, pour ce qu’il est et pour tout ce qu’il a fait pour lui. Mahmoud lui offre un porteclés pour « remplacer » la bague et lui dit, alors qu’ils


se quittent place Tahrir : « On te trouvera un garçon et tu resteras ici toute la vie ». S’attacher ? En attendant, il ne restait plus à Gilles que 5 heures à dormir avant son départ… « Je déferais bientôt mon histoire, je referais à l’envers le chemin qui m’avait conduit vers cette révolution. » La sienne, au cœur de celle des autres.


EXTRAIT



Al-Azhar

1.

La première fois que je débarque au Caire, en même temps que l’air brûlant, c’est une silhouette haute qui me frappe. Pas une apparition mais une impression fugace. Au même moment, j’entends qu’on appelle mon nom. Mon ami est venu m’accueillir. Il attrape mon sac de voyage et le tend au garçon dont je m’aperçois alors que c’est la silhouette haute qui a croisé mon regard en débarquant. Le taxi Mohamed sourit en me serrant la main, disant welcome in Egypt avec un accent assez comique. À ce moment-là, je l’ignore encore, mais le jeune homme habite loin du centre, dans une ruelle poussiéreuse où sera tendu dans les mois suivant la révolution un calicot avec la photo d’un martyr. Le jeune martyr à visage souriant. Je ne le sais pas encore mais Mohamed aura habité dans un appartement sombre et malodorant d’un immeuble de briques sur le point de s’effondrer avec toute sa


famille, une insalubrité dont aucune trace ne sera jamais décelable sur lui, et je comprendrai mieux encore l’incroyable mystère qu’aura constitué notre rencontre dans sa voiture blanche et noire, Mohamed le taxi avec son regard malicieux, ses T-shirts Adidas et sa petite canine atrophiée lui donnant un charme particulier. Il me faudra du temps pour apprendre que nous sommes deux formes lointaines dans le temps et l’espace qui pourtant se sont rencontrées. Ce jour de mon arrivée, quelques mois avant la révolution, rien de cela n’existe encore, dans l’air brûlant de l’automne égyptien, sur la route que je découvre pour la première fois tandis que le taxi n’arrête pas de sourire en jetant des coups d’œil dans le rétro et en appelant mon compagnon Mister Doni et en montrant du doigt tel ou tel bâtiment pour me le présenter avec trois mots d’anglais, au moment où mon regard plonge dans un monde que je n’avais jamais fait qu’imaginer et qui se révèle, absolument identique et absolument différent de ce que j’ai pu en lire, parce que tout cela a lieu dans une atmosphère saturée d’une odeur dont la composition, entre ordure et jasmin, n’existe que là.


2.

Je dois sans doute dire un mot de mon ami Denis. Il y a dans ses images un secret que ceux qui le croisent ou l’admirent, ceux qui rêvent de ses vues du Caire, ne peuvent connaître. S’il a photographié comme personne les enfants, les laissés-pour-compte, les souffre-douleurs d’Égypte, c’est par une capacité particulière à l’empathie, mais aussi par volonté d’exorciser une humiliation personnelle datant de son enfance dans un village très français. À son arrivée, la première fois, ce qui l’a frappé, c’est un domestique qu’on faisait dormir sous un meuble. Une armoire somptueuse dans une maison bourgeoise de Garden City. Il a aimé ce domestique d’un amour dépourvu d’arrière-pensées. À quel moment les choses se sont-elles jouées, de notre rencontre, de notre amitié, de sa décision de visiter les familles, de ma décision de témoigner malgré tout, de mêler mon histoire à l’histoire officielle de la révolution, au risque de la salir. On s’imagine qu’il faut une personnalité universelle pour aborder l’événement politique. Alors que les révolutions sont faites par une somme aussi déviante, atypique, imparfaite d’individus qui pourraient être nous. De garçons et de filles. De jeunes et de vieillards. Il est recommandé de ne pas mêler la grande histoire avec le linge de corps, la douleur des familles avec les alcôves des


hammams. Pourtant ces garçons que j’ai croisés là-bas dans la vapeur, ces hommes qui parfois venaient de loin pour y passer la nuit, ce sont eux aussi qui ayant désobéi à leur mère inquiète, ayant salué une dernière fois leurs sœurs qui les regardaient partir par le carreau d’une fenêtre, défilaient tous ces jours de lutte, eux qui assiégeaient les postes de police au péril de leur vie dans tous les quartiers du Caire, ce jour du 28 janvier 2011 où a été donné l’ordre de tirer et de tuer. 3.

Peut-être les choses ont-elles réellement commencé pour moi ce jour où j’ai vu le garçon au T-shirt noir blanc rouge, à l’allure d’enfant agile, s’effondrer sur le pont au milieu des fumigènes, peut-être est-ce le premier moment de ma révolution personnelle, de cette décision prise que je ne resterais pas enfermé jusqu’à la fin dans le renoncement douloureux au monde. À moins que ce moment fondateur soit au fond plus ancien et que tout ait commencé cette première nuit dans la découverte de la ville, tandis que le taxi filait sur la voie rapide et que j’inaugurais une série d’habitudes nouvelles, l’arrivée par le vol du soir, l’enthousiasme discret de Mohamed qui ressemblait à un petit renard des sables, le débit ininterrompu de mon ami me faisant entrer de plain-pied dans son histoire du moment et l’ombre incroyable de la cité des Morts


que nous laissions sur notre gauche pour aller dîner dans les jardins du parc Al-Azhar. Le parc constituait comme un vrai résumé de l’esprit de la ville. Al-Azhar, ancienne montagne de détritus qui était devenue un paradis pour amoureux à travers un coûteux projet d’aménagement, résumé dis-je car l’ordure et le sublime semblaient s’y côtoyer de manière indispensable. Avant la révolution, on reprochait à mon ami ses clichés qui ne témoignaient que de la misère et pas de la modernité du pays, c’était l’orientalisme qui continuait par d’autres armes, disait-on parfois. Où étaient les buildings, les superbes réalisations du temps présent, les tours en forme de palmier. Les reproches venaient surtout des autorités les plus hautes qui ne supportaient pas qu’on montre le visage des habitants du vrai Caire, les décharges, les murs dressés pour cacher les bidonvilles aux touristes, les remparts de la haine. Le Caire était un peu dans l’esprit des gens comme cette montagne millénaire de détritus, en plein milieu de la ville, transformée en parc royal : un mensonge. Et quelque chose persistait du désir de cacher la misère, de dérober la vérité aux regards, quelque chose d’un peu soviétique après l’heure, surveiller par exemple les étrangers soupçonnés d’espionnage lorsqu’ils quittaient les pyramides et le musée des Antiquités pour visiter les quartiers délabrés de la ville. Par ici, par ici, photographiez plutôt la mosquée toute neuve construite avec le pieux argent de


l’Arabie Saoudite. C’est ainsi que lors d’une promenade dans un quartier populaire, ayant voulu monter sur la terrasse d’un immeuble pour photographier la vue, nous nous sommes fait arrêter par un des voisins particulièrement zélé. Nous voici, je m’en souviens, invités assez fermement à nous asseoir dans un salon étroit, nous attendons quelques minutes sous la garde d’un fils courtaud. Au mur, des dizaines de cadres, avec des images sanglantes du Christ, un Saint-Georges terrassant le dragon, une autre figure sainte devant un chameau, ainsi qu’un enfant de chœur en prière agenouillé et, dans un petit cadre ovale, la figure de la maîtresse de maison, petite madame rondouillarde présentée comme une madone en extase. L’homme énervé qui nous séquestre, un gros monsieur copte, revient au salon en nous tendant un téléphone. À l’autre bout, un inconnu parlant français, peut-être un responsable de quartier. Que faisons-nous là. Sommes-nous des journalistes. Que voulons-nous montrer au monde, il y a tellement de belles choses au Caire, pourquoi photographier des décharges et des détritus. Mister Doni s’amuse beaucoup de la situation, il a dû la vivre cent fois. Et il sait que le sésame est toujours le même : quelques formules de politesse disant qu’on baise les mains, les pieds, que les yeux sont bénis et qu’on aime Le Caire mère du monde. Ensuite on nous sert le thé


et le gros homme, les yeux mouillés de petites larmes, se lève pour nous coller à chacun, et sans discussion, un gros baiser sur la joue. À l’époque, j’avais trouvé l’aventure assez drôle. À présent, je ne peux penser au gros homme sans une triste nostalgie. Je me demande ce qu’il a fait, ce gros homme ridicule, aux jours de la révolution. Mais je crains que, comme beaucoup d’autres, il soit resté chez lui en se disant que c’était encore un coup des ennemis du pays. Et puis le taxi Mohamed. Ce premier soir, il avait le regard brillant de cette situation inédite qui le mettait à la table d’un restaurant donnant sur tout Le Caire, au sommet de cette montagne artificielle ornée de palmiers royaux. Nous étions bien loin de penser à la politique du pays. Il s’agissait seulement d’un rapport personnel. Peut-être le taxi espérait-il que quelque chose advienne dans sa vie qui le tire hors de cette pièce qu’il partageait avec ses frères et qui faisait de l’intérieur de sa voiture l’endroit le plus intime de sa vie, le seul où parfois il pouvait, entre deux courses, la musique de la radio à fond, souffler et s’imaginer au milieu du monde et non pas coincé dans le recoin d’une grande ville, dans quelques centimètres carrés de tôle pour le restant de ses jours. Ce soir-là, je n’avais aucune conscience, aucune volonté de conscience socio-économique concernant Mohamed, et lui non plus ne devait pas beaucoup penser à cela, malgré le


prix des plats. Mais nous étions, dans la douceur de l’air, servis par de jeunes hommes souriants, unis dans le luxe et le désir. Et sa dent atrophiée luisait dans l’obscurité comme un petit dieu protecteur et malin.


Ramsès

1.

Enfant, je croyais que mes rêves resteraient des rêves et que j’en souffrirais. Au fil du temps, j’ai appris que mes souffrances au contraire étaient nées du fait que mes fantasmes parvenaient à se réaliser, à s’incarner dans un réel pris de folie, et prenant forme absolument dans un lieu. Tel était, je devais le découvrir, le hammam de Ramsès. Pour s’y rendre, il fallait descendre à la station Moubarak, qui a été rebaptisée depuis et pour cause, puisque son nom était celui du dictateur, et l’on se retrouvait sur une grande place. Il fallait prendre une ruelle de souk et tourner encore dans une autre pour guetter ensuite une porte minuscule, ouverte uniquement après la prière du soir. Cela, bien sûr, faisait partie du charme de cet endroit, d’être à ce point inaccessible. Comme s’il n’existait sur aucun plan, mais seulement dans un schéma initiatique. Il est possible que cette impression ait été parta-


gée par un certain nombre des garçons qui côtoyaient le lieu, tant le désir qu’ils pouvaient ici assouvir demeurait illicite. L’endroit appartenait au ministère des Antiquités, en tant que merveille délabrée témoignant d’un âge depuis longtemps révolu, mais c’était pourtant une sorte de bordel. Comme souvent, il y avait le miracle des couleurs en ce lieu, le bleu-vert de la peinture écaillée, le violet de la chaise en plastique où stagnait le gérant, les rayures saumon des serviettes qu’on nous distribuait. Il fallait se déshabiller dans une alcôve située en surplomb de la salle d’entrée, dans une sorte de balcon fermé par des balustrades. Ensuite, on entrait dans une salle au milieu de laquelle se trouvait une grande table de pierre. Jeunes hommes, vieillards pieux et jusqu’aux masseurs, retrouvaient à travers la vapeur une étrange indistinction. La tension extérieure se réduisait. Silence et lenteur. Je repartais chaque fois avec un nom, un numéro, un rendez-vous que je n’honorais pas. Je préférais garder mon obsession qui avait pris la forme d’un garçon taxi. À ce moment-là, ce hammam me semblait un lieu protecteur où la vapeur enveloppait les corps et réconciliait les contraires qui ailleurs s’affrontaient, abolissant peut-être les différences. Un lieu qui échappait au contrôle social. Plus tard, une descente de police aurait lieu. Sur dénonciation d’une journaliste dont je n’écrirai pas ici le nom, des flics entreraient un soir,


on ferait sortir les hommes à demi nus dans la rue, dans la honte de la rue, tandis que la femme filmerait leur humiliation et que les gars se cacheraient le visage dans leurs mains comme l’Adam de Masaccio chassé du Paradis. Le garçon si attachant qui prenait nos vêtements pour les ranger dans un casier serait également arrêté et enfermé pour quelques mois dans une prison. La liberté ici ne durait jamais très longtemps, elle était comme une folle sensation qui nous arrachait à nous-mêmes. 2.

À quel point de rupture se tient celui qui fait basculer l’histoire. Pour quelle raison un garçon sort dans la rue un matin, désobéit à ses parents, se coule dans une manifestation qui sera réprimée dans le sang. Je ne sais pas si Mohamed avait des convictions. S’il avait une colère secrète. Sa route avait croisé la mienne selon le gré du hasard. Je suis bien sûr qu’il n’avait jamais entendu parler du hammam de Ramsès. Je me demande ce qu’il en aurait pensé. J’espère qu’il n’en aurait pas dit des horreurs, mais comment en être certain. Il y avait ici un tel paradoxe chez les garçons. Comment se voyait-il. Quelles étaient ses ambitions, ses rêves. Mystère, c’est ce qu’il resterait pour moi, pensais-je, ces jours où nous errions dans la ville, dans un climat qui n’avait pas encore viré à l’insurrection.


Assis dans le salon de l’appartement de la rue Hassan Ramadan, à la veille de mon départ, j’échafaudais une histoire possible et je notais sur un calepin des expressions pour pouvoir pénétrer la conscience du garçon. Mon ami Denis était heureux de me voir ainsi accroché. Il me disait mais rien ne te retient à Paris. Pourquoi tu ne viendrais pas écrire une nouvelle page de ton histoire ici. Et je souriais béatement en secouant la tête, en disant mais tu es fou et en me laissant aller au doux vertige de changer de vie. Il savait sans doute, lui, que mon attachement n’allait pas seulement au garçon mais à la ville qui lui servait d’écrin. Je m’étais émerveillé chez les potiers de Fostat à découvrir les ruines du premier Caire. Je m’étais laissé charmer par le palais Champollion, cette somptueuse bâtisse à l’abandon, dont un bawab nous avait un jour ouvert la porte, et dans laquelle nous avions fait une sorte de visite privée à travers les étages. Ici le temps s’était figé. Et tandis que nous restions bouche bée à l’entrée du hall d’honneur, contemplant l’escalier monumental à double révolution qui s’élevait vers le mystère d’étages plongés dans l’obscurité, un jeune homme sur fond de verrière était apparu. Il faut imaginer un lien de parenté entre le bawab et lui, car sinon comment aurait-il su que des étrangers visitaient les décombres somptueux du palais et comment aurait-il réussi à s’introduire. Mais le bawab n’était que laideur, tandis que le garçon avait la grâce un peu méchante des jeunes fauves.


Il était certainement originaire de Haute-Égypte car son teint virait au noir dans certains éclairages, sa tête ronde et rase en faisant une sorte de jeune prêtre. Il nous avait contournés, avait commencé une sorte de danse silencieuse dans les corridors, nous précédant, flirtant avec notre approche, caressant notre présence. Denis semblait seulement amusé par cette apparition. Et faisait mine de ne pas en tenir compte. À présent, le garçon semblait s’être apprivoisé, il se cachait de moins en moins pour nous suivre et tentait des sourires. Il attendait évidemment que nous nous approchions. Mais piqués par la curiosité du lieu, nous montions les degrés du palais, jusqu’à nous retrouver dans des pièces délabrées où d’anciens tableaux noirs pleins d’une écriture à la craie témoignaient que le dernier emploi de cet édifice avait été scolaire. Quelle bizarrerie d’imaginer un peuple d’enfants dans ces pièces immenses et sombres. Malheureusement il y avait trop peu de lumière pour faire ici des images. Au dernier étage, l’escalier débouchait finalement sur la terrasse où nous avons découvert le garçon très fier qui nous attendait. Tout à fait comme s’il avait été le maître ou l’âme des lieux. J’aurais été touché aussi de visiter le quartier de Mohamed. Je n’avais pas osé insister pour que nous allions chez lui. Nous nous étions revus au café. J’avais été frappé d’une scène pourtant courante. Le serveur avait balayé la rue et avait fourré toutes les ordures


sous une voiture bâchée. Dans la présence de cette voiture immobile avalant les détritus gisait un secret que je n’ai pas fini de déchiffrer. 3.

À l’aube, quand j’ai quitté l’appartement avec mon sac de voyage, je me souviens d’avoir eu un instant d’appréhension. Et si le taxi qui attendait en haut de la rue n’était pas le sien mais celui d’un vieux chauffeur sans charme. Et si Mohamed m’avait oublié. La veille, nous avions dîné à la maison avec Denis, j’imaginais une visite future et Denis m’avait dit mais rien ne te garantit qu’il ne se défile pas encore une fois. Peut-être plaisantait-il. Mais cette plaisanterie m’avait brûlé au fer. À peine apparu dans ma vie, je n’avais qu’une crainte, que le garçon disparaisse. Je me faisais réflexion que je n’aurais aucun moyen de le retrouver. Un numéro de téléphone, un prénom, peu de choses. Et puis cette réflexion s’était envolée quand j’avais reconnu son sourire à travers le pare-brise. À peine étais-je monté, qu’il me tendait la bague qu’il portait habituellement à l’annulaire, et sur laquelle était gravé son nom en hiéroglyphes dans un cartouche orné de scarabées. Tandis qu’il démarrait, j’ai bredouillé des mots de remerciement. J’ai essayé de poursuivre un peu la conversation mais j’avais beau répéter les mots appris la veille, j’étais incapable de m’exprimer. Il m’a regardé avec une mimique d’impuissance. Son visage


paraissait fatigué, il avait probablement passé la nuit à travailler et j’étais sa dernière course. Son épuisement lui donnait une beauté un peu tragique. Et le fait que nous pénétrions dans le trafic à grande vitesse intensifiait le moment. Nous avions un trajet de quelques minutes pour faire connaissance. J’ai porté ma main directement entre ses cuisses, je n’avais plus envie de différer. Il a tendu son bras nu pour que je l’embrasse et j’ai léché ses doigts. Il a passé sa main sur ma joue, a caressé mon oreille avec une intensité particulière. Et il s’est mis à trembler tandis que je défaisais sa braguette. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il ne l’avait jamais fait. Nous passions au milieu des voitures, j’étais tellement électrisé que je ne me rendais pas compte des risques que nous courions. Le paysage me semblait absolument irréel, comme si nous avions traversé une image. Nous étions seuls au milieu du monde, isolés dans l’absence de langage, dans l’espace de la voiture qui filait dans un univers parallèle. Dès que nous avons abordé le dernier tronçon de la route, après le tunnel, où se trouvait une bande d’arrêt d’urgence, Mohamed s’est arrêté et nous avons eu quelques minutes pour nous connaître.



Dokki

1.

Le ciel était blanc presque transparent et se chargeait parfois de la noirceur des pneus enflammés. La rage montait, la rage ne cessait de monter. Nous avions cru à une manifestation, nous nous trouvions dans un spasme temporel, une convulsion qui criait sa colère à la face du ciel. Ne pas y être, ne pas en être aurait été alors impensable, même si, lorsque je me retrouvais seul dans la salle de bains ou aux toilettes, j’éprouvais un léger vertige à me trouver soudain engagé dans une aventure qui ne me concernait pas. On prévoyait pour le vendredi une manifestation monstre, un jour de colère bis, on disait que lorsque les choses basculaient, c’était toujours ce jour, le vendredi, après l’heure de la prière. Denis m’avait dit cela, les yeux étincelants. Peut-être son rêve d’enfant se réalisait-il. Pourtant, je sentais une pointe d’inquiétude ou de contrariété chez lui. J’imagine que cela tenait à


son appareil photo, inutilisable dans le chaos d’une manifestation. Mais non, le rassurais-je, tu n’as rien à regretter, tu n’es pas reporter de guerre après tout, tant pis pour ton agence si elle ne comprend pas ça. Il y avait comme un héroïsme électrisant à se trouver ici et maintenant, à rester là malgré tout. Nous commencions à croiser des expatriés qui bouclaient leurs valises. L’ambassade recommandait de partir. Moi, me disais-je, je ne fais qu’arriver. Peut-être, à ce moment-là, avais-je encore l’espoir de convertir le taxi Mohamed à notre cause. Je pensais que cet héroïsme pouvait se communiquer au garçon et le transfigurer. J’en avais vu des jeunes gens qui sortaient d’eux-mêmes depuis quelques jours, dont les quelques années de vie semblaient balancées par-dessus bord pour rejoindre le flot qui s’écoulait vers Tahrir, dans une sorte de joie extatique. Je me posais toujours cette question de savoir si leur décision d’y être constituait le résultat de leur courte vie ou un renversement absolu de tout ce qu’ils avaient cru eux-mêmes. La rue et le temps seuls auraient pu répondre à cette question. Dans ces mouvements de foule, il y avait des femmes, des familles, des enfants, des vieillards. Dans les jours de colère, j’ai vu des jeunes filles courir avec des pierres dans leur robe pour ravitailler les combattants. D’autres passaient pour haranguer les hommes ou leur offrir du pain. Elles scandaient les slogans et


dansaient. Elles brandissaient des téléphones portables. Durant ces jours de révolution, une entente nouvelle semblait naître entre tous les membres d’une société qui se découvraient enfin dans une certaine égalité. Et même si je ne comprenais pas les mots, je voyais bien les visages, les sourires, les attendrissements. Dans cette révolution pourtant, mon obsession ne me fait voir à présent que de jeunes hommes solitaires en rupture de ban. Même si l’on se souvient de ces scènes où les mères pactisaient avec les soldats juchés sur leur char, tendant leurs nouveau-nés comme une offrande aux demi-dieux, j’imagine avant tout des jeunes gens pour animer le mouvement révolutionnaire. Ces adolescents qui sont morts peu de temps après dans les rues, au pied des postes de police qu’ils tentaient de prendre d’assaut ou simplement aux abords d’un square où ils rejoignaient d’autres jeunes pour manifester, pour la plupart contre l’avis de leurs parents. Oui, j’ai sans doute succombé à la partialité de mon regard. Dans ces scènes de la mère et du soldat, ce qui me frappait surtout, c’était donc, plus que la force des femmes, la beauté enfantine des soldats. Les mêmes que nous retrouvions chaque matin quand nous sortions de notre rue Hassan Ramadan, quand nous passions devant l’ambassade de Syrie. Là, épuisés par une nuit de garde, ils semblaient figés dans la contemplation de la rue, la mitraillette baissée vers


le sol, qui devait peser trop lourd pour leurs jeunes bras. Et c’était le même sourire exténué quand nous les fixions un peu trop longtemps en passant. 2.

La plupart sont morts ce jour-là. J’étais seul au café de la rue des marchands ambulants. Nous y passions pour rentrer, c’était un chemin alternatif, qui nous évitait de toujours longer les ambassades, j’y avais repéré un rade dont le délabrement et la simplicité m’avaient plu. Ce vendredi matin, avant l’heure de la prière, j’avais profité de la fréquentation de l’endroit. La salle, un cube carrelé, donnait directement sur la rue, sans vitrine. Un simple rideau de fer était baissé le soir. On s’installait sur des chaises en plastique, à même le sable de la rue. On fumait une pipe pendant une heure. On souriait, on épiait. J’aimais ce qui ressemblait pour moi à un rituel. Les hommes me paraissaient d’une élégance rare, barbe très bien taillée, yeux noirs et comme passés au khôl, je les imaginais ces hommes allant par paires jusqu’à la mosquée. Pourtant, ce jour-là, une sorte d’électricité agitait l’atmosphère, même si je ne comprenais pas un traître mot, je devinais qu’on parlait de la manifestation. Vers midi, le café a fermé. J’ai traîné un peu dans la rue en attendant Denis qui était allé porter des négatifs à développer.


Je me trouvais devant le cinéma de l’avenue centrale quand je l’ai vu. Les gens se rassemblaient et commençaient à défiler. L’artère pourtant large se remplissait. Des groupes se formaient. Je m’attachais à des détails, comme toujours. J’imaginais que les détails m’en apprendraient plus qu’une impression d’ensemble. À vrai dire, je n’y comprenais pas grand chose, même les slogans des calicots, je ne pouvais les déchiffrer. Pourtant les rapports entre individus, me semble-t-il, ne m’échappaient pas. Il y avait là aussi un rapport de forces, comme partout dans le pays, à tous les moments. Un rapport entre ceux qui décidaient et ceux qui suivaient. Et puis, comme un miracle, au milieu des hommes forts, des femmes acariâtres, des groupes et connaissances de voisinage, j’ai découvert un adolescent en T-shirt tricolore absolument seul, droit, le visage tourné vers le pont. Il triturait son portable, semblait contrarié comme on peut l’être à cet âge. J’observais en lui quelque chose d’étonnant : il apparaissait totalement hermétique à tout ce qui l’entourait. Malgré le bruit, les allées et venues, les premières fumées blanches des gaz lacrymogènes, il restait tout à fait impassible. Muré en lui-même. Quand mon ami est arrivé, je n’ai pas osé lui dire que j’avais repéré ce garçon. Le moment était assez mal choisi, en effet. Il paraissait essoufflé et m’a dit ça barde, il y a du monde partout, les ponts sont barrés, j’ai eu un mal fou à revenir, Internet est coupé, le


téléphone est coupé, je peux te dire que ça va être sanglant aujourd’hui, je n’ai jamais vu ça, je n’ai jamais vu ça. Autour de nous, des gens passaient de plus en plus vite et tous dans le même sens. C’est moi qui ai pris l’initiative pour la première fois. Viens, ai-je dit, tandis que Denis continuait à parler, et sans plus attendre, je me suis dirigé moi aussi vers le pont. On commençait à entendre des tirs, à ce moment-là nous pensions qu’il n’y aurait que des balles de caoutchouc. Si j’avais pris la décision de rejoindre le cortège, si l’on peut appeler ainsi une sorte de charge d’hommes à pied, ce n’était pas par esprit révolutionnaire mais pour ne pas perdre de vue le garçon qui m’avait fait une si forte impression. Sans doute étions-nous dans l’ordre des signes. Ce garçon m’attirait parce qu’il semblait posséder en lui un sens caché qui me concernait, m’expliquait, me révélait à moi-même. C’est cela que je sentais en lui : ce gamin détenait un secret qu’il était en train d’emporter avec lui et je ne comptais pas le laisser s’évanouir dans la foule. Les policiers avaient remplacé le caoutchouc par de vraies balles. Partout, dans tous les quartiers, les tirs se sont mis à déchirer les chairs. Tous les quartiers se sont embrasés. Je ne veux pas me représenter le visage des gars qui se sont mis à tirer, eux aussi devaient être beaux, au moins un parmi eux, et ce serait d’une trop grande douleur, un parmi eux avait une famille aimante, un parmi eux était plus doux


que la situation et les ordres qu’il exécutait, un seul et cela suffirait à me faire vaciller de l’autre côté du pont. Je veux conserver en moi l’idée des salauds pour ne pas faire tomber une seconde fois le garçon solitaire de l’avenue qui s’est avancé alors qu’autour de lui on entendait siffler les balles, s’aventurant au-delà de la ligne où la fumée devenait trop épaisse, où l’air devenait irrespirable, la ligne qu’il ne faut pas franchir et que pourtant, comme un somnambule, il a franchie sans hésiter. 3.

Aujourd’hui encore, j’ai l’image de ce jeune homme sur un pont, autour de lui la foule reflue, depuis les toits des policiers se sont mis à tirer, moi j’avance attiré par le jeune homme qui continue sa progression au-dessus du Nil, je sens autour de moi les grilles arrachées des jardins comme de petits monstres malveillants, je ne sais pas pourquoi je suis là, comme s’il s’agissait d’un rêve, mais ce n’est pas un rêve, nous sommes le 28 janvier, les policiers ont reçu l’ordre de tirer et ce qui devait être une manifestation va se transformer en carnage. Je suis sans doute très loin de mon histoire, pourtant à cet instant précis je ne me demande pas pourquoi je suis là, je suis entier au bout de mon regard qui se prolonge grâce à la silhouette du jeune insurgé qui s’avance malgré les tirs, son portable filmant au bout du bras, en guise de bouclier. Un bou-


clier illusoire qui ne le protège de rien. Au moment où je suis sur le point de le rejoindre, au milieu de la fumée, des hurlements et des tirs, au moment où une sorte de vertige très étrange, un vertige qui s’éternise, s’empare de moi, là au milieu du pont, on me tire par la manche, on me retient en arrière, on me traîne presque, j’entends la voix de mon ami photographe que j’avais perdu dans la foule, sa voix me nomme, m’identifie, me ramène à moi, elle me dit de faire demi-tour, que c’est l’enfer, que nous allons mourir. À ce moment, la silhouette du jeune homme s’écroule à quelques mètres. Son corps est piétiné, son portable emporté. Sa vie s’achève devant moi. Il y a quelques minutes c’était un inconnu. Le temps de devenir un mort instantané, je l’aurai connu et d’une certaine façon j’aurai été son dernier témoin. Ce jour du 28 janvier, sur le pont, dans l’air saturé de gaz lacrymogènes, les âmes des adolescents morts se sont peut-être élevées, les âmes des martyrs malgré eux, tandis que plus loin sur la place se rassemblait la foule et que la ville commençait à s’embraser. Pour une fois la brutalité de ce pays ne tournait pas à vide dans une rixe, une querelle, un règlement de comptes, de petits trafics avec lames courbes. Quelque chose avait lieu. Quelque chose avait eu lieu pour moi aussi. J’avais vu un jeune homme mourir. La souffrance s’était incarnée dans le réel. C’était cela le vertige sur le pont, cette attirance pour le jeune homme ensan-


glanté qui continuait de mourir et dont l’âme s’élevait parmi les cris tandis que nous reculions de l’autre côté du pont, mon ami à mes côtés. Viens, a-t-il hurlé, ne restons pas là, les flics ont reçu l’ordre de tirer. Je dois dire que j’étais hébété, c’est lui qui connaissait le pays, lui qui connaissait la langue, je m’étais comporté comme un imbécile, et je crois que c’est aussi en pensant à moi qu’il avait décidé de ne pas se rendre sur la place Tahrir pour continuer à manifester. Ensuite, il a toujours prétendu qu’il s’en voulait de n’avoir pas eu le courage de photographier cette journée, mais sans doute l’a-t-il fait pour me protéger. Nous avons couru jusqu’à l’entrée d’un grand hôtel bordant le Nil. Il avait le souvenir d’y avoir dîné en terrasse quelques années plus tôt. C’était un autre monde. Des étrangers – journalistes, hommes d’affaires et touristes égarés – se faisaient servir à déjeuner. Nous nous sommes précipités contre le parapet pour découvrir la vue. Le pont était noyé de fumée, des figurines miniatures se déplaçaient un peu partout. On voyait des policiers sur les toits et plus loin, dans d’autres secteurs de la ville, des rues envahies par la foule. En face de nous, il y a d’abord eu la lueur d’un feu. Une fenêtre, puis deux. Sur la terrasse, j’ai entendu s’élever un murmure, tandis que l’énorme bâtiment s’embrasait. Denis ne pouvait s’empêcher de sourire. C’est le siège du parti qui flambe, a-t-il murmuré avec une stupéfaction admirative. Et tandis


que nous surplombions la ville, ce jour de colère où le peuple du Caire avait décidé de se rebeller, même si je n’étais pas correspondant de guerre, j’ai senti le frisson que pouvaient avoir ceux qui vouaient leur vie au combat. Dès ce soir-là, nous avons croisé des miliciens avec des sabres, des chaînes de vélo, des matraques en cuir noir clouté que l’on vendait au marché de Khân el-Khalili, des hommes de tous âges qui gardaient le bas des immeubles et faisaient des rondes. Nous avons rencontré devant notre marchand de fruits et légumes un expatrié et nous avons partagé les rumeurs. Le gouvernement libérait de dangereux prisonniers pour semer la terreur. On parlait aussi de bandes de pillards et de razzias. Dans tout cela régnait une terrible confusion. Des gars tiraient en l’air à l’approche du moindre étranger. Le geste le plus anodin pouvait être mal interprété. Certains ont dû en profiter pour se venger. Il y a peut-être eu des meurtres, cette nuit-là, qui n’avaient rien à voir avec la défense du quartier. La petite rue de l’ambassade syrienne, notre tournant si cher, notre rue boueuse, se trouvait envahie par des types aux dents serrées, le couteau à la main. J’avais bien du mal à savoir à quel camp appartenaient tous ces hommes qui passaient dans un sens et dans l’autre, qui occupaient de leurs silhouettes armées la rue d’habitude si calme. Mais au fond, je crois que pour une fois, dans ma confusion, j’étais en parfait accord avec


cette ville et ses habitants qui n’y comprenaient plus rien. Leur univers venait, de façon fort inattendue, de basculer. Je me souviens que nous avons vu, de loin, deux groupes de miliciens s’invectiver aux extrémités d’une rue, chacun prenant l’autre pour une bande de pillards potentiels, avant de se reconnaître et de renoncer à s’égorger.


Photo : Charles Guislain


Gilles Sebhan

Gilles Sebhan vit et travaille à Paris. Il est également professeur dans un lycée de la région parisienne. En grande partie autobiographiques, ses quatre premiers romans sont, selon René de Ceccatty, « violents et érotiques, assez provocants, mais témoignent d’une vraie réflexion sur la sexualité, sur la criminalité, sur les générations ». Haut risque (PARC, 2003) décrit ainsi la relation amoureuse d’un professeur de collège avec l’un de ses élèves, tandis que Presque gentil (Denoël, 2005) explore les frontières persistantes entre hétérosexualité et homosexualité pour un jeune ouvrier égyptien. Avec La Dette (Gallimard, 2006), Sebhan s’interroge sur son père qui a porté l’étoile jaune pendant l’Occupation et a participé à la guerre d’Algérie dans l’armée française. Il y établit un parallèle entre la vérité sur le père et la vérité sur soi. La figure du père est à nouveau sollicitée dans son roman suivant, Fête des pères (Denoël, 2009), qui brosse le portrait d’un tueur en série.


En 2010, Sebhan choisit de rendre hommage à l’écrivain Tony Duvert, célébré dans les années 1970 avant de tomber dans un silence et un isolement que tente de comprendre Sebhan (Tony Duvert, l’enfant silencieux – Denoël). Son ouvrage suivant traite à nouveau d’un écrivain, Jean Genet, l’un de ses « maîtres d’écriture et de vie », mettant en parallèle le suicide, en 1964, de l’amant de Genet, Abdallah Bentaga, et l’abandon par lui-même de son jeune amant Majed (Domodossola, le suicide de Jean Genet – Denoël, 2010). En 2015, devant les nombreuses réactions suscitées par son évocation de l’écrivain maudit Tony Duvert, Gilles Sebhan choisit de publier un Retour à Duvert, vivement salué par la critique et sélectionné sur les listes du Renaudot, du Médicis et du Prix Décembre. Aux Impressions Nouvelles, il a déjà publié un récit autobiographique intitulé London WC2 (2013) et le portrait d’artiste Mandelbaum ou le rêve d’Auschwitz (2014). Parallèlement à son œuvre d’écrivain, Gilles Sebhan explore ce même univers dans la peinture. Une œuvre picturale célébrée par Arthur Dreyfus (« Écrivain du mystère des garçons, Gilles Sebhan devient peintre et ne change pas de sujet. Gueules de coulisses, visages brûlants, décombres d’enfance : le moindre de ses yeux provoque la stupéfaction ») ou par Alain Blottière (« C’est ainsi que je vois les portraits des garçons de Gilles Sebhan. Nimbés de leur propre lumière, ce sont des dieux, ou des saints. Et ces portraits sont des icônes. »).


Du même auteur

Haut risque, Parc, 2003 Presque gentil, Denoël, « Romans français », 2005 La Dette, Éditions Gallimard, « Blanche », 2006 Fête des pères, Denoël, « Romans français », 2009 Tony Duvert, l’enfant silencieux, Denoël, 2010 Domodossola, le suicide de Jean Genet, Denoël, 2010 London WC2, Les Impressions nouvelles, 2013 Salamandre, Le dilettante, 2014 Mandelbaum ou le rêve d’Auschwitz, Les Impressions nouvelles, 2014 Retour à Duvert, Le dilettante, 2015


Gilles Sebhan

La semaine des martyrs - roman -

Les Impressions Nouvelles Collection « For intérieur » 14,5 x 21 cm 208 pages 17 euros ISBN : 978-2-87449-415-4 EAN : 9782874494154 Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi

en librairie le 18 Août 2016


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