Extrait de "Pour en finir avec la poésie dite minimaliste"

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Jan Baetens

POUr en finir avec la poĂŠsie dite minimaliste

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



Jan Baetens

pour en finir avec la poĂŠsie dite minimaliste

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



Pour en finir avec la poésie dite minimaliste

Dans le diagnostic de la poésie française contemporaine, on voit revenir souvent la notion de minimalisme. Il existe en effet un lien entre la déception que provoquent certains textes poétiques contemporains et une esthétique que, du moins à première vue, l’on peut qualifier de minimaliste. En soi, une manière d’écrire sobre, sans graisse, fonctionnelle, directe et une poésie de type less is more ont des mérites incontestables. Comme le disait Paul Valéry : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre. » Mais une chose est d’exprimer un soutien de principe à l’écriture minimaliste, autre chose est de déterminer de quel minimalisme on parle, et comment il faut se rapporter à la position inverse, celle du maximalisme. Car que se passe-t-il lorsque le minimalisme exagère ? Devient-il maximaliste alors, et si oui à partir de quand ? Et comment ne pas être sensible à la force du maximalisme, dont l’effet peut être identique à celui de certains minimalismes ? Le


cas de Gustave Flaubert, incontournable même dans les polémiques sur la poésie moderne, illustre bien le caractère dialectique des deux pôles, minimaliste et maximaliste. Auteur minimaliste, par la rigueur de son style, ou auteur maximaliste, par les variations presque infinies sur quelques règles très simples ? Auteur d’un « livre sur rien » qui se plaisait aussi à dire qu’« [e]n art, il ne faut pas craindre d’être exagéré » (lettre à Louise Colet, 14 juin 1853), Flaubert est à la fois maximaliste et minimaliste, et la même analyse pourrait se faire de bon nombre d’autres écrivains. Économie des moyens ne suppose pas toujours économie des effets, ou inversement. La littérature minimaliste française, par un premier de ses paradoxes, n’existe qu’au pluriel. Toutefois, les différents minimalismes sont loin de jouir du même prestige. Les uns, bien représentés dans le domaine du roman, connaissent un succès public certain, mais que la critique et surtout la théorie ne valident pas toujours avec le même enthousiasme. Les autres, attestés d’abord dans le champ de l’écriture poétique, souffrent de la désaffection générale des lecteurs pour ce genre de production textuelle, tout en ayant réussi à figurer, aux yeux de la critique et de la théorie, une sorte d’idéal de l’expression poétique au début du XXIe siècle. Ces écarts de réputation ne sont pas toujours justifiés, notamment pour ce qui est de la poésie minimaliste. Celle-ci, pensons-nous, n’est ni vraiment intéressante, ni vraiment minimaliste, et c’est là peut-être que le


bât blesse. L’échec de nombreuses poésies minimalistes ne tient pas à leur programme minimaliste mais à la manière discutable dont celui-ci est pensé ou appliqué. Le propos de ces pages est de prendre position dans ce débat, en montrant qu’un autre minimalisme est possible (et sans doute nécessaire, si l’on tient à dépasser les impasses des poèmes que l’on range généralement dans le courant minimaliste).

Minimalisme en prose, minimalisme en poésie En prose, le minimalisme s’est imposé avec force avec le travail des « jeunes Minuit » (on songe ici à des auteurs comme Deville, Oster, Gailly, Ravey, Toussaint et quelques autres, mais pas à Echenoz, écrivain que seul un tenace malentendu, dû aux aléas de la publication, continue à ranger parmi l’école minimaliste). Le minimalisme en question n’est pas orthodoxe. Il relève moins d’une tentative de réduction systématique d’une pratique (en l’occurrence le roman) à ses composantes ultimes et essentielles (le temps, l’action, le personnage, par exemple), comme il arrive dans la plupart des courants artistiques qui obtempèrent au credo minimaliste, que d’un effort, souvent ironique, de réinventer le récit romanesque après l’ère du soupçon du Nouveau Roman. Le public a rapidement suivi ce groupe d’auteurs, dont plusieurs se sont imposés comme des chefs de file de la littérature française contemporaine. L’accueil théorique, cependant, a été plus mitigé, le trait le plus


gênant du courant minimaliste étant son ambivalence : trop minimaliste pour plaire aux partisans de la narration traditionnelle, trop maximaliste pour donner satisfaction aux défenseurs d’une ligne plus dure. En poésie, le minimalisme part d’un programme tout différent. Associé à l’œuvre d’écrivains tels qu’Anne-Marie Albiach, Jean Daive ou Claude RoyetJournoud, le minimalisme poétique ressemble beaucoup plus au minimalisme tel qu’on l’envisage d’habitude que son homologue narratif en prose. Prolongeant la mise en cause radicale de la littérature des années 60 et surtout 70, la poésie minimaliste constitue l’acmé d’une évolution vers toujours plus de pureté et toujours plus d’essence. Avec elle, il s’agit de rapprocher l’art d’écrire de ce qui lui est irréductiblement spécifique et de le dépouiller de tout corps étranger. On y reviendra : l’idéal de la poésie minimaliste est le mot isolé sur la page. Or, contrairement aux romanciers minimalistes, fort appréciés du public mais tenus à quelque distance par les théoriciens, le minimalisme poétique a bénéficié d’une réception inverse. Peu lu en dehors des milieux directement concernés, il a toujours eu la cote parmi ceux qui pensent la poésie théoriquement. On comprend assez les raisons de cet engouement : le profil de la poésie minimaliste s’inscrit maximalement dans le sillage des diverses avant-gardes du XXe siècle, dont elle représente une des conclusions possibles. Curieusement, la poésie minimaliste n’a jamais fait l’objet d’attaques en règle, comme si les adversaires de


cette école, qu’on peut supposer nombreux, avaient peur de toucher à quelque chose de plus qu’elle ‒ et de trop puissant et redoutable pour ceux qui risqueraient de l’indisposer à travers une critique du minimalisme en poésie. En l’occurrence, l’arme secrète du minimalisme, l’arme qui le rend en quelque sorte inexpugnable, est la collusion entre poésie et philosophie. La poésie minimaliste s’est toujours présentée comme servante de la philosophie. Par elle il s’agissait de montrer, au moment où la philosophie vivait son tournant linguistique, que la poésie était capable de « penser », mais aussi que la philosophie avait raison de se transformer en philosophie du langage. Il en a résulté une communauté d’intérêt entre pratique philosophique et pratique poétique. Les philosophes ont affirmé que la poésie minimaliste était la seule poésie philosophiquement tenable, plus proche de la vérité en littérature que les autres formes d’écriture. Dépassant la solution de continuité entre poésie et philosophie, les poètes ont permis à certains philosophes du langage de rejeter hors du champ vraiment philosophique toute philosophie qui ne soit pas elle-même une pratique du langage poétique. Cette posture ne va pas sans bluff. Une poésie qui a besoin d’une philosophie pour se justifier elle-même est peut-être moins forte qu’elle n’en a l’air. Le bluff devient même chantage quand on recourt à cette force extérieure pour faire taire l’adversaire, par exemple en l’accusant d’erreur philosophique quand il s’attaque à


un texte littéraire. Noli me tangere, dit le poète minimaliste, car en me touchant, vous vous en prenez aussi à la philosophie, qui soutient ma quête de l’essence du langage. Rares sont ceux qui, à l’instar de Paul Valéry, ont le courage de leurs mauvaises pensées et de dire que philosopher en poésie revient à jouer aux échecs en suivant les règles du jeu des dames.


[…]



L’allofiction selon Pierre Alferi : pour une poétique du dérapage contrôlé

Les débuts littéraires de Pierre Alferi sont poétiques et même minimalistes, au bon sens du terme s’entend. Les allures naturelles (1991) est un recueil qui décrit les « mouvements les plus quotidiens du corps, du regard et de la pensée » (4e de couverture), au moyen d’une interaction singulière entre syntaxe, rythme et enjambement. On y trouve par exemple le poème suivant, qu’il n’est pas interdit de lire comme un éloge du less is more : on suppose que les bulles se déplacent libres comme l’air, même dans la colonne comprimée d’une lance d’incendie (p. 12)

Quelques années plus tard, Kub Or (1994), en collaboration avec la photographe Suzanne Doppelt, est une variation sur le principe du carré magique :


les poèmes sont des carrés prosodiques de 7 sur 7 (la rhétorique les nommerait des septains heptasyllabiques), rédigés bien entendu sur une période de 49 jours (selon une contrainte « métronomique » chère aux poètes contemporains, dont on trouvera des échos dans les Poèmes de métro de Jacques Jouet (2000), qui compose mentalement les vers lors du trajet entre deux stations, puis les rédige pendant l’arrêt de la rame). La démarche d’Alferi restera toujours celle d’un poète, même quand il se tournera vers d’autres genres comme l’essai, la chronique ou encore le roman. Il n’y a donc rien d’étonnant à consacrer un chapitre de ce livre à un texte qui ne cache pas son statut romanesque : Le cinéma des familles (1999). Si paradoxe il y a, il convient de le chercher ailleurs. Vu de loin, Le cinéma des familles n’a en effet rien de minimaliste. Sa longueur impressionnante (456 pages), son style baroque, la complexité de sa structure, tous ces éléments pourraient en faire un bon candidat pour illustrer l’esthétique maximaliste. Toutefois, le roman d’Alferi doit une grande partie de sa réussite à l’utilisation de quelques principes visiblement minimalistes, qui servent de pont entre l’écriture d’un roman familial et le soin méticuleusement donné aux lettres, aux mots, aux phrases, aux récits, aux médias et aux contraintes. Pour toutes ces raisons, le livre n’est pas une explosion chaotique, mais un objet en mouvement qui ressemble à la « colonne comprimée » (on notera les connotations typographiques de cette expression, qui renvoie aussi


au pavé d’impression) d’une lance d’incendie où il n’est pas interdit de reconnaître une image de la parole minimaliste-maximaliste.

Les limites de l’autofiction Depuis les années 1980, décennie de bien des retours, la révolution néo-romanesque, puis l’écriture textuelle lancée par des groupes comme Tel Quel ou Change s’épuisent. Il devient à nouveau possible de raconter une histoire, et les « notions périmées » du personnage, de la chronologie, de l’Homme, du récit, de la psychologie, de l’histoire (Robbe-Grillet 1963), reviennent sur le devant de la scène. Cette mutation, que dans un premier temps beaucoup de critiques français associent avec le postmodernisme, prend parfois des formes très idiosyncratiques. L’explosion de la littérature autofictionnelle, forme hybride entre témoignage autobiographique et invention romanesque dont la mode fut lancée par Serge Doubrovsky dans son livre Fils (1977), s’en avère une des variantes les plus durables. De cette approche autofictionnelle, il ne suffit pas d’exhumer les limites internes, notamment la dérive victimaire dénoncée par Douglas Wolk dans une étude sur un des genres où l’autofictionalité – que l’auteur nomme semi-autobiographie – est devenue comme triomphante, le roman graphique à l’américaine (Wolk 2007 : 203). Soulignons-le d’emblée : l’autofiction s’oppose au double refus, d’abord celui de la libre


expression du sujet, ensuite celui du texte comme équivalent d’un objet, qui fonde l’écriture mobile et rapide de Pierre Alferi et dont l’apparente oxymore de « mécanique lyrique » est au cœur de Revue de littérature générale (Alferi et Cadiot 1995-1996). Avec elle, ce n’est pas un retour aux sources du lyrisme après l’« Entrée des machines » (Roche 1982) qui se met en place, mais une nouvelle étape dans la rencontre toujours conflictuelle du sujet et du texte. Dans cette perspective, un projet comme celui du Cinéma des familles, dont l’auteur précise qu’il s’agit d’un roman, ne devrait pas manquer de surprendre. Pourquoi ce texte indirectement mais manifestement autofictionnel, dans la trajectoire d’un auteur farouchement opposé à tout type d’écriture complaisante et réactionnaire ? La réponse est simple : par défi, bien entendu, pour montrer que l’écriture moderne défendue par l’auteur ne devrait rien s’interdire, mais aussi par stratégie, pour contrer par voie parodique une forme d’écriture dont la prolifération fait obstacle à l’émergence de la mécanique lyrique. Tel est donc le programme initial du Cinéma des familles : écrire une autofiction, non pas afin de critiquer le genre (ce seul jeu n’en vaut sans doute pas la chandelle aux yeux d’Alferi), mais afin de l’ouvrir à des types d’écriture qu’en principe l’autofiction ignore ou refoule.


[…]



Table des matières

Pour en finir avec la poésie dite minimaliste

7

L’allofiction selon Pierre Alferi : pour une poétique du dérapage contrôlé

23

Frédéric Boyer, le détournement comme quête de sens

45

Tholomé improvisateur, entre Tarkos et Cage 67 Virginie Lalucq, Couper les tiges 79 Stéphane Bouquet ou la démocratie poétique 87 Remoderniser les classiques : Philippe Beck et Roberto Rossellini

111

Sophie Loizeau, les mots en amour

125

Jean-Christophe Cambier, Temps mort : une écriture « abstraite » ? 135 Bibliographie 151 Note sur le texte

155


POUR EN FINIR AVEC LA POÉSIE DITE MINIMALISTE juin 2014

Ce livre est un livre de combat. En plein renouvellement aujourd’hui, la poésie française doit d’abord se débarrasser d’une forme d’écriture qui domine le paysage français depuis près d’un demi-siècle et dont la puissance institutionnelle empêche l’épanouissement du nouveau : la poésie dite minimaliste, qui combine effacement de la forme (aux mots sur la page on préfère les blancs) et profondeur du sens (un poème n’est valable que dans la mesure où il se rapproche de la philosophie). Refusant les partis pris et la grande pauvreté d’une telle conception de la poésie, ce livre analyse le travail des auteurs contemporains qui proposent une alternative proprement littéraire : Pierre Alferi, Vincent Tholomé, Virginie Lalucq, Stéphane Bouquet, Philippe Beck, Sophie Loizeau et Jean-Christophe Cambier. Critique et poète flamand d’expression française, Jan Baetens est l’auteur d’une quinzaine de recueils remarqués et de nombreuses études sur la poésie contemporaine (souvent publiées en anglais), qu’il analyse en ses rapports avec d’autres arts. En septembre 2013, il a participé au projet de résidence « SIC » de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le cadre du OFF de la Biennale de Venise. En février 2014, la collection patrimoniale Espace Nord publiera une importante anthologie de son travail, « Cent fois sur le métier » et autres poèmes.

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874491894 ISBN 978-2-87449-189-4 160 pages – 15 €


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