Extrait "Préhistoire de la Beauté"

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Jean-Paul Jouary

PRÉHISTOIRE DE LA BEAUTÉ

Et l’art créa l’homme

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S Réflexions faites



extrait


« Réflexions faites » Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos, cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Fédération Wallonie-bruxelles Cahier élaboré avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication, Direction régionale des affaires culturelles de RhôneAlpes, Service régional de l’archéologie

Graphisme : Mélanie Dufour Couverture : Lascaux, Panneau des chevaux chinois, Le Cerf noir. Photo © Norbert Aujoulat@CNP-MCC

© Les Impressions Nouvelles – 2012 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com


JEAN-PAUL JOUARY

Préhistoire de la beauté Et l’art créa l’homme

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



Ă€ Catherine



Avertissement

Ce livre s’adresse à tous ceux que l’humanité intéresse, autant dire qu’il n’a pas la prétention d’apporter quelque découverte scientifique que ce soit sur la préhistoire. Il est l’œuvre d’un philosophe qui depuis longtemps estime que la naissance de l’art paléolithique n’est pas qu’une question de datation, d’analyse des styles, de compréhension des gestes, mais avant tout, depuis André Leroi-Gourhan, un sujet où se joue la compréhension de ce que nous sommes et devenons. Que les préhistoriens de l’art ne s’offusquent pas de mes propos. Je ne prétends nullement en savoir plus qu’eux pour la simple raison que je tiens d’eux le peu que je sais de l’art paléolithique. Parfois, il est vrai – mais sans cela aurait-on besoin de philosophes ? – je me permettrai d’écrire que telle ou telle de leurs affirmations me paraît discutable, ou bien peu évidente. Ayant lu leurs travaux et réfléchi leurs disputes, je m’efforce de penser à un niveau philosophique ce qu’ils ont su penser eux-mêmes à un autre niveau. Cela n’abaisse ni n’élève un type de discours par rapport à un autre. Le bouillonnement de toutes ces recherches et la virulence des querelles qu’elles suscitent me paraissent parfois occulter les connexions possibles entre ces démarches et ces hypothèses multiples. Articuler tout cela ne peut se faire sans examen critique, mais la seule finalité d’un tel examen est la valorisation de cet immense travail collectif. Que des préhistoriens s’élèvent contre telle ou telle idée de ce livre, loin de me contrarier, serait mon vœu le plus cher, dans la mesure où cela impliquerait des débats dont je regrette 9


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justement qu’ils tiennent si peu de place dans une discipline qui a pour objet rien moins que la genèse de notre humanité la plus profonde. Que ceux qui ne sont pas préhistoriens découvrent la portée et les enjeux de ce champ de réflexion et y puisent de quoi approfondir la compréhension de ce que sont les humains est mon plus grand espoir. J’avais déjà en 2002 publié sur ces questions un petit livre, L’art paléolithique, réflexions philosophiques, puis prononcé une série de douze conférences au Collège International de Philosophie et quelques communications dans des colloques. Tout cela m’a conduit à refondre et prolonger mes analyses, en particulier grâce aux discussions que j’ai eu la chance de partager avec des préhistoriens et penseurs que ces sujets passionnent. Je tiens ainsi à remercier tout particulièrement Emmanuel Anati, Jean Clottes, Dominique Baffier, le regretté Norbert Aujoulat, Pierre Daix, Henri et Marinette Cueco, François Jeune, François Bouillon, Romain Pigeaud, Denis Vialou, Jean-Pierre Jouffroy, Jean Gaudaire-Thor et Jean-Paul Coussy enfin, le découvreur de la grotte de Roucadour, qui m’accompagne et me stimule dans toute cette démarche.

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La découverte de Lascaux

Le 8 septembre 1940, quatre copains, un chien et un lapin découvrent un trou qui visiblement conduit à une vaste cavité souterraine. Nous sommes à Montignac, non loin du château de Lascaux. Quatre jours plus tard, l’un d’eux, Marcel Ravidat, revient avec d’autres amis et contemple les peintures qui s’y trouvent. Il ne peut savoir encore qu’il a devant lui ce que l’on considère encore comme le plus bel ensemble de peintures préhistoriques jamais découvertes au monde. L’abbé Henri Breuil, qui fuit l’occupant nazi, se trouve dans les parages et y descend à son tour à plusieurs reprises, accompagné par plusieurs autres préhistoriens. Ses travaux seront poursuivis jusqu’à nous par André Glory, Annette Laming-Empéraire, André Leroi-Gourhan, Norbert Aujoulat. Cela fait alors plusieurs décennies que l’idée d’un art préhistorique est admise, comme on le verra plus loin. Mais les chefs-d’œuvre de Lascaux ont définitivement bouleversé l’idée que l’on pouvait se faire des capacités esthétiques d’ancêtres aussi lointains : ainsi, il y a plus de 15 000 ans, notre espèce portait en elle la possibilité de créations artistiques aussi élaborées et originales que celles qui illuminent notre histoire récente. Qu’il ait ou non visité la grotte, Picasso, au vu de ces œuvres, eut des mots qui demeurent l’expression de cet énigmatique constat : « Nous n’avons donc rien inventé ! ». Certes, on peut lire ici ou là qu’il n’est pas pertinent de parler d’« art » pour la préhistoire. Cette proposition est absurde en général, et 11


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ahurissante lorsqu’on envisage Lascaux. « En pénétrant dans Lascaux, nul n’échappe à une émotion esthétique intense ; il s’agit bien d’art » rétorque Denis Vialou1, comme Picasso ou Georges Bataille, Michel Lorblanchet, Norbert Aujoulat ou Leroi-Gourhan. Bien sûr, cette découverte de Lascaux a créé en même temps bien des illusions. On a cru qu’il s’agissait du point d’arrivée d’un processus ascendant et tâtonnant beaucoup plus pauvre, idée que la découverte de la grotte Chauvet par exemple anéantira. On a cru que l’espace francoespagnol était le berceau de l’art humain, idée que balaiera la découverte de milliers de sites répartis sur l’ensemble du globe. On a aussi trop souvent réduit cet art à des messages, ou des pratiques magiques, ou à des balbutiements pré-conceptuels. On a anachroniquement attribué aux auteurs des œuvres une conscience artiste qui a pu surgir il y a quelques siècles seulement. Autant dire qu’entre la découverte des œuvres d’art paléolithiques et la compréhension de ce qu’elles nous apprennent sur l’humanité, la distance est vaste, qu’il ne sera pas aisé de parcourir. De fait, il faut bien admettre qu’il y a deux arts modernes et contemporains : l’art du XXe siècle et l’art paléolithique que l’on a découvert au même moment. Si bien que, nous l’examinerons plus loin dans ce livre, l’art paléolithique a tant influencé les peintres du XXe siècle que leurs œuvres deviennent incompréhensibles sans cette imprégnation stylistique. Du coup, l’art paléolithique nous pose une question beaucoup plus générale et essentielle : si notre espèce homo sapiens sapiens n’a jamais pu vivre sans création artistique depuis plus de trente mille ans (et sans doute plus, on le découvrira bientôt), la beauté artistique 1  Denis Vialou, Dictionnaire de la préhistoire, Robert Laffont, collection « Bouquins », Paris, 1999, p. 614. 12


La découverte de Lascaux

a forcément joué un rôle éminent dans la formation même de ce que nous sommes. Cette préhistoire de la beauté nous interpelle donc à propos de notre vie présente. Il y a là, fixée sur la roche, une part essentielle de notre intériorité, raison pour laquelle sans doute nul ne s’en approche sans ressentir de violentes émotions. Comment et pourquoi ces œuvres créées il y a si longtemps et fixées sur la pierre touchentelles si universellement notre vie intérieure ? N’y a-t-il pas pour tout philosophe une invitation à la réflexion sur cette création de l’humanité ? Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, concentronsnous sur une idée simple en apparence, et qui cependant est de nature à provoquer en chacun de nous un étonnement profond, une fascination intime, un bouquet de questions déroutantes. Cette idée est censée être connue de tous : il y a plus de trente-cinq mille ans – sans doute plus de quarante mille – il s’est produit un événement prodigieux, aussi bizarre qu’important pour peu qu’on y réfléchisse, quelque chose qui n’était pas inscrit avec nécessité dans le cours antérieur des choses : des êtres vivants, nos ancêtres directs homo sapiens sapiens, ont fait exister des objets sans utilité immédiatement liée aux besoins vitaux (immédiatement, car il est bien d’autres façons d’intercaler des médiations entre nos besoins et ce qui peut les satisfaire). Ces objets mobilisent pourtant des capacités, des moyens, du temps, des efforts sans précédent, et ne sont pas seulement des œuvres comme celles que l’on produisait depuis fort longtemps. On les qualifie de chefs-d’œuvre, œuvres les plus élevées, parce qu’elles peuvent produire sur nous (nous du Paléolithique supérieur, comme nous du XXIe siècle) des plaisirs d’un type nouveau. Ces plaisirs, on le verra, sont certes liés à un bel enchevêtrement d’autres phénomènes mentaux et intellectuels, mais ils présentent des spécificités propres à l’esthétique, une façon bien particulière de sentir. De même qu’avoir le plaisir de 13


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boire lorsqu’on a soif n’est pas de même nature que tirer du plaisir d’un enchaînement de sons ou d’une organisation de traits et de couleurs, produire un outil efficace pour gratter ou couper et en tirer une satisfaction intéressée n’est pas de même nature que peindre sur une paroi un « beau » cheval ou une « belle » vache. Bien entendu ces plaisirs, ce sentiment de « beauté », cette notion d’« intérêt » n’ont pas pu être vécus, ressentis et conçus il y a plusieurs dizaines de millénaires de la même façon qu’aujourd’hui. Mais il demeure que tailler un silex pour percer le cuir d’un fauve et graver dans la pierre des formes animales et humaines, comme des graphismes réguliers ou des alignements de points rouges par exemple, sont deux activités essentiellement distinctes, qui manifestent des préoccupations et des capacités symboliques d’ordres différents. Or cela explose littéralement sur toute la planète, partout où s’installent ou passent nos ancêtres directs. Comment ? Pourquoi ? Au bout de quels types de processus ? Cette quête esthétique, quels qu’en aient pu être le vécu et le sens, manifeste l’existence d’un goût qui n’a pu, comme c’est ensuite le cas, se former au contact des œuvres d’art environnantes qui n’existent pas encore. D’où vient ce goût, comment a-t-il pu être engendré à si vaste échelle et produire ces plaisirs nouveaux ? Quel rapport y voir avec les autres modes d’expression humaine alors existants ? Autre question  : puisque ces pratiques artistiques ont occupé toujours et partout nos ancêtres directs et eux seuls, ont-elles contribué à la genèse des autres particularités qui singularisent notre espèce ? Allons plus loin : on a coutume de dire que l’art est apparu parce que les homo sapiens sapiens possédaient des capacités propres qui le rendaient possible. Et si au contraire ces capacités propres n’avaient été rendues possibles que grâce au développement des pratiques artistiques ? 14


I. On ne sait jamais de quoi le passĂŠ sera fait



On ne sait jamais de quoi le passé sera fait… Ce n’est pas forcément l’invention d’un proverbe paradoxal : après tout le passé n’existe plus, on ne peut en parler que d’après ce que l’on en découvre à partir de traces présentes, et grâce à des initiatives intellectuelles d’ordre théorique. Ce sont ainsi les hommes qui construisent ce que l’on appelle le passé, lequel évolue donc au rythme des découvertes et inventions. Ainsi, lorsque, au début des années 1970 j’ai commencé à travailler sur l’art paléolithique, il y avait un certain passé : avant Lascaux il n’y avait qu’un schématisme évoluant vers le naturalisme, tout partait de France et d’Espagne. Si j’avais travaillé 70 ans plus tôt, il n’y aurait pas eu d’art dans la préhistoire. Il y a une quinzaine d’années, il n’y avait aucun chef-d’œuvre de plus de vingt cinq mille ans. Aujourd’hui tout cela est balayé. Notre image du passé a changé, et ne cesse de réserver des surprises. C’est d’ailleurs cette relative incertitude qui sans doute fait des sciences de la préhistoire des sciences à part entière. Notre passé ne cesse de changer, et on ne sait jamais de quoi il sera fait. On le verra plus tard, la seule découverte des chefs-d’œuvre plus de trente fois millénaires de la grotte Chauvet a imposé une transfiguration de cette représentation du passé humain. Les fouilles actuellement conduites aux proche et moyen Orient risquent d’apporter leur lot de bouleversements. La petite gravure de Blombos, en Afrique du Sud, pourrait bien réserver aussi quelques surprises, lorsqu’on aura bien réalisé ce que signifie 17


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l’existence d’une activité de gravure symbolique vieille de 75 000 ans. Il y a pourtant, depuis que j’étudie personnellement ces questions, une chose qui change très peu : la presque totale indifférence réciproque des préhistoriens de l’art et des philosophes. On pourrait même dire qu’au temps des grandes œuvres d’André Leroi-Gourhan et d’Annette Laming-Empéraire, il y a plus de quarante ans, les philosophes y étaient plus attentifs ; sans doute parce que ces deux préhistoriens incluaient eux-mêmes dans leurs travaux de préhistoriens une puissante réflexion d’ordre philosophique. Or, aujourd’hui, grâce aux recherches des préhistoriens, nous disposons de données infiniment plus suggestives pour les philosophes qu’à cette époque. Parallèlement, les réflexions philosophiques sur l’esthétique foisonnent comme jamais. On ne peut donc que s’étonner de la persistance d’une telle ignorance réciproque. Quelques textes comme ceux de Georges Bataille du côté des philosophes ou d’Emmanuel Anati du côté des préhistoriens, ne peuvent combler à eux seuls le fossé existant. Le présent livre vise avant tout à inviter à ce dialogue, pour que le gigantesque travail collectif qui me paraît possible et nécessaire s’engage enfin. Cela dit, avant même de dire quelques mots sur l’intérêt d’un tel travail, je voudrais préciser que mon propos est guidé par une évidence première qui a inspiré le sous-titre de ce livre – et l’art créa l’homme –, évidence qui précède toute préoccupation philosophique ou scientifique : ce n’est pas parce que l’on est humain que l’on crée ou que l’on aspire aux divers plaisirs esthétiques possibles. C’est sans doute d’abord parce qu’ils créent ou ressentent ce type spécifique de plaisir, que les êtres que nous sommes deviennent proprement humains, avec toutes les autres capacités qui nous caractérisent. 18


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Dans l’expérience vivante de l’espèce humaine, l’éclosion de cet art représente donc un événement majeur, d’abord parce qu’elle atteste des capacités créatrices en tout point comparables à celles qui se manifesteront ultérieurement, et jusqu’à nous. Si tant de peintres du XXe siècle ont été bouleversés et stimulés, voire directement influencés comme on le verra plus loin, par la découverte des œuvres paléolithiques, c’est tout simplement parce qu’elles manifestent d’emblée tout ce que nous entendons par création artistique. Le visage féminin de Brassempouy, les vaches, cerfs, chevaux de Lascaux, les lionnes ou rhinocéros de Chauvet, les bisons d’Altamira, Vilhonneur ou Cosquer, le petit bouquetin de Roucadour et tant d’autres figurations continuent de fasciner et créer un plaisir esthétique au même titre que les chefsd’œuvre des derniers siècles. Bien entendu, toutes les œuvres du Paléolithique supérieur n’égalent pas cette vertigineuse créativité, mais on pourrait admirer des centaines d’œuvres aussi élevées, créées entre 35 000 et 10 000 ans avant notre ère. Il faut retenir cette durée pour mesurer la place que cet art a pu occuper dans la formation de nos capacités culturelles. Si l’on symbolise cette durée en unités de longueur, et si l’art contemporain s’étale sur une longueur de 1 mètre, la Renaissance est à 5 mètres de nous, et l’Antiquité grecque à plus de 25 mètres. Alors, selon ces proportions, il faut réaliser que l’art paléolithique étale ses créations sur une longueur de 250 mètres, les premières manifestations d’un goût esthétique apparaissent à 2 kilomètres, et les premiers outils à 28 kilomètres environ. Peut-on sérieusement parler de l’histoire de l’art en consacrant quelques mots distraits à ces milliers de générations ou en faisant l’impasse sur elles ? Si l’on veut à présent se faire une idée de son extension géographique, la chose est simple : cet art occupe toute la 19


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planète, contrairement à ce que l’on pouvait croire il y a quelques décennies. Selon les relevés de graphèmes préhistoriques (et pas seulement d’œuvres d’art) répertoriés dans un récent rapport de l’UNESCO, sur 45 millions de graphèmes1, 4 millions seulement se trouvaient en Europe, contre 6 en Asie, 7 en Amérique, 12 en Océanie et 16 en Afrique. On en répertoriait 10 millions seulement vingt ans plus tôt. Au début de 2008, ce nombre s’élevait à plus de 70 millions, et beaucoup plus lorsque paraîtra ce livre. À deux cents kilomètres de Paris par exemple, dans la seule grotte d’Arcy-sur-Cure, on en dévoile plusieurs par an, et l’on ne cesse de découvrir des grottes, des sites, des ensembles de sites, avec le développement des fouilles sur tout le globe. Dans le seul Botswana, 5000 abris sont étudiés actuellement, et les cinq cents premiers relevés comptaient 2 millions de graphèmes ! Il semblerait que dans le Zimbabwe voisin on s’apprête à en relever plus encore, et autant en Amérique. Peut-on imaginer qu’un tel phénomène culturel puisse être plus longtemps écarté de la réflexion philosophique sur l’art, et sur la part qu’il a pu prendre dans la formation même de l’homme ? Comment imaginer que l’on puisse collecter toutes ces œuvres et signes divers sans avoir besoin, pour les interroger, des outils théoriques d’ordre philosophique dont nous disposons après vingt-cinq siècles de réflexion sur l’art ? Par exemple, suffit-il de constater avec admiration et étonnement l’invraisemblable unité de cet art à ses étapes les plus anciennes ? Quel sens a cette unité, et à quels types de besoins ou de désirs universels son explosion a-t-elle pu répondre ? Il est saisissant en effet de voir cette unité originelle de l’esprit humain, ainsi que nous le ferons dans ce livre.

1 Emmanuel Anati, Aux origines de l’art, Fayard, Paris, 2003, p. 26. 20


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Voir des mains peintes selon les mêmes procédés sur des parois en Australie, en Espagne, en Patagonie, en France ou au Mexique ; voir des femmes enceintes sculptées selon la même inspiration en France, en Ukraine, en Allemagne ou dans le cercle arctique ; voir des signes en forme de zigzag ou de points identiques en Sibérie, en France, en Arizona ou en Australie ; voir des sexes de femme schématisés de la même manière en Chine, en Bolivie, en France ou en Amérique du Nord. Dans cette possibilité de voir notre unité humaine originelle à travers ce que nous conservons d’œuvres d’art et de symbolisations diverses, il y a à la fois une source d’émotions profondes et un champ d’interrogations fondamentales sur ce que nous sommes. En effet, il y a là, forcément, des caractéristiques universelles qu’il nous faut cerner pour penser l’humain par-delà la diversité historique et géographique des cultures. L’enjeu d’un tel travail est donc présent, et ne saurait se réduire à une simple curiosité quant à nos origines. On se saurait trop appeler les philosophes et les préhistoriens à appréhender la question de l’art paléolithique à ce niveau essentiel2.

1 – Eux et nous Dans un pays comme la France, au Paléolithique supérieur, nous sommes dans un climat glaciaire. Malgré des périodes plus tempérées, la survie devient plus difficile, au point que les Néandertaliens pourtant robustes et fort développés culturellement disparaîtront en moins de cinq mille ans. La plupart des gros gibiers effectuent des migrations saisonnières, la plupart de nos ancêtres aussi, qui vivent de la grande chasse. Or c’est à ce moment-là, dans 2 Lire l’annexe consacrée à cette double interpellation à la fin de ce livre. 21


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ces conditions-là, que les activités artistiques explosent, avec tout ce que cela suppose d’efforts et de créativité. L’art, encore une fois, a donc été nécessairement vital, et ce qui nous a été légué en ce domaine suffit à faire de cette époque un moment essentiel de l’histoire humaine. Ces œuvres sont le seul fait de nos ancêtres directs, même si nos cousins néandertaliens cultivaient des sentiments proprement esthétiques. Comment comprendre cet événement ? Pourquoi la médiation de l’émotion esthétique a-t-elle été soudain nécessaire dans le rapport actif des humains à leurs conditions de vie ? Comment s’est formée cette capacité esthétique ? Et cela est-il sans rapport avec le fait que les homo sapiens sapiens ont finalement pu continuer à vivre cette période sans réelle menace de disparition ? Aujourd’hui, cette capacité esthétique se forme dans l’enfance, au contact des formes esthétiques diverses présentes dans l’environnement, et elle se nourrit de toutes les dimensions sociales, idéologiques, affectives, etc., du développement de la personnalité individuelle. Ce que l’on sait de cette intériorisation ne nous est donc d’aucune utilité pour comprendre la naissance même du goût et des œuvres esthétiques. De même, l’étude des pratiques artistiques des tribus dites primitives contemporaines est fort suggestive lorsqu’elles découlent plus directement que les nôtres des pratiques paléolithiques. Mais là encore, il est question de modes de transmission de pratiques, de croyances et d’émotions qui se sont formées il y a plusieurs dizaines de millénaires, dans des conditions locales particulières dont l’art porte la marque. Les étudier permet de découvrir des pistes de réflexion et d’interprétation, mais ne peut en rien témoigner de ce qui a pu faire naître le processus lui-même. De deux choses l’une : soit ce processus fut inscrit dans notre « esprit » ou dans nos gènes, et alors le problème 22


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est résolu avant même d’être posé (c’est ce que paraissent supposer beaucoup trop de travaux consacrés à cette question), soit il convient d’en rechercher la genèse dans des processus antérieurs. Étant donné que les deux variantes spiritualiste ou génétique de la première hypothèse sont aussi gratuites qu’incohérentes, il nous faudra consacrer une large place à la seconde hypothèse. Autre question qui découle de ce qui précède : s’il faut bien considérer que ces ancêtres directs qui sont « comme nous » ont dû être en même temps « autres que nous », comment imaginer que la « beauté » fut conçue et vécue par eux comme elle l’est pour nous ? Nous, nous savons que nous ne trouverons pas la même chose en entrant au CNRS, au Musée d’Orsay ou dans Notre Dame de Paris. Nous savons que fabriquer un moteur, étudier les cellules, prier, écouter du Mozart ne relèvent pas des mêmes processus mentaux, même si Notre Dame est aussi une œuvre d’art, si la musique suppose de la technique et si pour certains les cellules témoignent d’une création divine. Les genres s’entremêlent souvent, mais les spécificités sont perçues consciemment. C’est pour cette raisons que nous avons tendance à projeter ces distinctions sur tout être humain, de quelque culture qu’il soit. Or rien n’est moins pertinent. Emmanuel Anati rapporte ainsi une belle anecdote3 : l’ethnologue Lewis Mountford observe un jour un Aborigène qui dessine un animal sur un galet avant d’aller le chasser. Il lui demande pourquoi il dessine ainsi sa proie avant de partir à sa recherche. L’Aborigène, effaré, lui demande s’il est possible de chasser sans dessiner avant. Son étonnement nous étonne, parce que les logiques qui sont les nôtres ne sont pas du tout les siennes. De même, Philippe Descola observe-t-il, chez les Indiens Achuar par exemple, que « le 3 Emmanuel Anati, Les origines de l’art et la formation de l’esprit humain, Albin Michel, Paris, 1989, p 10. 23


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savoir-faire technique est indissociable de la capacité à créer un milieu intersubjectif où s’épanouissent des rapports réglés de personne à personne : entre le chasseur, les animaux et les esprits maîtres du gibier (…) »4. Comment peut-on si souvent interpréter la préhistoire à partir d’analogies avec les sociétés tribales récentes, tout en ignorant justement que si l’on observe celles-ci, on ne peut plus projeter sur nos ancêtres plus lointains les distinctions et spécificités qui nous apparaissent « naturelles », mais sont en réalité des acquisitions finalement fort récentes de notre espèce ? Ce qui est subjectif et ce qui est objectif, ce que nous sentons face à un Monet, ce que nous pensons à l’aide de concepts, ce que nous croyons intérieurement, tout cela est pour nous distinct, même si cela se chevauche et si les distinctions ne sont jamais franches. Rien ne dit que l’idée même de leur distinction ait eu un sens pour les humains du Paléolithique supérieur. Seulement, pour en parler, nous disposons de concepts qui justement les distinguent. Si je veux désigner le mode de fonctionnement mental probable qui a présidé aux premières œuvres d’art, je devrai alors inventer le concept de senti-cru-pensé. C’est un seul mot, fait de trois mots, ou encore, j’aurai besoin de ces trois mots qui sont pour moi distincts pour désigner quelque chose d’antérieur à cette distinction. C’est là une contradiction qu’il est nécessaire d’assumer pour éviter d’attribuer aux artistes paléolithiques ce qui n’est devenu évident que bien plus tard, et de se méprendre sur le sens même de l’émergence de l’art. La chose est d’autant plus importante que, nous le verrons, si cet art a joué un rôle décisif dans la genèse de l’humain, se méprendre sur lui pourrait conduire à se méprendre sur l’humain. En effet, derrière ces précautions, on ne saurait voir seulement des problèmes de méthode. Interpréter 4  Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005, p. 22. 24


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l’art paléolithique avec des outils et des présupposés incompatibles avec leurs processus mentaux, c’est projeter sur eux notre façon de penser et de vivre, ce qui revient à faire de notre réalité présente la seule humanité concevable, donc la seule humanité possible. Or tout l’intérêt d’une réflexion sur l’art paléolithique me paraît justement résider dans cette ouverture formidable de l’imagination sur toutes les humanités possibles, et dont nous ne réalisons qu’une forme parmi d’autres. Il s’agit de voyager dans notre intériorité et dans nos potentialités, loin de cette logique dont Nietzsche se moquait et qui conduit certains historiens, à force de regarder en arrière, à finir par penser en arrière. Il s’agit de saisir comment ce tout mental indifférencié a conditionné les séparations ultérieures dont nous héritons. C’est-à-dire que cet art paléolithique, pour engendrer les écritures, les numérations, les mythologies, les croyances et les formes diverses de connaissance qui ont construit le « propre de l’homme », a dû émerger comme un ensemble culturel qui portait tout cela à la fois. C’est ce processus qu’il faudrait tenter de cerner. Mais pour y parvenir il faut commencer par se rejeter en arrière, il y a quinze mille, vingt mille, trente-cinq mille ans. Des groupes humains de notre espèce partagent leur temps entre chasse, cueillette, migrations saisonnières, confection d’outils. Ils fabriquent des aiguilles à coudre et mâchouillent des tendons de rennes pour coudre et attacher. Ils coupent des peaux pour se couvrir et entourer leurs pieds. Ils fabriquent des bijoux et se peignent le corps. Dans nos contrées, il fait très froid. La survie n’est guère évidente en hiver, où se raréfient flore et faune. Naître à la saison froide doit rendre la survie périlleuse. Ces humains pensent, parlent, échangent, s’organisent. Ils conçoivent mentalement des enchaînements complexes d’opérations pratiques. Ils ont des souvenirs structurés, et le sens du futur. Ils n’ignorent 25


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donc rien des périls qui les entourent quotidiennement, rien non plus de l’ampleur des tâches à accomplir pour les conjurer. Terrible époque, que celle des premiers pas de notre espèce, laquelle pourtant surmonte assez aisément ces difficultés. Pourtant en voilà un, ou plusieurs, qui lampe à la main descendent dans les entrailles de la Terre, qui passent de salles en galeries, du matériel à la main. On les voit ramper et grimper dans l’obscurité. Puis s’arrêter à un endroit précis. Et se mettre à peindre, à graver – sans doute aussi à produire de la musique et à danser. Au fond d’une caverne où personne ne vit, personne ne contemple. Peindre et graver pour quoi ? Première question intrigante, une fois écartée la vision naïve d’une distraction gratuite ou d’une vocation pour la décoration d’intérieur. Peindre, graver : pas n’importe où, pas n’importe quoi, et pas n’importe comment. Il y a des lieux pour cela. Il y a des thèmes. Il y a des styles. Cela nous pose une grande diversité de questions. Mais avant même de les formuler et de les examiner, encore faut-il rappeler quel est l’héritage que ces artistes paléolithiques nous ont légué. Commençons donc par feuilleter le catalogue…

2 – Prudence… Nul ne saura sans doute jamais en quoi a consisté la naissance de l’art : pour mener à bien une telle analyse, encore faut-il disposer de traces suffisantes et, pour des raisons évidentes, cela n’est le cas que pour des peintures, des gravures, des sculptures, dans les grottes ou en plein air, des pendentifs, des statuettes, divers objets gravés ou sculptés, utilitaires ou non en apparence. Il ne sera donc ici question que des arts plastiques, ce qui ne signifie pas que cela épuise le champ des pratiques artistiques possibles de nos ancêtres 26


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du Paléolithique supérieur. Il est déjà probable que ceux-ci aient réalisé des œuvres sur leur peau et bien d’autres matériaux périssables. Une fois évoquée cette possibilité, on ne peut rien en dire de plus, au moins aujourd’hui. Sans doute ont-ils pratiqué diverses formes de percussions et, cela est certain, de la musique, puisque l’on a pu retrouver quelques instruments : une flûte en Slovénie, des phalanges transformées en sifflets en France. Peut-être aussi ont-ils dansé comme semblent en témoigner des traces de pas d’adolescents au Tuc d’Audoubert que certains interprètent comme un rituel initiatique. Le catalogue que nous allons proposer ne pourra donc répertorier que les œuvres plastiques et, compte tenu de ce qui nous préoccupe ici, les œuvres les plus anciennes seulement : car les plus tardives introduisent d’autres thèmes, diversifient les signes et les styles, et ne permettent donc pas de s’interroger sur les raisons et les conditions de la naissance même de l’art. Même dans ce cadre restreint, établir le sommaire du catalogue pose bien d’autres problèmes difficiles qu’on ne rencontre jamais dans un musée ou une exposition. Pour le comprendre et le mesurer, imaginons que nous nous trouvions au musée du Louvre, et qu’à chaque visite nous découvrions de nouvelles salles, de nouveaux peintres, de nouvelles œuvres, et que cela impose une modification de l’ensemble de la conception ! C’est bien ce qui se passe dans le cas de l’art paléolithique, non pas à l’échelle d’un musée comme le Louvre, mais à l’échelle de la planète entière. Cet accroissement extraordinaire des œuvres et des sites impose la plus grande prudence, puisque toutes les analyses sont relatives aux lieux où l’on cherche, ce qui implique aussi que d’innombrables œuvres nous restent encore cachées, y compris sur des sites connus et visités depuis fort longtemps 27


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(le cas d’Arcy-sur-Cure, où les peintures demeuraient cachées sous une couche calcaire, témoigne de ce genre de surprise). Or depuis que l’on s’est attaqué à l’étude de l’art paléolithique, on ne peut dire que la prudence a vraiment régné. On le verra plus loin, il fallut déjà attendre 1901 pour que le caractère paléolithique des premières œuvres d’art soit admis par tous. Ensuite, et singulièrement après la découverte de Lascaux en 1940, l’idée s’imposa que l’art était né dans un foyer franco-ibérique, par une confusion entre l’ampleur des fouilles locales et la localisation réelle des œuvres, et sans doute aussi dans l’ambiance d’une époque qui cultivait une certaine conception de la planète. C’est donc dans la petite Europe que l’art avait pu naître, pour s’étendre aux régions voisines puis sur l’ensemble des continents, ce que la découverte de Lascaux parut confirmer avec éclat aux yeux de l’entourage de l’abbé Henri Breuil, plus qu’aux yeux de ce dernier d’ailleurs. Mais, parce que décidément on ne sait jamais de quoi le passé sera fait, de cette vision des choses il ne reste pratiquement plus rien. Il n’en demeure pas absolument rien. En effet, on n’a pas encore trouvé d’ensemble artistique aussi élaboré qu’Altamira, Lascaux ou Chauvet ailleurs qu’en Europe de l’Ouest, pour les périodes aussi anciennes. Mais outre que cela peut fort bien arriver, il est possible aussi que des conditions matérielles suffisent à l’expliquer (supports, climats, zones privilégiées souterraines, etc.). Par ailleurs, il se confirme pour l’instant qu’aucune œuvre d’art à proprement parler ne soit antérieure à 40 000 ans, et que les pratiques créatrices d’œuvres soient bien le seul fait de nos ancêtres directs homo sapiens sapiens. Cela dit, compte tenu de ce que nous savons des itinéraires de leur migration depuis l’Afrique, il est fort possible que des œuvres comparables soient un jour découvertes ailleurs (au Proche-Orient par exemple), et sensiblement antérieures (pourquoi pas 28


On ne sait jamais de quoi le passé sera fait

50 000 ans et plus ?). Mais pour l’épanouissement et la généralisation de telles pratiques, peut-être fallait-il aussi que d’autres conditions soient réunies, comme nous l’évoquerons plus loin. Il demeure que des pratiques artistiques sont systématiquement liées à ces ancêtres directs sur l’ensemble du globe, que ces pratiques ne dérivent donc pas de celles dont nous conservons les œuvres en France, en Espagne ou en Italie, et qu’on n’en trouve pas associées aux traces des Néandertaliens. Les discussions menées autour d’un objet unique dans lequel certains voient une femme là où d’autres ne voient qu’une pierre informe, ne sauraient sérieusement servir de base à une autre conception. Cela dit, qui peut affirmer avec certitude qu’on ne trouvera jamais d’œuvre d’art incontestablement néandertalienne ? Après tout, on connaît mieux aujourd’hui leurs capacités techniques élevées, leur goût esthétique pour divers objets naturels qu’ils collectionnaient, les croyances que supposent leurs pratiques funéraires. Admettons que l’on prouve localement qu’une œuvre d’art doive leur être attribuée en un, voire en plusieurs sites. Que devrait-on en déduire ? On en tirerait la conviction qu’ils en étaient donc capables génétiquement et culturellement, ce qui me paraît aller de soi. Mais les données du problème n’en seraient guère bouleversées : cela indiquerait au contraire qu’en dépit de cette capacité les néandertaliens n’ont jamais généralisé les pratiques artistiques, puisque le fait serait rarissime au vu des innombrables cas où ils n’ont rien laissé de tel, tandis que ce fut une pratique universelle chez leurs cousins sapiens sapiens. Ce serait donc bien pour des raisons culturelles fondamentales, vitales, que l’art a pu surgir dans la vie de notre espèce, et cela tendrait à prouver que l’art fait bien partie des spécificités culturelles sans lesquelles notre humanité n’aurait pu se construire. Telle est en tout cas l’hypothèse que je défendrai à la fin de ce livre, et qui 29


Préhistoire de la beauté

ne dépend nullement d’une exclusivité artistique de notre espèce. De fait, celle-ci a fait de ses pratiques artistiques une sorte de respiration aussi vitale que la chasse ou la taille des outils et ce, sur l’ensemble de la Terre. Le rapport remis à l’UNESCO en 1984 par Emmanuel Anati avait ainsi permis d’observer que, si 20 millions de « graphèmes » ont été identifiés dans 120 pays, les 144 zones les plus riches sont situées dans 77 pays de façon homogène : 31 zones en Afrique, 38 en Asie, 34 en Amérique, 29 en Europe, et 12 en Océanie. Depuis, les 45 puis 70 millions de « graphèmes » répertoriés ont encore resserré la trame de cette répartition mondiale. Il faudrait d’ailleurs y adjoindre les découvertes effectuées par Patrick Plumet dans le Nord arctique pour qu’ainsi ce soit bien l’ensemble du globe qui soit désormais concerné. Et tout montre que nous irons de découverte en découverte lorsque les recherches se développeront au niveau nécessaire, en Asie par exemple. La plus grande prudence est donc de mise lorsqu’il s’agit de produire une représentation théorique d’ensemble de l’art paléolithique. En même temps, on ne saurait se satisfaire d’une accumulation de données, au rythme soutenu des découvertes archéologiques. Celles-ci en effet, en confortant ou bousculant les idées que nous nous en faisons, appellent des réflexions globales et qui puissent offrir des cadres théoriques, même provisoires, à la recherche. Il s’agit bien d’observer, certes, mais toute observation a besoin de points de vue capables de donner sens, de percevoir ce qui confirme ou fait naître des contradictions dans les représentations antérieures des phénomènes étudiés, d’interroger ces représentations, c’est-à-dire de les remettre en question tandis qu’elles tendent à être considérées comme des réponses. Réussir le pari du risque double de la cohérence et de la chaos30


On ne sait jamais de quoi le passé sera fait

errance, selon la belle expression de Gilles Deleuze, est la condition d’une réelle fécondité de toute recherche de type scientifique et rationnel en général. Pour le faire comprendre, prenons l’exemple des effets théoriques produits par les découvertes successives des grottes Cosquer et Chauvet en France, ce qui exige un petit retour en arrière. Au début des années soixante, après qu’ont été réfutées de premières interprétations globales de l’art paléolithique que l’on évoquera dans les chapitres suivants, deux chercheurs français en inaugurent l’étude systématique : Annette Laming-Empéraire, avec La signification de l’art rupestre paléolithique en 1962, et André Leroi-Gourhan avec sa Préhistoire de l’art occidental en 19655. Pour être juste, il faut ajouter qu’ils furent précédés par un chercheur allemand, Max Raphaël, dont l’ouvrage de 1945 Prehistoric Cave Paintings ne fut connu qu’avec sa traduction en 19866. Dans son ouvrage, qui demeure une référence majeure, Annette Laming-Empéraire étudiait notamment l’évolution des styles de figuration au Paléolithique supérieur, à partir bien sûr des matériaux alors disponibles. Elle en venait à conclure qu’avant la période correspondant à Lascaux (environ 15 000 avant notre ère, ou Magdalénien ancien), on ne trouvait que des « silhouettes animales frustres ». Et de mettre cette première période en perspective avec les chefsd’œuvre ultérieurs, qui culminent à Lascaux et Altamira. Ainsi, au-delà de la signification problématique de cet art, on pouvait alors imaginer une évolution cohérente du schématisme vers une perfection croissante des figurations animales. Parallèlement, André Leroi-Gourhan distinguait 5 André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Mazenod, Paris, 1965. Cet ouvrage prolongeait une série d’articles parus en 1958 dans le Bulletin de la société préhistorique française, T.LV. 6  Comme le signale Denis Vialou dans le Dictionnaire de la préhistoire (op.cit., pp. 883-884). 31


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cinq périodes stylistiques, d’ailleurs toutes abstraites et symboliques quel qu’en soit le « réalisme » : avant 25-30 000 ans (avant notre ère) une période pré-figurative ; puis jusqu’à 20 000, une période abstraite qui combine des têtes et avanttrains d’animaux avec des représentations génitales ; puis jusqu’à 15 000, une période de différentiations animales et de schématisations des corps féminins ; puis un essor en plusieurs phases d’une figuration « réaliste » qui offre les plus belles fresques, avant de sombrer dans un schématisme appauvri. Ainsi tous les deux, dans un souci commun de saisir le caractère symbolique de cet art mais aussi son mouvement stylistique permanent, en vinrent à admettre un progrès du figuratif rendant inconcevable, avant la période « Lascaux », une capacité humaine à réaliser les magnifiques fresques qu’on y a découvertes. De même, tous deux ne pouvaient alors imaginer qu’un tel processus ait pu naître ailleurs qu’en Europe, et singulièrement en Europe occidentale. C’est cette dernière idée que les décennies suivantes ont peu à peu déconstruite, avec en particulier les travaux d’Emmanuel Anati. Au bout de sa démarche, cependant, Emmanuel Anati admet à son tour en 1989 que l’ensemble de ce processus n’a pu produire avant 15-16 000 ans avant notre ère des œuvres de la qualité de Lascaux ou Altamira (« raffinement », « très haut niveau intellectuel et graphique », « somptueuses galeries »7). Seulement voilà : « on ne découvre que ce que l’on connaît », selon l’expression de Jean Clottes. Faute de posséder le concept même de préhistoire, certains ont pu longtemps voir des œuvres paléolithiques sans les percevoir comme telles. À l’inverse, grâce aux travaux des préhistoriens, 7 Emmanuel Anati, Les origines de l’art et la formation de l’esprit humain, op. cit., pp. 58 et 85. Emmanuel Anati a depuis, bien sûr déconstruit et remis en cohérence toute cette conception, comme nous le détaillerons dans le chapitre qui lui sera consacré. 32


On ne sait jamais de quoi le passé sera fait

on sait désormais mieux chercher et trouver. Et il peut arriver que l’une ou l’autre de ces découvertes détruise bien des travaux qui les avaient rendues possibles. En 1990, à Arcy-sur-Cure dans l’Yonne, grotte réputée depuis longtemps pour ses concrétions minérales prodigieuses, puis pour ses gravures, un écoulement rouge lors d’un nettoyage révèle la présence de chefs-d’œuvre peints sous une couche de calcaire. Surprise : ces œuvres datent pour certaines de plus de trente mille ans ! En 1991, près de Marseille, un plongeur nommé Cosquer pénètre par 37 mètres de fond dans une grotte. Au bout d’une galerie de 150 mètres, il découvre une immense caverne richement ornée. Il y a plus de 20 000 ans, le niveau de la mer se situait en effet 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui, la période glaciaire ayant accumulé les glaces jusqu’à la partie nord de la France. Dans cette grotte, les peintures sont datées avec une précision sans précédent : autour de 27 740 ans pour un exceptionnel ensemble de mains et autres tracés de doigts ; environ 28 370 ans pour un ovale réalisé au charbon de bois ; entre 18 500 et 19 000 ans pour un vaste ensemble d’animaux, parmi lesquels des phoques et pingouins ! Cette grotte Cosquer pouvait déjà étonner par sa richesse et son ancienneté, dans une région où l’on n’en connaissait guère (et où l’aventure ne fait sans doute que commencer). Il fallait donc déjà reculer sensiblement l’ancienneté des grandes figurations en Europe. Toutefois, la logique commune à Laming-Empéraire, Leroi-Gourhan et Anati en sortait indemne sur le fond, et ne voyait rectifiée qu’une partie de la chronologie admise. Trois ans plus tard, le 18 décembre 1994, en Ardèche, la fameuse grotte Chauvet allait poser un tout autre problème. Ici encore on découvre des signes géométriques, tracés avec la paume de la main, des points rouges, mais aussi 400 33


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animaux (mammouths, rhinocéros, lions, etc.) et un être mi-homme mi-bison. La qualité esthétique des œuvres, la recherche de perspective, l’harmonie des compositions, sont comparables à celles de Lascaux. Seulement voilà : trois datations successives permettent d’affirmer que ces peintures ont été réalisées il y a environ 31 000 ans, c’est-à-dire 15 000 ans plus tôt ! Elles sont donc à peu près contemporaines des plus anciennes œuvres mobilières trouvées en Afrique (qui fondaient la thèse d’Anati, d’une diffusion mondiale à partir de ce continent), ainsi que des statuettes les plus anciennes trouvées en Allemagne méridionale. Autrement dit, toute la chronologie s’en trouve bouleversée : non seulement l’origine européenne, non de l’art paléolithique en général mais de ses premières grandes œuvres, redevient crédible, mais surtout, l’idée d’une évolution du graphisme abstrait vers le figuratif est à reconsidérer dans son ensemble. Prudence cependant : car des traces plus anciennes ayant récemment été trouvées aussi bien en Afrique qu’en Asie, rien ne permet d’être certain que nous ne trouverons pas bientôt dans ces régions du globe des chefs-d’œuvre encore plus anciens et pourquoi pas aussi, des expressions moins élaborées et plus anciennes encore. Pour l’heure, ce que nous connaissons pose un problème théorique nouveau  : si l’art paléolithique commence vraiment avec la qualité des œuvres de la grotte Chauvet, et non par un apprentissage progressif comme on l’admettait jusqu’alors, d’où peuvent donc provenir ce talent, cette habileté, cette puissance symbolique ? On peut bien sûr supprimer la question en admettant comme Henry de Lumley que la grotte Chauvet « démontre que dès l’origine l’Homme moderne a été au sommet de son art8 ». Encore faudrait-il trouver une montagne qui ait 8  Henry de Lumley, L’homme premier. Préhistoire, évolution, culture, 34


On ne sait jamais de quoi le passé sera fait

commencé à s’édifier à partir de son sommet… À moins d’en revenir au mythe d’un don esthétique inné et éternel, force est de rechercher quel processus antérieur a rendu possibles (et sans doute vitales) les œuvres que l’on vient de découvrir. Autrement dit, quelle qu’en soit l’origine géographique – et peut-être enfin pour la trouver – il convient de poser comme question centrale le problème de la genèse culturelle de l’art paléolithique. Cet épisode de la grotte Chauvet incite donc à la prudence, mais invite aussi à l’audace : prudence dans les réponses, audace dans les questions. Comme en toute aventure humaine. Avant de s’aventurer davantage, replaçons l’émergence de l’art, grossièrement, dans l’espace et dans le temps L’espace d’abord : on l’a vu, cet espace occupe toute la planète. Cela dit, et il faudra y revenir parce que cela a nécessairement un sens, les plus nombreuses et les plus élaborées semblent se concentrer dans des zones périphériques ou isolées, souvent au contact d’obstacles géographiques ou climatiques qui entravent la poursuite de la migration, et dans un contexte de ressources faibles. Comme si la montagne, la mer ou le glacier, ainsi que les bouleversements apportés aux modes de vie par la glaciation, impulsaient la créativité, sublimaient dans le champ symbolique des angoisses liées à la survie elle-même. On y reviendra. Par ailleurs, si bien des œuvres sont réalisées en plein air, les plus grands chefs-d’œuvre peints l’ont été dans des lieux cachés, difficiles d’accès, où l’on ne vivait pas. Tout indique ainsi qu’il ne s’est pas agi d’une distraction destinée à combler l’ennui, mais d’une activité vécue comme vitale, ce que confirme l’ampleur des efforts que cela supposait, et que l’on a évoqués dans la première partie. On y reviendra forcément aussi.

Odile Jacob, Paris, 1998, p. 164. 35


Préhistoire de la beauté

Le temps ensuite : cet art paléolithique s’étend sur une durée d’au moins 25 000 ans, laissant place à d’autres types de figuration il y a environ 10 000 ans, après un surgissement qui date d’environ 35 000 ans (peut-être beaucoup plus, mais rien ne permet encore de l’affirmer). Mais cette datation est extrêmement complexe, parce qu’elle interfère avec la géographie. En effet, puisqu’il paraît certain aujourd’hui que l’on ait eu affaire à un foyer unique en Afrique, et que partout ailleurs l’art soit importé par migration, il s’avère nécessaire de dater cette importation en chaque région du monde, et d’accorder une importance particulière aux bouleversements de cet art, si l’on veut comprendre son sens le plus profond. En l’état actuel des fouilles, ce foyer unique serait donc situé en Afrique, où des tablettes de pierres ornées de peintures polychromes, d’abord datées de 26 à 28 000 ans, le sont à présent de 32 à 34 000 ans. Et leur raffinement oblige à accepter l’idée d’une tradition antérieure. En Tanzanie, ce sont des traces de substances colorantes qui ont été trouvées, sans que l’on puisse affirmer que leur destination ait pu être artistique ou corporelle, et qui remontent à 40 000 ans. Pour l’heure la datation de ces œuvres, ou indices d’œuvres, recoupe ainsi l’analyse génétique qui conduit à émettre l’idée d’un berceau unique de tous les humains actuels, en Afrique, il y a peut-être 100 000 ans. Cette origine artistique et plus généralement symbolique s’y trouve visiblement aussi, puisque le plus ancien graphisme a été trouvé à Blombos, en Afrique du Sud, et date de 75 000 ans, sur un petit morceau d’ocre, près de bijoux en coquillage. Dans le même pays des récipients en coquilles d’œufs d’autruche incisés de motifs géométriques et datés de 60 000 ans ont été découverts. Enfin, en 2011 et dans le même site, deux godets en coquillage qui ont servi à fabriquer de la peinture avec de l’os spongieux et de l’ocre, datés de 100 000 ans (la destination 36


On ne sait jamais de quoi le passé sera fait

de cette peinture – le corps ? des signes ? – demeure bien entendu inconnue). Quoi qu’il en soit, les homo sapiens sapiens se sont répandus en quelques millénaires seulement sur l’ensemble du globe, transportant avec eux leurs savoir-faire, leurs modes de pensée, leur imaginaire et leur créativité symbolique. Les fouilles trouvent leurs traces il y a presque 50 000 ans en Australie, il y a 40 000 ans en Asie, en Europe il y a plus de 35 000 ans (45 000 ans en Sibérie, d’après les fouilles conduites à Kostenki), en Amérique, il y a un peu moins de 30 000 ans au Brésil. Mais ces datations ne sont que partiellement significatives, puisqu’encore une fois elles sont relatives à l’ampleur des fouilles. Il n’est pas concevable que l’art apparaisse en Asie il y a environ 12 000 ans seulement, et que son existence soit avérée depuis plus de 32 000 ans en France. Il est probable que l’on trouve un jour des œuvres antérieures à Chauvet en France, et il est évident

37



[…]


Table des matières

Avertissement 9 La découverte de Lascaux 11

I. On ne sait jamais de quoi le passé sera fait 15

1 – Eux et nous 21 2 – Prudence… 26 3 – Le catalogue 37 4 – L’universalité symbolique de l’art originel 42

II. Un art préhistorique contemporain 51

1 – Un Académisme paléolithique ! 57 2 – Une avant-garde paléolithique 60 3 – L’art paléolithique, c’est nous 64

III. Interpréter

69

1 – Les œuvres sont-elles préhistoriques ? 72 2 – Paléolithiques et déjà kantiens ? 76 3 – Peindre pour mieux chasser ? 84 4 – La complexité n’attend point le nombre des années 93 5 – La lune et le sexe 103 6 – Le « propre de l’homme » est un processus 116 7 – Genèse d’un sujet grammatical 124


8 – Questions sans réponses ou réponses sans question  ? 138 Une dimension magique ? 139 Chamanisme  ? 139 Des pratiques numériques ? 140 Des logiques associatives ? 140 Et l’art, dans cette affaire ? 142 Réponses sans question 143 Changer de cap 143

IV. La création de l’homme 145

1 – Ecce homo sapiens sapiens 148 2 – Un avant-goût 163 3 – L’enfance de l’art 173 4 – L’arrachement à soi de l’humain 182 5 – Et l’art créa l’homme 196 6 – L’art d’être humain 204

Annexe 219 Quelques questions pour les philosophes Quelques questions pour les préhistoriens

219 224


Du même auteur

Rousseau, citoyen du futur, LGFP, Paris, 2012, et version Audiolib, lu par Daniel Mesguich, 2012 Ferran Adrià, L’ art des mets. Un philosophe à ElBulli, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2011 Diderot face à Galilée et Descartes : la science en héritage, CNDP, Futuroscope, 2011 Le messager de Lascaux, film de Bernard Férié (avec Philippe Sollers, Vincent Corpet, Pierre Bergounioux, Jean-Paul Jouary), 2010 Philosopher. Et si c’était facile ?, éditions Milan, Toulouse, 2008 Prendre la politique avec philosophie, La Dispute, Paris, 2003 Je vote donc je pense. La philosophie au secours de la politique, La éditions Milan, Toulouse, 2003 Enseigner la vérité ? Essai sur les sciences et leurs représentations, Harmattan, Paris, 2002 L’art paléolithique, réflexions philosophiques, Harmattan, Paris 2002 Servitudes et grandeurs du cynisme (de l’impossibilité des principes et de l'impossibilité de s’en passer) (avec A.Spire), Les éditions Fides, Québec, 1997 Entrer en philo, Stock, Paris, 1994 et version Audiolib en 2009


L’art de prendre son temps, essai de philosophie politique, Pantin, Le temps des cerises, 1994 Grammaire du pluralisme (avec A. Spire), Entretiens avec Régis Debray, Bernard-Henri Lévy, Mgr Duval, Jean-Yves Calvez, Philippe Sollers, Max Gallo, etc.), Sociales/la Dispute, Paris1993 Diderot philosophe, Collection de l’Institut de philosophie du CSIC, Madrid (en espagnol), 1992 Diderot et la matière vivante, Messidor, Paris, 1992 Sciences : les Français sont-ils nuls ? (avec S.Huet), Jonas, Argueil, 1989 Penser les révolutions : seconde invitation à la philosophie marxiste (avec A.Spire), Messidor-Éditions sociales , Paris 1989 Comprendre les illusions, essai philosophique, éditions sociales, Paris, 1981 éloge de la politique (avec A. Spire), éditions sociales, Paris, 1981


OUVRAGE PARU EN OCTOBRE 2012

Il y a au moins trente-cinq mille ans, un événement inédit s’est produit : nos ancêtres se sont mis à créer des œuvres non utilitaires pour des plaisirs d’un type nouveau, des œuvres d’art. Depuis le XIXe siècle, on en découvre par millions sur toute la surface du globe. Que sont ces œuvres ? Que nous disent-elles de ces ancêtres ? Comment les a-t-on interprétées ? Pourquoi ont-elles influencé toute la peinture moderne et contemporaine ? Comment s’est formé ce sens esthétique ? Et si l’art n’était pas la conséquence de la formation de l’homme, mais au contraire ce par quoi nous sommes devenus ce que nous sommes ? Ce livre richement illustré propose des réflexions philosophiques sur ces quelques questions, bien au-delà du cercle des spécialistes.

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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491511 ISBN : 978-2-87449-151-1 240 PAGES - 20€


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