Benoît Peeters Guy Scarpetta
Raoul Ruiz le magicien
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
Benoît Peeters Guy Scarpetta
Raoul ruiz le magicien
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Ci-dessus et pages suivantes : Raoul Ruiz pendant le tournage des Mystères de Lisbonne. Photo : André Szankowski.
PORTRAIT D’UN MAGICIEN Guy Scarpetta
Ce mot de lui, un jour : « Il faut inventer le cinéma du XVIIIe siècle. » C’était, je crois, à la suite d’une discussion où il postulait, pour le cinéma, deux pôles : le modèle wagnérien, c’est-à-dire celui de l’artiste démiurge, créateur de son univers, imposant sa vision et son autorité sur tous les paramètres de son œuvre (une sorte de « politique des auteurs » poussée au superlatif ) ; et le modèle « Jean-Sébastien Bach », celui du créateur capable de déployer aisément son génie à travers l’acceptation de contraintes, de commandes, de programmes imposés – donnant même parfois l’impulsion. Il est certain que son cinéma n’a cessé d’osciller entre ces deux modèles. Avec, du reste, autant de bonheur d’un côté que de l’autre. * Les dîners, chez lui : à chaque fois une fête, un éblouissement. Par la qualité des convives qu’il rassemblait ; par l’excellence (et l’abondance) des vins qui coulaient ; par la succulence de sa cuisine (où il savait conjuguer, comme dans son cinéma, le meilleur de l’Europe et de l’Amérique latine). Par sa jovialité, sa drôlerie, sa fantaisie, sa générosité, son sens de l’amitié. Mais surtout par les conversations qu’il animait : ça commençait en général par des anecdotes, des blagues, puis on en arrivait aux récits improbables, de plus en plus délirants, aux « théories » d’une extravagance souveraine, et ça se poursuivait le plus souvent par un foisonnement de scénarios potentiels. On en sortait avec l’impression d’avoir assisté à la gestation, dans son cerveau, d’une dizaine de films à venir. Le comble, c’est que c’était parfois vrai.
J’ai rarement connu quelqu’un qui donne à ce point l’impression de vivre de plain-pied avec son imagination, de façon ininterrompue. Dans la bonne humeur, l’ivresse, la complicité. * Marisa Paredes, un soir, sortant nue de la chambre où il l’hébergeait, traversant la salle à manger, disparaissant dans une autre pièce – et nous tous, à table, ahuris, éberlués, tandis que Raoul, imperturbable, continuait à nous raconter des énormités, comme si ce genre d’apparition était dans l’ordre des choses. * Enfant, racontait-il, il passait des après-midi entières dans un cinéma chilien, où l’on projetait à la suite trois ou quatre films de série B. Il lui arrivait de s’endormir pendant un western, et de se réveiller alors que le film suivant avait commencé, un thriller, ou une histoire de pirates – mais c’étaient les mêmes acteurs… D’où, disait-il, une étrange impression de magie, de métamorphose. Il en avait tiré une maxime, qui fonctionnait pour lui comme un principe de création : « S’endormir dans un film et se réveiller dans un autre. » Mais j’imagine qu’il y avait dans cette anecdote, où je voyais quelque chose comme le mythe d’origine (ou la scène primitive) de son esthétique, une dimension supplémentaire : la source, peut-être, de son goût pour les ingrédients du cinéma populaire, fût-il le plus kitsch, qu’il est toujours possible de transfigurer, de détourner, à simplement faire se télescoper les codes. * Un exemple éclatant ? Ce film trop méconnu, où les séquences narratives sont proprement générées par une combinatoire très précise de thèmes et de motifs hétérogènes, entrant en collision, s’emboîtant, réagissant les uns sur les autres : Combat d’amour en songe. L’un de ses chefs-d’œuvre, et aussi, probablement, l’un des films où il aura été le plus libre, le mieux dégagé de toute contrainte extérieure.
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Conversations avec Raoul Ruiz Benoît Peeters
J’ai fait la connaissance de Raoul Ruiz pendant l’été 1982, dans un petit village des Ardennes appelé Rossignol. La Cinémathèque belge avait organisé une rétrospective aussi complète que possible d’une œuvre déjà labyrinthique. Raoul Ruiz avait apporté une copie de travail des Trois Couronnes du matelot. Le film m’a fasciné, tout comme L’Hypothèse du tableau volé trois ans plus tôt. Nous nous sommes revus, de manière fréquente mais irrégulière, pendant les presque trente années qui ont suivi. Il en est sorti un livre (Le Transpatagonien), un film (La Chouette aveugle), plusieurs projets inachevés et d’innombrables discussions. Ces conversations ont été, pour l’essentiel, enregistrées entre 1984 et 1987. Elles ont été partiellement publiées, puis revues et complétées en décembre 2002. Je me suis permis de conserver le tutoiement qui me semble mieux correspondre au contenu et au ton de ces échanges. Fragments d’une enfance
Si mes renseignements sont exacts, tu es né le 25 juillet 1941 à Puerto Montt, une ville du Sud du Chili. À quoi ressemblait cet endroit ? À l’époque, c’était une ville d’environ 10 000 habitants, c’est-àdire une ville assez importante pour le Chili. C’est la dernière ville avant que commence l’archipel de Chiloé, une espèce d’enclave où sont venus d’installer, vers la fin du XIXe siècle, des Bavarois catholiques qui, quelque part, sont toujours restés Bavarois. Ensuite, d’autres Allemands sont venus, parce qu’il y avait déjà des Alle-
mands et qu’ils pouvaient parler la même langue. Ils ne se sont jamais vraiment intégrés, ils sont restés Allemands, ont collaboré avec l’Allemagne dans toutes les guerres de l’Allemagne avec le reste du monde et sont restés très attachés à leurs traditions, continuant à rêver de la patrie lointaine et construisant au bord des lacs des villes de style bavarois. Pourtant, au bout d’un siècle, ces traditions ont commencé à bouger. Et la première chose qui a bougé, c’est la langue. Ces colons, insensiblement, se sont mis à parler un allemand incompréhensible en Allemagne, un allemand plein d’expressions dialectales… Très lentement, très sournoisement, la syntaxe espaLa mère de Raoul Ruiz, gnole s’est installée chez ces gens qui, coll. privée. en plus d’un siècle, n’ont jamais réussi à apprendre l’espagnol. Leur langue est devenue une langue étrange, ne correspondant plus à rien. Déjà une histoire à la Ruiz ! On dirait Le Toit de la baleine… Et pourtant, je t’assure que c’est vrai. Puerto Montt est très éloigné de Santiago ? Oui, de plus d’un millier de kilomètres. Le climat rappelle un peu la Normandie, sauf qu’il pleut encore plus, pratiquement tous les jours. Il y a les quatre saisons chaque jour. La lumière change vertigineusement, de manière presque fantastique. La ville est située en face d’une île qui s’appelle Tenglo. Et beaucoup de gens viennent de là, une grande partie de ma famille notamment. Ils venaient, je me rappelle, tous les week-ends, dans de petits bateaux à voiles, vendre leurs produits, essentiellement des fruits de mer fumés, des algues, des petits cochons et des pommes de terre. Ton père était officier de marine ? Mon père est le fils d’un marin devenu contremaître sur des bateaux à voile avant de se reconvertir dans d’autres métiers, très
différents. Et à la fin de sa vie, il possédait un de ces petits bateaux à voile. Il faut dire que, dans cette région, il n’y a guère que trois possibilités : instituteur, curé ou marin. Mon grand-père a d’abord essayé de faire de lui un curé. Mais quand ma grand-mère l’a emmené au séminaire, ils ont rencontré en chemin quelqu’un qui lui a jeté un sort. C’est un pays de gens très superstitieux, un peu l’équivalent de la Bretagne ou de l’Irlande, un pays où les hivers sont très longs, où l’on a tout le temps pour raconter des histoires. Donc, quand une dame, une sorcière, qu’on appelle La Meca – mélange de sorcière et de médecin populaire – lui a dit qu’il fallait qu’il soit marin, on l’a mené à l’école de marine. Il a passé les examens et il les a réussis. Il est donc devenu le premier officier de la famille. Les autres étaient des matelots.
Le père de Raoul Ruiz, coll. privée.
Raoul Ruiz enfant, Pendant ton enfance, est-ce que tu as coll. privée. beaucoup voyagé ? Oui, pendant toutes les vacances. Lorsque j’avais trois ou quatre ans, ma famille est venue s’installer à Valparaiso et chaque année, je suis allé chez mes grands-parents passer des vacances qui duraient parfois quatre à cinq mois. J’y allais aussi pendant les périodes d’épidémies, quand il y avait la poliomyélite ou une autre maladie inquiétante. Sinon, peu à peu, j’ai commencé à voyager en bateau avec mon père. À douze ans, je suis allé en Équateur et dans les Caraïbes. Et à quatorze ans, j’ai été en Europe.
Pour un long voyage ? Mon père faisait la ligne Valparaiso-Hambourg. Un petit voyage de quatre mois. J’ai eu quatorze ans pendant le voyage. Ça devait donc être en 1955.
Et au cours de ce voyage, quels ports as-tu vus ? Le Havre, d’abord ! Étrange coïncidence pour moi qui en dirigerais un jour la Maison de la Culture. Mais nous sommes aussi passés par Rotterdam, Brême, Hambourg, Liverpool. Puis New York, La Havane, le canal de Panama, Philadelphie, Baltimore, Polipuerto Bolivar, Buenaventura, Bobitos, Callao, Talaga, Hija. Et sur le bateau, tu avais quelque chose à faire ? Comme ce n’était pas un bateau de passagers, on m’a donné un petit poste, j’ai fait un peu le mousse. J’ai fait d’autres voyages sur des bateaux d’amis de mon père, et à chaque fois, c’était comme mousse. As-tu des frères et sœurs ? Non, je suis fils unique. Mais fils unique dans un pays d’Amérique latine, c’est-à-dire constamment avec une centaine de personnes dans la maison, des oncles et des tantes, des cousins et des petits-cousins. Il y avait d’autres gens qui habitaient vraiment avec vous ou bien c’étaient plutôt des gens de passage ? Certains restaient très longtemps, notamment ceux qui venaient « faire le ministère », comme on dit faire le trottoir. Ils venaient faire toutes les démarches pour la retraite, par exemple, ce qui pouvait facilement prendre trois ans. Il y a donc des gens qui restaient deux ou trois ans à la maison. D’autres venaient parce qu’ils n’avaient plus de travail. Des enfants qui avaient perdu leurs parents restaient chez nous quelques mois, quelquefois des années. Vous habitiez à Valparaiso à cette époque ? Non, dans un petit village près de Valparaiso, qui bénéficiait d’une sorte de microclimat. J’y étais venu après avoir eu la tuberculose.
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QUELQUES FILMS Guy Scarpetta
Plusieurs des essais critiques rassemblés dans ces pages ont eu pour point de départ des articles qui m’avaient été commandés, au fil des ans, par la revue Positif. Je remercie Michel Ciment de m’avoir autorisé (et incité) à les reprendre en volume. Systématiquement réécrits (notamment pour éviter les redites), le plus souvent complétés (ceux qui concernent Généalogies d’un crime et Combat d’amour en songe, en particulier, ont été très largement remaniés, développés), ils trouvent ici leur version définitive. L’essai sur La Ville des pirates est la refonte et l’extension du petit chapitre que j’avais consacré à ce film dans mon livre L’Artifice, paru aux éditions Grasset en 1988. Ceux qui ont pour objet Les Trois Couronnes du matelot et Trois Vies et une seule mort sont entièrement inédits.
Sur le tournage des Trois Couronnes du matelot. Photo : François Ede © Cinémathèque Française.
III. TROIS VIES ET UNE SEULE MORT La forme est impensable sans l’idée de métamorphose. La métamorphose fait passer de la forme à la forme sans qu’intervienne la valeur. Jean Baudrillard Déjà dans les mémoires un passé fictif occupe la place d’un autre, dont nous ne savons rien avec certitude – pas même qu’il est faux. Jorge Luis Borges
Raoul Ruiz, vers le milieu des années 90, après avoir accumulé une suite de petits films géniaux, fauchés, et mal diffusés, se voit proposer de changer de régime (c’està-dire de sortir du ghetto « expérimental »). Un producteur inspiré, complice, Paulo Branco, lui assure désormais, au coup par coup, des budgets conséquents, des moyens techniques moins restreints, des temps de tournage relativement confortables, des castings d’acteurs célèbres, ou susceptibles d’attirer le public, une promotion dans les festivals, une promesse de diffusion convenable. La contrepartie ? Accepter que les scénarios soient un peu moins touffus, un peu plus « cadrés », histoire de ne pas trop oublier le spectateur en route. Ruiz n’hésite pas : il évoque volontiers, devant ceux (les puristes) qui redoutent alors de le voir perdre son âme, l’exemple des films mexicains de Buñuel, où celui-ci avait réussi à infiltrer un peu de son univers singulier dans des « commandes » dont il était loin de maîtriser tous les paramètres, puis était parvenu, progressivement, à reconquérir sa liberté d’auteur, jusqu’aux authentiques chefs-d’œuvre de cette période (Él, Nazarín, L’Ange exterminateur). Raoul Ruiz n’aura pas, du reste, à opérer une telle reconquête : à l’exception de deux ou trois films (La Comédie de l’innocence, Les Âmes fortes) où les concessions au système sont perceptibles (et qui n’étaient pas vraiment ses préférés…), il réussira d’emblée à imposer sa vision propre à travers les quelques contraintes qui lui étaient imposées – et même, le cas échéant, en tirant parti de celles-ci.
Nous sommes en 1995. Lieu de tournage ? Paris (ce qui n’exclut pas l’exil intérieur). Il y a un monstre sacré, l’un des plus grands acteurs de la seconde moitié du XXe siècle (Marcello Mastroianni), des comédiennes confirmées et peu communes (Marisa Paredes, Arielle Dombasle 1), d’autres acteurs plus rares, mais non moins originaux (Feodor Atkine, remarqué dans le superbe Pauline à la plage de Rohmer, Anna Galiena, Jacques Pieiller), des « débutants » (Melvil Poupaud, Chiara Mastroianni) qui feront de plus en plus parler d’eux, des « petits rôles » venus d’ailleurs (Smaïn, Topor). D’emblée, tout se passe au mieux : Ruiz trouve la bonne distance, sa direction d’acteurs est ferme, souple, amicale, conviviale, efficace, détendue, il sait tirer de chacun d’eux le meilleur, les faire entrer, avec leurs singularités, dans son monde labyrinthique enchanté. Tourner avec lui, diront-ils tous par la suite, était un plaisir. Pas d’intrigue simple, logique, cohérente ? Pas de psychologie ? Tant mieux, tout cela est un jeu. Les trois récits
Première histoire : un homme (Mastroianni) a un jour quitté le domicile conjugal parce qu’il ne se reconnaissait plus dans son miroir. Il loue un appartement, non loin de chez lui, où il est soumis au maléfice que lui font subir d’étranges créatures, minuscules, et cachées sous les meubles, des « fées chronophages » qui lui dévorent en quelques jours vingt ans de sa vie. Il rencontre dans un café l’homme (Feodor Atkine) qui a pris sa place, depuis huit ans, dans son ancien logement, et vit avec sa femme, qui le croit mort. Il lui raconte ses mésaventures, l’attire chez lui, lui propose un contrat, susceptible de rétablir la situation antérieure. Son « remplaçant » refuse d’entrer dans son jeu, et l’homme doit tuer celui-ci (d’un coup de marteau dans le crâne) pour pouvoir rentrer chez lui, vingt ans après en être parti ; sa femme (Marisa Paredes) le reçoit sans s’étonner, sans lui poser trop de questions, comme s’il venait juste de sortir. Deuxième histoire : un professeur de Sorbonne (le même Mastroianni), dont la spécialité est l’« anthropologie négative » (!), vit chez sa mère, invalide et tyrannique. Un jour, sous l’effet d’une impulsion inexplicable et irrésistible, il rebrousse chemin alors qu’il s’apprêtait 1. Ruiz avait déjà donné un rôle central à Arielle Dombasle dans un petit film éblouissant, très amusant, et injustement méconnu, Fado majeur et mineur.
à faire son cours, abandonne tout, change de vie, devient mendiant (après un détour vers la tombe du magicien Robert Houdin au Père-Lachaise) ; curieusement, sa nouvelle carrière est un « succès », il reçoit des passants d’incroyables sommes d’argent, davantage que lui en procurait son salaire d’universitaire. À la suite d’une agression par des clochards jaloux de sa fortune, il sera accueilli par une prostituée, Tania (Anna Galiena), qui l’installe chez elle, s’offre à lui, et lui demande de se méfier d’un bègue aux chaussures blanches (qui se révélera être son mari). Après une rencontre menaçante avec ce dernier (interprété par Jacques Pieiller), l’universitaire-mendiant revient rôder près de son domicile initial. Sa mère, qui l’a reconnu, meurt avant d’avoir pu renouer avec lui. L’homme rejoint son appartement, reprend son poste à la Sorbonne ; dans une feuille à scandale, il lit la véritable histoire de Tania : celle-ci est en réalité P.D.G. d’une grande entreprise, poussée à la débauche par un mari pervers (le bègue), et elle est désormais en prison.
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PAROLES D’ACTEURS
Ces propos ont été recueillis par Guy Scarpetta. Ils n’ont aucune prétention à l’exhaustivité : bien d’autres acteurs des films de Raoul Ruiz, évidemment, auraient pu être sollicités, et non des moindres. Nous nous étions donné pour règle de retenir en priorité ceux qui avaient tourné plusieurs films avec lui, et dont le témoignage, du coup, ne se limitait pas à une seule expérience. Par ailleurs, certains acteurs dont nous aurions vivement souhaité la présence dans cet ensemble n’étaient pas disponibles au moment où ces entretiens ont été réalisés : presque tous nous ont fait savoir qu’ils le regrettaient, comme nous le regrettons nous-mêmes. Nous avons préféré conserver à ces propos leur caractère oral, impromptu, spontané, improvisé. Presque rien n’a donc été réécrit, ou « mis en forme », au moment de leur transcription. Nous ne nous sommes autorisé qu’une seule correction, sans laquelle la lecture aurait risqué d’être malaisée, et qui est assez significative : tous les acteurs ici réunis, sans exception, ont commencé par parler de Raoul Ruiz au présent, comme s’il était, pour eux, toujours vivant. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que le passé grammatical, dans leur discours, s’est imposé.
Melvil Poupaud Je n’ai pas vraiment le souvenir de notre rencontre. C’est Raoul qui m’en a rapporté le souvenir après-coup, mais jusqu’où fallait-il le croire ? J’avais huit ans, et selon ce qui m’a été raconté, j’aurais accompagné ma mère, attachée de presse, à une conférence de presse que faisait Raoul pour la sortie du film Le Territoire. Raoul aurait raconté une longue histoire qui a hypnotisé tout le monde, tous les journalistes présents se seraient endormis, sauf moi, qui serais resté éveillé et l’aurais écouté jusqu’à la fin. Et après ça, il se serait dit : un enfant qui est le seul à m’avoir écouté jusqu’au bout de mon histoire, je vais l’engager… Je ne me souviens pas réellement de cela, mais je peux imaginer que ce soit vrai. Je sais seulement qu’à l’époque je le voyais beaucoup, avec ma mère. Le premier film avec lui, c’était La Ville des pirates, et le premier rendez-vous, pour ce film, c’était avec Paulo Branco, dans son bureau (je lui ai d’ailleurs piqué, ce jour-là, un petit tampon en argent, qui était sur son bureau, et que j’ai toujours) – et Branco a parlé avec ma mère et moi de l’argent que j’allais gagner. C’était mon premier contact avec le cinéma. Il n’y avait pas vraiment de scénario, ou plutôt il y en avait un, mais Raoul m’avait dit de m’en foutre, de ne pas me croire obligé de le lire, que ça ne servait à rien. Il réécrivait le texte, on le sait, d’un jour sur l’autre. Et donc j’avais neuf ans, en 1983, je suis parti au Portugal, pendant les vacances de Pâques. Et j’étais tout seul sur le tournage, ma mère était restée à Paris, elle devait s’occuper de mon frère – et ça a été une aventure incroyable. On tournait sur une île qui n’était accessible qu’à marée basse – je revois toute l’équipe qui portait les caisses de matériel, et qui marchait dans la mer pour les acheminer sur l’île. Raoul racontait qu’il m’avait acheté un costume marin pour enfant, et que c’est pour cela que je suis devenu un petit marin qui revient tous les dix ans commettre ses crimes. Dans mon souvenir d’enfant, il y avait vraiment tout un côté « histoire de pirates », l’île, Raoul, le cigare, les fêtes, la nuit, avec Anne Alvaro, des esclandres, dans l’équipe, des scandales, beaucoup d’alcool… C’est là, d’ailleurs, que j’ai commencé à boire.
Jean-Pierre Léaud et Melvil Poupaud dans L’Île au trésor © Positif.
Il y avait ce côté un peu mystérieux pour l’enfant que j’étais, des adultes qui faisaient un film, mais je sentais aussi que c’était un jeu, que tout le monde jouait. On s’amusait beaucoup à fabriquer des effets spéciaux, en bricolant. A un moment, je devais trancher une gorge, mais ils avaient fait une fausse gorge, en pâte à modeler, c’était un peu cheap… Je devais bien mettre le couteau sur la fausse gorge de l’acteur, là où on m’avait fait une marque, il y avait du faux sang qui coulait partout, ça m’amusait beaucoup…
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Entretien avec Valeria Sarmiento Benoît Peeters
Dans quelles circonstances as-tu rencontré Raoul pour la première fois ? Je venais de finir la première année de l’école de cinéma de l’Universidad de Chile à Viña del Mar, parallèlement à des études de philosophie. Une amie avait organisé une petite fête pour la fin de l’année. L’un de mes professeurs est arrivé avec Raoul et me l’a présenté. Que savais-tu de lui au moment où tu as fait sa connaissance ? Je ne savais à peu près rien. J’avais juste entendu à l’école quelqu’un qui demandait pourquoi il ne venait pas nous donner de cours, lui qui avait écrit beaucoup de scénarios pour la télévision mexicaine… Au moment de notre première rencontre, il avait déjà réalisé Trois Tristes Tigres. Et pour me séduire, il m’a invitée à une projection privée. Et le film t’a plu ? Oui… mais c’est surtout Raoul qui m’a plu ! Quarante jours après notre rencontre, il m’a proposé qu’on se marie. Moi, j’avais dans la tête de ne pas me marier aussi jeune, mais il m’a dit : « Ton frère est champion de judo, il vaut mieux que je t’épouse. » C’était une blague bien sûr, comme il a toujours aimé en faire. Nous nous sommes donc mariés quelques mois plus tard, en 1969. J’avais arrêté mes études, ayant déjà commencé à travailler. Et très vite, c’est l’Unité Populaire, et l’élection d’Allende… Raoul Ruiz pendant le tournage des Mystères de Lisbonne. Photo : André Szankowski.
Oui, c’est un changement que beaucoup de gens sentaient arriver. Il y avait un groupe d’Américains, parmi lesquels Saul Landau, qui voulaient faire un film sur cette élection. Et ils ont proposé à Raoul de s’associer au projet. Toutes les décisions devaient être prises de manière collective, mais on ne s’est pas du tout entendus, et très vite c’est devenu catastrophique. Mais on a quand même tourné beaucoup de séquences de type documentaire, des discours d’Allende, etc. Raoul était au Parti Socialiste, j’ai travaillé moi aussi avec eux. Les premiers temps après la victoire, c’était vraiment magnifique. L’enthousiasme était tel que tout le monde voulait se rendre utile, se lancer dans des projets. Alors qu’au Chili, nous n’avions aucune tradition documentaire, très vite cent documentaires ont été commencés. C’était la folie. Pendant cette période de l’Unité populaire, Raoul a énormément tourné… Oui, il avait déjà tendance à démarrer plusieurs projets à la fois, sans toujours se préoccuper de les finir. Certains critiquaient déjà sa façon de faire… Après Qué hacer, le film avec les Américains qui a tourné au désastre, il a commencé La Colonie pénitentiaire, qui est un film magnifique, mais aussi Personne n’a rien dit (Nadie dijo nada), Le Réalisme socialiste, L’Expropriation… Puis il s’est lancé dans un plus gros projet, Palomita Blanca. Tout cela en à peine trois ans. Mais aucun de ses films n’était réellement terminé au moment du coup d’État. À l’exception de Personne n’a rien dit que j’avais déjà remis à la RAI, productrice du film. Le mixage de La Colonie pénitentiaire s’est perdu en Italie, comme le négatif de Trois Tristes Tigres. Bien sûr, la période était compliquée, mais Raoul ne se préoccupait pas vraiment de tout ça. Ce qu’il aimait, ce qu’il a toujours aimé, c’est tourner. L’avant et l’après ne l’intéressaient pas énormément. Tourner, c’était sa vie même, un jeu permanent avec des amis. Il était capable de convaincre tout le monde de le rejoindre pour tourner un nouveau projet. Et comment finançait-il ses films ? On tournait avec très peu d’argent, on vivait de très peu. Mais il avait un ami, Dario Pulgar, qui avait apporté au Chili une caméra Éclair et un Nagra. C’est avec ce matériel qu’une dizaine de films ont pu être tournés.
Il fallait tout de même de la pellicule… Oui, on la faisait venir d’Argentine, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus cher. Les gens étaient payés, mais très peu. On n’était pas dans une économie de production… Et le pouvoir politique soutenait le cinéma ? avait envie que des films se fassent ? Non, il n’y avait pas de véritable financement d’État. Au début de l’Unité Populaire, le Parti Socialiste a créé un groupe qui s’appelait le CITELCO avec l’idée de faire des films de propagande. Et Raoul a réalisé un documentaire dans ce contexte, Ahora te vamos a llamar hermano, sur le voyage d’Allende à Temuco ; on l’a retrouvé récemment. Mais pour le reste, ce que tournait Raoul ne correspondait pas du tout à leurs attentes. Quand il a tourné La Colonie pénitentiaire, plusieurs responsables du Parti Socialiste lui ont dit qu’il n’était pas possible de le sortir : on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une critique de Fidel Castro, ce qui aurait été embarrassant… En réalité, hélas, il s’agit plutôt d’un film prémonitoire sur ce qui allait arriver au Chili. Raoul a toujours été très lucide. Même un film comme L’Expropriation est très étrange politiquement. Le propos reste complexe, ambigu… Il ne s’agit pas du tout d’un film militant. Comment était-ce perçu ? Il y avait pas mal de critiques, des discussions à perte de vue… Quand j’y repense, cette époque m’apparaît comme incroyablement chaotique. Tout le monde avait des idées sur ce qu’il fallait faire. Vou avez senti venir le coup d’État ? On l’attendait tous les jours. Mais on n’imaginait pas qu’il allait prendre une forme aussi horrible. Et on pensait que les partis de gauche étaient préparés.
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Table des matières
Guy Scarpetta Portrait d’un magicien 5 Benoît Peeters Conversations avec Raoul Ruiz 15 Fragments d’une enfance 15 Les cent pièces 22 Entre le droit et la théologie 28 Faux départs 37 Trois Tristes Tigres 50 Les années Allende 63 Questions de scénario 75 83 De La Vocation suspendue à La Ville des pirates Le fantasme du storyboard 95 Guy Scarpetta Quelques films 103 I. Les Trois Couronnes du matelot 104 L’irrésolution 105 Polyphonie 107 Une vision multipliée 108 Pluralité des temps 112 Le charme du baroque 114 I. La Ville des pirates 117 La dysnarration 118 L’errance et l’éternel retour 119 Le fantastique 122 Le leurre et le plaisir flottant 122 Ruiz / Buñuel 124 Dérives 124 Dissonance et ponctuation 125 L’hyper-baroque 127 III. Trois Vies et une seule mort 128 Les trois récits 129 Métaphysique et étonnement 132
L’indécidable 133 Le narrateur 136 Les facteurs de cohésion 136 Les échappées 137 Les absences 139
IV. Généalogies d’un crime 140 Les déstabilisations 141 L’échelonnement des mystères 142 L’autre scène 144 D’un baroque bien tempéré 145 Les échos et les indécisions 147 Psychanalyse et ironie 149 Le syndrome narratif 150 V. Le Temps retrouvé 152 1 – Une zone de défi (considérations sur l’« adaptation ») 152 À propos de l’« adaptation » 152 Techniques, contraintes, défis 153 De la modernité 156 2 – Du côté de chez Ruiz 158 Les télescopages 158 Un art transférentiel 159 Métaphores et motifs de mémoire 160 Les personnages 163 Une fidélité au second degré 166 Le baroque 168 VI. Combat d’amour en songe 172 Fécondité d’une combinatoire 173 Le labyrinthe 175 Contrepoint théorique 176 L’expansion des motifs 177 L’hybridation des registres 180 Un pouvoir d’émerveillement 180 L’Enchantement 183 VII. Klimt 185 Composition 185 Les échos thématiques 186 Le décor 187 La reconstitution 188 La Scène idéologique viennoise 189 Éros et Thanatos 191 Cinéma et picturalité 193
VIII. Les Mystères de Lisbonne 196 Un récit arborescent 196 Exaspérer les conventions 198 Paradoxes 200 Les identités plurielles 201 Deux pôles contraires 203 IX. La Nuit d’en face 205 Le règne de l’uchronie 205 Vertiges du temps 207 La magie réaliste 208 Guy Scarpetta PAROLES D’ACTEURS 211 Anne Alvaro 212 Féodor Atkine 217 Arielle Dombasle 221 John Malkovich 227 Jacques Pieiller 230 Melvil Poupaud 233 Edith Scob 240 Christian Vadim 242 Elsa Zylberstein 246 Benoît Peeters Entretien avec Valeria Sarmiento 251 FILMOGRAPHIE 265
Raoul Ruiz le magicien octobre 2015
Si Raoul Ruiz (1941-2011) est reconnu dans le monde entier, sa filmographie reste labyrinthique et les informations à son propos sont lacunaires et fréquemment erronées. Trop souvent, Ruiz est réduit à ses films les plus visibles des dernières années (Trois vies et une seule mort, Le Temps retrouvé, Les Mystères de Lisbonne), alors que les réalisations remarquables abondent dès la période chilienne. Ce livre, attrayant et rigoureux, permettra de prendre la mesure d’une œuvre majeure du cinéma moderne. Dans ses conversations avec Benoît Peeters, Ruiz évoque son parcours de manière vivante et paradoxale ; il se révèle également comme un penseur du cinéma aussi profond qu’original. Après un beau portrait du cinéaste, Guy Scarpetta analyse de manière approfondie neuf de ses films les plus importants. Abondamment illustré, ce livre propose aussi des entretiens avec une série d’actrices et d’acteurs qui ont travaillé avec Ruiz : Anne Alvaro, Féodor Atkine, Arielle Dombasle, John Malkovich, Jacques Pieiller, Melvil Poupaud, Edith Scob, Christian Vadim et Elsa Zylberstein, ainsi qu’avec sa femme, la cinéaste Valeria Sarmiento. Romancier et essayiste, Guy Scarpetta est l’auteur de nombreux ouvrages, publiés notamment chez Grasset et Gallimard. Maître de conférences à l’Université de Reims, il a collaboré régulièrement à Art Press, Positif et au Monde diplomatique. Il a suivi pendant trente ans la carrière de Raoul Ruiz, dont il est devenu un ami proche. Écrivain et scénariste, Benoît Peeters a été lié d’une longue amitié avec Raoul Ruiz, collaborant avec lui à diverses reprises. Il a publié chez Flammarion les biographies de Hergé, Jacques Derrida et Paul Valéry. Avec François Schuiten, il a signé la série de bande dessinée Les Cités obscures.
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Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493041 ISBN 978-2-87449-304-1 288 pages – 28 €