Ă€ la lettre contre le fascisme
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Ă€ la lettre contre le fascisme Collectif composĂŠ par Alain Jugnon
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
extrait
Nous avons à ce point intériorisé les principes de l’oppression que nous sommes devenus à nous-mêmes nos meilleurs oppresseurs (possibilité d’une définition du mot « fascisme », laquelle ne nous en excepterait pas a priori, l’a priori par lequel pêche tout antifascisme). Michel Surya
Kiki Picasso, Love Unity Antifa
Alain Jugnon
Il aura fallu les poètes Il faut s’attendre à la naissance prochaine d’un nouvel âge, à voir surgir au milieu des extrêmes ramifications de la matière une force nouvelle, la pensée dévorante, gloutonne sans respect de rien, ne réclamant ni foi de personne ni obéissance à personne, mais brutale d’évidence propre au mépris de toute logique, la pensée du pataphysicien universel qui va tout d’un coup s’éveiller en chaque homme, lui rompant les reins d’un éternuement et rigolant et étripant à coups de rires les porte-cervelles trop tranquilles, et quel foin du diable dans les sarcophages moisis où nous achevons de nous civiliser ! René Daumal
Poème et démocratie. – Qu’est-ce qu’un poète et un écrivain aujourd’hui en 2015 qui crée et écrit face à l’extrême droite française pour refuser son fascisme, son ordre et sa nature ? C’est d’abord un homme de lettres et un créateur conscient du monde qui, demain, risque d’être établi contre les hommes de bonne volonté et ce du fait de l’expression politique et décomplexée d’un anti-humanisme réel. Ces écrivains et ces poètes, en 2015 et pour les quelques années qui viennent, refont ce que firent en 1936, par exemple Georges Bataille, le philosophe français, et Paul Valéry, le grand poète. Nous étions alors à l’époque de la montée au pouvoir des fascismes européens, de culture chrétienne et capitalistique. À cette même époque, avec la création des Cahiers Contreattaque, Bataille voulait stopper net la montée des fascismes avec les moyens d’une pensée radicale et toute matérialiste, l’agression verbale, la souveraineté et la volonté forte : « Nous sommes scandalisés de voir que des hommes aiment en fait passionnément un pays isolé, que la communauté humaine,
elle, n’est pas l’objet d’une semblable passion. Mais si nous faisons le rapprochement, c’est afin de faire honte à ceux qui, se réclamant de la communauté humaine, le font gratuitement, verbalement, sans la moindre force, qui ne prennent pas conscience de la réalité concrète à laquelle ils se vouent 1. » Et Valéry, en 1938, écrivait dans son journal ce qu’il nomma une an-archie pure et appliquée : « Toute société exige une diminution ou un non-développement, ou même une répression de l’exercice libre, entier de la faculté mentale. Formation des combinaisons, confrontation des expressions aux observations. Valeurs d’action – Et enfin : expression extérieure. Une société est un fonctionnement à base mythique – et réflexe acquis. Le type Armée est une forme limite. C’est une société simplifiée et unifiée au maximum. Le type famille. Etc. Dans tous les cas, les valeurs de présence de choses absentes et les effets réels de causes imaginaires sont requis 2. » Beaucoup du fascisme mécontemporain réside dans ce que furent les analyses et les critiques du poète et du philosophe des années trente, quelles que furent leurs actions et leurs positions politiques. Bataille nous apprenait avant-guerre ce que peut devenir une société démocratique subissant un fascisme latent et une droite extrême et sans complexes. Nous avions oublié cette leçon, les poètes ne le savaient pas mais ils gardaient leur anarchisme sous le coude, il aura fallu qu’ils reviennent sur le métier d’homme et sur la prise de position antifasciste. Il aura fallu leur poétique comme expression extérieure, il aura fallu que la poésie s’en mêle. Non pas qu’elle se mêlât par l’analyse et le journalisme aux affaires de l’extrême droite française, à une politique racialiste de gouvernement, à l’idéologie fasciste en Europe, car elle ne peut, la poésie, banaliser le mal à ce point extrême : par contre 1. Georges Bataille, L’Apprenti Sorcier, La Différence, 1999, p. 264. 2. Paul Valéry, Les principes d’anarchie pure et appliquée, Gallimard, 1984, p. 124.
la poésie peut en finir avec le fascisme qui consiste à vouloir en finir avec les poètes. Avec le fascisme français qui veut en finir avec les créateurs, les artistes et les philosophes au nom d’une remise en ordre du naturel et du divin sous les formes établies de la préférence nationale et de la valeur sociale supérieure : un nationalisme socialiste en quelque sorte. Ce fascisme, avec les poètes, ne passera pas. Ainsi, ce n’est pas un festival à Avignon qui disparaîtrait si Marine Le Pen prend le pouvoir en 2017, c’est Marine Le Pen qui, au pouvoir, disparaîtrait dès que le dernier livre de Pierre Guyotat sera mis en vente dans toutes les bonnes librairies françaises. Ce livre rempli de poésie antifasciste veut rendre impossible toute vie politique de Marine Le Pen en 2017. Poème et vérité. – La dernière fois que la philosophie française a devancé, contre le fascisme, la pensée littéraire, c’était dans le livre de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi. Ces philosophes-là en vinrent à définir le fascisme dont nous avons à parler : pour eux, « il existe “dans l’air du temps” une demande ou une attente sourde de quelque chose comme une représentation, une figuration, voire une incarnation de l’être ou du destin de la communauté (ce nom même, à lui seul, semble éveiller ce désir). Or c’est bien de cette identification symbolique (ou “imaginaire”, selon le lexique qu’on choisit : en tout cas, par images, symboles, récits, figures, et aussi par des présences qui les portent ou les exhibent) que le fascisme en général s’est surabondamment nourri 3 ». Ainsi, pour Nietzsche, nous sommes de vivantes images prises dans le miroir du réel. Plus fort et plus juste que la représentation, la figuration, la mystification, il y a l’exposition et 3. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, Éditions de l’Aube, 1991, p. 11.
l’expression de tous. Nous aurions à nous percevoir d’abord dans un tel reflet pour ensuite nous en sortir et rejoindre en les embellissant les grandes images que nous sommes, les glorieux mensonges que nous voudrions devenir ou bien les sublimes simulacres que nous aimerions vivre. Une identification noble et digne est possible à ce titre-là, contre l’idée que la « communauté humaine » doive nécessairement nous rabattre sur ce qu’une origine fit de nous, sur le plan dont nous sommes constitués, en nature et en divinité. Cette promesse-là n’est pas « sourde » et elle contrecarre toute attente humiliée d’une figuration « ensemble » et « en grand » de notre « race », de notre popularité par le bas et le vil. Contre le fascisme qui dort dans les appellations dont sont faits « les peuples et les races », Lacoue-Labarthe et Nancy, comme Nietzsche au temps de « l’inégalité des races », en appellent à une reconstruction du langage et à de nouveaux récits, ceux qui diront la douceur des régions viables et la finesse des esprits communs : de nos jours, les gens n’ont plus les mots pour dire/exprimer ce qu’ils veulent devenir, les politiques et les médiatiques (au sens de Guy Debord) leur montrent les images qui les fixent dans ce qu’ils sont : rien ou pire, une identité, une unité, une mort. Nietzsche, de manière prématurée, et prévisible, annonçait une tout autre possibilité d’existence humaine, dans Aurore, le livre philosophique des renaissances littéraires, le livre le plus « antifasciste » jamais écrit par un philosophe allemand du XIXe siècle : « Peut-être prématuré. – Il semble qu’actuellement, sous toutes sortes de noms erronés et la plupart du temps dans une grande confusion, on assiste aux premières tentatives de la part de ceux qui ne sont pas assujettis aux mœurs et aux lois régnantes pour s’organiser et se créer ainsi un droit : tandis que jusqu’ici, décriés comme criminels, libres penseurs,
immoralistes et canailles, ils vivaient en hors-la-loi, corrompus et corrupteurs, en proie à la mauvaise conscience. On devrait, somme toute, trouver cela juste et bon, même si cela rend dangereux le siècle à venir et oblige chacun à mettre le fusil sur l’épaule : par le simple fait qu’il existe désormais une puissance d’opposition qui rappelle constamment qu’il n’y a pas de morale qui détienne le monopole de la moralité et que toute morale qui s’affirme seule à l’exclusion des autres détruit beaucoup trop de force bonne et coûte trop cher à l’humanité. Les non-conformistes qui sont si fréquemment les individus inventifs et féconds ne doivent plus être sacrifiés ; il faut même cesser de considérer comme ignominieux le fait de ne pas se conformer à la morale, en actions et en pensées ; il faut procéder à un grand nombre d’expériences nouvelles de vie et de communauté ; il faut éliminer du monde un énorme fardeau de mauvaise conscience – ces objectifs universels devraient être reconnus et poursuivis par tous les gens loyaux qui cherchent la vérité 4. »
4. Friedrich Nietzsche, Aurore, § 164, Gallimard, « Idées »,1970, pp. 173 et 174.
Jean-Paul Curnier
Nommer, décrire, décrire encore… « Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture mais aussi dans la vie : il faut résister dans le scandale et dans la colère plus que jamais, naïfs comme des bêtes à l’abattoir troublés comme des victimes, justement : il faut dire plus fort que jamais son mépris envers la bourgeoisie, hurler contre sa vulgarité, cracher sur l’irréalité qu’elle a choisie comme seule réalité » Pier Paolo Pasolini, Qui je suis, éd. Arléa, 1999
Il faudrait parler de la laideur. De la laideur en tout genre – morale, physique, paysagère, urbaine, campagnarde, nutritionnelle, langagière, vestimentaire, automobile – qui envahit tout et qui partout fait modèle et que n’explique pas une quelconque chute dans la misère. Non seulement rien de ce qui est nécessaire ou seulement utile à l’existence ne manque qui viendrait donner une explication à cette décourageante défaite de l’élégance mais de plus, c’est cette abondance même, et tout le superflu qui va avec, qui lui sont profitables. Tout de ce qui se dit, se vend, s’achète, se produit ou se fait connaître concourt à son apothéose. Il faudrait parler aussi de la laideur des moyens employés, de la laideur de tout ce qui contribue à la laideur et l’installe
comme le destin collectif le mieux admis qu’on ait jamais eu à subir – plus que celui où pourrait conduire n’importe quelle dictature, n’importe quel embrigadement disciplinaire, n’importe quelle forme d’éradication de la dignité humaine. Il faudrait parler de la vulgarité. Celle qui s’étend sur toute chose, celle des expressions haineuses de rancœur et de dépit sur les visages, celle de la pacotille générale sans valeur ni qualité qui va du lotissement pavillonnaire et des objets qui envahissent le quotidien du plus grand nombre, aux regards et aux mots échangés. La vulgarité de tout ce qui se produit dans cette ambiance de surmenage à vide et sans réelle finalité. La nuit est tombée et la plupart dorment. Les autres protestent contre ce qui les en empêche, jusqu’à en devenir féroces, jusqu’à mordre, à pouvoir tuer. Il faudrait savoir soigner la hargne des bêtes que le désespoir replie sur elles-mêmes et dont la soumission aveugle a privé leurs muscles encore vaguement vivaces de toute forme de grâce et leurs gestes de toute ambition de dignité. Ce grand sommeil est un sommeil sans rêve, un coma artificiel aux tranquillisants sécuritaires et consuméristes, que tous ont voulu, sans quoi on n’en serait pas là. Dans cette effrayante dégringolade qu’illustre chaque jour le traitement qui est fait et donné des nouvelles du monde, il ne faut guère chercher la résurrection du fascisme dans les coups de menton de Mussolini, les bruits de bottes des SA et le salut de masse au chef bien aimé. C’est dans la mollesse générale qu’il s’épanouit, dans cet idéal que le type petit-bourgeois – par ce qu’il a de petit et de bourgeois à la fois – a, en son temps, incarné. Et avec la nuit tombée réapparaissent les morts-vivants que l’on croyaient réservés aux films d’épouvante mâtinés de comique : la « manif pour tous », les « bonnets rouges », les « Sens commun », « l’abrogation de la théorie du genre dans l’éducation ». Ce retour de guingois des anciennes hystéries
pour notables maurrassiens, cette cohorte impayable de rescapés du vaudeville profitant de l’incurie politique dont le gouvernement socialiste veut semble-t-il faire sa marque, veut aussi son quart d’heure de célébrité warholien. On y entend des choses certes consternantes de bêtise, mais ce qu’il faut retenir, c’est plutôt l’audace et le cran qui animent cette farandole insane de fantômes en décongélation. « Mourir pour des idées, c’est une chose, mais c’est quand même relativement stupide et bête ! » Tout est dit là, une fois de plus, mais comme plus nettement cette fois-ci. Cette phrase est de Thierry Carcenac 1, président (PS) du Conseil général du Tarn, à propos de la mort de Rémi Fraisse, jeune manifestant tué par un tir de grenade offensive dans le dos lors d’une manifestation contre l’édification contestée d’un barrage hydraulique à Sivens dans le Tarn, le 26 octobre 2014. C’est donc à l’héritier prétendu de Jaurès et de l’Internationale ouvrière fondée par Karl Marx que l’on doit cette platitude pétainiste. C’est au bénéficiaire électoral de ce qu’a pu incarner historiquement la gauche des journées de février de 1848 en France à la mort de Salvador Allende, c’est à un petit-bourgeois méprisable et imposteur. La nausée est ce qui vient en premier, une nausée devant la force pesante et molle de l’indignité si tranquillement installée au pouvoir. Mais à cette phrase il faut, pour mieux saisir l’état général du panorama politique contemporain, ajouter ce que donnent à lire désormais les commentaires « libres » qui s’ajoutent aux articles des journaux en leur version internet (bien que résultant d’un tri entre les retenus et les rejetés par la rédaction). Là est sans doute le plus confondant. Là, c’est-à-dire dans cette succession de propos d’ignorants fiers de l’être, où la rancœur le dispute à la bêtise, où la haine envers ce qui s’oppose aux 1. Lors de la conférence de presse du 27 octobre, au lendemain du drame. Propos rapportés et mis en diffusion vidéo par La Dépêche du Midi du même jour.
pouvoirs en place laisse voir un mépris de soi déjà largement acquis avant d’être rejeté sur tous. Là, c’est-à-dire dans ce vocabulaire de commando et cette prose para-policière fascisante et milicienne. L’OAS n’a jamais aussi clairement parlé au temps de la tentative de putsch d’Alger que cette population d’« on-ne-sait-qui » sous pseudonymes infantiles se permet de le faire dans les colonnes des versions internet de Libération comme du Figaro. Est-ce pour autant le fait d’un état fasciste ? Non bien sûr, mais c’est indubitablement la marque d’une fascisation d’un mode nouveau en plein essor. C’est le signe de son règne et du faible poids de ses opposants, l’expression de la place considérable qu’elle a déjà prise dans les mœurs et dans la pensée. Et de quel fascisme s’agit-il ? On peut le dire ainsi : ce fascisme n’est pas celui que pourrait incarner le seul Front National – celui-ci n’en est ni l’inventeur ni le promoteur mais plutôt son expression « en politique » en quelque sorte – il est plutôt celui qui résulte d’une démission générale devant la liberté de conduire sa propre vie, celui d’une lâcheté qui réclame toujours plus qu’on agisse en son nom et veut être protégée de tout, y compris d’elle-même. Celui de l’instauration jusque dans le moindre recoin des échanges publics et privés d’une réduction de la pensée à la vindicte et aux formules dépourvues de signification. Il est une forme de confinement du langage, en politique et ailleurs, à la seule tentative d’en dire le moins possible et à engager le moins possible celui qui parle. Il correspond au triomphe de la consommation de masse sur la diversité des conduites humaines et à un alignement tout aussi massif des esprits et des conduites sur l’hédonisme infantilisant et éternellement insatisfait qui l’accompagne. Triomphe qui s’est accompagné en quelques décennies de l’éradication de toute alternative de pensée ou même de désir d’alternative à l’écrasante banalisation de la vie qu’il mettait en place.
Cela ne suffirait pas pour parler de fascisme, si, comme c’est le cas, cette frénésie immature pour la consommation ne s’accompagnait d’une véritable rage contre toute forme de frustration, toute forme de diversité et toute forme qui échappe aux formatage des consciences. Plus précisément, c’est une rage à peine dissimulée qui accompagne cette apparente mollesse des consciences, une rage contre tout ce qui pense ou prétend se distinguer par la pensée et par le refus de se reconnaître dans la doxa prémâchée par les médias qui s’affiche en toute occasion comme le bon sens contemporain et comme modèle de la pensée. Une rage contre tout ce qui n’est pas soumis ni semblable à sa propre soumission, à sa propre disparition dans l’indifférencié. Comment cette société qui se disait jadis si soucieuse de justice, qui se voulait si tatillonne sur les bonnes manières et se montrait si fière d’elle-même, a-t-elle pu virer en masse vers cette servitude consumériste, grossière, ignorante et vindicative que l’on voit partout aujourd’hui ? Sans doute est-ce parce que la menace se fait maintenant sentir pour elle de ne plus pouvoir s’empiffrer sans retenue, comme elle l’a fait jusqu’à présent, sur le dos des pays et des peuples soumis, terrorisés sinon gouvernés en sous-main par elle. Et qu’elle ne puisse plus bientôt s’offrir à si bon compte les mœurs « civilisées », et selon elle « démocratiques », que lui garantissait son activité de voyou international. Qu’elle ne puisse même plus croire en l’égalité que lui laissait entrevoir jusque-là le partage effectivement équitable des fruits de cette rapine généralisée étendue sur ce que l’on appela un temps le « Tiers-Monde », pour ne pas dire le garde-manger des démocraties occidentales. Car les conditions réelles d’existence de la démocratie sont en train de disparaître : il n’y a plus assez à voler, à exploiter, à soumettre, à exproprier au delà des frontières. Voici donc qu’apparaît la figure de l’étranger, devenue forcément mena-
çante dès lors qu’elle n’est plus celle de l’esclave ou – ce qui revient quasiment au même – celle du colonisé. Voici qu’apparaissent maintenant en pleine lumière ces corps jadis possédés comme autant de machines à produire, privés de droits de vote, de droit tout court et de dignité ; et cette fois-ci comme décidés à ne pas s’effacer. Insupportable et haïssable est cette figure qui revient comme un crime soigneusement occulté par l’histoire officielle des pays auto-proclamés « développés ». Parce qu’il faut passer maintenant de l’exploitation invisible qui fut l’ordinaire des sociétés occidentales à la visibilité des corps colonisés qui ne rapportent plus suffisamment. Qui ne rapportent plus à moindre frais les richesses nécessaires pour se payer une vie « démocratique ». Une vie démocratique, c’est-à-dire selon le sens que revêt maintenant cette expression, celui d’une vie où chacun peut espérer avoir toujours plus de pouvoir d’achat, de machines à son service, de pacotille à consommer, de pavillon hideux où se loger. Et cela, sans que nul n’ait à se demander si ce sont ceux qui en profitent qui, seuls, ont produit ces marchandises si coûteuses ou si ce sont l’administration, l’armée, les banques et la police de leur État de droit – comme on aime tant à le dire par ces temps – qui ont assuré par le pillage et la rétorsion leur production à moindre coût ? Dure réalité du retour du refoulé dans le champ des évidences ! La question ne se pose plus de savoir si nous sommes entrés ou non dans la nuit de la pensée, la réponse est bien trop évidente. Celle qui se pose, par contre, c’est celle de savoir ce qui continue à en garantir la tranquillité et à en affermir chaque jour le règne dont la quintessence tient en cette expression décourageante d’indignité : « Il n’y a pas d’autre alternative à ce qui est. » Reste à comprendre de quelle manière tout cela prend une si grande force passive et s’il est possible de dire quelque
chose qui soit susceptible de produire un effet de clarté, sinon d’éblouissement. Sur ce point ma position est on ne peut plus nette : il faut jeter dans cette bataille des forces que nous ne pensons pas avoir. Car c’est l’éblouissement qu’il faut viser et non plus la clarification. Surtout pas un seul éclair, le plus d’éclairs possible. Il n’y a rien à clarifier tant tout du désastre ambiant et encore à venir est porté au vu et au su de tous. Ceux qui veulent mieux voir ce qui se présente devant eux pour continuer prudemment à se faire une place dans ce même monde inchangé ont les journaux et les domestiques publics qui conviennent pour cela. Nous sommes dans cette situation pour le moins paradoxale – et tout à la fois pitoyable – qui se résume en ceci : il semble que chacun, désormais, se sente terrorisé par les possibles effets de sa propre liberté de penser et d’agir. Signe de l’époque et du chantage qui la surplombe : la moindre idée de chambardement salutaire dont pourraient s’emparer les masses risquerait de tout jeter par terre, cela parce que nous serions dans un équilibre on ne peut plus dangereux où le risque est partout. C’est pourtant de l’inverse qu’il s’agit : tout est déjà par terre, la table des noces entre le libre-marché et la civilisation a été renversée. Hormis un verre ou deux, il n’y a plus rien à craindre car plus rien n’est à démolir, hormis le mythe qu’il y a encore quelque chose à protéger de ce monde en ruines où ne survivent que les pilleurs d’épaves. Un mot contient tout de cette époque dans ce qu’elle a de plus décourageant pour l’esprit et de plus enlaidissant en toute chose, dans ce fascisme rampant qui tous les jours nous éloigne un peu plus de ce que peut être une civilisation et dont la plus nette métaphore est celle d’un élevage industriel de poulets : le consentement. Ce n’est pas le Front National qui amènera le fascisme, c’est l’inverse : c’est le fascisme qui s’est installé dans les esprits, les mœurs, les gestes et les raisonnements depuis bientôt trente
ans avec l’aide de politiques inconséquents et sur-égocentrés, qui appelle tout naturellement sa représentation au pouvoir. Car le fascisme comme assomption sur la scène politique de cet état de chose avec tout ce que cela implique, et développe et démultiplie, est l’enfant de la démission irrémédiable du politique. On en voit partout la montée en Europe où la politique se dissout plus vite qu’ailleurs. Et pour nous aussi, en France, il est déjà trop tard : la social-démocratie, sous une forme rénovée et obstinément oublieuse du rôle de son aïeule de Weimar dans la montée du nazisme vient de se mettre en place. Le reste viendra, inéluctablement car l’essentiel du rôle qu’elle se donne est de convaincre de l’impossibilité de redresser la barre de ce navire abandonné et en perdition, de faire admettre à tous qu’il n’est pas même envisageable d’agir contre le courant qui nous emporte. Cela, parce qu’elle est une sorte de politique réduite au discours sans acte : discours catastrophiste sur les dangers qui menacent la nation, le peuple, l’économie d’un côté, et refus de considérer les évidences qui ont conduit où nous en sommes de l’autre, avec pour seul horizon toujours plus de soumission aux diktats des pouvoirs de toutes sortes. Et toujours plus de peur. Mais il est clair aussi que, parce qu’elle s’est donné comme tâche d’expliquer sur tous les tons et à tout moment qu’en tant qu’organisation démocratique exemplaire elle est mieux fondée que tout autre pour savoir qu’il n’y a rien à faire, il faudrait être sourd pour ne pas entendre ce qu’elle dit en creux : que si des solutions se présentent, elles sont forcément étrangères et hostiles à la démocratie. Ce qui peut s’entendre de deux manières : soit comme une mise en garde vis-à-vis des tentations totalitaires, militaires, fascisantes et autres – mais alors, si on la croit, en dehors d’elle-même, toutes le sont, et c’est ce qu’elle dit, d’ailleurs –, soit comme un désintérêt pour tout ce qui peut suivre en matière de débâcle et dont par avance elle entend faire savoir qu’elle s’en lavera les mains.
Étrange politique qui semble vouloir se résumer au fait que, même si elle ne fait rien, elle vaut mieux que ce qui va suivre. Et qui, du coup, le prépare. Étrange aveuglement que celui qui consiste à penser que tous seront longtemps dupes de cette connivence avec l’effondrement promis. On en voit pourtant le but sans trop de difficultés : seule la venue d’une extrême droite radicale pourrait permettre aux tenants actuels du pouvoir et à leurs prédécesseurs de droite pas pressés le moins du monde de prendre la relève, de cacher leur incurie sous le masque de la dignité démocratique outragée et de l’irréfrénable montée du fascisme porté par un peuple ignorant et abusé. Évidemment un tel machiavélisme, s’il était avéré dans l’esprit des uns ou des autres (disons : des variantes de gauche et de droite de la même droite de droite qui occupe l’essentiel du champ politique), pourrait laisser penser qu’il y a encore de la pensée politique au pouvoir. Mais rien ne nous en assure car finalement, on peut arriver au même résultat tout en ne faisant rien du tout, comme c’est le cas à présent, et avec des gens sans malice ni cervelle capable de tels calculs retors. Maigre consolation, évidemment, car c’est devoir, pour les sauver de l’infamie, échanger le soupçon de bêtise contre celui de fourberie. Or, visiblement, à ce qu’ils laissent comprendre de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent, tous préfèrent passer pour des incapables plutôt que pour de perfides renégats intéressés au désastre d’une extrême droite parvenue au pouvoir. Ce à quoi l’actuelle social-démocratie rénovée réussit le mieux, c’est ouvrir le champ à ce qu’elle prétend combattre mieux et plus fort que tout autre. C’est à faire désirer le pire par le plus grand nombre comme restauration de la réalité à la place du simulacre impotent et plaintif d’un espoir depuis longtemps enterré par ses soins.
Rien n’est mieux fait pour jeter tout un peuple dans la guerre de tous contre tous, chère à Hobbes et, de là, dans la haine du politique assortie de la haine inavouée de soi-même. Bien sûr il y a la gauche de la gauche, en France comme en Grèce, en Espagne et ailleurs, bien sûr il y a cet espoir. Mais combien d’années et d’efforts faudra-t-il pour remonter la pente de ce gouffre où l’idéal séculaire d’une société juste et d’une vie digne ont été jetés et lapidés sans relâche pendant plus de trente ans par l’ensemble des partis dits « respectables », parti socialiste en tête ? Dans cette tourmente à vitesse ralentie, on ne saurait se prononcer sur le fait de savoir s’il faut ou non restaurer l’espoir et l’illusion, la réalité et le simulacre ou leurs contraires. L’urgence serait plutôt d’éviter de s’enfoncer plus avant dans le dégoût et la rancune qui déjà s’imposent comme seuls modes de défense face à ce qui ressemble de plus en plus à une humiliante pantomime. S’il y a quelque chose à faire face à cet assentiment indolent dont l’atroce bêtise qui le gouverne semble devoir tout emporter, ce n’est certainement pas sous la forme d’une protestation. Alors sans doute faut-il encore écrire, parler, décrire, encore décrire, donner un nom, un concept à ce qui se défile sous les yeux et échappe à la saisie de l’intellect, pour échapper à l’étourdissement morbide, à la langueur perverse. Cela contre la tentation, toujours plus forte chaque jour, de se taire et de tout laisser à l’abandon, de ne plus rien vouloir sauver de ce navire fantôme. Et ce n’est pas rien que de surmonter ce découragement. Il faut le faire parce que ce travail est l’humanité même et que l’affermissement de celle-ci ne dépend pas de la réussite qu’il vise mais d’abord de l’avoir entrepris, de l’avoir poursuivi, et repris encore. Il faut faire le travail des idées, de la fabrication des idées et de leur mise à l’épreuve. Parce que ce travail est un acte souverain qui, lui, est exactement ce qui par nature s’oppose à l’assentiment aveugle envers tout ce qui
exténue la vie, la pensée et la force vitale nécessaire pour rejeter ce qui doit l’être. Certes, il reste impérieusement requis que ce monde aille à sa perte, et le plus vite possible. Mais pas avec lui le meilleur de ce qui s’y oppose. Tout est là. La question ne se pose donc pas de savoir si, du passé, il y a quelque chose à sauver ou pas, elle est de trouver et de se donner les moyens, tous les moyens, d’empêcher la destruction systématique de l’existant au nom du nouveau, de la modernisation, du confort, de la productivité, de la croissance, de l’emploi et de tous les subterfuges rabâchés par les maîtres d’œuvre et d’ouvrage de cette épouvantable machine à détruire en quoi consiste la société marchande contemporaine. Elle est de s’opposer à tout le mépris de ce qui existe – et qui est au principe de cette destruction permanente – et de s’opposer par là même au mépris de nous-mêmes qui sommes les héritiers de ce monde promis aux bulldozers. Il faut oser opposer à tout le fatras de ce décor de carton-pâte qui devient partout le cadre de notre vie la puissance d’une tout autre conception de la révolution que celle envisagée d’ordinaire ; celle que Pasolini invoquait pour sauver les remparts antiques de la ville de Saana, la « scandaleuse force révolutionnaire du passé 2 ». 2. Les Murs de Saana, Pier Paolo Pasolini, 1971. Film en forme d’appel à l’UNESCO pour la sauvegarde des vestiges antiques de la capitale du Yémen menacée par la rénovation.
[…]
Table des matières Kiki Picasso, Love Unity Antifa 7 Alain Jugnon, Il aura fallu les poètes 8 Pierre Alferi, Une vague inquiétude 13 Jean-Luc Nancy, Puisqu’on est deux on ne sera jamais un 18 Jean-Paul Curnier, Nommer, décrire, décrire encore… 26 Jean-Christophe Menu, Retraites-chapeau 44 Liliane Giraudon – Frank Smith – Amandine André – Jean-Philippe Cazier, C’est comme une guerre 45 Alain Jouffroy, Nouvelle dialectique 48 Liliane Giraudon 49 Jean-Marie Gleize, Et devient nuit
51
Frank Smith, Derniers mots 58 Christian Prigent, Encore un effort ! 64 Philippe Beck, Ce qui passe
70
Jean-Christophe Menu, CIA 72 Dorian Astor, « Rien de nouveau ne doit advenir » 73 Rémi Verbraeken 79 Jean-Philippe Cazier, Zoo project 82 Jean-Claude Pinson, Lampes-torches 86
Didier Moulinier, Une poésie élémentaire contre le fascisme ordinaire 95 Véronique Bergen, Anarchie du verbe 104 Jérôme Bertin, Tire d’abord / parle ensuite 121 Jean-Luc Moreau, Pas plus de raison 129 Jean-Christophe Menu, Hollande 136 Nathalie Quintane, Le Communisme est derrière nous, c’est même exactement pour ça qu’il est encore devant 137 Gérard Mordillat, Douze poèmes contre le fascisme 146 Nathanaël, Ne demande pas à nommer les assassins et les assassinés. Sache seulement qu’un meurtre a été commis 157 Emmanuel Laugier, Prises – d’en France 161 Sylvain Courtoux, Poésie en opposition 165 Camille Dumoulié, Contrôle des jouissances et fascisme soft
171
Boyan Manchev, La Rage ou la Haine. De la gouvernance des affects politiques 187 Alain Jugnon, Redrum 195 Jean-Michel Espitallier, Zap 208 Anne Van der Linden 218 Jérôme Leroy & Serge Quadruppani, Une saison en brun 221 Laurent Jarfer, La tête à foco 232 Maraboutage 235 Amandine André, Imprécations, second mouvement 240
Joumana Haddad, Lettre aux Occidentaux : Dieu n’est pas mort 246 Miguel Morey, La douleur d’abord… 250 Amador Fernãndez-Savater, Depuis l’Espagne : pourquoi le 11 mars 2004 n’est pas devenu un autre 11 septembre ? 255 Pacôme Thiellement, Maintenant je suis devenu la Mort. Hara-Kiri Charlie Hebdo, 1970-1982 262 Jean-Christophe Menu, Charlie à Angoulême 275 Notices bibliographiques
276
REDRUM
À la lettre contre le fascisme MAI 2015
Collectif conçu et coordonné par Alain Jugnon Écrit à l’envers, Redrum signifie Murder (Meurtre). C’est le signifiant tracé avec du sang par le jeune fils de Jack Torrance dans le film de Stanley Kubrick The Shining, alors que son père est le meurtrier et que la peur est partout dans le grand hôtel. Dans ce livre choral, des écrivains, des philosophes, des poètes et des artistes se proposent de penser ce fait, cette cause et ses conséquences, cette arme chargée à bloc : il y a du fascisme partout. Par les moyens du poème, du récit, de l’essai et de l’image, ils tentent une critique (pour combattre) et une clinique (pour soigner) de ce fascisme en mettant à l’œuvre, tout un chacun, un antifascisme littéraire. Toutes les pensées et toutes les écritures ont été convoquées pourvu qu’elles considèrent la question aujourd’hui d’un certain fascisme, d’une certaine crise dans le politique et dans la pensée. Un certain antifascisme alors a pu se dire qui initie à nouveau frais un usage poétique de la critique en politique. Textes : Alain Jugnon, Jean-Luc Nancy, Jean-Paul Curnier, Frank Smith, Amandine André, Jean-Philippe Cazier, Christian Prigent, Alain Jouffroy, JeanMarie Gleize, Philippe Beck, Jean-Claude Pinson, Didier Moulinier, Véronique Bergen, Jérôme Bertin, Jean-Luc Moreau, Nathalie Quintane, Gérard Mordillat, Nathanaël, Emmanuel Laugier, Camille Dumoulié, Boyan Manchev, JeanMichel Espitallier, Dorian Astor, Laurent Jarfer, Serge Quadruppani, Jérôme Leroy, Joumana Haddad, Miguel Morey, Amador Fernández-Savater, Pacôme Thiellement // Images : Jean-Christophe Menu, Rémi Verbraeken, Anne van der Linden, Liliane Giraudon, Kiki Picasso, Pierre Alferi, Sylvain Courtoux
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492488 ISBN 978-2-87449-248-8 288 pages – 20 €