Extrait de "Shakespeare. Le choix du spectre"

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Daniel Bougnoux

Shakespeare Le Choix du spectre

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



Daniel Bougnoux

Shakespeare Le Choix du spectre Récit

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



iii. Aux portes des théâtres « Totus mundus agit histrionem » (Le monde entier fait l’acteur, inscription au fronton du théâtre du Globe).

« Hell is a city much like London », l’enfer est une ville qui ressemble beaucoup à Londres… Et dans cette citation que me souffle Aragon, le poète Shelley ajoute « A populous and smoky city ; / There are all sorts of people undone, / And there is little or no fun done ; / Small justice shown, and still less pity », une ville populeuse et pleine de fumée, avec toutes sortes de gens perdus, et peu ou pas d’amusement, peu de justice en vue, encore moins de pitié… J’imagine le garçon débarquant de son Warwickshire natal et parcourant ces rues noires de suie, sous un ciel gris écharpé de fumées. Deux siècles et quelques décennies avant la peinture de Shelley, Londres était une ville dangereuse, périodiquement frappée du fléau de la peste, qui obligeait les passants contraints de traverser la pestilence des ruelles à presser sur leurs narines un bouquet de sauges, ou à y introduire des clous de girofle. Dans cette troisième capitale d’Europe par la taille et l’activité, on mourait ferme sous les coups des maladies ou du crime, mais la ville pourtant ne cessait de se peupler et de s’étendre en attirant toutes sortes de gens, résolus à quitter leurs villages pour chercher fortune


dans le coude-à-coude bariolé de la foule qui allait et venait entre les échoppes des commerçants, des artisans qui approvisionnaient la ville en grains, en légumes et en viandes venues de la proche campagne, en épices de plus lointaine provenance, mais aussi en briques, en tuiles, en charpentes de marine et de toitures, en meubles, en verreries, en tissus, en coutellerie, en armes et en armures, en teintures, en bibles et en missels qui vantaient le ciel, en livres et en estampes qui racontaient l’ouverture d’autres mondes. Sur le point de s’aboucher à la mer, le fleuve qui fraye son dernier chemin à travers ce delta humain se couvre de toutes sortes d’embarcations ; un intense train de pinasses, de péniches, de barges ou de goélettes que captent les pontons croise au large des chantiers navals, des fabriques ou des entrepôts ; les charretiers et les bateliers livrent leurs cargaisons en jurant et en bousculant sans façons la déambulation de graves pasteurs ou de professeurs, des bandes de gamins se pourchassent entre les murs lèpreux, des mendiants psalmodient, des prédicateurs grimpés sur des tonneaux rugissent en rappelant aux passants d’avoir à craindre le ciel, la foule s’agglutine au spectacle sanglant des ours enchaînés qu’on offre aux crocs des chiens, ou devant les échafauds où l’on coupe la main d’un condamné auquel on fait ensuite parcourir les rues en brandissant son moignon, à moins que cette justice sanglante ne l’éviscère au-dessous du gibet avant de le pendre. Débordant de trafics et d’énergie, le grand corps cruel, bruyant, enivré et puant de la ville s’engraissait chaque jour davantage de cette tourbe d’hommes et de femmes propice aux marchands, aux affairistes, aux spéculateurs, aux tire-laines, aux putains, aux écornifleurs – et bien sûr aux tréteaux de théâtre !


Le premier qu’on vit s’élever à Londres pour concurrencer les arènes et autres estrades de bateleurs et de musiciens s’ouvrit en 1576 à Stepney, à l’enseigne du Lion rouge, et cette initiative dut être profitable puisqu’elle fut rapidement suivie de plusieurs autres. Ce n’étaient pas des lieux très respectables, et les prédicateurs ne manquaient pas chaque dimanche de dénoncer en chaire cette innovation du vice et de la débauche ; pourtant le Red Lion, puis le bel édifice polygonal conçu par John Brayne et James Burbage et baptisé sobrement « Le Théâtre », puis les enseignes du Cygne, de la Rose et du Globe, pouvaient accueillir jusqu’à deux-mille spectateurs qui s’y pressaient en masse, car dans ces enceintes aussi on s’employait à transformer le monde en racontant autrement l’Histoire ou des histoires. Le petit peuple y payait un penny pour demeurer debout au parterre, les nobles trois pence pour s’asseoir dans une loge sur une galerie au-dessus de la scène d’où l’on pouvait tout voir, et être vu. Les Grands entretenaient des troupes de comédiens, celle des King’s men, celle du Lord Amiral, et la reine Elizabeth elle-même se montrait assidue aux représentations données à la Cour, dont elle raffolait. On raconte qu’un des premiers rôles du jeune William consista, à la porte de ces établissements où se mêlaient toutes les conditions, à garder les chevaux que pour quelques heures de hauts personnages lui confiaient ; ce gagne-pain – que nous dirions aujourd’hui de voiturier avec la jaquette, la casquette et la garde des clés – lui permettait de ne rien perdre du spectacle de la rue tout en suivant du dehors les échos de la représentation. Vers l’ouest, la Tour de Londres offrait toujours aux regards l’aspect glaçant de ses hautes murailles de pierre


blanche, où les Rois avaient enfermé tant de leurs adversaires et Richard fait périr les enfants d’Edouard, comme l’Autre le racontera dans une de ses premières pièces ; du côté est, le grand Pont orgueilleusement bâti en travers du fleuve s’ouvrait, au sud, par une arche surmontée de piques où se trouvaient fichées les têtes des traîtres ou des comploteurs qu’on exposait ainsi, jusqu’à leur décomposition, pour rappeler à d’éventuels conspirateurs l’horreur du crime de lèse-majesté ; le ciel y était donc en permanence tournoyé de corbeaux et d’oiseaux de mer pressés de picorer les joues, les oreilles et les yeux de ces visages grimaçants. L’intimité étant chose rare dans les habitations courantes, il arrivait que les couples pour se retrouver, ou pour conclure leur rencontre au sortir d’une représentation, louent quelques heures en ville une chambre. Notre palefrenier désœuvré enregistrait lentement le vaste panorama traversé par l’eau grise, tandis que les hurlements des ours et l’aboiement surexcité des chiens qui les déchiraient à belles dents à la porte voisine, ou les rixes qui éclataient dans les tavernes mâtinées de bordels et les maisons de galanterie qui proliféraient dans ce quartier, soufflaient autour des théâtres nouvellement ouverts un puissant remugle de cruautés, d’encanaillement, d’excitation sexuelle et de mort. D’autres biographes font remonter plus haut la vocation théâtrale du jeune Will, jusqu’aux foires de Stratford et du Warwickshire où notre héros imagina d’abord de mettre en scène quelques fables populaires et morales au moyen de marionnettes qu’il animait, ou encore de parcourir les rues en chantant, accompagné de son instrument. Son répertoire traînait dans toutes les


mémoires et n’était guère difficile à composer. Plus tard, remarquent les mêmes, il imaginerait les textes de ses pièces en cousant ensemble les vies des hommes illustres, et en tirant d’histoires déjà éditées les hauts faits de leurs combats, de leurs amours et de leurs morts. On souligne dans les deux cas que dès ses débuts notre auteur supposé vécut d’emprunts, sa création consistant surtout en transpositions et en arrangements. Une obscure histoire de braconnage sur les terres d’un seigneur de Stratford aurait, dit-on, précipité son départ vers la capitale (en laissant derrière lui une femme et deux enfants). Le futur signataire des pièces que nous connaissons, suggère Stephen Greenblatt, aurait ainsi occupé le reste de sa vie à étendre son braconnage aux terres des Italiens ou des auteurs latins. Certains pourtant lui contestent toute autorité dans la naissance de ce que nous appelons aujourd’hui son œuvre. Ils font remarquer qu’il n’existe curieusement pas un seul témoignage, du vivant de « Shakespeare », pour raccorder les pièces qui immortalisent son nom avec les circonstances que nous pouvons reconstituer de sa vie. À l’image de son testament, ces bribes de biographie nous montrent en effet un entrepreneur et à la rigueur un acteur, rôdant d’abord à la porte des théâtres où il se fait remarquer, puis embaucher pour y rendre des services que nous dirions d’accessoiriste ou de gérant. Il semble qu’avec son premier argent, l’industrieux jeune homme ait consenti des prêts à ces gens de scène, acteurs ou auteurs, le plus souvent dépensiers et désargentés ; il prenait en dépôt de garantie le texte d’une pièce qui, si l’autre ne remboursait pas sa dette, devenait sa propriété. Les compagnies qui tournaient à un rythme élevé étaient


toujours à la recherche de textes inédits, que le nouvel arrivant ainsi grappillait et leur revendait. Le besoin de costumes était un autre souci constant. La scène du théâtre élisabéthain ne comportait pas de décors et c’étaient les habits, de préférence somptueux et surchargés, qui frappaient l’imagination du public et à eux seuls suppléaient aux indications du pays, du rang social et de l’époque. Notre intendant eut-il la main heureuse dans la recherche de ces fripes qu’il faisait rapetasser, ajuster et embellir pour les revendre ou les louer aux troupes ? Ces vêtements n’étaient pas tous destinés par lui à la scène, « Shakespeare » en conservait quelques-uns dans sa garde-robe et s’en revêtait à l’occasion pour rehausser sa condition, et paraître dans la rue ou lors de délicates négociations sous l’apparence d’un personnage de rang. Et si on le complimentait sur le succès d’une pièce qu’il avait fraîchement procurée à ses camarades, et où il avait porté sur la couverture son nom, il ne démentait pas en être l’auteur et laissait courir la flatteuse rumeur. C’est ainsi qu’on le vit mettre en circulation, au début des années 90 et signées de son nom, une série de trois Henry, une Comédie des erreurs ou un Richard III. C’était un temps déraisonnable… Il faut bien se représenter que sous le règne d’Elizabeth, pourtant affamée elle-même de théâtre, un gentilhomme était tenu de donner l’image d’un dandy raffiné ou d’un dilettante, aussi éloigné de porter la main à la plume qu’à l’enclume ou à la charrue. Il ne pouvait sans déchoir publier sous son nom un livre de poèmes, et encore moins avouer écrire pour la scène, réputée infamante ou compromettante : les acteurs (tous mâles) qui y jouaient passaient


pour des valets dépravés ou des vagabonds sans feu ni lieu, les auteurs pour des proxénètes. « Shakespeare » fut-il abordé à la porte du théâtre par un noble ou un courtisan riche de textes à placer, et qui le pria de lui servir d’intermédiaire auprès de ses fellows acteurs ? Ou l’usurier qu’il fut très tôt s’appropria-t-il les écrits d’un ou de plusieurs auteurs impécunieux ? C’est ce que suggèrent, dès les débuts de sa carrière, diverses polémiques.

[…]


ix. Sur l’enclume de l’Écriture sainte « Hamlet – Quel chef-d’œuvre que l’homme ! Comme il est noble dans sa raison, infini dans ses facultés, ses mouvements, son visage, comme il est résolu dans ses actes, angélique dans sa pensée, comme il ressemble à un dieu ! » (Hamlet, II, 2)

Le moment est venu de faire dans ce récit une pause, ou un aveu. Mon intérêt pour l’identité du « vrai » Shakespeare est né d’un livre précis, que je n’ai pas mentionné dans ma conversation avec Deirdre – et cette jeune femme elle-même n’a pas l’existence que je lui prête ; notre entretien au Café des philosophes était largement fictif, ou empruntait du moins aux divers échanges verbaux ou épistolaires qu’a entraînés pour moi cette lecture. Il me faut remonter dix-huit mois en arrière si je veux retrouver la première impression que me fit ce livre, dans la pièce assez sombre de l’appartement parisien où je rendais visite à mon ami G. « Tiens, me dit-il, j’ai reçu ça d’un Italien qui enseigne à Montréal, est-ce que tu pourrais le regarder pour moi et me donner ton avis ? C’est malheureusement en anglais et je n’ai plus envie de me coltiner des livres pareils, ma retraite est assez remplie comme ça », et il avait, de sa table très encombrée, extrait d’une pile ce fort volume qu’il me tendit, John Florio, The Man Who Was


Shakespeare écrit à Montréal, et édité à compte d’auteur comme je le saurai plus tard, par un certain Lamberto Tassinari. « Un type très sympa tu verras, il me l’a donné au cours d’une rencontre mais vraiment, je n’ai plus le temps ni la force pour ce genre de bouquins », et son geste lassé embrassait les collines de papiers et d’ouvrages en attente dans cette pièce qui ne pouvait décemment lui servir de bureau, tellement leur accumulation décourageait d’avance toute velléité d’usage ou de rangement. Je soupesais avec appréhension le volume, sous le regard des marionnettes de théâtre qui servent d’enfants au couple de G., posées ici et là sur les fauteuils ou adossées aux livres au bord des étagères, et l’emportais en remerciant. Rentré chez moi, je le remisais à mon tour sur un coin de table, d’où il ne bougea de six mois. Un très grand malheur nous avait frappés entre temps, le deuil d’un fils victime d’un accident de montagne, si bien qu’il n’était plus question d’ouvrir pour moi le moindre livre, nous avions pris en horreur la lecture, le cinéma, les sorties ou soirées d’amis qui nous semblaient autant d’atteintes impardonnables au soin, à la fidélité d’attachement et de pensée dus à notre fils mort. Ce sont quelques pages publiées sur Shakespeare dans un journal que je reçois de temps en temps, et une interview de G. à l’ouverture de ce dossier qui me persuadèrent de reprendre ce livre, pareillement recouvert chez moi sous l’assaut des papiers. Le nom de Tassinari n’évoquait aucun écho, pas plus que celui de Florio substitué sur la couverture aux habituels prétendants ; mais je devais à G. une réponse, cette lecture me ferait faire un peu d’anglais et me permettrait enfin, peut-être, de penser à autre chose, je m’y plongeais. Et j’y fus très vite


absorbé. La démonstration de l’auteur n’épousait pas le ton tranchant et un peu dogmatique de son titre, il procédait méthodiquement, facette par facette et avec douceur, analysant tout ce que « Shakespeare » devait à l’Italie, à l’Écriture sainte, à Giordano Bruno ou à Montaigne, au maniement des langues, à l’exil, à la fréquentation de la Cour et des grands… À petites touches, modestement, un autre visage se découvrait, celui de l’homme de cour et grand lexicographe John Florio, né à Londres en 1553 d’un père italien et juif d’origine, Michel Angelo, prédicateur calviniste qui avait fui le continent pour trouver refuge dans cette ville où il catéchisait une paroisse, tout en enseignant sa première langue à quelques membres éminents de l’aristocratie…


Table des matières Prologue du loir dans la théière Première partie I. Entrée du spectre II. Un buste et un testament III. Aux portes des théâtres IV. D’où vient cet intérêt ?… V. Si ce n’est lui, alors qui ? VI. Out of joint VII. To be or not to be Shakespeare VIII. Entrée des artistes Deuxième partie IX. Sur l’enclume de l’Écriture sainte X. Simple lexicographe ? XI. Vie de John Florio (détails particuliers) XII. Entre les fleurs et les fruits XIII. Sous la roue du mensonge XIV. Shaking the invisible hand

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Remerciements 199 Index

200


SHAKESPEARE

Le Choix du spectre février 2016

On dit qu’aux premières représentations d’Hamlet, William Shakespeare se réservait le rôle du spectre. Et si ce choix, loin de se limiter à ce rôle, avait été celui d’une vie entière ? Être ou ne pas être exprime une alternative essentielle peut-être à l’identité d’un auteur décidément ailleurs : les maigres documents dont nous disposons sur la vie du Shakespeare officiel suggèrent, en creux, le portrait d’un homme qui ne cesse d’effacer ses traces, ou se dissimule tenacement. Attribuer au médiocre bourgeois de Stratford-upon-Avon la paternité de ce théâtre revient à façonner un monstre. À la suite de l’hypothèse récente formulée par Lamberto Tassinari, Daniel Bougnoux part à la recherche d’un auteur autre : John Florio (1553-1625), né à Londres mais italien d’origine, et juif, lexicographe, traducteur et humaniste érudit, constitue un prétendant autrement plus crédible. Le véritable Shakespeare ne sort pas diminué de cette enquête, mais doté d’une éducation, d’une surface sociale et d’un visage enfin dignes de son œuvre. Daniel Bougnoux, philosophe, a publié une vingtaine d’ouvrages dans les domaines de la théorie littéraire et des sciences de la commmunication. Il a accompagné Régis Debray dans le développement de la médiologie. Spécialiste d’Aragon, il a dirigé l’édition de ses Œuvres Romanesques Complètes dans la bibliothèque de la Pléiade.

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493140 ISBN 978-2-87449-314-0 208 pages – 18 €


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