Extrait du "Tombeau d'une amitié"

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Luc Dellisse

Le tombeau d’une amitié

André Gide et Pierre Louÿs

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



Extrait


Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Mise en pages : Mélanie Dufour Dessins de couverture : Félix Vallotton

© Les Impressions Nouvelles – 2013 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com


Luc Dellisse

Le tombeau d’une amitié André Gide et Pierre Louÿs

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



« Ah ! vieux ! comme on s’aimerait si tu voulais ! et comme on se comprendrait si on ne s’expliquait pas. » Pierre Louÿs à André Gide, 17 mai 1892



L’enjeu Toute mon existence se rattache à une seule passion : la littérature. Je n’ai pas eu d’autre aventure que celle-là. Je n’ai jamais agi, aimé, vécu que dans la poursuite d’une phrase sans fin. Sans elle, le temps me semble arrêté. La littérature n’est pas une musique qui accompagne ma vie, mais ma vie en chair et en os. Souvent j’ai cherché à comprendre pourquoi. Il m’a semblé que je ne saurais pas le fin mot du mystère si je ne faisais pas l’effort de sortir de mon cercle intérieur et d’entrer dans la vie de quelqu’un, de quelqu’un d’autre, pour qui la littérature aura été, exactement, tout. Il n’était pas nécessaire que ce soit le plus grand écrivain du monde, ni celui dont je me sentais le plus proche ; ni même que son œuvre ait réussi à s’accomplir. Il fallait simplement qu’il ait joué la partie tout entière – sa vie – dans l’espace imaginaire de l’écriture. écartant les auteurs de premier ordre, les monstres cent fois visités, j’ai trouvé un homme qui réunissait les conditions de singularité, de radicalité, de talent et d’échec et pouvait constituer, à lui seul, le laboratoire dont j’avais besoin. J’ai trouvé Pierre Louÿs (1870-1925). Comme toutes les rencontres importantes, celle-ci s’est avancée masquée. Pendant longtemps, Pierre Louÿs n’a été qu’un nom comme un autre, dans la foule des inconnus célèbres. Je connaissais, comme tout le monde, de loin, l’ami de Paul Valéry et de Claude Debussy, l’auteur à succès de 1896, avec Aphrodite, « tableau de mœurs antiques », l’érotomane organisé et son fichier de huit cents femmes, l’érudit paradoxal de l’affaire Corneille/Molière, et surtout


l’amant légendaire de Marie de Heredia. Autre chose était de découvrir qu’il était un moine-soldat de l’écriture, un poète épris d’absolu. Ses publications de valeur inégale faussent son image. Son œuvre d’imagination ne révèle qu’une partie superficielle de sa personnalité. Il a fallu que je plonge dans sa poésie lyrique, puis dans sa vaste et admirable correspondance, pour que la révélation me soit donnée qu’il était le sujet idéal, si l’on veut comprendre « ce que c’est qu’écrire ». à partir de ce moment, les points les plus obscurs de sa vie, ou les textes les plus divers sortis de sa plume, commencèrent à m’importer autant que les faits éclatants, parce qu’ils étaient les jalons d’une enquête dont les résultaient me ravissaient. Me plurent aussi quelques détails anecdotiques que je partageais avec lui, comme d’être né par hasard en Belgique, d’aimer l’antiquité latine, de juger que le sexe est un sujet littéraire, et d’avoir un éloignement marqué pour le calvinisme. À l’exception notable de son absurde antisémitisme 1900 et de son amour pour les climats chauds, les points de rencontre étaient innombrables. Dans la chaîne d’or de la littérature française, Louÿs est un maillon essentiel. Il est le seul grand poète lyrique entre Hugo et Apollinaire. Et sa prose sensuelle, aérienne, érudite, rapide et désinvolte est d’une solidité parfaite. Il nous laisse, outre ses romans, outre les merveilleuses Chansons de Bilitis, outre Trois Filles de leur mère, peut-être le meilleur livre érotique jamais écrit, une correspondance d’une richesse et d’une ampleur exceptionnelles, qui est son plus grand titre de gloire 1.


Mais Louÿs est un homme d’un commerce difficile, et remonter dans les limbes d’une conscience comme la sienne ne va pas sans péril. C’était un maniaco-dépressif assez accompli. Il passait en peu de jours d’un état d’exaltation, de vivacité et de travail intense au plus profond abattement, où l’anxiété régnait en maître. Suivre le parcours de sa vie, c’est épouser les dénivellations du terrain, et mêler à la curiosité intellectuelle le sentiment récurrent d’un destin tragique. Sa vie, à partir de sa trentième année, est une lente descente aux enfers, malgré la lucidité, l’ardeur et le courage dont il fait preuve presque jusqu’au bout. Pour comprendre Louÿs de l’intérieur, il faut pénétrer dans son état d’esprit, et entrer dans le détail d’un naufrage dont le caractère atroce n’a rien d’exaltant. Mais l’expérience de cette redécouverte vaut la peine d’être tentée. Avec lui, comme derrière la vitre blindée d’un observatoire, se joue symboliquement le sort de la littérature. En suivant sa trajectoire, on comprend mieux ce que c’est qu’une vie d’écrivain. Le flamboiement de l’écriture n’est que l’envers du noir universel. La littérature existe pour transformer l’échec en lumière, mais cette lumière, à son tour, ne peut éclairer que l’échec. Ainsi la littérature est l’histoire de la destruction des hommes par leurs rêves. Il est assez naturel que chez Louÿs, héros presque mythologique de l’aventure littéraire, cette destruction ait été si absolue et si exemplaire.


Démarrage J’ai choisi d’aborder le parcours de Louÿs par contraste, en le confrontant à l’homme qui fut à la fois son ami de jeunesse et son contraire presque idéal : André Gide. L’histoire de leur amitié ne dure que sept ans (18881895). Elle se confond avec la période de leur jeunesse. Leur entente s’use vite. Leurs relations s’interrompent assez brutalement. Mais cette fréquentation assidue les a marqués. Sept ans suffisent pour modifier leur rapport au monde et leur avenir, et pour laisser, en chacun d’eux, des cicatrices, qui influeront sur leur personnalité, jusqu’au bout. Durant cette période d’éducation sentimentale, ils serviront de réactif l’un à l’autre, et par André, Pierre, qui est un jeune chien fou, expérimentera les réalités du rapport à autrui : il y a des limites, et à partir de 1895, comme on le verra, elles seront franchies, irréversiblement. Après leur rupture, ils n’oublieront jamais les moments forts ni les turbulences de leurs relations, durant cette période qui couvre leur apprentissage littéraire et leurs premières publications. Gide surtout, malgré ses dénégations et ses retouches du passé, est conscient que sans sa rencontre avec Pierre Louÿs, sa carrière, sa vie même, auraient été différentes. À l’inverse, Louÿs, qui s’appelle encore Pierre Louis – il prendra bientôt ce pseudonyme pour l’œil – a rencontré, en la personne de Gide, quelqu’un de sa sorte, également passionné, également hanté par quelque chose qui les dépasse – dont Gide se détachera peu à peu, et dont Louÿs, qui y restera fidèle, mourra.


Le sujet de ce livre est la nature de leurs relations et le secret de leur rupture.

Le Révélateur éclairer la personnalité de Pierre Louÿs, non de manière frontale, mais par un face-à-face avec celui qui fut de sa part l’objet de la plus grande dilection, puis de la plus grande aversion, offre un avantage certain. Cela permet de faire surgir les caractéristiques fondamentales de Louÿs par opposition. Confronter ainsi la clarté et le vague, Sapho et Calvin, la passion des femmes et le mariage morganatique, la prodigalité et la lésine, le goût de l’obscurité et le souci de son image, est formidablement révélateur, pour Louÿs comme pour Gide. On ne se dissimule pas que la revalorisation de l’œuvre et la personne de Pierre Louÿs, actuellement cachées par son double masque d’écrivain pornographique et d’érudit chimérique, entraîne ipso facto une certaine réduction de la figure de Gide. Les faits quelquefois parlent d’eux-mêmes. Gide, il est vrai, n’est pas sorti grandi à mes yeux d’une longue fréquentation. À le pratiquer, je suis passé de l’indifférence à l’antipathie, en l’espace d’un an. Je l’imaginais à distance comme un bon écrivain un peu vieilli, mis trop haut de son vivant, trop bas de nos jours. Sa vie remplie de lectures, de voyages et d’écrits très divers me faisait, de loin, une bonne impression. Je comptais en sa faveur le courage d’avoir affiché ses mœurs et celui d’avoir dénoncé les abus des grandes compagnies dans les colonies françaises du Congo et du Tchad. J’avais lu, au lycée, certains de ses livres – La Symphonie pastorale, La Porte étroite, Les Faux-


monnayeurs – qui figuraient alors au programme, avec ceux de Mauriac, Camus, Saint-Exupéry (tous trois prix Nobel de littérature, même si le dernier, mort trop tôt, ne l’a été que virtuellement). Ces ouvrages m’avaient ennuyé mais ce qui ennuie à quinze ans est souvent un jugement révisable. J’avais parcouru aussi son Journal, qui ne m’avait causé aucune impression, dans la mesure où il ne s’y passe strictement rien. Ici, après avoir lu la correspondance de Gide avec Valéry, Louÿs, Rivière, Schlumberger, je me suis mis plus complètement à l’examen de son œuvre et de sa vie. J’ai découvert ainsi, sans aucun plaisir, la fausseté de bien des légendes à son propos : que Corydon était un livre courageux (l’a-t-on relu ?), que le fondateur de la NRF était un grand agitateur d’idées (lesquelles ?) et un grand découvreur de talents (Charles-Louis Philippe ? François-Paul Alibert ?), un grand diariste (« nous distribuâmes des piécettes aux enfants »). Quant à sa réputation d’humanisme et de générosité morale, elle ne résiste pas à l’évidence de son attitude mesquine à l’égard de Jacques Rivière, de sa jalousie morbide à l’encontre de Proust, et de la façon singulière dont il a trahi sa femme, non en couchant avec des garçons, mais en lui imposant un mariage blanc pour ensuite faire un enfant à la fille de ses amis Van Rysselberghe. J’ai souvent pensé que les injustices littéraires étaient moins fréquentes qu’on ne pouvait craindre. S’il y a des chefs-d’œuvre engloutis, par définition je ne les connais pas. Mais les œuvres notoires, celles qui peuplent les anthologies, sont rarement sans valeur : tout au plus leur


importance relative est parfois brouillée. Gide est l’oiseau rare. Il est probablement le seul écrivain connu, et même très connu, dont les qualités apparentes fondent dès qu’on y porte le regard. Sa confrontation avec Louÿs est éclairante, et pour lui, cruelle.

Contraste Louÿs lui-même, bien sûr, n’est ni Proust, ni Valéry, ni Claudel, pour citer quelques-uns des auteurs de sa génération. Intelligent, cultivé, raffiné, épris des formes classiques, mais sans le grand don des foudres et des flèches, c’est en apparence un écrivain de second ordre, si brillant soit-il. Pourtant, face à lui, Gide, empêtré dans ses lubies, ses spéciosités et ses arabesques comme dans la cape dont il aimait s’envelopper, retrouve sa vraie dimension : un écrivain de troisième ordre – presque plus rien. Le moins qu’on puisse dire est que cette supériorité de Louÿs est loin d’être admise communément. C’est le contraire qui a lieu. Gide est une institution, Louÿs est outsider. À Gide, la reconnaissance de la Pléiade et de l’Académie suédoise ; à Louÿs, l’enfer des bibliothèques. À Gide, les études savantes et l’examen attentif des méandres de sa pensée et de son parcours ; à Louÿs, les rééditions bâclées, l’oubli de sa dimension poétique, les à-peu-près biographiques et la confiscation par les amateurs d’anecdotes pittoresques et de curiosa. Pourtant ce déséquilibre dans les rapports de force est en partie une illusion rétrospective, due à la gloire ultérieure d’André Gide. Il ne reflète pas vraiment l’opinion des contemporains. Debussy, Mallarmé, Heredia, Gourmont,


Régnier, même Léautaud, n’auraient jamais eu l’idée de croire à la supériorité littéraire, encore moins intellectuelle, de Gide sur Louÿs. Quant à Valéry, il est aisé de voir qu’il n’a pour l’œuvre de Gide qu’une indifférence qui va parfois jusqu’au dédain. Le chemin sera long pour rendre à Pierre une place plus juste et pour mieux établir par où il excelle et par quoi il est remarquable. De montrer que dans son échec même, il engage la littérature, alors que malgré la réussite de sa carrière, André n’a même pas soupçonné la règle du grand jeu auquel il prétendait. Du moins ne suis-je pas le premier à savoir, sur ce point essentiel, ce qu’il en était vraiment. Nous verrons que Valéry, dans sa correspondance privée, s’exprimait sans fard et sans hésitation à ce sujet. Mais avec plus de précision encore, exactement à l’endroit où gît le mal, appuie un autre écrivain : « Un Gide, dont l’œuvre ferait croire qu’il n’a pas de cœur et qu’il n’a pas de sens, qui n’est pas romancier (créateur de personnages vivants), qui n’est pas poète, qui n’est pas auteur dramatique ; qui n’a pas d’esprit, qui n’a pas de comique, et qui s’efforce laborieusement de faire croire qu’il a ou qu’il est tout cela, quelles ne sont pas ses limites ? La différence de classe entre une Colette et un Gide, c’est la différence de classe entre un Saint-Simon et Anatole France 2. » (Montherlant)

La Promesse L’entrée en littérature de Gide frappe pourtant par l’assurance qui s’y manifeste. Lui qui à cette époque est souvent indécis et fluctuant, et qui dans la conversation,


se montre si peu ferme qu’on a l’impression qu’il oublie à mesure ce qu’il vient de dire ou de penser, il fait preuve dès ses débuts d’une cohérence parfaite. Elle lui permet de rassembler dans une texture continue, sur un ton très personnel, les éléments épars de son univers intérieur. Et cette voix est tout à fait singulière. Certes, il est difficile de lire André Walter ou Le Traité du Narcisse ou Le Voyage d’Urien sans y déceler les influences de Whitman, de Wilde, de Musset, de Byron. Le symbolisme et le Parnasse n’en sont pas absents non plus. Mais quel jeune auteur n’a pas à se dégager du tourbillon de ses lectures ? La succession de ses premiers livres dénote, par l’audace et l’esprit de suite avec lesquelles s’exprime cette personnalité lyrique et ondoyante, une très réelle originalité. La langue est certes assez artificielle : le maniérisme de l’écriture artiste et le vague de la poésie fin de siècle s’y sont donné rendez-vous – avec une propension aux interjections émotionnelles et aux joliesses lexicales dont il mettra longtemps à se défaire, pour aspirer, la cinquantaine venue, à une sobriété plus classique. Mais l’intérêt psychologique et moral de ses œuvres publiées entre 1891 et 1895 permet de les relire aujourd’hui, comme dans une langue étrangère un peu hâtivement traduite, mais au travers de laquelle on entend des accents qui ne sont qu’à lui. Le sommet de cette œuvre du premier Gide est assurément Paludes 3. C’est son œuvre la plus joyeuse et la plus lucide. écrite dans « une forme qui devait se présenter et qu’on ne reprendra pas » (Mallarmé), elle constitue une tentative d’un nouvel ordre, bien plus ambitieuse que les précédentes, malgré son allure fantaisiste. Elle ne pré-


sente pas seulement sous une forme satirique les milieux littéraires et mondains, elle n’est pas seulement un portraitcharge de personnages à demi imaginaires qui mènent leur vie privée comme une entreprise de relations publiques, elle fournit aussi un tableau saisissant de l’ennui fin de siècle, de la confusion des sentiments et de l’illusion du salut par l’art. La phrase leitmotiv (« Moi ça m’est égal parce que j’écris Paludes ») est une façon caustique de se mettre audessus de la mêlée, tout en étant saisi par la même folie somnambulique et par les mêmes troubles de l’ego que tous les autres personnages. Gide parvient même à dominer son écriture en en faisant une utilisation quasi parodique : « Un peu d’espoir enfin des réserves du ciel semblait en grelottant descendre ». Si Gide avait poursuivi et élargi cette veine, il aurait sans doute atteint à un bien plus grand accomplissement de son idéal artistique. Mais cette veine, il ne la retrouvera pas, et quand il s’essaiera à nouveau au récit satirique et joyeux, bien plus tard, dans Les Caves du Vatican, la fable sera laborieuse, et le ton forcé. Gide et Paludes, c’est l’heureuse rencontre d’un sujet et d’une singularité. Il est dommage que cette rencontre ait été sans lendemain. Car dans cette œuvre-là, tout ce qui se dérobe en général aux efforts de Gide (finesse, malice, profondeur, mise en abyme) est soudain trouvé. Il y a vingt petites trouvailles de formules et de situations, depuis « Cher ami, j’allais justement penser à vous » jusqu’à la carabine à poire qui à chaque coup tiré, produit un son analogue au mot « Palmes ! » dans un vers de Mallarmé. La galerie des portraits (Alcide, Angèle, Hubert et les autres)


est d’une extravagance si assumée qu’elle touche au fantastique. Hubert, surtout, « mon grand ami Hubert », chasseur, homme d’affaires et agent de liaison entre micropuissances, est d’une absurdité parfaite. On sait que Gide y a objectivé Louÿs. Mais ce n’est pas un masque qui présenterait Pierre Louÿs sous une apparence strictement caricaturale : c’est une invention presque pure, à partir d’une image rétrospective de Louÿs. Le modèle ne lui ressemble que de très loin.

Plénitude Pierre Louÿs est le plus méconnu des grands écrivains de son époque – la flamboyante époque 1890-1914. Son nom n’est jamais tombé dans l’oubli, mais son image d’ami providentiel de Valéry, Debussy, Gide, et à un autre niveau, de Paul Fort ou Claude Farrère, a occulté son éclat personnel d’écrivain. Son œuvre du reste est cachée par sa variété même, et aussi, sans doute, par une bibliographie tronquée : on a publié de lui dix fois plus de titres après sa mort qu’il ne l’avait fait de son vivant. Dans ses publications posthumes, le tri n’a jamais été fait, et des chefs-d’œuvre réellement méconnus voisinent avec des fonds de tiroir. Lui qui ne donnait des livres qu’après réflexion et qui retravaillait beaucoup sa prose et ses vers, ne se serait pas retrouvé dans ce catalogue quelque peu hétéroclite. Sa réputation, et on pourrait même dire sa légende, s’est déplacée en quatre-vingt-dix ans. L’artiste exigeant, au style somptueux, qu’il était aux yeux de ses contemporains, quand parurent ses principales œuvres achevées – Les Chansons de Bilitis, Aphrodite, La Femme et le Pantin – a


disparu de la mémoire. À sa place s’est installée une personnalité sulfureuse, auteur d’œuvres érotiques très crues (qu’il écrivait pour son plaisir et ne songeait pas à publier) et de recherches érudites plus scandaleuses encore (l’idée que l’œuvre de Molière doit beaucoup à la plume de Corneille est une de ses trouvailles). Louÿs, un des hommes les plus cultivés qui soient, était habile à soulever des lièvres inattendus et à déchiffrer des textes hermétiques. Cette passion lui prenait l’essentiel de son temps et s’était peu à peu substituée à la volonté d’écrire de nouveaux livres. Travailleur infatigable, il n’a plus montré grand-chose de sa production à partir de 1902 et il s’est enfoncé dans une sorte de double recherche désintéressée qu’on ne soupçonnait même pas : le sexe et l’histoire littéraire. Quand en 1919, il se décide à exposer dans divers journaux sa théorie selon laquelle de grandes pièces signées Molière ne devraient pas grand-chose à Jean-Baptiste Poquelin, le tollé qu’il provoque est considérable : et cette levée de boucliers ainsi que le lâchage de quelques-uns de ses derniers amis, ne sont pas étrangers à son enfoncement final dans le silence et dans la nuit. Il avait pourtant eu toutes les fées à son berceau : à vingt ans, Pierre Louÿs, c’est un soleil. Il a commencé à faire paraître une série de petits livres, de peu de pages, à faible tirage. La poésie y porte encore des masques, y prend encore des poses : on sent les influences. Mais on y trouve déjà la liberté, les nerfs, le doigté. En 1893, une parution révélatrice : sa traduction des Poésies de Méléagre, chez Bailly, à la librairie de l’Art Indépendant. Bon helléniste, prosateur précis, il explore un des


domaines favoris de son inspiration : l’antiquité érotique. De quoi fonder sa compétence ultérieure. Mais sa vraie naissance littéraire ne survient que l’année suivante, avec Les Chansons de Bilitis, petits textes lyriques à la fois légers et raffinés, traités sur un modèle saphique, et qui baignent dans une lumière d’île grecque idéale. Au terme de ces trois premières années « publiques », le profil de Louÿs se dessine : culte de l’antiquité considérée comme âge d’or, sensualité marquée, style nerveux, serré, très agile, parfois un peu languissant par refus de la raideur néo-classique. Ce qui n’empêche pas Louÿs de passer par des zones de turbulences qui ébranlent son sang-froid, et qui contribuent également à former son modèle, celui d’un écrivain perpétuellement endetté. À vingt et un ans, suite à la mort de son père, il entre en possession d’un héritage très important. Il le carbonise en l’espace de trois ans. Il y a d’abord l’argent consacré à la revue La Conque. Puis il y a ses aides financières habituelles aux amis, à commencer par Debussy, toujours dans le besoin, et à Bailly, le patron de la librairie de l’Art Indépendant, son premier éditeur. Surtout, Louÿs s’offre de nombreux plaisirs, notamment en matière de libertinage et de bibliophilie. Enfin, ses fréquents voyages en Afrique – Algérie et égypte – constituent de lourdes saignées. À ce train-là, il n’est pas étonnant qu’à la fin de 1894, il n’ait plus que des dettes. Peu attiré par les charmes de la misère studieuse, il songe à échapper de manière radicale aux soucis d’argent. Il y a toujours un revolver dans un de ses tiroirs.


[…]


LE TOMBEAU D’UNE AMITIÉ Parution en octobre 2013 Ils se sont rencontrés adolescents, au moment où leurs goûts et leur caractère étaient en train de se former. Ils ne se sont plus beaucoup quittés durant six ans, voyageant ensemble, se rendant visite sans cesse, s’écrivant presque chaque jour, se montrant leurs projets, fréquentant Mallarmé et Heredia, participant à la création d’une importante revue, La Conque, élaborant chacun une œuvre singulière qui frappe par son originalité. Dès l’âge de vingt ans, la gloire les guette. Leur entente ne va pourtant pas sans incompréhension ni disputes. Ils n’ont rien en commun, sauf la littérature. Leurs personnalités sont aux antipodes. À plusieurs reprises, ils manquent de se brouiller. Et au printemps 1895, c’est la rupture. Ils gardent quelques contacts distants durant un an encore, puis ils cessent de se voir pour toujours. Sur quoi reposait l’amitié entre deux esprits si différents ? Quel est le secret de leur séparation ? Il faut pour y voir clair remettre en cause les idées reçues. C’est ce que ce livre s’attache à faire, d’une manière précise et vivante, qui permet de relire d’un autre œil deux écrivains surprenants. L’un, glorieux, futur prix Nobel : André Gide. L’autre, méconnu, à redécouvrir dans la complexité de son génie : Pierre Louÿs. Luc Dellisse est romancier, essayiste et poète. Il enseigne le scénario et la littérature à la Sorbonne et à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié aux Impressions nouvelles des ouvrages sur l’écriture cinématographique et cinq romans, dont récemment, Les Atlantides et 2013 Année Terminus. Il prépare une biographie de Pierre Louÿs.

Plus d’infos sur: www.lesimpressionsnouvelles.com www.lesimpressionsnouvelles.com/category/50/53/

Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874491795 ISBN 978-2-87449-179-5 96 pages – 10 €


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