Jan Baetens
à voix haute
poésie et lecture publique
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Jan Baetens
À voix haute Poésie et lecture publique
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Pendant un moment où l’on prit des glaces, Zéphirine envoya Francis voir le volume, et dit à sa voisine Amélie que les vers lus par Lucien étaient imprimés. « Mais, répondit Amélie avec un visible bonheur, c’est bien simple, monsieur de Rubempré travaille chez un imprimeur. C’est, dit-elle en regardant Lolotte, comme si une jolie femme faisait elle-même ses robes. – Il a imprimé ses poésies lui-même, se dirent les femmes. – Pourquoi s’appelle-t-il donc alors monsieur de Rubempré ? demanda Jacques. Quand il travaille de ses mains, un noble doit quitter son nom. – Il a effectivement quitté le sien, qui était roturier, dit Zizine, mais pour prendre celui de sa mère, qui est noble. – Puisque ses vers (en province on prononce verse) sont imprimés, nous pouvons les lire nous-mêmes », dit Astolphe. Cette stupidité compliqua la question (…) (Honoré de Balzac, Illusions perdues)
La Parole contre l’écriture « Au lieu de poésie, on avait du théâtre » L’écrivain, aujourd’hui, n’a plus le choix. Ou bien il accepte de lire ses textes en public, ou bien il se condamne à l’inexistence. Sans la parole, le texte – surtout le texte poétique – ne peut que disparaître. L’idée est fort répandue, solidement assise par l’institution récente de la « lecture publique ». On lit ainsi dans une enquête du journal Le Monde, qui donne la parole à plusieurs écrivains devenus lecteurs à voix haute : Pour séduire les lecteurs, le livre ne suffit plus. Désormais, les mots doivent se faire entendre et les auteurs sont de plus en plus souvent invités à lire leurs textes ou ceux des auteurs qui les ont inspirés devant des spectateurs aussi nombreux qu’enthousiastes1.
Mais c’est aussi une idée dangereuse, peut-être la plus dangereuse qui soit dans la poésie moderne, qui sera au cœur des pages à venir, la lecture d’un texte en prose posant des problèmes d’un ordre différent. Lire en public n’est pas toujours la meilleure façon d’enrichir le texte poétique. Dans bien des cas un poème est diminué par le saut de la page à la scène. Et entendre un texte peut s’avérer aussi décevant ou trompeur que voir une illustration mal choisie ou insignifiante. 1. Virginia Bart, « Cet art de la scène, la lecture », Le Monde des livres, vendredi 18 septembre 2015, p. 11.
À Voix haute n’est pas un pamphlet contre la lecture publique de la poésie. Ce n’est pas non plus un credo en faveur d’une littérature imaginaire, idéalisée, autonome par rapport à toute forme de médiation. Plus modeste, l’ambition de ce livre est d’examiner le pour et le contre des lectures publiques, devenues aujourd’hui presque banales. Pour ce faire, et sans prétendre que la seule lecture valable est la lecture silencieuse, on a voulu lire comment les auteurs eux-mêmes décrivent les rapports entre l’écrit et l’oral. C’est à travers l’analyse de leurs témoignages qu’on tentera de faire le point sur l’institution de la lecture publique. À Voix haute se situe dans le prolongement de deux autres livres, également critiques de certains mythes modernes. D’abord Pour une Poésie du dimanche 2, qui aborde les pièges de la « professionnalisation » du poète. Ensuite Pour en finir avec la poésie dite minimaliste 3, mal à l’aise avec le désir moderne d’inventer un langage poétique « pur, essentiel, absolu ». Le but poursuivi est identique : débarrasser le texte poétique des préjugés certes nobles et bien intentionnés mais pas forcément utiles ou efficaces à long terme. Le présent livre se propose d’attirer l’attention sur les dangers de l’esprit du temps qui force les poètes à se produire en public. En ce sens, il n’est pas étranger à la prudence d’un Paul Léautaud, lui aussi peu convaincu de l’adaptation du texte en spectacle vivant. Dans une chronique d’août 1919 sur les récitations de poèmes sur les scènes parisiennes, le critique théâtral oppose 2. Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009. 3. Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014.
deux formes de lecture. Celle qu’on peut entendre tous les jours : On a commencé par des récitations de poèmes. C’est redevenu très à la mode. Tous les vendredis, il y a séance à l’Odéon. On ne compte plus les cercles littéraires, les petites entreprises théâtrales qui en donnent çà et là. Le public ne manque pas. Les salles, petites ou grandes, sont toujours pleines. Tout le monde est content : les poètes de faire dire leurs vers, et les auditeurs de se donner des petits airs de lettrés. Moi aussi je trouverais cela charmant si une chose ne me gâtait toujours ces cérémonies : les récitants, comédiens et comédiennes. Ces gens, déjà insupportables souvent dans les œuvres dramatiques, le sont encore plus quand ils se mêlent de dire des vers. Le moindre poème est pour eux un rôle, et il faut qu’ils le jouent, avec force déclamation et gesticulation. (…) Au lieu de poésie, on avait du théâtre4.
Et celle, imaginée seulement, car absente des planches : Je vais sans doute bien étonner les admirateurs de ces grands artistes et ces grands artistes eux-mêmes : on peut dire les vers et émouvoir profondément, assis sur une chaise, les mains derrière le dos, sans un mouvement. C’est même, à mon avis, la seule façon de les dire (…)5.
4. Paul Léautaud, Théâtre de Maurice Boissard (Paris, Gallimard, 1926, réédition en 1943), p. 71. Je remercie Thierry Horguelin de m’avoir signalé ce passage révélateur. 5. Id., p. 78.
Léautaud exagère un peu, mais on verra qu’il n’est pas le seul et que les raisons de sa mauvaise humeur sont largement partagées.
De la mode au symptôme La voix haute, en littérature, en poésie, c’est toujours le signe d’une émotion. Qu’on lise pour soi, à un autre, en groupe, la base de toute expression poétique, le chant, est toujours là. Il est l’accompagnement irrépressible de la poésie. D’où les regrets permanents de l’écart entre le « naturel » du parler non littéraire, qui bouge sans arrêt, et l’« artifice » du parler littéraire, figé par l’écrit. Cette préoccupation n’est pas exclusive du français. On sait la place qu’occupe le rapport avec la langue naturelle chez T.S. Eliot, par exemple. Dans son essai « The Music of Poetry » (1942), il note que la poésie doit toujours respecter ce qu’il nomme une loi de la nature : (…) the law that poetry must not stray too far from the ordinary everyday language which we use and hear. Whether poetry is accentual or syllabic, rhymed or rhymeless, formal or free, it cannot afford to lose its contact with the changing language of common intercourse6.
6. « The Music of Poetry », in On Poetry and Poets, London, Faber and Faber, 1957, p. 27 : « (…) la loi selon laquelle la poésie ne doit pas trop s’éloigner du langage que nous utilisons et écoutons tous les jours. Que la poésie soit portée par l’accent ou syllabique, qu’elle soit ou non rimée, réglée ou libre, elle ne peut pas se permettre de perdre le contact avec le langage sans cesse changeant de la conversation ordinaire. » (notre traduction)
Lire à voix haute un texte de poésie est donc un geste presque naturel. Mais il arrive aussi que le passage à l’oral soit voulu, qu’il se fasse en public. Souvent produite sur scène, voire pour la scène, la poésie contemporaine offre de nombreux exemples d’une telle manière de lire. Son cas est bien sûr différent de la poésie ancienne ou exotique, née dans des cultures orales, où il est moins question de lecture que de récitation. La lecture à voix haute d’un texte contemporain se distingue aussi des exercices d’improvisation, lors d’une soirée de slam par exemple, où la prise de parole ne dépend guère d’un texte déjà rédigé. La poésie traditionnelle, enfin, composée par écrit, puis destinée à une lecture sous forme d’imprimé, occupe une position intermédiaire, ambivalente : cette poésie peut rester silencieuse, elle peut aussi, de la composition à la réception, se prêter à une lecture à voix haute, pour soi ou en public.
[…]
« Hurle » : Tristan Tzara, hier, aujourd’hui De La Maison des Amis du livre aux lectures publiques d’aujourd’hui, il n’y a qu’un pas. Tout comme il est toujours possible de se retrouver au salon de Mme de Bargeton ou au théâtre de la Berma, bien des librairies organisent encore des soirées sur le modèle qu’était celui d’Adrienne Monnier. Cependant, l’histoire littéraire n’avance jamais de façon linéaire ou homogène. Les tendances observées rue de l’Odéon connaissent parfois de brusques reculs et repentirs. La lecture de Réjane, dont Fargue, le principal bénéficiaire, est aussi le seul témoin, pourrait-elle être lue dans cette perspective, profondément nostalgique ? En tous cas, le maintien ou le retour des lectures publiques comme celles de la rue de l’Odéon ne sont jamais sans mélange. S’agissant des liens entre l’oral et l’écrit, la grande stabilité du régime rhétorique, gardé intact jusqu’à nos jours, ne doit pas faire oublier l’émergence, puis la diffusion de visions alternatives, en brutale rupture avec l’idée dominante de la poésie régie par une base phonocentriste. Comme on le voit dans l’exemple des futuristes, puis de Dada, cette réaction anti-rhétorique s’attaque aussi bien aux formes de la poésie qu’à la poésie comme pratique sociale. Le futurisme, surtout dans les années 1909-1913, phase « ascendante » du mouvement, aspire
à émanciper l’énergie formelle des signes, tantôt par la conversion du langage en « chose à voir » – ce sont les « Paroles en liberté », mots libérés de l’ordre conventionnel, logique et linéaire, de la syntaxe et du discours, qui s’offrent de manière simultanée au regard dans des tableaux typographiques –, tantôt par l’intégration de sons et de bruits que le langage conventionnel n’arrive plus à discipliner à l’aide de signes conventionnels – et ce sera, dans les fameuses serate ou soirées futuristes, le remplacement du texte récité par toutes sortes de machines reproduisant sur scène les bruits de la vie moderne. Les futuristes récusent en effet ce qu’ils appellent la récitation à la française. La diction prônée par Marinetti est toute de « impeto e veemenza » (« fougue et véhémence »)7. Au goût français de la lecture cadencée, le chef de file du groupe futuriste oppose la réinterprétation spontanée du texte, où il se laisse emporter par ses propres émotions. Marinetti réinvente sur scène un texte qu’il récite par cœur, mais dont la diction très violente, sans pause, saccadée, est poussée jusqu’à un registre de fausset. Corollairement, les soirées mêlent voix humaines et bruits mécaniques, dont les célèbres « bruiteurs futuristes » inventés par Luigi Russolo, qu’un programme parisien de 1921 décrit comme suit : Les bruiteurs futuristes ne sont pas des instruments bizarres et cacophoniques. Les bruiteurs futuristes sont des instruments de musique absolument nou7. Cf. le témoignage de Tullio Crali, futuriste tardif mais fort proche du chef de file du mouvement (né en 1910, il n’a pu assister aux premières serate) in Simona Bertini, Marinetti et le « eroiche serate » (Novara, Intrlinea, 2002), p. 162.
veaux qui donnent, avec des timbres nouveaux (dont plusieurs très doux), toute la gamme musicale.8
La lecture publique intègre ici des choses que le lecteur traditionnel n’oserait plus nommer poésie, et l’événement tient plus de l’agit-prop que de la rencontre d’un texte, d’une voix et d’un public. Dans son double versant machinique et anti-humaniste, le programme vitaliste du premier futurisme soutient activement un projet de destruction de la poésie (un des innombrables manifestes de Marinetti a pour titre : « Tuons le clair de lune »). L’impact du futurisme – et non seulement du dadaïsme – sur la mise en cause du modèle phonocentriste ne peut être sous-estimé : c’est bien ici que s’entame, de manière autre que simplement potache, le grand renversement de la tradition poétique en faveur du bruitisme d’une part et de la poésie visuelle d’autre part, qui représentent les deux grandes tendances d’une certaine poésie d’avant-garde au 20e siècle. Dada, dès 1916, prend le relais du futurisme, qu’il pousse à ses extrémités les plus nihilistes, il est vrai dans un contexte historique très différent (le futurisme, de son côté, ne tardera guère à se laisser séduire par des sirènes d’un tout autre ordre). Ici aussi, la politique d’anéantissement de la poésie et partant de la culture et de la société qui la sous-tendent, dissocie l’oral et l’écrit. En même temps les cabarets Dada sont aussi des « œuvres d’art totales », mélangeant les éléments les plus hétérogènes. Le non-sens dadaïste dérive soit vers la fureur du cri, soit vers le travail sur la lettre comme 8. L’affiche (en français) du spectacle est reproduite à la page 171 du livre cité de Bertini, Marinetti et le « eroiche serate ».
pure forme, comme forme brute, en-deçà ou au-delà de toute sémantisation. Plus tard, avec le lettrisme créé par Isidore Isou en 1945, on verra encore plus nettement que les deux grands modes de la parole, les sons d’une part et les lettres d’autre part, n’avaient jamais cessé de s’entretisser. Mais le ciment qui les relie est bien la négation9. Aux yeux de beaucoup, l’avant-garde du 20e siècle se confond avec ces mouvements radicaux, aujourd’hui de mieux en mieux connus et appréciés. Cette redécouverte serait impensable sans les nouvelles technologies : le travail de pionnier de Kenneth Goldsmith, maître d’œuvre du site UbuWeb10, principale archive et voie royale de toutes les expériences littéraires du siècle, quels qu’en soient le médium ou la langue. Mais il convient de saluer aussi les efforts de chercheurs comme Jean-Pierre Bobillot, grand spécialiste français de la poésie sonore.
9. Dans le cas d’Isou, qui avait des rêves de langue universelle, le projet de destruction est moins négatif : l’obscurité jetée sur le langage vise moins à le détruire qu’à préparer l’avènement quasi messianique d’une nouvelle langue mettant un terme à la dispersion des langues connues, cf. Hannah Felman, From a Nation Torn : Decolonizing Art and Representation in France, 1945-1962 (Chapel Hill, NC, Duke University Press, 2014). 10. Ubu, outre bien sûr le clin d’œil au personnage de Jarry, reprend l’abréviation conventionnelle de l’Université de Buffalo (U-niversity of BU-ffalo), dont le serveur avait accueilli la première version du site http://ubu.com/
[…]
Table des matières La Parole contre l’écriture « Au lieu de poésie, on avait du théâtre » De la mode au symptôme Crise de vers, crise de langue L’ère du soupçon I. Petite histoire de la lecture publique Un salon en province (Balzac) Pendant ce temps, à la capitale (Joyce) D’une matinée l’autre (Proust) Lire en librairie (La Maison des Amis des Livres) « Hurle » : Tristan Tzara, hier, aujourd’hui La lecture publique, un « must » moderne Un geste « extrême-contemporain » ? On en est là : lire, performer II. Instantanés Dans le texte : Danielle Mémoire En coulisse : Jean-Jacques Viton Lire la post-poésie : Jean-Marie Gleize Document, circonstance, poésie : Florence Pazzottu La « chaîne P.O.L » : Pierre Alferi et Olivier Cadiot
9 12 15 19 25 35 43 57 71 79 91 97 107 115 123 131 141
Inventer la non-création : Kenneth Goldsmith La poésie n’est pas le slam : Charles Burns Retour au livre : Vincent Tholomé Le « dépliage parlé : Vincent Broqua
147 155 161 169
Bibliographie
176
Index
183
Jan Baetens aux Impressions Nouvelles Made in the USA, 2002 Cent fois sur le métier, 2003, Prix triennal de Poésie 2007 Vivre sa vie, une novellisation en vers du film de Jean-Luc Godard, 2005 Slam !, 2006 Cent ans et plus de bande dessinée, 2007 La Novellisation, du film au roman, 2008 Pour une poésie du dimanche, 2009 Pour le roman-photo, 2010 Autres nuages, avec des gravures d’Olivier Deprez, 2012 Le Problème du Sud, 2013 Pour en finir avec la poésie dite minimaliste, 2014 Ce Monde, 2015
à voix haute poésie et lecture publique
juin 2016 La poésie, aujourd’hui, c’est ce qui se lit : à voix haute, en public, et pourquoi pas sur scène. Les possibilités ouvertes par cette transition sont considérables, comme en témoigne l’émergence d’une autre scène poétique : poésie sonore, performance, slam. De Mallarmé à Tzara, de Roubaud à Gleize, d’Alferi à Goldsmith, tous les grands auteurs se lisent aujourd’hui à voix haute. mais il arrive que la lecture publique nuise à la qualité de leurs textes. Ce livre examine la cohabitation de l’écrit et de l’oral en poésie. En s’appuyant sur les témoignages des auteurs mêmes, il invite à rompre le consensus sur les bienfaits supposés de la lecture en régime de « voix haute ». Professeur à l’Université de Leuven, Jan Baetens a publié de nombreux ouvrages d’analyse et de critique littéraire. Il est aussi l’auteur de nombreux volumes de poésie, dont SLAM, poèmes sur le basket-ball (2006), Pour une poésie du dimanche (2009), Le Problème du Sud (2013) et Ce monde (2015). Il a reçu le Prix triennal de poésie 2007 de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour son recueil Cent fois sur le métier. Une anthologie de son œuvre poétique, Vivre sa vie et autres poèmes est parue en 2014 dans la collection de poche Espace Nord, en même temps que son essai, Pour en finir avec la poésie dite minimaliste.
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493256 ISBN 978-2-87449-325-6 192 pages – 17 €