Camille Laurelli - Inès Sapin

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CAMILLE LAURELLI PAR INÈS SAPIN MARS 2009



Le travail de Camille Laurelli m’a toujours un peu effrayée. Camille Laurelli lui-même m’a toujours un peu effrayée. Lors de nos différentes rencontres autour de quelques buffets de vernissage, sa nonchalance nerveuse et son inépuisable flot de paroles m’ont mise dans des situations absurdes et embarrassantes où, sans qu’aucune échappatoire ne s’offre à moi, je pouvais sentir mes pieds s’enfoncer lentement dans un sol devenu mou pendant que mon discernement se faisait absorber par le trou noir supermassif qui se forme juste devant nous lorsque Laurelli commence à développer une « idée ». Mais parce qu’il est bien connu que nous avons peur de ce que nous connaissons mal, j’ai voulu lui donner une chance, et je suis allée chercher directement dans son atelier la clef de la compréhension de son travail. Il me l’a donnée, malheureusement celle-ci s’est cassée dans la porte. 5


Un personnage haut en couleur Si j’évoque d’entrée le « personnage », c’est parce qu’il est totalement indissociable de son travail. Les cheveux hirsutes, Camille Laurelli évolue maladroitement dans un atelier jonché d’objets déconcertants, tel un savant fou (plutôt de la trempe d’un Geo Trouvetout que d’un Dr. Doom) dans son laboratoire. Laurelli ramasse ce qui traine chez lui (cotons tiges usagés, baguettes de pain, cartes à jouer et outils cassés), expérimente diverses possibilités d’emboîtement de ces choses entre-elles, fait quelques arrangements d’idées plus ou moins judicieux et les convertit en autre chose. Suite à ce processus de détournement vaguement poétique où l’absurde semble prendre le pas sur le réel, les nouveaux objets ainsi formés apparaissent alors être dans le prolongement direct du corps de l’artiste, comme si, ne sachant pas vraiment comment les utiliser auparavant, il les avait adapté à son propre usage. Bouteille de vin rehaussée d’un pommeau de douche, plateau de jeu d’échec circulaire, cartable-commode, chaise de bureau pendue... 6


Toutes ces choses rassemblées forment comme une cartographie de la vie de l’artiste : on sait ce qu’il fume, à quelle quantité, ce qu’il boit, à quelle quantité, ce dont il se sert et ce dont il ne se sert plus, ce dont il ne pourra plus se servir et surtout le temps qu’il passe à ne rien faire, comme en témoignent les bols, tasses et autres récipients remplis de mégots de cigarettes qu’il appelle les Sabliers, symbole du temps qui passe irrémédiablement, ou ce lit-bureau, simple matelas posé sur des tréteaux qui détermine instantanément sa façon de travailler. Ses productions semblent donc lui être dictées par lui-même et pour lui-même, dans l’idée d’un façonnage du monde à sa propre image. Il va réagir à des objets, des images, des signaux, n’importe quoi et il va corriger ce qui ne lui conviendra pas. Je dis réagir et non pas agir, car c’est une forme de réaction spontanée qui est à la base de tout ce qu’il entreprend, et si je devais user d’une métaphore pour décrire cette façon de procéder, je la trouverais dans l’ébauche d’une de ses dernières pièces, autoportrait s’il en est, qui consiste en un aspirateur en marche 7


dans un placard obscur. Camille Laurelli donc, n’est pas inspiré, il aspire. Il aspire tout, de manière automatique, sans faire la moindre hiérarchisation dans les images et pensées qui se trouvent ainsi enchevêtrées dans la mécanique de son cerveau. Ce qu’il a aspiré, il le transforme en un conglomérat de poussière compacte qui devient une « pièce » à chaque fois qu’il faut vider le sac. Et comme il s’agit d’un aspirateur qui vit dans un état continu de vigilance intellectuelle (« la pensée ne s’arrête jamais », comme il le dit lui-même, sous entendu nous sommes toujours en train de penser à quelque chose, pas de réfléchir à quelque chose – Laurelli ne fait pas vraiment de différence entre une pensée constructive et une pensée passive), les amas de poussières aux dimensions variables s’accumulent dans son appartement, son ordinateur et éventuellement les salles d’exposition. Nano-résistance et paresse Alors, puisque nous sommes dans la métaphore poussiéreuse, imaginons un instant 8


que Camille Laurelli soit de ces artistes presque invisibles qui agissent comme des petits grains de poussière qui font dérailler la machine, de ces « braconniers du réel » affirmés, pour reprendre la formule d’un des intellectuels dont il se prévaut, Michel de Certeau, ou bien encore de ces artistes qui par leur détournement de la réalité permettent une forme de résistance au quotidien spectacle... Difficile de croire qu’il se cache quelque chose de cet ordre derrière ces formes au mieux joliment drôlesque, au pire niaisement fantaisiste auxquelles Laurelli nous confronte. À moins que la réinvention du quotidien consiste à mettre des gants aux essuie-glaces d’une voiture pour lui faire faire coucou, accélérer le film 60 secondes chrono pour qu’il ne fasse plus que 60 secondes, positionner un avion de papier entre deux ventilateurs pour qu’il vole, cimenter un mur en Lego ou froisser une feuille de papier pour en faire un origami. Les exemples ne manquent pas, et tous vont dans la même direction. Seulement, mises bout à bout, ces petites trouvailles ne restent qu’un ensemble de tas de poussières insensé, 9


tant la pauvreté de moyen mise en place ne sert pas la poésie et l’humour qui semblent vouloir être déployés ici, et tant la pauvreté du discours ne peut pas pardonner les tentatives esthétiques malheureuses de l’artiste. Ses photographies ou objets sont en fait liés à une pratique fainéante d’absorption du réel (ou du non-réel d’ailleurs) et de rejet de celui-ci après digestion. Si Wim Delvoye avait rencontré Camille Laurelli, il n’aurait pas eu besoin de réaliser Cloaca. On essaye de me faire croire que justement, le travail de Camille Laurelli repose sur sa fragilité et surtout sur une « économie de moyens », qui serait à la fois la forme et le sujet de son œuvre. Malheureusement il s’agit là d’une économie dont on ne peut que penser qu’elle est plus subie que réellement voulue. Il me semble en effet que l’empressement que Laurelli met à réaliser les choses pour pouvoir vite passer à autre chose n’est pas étranger à cette économie mise en place. Les idées viennent vite et il faut les réaliser encore plus vite pour qu’elles ne deviennent pas obsolètes et surtout pour éviter d’avoir à y réfléchir, ce qui les rendrait tout de suite ino10


pérantes (effectivement, il ne semble pas nécessaire de trop pousser la réflexion quand l’idée à mettre en œuvre est celle de planter un clou dans un marteau). Camille Laurelli a trouvé là le prétexte idéal (malheureusement commun à beaucoup d’artistes aujourd’hui – « c’est mal fait mais c’est fait exprès ») pour ne jamais aller jusqu’au bout de ce qu’il entreprend, pour ne jamais pousser une idée jusqu’au point qu’elle devienne ce qu’on appelle communément « une pièce ». En fait, cette économie de moyens ne fait que nous montrer l’étendue des possibles qu’a à nous offrir l’artiste, c’est-à-dire des portes contre lesquelles on se casse le nez. Surtout ne pas en faire trop, rester à la limite de l’idée, de son sens et de sa réalisation. Surtout ne pas oublier que derrière cette économie de moyens, il y a une réelle économie de soi-même, qui est vraiment la forme et le sujet de l’artiste. Dieu merci, grâce à un Paul Lafarge mal interprété, la paresse est un droit, l’ennui est aussi le lieu du travail, et l’oisiveté nous préserve d’une vie d’aliéné. Seulement ce droit à la paresse 11


a été écrit pour combattre un système économique, politique et social où la masse prolétaire était asservit par l’exigence de plus en plus forte de productivité. Les artistes comme Camille Laurelli n’ont aucun respect pour le travail, et le temps oisif qui devait permettre une libération des corps et des esprits est ici gaspillé bêtement. Il n’est question que de se donner bonne conscience lorsqu’on perd son temps sur des jeux vidéo en ligne ou à regarder n’importe quelle série télévisée. Parasite Economie des moyens, formes volontairement pauvres, mais avec toutefois un certain souci esthétique (il ne faudrait pas que ce soit trop moche non plus) qui rend quasi amateur sa production ; économie de soi, le travail n’a jamais mené nulle part ; économie des idées, qui n’ont que la forme d’une ampoule apparaissant et disparaissant soudainement au dessus de sa tête : Camille Laurelli n’a tout simplement rien de plus à dire que le dernier gagnant de l’émission 12


Inventeur de l’année, Raymond, avec son barbecue vertical à retournement simplifié. La comparaison n’est pas fortuite, car outre leur côté bricoleur respectif (avec une tendance philanthrope de la part de Raymond et égocentriste de la part de notre artiste), Camille Laurelli a ce côté incroyablement sincère et innocent qu’ont les participants de ce genre d’émission. Son œuvre est vraie, évidente, totalement dépourvue de malice, de second degré, de distance sur elle-même. Une œuvre à l’état sauvage, comme si Laurelli avait été attrapé par des scientifiques (commissaires d’exposition et critiques d’art) après avoir été élevé par des loups. Laurelli n’a pas renoncé au mythe de l’identité de l’artiste : ce personnage authentique qui va mettre ses tripes sur la table. Quelque part, c’est un peu aussi le dernier surréaliste, qui aurait définitivement laissé de côté sa raison pour s’adonner à l’expression brut de sa pensée. C’est peut-être d’ailleurs pour ça que sa pensée ne s’arrête jamais : il a tout juste débranché sa conscience, il est totalement désinhibé. Cela rendrait presque son œuvre at13


tachante, mais cela fait de lui un parasite. Un parasite sincère au point de s’attribuer les idées et les pensées des autres, mais sans même s’en rendre compte. Ni citation, ni réappropriation, pas même un clin d’œil référencé : il pratique un pillage appliqué, sans restriction et sans complexe. Il ne questionne pas le moindre du monde les formes qu’il pille, que ce soit le château de cartes collées vu dans une sitcom anglaise où des geeks travaillant au service informatique d’une boîte quelconque sont relégués à la cave, des pièces d’autres artistes dont il fait une vidéo « pour montrer comme c’est mauvais » (!) ou qu’il plagie franchement les formes de narrations humoristiques d’artistes comme Roman Signer. D’ailleurs, il ne le fait pas exprès et préfère le terme de « plagiat anachronique » : non pas qu’il prenne conscience d’avoir recopié le futur (ce qui ferait de lui une sorte de prophète artistique), mais plutôt qu’il se rende compte après qu’il a recopié quelque chose de déjà existant (qui a dû, à un moment, être aspiré avec le reste). Camille Laurelli est plein d’innocence 14


et de confiance en son talent, ou plutôt en son « génie », car il n’est pas l’un des derniers à se cacher derrière Robert Filliou dès qu’il s’agit de faire n’importe quoi. En effet, n’assumant visiblement pas les conséquences des ses actes, Laurelli n’hésite pas à convoquer les quelques grands noms qui devraient suffire à justifier son travail. En témoigne de façon totalement effrontée cette série de vidéo Pic to Speech : l’artiste trouve sur Internet des textes de ses personnalités préférées (artistes, philosophes ou autres), les transforme par un procédé technique quelconque en onomatopées dictées par une voix synthétique d’ordinateur et colle ce discours devenu ésotérique sur une photographie des personnes à qui il l’a emprunté. Son travail le plus « intellectualisant ». Laurelli a cette fois adapté le langage du discours à son propre usage, à partir de sa propre compréhension de ce langage. Encore un détournement mais qui cette fois frôle le blasphème par sa grossièreté et sa désinvolture, tant il manipule avec une légèreté consternante des symboles qu’il ne maîtrise pas et qu’en plus il rabaisse à son propre 15


niveau. Avec cette parade pour paraitre intelligent, Laurelli essaye de nous faire croire qu’il y a de la subversion dans son travail (Hakim Bey pour le côté terroriste poétique ou Gil J. Wolman pour sa pratique du détournement) et par ce procédé, on en arrive à croire qu’il essaye même d’être subversif envers la subversion. Si ce qui aurait pu donner un sens à son travail se trouvait là, parmi les visages de Robert Filiou, Gaston de Pawlowski ou Vilem Flusser, tout ce qu’on découvre hélas, c’est que Laurelli n’a malheureusement pas les moyens de ses ambitions. Le milieu de l’art m’attendra Il est facile d’être volontairement défaillant, cela évite d’être trop précis. Et on peut dire que Camille Laurelli ne précise rien : pour les photographies, aucunes dimensions requises, elles sont toutes variables. Les titres, qui permettraient d’identifier un objet ou une image comme pièce sont quasi inexistants et alors qu’il était pourtant facile de situer tel ou tel travail dans un 16


temps et un contexte donnés, Laurelli a supprimé les dates. Ainsi débarrassé de tout l’habillage nécessaire qui fait qu’un simple objet devient une œuvre, le travail de l’artiste flotte, comme ses objets suspendus à leur ligne de Scotch. En supprimant tout ça, ou du moins en n’y prêtant pas attention, il supprime les caractéristiques qui font entrer un objet dans le champ de l’art (une attitude qui équivaudrait presque à se situer à l’opposé de Marcel Duchamp). Laurelli refuse l’institution et détourne (encore !) les codes établis comme il détourne les objets du quotidien ou les discours théoriques. Il veut ramener les objets directement dans le réel et ainsi poser la question de la situation de l’artiste. Et évidemment il se retrouve face à un dilemme : comment être critique vis-à-vis d’un certain milieu tout en voulant y participer, comment légitimer son travail tout en dénigrant les lieux de la légitimation que sont les institutions ou les discours. C’est un peu le dilemme de l’homme invisible : il veut que l’on voit son invisibilité. Camille Laurelli passe donc par des chemins dérobés pour tenter de faire sortir son œu17


vre d’un amateurisme latent, et il a encore trouvé une parade. Il a créé, avec certain de ses acolytes, un système d’auto-légitimation qui prend la forme d’un réseau de fausses résidences (délicieusement appelé The Free Zoo - Independant Art Residencies Network) constitué la plupart du temps de leurs propres appartements où ils s’invitent eux-mêmes et relayé par différents blogs et sites Internet qui donne l’impression de l’existence réelle de ce système. Ce réseau leur permet selon Laurelli de créer un espace de travail visible dans les interstices des structures légitimantes de l’art contemporain. Cette forme de nano-résistance leur permet surtout de se cacher derrière un leurre (dont personne n’est dupe) et de ne pas affronter la réalité critique. Camille Laurelli aime à évoquer Marcel Broodthaers, mais si le Musée d’art moderne, département des aigles de ce dernier constituait en une coquille vide visant à démontrer comment le contenu pouvait être substitué au contenant, les résidences The Free Zoo ne sont qu’un moyen mal amené de donner du contenu à des formes en leur inventant un contenant. 18


En gros, la création d’un packaging permettant d’identifier le produit comme étant de l’art. Le plus absurde finalement c’est de prétendre maîtriser le jeu des conditions de production et de diffusion des œuvres dans ce contexte-là. Ils veulent prouver leur autosuffisance mais il faut bien quelqu’un pour la commenter (ce que je fais ici en quelque sorte). Ils veulent se passer des institutions, cela tombe bien, les institutions se passent très bien d’eux. Ce système trouve évidemment très vite sa limite : le cercle parfait du réseau d’amis qui s’approuvent entre eux ne permet pas grandchose si ce n’est l’oubli ; la postérité via Internet est comme on le sait maintenant, très limitée. Un point c’est tout Je sais ce que répondra Camille Laurelli à la lecture de ce texte : un haussement d’épaule qui voudra dire que les arguments développés ne l’intéressent pas et qu’il n’en tiendra certainement pas compte. Toutefois, face à ce gaspillage d’énergie dépensée à enfoncer des portes déjà grandes 19


ouvertes, je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon temps : ce genre d’artiste, à cause de qui malheureusement on peut encore entendre la sempiternelle sentence « mon gamin de cinq ans ferait pareil », nous permet de nous rendre compte que si pour être un génie il suffit d’être mal coiffé, le talent, lui, ne s’invente pas et s’affirme dans le travail. Camille Laurelli devrait faire le tri, hiérarchiser les idées et les formes, et peut-être regarder plus loin que la fenêtre de sa chambre. Il doit maintenant se soucier de ses intentions, sans quoi ses œuvres sont condamnées à l’insignifiance.

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