10 minute read

Bertrand Dezoteux «On croyait bien faire» au Centre d’art . . . . . . . . . contemporain de Lacoux . . . . . . . . . par Tancrède Rivière p.24 ..... «Carbone 20», Saint-Étienne . . . . . . . . . par Éloïse Labie

BERTRAND DEZOTEUX « ON CROYAIT BIEN FAIRE »

PAR TANCRÈDE RIVIÈRE

Advertisement

Bertrand Dezoteux, En attendant Mars, 2020, «On croyait bien faire», 2020, Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux. Courtesy de l’artiste et du Centre d’art contemporain de Lacoux © Guillaume Robert

À Lacoux, dans l’ancienne mairie-école très Troisième République où la feuille de salle le compare à Rimbaud, Bertrand Dezoteux s’élance pourtant moins vers le déboulonnage des mœurs et de l’alexandrin hugolien qu’à la rencontre d’une intimité dans laquelle il conjure une image d’«artiste-3D» qui aurait pu devenir collante.

Indice du déplacement, le «cœur» de l’exposition n’est pas placé au centre. L’œuvre En attendant Mars, souvent vue et commentée, occupe la grande salle. Elle comprend à la fois l’installation physique, avec ses marionnettes léthargiques dans leur monde en carton, et le film où ces êtres moitié objets (parce que) moitié post-humains, se voient insuffler une vie précaire grâce au recours à des ficelles. Relégué dans un coin, sur son moniteur rétro, le film produit l’impression d’être finalement moins vivant que les «vraies» marionnettes, avec les pulsions ludiques refoulées qu’elles suscitent. Il devient partie prenante de ce décor factice, et s’en trouve presque inanimé, comme le reste, par cette mise en abyme.

C’est au sous-sol qu’on trouve le «cœur» de la proposition: sa substance, et sa part intime, voire lyrique. Sur grand écran et dans le noir, le «Prologue» à La Prison des Poètes signale une volonté de rupture. Exit l’animation: on y retrouve l’artiste en filmeur compulsif, errant, caméscope au poing, dans la nuit régressive d’un confinement au quartier natal. Chats, chiens, chauve-souris, pitoyable végétation d’interstices urbains et contours de parkings mal éclairés se superposent, «à l’arrache», sous le rayon de la torche. Parfois, une main apparaît contre une grille, une voix nomme un animal, une plante : autant de discrets, mais nets soulignements d’un retour de subjectivité dans l’exploration visuelle, entre le FPS1 et l’apprentissage de la langue. Calques enfouis sous l’image, ou enregistrements traversant la bande-son, ce sont, au hasard, un profil amoureux, des voix familières, une anecdote sur le diable et la constipation. «Prison» ou pas, il y a une volonté de ne pas fermer le cadre, ni visuellement, ni thématiquement.

Lo-fi dans la prise de vue et la surimpression – comme l’étaient certaines animations des films précédents – l’image de ce Prologue est dense, parfois jusqu’à l’opaque, onirique, et toute à la fascination de l’œil digital pour sa propre existence. Quoique sombres, les plans ont la fraîcheur de clips DV tournés le jour de l’an 2000 par un adolescent qui étrenne le cadeau de sa grand-mère. Et de rimbaldien, in fine, cette façon d’étreindre une réalité bien rugueuse. La solitude de ces images est juvénile, mélancolique, bien différente de celle des espaces infinis de la modélisation.

Frappante et inattendue, une culbute nous fait repasser de l’autre côté du miroir: revoilà l’univers logiciel, le ciel d’observatoire collé au fond d’un paysage où vivotent des créatures à l’apparence hybride. C’est moins pop que le Jésus Perez d’Harmonie et plus «historique». À défaut de Rimbaud, on trouve Dalí, Tanguy et le souci d’arracher l’animation à la fable plaisante et scénarisée pour la tirer du côté du pictural, du sculptural, donc du cinéma expérimental. Comme si le retour assidu au caméscope avait permis à Dezoteux de poser à nouveau la question des rapports d’inclusion entre narration et images, pour redonner la priorité à celles-ci, les images «mentales», dans le caractère organique de

leur existence telle que l’avait décrite Simondon2. Certes, Dezoteux nous rappelle que dans Corso ou Animal glisse, ce sont les contraintes d’animation des objets 3D qui conditionnaient le déroulement des séquences (souvent des boucles) narratives3. Ici, la démarche est plus surréaliste : le surgissement des images, leurs interactions paraissent obéir à des lois intérieures, comme celles des «organes» justement, ou à la non-loi de l’association libre, et de cela le récit naît ou ne naît pas. Souvent, il ne naît pas – ou mieux, il est, comme dans tout cinéma plasticien, sur le point de naître, toujours en retrait de l’image qui l’appelle. C’est peut-être ça, d’ailleurs, la «prison des poètes».

En remontant dans la petite salle annexe, l’artiste a ménagé un contrepoint qui chercherait presque à nous perdre : des aquarelles bleu-roses accompagnent l’édition d’une fable illustrée, Le Boudin et la pomme. Enfantine, intimiste, scatologique et libertine, cette petite aventure rimée est d’abord surprenante. Mais, dans le chauvinisme ironique et les références culinaires, on retrouve aussi l’esprit dérisoire de l’auteur. Et avec ce retour à une pratique élémentaire du pinceau et ludique du récit, comme avec le geste psychanalytique d’ouvrir grand les portes d’une imagerie inconsciente faite des choses de l’enfance, de la tripe et du sexe, on finit par identifier la même intention que dans La Prison des poètes : ne pas être un prestataire de divertissement en 3D, mais bien poursuivre une individuation d’artiste, de poète.

1 — Pour «First-Person Shooter», jeux dans lesquels le joueur est en vue subjective et dont seules les mains apparaissent parfois à l’écran. 2 — Sur l’organicité de l’image chez Gilbert Simondon, voir Gilbert Simondon, Imagination et invention, PUF, 2014. 3 — Voir Bertrand Dezoteux, «L’animation comme exploration d’environnements numériques», LINKs no 4 – Espace habité, 2019

Bertrand Dezoteux, La prison des poètes ~ Prologue, 2020, vidéo et animation, 15 min, «On croyait bien faire», 2020, Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux. Courtesy de l’artiste © Guillaume Robert

Bertrand Dezoteux «On croyait bien faire» Commissaire de l’exposition: Jean-Xavier Renaud Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux 1er août – 25 octobre 2020

PAR ELOÏSE LABIE

Julie Kieffer, Dribblers 291020, 2020, paraffine, pigments, coquilles d’huître, chaînes de vélo, dimensions variables, «50Hz», 2020, invitation de Carbone 20 à l’Atelier Sumo, Saint-Étienne. Courtesy de l’artiste et de l’Atelier Sumo, Lyon © Carbone 20

Le 29 octobre 2020 s’ouvrait à Saint-Étienne Carbone 20, deuxième édition de cette « biennale de collectifs et lieux d’artistes ». Le parcours commençait sous l’enseigne défraîchie d’une boutique de prêt-à-porter, «Miss Mode», où étaient installés l’accueil et la librairie, avant de se poursuivre dans différents espaces vacants de l’ancienne cité industrielle promise à sa reconversion en capitale du design. Ce parti pris fait la singularité de cet événement et en assure sa pertinence: loin de se présenter comme un bienfaiteur social et économique venu de l’extérieur, le projet artistique initié depuis un maillage local (projet porté par Les Limbes, Saint-Étienne) consiste à installer l’art, temporairement, là où il y a de l’espace vide. De l’espace, c’est bien ce qui manque aux artistes dans les villes, et ce que Saint-Étienne a à offrir. Autre particularité, cette biennale de lieux d’artistes n’est pas issue d’un commissariat commun et ne défend donc aucun discours sur l’art ou sur l’état du monde contemporain. À la lumière des œuvres présentées, les structures et les travailleur·euse·s qui rendent possible la création contemporaine sont valorisé·e·s – une réalité trop souvent mise en second plan dans les récentes biennales1 .

Carbone réunit une grande diversité de projets et de structures, artist-run spaces, ateliers, résidences, revues ou ondes radiophoniques, situés dans la région, mais aussi, pour cette seconde édition, élargi au niveau national et international (Suisse, Portugal, Maroc, Russie). Il s’agit alors d’une opportunité rare pour les artistes et les acteur·rice·s du monde de l’art associatif de se rencontrer. Des lieux orientés vers la jeune création et implantés dans un réseau régional, comme l’atelier Sumo à Lyon, voisinent avec des project spaces internationaux exposant des artistes plus confirmé·e·s comme Issmag à Moscou, des lieux historiques comme Circuit à Lausanne, et partagent le trottoir avec des espaces tout jeunes comme Sissi Club à Marseille, fondé en 2019 par les historiennes de l’art Elise Poitevin et Anne Vimeux.

Chaque structure invitée traduit ou transpose pour Carbone son identité et ses modes de travail, souvent liés à des espaces ou des économies particulières. home alonE (Clermont-Ferrand), qui organise des expositions dans une colocation, recrée un espace domestique au sein d’un local en déshérence. D’autres structures produisent une image inversée de leur activité, comme cONcErn qui accueille sur son site de Cosne-d’Allier des œuvres volumineuses n’ayant pas trouvé de solution de stockage. En collaboration avec La Société des Nouveaux Mondes (Chloé Devanne Langlais), cette infrastructure artistique présente le projet RE-produce: des œuvres mises en dépôt sont répliquées en miniature à l’aide d’une imprimante 3D, comme une tentative de sauvegarde de celles-ci.

L’indépendance de ces lieux se manifeste aussi par la liberté critique et les positionnements politiques tenus. L’appartement 22 à Rabat choisit de présenter le projet «Help» mené par le curateur Abdellah Karroum et l’artiste Georgia Kotretsos dans le bassin méditerranéen, dont l’archive se présente sous la forme d’une série de photographies d’appels à l’aide, tels des messages de naufragé·e·s, dessinés par des rangées de parasols sur des plages touristiques. Plus loin, le centre d’art marocain convie les visiteur·euse·s à se réunir et prendre soin de plantes d’intérieur, rejouant une séquence de résistance et de transition au

cours de laquelle l’appartement 22 s’est structuré en coopérative pour faire face à la crise. Le motif de la communauté se retrouve sous plusieurs enseignes et prend les traits d’une organisation secrète dans le projet radiophonique mobile S.C.A.L.A.R.S.T.A.T.I.O.N. dont les ondes influent sur les images d’Antoine Palmier-Reynaud. C’est cette communauté qu’évoque Olivier Marboeuf, fondateur de Khiasma aux Lilas, qui revient sur l’histoire du lieu fermé en 2018 en évoquant «quelque chose qui résulte d’une expérience partagée, d’un temps passé à veiller ensemble, avec des artistes, des gens de passage ou des résidents, des proches et des lointains, autour d’œuvres en train de prendre forme».

Après un premier report du printemps à l’automne, Carbone 20 a assuré une « ouverture éclair avant confinement », ajournant hélas certaines expositions, performances ainsi que la journée d’étude sur les communautés artistiques temporaires et l’auto-organisation2. Elle aura existé intensément le temps d’une journée qui a suffi à démontrer le dynamisme de l’équipe bénévole et l’enthousiasme des structures invitées, jusqu’à la prochaine édition.

1 — Voir Nathalie Quintane, «L’art en temps de panique», Switch (on paper), 10 décembre 2020 et Aurélie Cavanna,

«Manifesta 13, l’art à tout faire?», artpress n°483-484, décembre 2020 – janvier 2021. 2 — Cette journée d’étude intitulée «Constellations: pratiques collégiales dans le champ de l’art» était organisée par Idoine, le CIEREC et Carbone 20. À la suite de son annulation, une édition invitant chaque structure à faire une proposition adaptée à l’espace du livre sera publiée.

«Carbone 20» Biennale de collectifs et lieux d’artistes Luísa Abreu, Sadik Alfraji, Miguel Angelo, Gonçalo Araújo, Luisa Ardila, Francisco Babo, Ismaïl Bahri, Christian Barani, Yto Barrada, Alain Barthélémy, Laura Ben Haïba, Vitaly Bezpalov, Marie Bouts, Olaf Breunig, Thomas Cap de Ville, Tom Castinel, Filipa César, Stéphanie Cherpin, Collectif Circuit, Collectif somme toute, Louis Cyprien Rials, François Daireaux, Rémi Dal Negro, Rémi De Chiara, Valentin Defaux, Chloé Devanne Langlais, Inès Di Folco, Cécile Di Giovanni, Fanny Durand, Dymanche, Badr El Hammami, Fadma Kaddouri & Isabelle, Laurent Faulon, Juliette Feck, Film Base & Kodok AF, Thomas Fontaine, Gaëlle Foray, Ian Ginsburg, Matthieu Haberard, Ségolène Haehnsen Kan, Jennifer Hardel, Louis Henderson, Noémie Huard, Idoine & Pierre Courtin, Vítor Israel, Karim Kal, Raili Keiv, Julie Kieffer, Georgia Kotretsos, Sebastien Lacroix, Nadine Lahoz Quilez, Maxime Lamarche, Francisco Laranjeira, Lou-Maria Le Brusq, Marie L’Hours, Fiona Lindron, Lauren Luloff, Sébastien Maloberti, Franck Mas, Corentin Massaux, Sabine Massenet, Pierre Michelon, Anita Molinero, Nicolas Momein, Mondial Poets Big Band, Norman Nedellec, Olivier Neden, Sara O’Haddou, José Oliveira, Johan Parent, Nicolas Pegon, Estefania Penafiel Loaiza, Johanna Perret, archive materials from Jill Posener, Alex Pou, Sophie Pouille, Laurent Quin, Karim Rafi, Annelise Ragno, Frank Rambert, Théo Releven Bernard, Jean-Xavier Renaud, Joana Ribeiro, Till Roeskens, Tom Rubnitz, Summer Santana, S.C.A.L.A.R.S.T.A.T.I.O.N — feat Antoine Palmier Reynaud, Robert Schlicht, Romana Schmalisch, Anna Škodenko, Vahan Soghomonian, Ruiz Stephinson, Daniel Sygit, The Living and The Dead Ensemble, Viktor Timofeev, Ana Vaz, Fadma Kaddouri & Isabelle Stragliati

Structures invitées: L’appartement 22 (Rabat, Maroc), Circuit (Lausanne, Suisse), Issmag (Moscou, Russie), Rua Do Sol (Porto, Portugal), Les Ateliers Vortex (Dijon), Sissi Club (Marseille), La Tannerie (Bretagne), Exo Exo (Paris), Goswell Road (Paris), Khiasma (Les Lilas), S.C.A.L.A.R.S.T.A.T.I.O.N. (radio), Sumo (Lyon), Super F97 (Lyon), home alonE (Clermont-Ferrand), Somme Toute (ClermontFerrand), Showcase (Grenoble), La Montagne Magique (Hauteville), cONcErn (Cosne-d’Allier), Relief (Savoie), Idoine (Paris, Lyon, Grenoble, Saint-Étienne), R22 (radio), Galerie Ceysson & Bénétière (Saint-Étienne, Paris, New York, Luxembourg), Greenhouse (Saint-Étienne), Surface (Saint-Étienne), Gran Lux (Saint-Étienne), Galerie Giardi (Saint-Étienne), Poing de vue (Saint-Étienne), Béluga (Saint-Étienne)

This article is from: