6 minute read

Damien Fragnon, Un laboratoire peut en cacher un autre . . . . . . . . .......... par Romain Noël

DAMIEN FRAGNON UN LABORATOIRE PEUT EN CACHER UN AUTRE

PAR ROMAIN NOËL

Advertisement

Vue de l’exposition, Damien Fragnon, «Les falaises traversent nos mains», 2020-2021, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste

Il y a quelques mois, j’ai pris la route pour aller voir l’exposition de Damien Fragnon, «Les falaises traversent nos mains». Quelques minutes après mon arrivée, un inconnu s’est approché de moi et m’a dit que l’exposition était un véritable laboratoire. Mais il m’est très vite apparu que derrière le laboratoire scientifique se cachait un autre laboratoire, formel et affectif, c’est-à-dire le laboratoire de la plasticité elle-même. il y a beaucoup de choses dans cet autre laboratoire il y a des plantes, du sel et des mues de cigales La plasticité, c’est la capacité à donner et à recevoir forme. C’est-à-dire la capacité à agir et à pâtir, à se savoir puissant·e et à se reconnaître souffrant·e. Dans le fait plastique, la puissance formelle de l’affect s’entrelace à la puissance affective de la forme. Si l’on va jusqu’au bout de cette définition, la plasticité apparaît finalement comme une affaire de passion. il y a des fils d’or, du grès rouge et une corde en lin il y a un paysage imprimé sur un sac plastique Un poêle était allumé dans l’espace d’exposition; ce n’était pas une œuvre de Damien Fragnon, mais il était là et il me faisait signe. Le laboratoire de Damien Fragnon est aussi une maison dans laquelle brûle un feu: lieu de vie, nœud de liens, foyer d’affects. il y a de la colle et du sable et de la pierre de talc il y a des coquillages et des pierres qui parlent des langues oubliées Il n’y avait pas de casseroles dans l’exposition, mais chaque œuvre formait une sorte de récipient ou de chaudron où des choses sombres1 allaient pouvoir se passer, et des liens se nouer, comme dans une cuisine où quelque chose mijote sur le feu. il y a un nid de cacahuètes dans lequel vivent des bêtes sans nom il y a des céramiques qui ressemblent à des rivières La manière dont tous ces éléments sont agencés laisse croire qu’un tas d’expériences plus ou moins scientifiques sont en cours. Mais rien n’est attendu dans ce laboratoire alien2. Les expériences qui s’y font sont d’abord des propositions. Il s’agit moins de découvrir quoi que ce soit que de laisser le possible – c’est-à-dire le monde – faire son travail. il y a une bruyère qui boit de l’huile essentielle de citron il y a un tronc qui rêve de champignons en suçant des comprimés de vitamine C La pratique plastique de Damien Fragnon emprunte un autre chemin que celui du savoir scientifique et de sa progression. Si le jeune plasticien s’empare de données scientifiques captées au hasard de ses lectures, il les détourne, au sens le plus pirate du terme. Les œuvres ici ne sont alors pas tant des expériences au sens scientifique du terme que des nœuds de possibilités, sortes d’incubateurs où les formes fermentent et racontent des histoires de liens que Damien Fragnon pressent et qu’il aimerait colporter. À l’affût de connexions invisibles entre l’humain et le non-humain, l’artiste les laisse se déployer et leur permet d’advenir. il y a une branche de ronce, du brouillard et de la laine de mouton il y a de la poussière et de la rouille, du magnésium et du vinaigre Le laboratoire scientifique est aseptisé, surprotégé, désaffecté. L’autre laboratoire au contraire est hyperaffecté, comme un corps ou un tas de compost.

il y a des teintures de plantes et de légumes comme dans la potion du conte il y a des métaux, des lampes, du soufre, des pierres volcaniques Damien Fragnon a fait de l’errance sa méthode et de la porosité le fondement de son geste. Cela nous renseigne sur une autre spécificité de son laboratoire intuitif: contrairement au laboratoire scientifique en tant que tel, il privilégie l’observation à l’activité. Œuvrer dans un tel laboratoire, c’est faire l’expérience de ce que j’appellerais volontiers la puissance passive, que je tiens pour l’une des qualités les plus précieuses à l’heure de l’extinction3 . il y a du millepertuis qui infuse car il y aura des brûlures il y a des émaux qui disent des secrets Ces derniers temps, je repense souvent à ce que Keats nommait «capacité négative» (negative capability), et qu’il définissait comme «la capacité à demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait & la raison». C’est la promesse d’une véritable écologie qui se formule ici. Et c’est en me remémorant cette promesse que j’ai traversé l’exposition de Damien Fragnon, y découvrant finalement un anti-laboratoire, ou un laboratoire en négatif, au sein duquel le monde allait pouvoir se déployer. il y a des choses que je ne vois pas, que je ne sais pas, et dont Damien lui-même ne connaît pas le nom

il y a le reste aussi qui n’en finit pas et l’infini tempo de la passion

1 — Dans mes recherches, j’insiste beaucoup sur la nécessité contemporaine de déconstruire l’héritage des Lumières.

Pour cela, avec l’aide d’une armée de poètes romantiques et de féministes radicales, je propose un antidote: l’obscurité. À la dialectique des Lumières (Enlightenment), j’oppose le pullulement de l’ombre (Endarkenment).

Comme Timothy Morton, je plaide donc pour une écologie sombre (dark ecology). 2 — Aujourd’hui, les affects sont de retour. Parce qu’ils passent à travers nos corps, je les nomme aliens. Comme le dit

Donna Haraway dans le Manifeste des espèces compagnes, «aucun être ne préexiste à sa mise en relation».

Ce faisant, il ne s’agit surtout pas de dire que l’humain est un animal social, mais que nous appartenons tou·te·s à une sorte d’Internationale Alien avant d’appartenir à l’humanité. 3 — L’Anthropocène a été décrit par Deborah Bird Rose comme «l’ère de la perte». Les espèces disparaissent et laissent le monde en deuil. Une des manières de résister à ces processus d’extinction consiste à renverser le système de valeurs de l’humanisme occidental, et donc à aider des choses jugées «négatives» à faire retour: l’ombre, l’affect, la vulnérabilité, la passivité. Derrière ces choses, le paysage de la passion se déploie, où l’humain n’est plus qu’un·e jardinier·ère parmi d’autres.

Vue de l’exposition, Damien Fragnon, «Les falaises traversent nos mains», 2020-2021, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon

Damien Fragnon «Les falaises traversent nos mains» Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon 11 octobre 2020 – 7 mars 2021

Né en 1987 à Clermont-Ferrand, Damien Fragnon vit et travaille à Sète. Il a obtenu son DNSEP à l’ESAAA (École Supérieure d’Art Annecy Alpes, Annecy) en 2015. Il a été accueilli dans plusieurs résidences: les Ateliers du Grand Large, Décines-Charpieu – résidence d’artistes dirigée par l’ADÉRA – de 2015 à 2018; SAC Art Lab à Chiang Mai (Thaïlande) en 2019; Les Ateliers, Clermont-Ferrand en 2020. Damien Fragnon a déjà montré son travail dans plusieurs expositions collectives, dont «Stone» à la BF15, Lyon, en 2018. Il collabore régulièrement avec Naomi Maury comme dans l’exposition «L’odeur du ciel» à l’Attrape-Couleurs, Lyon, en 2018. En 2020, il présente l’exposition personnelle «Un mirage irisé» à KOMMET, Lieu d’art contemporain, Lyon.

This article is from: