Annie Saumont, je ne suis pas une romancière

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N° 12 / octobre 2002

Saumont Annie

je ne suis pas romancière… Sommaire : Mon Annie par Christiane Baroche | Annie Saumont l’insolite du quotidien par Josyane Savigneau | La terre est à nous par Hugo Marsan | À l’abri de l’oubli par Fatos Kongoli |Travailler régale par Jacques Jouet | Une extraordinaire mécanicienne par Georges-Olivier Châteaureynaud | C’est quoi un Beretta ? par Alain Demouzon | Une rencontre par Alain Lance | Un art d’aimer par Michèle Gazier | Une rencontre avec Annie Saumont par Dominique Baillon-Lalande | Le point-virgule par Marie Le Drian- | Beaucoup moins que la moitié d’un secret par Jean-Noël Blanc | Vraie par Karine Henry| La traduction par Michel Vincent | Le camion par Paul Fournel | Ne laissez pas refroidir le café ! Entretien avec Annie Saumon réalisé par Blandine Blanc et Karine Henry en mai 2002. | Dire Annie Saumont par François de Cornière | Ateliers par Brigitte Aubonnet | On a coupé la tige, on a fripé les pétales par Claude Pujade-Renaud | Biographie véridique d’Annie Saumont par Jean-Noël Blanc |

w w w. i n i t i a l e s . o r g


Quand nous proposons à nos clients un recueil de nouvelles, il est rare qu’ils acceptent immédiatement nos conseils. Mais lorsqu’ils ont lu les nouvelles proposées et qu’ils reviennent au magasin, le plus souvent ils nous remercient de cette découverte.

C’est que la lecture de nouvelles est un plaisir méconnu. Plaisir d’un texte où chaque mot a été pesé, et où la concision délivre l’imagination.

… On parle beaucoup des nouvellistes américains et britanniques qui passent pour les maîtres du genre et sont encensés par la critique. Ils méritent certes cet hommage. Mais il existe en France de remarquables nouvellistes. Des festivals leur sont consacrés et des revues travaillent à les faire connaître (après Nouvelles nouvelles, Brèves, Encres vagabondes, Harfang, etc.)

Avec ce dossier, les libraires d’Initiales veulent aller plus loin : vous faire lire et aimer une grande dame de la nouvelle : Annie Saumont.

Nous avons choisi de demander à des écrivains, des critiques, des comédiens, des bibliothécaires, etc., de vous raconter leur Annie Saumont. Aucune analyse universitaire, uniquement des propos de plaisir pour dessiner un portrait à plusieurs mains.

Qu’ils soient ici remerciés de leur contribution. Et puissent-ils vous faire partager leur admiration et leur affection.

Blandine Blanc


Mon Annie par Christiane Baroche

SAUMONT-la-grande, nouvelliste sans pair, ANNIEl’amie… L’amitié chez moi naît de l’admiration, et pour elle, atteint un degré supérieur. Annie joue à la perfection avec les petits faits du jour ou des années, les êtres et les lieux, les basculant l’un vers l’autre, cachant une enfance désolée sous une bâche, l’obligeant à monter des châteaux de sable dans le quotidien des heures sans gloires. Annie regarde, observe, détaille. Sous son œil, les gens sombrent dans la pitié des lassitudes et sous sa plume dans la gloire des phrases qui la déploient. Alchimiste des laideurs en beautés souvent irrepérables avant elle, Annie élabore à partir de rien, oblige à voir ce qui demeurait inconnu ou qu’on veillait à dissimuler, elle DÉVOILE… Annie, c’est ma reine des fées. Quand j’ouvre un de ses recueils, JE NE VEUX PAS SAVOIR ce qui m’attend, ce qui risque de me fracasser comme la foudre. Bien sûr, je croyais savoir… et la foudre tombe là où je ne l’attendais pas. Annie, c’est la surprise. Depuis vingt-cinq ans que je la lis, je connais son univers par cœur, c’est ce que je me répète à satiété avant de trébucher sur l’inattendu dans l’attendu.

Annie, c’est LE TALENT RARE d’associer le langage du quotidien à ce que nous n’avouons qu’avec des périphrases et de la grandiloquence, les éclairs de sa simplicité nous arrivent en pleine gueule. Annie, c’est le travail qui décortique, rebâtit, recommence, écoute un avis, reprend, fouille, cherche à parfaire et cela n’a pas de fin. Annie impose alors une image ; potentielle ? commune à tous et qui émerge du révélateur, désignant ce qu’on ne voulait surtout pas montrer. Avez-vous envie de connaître ce qui se cache sous les apparences ? Lisez Annie Saumont. Vous ne voulez rien savoir du vrai des autres, qui ressemble tant à ce que vous croyez dissimulé au secret de vous-même, alors ne lisez pas Annie Saumont… Vous avez peur de quoi ? De la tendresse, de la compassion, des quelques filigranes généreux de votre toute petite existence ? Ils rendraient supportable ce que vous taisez et qui n’est pas glorieux ! Mon Annie, c’est le miroir du silence, celui des agneaux comme celui des loups, celui que tend le Minotaure au fond du labyrinthe.

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Annie Saumont l’insolite du quotidien par Josyane Savigneau

Depuis quelque vingt-cinq ans maintenant, Annie Saumont regarde le monde, le quotidien, les vies les plus minuscules, les plus anodines en apparence, comme personne d’autre ne sait les regarder. Et elle écrit. Des textes brefs, des nouvelles. De courtes nouvelles, quelques pages, le plus souvent. Elle sait débusquer comme nul autre, dans un souvenir enfoui, une rencontre fortuite, la part de folie, d’imprévisible. Elle saisit le moment infime où une vie peut basculer et se perdre, ou tout se déglingue, où le gentil garçon d’hier devient un meurtrier sanguinaire, où celui qu’on croyait fort se transforme en victime pitoyable. Son grand art, c’est l’insolite. Mais pas l’insolite exotique, celui que tout le monde voit. Non, l’insolite du quotidien, celui auprès duquel chacun de nous passe chaque jour en l’ignorant. Son œuvre maintenant est riche d’une douzaine de recueils, dont on peut aligner quelques titres, qui sont déjà un monde de mystères et de surprises : Quelquefois dans les cérémonies (1981, Goncourt de la nouvelle), Je suis pas un camion (1989), Moi les enfants j’aime pas tellement (1990), Le lait est un liquide blanc (1995), Noir, comme d’habitude (2000), Les Derniers Jours heureux (2002). Noir, chez Annie Saumont, c’est l’humour qui l’est, en tout premier. Qu’on ne compte pas sur elle pour le sentimentalisme. Les sentiments, en revanche, oui. Et ses textes sont souvent très émouvants. Mais c’est l’absurdité des situations et des comportements, la sottise, la

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malveillance, l’inattention, l’incompréhension, toutes choses qui envahissent et pourrissent la vie, qui sont sa matière première. Elle n’a pas attendu qu’on les appelle « les exclus » ou qu’on parle aujourd’hui de cette manière affreuse de « la France d’en bas » (ce qui suppose qu’on la regarde de haut) pour s’intéresser à ceux qui sont négligés, laissés sur le bas-côté. On lira pour s’en persuader les nouvelles rassemblées dans Après (Julliard, 1996, Pocket, 1998). Dans ces quinze textes, elle parle de ceux, qui, précisément, ne voient pas d’« après », n’imaginent plus d’avenir. Son style sobre, sec, économe, précis à l’extrême, ne laisse pas place à l’apitoiement, à la glu de la compassion feinte. Elle cadre tout au plus près, elle désigne, elle révèle. Elle tranche dans le vif. Dans Noir, comme d’habitude (Julliard, 2000, Pocket, 2002), elle montre en quelques pages comment un rêve s’écroule, une vie se défait (« Alone », « Aldo mon ami »), elle écrit, en ménageant le suspense un mini roman noir « Noir, comme d’habitude », qui donne son titre au recueil. Il y a chez elle des gens « qui ne pensent à rien », qui vivent sans en avoir conscience et meurent par inadvertance. C’est le cas de beaucoup de ceux que nous croisons chaque jour, dans la rue, le métro, au bureau. Et nous n’avons pas très envie de le savoir, de mesurer notre dose d’indifférence – et la leur aussi. C’est sans doute pour cela qu’Annie Saumont dérange. Mais cet inconfort dans lequel elle met son lecteur est sa grande réussite. Elle en a une maîtrise parfaite.


Enfin, on ne saurait terminer une évocation d’Annie Saumont sans insister sur un point : elle est beaucoup trop méconnue. Pas seulement parce que, dit-on, le grand public, en France n’est pas très lecteur de nouvelles. Car elle n’est pas non plus assez reconnue par les médiateurs entre l’auteur et le lecteur que sont les critiques. Et cela est largement dû à un mal qui frappe la France depuis quelque trente ans maintenant : un déni de sa propre littérature, une curieuse haine de soi. Il suffirait qu’Annie Saumont (qui a aussi traduit des livres de l’anglais), fasse paraître un recueil de ses nouvelles, traduites, et signe d’un pseudonyme anglo-saxon, pour

que toute une partie de la critique crie au génie « au minimalisme sublime » à la lucidité impeccable, à la cruauté d’observation « dont aucun Français ne serait capable » lirait-on même sous certaines plumes. C’est simplement désolant de se haïr à ce point, de ne pas savoir que la France de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe a d’excellents écrivains. Qu’Annie Saumont est l’un d’eux, et qu’en matière de nouvelles, elle est peut-être la meilleure. Elle a en tout cas atteint une forme d’excellence.

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La terre est à nous par Hugo Marsan

Et avant ? Bonne qu’à écrire des nouvelles, elle l’affirme, notre Annie Saumont. Merci. Tes nouvelles si bonnes sont de l’or pur. De l’or noir ? Certes, dit-elle, noires comme d’habitude, mais pas d’un noir de pétrole, d’un noir de jais qui scintille dans la nuit. Moi qui aime bien contrarier les gens que j’aime (Hugo, tu ferais mieux d’imiter Dieu : Lui, il regarde et se tait), je déclare qu’Annie Saumont est notre Balzac actuel. Une romancière. Une Balzac – généreuse – qui aurait fait résidence chez Tchekov. Un écrivain. Bout à bout, encastrées, les quatre cents ou cinq cents nouvelles du puzzle Saumont, c’est la comédie humaine, la vraie, d’aujourd’hui, planquée dans les coins des cuisines, sous le lino des maisons creuses, dans le ventricule surnuméraire des cœurs meurtris. La terre est à nous, mais du malheur qui nous harcèle, nous connaissons les auteurs. Ce qui me conduit à commettre mon deuxième crime de lèse-légende : Saumont est un auteur politique ! De ces nouvelles qui chutent dans l’abîme du quotidien, nous pleurons la fin, sourds, sur nos deux oreilles inutiles couchés, aveugles au bourreau en point d’interrogation… Elle le sait, cette sacrée Annie, qui intitule un de ces recueils : Après. Après nous, le déluge ? Après, l’espoir ? Après, plus rien ? Après, rien que ça ? Après, la nostalgie, le regret, l’oubli ? La terre est à nous, mais il n’y a pas de musique des sphères, et de la chanson, dont on ne sait que le refrain, il faut repousser sans cesse le dernier couplet, sinon, passés le pont, la rivière (et faut-il encore qu’il soit solide ce pont entre deux soupirs), moi, petit homme fragile, moi qui ne suis pas un camion, mais plutôt une fourgonnette où s’entassent mémoire et mélancolie, moi, dis-je, il faut que je n’y regarde pas de trop près à cet après, ou alors, quelquefois, dans les cérémonies, pour mieux me dire que ces pantins qui nous font la vie dure, ici, ailleurs, là-bas où les enfants meurent de faim, tout

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près dans les mouroirs où les vieillards oublient qu’ils ont été jeunes, oui, pour m’avouer, dans mon fourgon où je fourgue mes utopies, que ces vilains oiseaux de mauvais augure, chère Annie, hein, tous ces traîtres au bonheur humain, dis-moi, si on les tuait ? Avant ? D’où viennent-ils ces paumés de la vie, ces sans sous, maintenus sous terre, ces mal bâchés de l’existence, ces égarés de l’amour, d’où viennent-ils sinon de cette planète violentée, désenchantée, toutes révolutions noyées dans l’allégresse des hypermarchés. Avant – et la nouvelle, que nous dit-elle de cet avant qui a déjà décidé de l’après ? –, avant il y avait les mots de la tendresse, de l’attente et des horloges arrêtées, du pain noir et du lait rare (un liquide blanc comme on sait, dis, blanche colombe…), avant, il y avait quelques gentils, surpris par les caresses, disloqués par un instant d’humanité, et qui marchaient bille en tête vers des lendemains chanteurs. Tu es là, gardienne de la mémoire de nos espoirs, assise sur un banc, dans un parc délaissé, ou dans un train qui court se perdre dans la ville. Tu veilles, pleine de cet avant plein de vacarme, mais, cruellement, tu nous abandonnes à cet après, recueil après recueil. Annie prépare un recueil de nouvelles. Noires comme d’habitude ? Pas si noires que ça… Son cœur a aspiré le chagrin des hommes. Ses textes le sauvent de l’oubli. Sourions, des nouvelles vont paraître ! Les voilà quel bonheur ! Pardonnez-moi, chère Annie Saumont, d’avoir décidé contre votre humilité, que vous étiez la voyeuse la plus pertinente de notre siècle, et que ce quelque chose de la vie que vous distillez avec modestie, c’est la vraie vie, l’unique vie, après, avant… pendant (c’est le propre de la nouvelle). C’est rien, ça va passer ? Rien ne passe, surtout pas le regret. Mais vous nous aimez. Allez, embrassonsnous, oublions l’envers de la vie, la terre est à nous, vous avez raison. Moi, je vote Annie, je vote pour l’intelligence du désespoir.


À l’abri de l’oubli par Fatos Kongoli

J’ai entendu parler d’Annie Saumont avant de lire ses livres. En novembre-décembre 1998, j’ai eu la chance de faire un séjour à la Villa Mont Noir, une résidence pour écrivains européens, pas loin de Lille, dans une ancienne propriété de la famille de Marguerite Yourcenar. Annie Saumont y avait séjourné un an plus tôt, à la même époque. J’ai eu l’occasion de faire sa connaissance deux ans plus tard, dans des circonstances extraordinaires à mes yeux, en prenant ce qu’on a appelé le Train de la Littérature, Europe 2000. Il s’agissait d’un voyage auquel participaient cent quatre écrivains venus de quarante-deux pays européens : le train devait suivre l’ancien itinéraire de l’Express Nord-Sud, de Lisbonne à Moscou, avec, pour terminus, la gare de Berlin. Je me souviens très bien, entre autres, des trois écrivains français, mes compagnons de route, dont Annie, que j’ai connus à peine arrivé à Lisbonne. Traverser l’Europe en leur compagnie a été pour moi un des plaisirs les plus vifs de ce voyage-là. J’ai ainsi parcouru des milliers de kilomètres dans le même compartiment qu’Annie, assis tantôt à côté, tantôt en face d’elle. Annie lisait la plupart du temps. Assez souvent, elle prenait des notes dans son carnet. Il lui arrivait aussi, pendant que notre train fendait d’immenses espaces, de s’assoupir quelques instants. Mais, par ailleurs, nous avons longuement marché à pied dans différentes villes d’Europe, alors que moi, je croy-

ais, en la voyant menue et fragile, qu’elle n’en serait pas capable. Je me trompais. Douée d’inépuisables énergies, Annie Saumont affrontait à merveille toutes les épreuves de notre long voyage. Avec, très souvent, un étonnant sens de l’humour. Tout en finesse. Voilà donc ce que je peux dire d’Annie Saumont telle que je l’ai connue, il y a de cela presque deux ans. Par la suite, je l’ai connue autrement, d’une façon plus approfondie, à travers la lecture de ses livres. Je ne me rappelle plus à quel moment de notre voyage elle m’a offert son recueil de nouvelles Noir, comme d’habitude (« avec un peu de rose », comme elle l’a précisé dans sa dédicace). Plus tard, près d’un an après notre voyage, elle m’a envoyé à Paris un autre de ses livres de nouvelles, C’est rien, ça va passer. Maintenant, nous nous faisons signe de temps à autre, à l’occasion des fêtes comme le Nouvel An. Ses deux livres, je les garde sur mon bureau, à côté d’autres livres que m’ont offerts des amis français. Je les prends souvent d’une main attentive, les feuillette avant d’en relire tel ou tel passage, et je pense ainsi à Annie Saumont, une amie à l’abri de l’oubli.

début mai 2002, Tirana, Albanie.

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Travailler régale par Jacques Jouet

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Afin de bâtir l’ordre tout particulier de sa nouvelle, Annie Saumont prend soin de n’arriver sur le chantier qu’au premier jour de la deuxième semaine. Cette stratégie lui permet de tenir compte de ce qui fut accompli : un monde déjà debout, des paroles envolées, des textes posés. Elle affectionne de semer un chaos, en lançant dans l’arène les éléments de la querelle.

De cette indistinction, vous verrez peu à peu s’extraire le distinct d’une histoire. Et ces personnages… regardez s’ils ne sont pas façonnés de la même argile : avalement de la réplique dans le discours général qui, à chaque mot, fait d’une pierre deux coups, un coup pour Dieule-père, un coup pour Grand’Ma. Quelques lignes durant, Fanny est une vache, Fanny la petite fille.

Dans « Genèse », nouvelle qui ouvre le recueil Quelquefois dans les cérémonies, le démêlé est celui des premiers versets de la Bible avec un récit de vacances à la campagne. Le travail d’Annie Saumont régale ce terrain accidenté, mêle temps, lieux, héros différents dans une même pâte qui est un discours, qui est le récit lui-même.

Loin que vous ne sachiez plus qui est qui, vous devinez que sur le terreau fertile – et collant – de son appartenance, il n’est pas besoin de beaucoup pousser chacun pour qu’il soit un autre.


Une extraordinaire mécanicienne par Georges-Olivier Châteaureynaud Les écrivains qui réfléchissent à ce qu’ils font n’utilisent pas leur langue comme on se sert d’un outil standard, répondant grosso modo à un besoin sommaire. S’ils veulent accéder à telle ou telle partie de l’être, compartiment caché ou soute difficile d’accès, il leur faut commencer par fabriquer leur propre outillage, ou du moins par adapter celui qui existe à leur projet particulier. Annie Saumont procède ainsi, et c’est ce qui confère à ses nouvelles leur efficacité singulière. Armée de pinces et de petits tournevis perso, elle démonte pan par pan la réalité humaine. À la faveur de cette dépose, les zones cachées nous sont enfin montrées, révélant la corrosion qui gagne, la fatigue grandissante des organes, la panne qui menace. Dans tous ses recueils, Annie Saumont prouve qu’elle est une extraordinaire mécanicienne. Comment faitelle ? Ses personnages, c’est d’abord par la langue qu’elle les crée et qu’elle les fait vivre. Elle commence par écouter comment on parle autour d’elle. Son écriture se nourrit du rythme, du débit, de la sonorité, du vocabulaire de ses contemporains, des altérations qu’ils font subir à une langue-mère qui n’existe plus, qui n’est plus parlée nulle part : jardin à la française transformé en décharge publique. Cette langue à la fois vague et crue, molle et brutale, non fixée, métamorphique, Annie Saumont la porte à un degré de précision et de netteté qu’elle n’atteindrait jamais sans elle. En matière de perfectionnisme, elle pourrait en remonter à beaucoup. Chez elle, pas une virgule ni une absence de virgule qui ne soient voulues. Les préparateurs de copie la connaissent bien, et ils la redoutent. Elle ne signe un bon à tirer qu’après une lutte féroce pour préserver ce qui fait son

style : l’exactitude absolue de l’inflexion. Cette mécanicienne est une musicienne subtile ; simplement, elle fuit l’adagio et l’aria comme la peste. Chez Annie Saumont, donc, ce sont les personnages qui parlent – ou qui ne parlent pas, qui ne peuvent se résoudre à parler –, et leur silence constitue alors la matière même de la nouvelle, comme dans l’admirable Mots, dans Après. Un homme hésite à avouer à sa femme qu’il ne l’a jamais aimée, qu’il l’a épousée pour « régulariser », parce qu’elle était enceinte. Il vit auprès d’elle et de leurs enfants, avec ces mots-là sur le bout de la langue. Ils vieillissent, elle devient sourde, et c’est trop tard, les mots qui les auraient libérés tous les deux se sont perdus avec leur vie. On trouve là, comme dans la fameuse nouvelle éponyme de Je suis pas un camion, ou dans Sarah, de Les voilà quel bonheur, une cruauté, un désespoir, mais aussi un amour des êtres, qui font d’Annie Saumont un des témoins majeurs du mal-vivre de notre époque. C’est aux « gens » qu’elle s’intéresse, à travers les plus démunis et les plus las d’entre eux, et ils le sentent immédiatement. Les gens, ou l’autre nom du peuple… Quiconque a assisté à une séance de lecture publique d’Annie Saumont le sait : ses nouvelles allument dans le regard de ses auditeurs une lueur de complicité, d’adhésion à son propos et à sa vision du monde pourtant dénués de la moindre complaisance. Nous avons en France, en la personne d’Annie Saumont, un véritable écrivain populaire au sens noble.

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C’est quoi un Beretta ? par Alain Demouzon Petit silence mince, puis la voix menue, comme plaintive et désemparée, mais résolue à trouver ce qu’elle cherche : – C’est Annie… Dis, c’est quoi, un Beretta ?… Ça va, un Beretta ? Un nom qu’elle aime bien et qui sent le polar à l’ancienne, la rue des Abbesses et le métro Place-Blanche. (Elle doit comploter d’en récupérer un vieux modèle au fond d’un placard et de faire feu si on insiste.) Annie, pistolet ou revolver ?… J’explique la différence, le chargeur « automatique » du pistolet, le barillet du revolver, l’arme qui peut se bloquer et celle qui ne s’enraye jamais. On ne joue pas à la roulette russe avec un pistolet. Problème dramatique ou notation d’ambiance ? Plutôt l’ambiance. Mais il faut que ça sonne vrai. Annie aime bien que ça soit juste, tant qu’à faire, puisque ses personnages au bord du gouffre quotidien choisissent parfois de briser un trop lourd silence de désamour par un bon coup de flingue libérateur… Oh non, pas tant que ça !… Un petit bruit méchant suffira, dit-elle. C’est pour une nouvelliste à la voix fluette, mais qui sait si impitoyablement planter sa plume acérée, d’un coup sec en plein cœur du texte, avec une désinvolture apparente d’infirmière perverse ayant raté une prise de sang… Modeste calibre, autant que possible : l’auteur a le poignet gracile, ses personnages sont en difficulté financière. Pas du 375 Thriller, plutôt du 6,35 Short Story. Soit ! Tout de même, il ne faut pas négliger pour autant la puissance d’arrêt de l’arme, le « stopping power », mesuré en StP sur une façon « d’échelle de Richter » des

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ébranlements définitifs : on n’envoie personne au tapis avec des munitions chétives ! Texte court, peut-être, mais la victime est sans doute imposante. À moins qu’on ne veuille que l’effleurer d’une écorchure dramatiquement suffisante. Question de dosage. C’est vous qui voyez… Annie aime assez les réglages fins, les petites charges de poudre qui pètent au nez avec un essoufflement de pétard mouillé mais finissent par faire des trous à l’âme. Beretta, ça lui plaît, c’est doux, c’est féminin. La petite Beretta doit faire moins de tapage que la grosse Bertha. Pour autant, pas si sûr qu’on en sorte indemne… C’est seulement pour faire l’intéressant auprès des dames que je peux me donner des airs de hot-line balistique. Les personnages de mes romans polars ne sont guère portés sur le flingot, mais faut quand même savoir de quoi qu’on cause ! Si vous ne trouvez pas ce que vous cherchez en vitrine, nous l’avons sûrement en magasin ; Beretta ou pas ! C’est pourquoi, avec Annie, il nous arrive de discuter de toutes sortes de vilaines manières et de mauvais procédés, et parfois longuement, en amitié confraternelle et technique : délaisser l’imparfait du subjonctif et scruter plutôt certaines petites choses de la vie qui nourrissent nos écritures, et pour lesquelles nous avons le souci de l’exactitude générale et de la vérité particulière. Je me souviens de notre conversation de « blaireaux » sur le verlan et le parler « chelou » des banlieues, dans un train qui nous ramenait de Picardie (Festival de la nouvelle de Saint-Quentin). Annie prenait des notes et préparait sa musique. Un Beretta, c’est un instrument à vent, mais aussi une certaine sorte de stylographe.


Une rencontre par Alain Lance

C’est au printemps 1989 que j’ai rencontré pour la première fois Annie Saumont. C’était au Festival de la Nouvelle de Saint Quentin, qu’animait Martine Grelle. J’étais venu d’Allemagne pour rencontrer des nouvellistes que Martine avait proposé de faire venir en octobre à la Foire du Livre de Francfort, où la France était cette année-là l’invitée d’honneur. Pour la Nuit de la nouvelle, Martine avait donné une contrainte à ses dix auteurs : insérer dans le texte une phrase tirée d’En arrière…, un recueil de nouvelles de Marcel Aymé : « Bertrand d’Alleaume m’a embrassée derrière la porte du petit bureau ». Je me souviens que Paul Fournel avait reçu le Goncourt de la nouvelle et était reparti à Paris sur une bicyclette de course qui lui avait été offerte avec le prix. Je n’avais encore rien lu d’Annie Saumont et je garde encore l’impression très vive que me fit sa lecture, la première en public, me dit-on. Elle prit place sur l’estrade, mince silhouette aux cheveux courts, et commença à lire une de ses brèves histoires en esquissant un sourire timide et ironique, comme pour créer un V-Effekt (la fameuse « distanciation » brechtienne) car ce qui était

dit était calmement terrible. Mais cette distance, ce passage dans l’ordre de l’art, tiennent en fait à son écriture, à son sens de l’ellipse, à sa façon de réécrire le langage parlé des gens qui n’ont pas la parole. Depuis lors, j’ai lu tous ses livres, que fidèlement elle m’envoie. Je me souviens aussi de son passage à Sarrebruck où, avant sa lecture, nous avions tourné une vidéo en plein air avec elle. C’était sur une place historique de la ville, il faisait froid, patiemment elle a répondu devant la caméra à une sorte de questionnaire organisé alphabétiquement : A comme…, B comme…, etc. Elle improvisa ainsi jusqu’à la lettre Z. J’espère qu’elle eut droit quand même de sauter certaines lettres. J’admire la nouvelliste, j’ai de l’affection pour la femme et il y a encore quelque chose qui me plaît beaucoup chez elle : sa générosité, sa curiosité. Elle est en effet l’une des rares parmi ses consœurs et confrères à se déplacer fréquemment pour assister aux lectures d’auteurs étrangers – qu’ils soient prosateurs ou poètes – que nous invitons à la Maison des Écrivains. Et toute notre équipe aime Annie Saumont.

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Le point-virgule par Marie Le Drian

Le point-virgule. Ce peut être un coup de foudre le point-virgule. Plutôt son absence. Comme ces gens qui n’ont pu venir. Désolés. Ils sont alors plus présents que s’ils avaient ouvert la porte en disant c’est moi. Dans cette première phrase : « Je l’aimais pas je l’aimais pas », le point-virgule n’est pas entré. Tu resteras sur le palier, surtout tu ne bouges pas. On va parler de toi. Je te raconterai mais pour l’instant tiens-toi à carreaux. Et même si j’écris : je l’aimais je l’aimais, ne t’avise pas de revenir sous prétexte que l’ambiance est au beau fixe. J’ai pensé cela, au tout début, de la complicité d’Annie avec la ponctuation. « Je l’aimais pas je l’aimais pas ». C’est par cette phrase que j’ai fait la connaissance d’Annie Saumont. Première phrase, première nouvelle de ce recueil Quelque chose de la vie. Stupéfaction pour moi. Le mot n’est pas trop fort. Je vivais et écrivais en totale rigidité de ponctuation : commence à parler, guillemets, espace. Cesse de parler, espace, guillemets. Virgules bien rangées, espace après. Point, espace après, exige la majuscule. En ordre. J’ai ouvert Mais moi, et j’étais sidérée… je l’aimais pas je l’aimais pas. Plus loin : je l’aimais je l’aimais. Elle a osé ! Sans voix, vraiment celui-là, elle ne l’aimait pas, le désamour me sautait au visage. Sans recours, la haine proche. Et cet autre. Oui. Comme une violence. Un choc. Elle était presque charnelle pour moi cette absence de ponctuation.

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Il en va de la vie littéraire comme de la vie amoureuse. Les coups de foudre sont rares. Certains ne les connaîtront jamais, et pour ceux qui les ont approchés, il y a avant et après. Aussi, l’on se demande : pourquoi ? Pourquoi déjà ? Il ne s’agissait pas simplement d’une histoire de point-virgule. Ni de son absence. Annie n’avait pas posé un point-virgule pour ensuite l’enlever. Rien à voir. Ça, c’était ma naïveté. Découvrant ensuite la musique, la respiration de ses textes, j’ai mesuré qu’il pouvait en être autrement « je l’aimais pas je l’aimais pas ». Sans construction, juste une intuition, une respiration. Mon coup de foudre était celui d’une écriture. Ponctuation mêlée. Et si je devine le pourquoi : celui d’un monde qui m’était proche, il demeure l’histoire de avant et après.


ceux qui donnent envie d’écrire. Après, j’ai connu l’univers d’Annie, mêlant les deux. Au seuil de chaque nouvelle : où nous emmène-t-elle cette fois, vers quels lieux, quel jour au Café du Commerce, quel chagrin, quelle injustice, quel sourire, quelle émotion ? Tout le bonheur de ces mots ciselés. Rien n’est laissé au hasard dans les phrases d’Annie. Elle parle de son travail et moi de son talent. À la lire, j’ai beaucoup appris au sujet du mot juste. Pourquoi utiliser « faire » ou « savoir » lorsqu’il existe des verbes plus précis ? La précision, la répétition voulue, surtout pas l’ignorée, la maladroite. La ponctuation juste donnée pour nous aider à suivre. Sans négociation. Et toute la tendresse pour ces enfants qui justement à l’école, dans la vie, dans la cour ou dans la rue ne suivent pas. Les exclus, les paumés, les orphelins, les sans pères, les larguées, les mères qui n’y arrivent pas. Aussi, juste au détour, la lumière (Une odeur de lavande). Cette façon de donner vie aux petits riens de la vie quotidienne. D’estomper les histoires les plus dramatiques : La Plage, Sarah, Un coup manqué, La Bâche. Mine de rien la mort sans en parler.

J’étais sur le pas de la porte d’un monde qui me semblait voisin mais pour lequel je n’avais ni les mots, ni la musique. Et pourtant l’impression d’entrer de plainpied dans cet univers. Ne serait-ce que par ce coup de foudre de la première phrase. Ce n’est pas un envoûtement le coup de foudre. Rien n’est progressif. C’est immédiat et violent. J’étais prête à aimer la suite. Une inconditionnelle à présent. D’un recueil à l’autre au fil des années. Le coup de foudre aurait pu se produire plus tard, dans le même recueil : Passe-moi le sel, mais déjà j’étais conquise. Il y avait Avant, et Après. Avant, il existait pour moi deux catégories d’écrivains, ceux qui donnent envie de lire jusqu’à plus soif, et

Pour écrire ces lignes, j’ai relu des dizaines de recueils. Jusque-là, je les avais découverts au rythme de leur parution. Mais cette semaine l’un après l’autre. Ce fut différent. Bien sûr je peux joindre ma voix aux autres, celles qui parlent de la tendresse d’Annie, de son humour, de cette façon si musicale d’enfreindre les règles pour se faire comprendre, de ses phrases inachevées. Je pourrais parler de tout cela, mais en lisant les recueils « en ligne », en fermant la dernière nouvelle, j’ai eu ce sentiment d’une réelle puissance en face de moi. D’une œuvre. Quelque chose de très fort. J’en étais tout intimidée. Incapable d’aligner deux mots. Puis je me suis souvenue de ma première rencontre avec Annie, sa simplicité, sa générosité : « On se tutoie toute suite, on finira bien par y arriver ? ». Alors j’ai osé prendre mon stylo.

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Un art d’aimer par Michèle Gazier

Il est des écrivains pour qui l’unité d’écriture est le roman-fleuve. À moins de six cents pages point de salut ! Il en est d’autres qui tournent toujours autour des deux cent trente pages de bon aloi du romancier consciencieux. Comme les coureurs à pied, ils savent tous leur distance. Fond, demi-fond, sprint. À ceux qui s’étonnent parfois qu’elle n’écrive que des nouvelles, Annie Saumont répond volontiers avec ce petit sourire en coin entre timidité et ironie : « Souvent j’ai l’impression que je tiens l’idée d’un roman. Je me mets à mon bureau et je commence à écrire et puis voilà, en quelques feuillets, j’ai traité le sujet : c’est encore une nouvelle ! ». Et c’est tant mieux, se disent le lecteur, la lectrice d’Annie Saumont que ses nouvelles enchantent, troublent, dérangent, font sourire ou frémir suivant l’humeur de celle qui raconte. Car Saumont est de la famille de celles qui ne tournent pas en rond dans un univers unique et clos. Son champ d’imagination, c’est le monde. Celui de ses contemporains qu’elle croque avec tendresse et férocité. Traductrice pointue de l’anglais et de l’américain, Annie Saumont a saisi dans cette autre langue plus concise, plus rapide que la nôtre, un je-ne-sais-quoi qui colore sa prose. Elle écrit à l’économie, au scalpel, tranchant volontiers dans le gras de la phrase pour en garder la ligne et le jaillissement. Est-ce sa manière de se tenir légèrement à l’écart des bruits du monde, de se situer toujours à deux ou trois

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pas de la mêlée, la nouvelliste sait mieux que quiconque croquer les langues et les tics, les modes d’expression, les attitudes, toutes choses que l’on voit et entend plus fort en prenant du champ. Qui mieux qu’Annie Saumont sait mettre en scène des gamins de banlieue se chamaillant ? On entend même leur accent entre les lignes. Qui mieux qu’elle sait raconter l’ennui du couple qui n’en finit pas de se regarder vivre et vieillir avec ses petites manies, et ce, jusqu’à la haine et jusqu’à l’écœurement ? Qui évoque mieux la passion toujours vive d’une sœur pour son frère et leur amour incestueux dans le sinistre palais de l’Escorial alors que la vie continue comme si de rien n’était ?… Les personnages d’Annie Saumont, nous les avons tous rencontrés, nous les avons tous croisés. Pas un ne ferait la une d’un journal à scandale ou d’une quelconque gazette pour célébrités. Et pourtant là, prisonniers de son regard, de son style tendu, précis, de son regard tendrement implacable, ils nous demeurent proches, familiers, inoubliables. Que peut-on souhaiter à une nouvelliste de sa trempe qu’ont couronnée tous les prix possibles et imaginés, une nouvelliste qu’on étudie comme Maupassant ou Marcel Aymé à l’université ? Qu’on lise plus de nouvelles en France. Qu’on réédite l’ensemble de ses recueils passés. Qu’elle en écrive encore beaucoup d’autres. L’art d’écrire d’Annie Saumont est un art d’aimer.


Une rencontre avec Annie Saumont par Dominique Baillon-Lalande

Ma première rencontre avec les nouvelles d’Annie Saumont fut un choc. J’avais emprunté le recueil Je suis pas un camion et cette découverte allait m’ouvrir les portes de deux univers pour moi inconnus jusqu’alors et dont je pressentais l’adéquation particulière à mes goûts, celui de la nouvelle contemporaine et celui d’Annie Saumont. Ce qui me pris de plein fouet fut ce que je perçus tout d’abord comme de la violence et qui était de fait l’énergie et l’intensité liées au genre lui-même. Puis je m’aperçus que les blancs entre les lignes en forçant ma tension et mon attention de lectrice me piégeaient dans un accompagnement affectif et mental du texte qui se transformait progressivement en une appropriation voire une pénétration du récit comme cela jamais ne m’était arrivé. Pour moi, en ne gardant que l’essentiel la nouvelle esquissait un territoire de liberté inventive que chaque lecture venait nourrir provoquant une intensité émotionnelle et intellectuelle intime. Ce fut donc le début d’une grande histoire et, de livre en livre, les nouvelles d’Annie Saumont ne devaient plus me quitter. Étant d’un naturel curieux, ce qui peut paraître normal et souhaitable pour une bibliothécaire, le désir de comprendre, au-delà de mon intérêt général pour la nouvelle, l’attraction particulière voire la fascination qu’exerçaient sur moi les nouvelles d’Annie Saumont a fini par me tarauder.

C’est là un exercice difficile et je n’ai trouvé aujourd’hui que quelques fragments de réponse que je vous livre volontiers : Bien sûr il y a les thèmes chers à Annie : l’enfance, les relations parents-enfants, la condition des immigrants en France, les paumés, ceux que la vie a laissés pour compte ou plus simplement que la vie a moins gâtés, la solitude, l’absurdité d’un monde à la violence affichée ou tapie derrière des apparences policées, l’incapacité à dire et à vivre. Cela touche, révolte, émeut. Mais ces sujets nourrissent abondamment la littérature contemporaine, parfois avec talent, et cela ne constitue pas une réponse suffisante. Peut-être la marque d’Annie est elle dans le positionnement qu’elle choisit pour raconter ses histoires et donner vie à ses personnages. Elle ne se fait pas le porteparole des déshérités, ne les explique pas, ne les juge pas mais dit sobrement, et avec beaucoup de respect, leur solitude, leurs humiliations, leurs angoisses. Si elle s’implique dans ce qu’elle écrit, ce n’est pas biographiquement mais métaphysiquement en donnant à voir, à éprouver les joies et surtout les souffrances de la vie sans qu’aucune réponse, aucune morale ne puisse fournir de solution. Ses instantanés d’une tendresse sans sensiblerie et sans concession, révèlent à la façon de certaines

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photographies, les drames d’une société dont l’indifférence revêt le visage d’un moralisme confortable et qui bouleversent à jamais le déroulement d’une vie. Et s’il y a bien dénonciation d’un monde violent et impitoyable avec les êtres fragiles, si l’on ressent une réelle empathie de l’auteur à l’égard de ses antihéros adolescents ou qui n’ont jamais réussi à grandir, il devient vite évident que ce qui fascine Annie Saumont c’est cette brisure, ce moment de rupture d’équilibre, ce point de non retour où tout bascule pour ses personnages. Comme l’a écrit Claude Pujade-Renaud : « elle fore de minces fêlures par lesquelles font irruptions les grand désastres, avec une cruauté chaude, non destructrice ». C’est cela peutêtre qui conjugué à l’économie des moyens et à l’oralité de la langue a, dès les premières lectures de ces nouvelles, réveillé en moi les sensations d’étrangeté, de jubilation cruelle que seuls les textes de Beckett m’avaient jusqu’alors fait ressentir. Mais que serait tout cela sans la petite musique d’Annie Saumont qui rend ses nouvelles si immédiatement identifiables. Ces dialogues fondus au texte qui brisent la linéarité du récit. Ce rythme saccadé, comme une respiration haletante ou oppressée, ces scansions qui lui permettent de glisser avec une efficacité formidable de l’humour au tragique, de l’insouciance à l’angoisse. Les nouvelles d’Annie palpitent, respirent, elles sont faites pour l’oralité. Quand on les entend mises en voix avec intelligence et talent par un comédien, ces nouvelles prennent toute leur mesure. Comme le disait récemment une collègue lors d’une lecture publique de Zan (C’est rien ça va passer), « le public sourit mais on devine les poils des bras qui se hérissent sous les pulls, elle fait mouche à tout coup. » Effectivement, les nouvelles d’Annie Saumont laissent des traces, qu’on se le dise. On n’en sort jamais indemne. Donner à rencontrer Annie Saumont C’est cette force émotionnelle, cette approche toute personnelle de l’enfance et de l’adolescence liées à sa remarquable exigence d’écriture qui, chemin faisant, m’a donné envie de provoquer la rencontre d’Annie avec des classes de collège. Mon instinct ne m’avait pas trompée, elle y excelle.

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Au commencement, ils sont surpris, avaient imaginé que l’auteur était un homme, le croyaient plus jeune… Puis ils réagissent. Ces nouvelles les dérangent, elles sont compliquées, ne sont pas finies, les personnages sont bizarres. Enfin, au fur et à mesure que cette petite dame, au filet de voix ténu et à la jeunesse surprenante parle d’elle (très peu), de ses personnages (d’avantage), de l’écriture (beaucoup) la communication s’établit. Sans stratégie de séduction, sans démagogie, Annie Saumont évoque son travail exigeant sur l’écriture, ses doutes, ces tranches de vies saisies au vol qui transformées viendront nourrir ses nouvelles, et là, les regards se livrent, la parole se délivre, les oreilles s’ouvrent et une vraie proximité s’installe. Les questions et les commentaires sur ces personnages, parfois si semblables à eux, fusent, des rapprochements se produisent et on assiste soudain à un échange où chacun laisse un temps son rôle et son masque au vestiaire pour évoquer ses propres angoisses, ses colères ou la difficulté d’être ou de devenir adulte. Sont-ils troublés par ce mélange de conviction et de doute, de force et de timidité, mis en confiance par son authenticité et sa curiosité attentive ou tout cela à la fois ? Je n’en sais toujours rien. Mais s’il est certain que ces interventions ne sont pas magiques pour tous, et qu’Annie Saumont n’est pas Mary Poppins, il ne m’en semble pas moins que si on pouvait fouiller la mémoire des nombreux adolescents qui ont eu la chance de rencontrer cet auteur pendant leur scolarité, on y pisterait des empreintes multiples. De l’émouvante histoire de la disparition d’Antoinette écrite par cette lycéenne de Nanterre à la façon d’Annie Saumont (t’en souviens-tu, Annie ?) à la prévenance respectueuse et émue de ce jeune adjoint au maire d’un naturel pourtant conquérant en d’autres circonstances qui évoque, en aparté et presque timidement, le souvenir de la venue de l’auteur dans sa classe, quand il était adolescent. Alors, Annie, toi qui, souvent, expliques, en t’excusant presque, ton incapacité à écrire autre chose que des nouvelles, surtout ne change rien. C’est cette Annie-là que nous aimons, et ces nouvelleslà, justement, que nous attendons avec impatience tous les ans.


Beaucoup moins que la moitié d’un secret par Jean-Noël Blanc

Quand elle m’a demandé de lire et de critiquer le manuscrit d’une de ses nouvelles, j’ai cru qu’elle se moquait. Elle faisait déjà partie des nouvellistes connus et reconnus et à cette époque-là je n’avais publié que deux ou trois recueils. Si quelqu’un devait demander conseil à l’autre, c’était moi. Mais elle a insisté jusqu’à ce que j’accepte. Elle est têtue. J’ai fini par m’incliner. Je ne savais pas où je m’aventurais. J’ai formulé quelques remarques timides sur son manuscrit. Elle m’a remercié en me demandant de lui expédier un de mes textes. Qui m’est revenu tout barbouillé de corrections. Bien plus précises que les miennes. Bien plus coupantes aussi. C’est-à-dire plus vraies. Elle fixait ainsi le ton de nos relations : pas de complaisance, pas de fausse politesse. L’exigence. Tout pour l’écriture. Pour la deuxième nouvelle qu’elle m’a envoyée, j’ai essayé d’être mordant, et un peu plus pour la troisième, et ainsi de suite. En retour, elle biffait sans pitié mes propres textes. Nous avons ainsi commencé à nous aiguiser les dents l’un sur l’autre. Et puis nous avons pris le pli de la lecture mutuelle. Depuis des années, nous nous traquons la virgule inopportune, l’adjectif inutile, l’allitération maladroite. Nous nous cherchons des poux dans la phrase. Elle m’en trouve des colonies. Je lui en déniche quelques-uns. Elle m’apprend à écrire.

« Le métier d’un écrivain, disait Jules Renard, c’est d’apprendre à écrire. » Avec Annie, je suis à bonne école. Ces travaux pratiques d’écriture obéissent pour une part à des principes assez généraux : chasser les redondances, les répétitions, les facilités, etc. Mais à voir la manière dont Annie les met en œuvre, je me demande si on ne peut pas, de cette façon, approcher certains traits et tours de main qui lui sont propres : sa manière. À ce titre, on pourrait soutenir que son art d’écrire se fonde sur un système rigoureux d’interdictions. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ce qu’elle corrige et refuse, en se justifiant par un « je n’aime pas » définitif. Ce qu’elle s’interdit d’abord, ce sont évidemment les expressions toutes faites. Si d’aventure elle laisse échapper un cliché, elle se le reproche pendant des jours en se demandant comment elle a pu être aussi nulle. Écrire par cœur constitue un interdit absolu. Elle pourchasse aussi les mots précieux, exotiques, maniérés, exubérants : ceux qui font leur malin dans la phrase. Elle se moque encore d’un « mussé contre » que j’avais eu le malheur d’écrire. Elle lisse le lexique, appliquant volontiers le précepte de Guillevic : « entre deux mots il faut choisir le moindre ». Pas d’énergumène dans le vocabulaire.

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Elle rejette aussi certaines tournures qu’elle déteste, sans qu’on en connaisse la raison : « en train de » par exemple, ou « rigoler ». Ou « suer ». Si j’écrivais par exemple qu’un personnage est « en train de faire ceci ou cela » elle noterait en marge « en locomotive ? ». J’ai beau lui objecter que ce train-là est celui des choses et qu’il est né bien avant la machine à vapeur, peu lui importe. Les mots qu’elle n’aime pas n’ont pas droit de cité. Elle n’aime pas non plus les répétitions : pas seulement de mots, encore qu’elle traque la moindre redite à deux pages de distance, mais encore de sonorités. Trouver « quand » et « qu’en » dans le même paragraphe la désole. L’euphonie est pour elle si importante qu’elle se lit et se relit au magnétophone pour fignoler ses textes à l’oreille. Répétitions prohibées. Elle refuse également le mélange du vocabulaire trivial et du lexique digne. Elle opère une distinction très claire entre le texte extérieur aux personnages, où elle ne tolère que le vocabulaire soutenu comme diraient les profs de français, et les propos des personnages, où elle s’ingénie à trouver les mots, même les plus crus, qui expriment le mieux leur identité. Chacun chez soi. Mélanger les deux niveaux de langue, comme diraient encore les savants, est pour elle inacceptable. Enfin (mais je ne suis pas sûr d’établir ici la liste complète des interdictions), elle déteste le passé simple. Trop littéraire, trop m’as-tu-vu, trop facile. Et trop daté surtout : elle a beaucoup appris et retenu des critiques du nouveau roman contre le romanesque simpliste. Du coup, elle s’oblige à écrire le passé tout autrement qu’on ne le ferait spontanément. Voilà précisément le point qui me frappe le plus : ce système d’interdictions l’oblige à inventer constamment. Pour elle, aucune phrase ne va de soi. Impossible par exemple d’écrire « quand il s’arrêta à la porte Rémy vit le sac de sport kaki qui contenait ses affûtiaux maculés de cambouis » : s’arrêta à, affûtiaux et maculés, quand et cambouis, porte et sport, Rémy vit, kaki qui, etc. autant d’impossibilités. Mieux vaudrait quelque chose comme : « Rémy le voit en arrivant à la porte. Son sac de sport de couleur kaki. Contenant ses vêtements tachés de cambouis » (je relis cette phrase et je suis persuadé

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qu’elle y trouverait encore à redire. mais j’espère que cet exemple donne bien l’idée du travail d’Annie). Elle s’impose donc un jeu de contraintes très dures qui la force à préciser les mots, à les affûter jusqu’à trouver leur place exacte, taillée au rasoir, et à bâtir une phrase qui évite tous les empêchements qu’elle tient pour majeurs » Elle se condamne ainsi à inventer sans cesse des façons de dire. Il y a du classicisme dans cette méthode. Suffit-il cependant d’identifier ces exigences et cette méthode pour parler couramment le Saumont ? Je ne crois pas. Certes, lire par-dessus l’épaule d’Annie est un exercice fécond. Mais très insuffisant. Parce qu’on n’atteint de la sorte qu’une toute petite partie du secret. Or tout écrivain, c’est connu, écrit à partir d’un secret. En général, il n’en a pas conscience et ce sont ses lecteurs qui devinent ce qui se cache et se révèle tout au fond des textes. Mais personne ne peut connaître la nature exacte de ce tissu de désirs, de rêves, de peurs, d’envies, d’angoisses et de souvenirs. Tout juste peut-on en approcher. Pour approcher le secret d’Annie Saumont, il ne suffit pas d’énumérer les interdits dont elle s’entoure et de considérer l’usage dynamique qu’elle fait de ces embargos. II faudrait aussi par exemple observer sa respiration : ses textes si patiemment réglés au magnétophone sont déjà en bouche, comme disent les comédiens qui se régalent à la lire en public, avec ces sonorités, cette musique, ce rythme, et ces syncopes si particulières qui donnent à ses paragraphes un phrasé qu’on n’oublie pas. Sans doute existe-t-il encore d’autres analyses possibles. Je ne sais pas. Je sais seulement que chacune d’entre elles ne pourra livrer qu’une toute petite partie de ce qui est ressenti la voix d’Annie Saumont. Et que l’important, pour la lire, l’admirer et l’aimer, ce sera toujours ce qui échappe à l’analyse et qui tient à ce qu’on entend d’un être humain parlant d’amour et de pitié à quelques autres humains : c’est-à-dire beaucoup plus, toujours beaucoup plus que la moitié du secret révélée par une technique d’écriture.


La traduction par Michel Vincent

C’est à l’occasion d’une tournée en Allemagne, organisée en 1991 par Alain Lance, à l’époque responsable de l’Institut Français de Francfort, actuellement directeur de la Maison des Écrivains, que j’ai rencontré pour la première fois Annie Saumont. Alors que quelques semaines auparavant son nom m’était complètement inconnu, je ne me doutais pas qu’après son passage dans la capitale de la Ruhr, une longue amitié allait naître entre nous et que celle-ci en déclencherait d’autres communes (avec François de Cornière, JeanNoël Blanc, Paul Fournel… et les autres). Je ne pensais pas alors que je serais amené peu de temps après à suivre non seulement de très près la publication et la réédition de ses recueils mais aussi parfois à discuter avec elle de ses manuscrits avant leur parution. Tout comme je n’aurais pas alors imaginé après cette première rencontre au Centre culturel franco-allemand d’Essen, qu’avec une amie traductrice nous nous plongerions – avec beaucoup de plaisir – dans la traduction de quelques-unes de ses nouvelles pour différentes revues ou anthologies allemandes. Cette collaboration franco-allemande m’a fait d’une part prendre conscience de la difficulté à traduire les textes d’Annie Saumont mais m’a aussi conforté dans ma détermination à trouver un éditeur allemand prêt à lancer un de ses recueils outre-Rhin. Toutes les maisons contactées ont été séduites par les textes que je leur faisais parvenir, mais aucune n’a voulu prendre le « risque » de les publier. Il semblerait cependant que les choses bougent et que 2003 soit une année faste… à suivre de près… même si en Allemagne la part du marché occupée par les auteurs français ne cesse de baisser ces dernières années. Le nom d’Annie Sau-

mont circule néanmoins de plus en plus outre-Rhin (et aussi en Autriche) dans les milieux scolaires et universitaires grâce à la clairvoyance et la curiosité de nombreux enseignants français et peut-être aussi ces derniers temps grâce à un concours de traduction auquel ont participé près de six cents lycéens allemands. Les lauréats ont pu dialoguer en mai dernier avec Annie Saumont à Essen lors d’une rencontredébat en présence de cent trente personnes et ont eu le temps de faire sa connaissance le lendemain de la remise des prix lors de la visite de la ville, notamment la mine Zollverein dont l’ensemble du site vient d’être retenu comme patrimoine mondial de l’UNESCO. Les réactions des élèves et de leurs enseignants ont été enthousiastes. Je n’en citerai que quelques-unes : « Annie Saumont me rappelle Astrid Lindgren, la romancière suédoise. On pouvait voir la passion avec laquelle elle écrit des nouvelles quand elle les a lues et commentées. Quand nous avons visité la mine Zollverein, j’ai été aussi très surprise qu’elle soit toujours aussi sportive. C’était très impressionnant. » (Sandy, lycéenne, 18 ans). « Je dois avouer qu’avant notre participation au concours de traduction, je n’avais pas entendu parler d’Annie Saumont, mais pendant la traduction de Nostalgie et après avoir lu une autre nouvelle d’A.S., j’ai été très curieuse de rencontrer l’auteur. Madame Saumont m’a très impressionnée, surtout par sa vitalité. La soirée rencontre-débat avec elle était super. C’est un auteur formidable (entretemps, j’ai commencé à lire Noir, comme d’habitude) et une femme très gentille. » (Judith, lycéenne, 18 ans). Bref… bon pied, bon œil et… – de l’avis général – quelle belle plume !!!

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Vraie par Karine Henry

C’est en lectrice-libraire-voisine que je tente d’écrire Annie Saumont. La première fois que je l’ai rencontrée c’était lors d’une interview pour le magazine Page. J’avais tout relu, imprégnée de l’Essentiel d’Annie, j’avais préparé des questions devenues très vite inutiles. Parce qu’avec Annie Saumont tout se fait simplement, naturellement, comme cela vient et souvent c’est le meilleur. Annie vit tout en haut, au dernier étage, un nichoir à écrivain, un petit repli entre ciel et terre, quelques mètres carrés de paix. Odeur de café, chaleur du lieu, tranquillité, tout semble suspendu au silence dans le respect et l’attente de l’écriture. C’est en ressortant que ce mot m’est venu, s’est imposé, c’est à ce moment-là que j’ai su qui était Annie Saumont pour moi, VRAIE, Annie Saumont est une vraie. Annie Saumont est sans compromis, une vraie qui n’a jamais abandonné la partie, elle savait qu’elle était nouvelliste et pas romancière, les éditeurs ont eu beau faire « … Maintenant un roman… » Non, Annie ne triche pas, Annie écrivait, écrirait et écrit des nouvelles. Elle a gagné, ils ont fini par comprendre. Pour beaucoup d’écrivains ou d’éditeurs la nouvelle n’est qu’une propédeutique au roman. Annie ne préparait rien, Annie était déjà pleinement de plain-pied dans son art, son art à elle, la nouvelle. La seule forme dans laquelle s’écrit sa pensée, s’animent et s’orchestrent toutes ses voix qu’elle donne à entendre. Sans compromis non plus dans ses phrases. Jamais elle

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ne cède aux charmes d’aucune gourmandise adjectivale, pas de graisse, une écriture élaguée qui avance par saillies… Aucun mot en trop. Des mots qui sont de vrais mots, pas de ceux que l’on va chercher dans le dictionnaire des synonymes pour faire mieux et différent, non, les mots d’Annie ce sont les siens, ceux qu’elle cherche, récupère, accumule comme un énorme matériau linguistique inconscient qui s’empare d’elle le moment venu, ce sont ses mots, ceux qu’elle va gratter dans la mémoire de son corps, de son expérience, des mots longuement désirés, pétris


de langue, travaillés à l’oreille, des mots toujours nouveaux, parce que chez Annie on ne sert pas de réchauffé. Annie, un vrai écrivain ou un écrivain vrai, comme vous voulez mais vrai. Un écrivain vrai parce que Annie capte le monde, le digère avec ce qu’elle porte en elle jusqu’à créer un petit bout d’univers en plus, sa version du monde assez proche et suffisamment distanciée pour nous donner à comprendre l’actuel. Un écrivain que l’on peut déguster à l’aveugle et reconnaître au bout de très peu de phrases… « Cela c’est du Annie Saumont », quand on peut dire cela d’une page lue au hasard, alors oui, nous avons à faire à un écrivain vrai. Écrivain vrai, parce que depuis longtemps déjà Annie mène un vrai projet d’écriture, elle sait pourquoi et comment elle écrit. Elle sait qu’elle doit se libérer de ses mots, ces mots qui, sinon, l’étouffent. Elle n’écrit pas pour écrire, elle écrit par besoin, dans l’urgence, parce que cela lui est simplement vital, que c’est sa vie, sa peau et ses os, c’est son temps, sa sève et son sang. Les histoires d’Annie sont vraies, je ne parle pas d’histoires vraies mais de vraies histoires, de celles qui débusquent le lecteur quand il croyait être tranquille, en activent la conscience, en sollicitent la subjectivité par ellipses et non-dits. De vraies histoires qui donnent

à penser, permettent de rattraper le perdu, « le passé à côté » parce que nous allons trop vite sans rien voir. De vraies histoires qui nous rappellent ce que l’on oublie, que le lait est un liquide blanc, que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas rien, que cela ne va pas passer, que nous ne sommes pas tous des camions, que la terre n’est pas à nous… Autant d’histoires qui nous rattrapent au vol. Vraie vivante, Annie est une vraie vivante. Quand on serre la main à Annie Saumont, on sent qu’elle n’est pas en papier mâché, que c’est un être taillé dans le vif du vrai, dans le vif du vivant, du sensible, dont la profondeur est sans faille, que c’est du dur sur lequel s’appuyer n’est pas un risque. Vraie vivante parce qu’elle ne fait semblant de rien. Annie EST. Aucun de ses gestes ne sonne faux, n’est affecté, effectué pour la circonstance. D’ailleurs il se peut même qu’Annie Saumont ne se voit pas de l’extérieur, et c’est bien pour cela qu’elle remarque toutes ces petites choses extérieures et environnantes, ces détails qui nous échappent à nous autres trop affairés à nous mirer le reflet dans les vitrines. Annie regarde très loin au-delà de son reflet pour fixer les mille signes qui ressurgiront au détour d’un mot. Son absence à elle-même explique toute la force magnifique de sa présence au monde.

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Le camion par Paul Fournel C’était au temps où Annie Saumont écrivait encore des phrases longues de plus de deux lignes. Elle est entrée dans mon bureau – je faisais alors l’éditeur – et elle s’est assise du bout des fesses sur une espèce de fauteuil canné qui se trouvait là. Elle avait son air de souris modeste – il faut dire qu’Annie est fluette et qu’elle porte des habits gris et des cheveux courts qui lui donnent l’air encore plus discret – pour m’apporter un chef d’œuvre. À l’évidence, elle ne faisait pas exprès le voyage, mais comme elle venait de finir de l’écrire, comme j’étais éditeur, comme nous nous entrelisions et comme nous nous aimions d’un vieil amour, elle s’arrêtait pour me le déposer, en passant. Sans doute étaitelle dans le quartier par hasard, pour faire des courses. Il s’agissait de « Je suis pas un camion ». Elle avait, m’expliqua-t-elle de sa voix tremblée, eu l’idée de ce texte en visitant l’exposition « Cités-Ciné » qui se tenait à la Villette. Sur un écran géant, elle avait vu, dans un bref extrait, un garçon qui faisait semblant de conduire un camion en faisant broum avec sa bouche. Et c’est ainsi que le personnage avait fait son chemin en elle, que le chemin avait fait la nouvelle, que la nouvelle avait fait d’autres nouvelles et toutes ces nouvelles, un recueil. Il était maintenant posé sur ma table, au cas où je voudrais bien le lire… Je lui demandai si le petit personnage du film avait les yeux bridés. Elle me le confirma et je reconnus aussitôt le Tram Fou de Kurosawa. Je lui expliquai qu’en vérité, il ne conduisait pas un camion mais bien un tramway et qu’il ne savait pas du tout qu’il n’était pas un tramway, lui. Il était bel et bien un tramway et c’était son travail de fou que de se conduire. Annie me confirma que le sien conduisait bien un camion et qu’il savait qu’il ne l’était pas pour autant. Ensuite, le « Camion » (pardonnez cette familiarité, mais c’est ainsi que nous appelions le livre entre nous) parut et roula. Et nous roulâmes avec lui : un soir à Caen chez François de Cornière pour le voir rouler sur scène, un autre soir dans une péniche amarrée à Paris qui était si

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étroite que l’acteur paraissait un gorille accroché à son pneu. Nous voyageâmes. Annie commençait même à accepter d’en lire parfois des bouts à haute voix. C’était la révolution. À partir de là, ses phrases se mirent à raccourcir. D’Annie j’aime tout. Son travail est très homogène, très tenu, très constant. Il s’agit bien d’une œuvre. Et Annie est pourtant si inquiète. Les grands problèmes de fond qu’elle se pose, ceux qui n’ont pas de réponse mais que l’on doit se poser, elle les cache sous des angoisses minutieuses, des ulcères de virgules, des paniques d’orthographe, des vertiges de mot juste. Un soir, elle m’appelle pour que je demande à ma fille comment on dit « sac à dos » dans la cour de son école. Une autre fois, elle reprend sa nouvelle sur mon bureau pour en changer deux mots. Elle est orfèvre et produit ses sombres bijoux dans un nuage de perfection mystérieuse, ce nuage gris qui l’entoure lorsqu’elle écrit sur son bord de table dans les bistrots du coin, invisible et voyant tout. Celui que je n’ai jamais réussi à percer de ses secrets d’alchimiste ce sont ses titres. Ils me donnent à rêver : « Enseigne pour une école de monstres », « Dieu regarde et se tait », « Quelquefois dans les cérémonies », « Si on les tuait? », « Les voilà quel bonheur », sont déjà des machines imaginaires subtilement infernales. Celui qui saigne le plus c’est « Noir, comme d’habitude ». C’est comme cela qu’Annie donne à boire ses textes, en noir foncé, avec, en prime, le marc au fond de la tasse. Là, on a l’impression qu’elle écrit avec ses ongles. Elle fait sa page sage et la lacère. Tout ce qui est de trop reste sous les ongles et la page est en parfaits lambeaux, dans la pure dureté, sous la forme d’un essentiel secret. Quand le jus coule trop noir et que je me dis qu’elle a mal au monde, qu’elle souffre, je me réconforte en l’imaginant sur la crête d’une montagne, avec son sac à dos, en silhouette sombre sur le ciel bleu. Elle marche interminablement de ses immenses petits pas qui sont sa façon d’écrire le bonheur directement, à même la Terre.


Ne laissez pas refroidir le café ! Entretien avec Annie Saumont réalisé par Blandine Blanc et Karine Henry en mai 2002.

C’était un lundi d’avril. Annie Saumont avait accepté de nous recevoir chez elle, Karine Henry (de la librairie Comme un roman) et moi même. Elle s’était étonnée un peu de notre demande, prévenait qu’elle n’avait pas grand-chose de passionnant à dire. La modestie. Nous nous sommes installées dans une pièce tout en long, au 5e étage, qui sert de séjour et de cuisine. Elle a dit qu’il y aurait peut-être du bruit, des ouvriers travaillaient sur le toit. Elle parlait d’une voix très douce. Les couvreurs n’ont pas fait de bruit. Elle nous a offert du café et nous avons commencé à poser des questions. Avec une certaine timidité au début. Puis avec plus d’assurance. Annie se piquait au jeu. L’entretien virait à la discussion, nous en oubliions de vider nos tasses. « Ne laissez pas refroidir le café ! »

Comment l’écriture a-t-elle débuté pour vous ? Depuis mon plus jeune âge, j’étais décidée à être écrivain, j’ai toujours écrit, la traduction est venue après. Puis j’ai voulu publier parallèlement au travail de traduction. Au début des années soixante, je suis allée voir Jérôme Lindon avec mes nouvelles, il a refusé, il voulait un roman. J’ai écrit un roman contrainte et forcée, un roman de nouvelliste. Malgré le contrat le livre n’a pas pu sortir, les éditions de Minuit avaient des soucis financiers. C’est Pierre Horay qui a publié mon deuxième roman, j’ai donc commencé par un roman. Le troisième paraît chez Calmann-Levy. C’est le Mercure de France qui publiera mes recueils de nouvelles. J’ai rencontré Paul Fournel au Festival

de la Nouvelle de Saint-Quentin, il m’accueille dans sa collection « Mots » chez Ramsay, et après chez Seghers. Depuis dix ans, je suis chez Julliard qui réédite aussi mes anciens titres. Vous et le roman, où en est l’histoire aujourd’hui ? J’ai essayé. Non ce n’est pas pour moi, c’est fini, je me suis assez bagarrée pour ne publier que des nouvelles. Je ne suis pas une romancière. À chaque fois mes éditeurs me disaient « Maintenant on veut un roman » Chez Gallimard, ce fut au bout de trois recueils. Je les ai quittés. Vous dites que le Nouveau Roman vous a séduite… Le Nouveau Roman m’a transformée, Claude Simon, Nathalie Sar-

raute avec « Vous les entendez », Monique Wittig avec « L’Oppopomax » et Célia Bertin. Je ne pouvais plus écrire, « Il pensa », comment un auteur peut savoir ce que pense son personnage. Même si mon écriture n’a rien à voir avec pleins de choses du Nouveau Roman, cela a transformé ma façon de penser, d’écrire. Pas d’omniscience. Rester à l’écart. Je raconte ce que font les personnages, pas ce qu’ils pensent. Cela m’oblige à quelque acrobatie. On est aussi traversé par tout ce qu’on lit, Tabucchi dit « La littérature, c’est le vol… Elle est généreuse, la littérature. Elle n’exige pas qu’on lui présente une carte de crédit. Vous prenez un morceau par ici, un morceau là, vous les digérez, ils deviennent vôtres » On fauche sans s’en rendre compte. Tout

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vient de tout. Pour moi les nouvelles de Cortazar, c’est énorme et formidable… J’ai aimé également certains textes courts de Philippe Delerm, qui touchent directement, comme « Écosser les petits pois » Quelles sont vos sources d’inspiration ? Pas d’inspiration, il s’agit davantage d’imagination. Les faits divers, les micro-événements de la vie quotidienne sont une matière pour vous. Oui, ce sont parfois de très bons sujets de nouvelles, le détail est important.

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Comment naît une nouvelle en vous ? L’amorce d’une nouvelle peut être un simple mot entendu, une scène, un sujet qui m’intéresse, cela dépend. Par exemple, une phrase entendue « Papa descend plus du train » m’a donné la nouvelle « Deux minutes d’arrêt » J’ai un gros dossier de débuts qui attend, je traîne ces débuts qui ont bloqué, et puis un jour ça y est, je les reprends et la nouvelle se fait. Quelles sont les étapes d’écritures ? Avant je n’utilisais l’informatique que pour mon travail de traductrice. Pour mes nouvelles, j’avais besoin d’écrire à la main puis de reporter sur l’ordi-

nateur. Maintenant, j’écris de préférence directement sur ordinateur. Je n’ai plus de brouillon aujourd’hui, les derniers j’en ai utilisé l’envers pour économiser les arbres. Prenez-vous des notes ? Je ne prends que peu de notes, quand j’ai l’idée d’une nouvelle cela revient, tout ressort quand je veux en parler. On enregistre sans que rien ne soit décidé à l’avance. Je suis perméable, sensible comme tous les écrivains, mais pas non plus à l’affût, pas au point d’écouter mes voisins. Parfois je me documente très précisément, pour l’argot des jeunes je note des expressions, par exemple


pour l’ordinateur j’ai dû me renseigner pour savoir qu’ils disaient « mac » ou « ordi » Je note aussi les marques, je me documente auprès de mes petits-enfants, dans les classes, les bibliothèques, afin d’essayer de dire juste. Vos voyages vous servent-ils ? J’ai besoin de bouger, de voir d’autres gens, d’autres choses. À Dinan m’est venue la nouvelle « Vous auriez dû changer à Dol ». À St Malo, j’ai cherché l’ancien restaurant communautaire et je suis tombée dessus sans savoir qu’il existait sur l’Enclos de la Résistance. Visualisez-vous vos personnages ? Avant j’écrivais beaucoup au café, et je me souviens dans un bistrot de deux enfants qui ce jour-là ont été les enfants de La Chasse aux lions. Une heure avant ces personnages n’existaient pas. Vos nouvelles sont courtes pourtant elles en disent long… L’important c’est la crise et un dénouement fort très vite. Ce qui est capital c’est la conception que l’on a de la place du lecteur, pour moi il est essentiel de laisser des blancs, des ellipses, ne pas tout dire. D’autre part, les nouvelles ont besoin de la tragédie, du poids de la tragédie. Vos titres sont souvent teintés d’ironie, quel sens donnez-vous à cette ironie, que signifiez-vous ? On m’a déjà dit qu’avec mes titres seulement on pourrait écrire une histoire. Je ne donne aucun sens précis, je suis comme cela, de toute façon on écrit toujours contre. Je ne suis pas moraliste, pas de messages, mes nouvelles, vous en faites ce que vous vou-

lez. Si cela permet plus de lucidité c’est très bien. À part dans la nouvelle « À Mains nues » qui parlait du tremblement de terre de Zacatecoluca, j’essaie de ne pas situer les choses. Comment se décide un recueil ? Je ne fais pas de recueil, j’écris des nouvelles, j’en ai un tas, je les traîne jusqu’au jour où je les assemble. Ce n’est pas comme un romancier, son travail s’étale sur une longue période en continu. Quand je les ai rassemblées, une vingtaine souvent, je les dispose afin de varier, j’évite par exemple deux nouvelles avec un « je » narrateur à la suite. J’en intercale, j’en retire une qui ferait double emploi. Comment parvenez-vous à vous corriger, à avoir l’œil critique ? Depuis le temps que j’écris, je vois, mais j’ai besoin de l’œil de l’autre, cela me manquerait terriblement, car je ne n’ai pas totalement confiance dans mes relectures. Je n’ai pas de conseiller littéraire, donc j’échange par fax avec plusieurs amis auteurs ou non. Vous lisez à voix haute vos textes pour les corriger ? Toujours, je les lis et m’enregistre au magnétophone, lors de mes dernières relectures, je les réécoute et c’est là que je me rends compte des assonances. Avez-vous des obsessions d’écrivain ? D’écriture ? Je lutte contre le verbe faire « ça faisait », falloir « il a fallu », « il faut »… Par exemple à la place de « ça faisait mille ans que je pensais plus à lui », j’ai préféré « Mille ans que je pensais plus à lui » La répéti-

tion aussi pour moi c’est un grave défaut, je ne peux pas trois lignes après répéter le même mot. Parfois l’équilibre est difficile, il n’y a pas d’autre choix et la répétition devient obligatoire. Il y a des mots que je n’aime pas et puis je suis aussi très attentive aux clichés littéraires. Parfois cela m’affole, car faute de mot on ne peut plus écrire. Quand un recueil sort en poche, le retravaillez-vous ? Oui je revois le texte, je travaille beaucoup le langage, je le reprends, change des choses imperceptibles, je recorrige parfois du déjà corrigé. Avez-vous un style ? Un style, je ne sais pas, j’aime progresser vers le dépouillement. Retirer, toujours retirer, retirer c’est cela une nouvelle. Ne pas mettre un mot de trop. Appréciez-vous que l’on vous lise ou mette en scène ? J’aime mieux me lire moi-même. Mais quand c’est un bon comédien, c’est superbe. Je me rappelle d’une interprétation, c’était curieux, ce n’était plus mon texte, comme si cela avait été écrit par le comédien. Aimeriez-vous écrire du théâtre ? Non, le dialogue et moi c’est comme un fondu enchaîné de dialogue et de non-dialogue. Et puis j’aime travailler seule dans mon coin. Un recueil s’intitule Dieu regarde et se tait, quel est votre rapport à dieu ? Sur la couverture du recueil, il regarde en haut… Il ferait mieux de regarder en bas…

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Dire Annie Saumont par François de Cornière

Au répertoire des « Rencontres pour Lire » figurent des nouvelles d’Annie Saumont extraites de son livre Je suis pas un camion. Parmi la centaine de lectures-spectacles créées avec des comédiens-lecteurs, des musiciens, dans une discrète mise en espace… Et avec la participation de l’auteur, cette « Rencontre pour Lire » (créée en 1991 et plusieurs fois reprise) est, sans nul doute, une des plus réussie. En tout cas, elle a fait mouche dans toutes les villes où nous nous sommes produits. Rares sont les textes qui se prêtent aussi bien à la lecture à haute voix. Les mots d’Annie Saumont, ceux de ses personnages, passent de l’écriture à la parole sans perte dommageable, je pense, par rapport à l’originel : le texte imprimé. Pourtant, le passage à l’oral est souvent un test redoutable. Redoutable pour l’auteur qui, écoutant son texte dit, le redécouvre. Redoutable pour le public, qui ne vient pas là pour s’enquiquiner. Redoutable pour celui qui décide de « mettre un livre sur scène » dans la voix des lecteurs. Certains textes, en effet, déçoivent quand ils sont dits. Ils paraissaient légers, ils deviennent lourds ; ils semblaient courts et voilà qu’ils ont l’air d’être longs… Rien de cela avec les nouvelles d’Annie Saumont qui « passent » de l’écrit à l’oral sans le moindre problème. Les mots d’Annie Saumont, ses rythmes, ses découpages, ses dérapages, bref, son style, se prêtent parfaitement à cet exercice. Aucune adaptation du texte, sauf un ou deux petits coups de ciseaux dans les nouvelles que nous avions choisies de lire (Annie m’a pardonné !…) : seulement être fidèle. Et être à l’écoute. Je me souviens avoir pris beaucoup de plaisir à découper le texte de La Composition d’orthographe pour les voix des deux lecteurs, Viviane Jean et Michel Vivier. « Elle, l’institutrice. Et lui, le photographe ». Il fallait que j’arrive à rendre compte de toute la subtilité de l’écriture d’Annie dans cette nouvelle. Les deux voix se télesco-

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pant, se perdant, se retrouvant… J’avoue avoir été assez fier (sic) du résultat. C’était comme si j’étais entré dans l’écriture d’Annie et que j’avais saisi un fil. Un fil qui tenait toute l’histoire, avec ses méandres, ses retours en arrière, ses interruptions, ses ambiguïtés… Lisez, si vous ne l’avez pas encore fait, cette nouvelle La Composition d’orthographe. Vous verrez du grand art ! Je me rappelle qu’un jeune spectateur m’avait dit, un soir, après la lecture : « C’était comme un film, la nouvelle de l’Allemand et du photographe… » Et il avait raison. Un petit film parfait, réalisé rien qu’avec des mots. L’autre nouvelle au programme, Je sais bien que je suis pas un camion, était aussi un grand moment d’émotion. Et si Michel était parfait dans sa lecture, il le devait à Annie qui sait tellement bien faire parler ses personnages paumés, cassés, et légèrement décalés : « Tu votes, donc, t’es pas un camion ! »… Pour terminer mon « témoignage », une anecdote. Nous revenions du théâtre de Coutances. Annie accompagnait « la troupe ». Je conduisais le (vrai) petit camion des « Rencontres pour Lire ». Annie est assise à côté de moi. On a acheté Ouest-France, dans la journée, mais on ne l’a pas lu. Annie ouvre le journal. Elle tombe sur un article qui retrace la véritable histoire des otages de Châteaubriant, fusillés par les Allemands… C’est – justement – le véridique point de départ de La Composition d’orthographe que nous venons de lire, au théâtre de Coutances. La coïncidence est troublante… Nous en parlons sur la route du retour avec Annie et Loïc, notre ami régisseur. Ça ressemblerait presque à une nouvelle. Une nouvelle qui pourrait s’intituler J’ai lu ça dans Ouest-France. Pourquoi pas, Annie ? Pour être très complet, il aurait fallu que je cite le nom de Christian Belhomme, notre musicien, dans ce petit article. Que Christian me pardonne. Mais il sait bien qu’Annie a aimé ses « arrangements ».


Ateliers par Brigitte Aubonnet

J’ai rencontré Annie Saumont au Festival de la nouvelle de Saint-Quentin, il y a une dizaine d’années. Quel bonheur, la voilà ! Femme douce, discrète, passionnante et si respectueuse des autres. Nouvelliste étonnante, innovante, rassurante et dérangeante. Attachante. L’ennui n’est jamais au rendez-vous en sa compagnie. Les détenus qui l’ont rencontrée deux fois en 1997 à la Maison d’Arrêt des Hauts de Seine, où j’anime tous les vendredis matins un atelier d’écriture, ont été subjugués par la personne et l’écrivain. Sa sincérité pour parler de l’origine et de la conception d’une nouvelle a convaincu. Annie Saumont est un grand écrivain. Les participants au groupe d’atelier d’écriture changent souvent en raison des libérations et des transferts. Très régulièrement, je présente les recueils d’Annie et nous lisons et écrivons à partir d’une de ses nouvelles. Le groupe actuel a été intrigué par son écriture. Ils ont accepté de livrer leurs réactions : Sur la nouvelle La bâche publiée dans le recueil Après : – Le peu de ponctuation donne un côté déstructuré, découpé, au texte. – On ressent la disparition. – Cette sensation de flash donne un effet condensé, très visuel qui rétrécit le temps. – Les blancs, tout ce qui n’est pas dit, permet au lecteur de participer à la nouvelle, d’avoir un paysage dans lequel on vagabonde. – C’est quand même un peu abrupt. – Chaque phrase est un petit concept. Sur la nouvelle La femme du tueur publiée dans le recueil C’est rien ça va passer :

– Le titre envoie sur une autre piste, c’est bien. – On ne sait pas ce qu’il y a derrière l’écrivain sauf exceptionnellement quand on le rencontre. (Ce groupe n’a pas rencontré Annie mais d’autres écrivains à qui ils posent toujours de nombreuses questions.) Sur la nouvelle La Meisje publiée dans le recueil C’est rien ça va passer : – J’aime bien parce que c’est déroutant. Ça secoue un peu. L’un d’eux conclut :

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Annie Saumont a un style très particulier, très personnel, c’est comme quand on goûte du vin. Maintenant qu’on l’a lue on la reconnaîtrait au milieu d’autres écrivains.

Une larme me chatouille la joue. Je me dis c’est rien ça va passer.

Deux participants, François et Didier ont eu l’envie d’écrire à la manière de… à partir de C’est rien ça va passer :

Lorsque j’étais enfant, mon père m’emmenait parfois le dimanche au parc des Princes. L’ancien stade. Assister à des matchs de Football. J’aimais bien. Après, Papa et moi. On allait boire un rafraîchissement l’été. Un chocolat chaud l’hiver. Dans quelque café de la porte Saint-Cloud. J’aimais bien. Plus tard, adolescent. J’ai pratiqué le sport. Un peu. Sans grande conviction. Beaucoup plus tard. Je me suis définitivement désintéressé de ces affrontements. Sans foi ni toi. Entre le public et le jeu. Qui n’en était plus un ! Trop de violence. Trop d’argent. Encore et toujours de l’argent. Le roi Fric. Les magouilles.

Il a dit, C’est l’heure. Je l’aime pas. Ni lui ni les autres. Pour eux, je suis rien. Dans leurs yeux, je vois la haine la froideur. La glace. La glace qu’ils ont dans le cœur. L’autre arrive et me dit Soyez courageux. Le courage, c’est quand on veut. Il faut que ça vaille la peine. Ça mérite une récompense. Je suis prêt quand même. Je crois. Je n’ai pas le choix. Jamais eu le choix. Le choix c’est pour les blancs les riches. Le ghetto te donne pas le choix. Les règles que tu suis elles sont mauvaises pour toi. Et si tu les suis pas tu crèves. T’es rien. Le choix la chance tu les vois qu’à la télé. Ça existe pas. Pas pour moi et mes frères. Les exclus les pauvres les noirs. Les blancs ils sont plein ici et maintenant pour moi. Ils étaient où quand j’avais besoin d’eux avant. Nulle part. Ils disent On y va. On, c’est moi. J’ai pas le droit à mieux. Mon nom c’est William T. Jones. T pour Térence. C’est un beau nom. Il méritait sa chance. Ils marchent vite me pressent m’entourent. Sont pressés. D’en finir. Moi aussi peut-être. M’allongent m’attachent. Ils disent enfin mon nom mon beau nom. Pour le salir. Comme ce sale juge qui se cache derrière les jurés. Les jurés qui se cachent derrière le juge la société. La société des blancs. Le médecin me pique doucement. Veut pas me faire mal. Il me regarde pas. La peur la honte. Je l’aime pas. Pas humain. Pas d’homme ici que des pantins. Je m’endors pas moyen de résister. J’ai peur. Je pense à Dieu à ma mère.

François

Le Football c’est comme la planète. Dieu a donné aux hommes un merveilleux terrain de jeu. Ils le détruisent. Ils se détruisent. Cela dure depuis si longtemps. Depuis 2000 ans cela n’a fait qu’empirer. Depuis 2000 ans. Date mémorable. C’est l’enfer. Certains disent : « Prions, ça va passer. » Philosophes ? Utopistes ? Rêveurs ? Poètes ? Non. Religieux !… Ça ne passe jamais. Jamais. Jamais ! Didier Annie Saumont est donc un écrivain que l’on a plaisir à découvrir, à lire, à rencontrer, et qui suscite le désir de réflexion, d’écriture et d’expression (pendant les ateliers, la lecture de ses nouvelles génère imagination et débat). Son regard sur le monde contemporain et son écriture toujours aussi moderne est source de dynamisme. Quel bonheur de croiser son chemin !

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On a coupé la tige, on a fripé les pétales par Claude Pujade-Renaud

En 1989 paraît, édité par la revue Nouvelles Nouvelles, le Triolet : Mansfield-Saumont-Pujade-Renaud dont le principe était : un nouvelliste contemporain, après avoir choisi un auteur de référence (ce qui ne veut pas dire un modèle), écrivait une ou deux nouvelles en résonance. Les nouvelles des deux écrivains étaient publiées dans le même volume et un troisième larron rédigeait un texte tissant des passerelles entre les auteurs ainsi réunis. Ce Triolet comportait : de Katherine Mansfield Félicité et L’Évasion ; d’Annie Saumont Le Rendez-vous manqué et Seife “aus Paris” (publiées ensuite en recueil). Le texte de liaison s’intitulait : On a coupé la tige, on a froissé les pétales. Nous en proposons des extraits, en rappelant qu’il a été rédigé par Claude Pujade-Renaud en 1988 et que, depuis, Annie Saumont a considérablement poursuivi et diversifié son œuvre.

On a coupé la tige, on a fripé les pétales « C’est un aloès, Kézia, dit la mère. Est-ce qu’il ne fleurit jamais ? Si, Kézia, et Linda lui sourit, les yeux mi-clos. Une fois tous les cent ans » (Katherine Mansfield, Prélude 1) « Elle est là contre la haie, droite, disant l’aloès a fleuri il a eu cent ans cette année, … il a fleuri il va mourir… » (Annie Saumont, Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? 2) Et, toujours dans Prélude, la grand-mère dit à sa fille Linda, la mère de la petite Kézia – alias Katherine Mansfield enfant – que l’aloès est sur le point de fleurir. Toutes deux, préfigurant les deux femmes et le poirier de Félicité, contemplent ce moment qui précède la floraison imminente.

Coïncidence fortuite ? Rapprochement factice ? Peutêtre pas. L’aloès vient signifier cet instant fragile d’intensité et de « félicité » que l’on ne retrouvera pas. Instant privilégié de l’enfance ou de l’adolescence, de la jeunesse ou de l’éblouissement amoureux. Après vient le travail de la désillusion et du deuil (de l’écriture ?). L’aloès fleurit, et meurt. Les nouvelles de Katherine Mansfield et d’Annie Saumont jouent souvent dans cet entre-deux – ou cet aller et retour – entre un moment de grâce et la perte d’une illusion, entre une « floraison » et une disparition (ou, si l’on veut, un échec, un renoncement, l’enlisement dans le quotidien). Une intensité frémissante, radieuse, sur fond de détresse, de séparation ou de mort : thème de La Garden Party 3, une des nouvelles les plus connues de Katherine Mansfield. De celle d’Annie Saumont, Les Derniers Jours heureux 4. Et de bien d’autres. Peut-être l’un des territoires de prédilection de la nouvelle ?

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D’où ces personnages à jamais marqués par une phase exceptionnelle de leur enfance. La jeune femme de Seife « aus Paris », amoureuse de son oncle ; la sœur de son frère dans Les Derniers Jours heureux (l’inceste, comme on sait, fait partie des bonheurs perdus). La narratrice du Rendez-vous manqué n’est pas, à proprement parler, amoureuse de ce chanteur mais elle l’est du souvenir de ce qu’ils ont partagé. L’homme de Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? (AS 2), tandis que sa femme l’assomme avec des problèmes domestiques et économiques, s’efforce de maintenir l’image de l’aloès et des premières rencontres avec cette même femme. Il n’est pas très éloigné du mari de L’évasion (KM 3) : l’échappée du côté de l’arbre lui permet de préserver en lui une « félicité » à l’abri de la plainte répétitive de sa femme. Katherine Mansfield fut très atteinte par la mort de son frère Leslie, surnommé Bogey, tué sur le front en 1915. Dans Le Vent souffle 1, nouvelle précédant de peu cette disparition et située en Nouvelle-Zélande, leur île natale, le frère et la sœur s’habillent avant de partir marcher vers le port, dans le vent : « Le manteau de Bogey est tout pareil au sien. En accrochant son col, elle regarde dans la glace. Sa figure est blanche, ils ont les mêmes yeux excités et les lèvres chaudes. Ah ! ces deux-là dans le miroir, comme ils se connaissent !… Têtes baissées, jambes se touchant presque, ils avancent comme une seule personne pressée à travers la ville… ». Une seule personne. Dans Les Derniers Jours heureux (AS 4), le frère et la sœur marchent dans l’Escorial glacial et le frère enveloppe la sœur de sa veste : « Et moi je me blottissais dans sa veste, dans cette chaleur que j’y trouvais, l’odeur de son corps, il s’est tourné vers le miroir, il a dit, Portrait en pied

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d’un jeune couple royal ». Dans ces deux récits, le « jeune couple royal », celui des jeux partagés et de la complicité fraternelle, le jeune couple figé, pour un bref instant, dans l’illusion-vérité du miroir sera séparé. Et séparé de l’enfance. Jeune couple royal voué à la perte de sa couronne, ou à la mort, que l’inceste ait été ou non consommé. À la fin de Une famille idéale (KM 3 ) affleure à la mémoire du vieux M. Neaves le visage d’une « petite fille pâle », remontée du fin fond du royaume d’enfance, la seule aimée, la femme véritable. De même, au terme du Rendez-vous manqué (AS), un petit garçon « abandonne sa marelle », la marelle de l’enfance, l’enfance des jeux et des chansons, pour venir à la rencontre de la narratrice. Le véritable « rendezvous » se situe dans l’imaginaire et peut-être n’est-il pas aussi manqué qu’il y paraît ? Tout au long du récit se déroule un « fil rouge » : l’ongle écarlate, le rouge aux joues, le sang – des règles, des innocents, de l’écorchure –, les taches dans le tableau, le sang de l’accident. Jeu de piste qui conduit le lecteur, de main de maître, jusqu’au drame final : il fallait préserver le souvenir plutôt que de lui permettre de revenir dans le réel. La narratrice essaie de résister au personnage passablement sophistiqué et interventionniste que constitue la journaliste très « public relations ». Préserver, précisément, le trésor « privé » contre l’intrusion du « public » ? Mais elle accepte et le « choc » de la mémoire et de la réalité s’avère mortel.

D’où, chez Annie Saumont comme chez Katherine Mansfield, cette vulnérabilité de la plupart des per-


sonnages. Oscillant entre une vérité d’eux-mêmes – disparue, à (re)trouver – et la facticité. Entre une intensité ou un éblouissement, éphémère, et les avatars du quotidien. La charmante Beryl de L’Aloès (KM 5) hésite entre ce qu’elle appelle son « moi irréel » – l’artificiel, le séducteur – et son « vrai moi », qui trop souvent lui échappe. Quant aux personnages d’Annie Saumont, leur « vrai moi » est resté pris, englué dans l’enfance. Ou du moins le croient-ils et ne peuvent-ils en décoller. Willie, dans Le trou (AS 6), rêve qu’il est « grand tout en restant petit ». Voici, dans Aimer (AS 2), « cette petite fille d’autrefois qui était toi, disent-ils, dont tu ne peux pas te débarrasser ». Le « héros » de Mission spéciale (AS 7) a besoin de massacrer depuis qu’il a perdu la petite fille tant aimée de son enfance-adolescence (sa tante en fait, encore un inceste). Et tous ces « antihéros » qui nous flanquent si violemment à la figure qu’on est à la fois grand et petit, adulte et enfant, que ce peut être à la fois terrifiant et merveilleux. L’enfance, souvent inquiète, meurtrie ou saccagée, tentant de se frayer un chemin dans le labyrinthe trop bien balisé, ou trop incertain, des grandes personnes. L’enfance si proche de la mort – ou du meurtre –, si attentive à la mort.

(AS 6) le petit garçon éparpillé dans le miroir à trois faces – le récit précisément est à trois voix : père, mère, enfant – brise ce miroir et s’enferme dans le silence. Pulvérisation de l’objet et du sujet.

L’enfance qu’Annie Saumont fait souvent parler en « on » : le « on » d’un petit groupe d’enfants (Le Maître 4, L’escapade 7) ; plus souvent, le « on » d’une conscience floue, d’une subjectivité flottante en quête d’elle-même. Le doute s’insinue sur qui parle. Et, dans une même nouvelle, l’on peut voir alterner le « je », le « vous », les « il », « elle », « on », alternance qui vient suggérer les contours indécis des personnages, leur fragilité ou la complexité ambiguë de leurs liens. À la limite ils se dissolvent, même s’ils sont très présents. Ils se perdent. Et le lecteur avec. L’identité est rien moins qu’illusoire, la nouvelle le signifierait-elle avec davantage d’éloquence que le roman ? Dans cet espace de rupture et de liberté inventive qu’offre la nouvelle, Annie Saumont explore ce territoire des confins du moi ouvert, entre autres, par le Nouveau Roman dont elle travaille et diversifie l’héritage. Au-delà du clivage vrai moi/faux moi, se profile une multiplication, voire une dissolution, des moi. Le sujet éclate. La violence se profile derrière la difficulté ou la quasiimpossibilité d’exister, de parler. Dans Anniversaire

Chez Katherine Mansfield comme chez Annie Saumont on rencontre une cruauté chaude, non destructrice, une cruauté qui provoque une jubilation. Impitoyable leur regard, d’une tendresse sans concession. L’une et l’autre dérangent violemment, forant les minces fêlures par lesquelles font irruption les grands désastres.

La narration, les monologues intérieurs, les dialogues sont pris et enrobés dans un flot de langage comme si, pourrait-on dire, ça parle plutôt qu’un sujet délimité ne parle : pourtant une voix tenace essaie de se faire entendre, tentant de surnager au sein de ce flot, appelant au secours (La bataille de Clontarf 6, entre autres). À la limite, Annie Saumont ne raconte pas, au sens classique. Elle met en place un patchwork pointilliste – foisonnement de menus riens, objets, animaux, voix humaines, éléments naturels – mis sur le même plan par le flux continu et touffu du discours, chacun cependant à sa juste place. De ce pointillisme émerge la densité d’un univers impalpable et envahissant tout en même temps. Ou, parfois, miné en dedans. Dans les lézardes, les interstices, discrètement incisés, grouille un autre monde, un envers de la vie.

Dans son Cahier de notes, Katherine Mansfield écrit en 1916, alors qu’elle élabore Prélude : « On a coupé la tige de l’aloès pendant que Linda était malade. Elle avait compté sur la floraison de l’aloès ». Katherine Mansfield avait-elle compté sur la persistance de la fraîcheur de la mémoire, et de l’enfance, pour pouvoir écrire et en dépit de la maladie survivre ? Mais on a coupé la tige. « On a fripé les pétales trop fragiles des campanules. On dit qu’on voudrait encore aimer, souffrir encore. On a appris que tout s’abîme, on sait que tout finira » (Annie Saumont, Alors le ciel 6).

1. Félicité 2. Enseigne pour une école de monstres 3. La Garden Party 4. Quelquefois dans les cérémonies 5. L’Aloès 6. Dieu regarde et se tait 7. Il n’y a pas de musique des sphères

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Biographie véridique d’Annie Saumont par Jean-Noël Blanc

Annie Saumont est nouvelliste. Cela veut dire qu’on ne lui demande jamais si ce qu’elle écrit est autobiographique. C’est là une grande différence entre nouvellistes et romanciers : la vie privée des nouvellistes n’intéresse personne. On a tort. L’existence d’Annie Saumont explique son œuvre. Il faut d’abord savoir qu’elle a dû travailler très jeune. Musicienne de rue pour commencer. L’état de sa fortune lui interdisant le piano, elle dut se contenter d’un « ruine-babines » comme disent les Canadiens. Jouer de l’harmonica fut sa première occupation. Cela ne l’empêchait pas de penser. Et beaucoup. Au point de devenir philosophe : elle avait compris qu’après avoir mis les cœurs à l’envers, il lui fallait remettre la vie à l’endroit. (Sa devise était d’ailleurs, à l’époque : « remettez la vie à l’endroit où vous l’avez prise » - et cela pourrait au demeurant être un principe de beaucoup de ses nouvelles). Elle enseigne donc la philosophie. Mais, dans sa classe, elle trouve bien peu de jeunes filles pures et délicates. Même pas dix blanches colombes. Le reste, des mal foutues, des tarées, des bancroches. Elle avait à l’époque, dit-elle quand elle se laisse aller à des confidences, l’impression d’être une enseigne pour une école de monstres. Épreuve difficile à supporter. Elle se tourne vers la religion. Prend le voile, devient nonne. Prie. Appelle Dieu. Peine perdue. Dieu regarde et se tait.

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Ce silence la révolte. Quelquefois dans les cérémonies, au beau milieu d’une célébration religieuse, il lui prend des envies de hurler. D’autant plus que les nonnes chantent faux. Les enfants de chœur ont beau faire tintinabuler l’ostensoir pour scander les cantiques, elle sait bien, elle qui fut musicienne, qu’il n’y a pas de musique des sphères. Si on les tuait ? se dit-elle, ils chantent tous si mal. Pensée impossible pour une religieuse. Elle jette son froc aux orties. Adieu le couvent. Vivent les grands horizons. La terre est à nous. Vive la liberté. Elle s’expatrie. Traverse l’Amérique en auto-stop. Des conducteurs de semi-remorques la prennent à leur bord. L’un d’eux tombe amoureux d’elle. La demande en mariage. C’est un rustre. Une brute qui n’aime que les pistons et les têtes de delco. Comment Annie pourraitelle céder aux avances d’un tel obsédé du volant ? Je suis pas un camion, dit-elle au chauffeur dépité. Elle se retrouve seule. Au fond de l’Amérique profonde. Que faire pour gagner son billet de retour ? Pas le choix. Une bande de malfrats lui demande de les rejoindre. Ils sont spécialisés dans le kidnappingue. Elle y participe, enlève des mômes à leurs parents, les rend contre rançon. Cette activité ne lui pose aucun problème de conscience. Quand on l’interroge sur de tels méfaits, elle répond toujours, moi les enfants j’aime pas tellement.


Elle paie ainsi son billet de retour. Débarque à Roissy, s’éloigne au plus vite de Paris, cherche un coin perdu de province où se retirer, abat du kilomètre, avale la route, passe le pont, la rivière, se retrouve dans un village discret. Là, elle profite un peu du bon temps qu’elle se donne. C’est qu’elle a de l’expérience maintenant. Elle connaît quelque chose de la vie. Ce bonheur n’a qu’un temps. L’argent s’épuise. Comment boucler les fins de mois ? Elle appelle ses amis kidnappeurs d’Amérique, ils lui doivent de fortes sommes. Elle menace de tout dévoiler : ils envoient les dollars. La receveuse des postes se rappelle très bien le jour où Annie est venue toucher son mandat, et ce cri du cœur qu’elle a laissé échapper quand elle a vu devant elle tant de dollars : les voilà, quel bonheur. Des mots pareils décrivent un caractère. Finie la misère. Annie achète une ferme. Pourtant, elle ne connaît rien aux travaux campagnards. Tout juste sait-elle que le lait est un liquide blanc. Et encore, elle n’en est pas sûre. Peu importe. Elle s’occupe. S’occuper, la belle affaire. Et après ? Elle rêve d’autre chose. Résumons : l’argent, elle n’en réclame pas ; que lui manque-t-il ? la gloire, le prestige, les honneurs. Quel est le seul métier qui puisse satisfaire cette double exigence ? Pas d’argent mais la renommée ? Écrivain. Pire encore : nouvelliste. Annie Saumont décide donc de se faire nouvelliste. Mais elle ne sait pas écrire. Il lui faut donc un nègre. Elle le cherche, elle le trouve, elle le séduit. Embrassons-nous. Il cède, il travaillera pour elle. Ce sera un nègre comme les autres : noir, comme d’habitude. Elle l’installe devant l’ordinateur. Au boulot. Un recueil par an. Et que ça saute. Lorsqu’il se plaint des histoires épouvantables qu’elle le force à écrire, elle le console d’un mot : c’est rien, ça va passer. Puis elle lui dit au creux de l’oreille, Aldo mon ami, ne t’inquiète pas, qui sait si nous ne vivons pas les derniers jours heureux ? Profitons-en. Ainsi naissent les recueils d’Annie Saumont. Et ainsi s’explique ce que nul alors n’avait pu expliquer : la bizarrerie de leur titre. Ils ne sont que le nom des épisodes successifs de sa vie aventureuse.

Elle est la seule nouvelliste à se livrer à l’autobiographie. Mais seulement dans les titres : pour le reste, ce n’est pas elle qui écrit ses livres. Peut-on en effet imaginer que cette femme respectable, modeste, réservée, toute ornée des agréments de la courtoisie, ait été capable d’écrire ceci par exemple : « J’ai un tatouage sur le bras droit en deux couleurs. Une bite pénétrant dans une fleur pareille à un serpent ». « On remue du bout de la fourchette le morceau de viande dans l’assiette et c’est de la fesse très tendre de la fesse de fille. » « Lorsque grand-mère sera morte imagine qu’on empile des biscottes beurrées dans sa tombe pour son quatre heures ». « La mort-aux-rats […] ferait l’affaire. Sur une pizza aux trois fromages. » « Salope. Ma mère. Menteuse. Putain. » On peut aussi se livrer à cette petite expérience instructive : rapprocher la première et la dernière phrase de certaines nouvelles. Cela donne par exemple ceci : « Le plus simple serait qu’il meure. /Et moi je serai Dieu qui regarde et se tait » On voit le genre. Cela dit, on voit aussi l’économie redoutable de cette écriture. Son efficacité. Pas un mot de trop. Une écriture affûtée. Donc coupante. Et qui coupe où ça fait mal. Où ça fait du bien aussi. Mais il faut prendre garde : quand on en arrive là, les compliments ne sont pas loin. Or je ne voudrais pas faire trop de compliments. N’oublions pas qu’Annie Saumont fait écrire un nègre. Et avouons même, pour la première fois, l’identité de ce personnage : c’est moi. Annie n’a pas su résister au plaisir, un peu puéril peutêtre mais finalement charmant, de s’offrir un nègre Blanc. Je suis donc le mieux placé pour la présenter. Mais assurément pas pour lui adresser des compliments. Tant pis. Je n’en pense pas moins.

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Une bibliographie Les voila, quel bonheur !, Julliard, 1993, Pocket n° 4480

Dernier livre paru des auteurs participants au dossier :

Si on les tuait, Julliard, 1994

Christiane Baroche : Homme de cendre, Grasset, 2001 Hugo Marsan : La Gare des faux départs, Mercure de France, 2002 Fatos Kongoli : Le Rêve de Damoclès, Rivages, 2002 Georges-Olivier Châteaureynaud : Civils de plomb, Éditions du Rocher, 2002 Jacques Jouet : Poèmes avec partenaires, P.O.L, 2002 Alain Demouzon : Nouvelles féroces, Fayard, 2002 Alain Lance : Temps criblés, Temps qu’il fait, 2000 Michèle Gazier : Le Fil de soie, Seuil, 2001 Points, 2002 Marie Le Drian : La Cabane d’Hippolyte, Julliard, 2001 Paul Fournel : Besoin de vélo, Seuil, 2001 Points Seuil, 2002 François de Cornière : C’était quand, Dé bleu, 2000 Claude Pujade-Renaud, Au lecteur précoce, Actes-Sud, 2001 Jean-Noël Blanc : Tête de moi, Gallimard Scripto, 2002

Je suis pas un camion, Julliard, 1996, Pocket n° 10952 Après, Julliard, 1996, Pocket n° 10176 Embrassons-nous, Julliard, 1998 Pocket n° 10509 Quelque chose de la vie, Julliard, 2000 Noir comme d’habitude, Julliard, 2000, Pocket n° 11064 Dieu regarde et se tait, HB éditions, 2000 Moi les enfants j’aime pas tellement, Julliard, 2001 C’est rien ca va passer, Julliard, 2001 Aldo, mon ami et autres nouvelles, Garnier Flammarion n° 2141 Les Derniers Jours heureux, Joëlle Losfeld, 2002 Le lait est un liquide blanc, Julliard, 2002

Ce dossier a été réalisé par Blandine Blanc, avec l’aide de Karine Henry. Crédits photographiques : Louis Monnier, James Vrignon, D.R. Imprimé par Normandie Impression s.a.s. à Lonrai (Orne)

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a publié aux éditions Julliard Si on les tuait ? Les voilà quel bonheur Après Je suis pas un camion (nouvelle édition) Embrassons-nous Noir, comme d’habitude Quelque chose de la vie (nouvelle édition) C’est rien ça va passer Moi les enfants j’aime pas tellement Le lait est un liquide blanc (nouvelle édition août 2002)

«

Et encore, on me demande, T’aimerais faire quoi ? J’aimerais faire rien. Mais rien n’est pas au programme. On me propose la menuiserie. Je me dis que la menuiserie ça peut toujours servir, compte tenu de ces mille objets en bois que les hommes utilisent (tables lits armoires chaises barques planchers rampes d’escalier poutres buffets panneaux violons boîtes en tout genre coffres tiroirs tréteaux placards perches cercueils et cetera). On me demande, Montre tes mains. Si elles tremblent, la menuiserie n’est pas à conseiller. Il dit ça, Mathias l’éducateur, d’un air de grand frangin qui comprend tout et vous veut du bien. »

Le lait est un liquide blanc (extrait)

Julliard www.julliard.fr

© A. Auboiroux

Annie Saumont


w w w . i n i t i a l e s . o r g

Alinéa

Les Cordeliers

Quai des Brumes

18, place du Grand-Martroy 95300 Pontoise Tél 01 30 32 28 80 Fax 01 34 24 16 27

13, Côte des Cordeliers 26100 Romans-sur-Isère Tél. : 04 75 05 15 55 Fax : 04 75 72 50 56

35, quai des Bateliers 67000 Strasbourg Tél. : 03 88 35 32 84 Fax : 03 88 25 14 45

Site internet www.librairie-alinea.fr E-mail alinea.l@wanadoo.fr

E-mail libcordeliers@wanadoo.fr

Antipodes

30, place Notre-Dame 21140 Semur-en-Auxois Tél. : 03 80 97 05 09 Fax : 03 80 97 19 89

8, rue Robert Schuman 95880 Enghien Tél. : 01 34 12 05 00 Fax 01 34 17 69 26

L’Astrée 69, rue de Lévis 75017 Paris Tél 01 46 22 12 21 Site internet www.l-astree.com E-mail lastree@online.fr

L’Écritoire

E-mail syberna@club-internet.fr

La Réserve 14, rue Henri-Rivière 78200 Mantes-la-jolie Tél. : 01 30 94 53 23 Fax : 01 30 94 18 08 E-mail librairie.lareserve@wanadoo.fr

E-mail ecritoire@wanadoo.fr

Le Scribe

Gwalarn

115, faubourg Lacapelle 82000 MONTAUBAN Tél. : 05 63 63 01 83 Fax : 05 63 91 20 08

15, rue des Chapeliers 22300 Lannion Tél. : 02 96 37 40 53 Fax : 02 96 46 56 76 E-mail librairie.gwalarn@wanadoo.fr

E-mail libscribe@aol.com Site internet www.lescribe.com

L’Atelier

Lucioles

2 bis, rue du Jourdain 75020 Paris

13, place du Palais 38200 Vienne Tél. : 04 74 85 53 08 Fax : 04 74 85 27 52

Le Square (L’Université)

Tél. : 01 43 58 00 26

L’Atelier d’En Face 3, rue Constant-Berthaut 75020 Paris Tél. : 01 44 62 20 52

Blandine Blanc

E-mail lucioles@free.fr

Maupetit

E-mail libsquar@club-internet.fr

142, 144 La Canebière 13001 Marseille Tél. : 04 91 36 50 50 Fax : 04 91 36 50 79

Vent d’Ouest

19, rue Pierre Bérard 42000 Saint-Etienne Tél./ Fax 04 77 32 58 49

E-mail maupetit@wanadoo.fr

E-mail librairiebb@free.fr

37, rue de Bagnolet 75020 Paris Tél. : 01 40 09 08 80 Fax : 01 40 09 86 60

La Boucherie 76, rue Monge, 75005 Paris Tél. : 01 42 17 08 80 Fax : 01 42 17 08 81 E-mail contacts@laboucherie.com

Le Bruit des Mots 11, place du Marché 77100 Meaux Tél. : 01 60 32 07 33 Fax : 01 60 32 07 34

Le Merle Moqueur

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Millepages 133 et 174, rue de Fontenay 94300 Vincennes Tél. : 01 43 28 04 15 Fax : 01 43 74 44 13 E-mail millepages@wanadoo.fr

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Millepages Jeunesse

Le Cadran Lunaire

133, rue de Fontenay 94300 Vincennes Tél. : 01 43 28 04 50

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Comme un roman 27, rue de Saintonge 75003 Paris Tél. : 01 42 77 56 20 Fax : 01 42 77 56 20 Site internet www.comme-un-roman.com E-mail xavier.moni@comme-un-roman.com

2, place Docteur-Léon-Martin 38000 Grenoble Tél. : 04 76 46 61 63 Fax : 04 76 46 14 59

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Vent d’Ouest au Lieu Unique 2, rue de la Biscuiterie 44000 Nantes Tél. : 02 40 47 64 83 Fax : 02 40 47 75 34 E-mail vent.douest-lieu.unique@wanadoo.fr

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Les Mots Passants 2, rue du Moutier 93300 Aubervilliers Tél./ Fax 01 48 34 58 12

Initiales – Groupement de librairies. 174, rue de Fontenay, 94300 Vincennes Contact Initiales : James Vrignon 61, avenue Secrétan, 75019 Paris Tel. : 0142400321 Fax 0142404198 info@initiales.org


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