Initiales a dix ans et autres bonnes nouvelles

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NOUVEL


Ce recueil de texte inédits vous est offert à l’occasion du 10ème anniversaire du groupement de libraires initiales.

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Achevé d’imprimer en Novembre 2007

~ Groupement Initiales : 51, rue de Bagnolet 75020 PARIS Tél 01 40 09 08 75 / Fax 01 40 09 08 76 info@initiales.org / www.initiales.org


Initiales a 10 ans…

Pour fêter cet anniversaire trente et un auteurs, sollicités par les librairies du groupement Initiales ont imaginé trente et une courtes oeuvres inédites ; récit, fiction, essai, illustration… Un libraire, un auteur, un texte, c’est le parti pris de ce recueil qui vous fait voyager d’Est en Ouest, du Nord au Sud, chez tous les libraires Initiales. Vous y retrouverez certains auteurs connus, vous en découvrirez d’autres… mais tous nous parlent d’amour : ils y expriment le même attachement à une librairie ouverte sur le monde, porte-voix de la création littéraire et respectueuse de tous les désirs de lectures. Reflet de l’esprit qui souffle dans nos « drôles de boutiques » et de la diversité de la librairie indépendante, ce recueil ne vous donne que de bonnes nouvelles car il nous réunit tous, auteurs, lecteurs et libraires autour d’une même passion.

Grand merci aux auteurs et bonne lecture à tous


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Initiales a 10 ans‌ et autres bonnes nouvelles

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LE CADRAN LUNAIRE - Mâcon En 1958, Andre Pieyre de Mandiargues publiait chez Gallimard Le Cadran lunaire. Quelque vingt ans plus tard, en août 1977 exactement, une aventurière transformait une ancienne blanchisserie en librairie. Des draps blancs aux pages noircies il n’y a qu’un pas. Et moi, dans tout ça? C’est en 1995 que je reprends le Cadran. Ainsi commençait mon aventure dans l’amitié des livres. Cette route longue et parsemée de belles découvertes, de belles rencontres. Jusqu’à l’amour. Des mots publiés aux êtres qui les écrivent, il y a bien sûr des liens forts qui se nouent. Il en est ainsi avec Philippe. Un lien vrai et qui dure. Je l’en remercie. Et si l’on veut parler d’amitié, alors c’est à lui qu’il faut le demander.

Le don des livres ~

Philippe Claudel PHILIPPE CLAUDEL

Pour Martine et Alain, en amitié

Philippe Claudel, agrégé de français, a choisi, après quelques années de lycée, d’enseigner à des enfants handicapés moteurs, à la maison d’arrêt de Nancy, puis à l’université de Nancy II (anthropologie culturelle et littérature). Grand admirateur de Simenon et du Giono d’après-guerre, il tisse avec maestria des univers où la simplicité, claire dentelle aérienne, tente de dissimuler l’obscur des drames qui jalonnent nos existences. Il fait remonter son désir d’écrire aussi loin que sa mémoire. Il devient en 2004, en parallèle de son métier d’enseignant, directeur d’une nouvelle collection de romans chez Stock. Le pari d’Ecrivins? Publier quatre fois par an des textes d’écrivains avec pour seule contrainte que le vin serve de toile de fond ou soit simplement évoqué. Bibliographie :

Le Rapport de Brodeck, Stock, 2007, Paris La Petite Fille de Monsieur Lin, Stock, 2005, Paris (Livre de Poche, 2007) Les Âmes grises, prix des Lectrices de Elle, 2004 et prix Renaudot, 2003, Stock, 2003, Paris (Livre de Poche, 2006)

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Le don des livres

Le don des livres

Lorsque j’avais vingt ans, la vie me paraissait un curieux phénomène et je m’efforçais de la regarder de loin, en spectateur, sans vouloir tout à fait y plonger, derrière les grandes vitres d’un café d’un autre âge. Je passais là le plus clair de mon temps, le plus sombre aussi, à boire d’infinies bières brunes, des alcools anisés, des mélanges douteux, et lorsque les mauvais jours approchaient, des grogs serrés que m’apportait Monsieur Jean, un serveur passionné de chevaux et de philosophie, qui ressemblait à s’y méprendre à Richard Widmark dans ses premiers films. J’avais toujours sur moi du tabac à rouler, quelques numéros de téléphone de jeunes filles accueillantes et un carnet à spirale. Je notais sur celui-ci d’ineptes poèmes que je récitais à celles-là, après qu’entre leurs cuisses j’eus tenté de me prouver que j’étais bien un homme. Je me croyais fait pour l’écriture. Je me voyais mourir à trente ans. Je méprisais le travail, les horaires, les sanisettes et Philippe Sollers. J’étais un beau crétin. Mes poches trouées gardaient mal la monnaie et les petits travaux de portage de journaux et de prospectus suffisaient à peine à payer le loyer, les pâtes que je mangeais sans beurre et les multiples bières. Souvent, je sautais des repas pour acheter des livres, car si je parvenais à vivre sans un pantalon neuf, sans manger chaque jour, voire même sans boire une seule bière, je ne pouvais concevoir une journée sans dévorer un livre. Sans doute tout cela se voyait-il et sans doute est-ce pourquoi un jour, étant entré dans une librairie qui s’appelait La Procure, le libraire avec qui j’avais quelquefois bavardé d’Aloysius Bertrand et d’Henri Calet vint vers moi. Nous parlâmes du fond de l’air, des nouveautés, de Ghérasim Luca et de Cioran, puis soudain, cet homme que je connaissais à peine et qui ne me connaissait pas davantage, me dit : « Vous pouvez prendre les livres que vous voulez, vous me paierez plus tard, quand vous pourrez… » Et comme j’ouvrai la bouche sans pouvoir articuler une seule parole, il insista : « Ne faites pas de manière, venez autant que vous voulez et prenez ce qui vous plaît. » Ce jour-là, Monsieur Jean ne comprit pas mon refus de boire le baron mousseux qu’il avait posé mécaniquement devant moi. Il haussa les épaules, marmonna quelques mots sur la théorie du libre arbitre chez Saint-Augustin et sur Ramona coté 15 contre 1 dans la sixième à Deauville, puis il s’éloigna. Je repensai au

libraire, à son sourire tout à la fois ferme et un peu coupant, à ce qu’il m’avait dit sur ce ton de brutalité douce qui est peut-être la marque de la vraie générosité. Jamais on n’avait ainsi agi avec moi, et cette marque de sollicitude me toucha en plein cœur. Le résultat paradoxal fut que je n’entrai plus jamais dans cette librairie, que j’évitais même la rue où elle se trouvait tant j’avais honte. Honte d’être indigne de la bonté du libraire, de cet intérêt qu’il m’avait marqué, spontanément et sans calcul. Honte de le décevoir. Je me mis à boire moins de bières et à entrer peu à peu dans la vie plutôt que de la contempler le cul assis sur une banquette de brasserie. Je découvris que mes poèmes étaient bons à mettre aux sanisettes, que le travail n’était pas si méprisable que cela, que l’écriture était un artisanat qui supposait un long apprentissage, qu’il était idiot de vouloir mourir à trente ans, et que Philippe Sollers était encore plus crétin que je ne l’avais cru. Souvent, je pensais au libraire, et souvent je réfléchissais à la façon de lui rendre un jour ce qu’il m’avait offert. Je ne trouvais pas. Je vécus dans différentes villes. Du temps passa. Des livres aussi, des livres lus et des livres écrits. Puis vint le premier publié. Et la première personne à qui je voulus l’offrir fut le libraire. Je pris le train. Je fis le long voyage mon roman serré contre moi, et descendu à la gare, le cœur affolé, je pris le chemin de cette rue où je n’avais pas marché depuis tant d’années. J’eus beau la parcourir dans tous les sens, je ne retrouvai plus la librairie. Elle avait disparu. À sa place avait poussé une boucherie chromée et clinquante. L’odeur du sang avait remplacé le parfum de l’encre, le papier sulfurisé le velin d’Arches. Dans la vitrine, là où jadis j’avais vu pour la première fois les œuvres de Jacques Réda, de Jean-Claude Pirotte et d’Ismaïl Kadaré s’alignaient désormais les barquettes de céleri rémoulade et de salade de museau. Dans ma main, mon premier roman pesait comme une pierre froide. J’eus envie de l’abandonner dans le caniveau, mais je n’ai jamais pu jeter un livre, pas même l’un des miens, ni même ceux de Philippe Sollers. En remontant vers la gare, je dévidai en moi ma vie comme une pelote de laine inégale, et mes pas inconsciemment me firent faire un détour vers le grand café vieillot où j’avais lustré tant de fonds de pantalons. Lui par contre n’avait pas bougé.

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Même Monsieur Jean était toujours là, ressemblant désormais davantage à Eddy Constantine à la fin de sa carrière qu’au Richard Widmark des jeunes années. La serviette pliée sur l’avant-bras gauche, un grand plateau posé sur la main droite, il semblait se parler à lui-même. Seuls les clients manquaient à l’appel. Pour la première fois, je le contemplais de l’autre côté de la vitre, comme on regarde, par-dessus la nuit des souvenirs, le visage de ceux qui nous ont quitté à jamais. Depuis ce jour, je ne suis plus revenu dans cette ville. Je n’ai jamais revu le libraire. Je ne me souviens même pas de son nom. L’ai-je su d’ailleurs ? Ce que je sais en tout cas, c’est que j’ai vis-à-vis de lui une dette immense car, sans qu’il l’ait jamais deviné, il m’a fait changer de cap, au moment crucial où tout peu définitivement chavirer, et devenir ce que je suis. Le libraire jamais ne s’enrichit, ce sont les autres qu’il enrichit. Ce pourrait être un proverbe chinois, mais ce n’est qu’une vérité française injuste et inégale. Aux esprits peu rêveurs de démêler dans mon bavardage le vrai du faux, le songe du creux. Ce qui importe n’est pas là. Ce qui importe, c’est que vous m’ayez un jour tendu la main, mon libraire lointain, tous ses semblables, et que les livres que nous avons aimés témoignent de cela dans leurs pages toujours ouvertes, comme des regards tournés vers le plus profond de nous-même, et qui jamais ne s’éteignent, quand bien même s’abaisseraient tous les rideaux de fer.

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ATOUT LIVRE - Paris 12° Finalement, on a eu de la chance. Atout Livre est née en 1974, période de modernité galopante et de conquête de l’espace, ce qui poussait les commerçants à inclure 2000 dans le nom de leur entreprise. On aurait ainsi pu s’appeler « Atout 2000 » comme un marchand de fusées sans permis, « Livre 2000 » comme un pizzaïolo interstellaire, voire « Atout Livre 2000 », Club Med’ galactique réputé pour ses « quatre fromages » sur la riviera saturnienne. Heureusement, les fondateurs ont gardé les pieds sur notre bonne vieille planète et compris qu’« Atout Livre », humblement terrien, pouvait aussi être synonyme d’évasion universelle…

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Marie-Hélène Lafon

MARIE-HÉLÈNE LAFON Elle est née dans le Cantal, elle habite Paris, mais sa maison est là-bas : un grand corps de pierre et de bois. ça craque, mais c’est solide, tout comme ses livres. Il y a ce qu’elle raconte et la façon dont elle dit les choses, et c’est ce dire qui s’impose, comme si elle écrivait à haute voix. Ses mots sont pesés, ses phrases ciselées. Elle écrit des histoires fortes qui prennent à bras-le-corps. Elle saisit, elle nous tient. On y revient, on la relit. Bibliographie :

Organes, Buchet Chastel, 2005, Paris Mo, Buchet Chastel, 2004, Paris Sur la photo, Buchet Chastel, 2003, Paris (Points Seuils 2005) Liturgie, Buchet Chastel, 2002, Paris Le Soir du chien, Buchet Chastel, 2001, Paris (Points Seuil 2003)

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Avant elle, il ne lisait pas. N’avait jamais lu. Qui lisait ? Personne. Personne autour de lui. Au travail, ou parmi les gens qu’il connaissait. Pas de livres. On pouvait lire des magazines, des revues, des journaux, des gratuits, de la paperasse distribuée dans les boîtes aux lettres. On pouvait déchiffrer ça, les annonces pratiques, les publicités avant après pour les régimes contre la précoce et féroce calvitie et les maux de ventre ou les odeurs de pieds. En mangeant le soir par exemple avec la radio en sourdine, le dos tourné au studio, au lit au lavabo au paravent bleu devant le lavabo à la chaise à la descente de lit. On n’avait pas la télévision, on ne l’aurait pas, on se s’enfermerait pas avec les gens dans la digestion des émissions de télévision, dans ce ressassement du lendemain. Pas question. On ne vivrait pas comme ça. Dans le coin cuisine du studio, en mangeant chaud le soir, on pouvait pratiquer l’acte mécanique de déchiffrer des lettres des mots des phrases. Mais ça n’était pas lire. Pas lire vraiment comme on aurait lu des histoires. Des histoires qui racontent. Comme celles de la maîtresse d’école, la première année, la maîtresse vieille, une Mme Durif sèche qui sentait bon le propre et disait les enfants on range je raconte. Les affaires étaient rangées dans les cartables, les tables nettes, les mains posées à plat sur les tables nettes, et on écoutait les histoires qui sortaient de Mme Durif comme d’une boîte légèrement oblongue. Elle expliquait que, quand on saurait lire assez bien, ou pourrait soi-même, soi tout seul par soi-même de son propre chef, retrouver ces histoires qui ne sortaient pas de son corps par magie, mais étaient écrites dans des livres. Il avait cru Mme Durif et compris plus tard, l’année suivante ou plus tard encore, quand il avait su bien lire sans embrouiller toutes les lettres, que Mme Durif s’était trompée. Elle n’avait pas menti. Une femme sèche qui sentait bon le propre dans des vêtements bleus à un an de la retraite n’aurait pas menti. Et pourquoi leur mentir à eux des enfants modestes sans conséquences ni familles pour les soutenir et les instruire vraiment ? Oui pourquoi leur mentir ? Elle s’était seulement trompée. Pour lui, Didier, il n’y avait rien dans les livres, ils étaient vides, quoique bourrés de mots alignés qui ne sortaient plus du corps propre d’une femme. Alors. Lire tout seul. De la pure folie. Pure et furieuse. D’abord, il l’avait vue. Dans la vitrine. Elle, la libraire. En sortant du

bureau. Syndic et transactions immobilières. Un mardi soir, 24 avril, 19h45, exceptionnellement, ça n’était pas son heure, exceptionnellement il avait été retenu, contraint, englué dans une réunion. Premières feuilles à peine une brume un frisson de rien, vaporeux, aux platanes de l’avenue. On n’empêchait pas ça, ce qui rendait alerte sous la peau avec les premières feuilles dans les soirées longues. Même lui, Didier, n’empêchait pas. Pourtant. Une femme était dans la vitrine, de profil, penchée, glissée là, les cheveux lâchés longs clairs, occupée à placer des livres, à les faire tenir ensemble, à les accorder entre eux et avec des photos, deux ou trois, en grosses couleurs vives. Il avait remarqué les couleurs des photos, aussi. La femme menue ne voyait rien d’autre que les livres et les images, ne se savait pas exposée elle-même dans cette vitrine ; tendue toute, en avant, en arrière, pour prendre du recul, les mains posées, poignets souples paumes ouvertes vers l’extérieur, les mains posées sur les hanches étroites dans le pantalon flou de toile bleue ; une tunique écrue, des sandales prune, pas de bijoux, rien d’autre. Pas de colifichet de femelle. Il avait traversé l’avenue, pour se poster en face, entre le serrurier et le coiffeur, de l’autre côté ; ça se nouait dur dans ses os ; il l’avait devinée ; elle était sortie, prenant sur le trottoir la distance nécessaire pour apprécier l’ensemble, le bazar, là, qu’elle plantait dans la vitrine. Tout ce bazar en trop dans les vitrines de l’avenue Daumesnil, d’un bout à l’autre, la nourriture les habits les meubles les aspirateurs les chaussures les choses encore tout ce que les gens achetaient et se mettaient dans le cornet en croyant que. Les gens. Il avait pensé qu’il atteindrait cette femme, qu’il la toucherait par les livres, visiblement la nourriture exclusive de cette femme pour lui désignée, marquée sur son chemin. Il faudrait pénétrer dans le temple, il oserait, il trouverait la force. Comme lui cette femme aurait les yeux bleus et ce serait le signe. Signe de mutuelle, et définitive et exclusive, élection.

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Le lendemain, à 12h25, il était entré dans la librairie. Il sentait peser dans son ventre la salade de riz qu’il avait trop vite avalée, dans l’étroite salle adjacente au bureau où, depuis sept ans, il déjeunait cinq fois par semaine, en proie aux autres, cerné, entre la cafetière jaune et le sémillant micro-ondes, par le caquètement des femmes prolixes et de l’impérial M. Dais, chef. Il regrettait


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d’avoir mangé, il aurait dû venir comme ça, à vide, dès le début de la pause, sans tergiverser, sans concéder, sans faire semblant. Il regrettait la salade de riz et le temps perdu. La librairie était plus grande qu’il ne l’eût pensé, et il n’avait rien pensé. Des murs des tables des tables des murs tapissés ; les livres, tous, affluant du fond des cales pleines, pullulant dans l’air lumineux, l’avaient assailli, pris à la gorge, enfoncé, défoncé, terrassé. Le ventre tordu, la salade de riz en révolte, il avait visé le comptoir central, s’était avancé ; deux hommes, un jeune blond à favoris, un autre jeune grand brun à catogan, tenaient le gouvernail, tandis que, tête ployée sur le côté, elle, de profil, écoutait une cliente volubile qui se déversait. Il s’était approché, n’entendant rien qu’un salmigondis de paroles diluées dans la lumière. Il avait seulement croisé son regard, bleu, le signe suffisant de l’assentiment escompté, avant de se retrouver, sans savoir comment, penché sur les reliefs tièdes de la salade de riz du mercredi répandue sur le bitume de l’avenue Daumesnil. Ensuite, il avait réfléchi. La défaite du corps. Il faudrait tenir, contrôler la nourriture, maîtriser la viande molle, et cette ruine que c’était que ça devenait, tout de suite après trente ans, remplacer, il faudrait, remplir autrement. Le mercredi 2 mai, à 12h10, en état d’apesanteur totale, il avait récidivé, balayant d’un regard circulaire le vaisseau redoutable, dénichant aussitôt, à tribord du poste de commandement, l’objet de ses vœux, vacante. Sa voix était sortie de lui, il ne la reconnaissait pas, il voulait quelque chose de court qui raconte une vraie histoire, mais pas une histoire de notre époque ni du policier ni de la science-fiction pas de guerre pas d’aventure pas d’exploit. Les yeux bleus l’envisageaient. Pris dans le regard il ne sentait plus son corps et n’avait été rendu à lui-même que vers 13h quand, assis à son bureau, il avait été arraché par la voix de M. Dais à la lecture de Un cœur simple de Gustave Flaubert. Plus tard, le lendemain soir, après avoir terminé le livre, il avait rassemblé quelques vagues souvenirs d’une Madame Bovary dépensière et capricieuse agonisant dans ses glaires sous l’œil éperdu d’un mari qu’elle avait cocufié à plaisir ; flasques lambeaux qu’il s’était empressé de renvoyer aux limbes cauchemardesques de l’interminable adolescence, et d’une poussive année de première hantée par les vaines exhortations d’un professeur à forte poitrine et bottines vernies qui ne jurait que par ce Flaubert dont, quoique

bachelier, il avait oublié jusqu’au nom. Tout ce fatras était de l’histoire ancienne, enfin quelque chose était advenu dans le vide, une rencontre, hors temps hors monde hors mode, une apparition. Il lirait tout, il ferait tout comme elle dirait, il attendrait, ne reviendrait pas trop tôt à la source vive, relirait, plusieurs fois, encore, mâcherait chaque mot, ça n’aurait pas de fin, ce nourrissement, ça ne devait pas finir.

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Le mercredi suivant, il avait décidé que le mercredi serait leur jour, il avait dit, ses yeux bleus fichés dans les yeux bleus, qu’il avait lu trois fois. Elle avait souri, comme surprise, et subrepticement assaillie par la légitime satisfaction du devoir professionnel accompli. Il voulait, pour la semaine, un autre livre court. Elle avait réfléchi, picorant dans le rayon, avant de lui remettre L’Inondation d’un dénommé Zamiatine, Evguéni. Mû par une subite et violente impulsion, il avait demandé un paquet-cadeau, qu’il n’ouvrirait pas, le conservant à portée de mains pendant l’implacable après-midi et caressant du regard cette frise de minuscules chats jaunes tigrés de noir sur fond vert et rouge que ses mains expertes de femme limpide versée en l’art délicat de l’enveloppement avaient choisie parmi maints feuillets historiés, avaient palpée, lissée, collée. Quelque chose d’elle, infusé, demeurait là sur le précieux papier que, le soir, chez lui, dans le murmure de la radio, il plierait religieusement en six afin d’en user comme d’un signet, instaurant par ce truchement clandestin un surcroît de commerce avec la livresque dame de son cœur. Après Zamiatine, il y eut Pierre Michon et Denis Johnson et quelques autres, dont, pour l’amour d’elle, il s’énamoura, déglutissant dans la ferveur des soirs de mai et de juin, des textes qui, frappés de l’imprimatur des yeux bleus, s’enfonçaient en lui, trouant sa vieille peau de trente-deux ans, caparaçonnée, pas aimée pas aimante pas voulue pas choisie, encaquée dans le studio meublé quand elle ne faisait pas tapisserie du lundi au vendredi de 8h30 à 12h et de 13h à 17h15 au 183 avenue Daumesnil derrière l’ordinateur de l’agence où les collègues, dépassés par tant de muette ardeur, cessèrent bientôt de se gausser des jeûnes opiniâtres et des coquets paquetscadeaux du mercredi. La dernière semaine de juin, signifiant qu’elle était, elle aussi, sensible, au rituel hebdomadaire par lui instauré, elle dit qu’elle serait


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absente du lundi 2 au samedi 28 juillet, mais que la librairie restait ouverte, aux mêmes horaires, pendant tout l’été. Il ne trouva pas les mots pour répondre que l’agence fermait en août, et quitta, abasourdi, la cathédrale capitonnée.

pages de papier fichés à la page 25 par son fils dans chaque livre à l’exception d’un seul dont l’auteur, Gustave Flaubert, ne lui était d’ailleurs pas tout à fait inconnu. Atout Livre 203 bis avenue Daumesnil, la rue de son travail, 75012, tél : 01 43 43 82 27. Appeler, pour dire quoi, pour demander quoi. Elle renonça ; tout comme elle n’osa plus, faute de suffisants indices, soupçonner une naissante amourette et les présents successifs d’une collègue avisée, lectrice par excès de solitude, personne discrète issue d’un milieu modeste, exempte des tares ordinaires de l’obscène jeunesse d’aujourd’hui. On ne trompait pas un cœur de mère vigilante, ça ne sentait pas les frémissantes idylles ni la femme de trente ans en quête d’un possible mari. Didier s’enfonçait, elle ne savait pas dans quoi, mais il s’enfonçait. Il disparaissait.

Dans le cuisant désert de l’éternel juillet, il sut se ménager, relisant deux livres par semaine, se surprenant à psalmodier derrière ses dents dans le métro moite des pages dont il connaissait jusqu’à la moindre virgule, jusqu’au plus infime soupir et frisson. Il croisa au large dans l’avenue, inventant de subtils détours à la seule fin de ne pas frôler, fût-ce du seul regard, le seuil du temple vide. Août commença chez sa sempiternelle mère. Increvable veuve retirée en son hameau natal dans les abysses du Cher, elle n’eût pas un seul instant conçu de ne pas jouir, quatre semaines durant, de la diaphane présence de son grand fils unique. Elle le trouva changé, plus que maigre, absent, et ne comprit pas pourquoi, au lieu de bricoler à bas bruit sous sa férule et de cueillir, docile, dans son sillage averti, les roboratifs produits du potager, il s’obstina, mutique, à se cloîtrer dans sa chambre, sous le prétexte de siestes insensées. Certes, elle en convenait, il n’avait jamais été gras, rien ne lui profitait, ni gai, même enfant, ni dynamique ; depuis toujours il avait fallu le pousser, le tirer, le stimuler, choisir et décider pour lui, exiger, commander, s’épuiser ; et seule ; le père, dont il tenait à l’évidence ce fâcheux tempérament, s’étant avéré très tôt défaillant. Seule elle avait tout fait, elle avait été le père et la mère, sans faiblir ; et maintenant, à plus de trente ans, à peu près doté d’un emploi passable, il se permettait des vapeurs, et des alanguissements, et des états d’âme, au lieu de soutenir sa mère vieillissante. Le plus beau était qu’il lisait, faisant grand cas d’une poignée de livres minces dont il ne se séparait pas. C’était le bouquet, le pompon, la cerise sur le gâteau estival, cette soudaine folie de lire, alors que l’on avait eu toutes les peines du monde, en d’autres temps, à lui faire ingurgiter les lectures obligatoires des programmes scolaires. Août s’avérait orageux, Madame Mère fulminait, furetait, il y avait quelque chose dans ces livres, elle le sentait, le flairait, ça venait de là. Elle releva une adresse et un numéro de téléphone sur l’étiquette verte frappée de lettres blanches, irrégulières, même pas rangées, genre moderne comme on fait à Paris, qu’arboraient les marque-

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Quand il ne se leva plus, le 12 août, et le 13, recroquevillé en position fœtale dans son lit bateau, refusant avec une surprenante énergie de parler, de manger, et de détourner son regard des neuf petits livres empilés sur la table de nuit, elle appela le médecin de famille. Qui n’ignorait rien de certains antécédents. Le docteur Murier était en vacances. Sa remplaçante, effarée, prononça de gros mots, dépression anorexie état confus déshydratation avancée, et commanda une ambulance. Qui glissa, grise, dans le crépuscule d’été ; et emporta Didier vers un établissement de soins de Vierzon que Madame Mère ne connaissait que trop pour y avoir jadis visité, une fois par quinzaine, et pendant neuf ans, son très défunt mari. Décidément les hommes n’étaient pas solides, on ne pouvait pas compter sur eux. Et cette crise en plus, cette violence. Parce qu’il ne voulait pas lâcher ses livres, et gênait le travail des ambulanciers, il ne tenait pas debout, et deux infirmiers solides avaient eu peine à le ceinturer, tout ça pour des livres. On avait fini par le piquer, ça l’avait calmé, les bouquins étaient restés là, il les reverrait pas de sitôt, elle allait s’en occuper de ces machins, et récurer la chambre, une honte devant ces gens, et te foutre ça au feu.

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L’ÉCHAPPÉE BELLE - Sète Située au cœur de la ville portuaire, près des halles, la librairie L’échappée belle a ouvert ses portes en novembre 2004 à l’initiative de trois libraires venus goûter au soleil du sud, Sophie Dulin, Julien Dubost et Marie-Cécile Cristofoli. Librairie générale de 160 m², l’espace, orné de poutres en bois et d’arcades en pierre, s’articule autour d’un agréable patio où peuvent s’installer les lecteurs. Les rayons comptent plus de 22000 références en littérature, beaux-arts, jeunesse et BD.

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Louis-Bernard Robitaille

LOUIS-BERNARD ROBITAILLE Louis-Bernard Robitaille, écrivain et journaliste québécois, réside sur l’île singulière : il est le correspondant du quotidien La Presse et du magazine L’Actualité à Paris. Il publie dernièrement Long Beach chez Denoël. Bibliographie :

Long Beach, Denoël, 2006, Paris Le Salon des immortels, Denoël, 2002, Paris

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Comme pour un tas de gens qui s’intéressent aux livres – et parfois en achètent – , librairie indépendante est synonyme pour moi de librairie tout court. C’est un lieu à dimension humaine où l’on vient regarder les livres posés sur les tables, où l’on se fait une idée de ce qu’on appellera l’actualité littéraire – souvent sans surprise – , où l’on se confronte également à des choix arbitraires et parfois inattendus qui ne sont pas les mêmes que ceux de la librairie du quartier voisin. Les vrais libraires ont leurs préférences personnelles, leurs marottes, leurs chouchous. Ils ont bien souvent des goûts plus rares, plus exigeants, plus littéraires en somme, que le grand public. Ils mettent en vitrine de petits ouvrages aux couvertures austères des éditions de Minuit, de la Différence, de jolies rééditions de classiques, les titres d’un romancier pas ultracommercial, russe, ou espagnol ou américain. Cela peut parfois donner des idées au chaland, et ça n’empêche pas de vendre Marc Lévy. Car, comme le disait Paul Claudel en exergue du Soulier de satin, « le pire n’est pas toujours sûr » : il n’est pas totalement exclu que la lecture de livres franchement déplorables amène à la lecture de vrais livres. Avant de plonger dans Dostoïevski à quatorze ans, j’avais lu des Bob Morane et les œuvres complètes de Gilbert Cesbron (pour être honnête, j’avais aussi dévoré Alexandre Dumas). Donc le pire peut mener au meilleur. Il m’est arrivé, surtout lorsque je me trouvais dans une grande ville de province et que je cherchais un titre récent, de me faire indiquer l’emplacement de la Fnac, car tout le monde sait où se trouve la Fnac. Malgré ses qualités indéniables, c’est tout de même une grande surface où on passe le rayon photo, le rayon microordinateurs et autres avant d’arriver aux livres : il faut être vraiment décidé pour y aller, ce n’est pas le lieu des hésitations et des improvisations. Il ne m’est jamais arrivé d’y entrer juste pour flâner une demi-heure sans savoir si j’allais ou non acheter un livre, tomber par hasard sur un titre ancien que j’avais toujours eu envie de lire, ou un ouvrage totalement inconnu, dont le titre, la jolie maquette et le résumé en quatrième de couverture me donneraient envie de franchir le pas. Il y a de moins en moins de librairies indépendantes dans Paris intra-muros, pour cause de prolifération des Fnac et autres Virgin. Quand on pense que le Divan, célèbre librairie Gallimard de Saint-Germain-des-Prés, a fermé ses portes ! Les Presses universitaires de France place de la Sorbonne ! Quelques établissements,

généralement de dimension modeste, ont survécu, parfois dans des quartiers plus excentrés. Il reste au moins de jolies vitrines qui vous parlent un jour de Raymond Roussel, ou de Pierre Michon, ou de William Burroughs. Autant le dire tout de suite, je n’ai plus tout à fait la curiosité et la capacité d’émerveillement que j’avais à l’âge de quatorze ans quand j’entrais dans une librairie. À quatorze ans, je regardais tous ces livres avec une gourmandise exacerbée par l’ignorance. Je ne doutais pas d’y trouver des trésors délectables. J’achetais Dumas dans cette ancienne collection, si joliment illustrée, de Calmann-Lévy. Mais je cherchais également des livres « difficiles », en espérant être le seul en ville à en connaître l’existence : je ferais partie de cette société secrète qui avait lu Théorie du roman de Georg Lukacs. Un nom célèbre, un beau titre, suffisaient à me décider : tous les livres étaient fascinants. À seize ans, j’ai acheté Le Principe d’incertitude de Heisenberg, à cause du titre : désastre ! Puis La Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty : j’ai réussi à le lire en entier sans jamais comprendre de quoi il parlait. Je suppose que je me faisais les muscles pour d’autres livres. En revanche, j’avais acheté, pour la beauté du titre, le livre d’un parfait inconnu au nom énigmatique : Syllogismes de l’amertume de Cioran. Révolution dans le cerveau ! Aujourd’hui je n’ai plus autant de naïveté, ce qui me prive de ces mésaventures mais aussi de la plupart des surprises. Comme le dit avec une ironie très pertinente Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, le fait d’être cultivé permet dans une grande mesure de situer les grands livres et auteurs dans la géographie et l’histoire de la création occidentale. Ainsi j’ai modestement une certaine idée des œuvres de Heidegger ou Kant, et surtout de l’impossibilité qu’il y a à les lire si l’on ne dispose pas au préalable d’une formation adéquate en philosophie. J’ai une bien meilleure idée sur un tas d’auteurs, étrangers et célèbres, que je n’ai jamais lus mais dont j’ai l’impression de tout savoir. Je ne lirai peut-être jamais Don Quichotte, mais il ne m’est pas étranger. Je n’ai jamais lu Guerre et paix, ou L’Homme sans qualités, mais je sais où ils se situent et ce qu’ils signifient. Pour cette raison, il ne m’est plus possible comme jadis de plonger les yeux fermés dans un essai inconnu, dans des romans parfaitement mystérieux. Si l’on

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me parle d’un romancier actuel russe ou américain, quelques remarques saisies au passage, un article de journal, me permettent de le situer dans la filiation de Vassili Axionov ou de Scott Fitzgerald. Bien sûr, ce qui reste à lire est infini, et les plaisirs ne sont pas à exclure. Sait-on jamais. La prochaine fois que j’irai à L’Échappée belle, à Sète, charmante librairie dans cette ville moyenne qui en compte trois – oui, trois, vous avez bien entendu – , il me prendra peut-être la fantaisie d’acheter dans la Pléiade la nouvelle édition de Montaigne, que je n’ai jamais vraiment lu. Bon, la Pléiade c’est un peu cher. Disons que j’achèterai L’Homme sans qualités de Musil en Points Seuil. À quinze ans, j’entrais dans une librairie comme dans une forêt vierge, la tombe inviolée de Toutânkhamon, une caverne d’Ali Baba. Aujourd’hui, je découvre de grands livres comme si je me décidais d’aller visiter les temples d’Angkor, sur lesquels je sais déjà l’essentiel : Musil, je ne peux plus faire comme si je n’en avais jamais entendu parler. Restera peut-être le plaisir de la lecture.

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LE SCRIBE - Montauban Deuxième librairie de Montauban, créée en 1965, la librairie Le Scribe a été rachetée en décembre 1995 par Brigitte et Jacques Griffault qui, après, avoir travaillé vingt-huit ans dans une grande banque française – dont dix-huit ans à l’étranger – avaient décidé de changer de vie. En 2003, nous avons lancé Place aux Nouvelles afin de sensibiliser les lecteurs aux charmes de la nouvelle. Depuis 2006, lors de la Journée du patrimoine (en septembre), la place des Cornières de Lauzerte fait « Place aux Nouvelles », festival littéraire auquel ont participé onze écrivains en 2006 et dix-huit en 2007. Le jury (dix-sept lecteurs) réuni à Lauzerte le 17 septembre 2006 lors de Place aux Nouvelles, a décerné le prix de la Nouvelle du Scribe Lauzerte 2006 à Court, noir sans sucre, le premier recueil d’Emmanuelle Urien publié à L’être minuscule.

Le soleil de la photo Emmanuelle Urien Emmanuelle Urien, née en Anjou, est toulousaine d’adoption. Après avoir cherché sa voie, exploré méthodiquement la surface du globe, et mené de longues études au cours desquelles elle a jonglé avec les chiffres en plusieurs langues sans jamais y trouver son compte, elle s’est laissée rattraper par le démon des mots qui la traquait depuis l’enfance : elle écrit ! Nouvelliste et auteur de radio – pour Radio France – elle a publié trois recueils qui, tous, contiennent des textes forts sur des sujets souvent sombres – la mort, la peur, la solitude, les illusions – que des éclairages variés, une certaine dose d’humour et le goût des décalages, permettent paradoxalement de nous rendre très proches. Des nouvelles qui parlent avant tout d’humanité et d’empathie. Court, noir et sans sucre (L’être minuscule) a obtenu le prix de la nouvelle du Scribe – Lauzerte 2006. Toute humanité mise à part (Quadrature) a obtenu le prix Salondulivre.net et le prix littéraire de la ville de Balma 2007. La Collecte des monstres, son troisième recueil, adressé par la poste à trois éditeurs, a été publié chez Gallimard. Il vient d’obtenir le coup de cœur du Point 2007.

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Emmanuelle Urien

www.emmanuelle-urien.org

Bibliographie :

La Collecte des monstres, Gallimard, 2007, Paris Toute l’humanité mise à part, Quadrature, 2006, Paris Court noir et sans sucre, L’être minuscule, 2005, Paris

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Elle n’a pas crié. Pas pleuré. Silence. Le bruit de la gifle, et puis rien. Je regarde, sur sa joue, la marque de ma main préciser ses contours, en rouge sur fond blanc. Un à un les doigts se dessinent, la trace du majeur déborde sur le cou, au-dessous de l’oreille.

la grande table où j’expose les livres de photographies. Elle en attrape un et puis, tête rentrée dans les épaules pour ne pas se cogner au rebord, elle s’accroupit et se glisse sous l’étal. A l’écart des allées et venues d’une clientèle de plus en plus rare.

Et puis sa main à elle qui remonte et se pose à l’endroit de l’impact. Ses yeux, rivés sur mon visage, qui n’ont pas bougé depuis l’instant où je l’ai frappée. Une trace de chocolat à la commissure de ses lèvres, une mèche blonde filasse qui descend sur sa joue, l’autre, la gauche. L’intacte.

Six mois que ça dure, ce manège. Je la tolère, hésitant sur la conduite à tenir. Ma femme, les premières fois, voulait la bousculer, la faire déguerpir. C’est quoi ces manières, disait-elle. Où elle se croit, cette gamine ? Je répondais Laisse, on garde un œil sur elle, tant qu’elle ne fait rien de mal. Elle rétorquait que la gosse lui paraissait pas nette. Sale. Et où sont ses parents, tu peux me le dire ? Je répondais encore, Laisse, ce ne sont pas nos affaires, je te dis que je la surveille, va plutôt t’occuper des clients. Elle soupirait Des clients, pour ce qu’il y en a, alors moi aussi je l’ai à l’œil. Un soupir de reproche. De l’agressivité. Ma femme savait bien que le monde entier lui en voulait personnellement, à commencer par moi. Ou cette gamine.

Pardon. Je n’aurais pas dû. « Excuse-moi, petite, je ne voulais pas faire ça. » Rien. Ses yeux sont bleus et sans lumière. « C’est ta faute, aussi, les livres, tu imagines bien, ici, et alors si tout le monde faisait comme toi, tous les gosses qui passent, s’il en passait, admettons, je n’aurais plus qu’à mettre la clé sous la porte, tu peux quand même comprendre, hein ? » Je m’empêtre dans mes excuses, mes pauvres explications de boutiquier, et pendant ce temps la marque rouge vire au violet. Ses yeux continuent de me fixer. Elle a reposé la main sur sa cuisse. L’autre reste agrippée à la page arrachée du livre.

Il y a eu ce jour où elle a insisté pour la faire partir, lui ordonner de rentrer chez elle, Sinon j’appelle les flics, ça commence à bien faire ! Je l’ai retenue par le bras. Sans motif véritable, peut-être simplement pour la contrarier, détourner un instant le cours des choses sur lesquelles je croyais n’avoir aucune prise. Lui donner raison pour une fois, oui, peut-être qu’après tout je lui voulais du mal, juste un peu.

Je ne connais pas son nom. Elle vient souvent, pourtant. Tous les mercredis après-midi, à l’heure précise où je relève le volet de fer, elle est là, sur le trottoir, devant la librairie. Elle entre sans rien regarder, rien ni personne, même pas moi. J’entends sur son passage un bonjour Monsieur murmuré d’une voix rauque et syncopée auquel, interdit ou agacé, je réponds sèchement, puis elle va prendre son poste, au fond du magasin. Rayon tourisme et voyages. Elle s’installe, sous

La petite est donc restée, mais ce soir-là, c’est ma femme qui est partie. Et même si ça n’avait rien à voir, j’ai commencé à lui en vouloir, à la gosse. J’étais maintenant seul à la librairie, c’était beaucoup de travail, les cartons à déballer, les livres à mettre en place, à suivre, à remballer. La compta, les mauvais chiffres, aussi constants que le froid et la pluie dehors. J’étais fatigué. Alors le mercredi après-midi, quand la gosse débarquait comme chez elle avant de filer sous la table, à mon tour je l’apostrophais, Encore toi, on peut savoir ce que tu viens faire ici, tu peux répondre s’il te plaît, tu te crois où, à la bibliothèque municipale, non mais ne te gêne pas !

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Pourtant, je n’osais pas la chasser pour de bon, et je n’ai jamais mis beaucoup d’insistance dans mes questions. Peut-être que les réponses ne m’intéressaient pas. Ou qu’elles me faisaient peur. Peut-être qu’elle n’aurait pas répondu, de toute façon.

À genoux à côté d’elle, je désigne tour à tour, d’une main incertaine – celle qui a frappé – le livre abîmé et sa joue marbrée. Ses yeux ne quittent pas les miens. Elle ne semble pas m’en vouloir.

Je servais les clients quand il y en avait, je renseignais les vieilles dames, Il n’y a qu’elles qui lisent, bientôt on n’aura plus qu’à plier boutique, disait ma femme ; et je répliquais Mais non, ces livres elles ne les lisent pas elles les offrent, et c’est très bien comme ça ; et puis je surveillais la gamine, ça me faisait une occupation, une seule fois par semaine, finalement c’était peu. Je m’approchais de temps en temps, faisant mine d’arranger les livres sur la table, ou dans les rayonnages autour. Je la regardais furtivement, ajoutant un à un les détails pour me construire une image dont je pourrais ensuite me souvenir. C’est vrai qu’elle avait l’air sale. Négligée. Des pantalons troués aux genoux, un vieux gilet zippé qu’elle n’enlevait jamais, des baskets aux lacets noirs de boue effilochés aux extrémités. De longs cheveux blonds mal lavés. Seules ses mains me paraissaient propres, de sorte qu’il m’était difficile de lui interdire de toucher aux livres. Un jour, j’ai mis à côté d’elle une assiette de gâteaux. Avec le même geste routinier que j’ai pour déposer l’écuelle du chat. C’était l’heure du goûter. Elle n’a pas détourné le regard de son livre, elle n’a pas dit merci. Quand elle est repartie, à l’heure de la fermeture, j’ai enlevé l’assiette. Elle n’y avait pas touché. « Écoute, je te demande pardon. J’étais en colère, tu comprends ? Les livres, pour moi, c’est sacré. En déchirer un, surtout un beau comme celui-ci, tu imagines, tu sais combien ça coûte, et si je te le faisais payer, regarde, trentehuit euros, tu as ça, toi, ou tes parents, franchement, ça m’étonnerait, et moi les livres, je les paye, si ensuite je ne peux pas les vendre je n’ai plus qu’à mettre la clé sous la porte ; allez, dis quelque chose, tu m’en veux, je comprends, je suis désolé, qu’est-ce que je peux faire ? »

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La page déchirée tremble entre nous. Papier épais, glacé, quadrichromie. Je regarde la photo. Et ses yeux, aussitôt, m’y rejoignent. Soleil jaune vif. Ciel turquoise sans limite, pas même celle de la mer où il plonge pour rejoindre le sable. Blanc, évidemment. Palmiers façon dentelle, une barrière de corail esquissée au large, la voile d’un bateau, et au premier plan une naïade au visage comblé. Panoplie de clichés. Le tout-en-un du rêve exotique. « Prends-le, ce livre. Garde-le. » Il est par terre, à côté d’elle, grand ouvert à l’endroit où elle a arraché la page. Je le ramasse, essaie de le poser sur ses jambes croisées en tailleur. Il est lourd, il glisse. Elle n’essaie pas de le rattraper. « Prends, je te dis. Tu crois que je vais pouvoir le vendre, maintenant, dans l’état où tu l’as mis ? » Elle ne répond pas. Elle regarde la page entre ses mains, cette photo de paradis clinquant. J’insiste encore un peu : « C’est un cadeau, pour me faire pardonner. La gifle, tu comprends ? Je n’aurais pas dû, je te dis. Et comment tu t’appelles ? » Toujours pas de réponse. La gamine baisse un peu plus la tête, cheveux filasse ramenés derrière les oreilles, regard bleu sombre rivé sur cette mer aux azurs improbables. Et puis la sonnette retentit, un client est entré. Je sursaute et elle ne bouge pas. Je me relève à contrecœur, j’aurais aimé tirer d’elle quelques mots, être sûr qu’elle ne m’en veut pas. Je n’avais jamais frappé personne avant elle.

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Le client cherche un polar pour l’été, les vacances. Quelque chose de facile et d’accrocheur, pour la plage par exemple. Un livre qui lui fasse la semaine de congé. Pas prise de tête. Je lui en propose plusieurs, il repart sans rien acheter, il va réfléchir, me dit-il, rien ne presse, il s’en va dans un mois. Les Canaries, ça nous changera de la pluie, du gris, y en a marre du brouillard. Ici, l’hiver ne finit jamais. Il sort, et le tintement de la sonnette me vrille les nerfs. Je me précipite au fond de la boutique, rayon voyages. Je voudrais encore m’excuser, voir la marque s’estomper, lui faire accepter le livre. Et l’inviter à revenir, quand elle veut, n’importe quel jour de la semaine. Sous la grande table chargée d’ouvrages en couleurs, il n’y a plus personne. Le livre est resté là, dessous, grand ouvert. Le feuillet déchiré est posé en travers. Comme la fillette avant moi, je fixe la plage d’opérette, la mer trop belle pour être honnête, le ciel outré peint au rouleau. Tout semble tellement faux que c’en est presque beau. Je sors du magasin, pour la voir, la trouver, la rattraper peut-être. Dehors, le ciel charrie les mêmes nuages, la même pluie, le même vent que j’ai toujours connus. C’est le nord qui veut ça. J’ai gardé le livre à la main, je fais défiler les images, leurs couleurs vives s’apprivoisent, je sais que je finirai par me faire à elles. Le gris a toujours tort. Je n’ai pas revu la gamine. Pas dans la librairie. Mais quelquefois, au détour d’une page, il arrive qu’elle me sourie, depuis la plage, sous le soleil. La clé sous la porte… Après tout, pourquoi pas ?

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LA LIBRAIRIE - Niort Le Canapé et la Trotteuse Du Pilori, emplacement difficile où La Librairie a vu le jour en novembre 2056, il ne restera bientôt que des souvenirs. Queue de comète du vandalisme urbain, sa transformation en fast-food équitable est programmée. Cas unique et admirable d’un commerce sans vitrine, éloigné du centre dans une ville que d’aucuns trouvaient triste, au cœur d’une époque qui n’aimait plus les livres, La Librairie est morte dans une noire agonie. Rejeton mal nourri d’un éditeur de livres régionaux sans scrupules et d’un libraire qui ne lisait pas, c’est au coin d’une table de salle à manger, chez Mme Tremblé à Beurnay, que lors d’un dîner mémorable composé de mojhètes, de farci poitevin et de fouaces, fut signé ce pacte lamentable. Les temps n’annonçaient rien de bon, les entrepreneurs de démolitions et leurs devanciers de deux générations avaient préparé le terrain d’une époque qui serait désormais sans gloire. Trompés par le désordre du climat, les deux compères s’obstinèrent tout de même, sachant pertinemment qu’ils n’avaient rien à y gagner. Battant la campagne à la recherche de l’argent qu’ils n’avaient pas, c’est grâce à un conglomérat d’éditeurs revenus de tout et à des élus peu soucieux du bien public qu’ils élirent domicile dans un lieu que rien ne prédestinait au commerce de livres. Obstinés mais rejetés, subissant le mépris et l’opprobre des commerçants de téléphonie et de prêt-à-porter qui y voyaient une injustice et le symbole d’un monde dépassé, c’est à bout-de-bras, qu’ils avaient l’un et l’autre petits, que le funeste commerce vit malgré tout le jour. L’allure de conspiration qui régnait alors ne permit pas qu’ils réussissent. Ne jouissant pas non plus d’une indiscutable et universelle compétence, ils se soumirent au diktat et à la vindicte et fermèrent boutique à la fin du printemps 2058, mais par chance uniquement, furent accueillis dans un ancien et très vaste entrepôt de meubles. Comble de fortune, le dernier propriétaire de ce lieu, préférant le football aux poufs et hottes aspirantes, leur laissait un local de premier choix avec quatre vitrines sur deux rues. Sans nouvelles des deux compères1, que rejoignit lors de l’été le plus triste de cet immédiat après-guerre, une libraire expérimentée et sans reproche autour d’une équipe solide et efficace, les partenaires et investisseurs dédaignant leurs rôles et leurs intérêts, leur ont à ce jour, malgré tout, conservé une confiance qui n’est sans doute pas sans limites. Le penchant du libraire pour l’alcool et le bégaiement intarissable de l’éditeur bavard et obsédé sexuel auront, gageons-le, raison de leur projet. Mais entre la place du Pilori et la rue Thiers où leur jeunesse s’était définitivement perdue en buvant beaucoup de verres, on put sentir avec certitude qu’ils ne feraient rien de mieux.

Dédicace ~

Michèle Lesbre

1 Michèle Lesbre, dont ils se sentaient proches, alors au sommet de son immense gloire et seule écrivaine qu’ils avaient lue, raconta leur étrange mésaventure dans Le Canapé et la trotteuse, livre qui ne connut aucun succès, couronnant ainsi la vie sans gloire des compères libraires.

Bibliographie :

La petite trotteuse, Sabine Wespieser, 2005, Paris (Folio, 2007) Nina par hasard, Seuil, 2001, Paris Une simple chute, Actes sud (Babel noir), 1999, Paris

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Dédicace

Découvrir une librairie dans une ville inconnue, un auteur oublié gardé précieusement sur un rayonnage, avoir cette impression d’être dans un lieu intime dont le nom annonce déjà la singularité, sont des bonheurs intenses. (J’imagine un livre fait de tous ces univers rassemblés, de tous ces imaginaires, toutes ces références littéraires que dévoilent les noms des librairies). Les librairies et les cinémas sont mes petits paradis, mes refuges, mes liens les plus forts avec le monde. Dormir dans une librairie est un vieux rêve d’enfant. L’odeur du papier et de l’encre d’imprimerie dont je m’enivrais en fourrant mon nez dans mes livres scolaires, à chaque rentrée, suscitait en moi le désir intense d’être mêlée au mystère des mots, à leur subtil parfum. Aujourd’hui, je respire encore les livres, j’ai ce lien charnel avec eux, ils sont vivants, ils me font vivre. Que les libraires qui pourraient me surprendre dans cette secrète manie ne s’en étonnent pas. J’ai le souvenir ému d’une minuscule librairie, à Clermont-Ferrand. On entrait, il y a bien des années et peut-être encore j’espère, chez un homme amoureux fou de littérature, qui ne vendait que ce qu’il aimait et avec lequel nous venions nous entretenir pendant des heures de tout ce qui hantait nos nuits blanches. Il y avait dans cet antre magique une ambiance d’ivresse et d’éternité qui nous transportait et dont nous sortions un peu absents au désordre de la rue, alourdis par nos trésors, en route vers de célestes chemins buissonniers. Depuis ce temps ébloui, j’ai connu bien d’autres librairies, ici ou là, avec lesquelles se sont tissés des liens, et je pense à elles comme à des petites planètes heureuses.

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GWALARN - Lannion Nous avons grandi ensemble. À quelques nuances capillaires près, nous n’avons pas changé Yvon et moi; de Vie publié chez le regretté P-J. Oswald, à Besoin de poème édité au Seuil , nos chemins se sont croisés jusqu’au tournis. Des années 1970 utopiques et capables d’aventures à aujourd’hui, où il vaut mieux regarder à deux fois avant de traverser la rue, nous avons pris le risque l’un et l’autre de vivre du livre et d’en faire vivre quelques-uns. Nous avons grandi ensemble. Sommes-nous pour autant devenus adultes. ça, c’est un autre livre.

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Yvon Le Men

YVON LE MEN Depuis son premier livre, Vie (1974), écrire et dire sont les seuls métiers d’Yvon Le Men. Il est l’auteur d’une œuvre poétique importante à laquelle viennent s’ajouter quatre récits et un roman édités au Seuil et chez Flammarion. Bibliographie :

Toute vie finit dans la nuit, Parole et Silence, 2007, Paris Elle était une fois, Flammarion, 2003, Paris Besoin de poème, Seuil, 2006, Paris

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La nuit du libraire

La nuit du libraire

– C’est moi. – Qui ? – Moi, la Petite fille aux allumettes, j’ai froid, vous ne pourriez pas lui dire d’arranger ma vie ou de m’en écrire une autre ? – Ce n’est pas possible, vous savez comment sont les écrivains, une fois que ça marche, ils ne touchent plus à rien, ne bougent plus un seul mot, une seule virgule et encore moins un point d’interrogation, ils ne sont pas très sympathiques avec nous, en somme. – Pourquoi dites-vous cela… et vous, comment vous appelez-vous ? – Je m’appelle Tristan, je suis l’ami d’Iseult. Vous n’avez pas entendu parler de moi ? – Non. Vous savez, je ne sais pas lire et je n’ai jamais quitté le Danemark, ni même mon quartier près du port de Copenhague, alors que Hans Christian a beaucoup voyagé, mais moi, rien, juste une fois, un jour de Noël, je suis allée chez ma grand-mère à Odense. C’est d’ailleurs là que Hans Christian est né. – Vous venez de Copenhague ? Effectivement, il doit faire froid là-bas. Allez, je vous prête mon écharpe histoire de vous tenir chaud un petit moment et de vous raconter ma vie, si ça vous intéresse. – Oh, oui, oui, ça me changera des clients qui ne s’arrêtent pas ou me regardent de travers et j’aurai moins faim à vous écouter. – Je vais peut-être vous choquer, mais pour nous, au contraire, tout va bien, très, très bien. C’est cela qui est embêtant. – Comment embêtant ? – Ben oui… je vais vous résumer la première époque de notre amour. D’accord ? – D’accord. – Voilà : Iseult et moi sommes tombés amoureux, malgré nous et grâce à un philtre qu’on lui fit boire. Je suis sûr que l’auteur de nos jours avait tout combiné il y a très longtemps. Nous nous aimions et, contre les épreuves que l’écrivain chaque nuit nous imposait, nous nous rapprochions l’un de l’autre, chaque jour davantage, au point de ne devenir qu’un seul corps, qu’une seule âme. Epreuves que nous surmontâmes avec courage, ensemble, et jusqu’à notre mort,

très jeunes, mais toujours ensemble. En clair, notre vie fut un combat et notre mort, en récompense, est un paradis et pour l’éternité en plus. Vous imaginez le bonheur : dix ans, trente ans, cent ans, cinq cents ans, et aujourd’hui, il y a presque mille ans que nous vivons ainsi sans le moindre nuage, le moindre rhume de cerveau, le moindre ennui de santé à partager, juste une fois et de façon incompréhensible, une migraine pour Iseult et une courante pour moi. Pardonnez-moi, mais vous voyez ce que je veux dire, sinon rien d’autre. Tout baigne jusqu’à l’étale, on fait l’amour régulièrement et ça marche. Enfin il me semble, car il y a deux cents ans que je n’ai pas posé la question à Iseult. Mais elle a l’air heureuse, heureuse, heureuse ! Voilà un adjectif que je ne supporte plus. Je sais, je vous choque, mais un bonheur de mille ans, sans espérer un coup dur, ça me rend malade. – Vous ne voulez pas échanger ? – Ce n’est pas possible, vous le savez bien. Chaque écrivain tient à son histoire, surtout, comme je vous le disais tout à l’heure, quand elle marche et il n’y a pas de syndicat qui tienne pour les héros. Pas de recours, pas de prud’hommes ! – Vous n’avez pas écrit à l’écrivain ? – Non, car ils sont plusieurs sur le coup, c’est comme une mafia, ils se serrent les coudes et nous, nous sommes trop isolés. C’est la première fois que je rencontre un héros, enfin une héroïne. Mais dans quel état ! Vous n’avez rien à vous mettre sur le dos et vous êtes à deux doigts de la mort. – Je peux encore être sauvée. – On n’a pas le temps. Vous, vous allez mourir gelée, et nous, nous suicider d’ennui. L’idée de vivre encore mille ans, avec Iseult et en paix, me tue ! – Que proposez-vous ? – Une réunion. Mais il faut que nous soyons très nombreux, il faut que les héros et les héroïnes mécontents de leur sort se réveillent et manifestent. Si tout le monde s’y met, il y aura un résultat. De là haut, de ma fenêtre, j’ai observé les hommes. C’est dans la rue qu’ils vont quand ça ne va pas. Nous n’irons pas dans les rues mais dans les librairies. Nous rencontrerons nos lecteurs avant les écrivains et nous leur dirons quels malheurs sont les nôtres. Peut-être nous comprendront-ils et qu’alors ils les influenceront. Qu’en pensez-vous ?

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– Oh vous savez, je ne pense pas beaucoup, j’ai trop froid, mais vous avez peutêtre raison et celui qui ne tente rien n’a rien. Si vous voulez, on peut se partager le travail : je vais réveiller les livres du fond et vous, ceux de l’entrée. Dépêchezvous, l’heure tourne, il fait presque jour, d’après la lumière du dehors. Et pendant tout le restant de la nuit, Tristan et la Petite fille aux allumettes réveillèrent d’Artagnan et le comte de Monte Cristo, Madame Bovary et la Dame aux camélias, Achab et Tintin, la Princesse de Clèves et Bob Morane, Astérix et Don Quichotte, le Petit Chose et David Copperfield, le commissaire Maigret et Robinson Crusoë, Ivanhoé et Cosette, Arsène Lupin et même Jésus, celui des quatre évangiles. Trente mille livres furent ainsi consultés, et quatre fois plus de héros et d’héroïnes furent convaincus. Ils écoutèrent très attentivement les paroles de Tristan et les murmures de la Petite fille. Pas une page ne fut épargnée, pas un écrivain n’en réchappa. A neuf heures du matin, à l’heure habituelle, la librairie Gwalarn, à Lannion, s’ouvrit sur son premier client. Celui-ci cherchait un livre pour l’anniversaire de sa fille Thérèse. Elle adorait les histoires de Grand Nord, les romans de Jack London. Pas de problème, dit le libraire enchanté de vendre des livres que lui aussi aimait. Pas de problème, dirait-il une dernière fois et pour longtemps : pas un seul personnage n’avait résisté à la tentation. Ne restaient que des pages blanches. Sur toutes les étagères, la blancheur avait envahi les livres. Les voyelles, les consonnes, les mots, les phrases avaient disparu. Seuls les poèmes avaient échappé à l’hécatombe. Tu parles d’une tuile ! Il ne savait pas le libraire, pas encore, que comme nous, les personnages de romans peuvent, aussi, en avoir ras-le-bol de leurs vies.

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LES SAISONS - La Rochelle Librairie Les Saisons, création en 2004, surface 40 m2. Dix Meilleurs ventes en 2007 : - Maurice Pons, Les Saisons, Christian Bourgois. - Marlen Haushofer, Le Mur invisible, Actes Sud. - Silvio D’Arzo, Maison des autres, Verdier. - André Gorz, Lettres à D., Galilée. - Stéphane Emond, Pastorales de guerre, Le Temps qu’il fait. - Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard. - Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier, Le Temps qu’il fait. - Alberto Méndez, Les Tournesols aveugles, Christian Bourgois. - Denis Borel, Les Visites, L’Escampette. - Julien Gracq, Un balcon en forêt, José Corti.

Le Siège de la Rochelle ~

Denis Montebello

DENIS MONTEBELLO Ami de toujours, Denis Montebello a plus de livres chez lui que la librairie Les Saisons n’en possède. Estimant que ce n’est pas suffisant, il lui arrive aussi d’en écrire, Archéologue d’autoroute, Fouaces et autres viandes célestes ou encore Le Diable, l’assaisonnement. Bibliographie :

Le Diable, l’assaisonnement, Le Temps qu’il fait, 2007, Cognac Couteau suisse, le temps qu’il fait, 2005, Cognac Fouaces et autres viandes célestes, 2004, Cognac Archéologue d’autoroute, Fayard, 2002, Paris

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Le Siège de la Rochelle

Le Siège de la Rochelle

Les Saisons ? Il y pleut tout le temps, m’entendis-je répondre. A celui qui ne partait pas, qui commençait à déballer son linge. On lui avait indiqué une laverie dans le coin. On lui avait dit de suivre la rue, que c’était au bout, à l’angle. Il y était. Il n’avait pas grand-chose dans son sac. Un drap, un tee-shirt, ses caleçons et chaussettes : ça ne prendrait pas longtemps. Je songeais, en l’écoutant détailler sa lessive, en le regardant choisir son programme, au fameux siège de La Rochelle qui fit tant pour l’image d’Epinal du cardinal de Richelieu. Mais aussi à certaines expressions entendues dans ma jeunesse, à Epinal justement, et qui me revenaient, j’allais savoir pourquoi, à cet instant précis et dans cette librairie de La Rochelle. Elles ne me revenaient pas, elles réapparaissaient. Comme des traces, et ce n’étaient pas vestiges où mettre mes pas, mes mots, mais des taches. De vulgaires taches. Des taches de vulgarité et je ne parvenais pas, je ne parviendrais pas à les effacer. Un temps je crus pouvoir chasser ce souvenir en lui parlant du roman de Maurice Pons. Vous connaissez Maurice Pons ? Le vieux garçon, car il fallait être un vieux garçon pour faire ainsi sa lessive, pour faire comme disait ma mère sa lessive à la main, n’avait jamais entendu parler de Maurice Pons. Il ne l’avait bien sûr pas lu, pas vu à l’inauguration de cette librairie dont il était la figure tutélaire et avenante, accueillant comme il le fallait, comme l’aurait fait le patron s’il n’avait été occupé à servir à boire à ses invités, accueillant et guidant comme le véritable maître des lieux, pilotant dans ces minuscules enfers, aidant à sortir du labyrinthe. Remettant en jeu, non seulement sa propre existence – son existence d’auteur –, mais aussi la notion warburgienne de survivance (Nachleben). En lui survivaient en effet Charon et Minos, comme le gars qui se croyait rendu à cette laverie qu’on lui avait indiquée au coin de la rue l’antique mendiant. Autrement dit un de ces « hôtes fugitifs » que sont les dieux. « Telle est devenue la condition naturelle des dieux : apparaître dans les livres. Et souvent dans des livres que peu de gens ouvrent. » (Roberto Calasso, La littérature et les dieux). Dans des librairies où il n’y a pas foule, même le samedi où on se pressera toujours moins que dans les bars voisins, et où pourtant, plus qu’ailleurs, on parle de la pluie et du beau temps – du Temps qu’il fait où Stéphane Emond et moi sommes publiés – et de réenchanter le monde. Dans cette librairie des Saisons qui n’est pas une laverie, même si on y débarque parfois avec son linge.

La librairie se trouve au numéro 2 de la rue Saint-Nicolas. Un Lorrain comme Stéphane Emond ne pouvait ouvrir de librairie que rue Saint-Nicolas. Saint Nicolas, c’est le Père Noël des Lorrains. L’ancêtre du Père Noël et en même temps, sa mitre et sa crosse en témoignent qui sont de Mercure ce qui demeure, pétase et caducée, une survivance. Ce clochard qui est un dieu en voyage, le dieu des voyageurs le sait. Et c’est ce que semble me dire son silence. Cela n’est pas pour déplaire à l’autre auteur, italien celui-là, des Saisons. Le Stagioni de Giuseppe Conte, je le relis souvent. Histoire d’oublier le poète rencontré à Saint-Nazaire où il était en résidence. En résidence surveillée. Surveillée par les mouettes. Elles campaient sur son balcon et il leur jetait, comme d’autres jettent des miettes aux pigeons, des regards terrifiés. Il les regardait comme des pigeons. Comme des rats munis d’ailes et dont l’unique souci était d’occuper son appartement. En attendant ils occupaient son esprit et il vivait retranché dans une sorte de thébaïde. A l’abri des vitres qu’il gardait fermées. Et rien pour rompre le siège (Antoine Volodine n’avait pas écrit Des anges mineurs), pas même un curry d’agneau qui fût de mouettes crevées et qui pût, le rire aidant, desserrer un peu l’étreinte.

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Je relis Le Stagioni et j’entre, non pas dans une librairie, mais dans un autre temps. En ce temps-là (in illo tempore, pour parler comme L’Apocryphe), je lis Pinget. Kafka. Charles D’Ambrosio. Je lis Georges Didi-Huberman. Je le suis dans les passages parisiens où il suit Walter Benjamin, je trouve à la caissière du magasin une ressemblance frappante avec Danaé. Elle me frappe comme on le raconte des héros, comme Hölderlin foudroyé par Apollon sur le chemin du retour de Bordeaux. Je ne me voyais donc pas ramener ma lessive, ramener la conversation à ce niveau en conseillant à ce pauvre homme qui était un dieu, un dieu en voyage, le messager des dieux en personne la lessive du Gascon (qui consistait selon ma grand-mère, et il n’est pas nécessaire de préciser que c’était pour elle paresse crasse, bien dans la manière de ces gens du Sud qui parlent tandis que l’autre partie de la France travaille, qui consistait, disait-elle, à simplement retourner les draps).


Le Siège de la Rochelle

Je réiterai ma question. Maurice Pons, hélas, loin de l’éloigner, le replongeait, et durablement, dans le brouillard. Dans ce brouillard qui fait ressembler les métaphysiciens aux bécasses. Et qui me faisait à moi, client de la librairie et remplaçant le libraire parti nous chercher deux cafés à la Guignette, une tête de philosophe. « Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps. C’est sa saison » ajoutai-je pour briser le silence qui à son tour s’installait, citant, cette fois entre guillemets, le Diderot des lettres à Sophie Volland. Mais l’autre, sans doute pour me rappeler que la lettre est conversation avec l’absent, continuait à se taire. Come saranno al largo le stagioni ? lui demandai-je sans plus de chance. Visiblement il n’entendait rien à la langue de Dante. De Giuseppe Conte. Cependant il le savait, lui qui avait couru les mers pour chercher son île. Et qui avait fini par trouver l’endroit où laver son linge. Il savait à qui il parlait, à quel marchand des quatre-saisons – ce que je rêvais d’être dans les Vosges et dans mon enfance, un rêve qu’attisaient jaunirés et brimbelles, les girolles alanguies sur leur lit de fougère et des myrtilles qui feraient joliment oublier l’encre des pensums. Il savait tout cela et il lâcha cette phrase : « Il n’y a plus de saisons. » Je crus, parce qu’on était à La Rochelle, pas très loin de Chez Fred (d’ailleurs le patron des Saisons donne lui aussi le plat du jour, il affiche le menu dans la rue, ou plutôt l’écrit à la craie sur son petit tableau noir), je crus et je veux toujours croire qu’il faisait allusion à ces huîtres dites des quatre saisons, pour ne pas les appeler triploïdes, pour tenter de faire oublier qu’elles sont des chimères génétiquement modifiées dotées de trois paires de chromosomes au lieu de deux. Ce qui les rend presque stériles donc non laiteuses. Et explique qu’elles grossissent plus et plus vite.

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LUCIOLES - Vienne France 2 - Flash spécial du 5 octobre 2007 – 22h45 « L’émotion est grande dans cette paisible ville de Vienne, Isère, à deux pas de Lyon. Depuis quelques jours, la place du Palais où se situe la désormais célèbre librairie Lucioles est devenue le théâtre de l’une des plus grandes affaires crimino-littéraires de tous les temps. Tandis que les journalistes affluent, une foule de sympathisants se relayent nuit et jour devant les vitrines de la boutique aux cris de “ la littérature n’est pas une marchandise ”! Des grèves spontanées de non-lecture ont éclaté : ainsi, un petit groupe s’est lancé dans la lecture intégrale et continue de à la recherche du temps perdu en signe de solidarité avec celui que les médias présentent maintenant comme “ Le Libraire ”. Qui se cache derrière ce surnom ? Après trente ans d’amour des livres, de lutte pour la librairie indépendante, de rencontres avec auteurs, éditeurs et lecteurs, de passion de la découverte et du partage, connaissons-nous véritablement “ Le Librairie ” ? Autant de questions qui aujourd’hui nous apparaissent sans réponse. Rejoignons tout de suite notre envoyé spécial en direct de la librairie Lucioles : – Jacques A. Bertrand, vous nous entendez ? – Oui, je me trouve actuellement dans le rayon poésie… – Bien, Jacques A. Bertrand, c’est à vous ! »

La cavale du Libraire JACQUES A. BERTRAND Né en 1946 à Annonay (l’aérostat des frères Montgolfier et le papier Canson), Jacques A. Bertrand vit tantôt à Paris, tantôt dans l’Ardèche. À la classique question du parcours dans la vie, il répond, un sourire malicieux que dissimule à peine une moustache poivre et sel : « À l’âge de dix ans et demi, très précisément, je découvrais – après avoir décrit sur un cahier d’écolier l’opération que je venais de subir (genou gauche) – que la vie paraissait beaucoup plus intéressante et drôle a posteriori... Une intervention chirurgicale bien racontée, en effet, pouvait toucher et faire rire un entourage que l’événement en lui-même n’avait guère ému. Il ne m’en fallut pas davantage pour décider sur le champ que je serais poète, nouvelliste, romancier, chroniqueur – écrivain en tout cas. Une activité poétique intense me laissa à peine le loisir de passer le bac (philo), et, une fois sur l’autre rive, je résolus, pour parfaire ma formation à la manière du Don Pedro d’Alfaroubeira d’Apollinaire, de “connaître le monde et de l’admirer”. Je fus journaliste professionnel (dans les conditions définies par la loi) pendant une douzaine d’années. Après quoi, estimant mon apprentissage accompli, je me suis employé à publier des livres “intéressants et instructifs” d’où la drôlerie n’est sans doute pas tout à fait exclue, s’il est vrai que (Alphonse Allais l’assurait) “rien n’est plus drôle que les choses”. »

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Jacques A. Bertrand

Bibliographie :

J’aime pas les autres, Julliard, 2007, Paris Tristesse de la Balance : Et autres signes, Julliard, 2007, Paris La Course du chevau-léger, Julliard, 2006, Paris Les pas de loup, Julliard, 1995, Paris

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La cavale du Libraire

La cavale du Libraire

Michel Michalon, dit Le Libraire, activement recherché par toutes les polices, poursuit sa course sanglante Le dernier carnage de la bibliothèque François-Mitterrand – onze morts par livres piégés – a particulièrement ému les Parisiens qui se sont rassemblés hier soir devant la préfecture de police au cri de : « Livrez-nous le Libraire ! ». Mais le rat des bibliothèques et des librairies, enragé, court toujours. On croit le tenir à la Fnac de Marseille, il tue au Salon du livre de Perpignan. Bien que les Français lisent peu, c’est une frange importante de la population alphabétisée qui tremble et s’évertue désormais à dissimuler ses lectures. Déjà, la plupart des étagères de W-C. – qui sont les principaux cabinets de lecture de nos compatriotes – ont été vidées de tout opuscule au profit des collections de calendriers des postes consacrées à la gloire des animaux domestiques et des oiseaux de volière. La terre de la plupart des jardinets de pavillons de banlieue paraît avoir été fraîchement retournée : on y a enterré à la hâte, sous les rosiers et les rhododendrons, pêle-mêle, les bouquins d’Alexandre Jardin (Ô destinée !), Paulo Coelho, Barbara Cartland, Marc Lévy, Smith (sans Wesson), Dan Brown, et les succès saisonniers que le calendrier électoral offre aux amateurs d’autoglorification, voire d’autofiction. Parfois même, un Sollers ou un Modiano, achetés par erreur dans un vide-grenier, se retrouvent dans la fosse commune… C’est que le Libraire s’en prend tout spécialement aux lecteurs de best sellers. On ne compte plus les ferventes (au grand cœur) de Cartland, les apôtres de Lévy ou les nains fanatiques de Jardin estourbis à coup de Robert culturel (quatre volumes) ou éventrés par le moyen d’un coupe-papier publicitaire de France Loisirs.

Aux dires de sa famille, en rupture de ban, et de ses anciens amis, Michel Michalon n’a pas toujours été ce personnage sanguinaire tout droit sorti d’une Bibliothèque Rouge. Animateur consciencieux d’un commerce aux confins de l’apostolat, amoureux transi de la littérature avec un grand L, le Libraire s’est d’abord épuisé, pendant une trentaine d’années, à tenter d’orienter les lectures de clients sectateurs du Temple des Vingt Meilleures Ventes du Septième Jour. Porté par une révolte sourde contre ces lecteurs aveuglés, il en vint à vider sa librairie de toute littérature digne de nom. Par un système de vases non communicants, le magasin se vida tandis que son appartement prit des allures de bibliothèque totale. Les murs, les meubles, les rebords de fenêtres, jusqu’au four de la gazinière, tout fut bientôt submergé par les livres d’auteurs pourtant peu suspects de cuisine. Conrad, Stevenson, Vargas Llosa, Calvino, Stendhal, Murakami, Boulgakov, Kafka, Banks, Aymé, Harrison, Pirotte, Baudelaire et tant d’autres… (Le nombre de bons écrivains recensés par les libraires est proprement vertigineux.) La clientèle de la boutique – maintenant dévolue aux seuls gros tirages – augmenta rapidement de façon spectaculaire. Avant de commencer à se réduire d’étrange manière. Michel Michalon avait en effet entamé sa sinistre besogne : à l’ombre des piles de Da Vinci code, il assommait, étranglait, étouffait, poignardait ces lecteurs trop lisibles qui l’avaient poussé au désespoir. Il entassait les cadavres dans l’arrière-boutique sous des cartons d’invendus. Dénoncé par une lectrice d’Agatha Christie, le Libraire dut prendre la fuite et, dopé par la haine à défaut d’EPO, entreprit son dramatique Tour de France. Les spécialistes des meurtres en série et de la littérature de gare lui imputent à ce jour plusieurs centaines d’assassinats. Le président Sarkozy vient de décréter qu’un pourcentage du prix unique du livre sera désormais affecté à la création d’une police des librairies. À l’issue de son discours de réception à l’Académie française (éloge de Lacenaire), Bernard Pivot, interrogé par l’un de nos confrères, a déclaré avoir toujours pensé que l’enfer était pavé de bonne littérature.

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VOIX AU CHAPITRE - Saint-Nazaire Bien que cabotant depuis 14 ans dans la ville portuaire de Saint Nazaire, Voix au chapitre s’efforce de ne pas mener ses clients en bateau, et de servir de phare pour leur éviter de s’engluer dans la vase de la profusion éditoriale.

Le Métier de lire ~

Patrick Deville

PATRICK DEVILLE Bien qu’ayant connu La tentation des armes à feu, Patrick Deville peut se vanter d’une indéniable Pura Vida puisqu’il est, outre l’auteur de cinq autres romans (chez Minuit), le directeur de la Maison des Écrivains Étrangers et Traducteurs de Saint Nazaire (MEET) qui, comme son nom l’indique, provoque bien des rencontres entre amoureux des livres. Bibliographie :

La Tentation des armes à feu, Seuil, 2006, Paris Pura Vida. Vie et mort de William Walker, Seuil, 2004, Paris Ces deux-là, Minuit, 2000, Paris

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Le Métier de lire

Le Métier de lire

La plupart des bibliothèques personnelles me fascinent. Quand les librairies souvent me déconcertent. Sans doute parce que j’y croise encore parfois ce petit jeune homme glissant le long des rayonnages, la tête versée sur l’épaule gauche, constatant à la lecture des titres sur les dos tout ce qu’il ignore. Cette immense entreprise à laquelle trois vies ne suffiraient pas. La vanité ou l’inconscience qu’il faudrait pour ajouter à tout cela quinze centimètres de dos. Consacrer sa vie à ça. C’était alors la librairie Beaufreton du passage Pommeraye, à Nantes. Ce désarroi me saisit encore certains soirs à Paris, dans les deux librairies de ce quartier ouvertes tard, où j’achète des livres dont, la plupart du temps, je n’ai jamais entendu parler. Comme des cadeaux. Pour un titre. Que je feuillette dans un bar. Offre parfois la nuit même. Ces nuits où l’on se demande si. Ou alors écrire encore un roman. Ce qui fait mal plus longtemps.

retours, du fonds et des cartons. De la grande cavalerie. Des services de presse épuisant la moitié d’un tirage. Des loyers dans le centre. Je connais un peu le rendement du mètre carré de poésie bilingue. La librairie indépendante est un oxymore économique. Dont acte. Qu’il ne soit plus question d’argent entre nous.

Ces nuits-là, autant débarquer chez des amis, gagner dès l’entrée la bibliothèque. Surtout les piles et les éparpillés. J’ouvre des livres. Qu’ils aient été choisis et lus déjà. Je dois à ces expériences des rencontres curieuses. Des livres nous attendent, qui ont été écrits pour nous et traînent sur un fauteuil ou un frigo. La lecture dépend toujours du lieu et du moment. C’est insupportable. Les livres ne sont jamais définitifs. Écrits à moitié. Pure potentialité. Deux lecteurs ne lisent jamais vraiment le même livre. Le même lecteur non plus à deux mois d’intervalle. On pense à Virginia Woolf, écrivant que noter nos impressions sur Hamlet après une relecture annuelle reviendrait à rédiger notre autobiographie. On ne lit jamais ce que l’auteur a écrit sur ces pages mais ce qu’on aimerait y découvrir de soi. Comment faire de ce très saint mystère un commerce ?

À Voix au Chapitre, je veille à ce que mon compte d’avance soit toujours créditeur. Ensuite je téléphone à Gérard. Lui demande de l’aide et des conseils. Chaque fois qu’à la lecture d’une critique ou d’une bibliographie, à la table ou dans un train, l’idée ou la nécessité impérieuse me viennent d’ouvrir ce livre. Elles passent vite. Il faut appeler aussitôt. Parfois l’œuvre intégrale d’un auteur, dont on se dit qu’il faut tout reprendre au début. On ne devrait jamais lire que des œuvres intégrales, et dans l’ordre chronologique. Attendre la dernière phrase. Peut être aussi ne devrait-on publier que des œuvres posthumes. Une fois ou deux par mois, je vais lire les titres exposés dans sa vitrine. Je pousse la porte, feuillette sur la table d’entrée, sur la suivante la littérature traduite, et dessous, à la verticale, les petites merveilles des éditions rares. Il faut se mettre à genoux. Gérard dépose sur le bureau une pile dont j’ai oublié la moitié des titres. J’en ajoute un ou deux au sommet. Puis je longe la grande table des ouvrages politiques (c’est Saint-Nazaire), sur le mur de gauche l’histoire et les revues, sur celui de droite le petit rayonnage des érotiques. Entre les deux, un couloir obscur mène à la salle Louis-Scutenaire, auteur obscur.

Qu’il y ait encore des librairies, des lecteurs, tout cela me semble magique. Rétif à tout calcul. Qu’un livre se vende à cinquante-deux exemplaires dans l’année, aussitôt je vois ce lecteur, ou cette lectrice, chaque semaine, lisant la quatrième et se dirigeant vers la caisse, un sourire aux lèvres, ou les sourcils froncés. Cinquante-deux miracles. Je connais aussi, à l’inverse, cette folie du vase clos qui menace. Le déferlement. Chaque semaine dans la boîte de quoi lire pendant deux mois. Je n’ignore pas non plus le problème de l’office et des

Il y a là un petit comptoir en bois. Surgit parfois le Tariquet. Nous parlons des livres. Du programme de la salle. Nous avons créé ensemble une association de conspirateurs, L’Écrit parle. Des écrivains sont convoqués pour lire dans cette salle des conjurés. Interrogés toute la nuit. Certains sont fusillés à l’aube sur la plage. Gérard organise aussi des soirées dans un bistrot, où chacun peut venir, une fois par mois, présenter quelques pages d’un livre qu’il choisit. J’envisage de lire un peu Pavese. Le Métier de vivre. Ça n’est pas un très bon coup pour un libraire, Pavese. Tout est en poche. Il y a cependant de quoi bouleverser une vie. Autant dire qu’il me semble avoir trouvé ici, à mon usage personnel, une librairie qui est à la fois la bibliothèque de quelques amis nazairiens.

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LA LIBRAIRIE - Angers Depuis cinq ans La librairie tient le pari de sa création : indépendante dans le choix de son fonds, elle défend les auteurs, dialogue avec ses lecteurs, favorise les échanges grâce aux apartés, programmations et rencontres littéraires sur différents lieux de la ville. Chaleureuse, métisse, curieuse, la librairie, poursuit son œuvre d’alchimie, persuadée, à juste titre, qu’un texte vivant est un texte passeur.

La démangeaison ~

Antoinette Bois de Chesne

ANTOINETTE BOIS DE CHESNE Lectrice avant tout, vertige à lire et à entendre ce que les textes tissés disent et racontent alors, atelier d’écriture, animer et tendre l’arc de l’écoute pour accueillir l’insu d’un texte né sur la table, à l’instant, et alors, aussi, bien sûr, organiser des rencontres d’auteurs pour ouvrir encore les textes entre ceux qui les lisent et ceux qui les écrivent, et rien, si ce n’est parfois, écrire, avec dans l’œil l’éblouissement de l’horizon qui se découpe au bout, arc de mer obombrant les pages noircies du carnet puis des textes qui se hissent au bord des pages.

Harfand, revue de littératures, a publié trois de ses nouvelles (n° 26, 29 et 30)

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La démangeaison

Tu crois rêver le livre, tu es rêvé par lui Edmond Jabès

Comment c’était, vous me demandez sans cesse de raconter, raconter quoi ? et raconter comment et de quoi à dire ce qui a eu lieu, tout est dedans agglutiné, tassé, serré, tout est dans le cri, ça crie encore, une écorchée comme si la peau lui était retirée en même temps qu’elle hurlait droite sous le ciel, sur la rue, devant la vitrine, tout est tenu à l’intérieur, par quel bout je peux l’attraper, comment voulez-vous ? Vous dire comme ça me vient, comme ça me revient ? de là-bas à maintenant, si je retourne dans cet après midi, si je reviens, là, sur le trottoir, à la terrasse, là, alors, la première chose c’est une tasse, éclats marrons au ventre blanc, juste après la chute, morceaux de tasse brisée sur le noir de la route, une route qui sent encore le goudron frais, passé la semaine précédente, le son net et mat de la tasse qui s’ouvre à terre, éclate comme un fruit mûr, la soucoupe est juste fêlée, bizarrement, on dirait une comète attrapée par le noir, une comète et sa chevelure de poussière d’étoiles, dans un ciel de nuit noire, la première chose c’est la tasse, la deuxième chose c’est un tabouret, le tabouret rangé près d’une caisse, une espèce de courte échelle pour atteindre les livres les plus hauts, un tabouret recouvert de plastique noir qui forme des aspérités sous la fesse, sous la fesse pour peu qu’on porte un tissus léger ça vous laisse des petites marques rouges, comme des piqûres de puce, régulières et circulaires, mais ça ne pique pas, ça démange ailleurs, ça fourmille entre les doigts, dans la paume, sur la pulpe qui a caressé-tenu les pages, juste là oui, une main qui tient un livre ouvert, un équilibre délicat, souplesse du poignet, position des doigts répartis entre la couverture et sur les pages maintenues ouvertes, une précision qu’on ne voit qu’aux utilisateurs des baguettes chinoises, la première chose, la tasse, la deuxième le tabouret, la troisième, la chaleur, chaud comme il ne devrait pas faire, à peine avril, vous y croyez, vous qu’il puisse faire une telle température ? en avril ne te découvre pas d’un fil, mais bien obligé ce jour là,

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La démangeaison

la rue ondulait, les visages étaient roses tendance rouge, trop de vêtements, les surpris des matins frisquets rattrapés sous leurs pulls par la verticale du soleil, elle aussi oui, bien sûr, elle aussi avec ses manches longues, son chemisier clair sur la longue jupe, elle aussi mais pas plus que d’autres, non pas plus, rien à voir et rien à dire, d’ailleurs je n’avais rien dit, rien, pourquoi ? on se fait tous surprendre un jour de cette façon-là, trop ou pas assez, c’est inconfortable mais rien de dramatique, la terrasse, un peu d’ombre, je soufflais, en congés, je ne faisais rien, juste là, un livre entre les mains, un livre qui venait d’en face, la première chose c’est la tasse, la deuxième, un tabouret, la troisième la chaleur, la quatrième, oui, les livres, d’accord, vous voulez que je vous parle des livres, des livres dans la librairie, depuis dehors, à travers la vitrine, ils sont partout, jusqu’au plafond, sur les tables en piles, tête-bêche, toujours un titre lisible même en tournant autour ; au fond, une latte de plancher grince près des livres de voyage, des chaises aussi, plus confortables que le tabouret, autour d’une table mais ronde celle-ci, une qui parle de thé et de pluie et de temps et du silence ponctué par le carillon, ça sort, ça entre ou ça sursaute surpris par le déclenchement du carillon alors qu’on est dedans, dedans et qu’on ne va pas sortir de sitôt, – on pense toujours qu’on tombe sur un livre, à dire vrai, ce sont eux qui vous trouvent, vous saisissent et vous emportent quoiqu’on s’en défende – alors ça sursaute comme pris la main dans le sac, on ne s’y attend pas, ça reflue, on quitte la zone du plancher où le carillon s’est déclenché, on s’en tient éloigné, on verra ça plus tard, quand il faudra sortir, tant qu’on y est, on y reste, à l’abri, j’étais passé voir, au cas où, j’étais passé voir, oui, pourquoi je nierais ? avant, avant la terrasse, assis sur le tabouret, j’étais resté un peu, elle était en retard mais elle l’est toujours, vous savez ? La première chose la tasse, la deuxième, le tabouret, la troisième, une chaleur à ne pas croire, la quatrième, les livres, la cinquième, la fenêtre poussée dans la vitrine par un grand livre ouvert en pleine page, un peintre et un auteur, morts, une fenêtre qui respire, la cerise sur le gâteau, un œil qui vous considère, vous jauge quand on se penche vers lui, d’abord gêné par le reflet du corps sur la vitre, un reflet où s’imbriquent les autres titres présentés, un instant avant que l’œil ne

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La démangeaison

La démangeaison

s’ajuste on se penche et on devient un mille-feuilles de livres et de couvertures, on porte le flamboiement d’un costume d’Arlequin, un costume magnifique, et puis le regard se centre, finit sa mise au point sur le livre et le costume retourne derrière la vitre, redevient une cour respectueuse autour du livre grand format, édition de luxe, ou réédition, un trésor de bibliophile rendu disponible au grand public qui rayonne là, sûr de lui, ces deux pages couleurs et lettres mêlées, qu’on ne peut pas ne pas voir, qui exigent d’être vues, au milieu de la vitrine, toute cette transparence ouverte sur la devanture, des livres comme des gâteaux, des livres comme un délicat entassement de tuiles au chocolat, toute la vitrine qui se tend sur la rue, qui harponne, retient, un détail vu du coin de l’œil qui attrape, ramène à lui, un titre, une couleur, une collection, et cet ouvrage de grand format qui m’a retenu sans que j’en remarque l’ironie, sans que je fasse le lien, sans que j’y pense, sans que je comprenne que forcément, elle, elle le verrait et que forcément, elle, elle ne pourrait plus bouger, mais on ne pense pas toujours à tout, n’est-ce pas ? La première chose, une tasse, la deuxième, un tabouret, la troisième, la chaleur, la quatrième les livres, la cinquième, la vitrine, la sixième chose c’est quand je la vois, trop tard, déjà arrêtée face à la vitrine, déjà saisie, déjà bien trop immobile, cet arrêt total, suspect, le signe qu’on voudrait ne pas voir, le signe qui signale que quelque chose est en cours, déjà en cours et que moi, de l’autre côté de la rue, trop loin, même si je me lève vite, trop vite et que je bouscule la table et que la tasse tombe et se brise, c’est déjà trop tard, ça va plus vite qu’on ne pense, on s’illusionne, vous savez, on pense que non, jour après jour, les symptômes sont d’abord anodins, quoi de plus, elle aime les livres, je l’avais vue avant de la rencontrer, avant qu’elle ne me voit, je l’avais vue soupeser, trier, chercher, empiler, ouvrir, repousser des livres, elle avait cette tenue du corps, cette soudaine légèreté de ceux qui passent ailleurs, auprès des mots, de ceux qui traversent et s’éloignent tout en restant là, elle était entre deux rives, entre deux pages, entre deux titres, même dans l’amour après, ensuite, plus tard, même dans l’amour j’avais parfois le surprenant sentiment de la sentir bruisser sous moi, comme si tous les mots qu’elle avait lus avaient fait germer des pages

sous sa peau, comme si sa chair s’était recomposée, une peau de couverture, une peau pour protéger le dedans, pour retenir les mots avalés, pour les retenir et puis quand c’est devenu trop – mais comment savoir ça, quand ça devient trop, on se fait surprendre, comme par la chaleur, comme par le bruit d’une tasse qui se casse, avant d’être inhabituel c’est dans les jours, dans l’enfilement des jours, une démangeaison, une traînée de boutons rouges, le trajet d’une puce qui se serait exclusivement attaquée à sa main droite, grimpant à l’assaut depuis le poignet jusqu’aux phalanges de l’index et du majeur puis s’élançant pour aller couronner le pouce d’un flamboiement serré, une irritation, on pense aux premiers signes mais ensuite il y a cet incessante lecture, trouver un autre livre, vite, ses échappées hors de la maison, à n’importe quelle heure aussi absurde que cela paraisse, comment trouver une librairie ouverte la nuit ? ici, déjà Jo, la libraire, l’avait surprise à l’attendre devant la porte close, comment aurait-elle pu savoir que c’est toute la nuit, tout au long de la nuit qu’elle avait rôdé, tenue en veille par la démangeaison, par la nécessité à en avoir un autre, et vite, puis elle ne s’est plus fait surprendre, elle a pensé réserve et stratégie, elle les cachait partout pour tenter d’oublier où il en restait, pour pouvoir tomber dessus quand la pile en évidence était finie, retrouver un livre dans un recoin signalait la fin de sa réserve, alors moi, j’avais tenté de freiner son appétit, de la distraire de cette idée fixe, j’agitais des projets devant elle comme un éventail, comme si son air léger et frais allait pouvoir l’extraire de cette emprise et il y avait des paliers, des moments où elle était presque comme avant, presque, elle redevenait juste cette lectrice au corps gracile penché sur un livre dont le regard est un peu flou en sortant de la page mais qui est capable de vous voir, de vous reconnaître, j’avais pensé ça, aller boire un verre, lui donner rendez-vous, l’obliger à sortir, et elle était là, signe qu’elle avait tenté de passer outre à ce qui lui rongeait incessamment les entrailles, à ce qui réclamait son dû, cette faim dévorante et les deux pleines pages ouvertes du livre grand format, passion de bibliophile diffusée à l’encan de la vulgate, cet auteur du Nord où il fait si froid, le froid règne dans le livre, c’est drôle non alors qu’il faisait si chaud, si diablement chaud que même le goudron frais avait tendance à retourner à son gluant de pause, encore un peu plus et les morceaux de tasse seraient restés collés, et

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La démangeaison

même de bruit il n’y en aurait pas eu, mais, elle, alors, figée, extraite de la rue, extraite de l’arrière-plan un peu flou que ma lecture avait jeté sur la rue – oui je lisais, bien sûr que je lisais à la terrasse, je vous l’ai dit, j’avais un creux, un temps, je l’attendais, pourquoi ne pas lire ? elle droite et tendue, elle, ses yeux fixes lui faisant un visage de pierre qui pourtant, étrangement, continuait à se tendre par dessous l’os, il n’y avait plus que son visage, même pas un visage, une tête détachée du tronc, détachée du contexte de la rue, cette tête seule était pur effroi, j’étais debout déjà quand elle a ouvert la bouche et s’est mise à crier, à hurler devant le livre de Knut Hamsum, à hurler à la mort devant La Faim qui s’exposait en vitrine par cet après-midi beaucoup trop chaude d’avril, sa bouche s’est ouverte sous le hurlement, sa tête a basculé vers le ciel, le corps n’a pas bougé, il a tenu la plainte jusqu’au bout, un bref instant tandis que j’avançais, englué dans le goudron, dans le sirop de cette canicule anormale, elle et lui face à face, le dessin de Munch passé de l’autre côté de la vitrine, le dessin du cri incarné sur le trottoir, une tête, un corps droit et une bouche ouverte sous l’effroi, elle comprenait vous savez, elle était en train de comprendre qu’elle l’avait, que la maladie c’était ça, cette faim qui la tenaillait, que c’était cette infection qui creusait en elle ses galeries, toutes les pages lues en appelant d’autres, encore et encore, la bibliophagie qui se termine dans les rares cas étudiés avec le cri, le cri, comme si tout les mots lus sortaient d’un seul coup du ventre, tressés, écrasés dans le cri, réduis en bouillie de sons, puis le corps a plié, s’est effondré, et elle, la lectrice femme-statue, mon amour, folle peut-être, couchée sur le goudron avec le sursaut de la rue tout entière se repliant sur elle.

A. Bois de Chesne 24 juin 2007

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MILLEPAGES - Vincennes La librairie Millepages a été fondée par Francis Geffard en 1980. Généraliste mais littéraire, elle s’est amplement ouverte aux spécialités jeunesse, bande-dessinée, et depuis peu aux disques et au rayon arts de vivre. Aujourd’hui, trois librairies et seize libraires vous accueillent, vous conseillent, vous chouchoutent au rythme chaloupé si propre à cette bonne ville de Vincennes dans le Val-de-Marne. Nous avons choisi l’ami Gunzig parmi la foule d’écrivains qui se pressaient devant nous pour être choisis parce qu’il chantait faux « La Madelon » en verlan, ce qui est vachement dur.

Mon libraire est un con THOMAS GUNZIG

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Thomas Gunzig

Thomas s’appelle Gunzig, il est né à Bruxelles en 1970, et comme si ce n’était pas suffisant, il est bourré de talent. Des nouvelles – citons par exemple À part moi, personne n’est mort (Castor Astral), ou encore Le Plus Petit Zoo du monde (Au Diable Vauvert) –, au roman, tel que le très contemporain Kuru, il fait œuvre de visionnaire un rien désabusé. Il peut aussi trouver des versets sataniques en lisant Marie-Claire à l’envers. Ce n’est pas pour rien qu’il a élu domicile d’écrivain dans la belle maison de Marion Mazauric : Au Diable Vauvert. Il publie ces jours-ci, 10 000 litres d’horreur pure, une modeste (pas tant que ça) contribution à une sous-culture qui fit les délices de notre adolescence boutonneuse : les films d’horreur. Il nous fait rigoler. On l’aime, un point c’est tout. Bibliographie :

10 000 litres d’horreur pure : modeste contribution à une sous-culture, Au Diable Vauvert, 2007, Paris À part moi personne n’est mort, Le castor Astral, 2007, Paris Kuru, Au Diable Vauvert, 2005, Paris 71


Mon libraire est un con

Mon libraire est un con

Avant de faire des livres et que ça me permette presque de vivre proprement, j’étais libraire. Avant d’être libraire, j’étudiais pour devenir ambassadeur et avoir une Mazeratti Quattroporte de fonction. Avant ça, j’étais jeune et je voulais faire de la biologie moléculaire pour créer une race de mouches mutantes et devenir le maître du monde. Enfin bref, j’ai été libraire. Pendant dix ans. Déjà avant ça, j’aimais pas spécialement les livres. J’aimais bien les histoires, mais je n’aimais pas les livres. Et les librairies m’apparaissaient comme d’étranges labyrinthes neurasthéniques où travaillaient des gens au psychisme fragile. Après dix ans de librairie, j’ai pu tirer la conclusion que je ne me trompais pas. Le libraire va souvent mal. Je ne parle pas de son commerce, qui va souvent mal aussi, je parle de son esprit. Faites une expérience : prenez un jeune qui vient de terminer ses études. Le jeune plein d’illusions qui croit que l’art peut sauver le monde, que la littérature est autre chose qu’une gigantesque arnaque élaborée pour faire croire à l’être humain qu’il a plus de valeur que les eucaryotes du Protérozoïque. Et à ce jeune, donnez-lui un travail : libraire. Pendant dix années payez-le mal. Rechignez pour ses congés. Faites-le déjeuner dans une réserve à vieux cartons. Faites-le ranger les milliards d’offices de septembre. Faites-lui faire les retours. Et surtout, faites-lui rencontrer des écrivains... C’est en rencontrant des écrivains que le libraire apprendra à vraiment détester son métier, tous les libraires savent qu’il y a plusieurs sortes d’écrivains : – L’écrivain copain : dès qu’il arrive, il dit bonjour à tout le monde et raconte des choses amusantes. Souvent, il fait mine d’ignorer l’étudiant qui travaille à la caisse. – L’écrivain timide : souvent auteur d’un premier roman. Il vient voir si on l’a bien reçu, mais il n’ose pas demander alors il le cherche. Souvent au mauvais endroit. Quelquefois, il le change de place ou il le remet sur une table s’il était déjà en rayon.

– L’écrivain qui appelle la responsable par son prénom : et ça énerve la responsable parce que la responsable ne l’aime pas. – L’écrivain qui demande systématiquement ses 15 % de ristourne à la caisse : c’est souvent le même qui appelle la responsable par son prénom. – L’écrivain qu’on ne reconnaît jamais : c’est souvent l’écrivain qui aurait voulu qu’on le reconnaisse. Il sort en hochant la tête sur la misère de la librairie et se souvient qu’un jour, on l’a reconnu à la Fnac. – L’écrivain qui veut être en vitrine : et qui ne comprend pas, voire qui est sincèrement choqué de ne pas y être. Qui croit à un complot ourdi contre lui, qui se demande pourquoi on cherche à lui nuire, qui trouve ça scandaleux. Il sort en hochant la tête sur la misère de la librairie et se souvient qu’un jour, on l’a mis en vitrine au Loir qui Bouquine, une librairie de la Haute-Vienne. – L’écrivain qui veut qu’une pile de ses livres soit à la caisse : et qui justifie sa demande en détaillant une théorie marketing assez compliquée dans laquelle il en va surtout de l’intérêt du libraire. – L’écrivain qui méprise le petit personnel : après son passage, il arrive qu’on retire son livre de la vitrine. – L’écrivain qui veut qu’on lui organise une soirée : une soirée avec du champagne et des pains-surprises et pour laquelle l’étudiant de la caisse aura passé trois samedi à envoyer des invitations. C’est le genre de soirée que l’écrivain pourrait faire chez lui car la plupart du temps, le public se résume à des amis qu’il a vus la veille autour d’une fondue. La seule différence, c’est que cette fois-ci il y a un animateur qui pose des questions. – L’écrivain bavard à la caisse : il s’agit souvent de l’écrivain timide dans un stade ultérieur de son évolution. Il passe souvent le samedi après‑midi. – L’écrivain qui croit qu’on l’aime bien : souvent celui qui veut qu’on lui organise une soirée. – L’écrivain qui croit qu’on ne l’aime pas : il lui arrive d’avoir raison. Mais, de toutes ces catégories, il en est deux, particulièrement redoutables : – La femme de l’écrivain : qui peut devenir violente si le livre de son mari n’est pas en stock. – La mère de l’écrivain : qui peut devenir violente si le livre de son fils n’est pas en stock.

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Mon libraire est un con

Retrouvez votre jeune dix ans plus tard. Avec le temps, il aura compris : être libraire est un métier aussi malsain que colleur de semelles pour Shoe Post dans un atelier indien. Les auteurs sont des enfoirés ou des losers. Il y a une parenté entre le livre et la métastase. Il vaut mieux faire trader dans une grosse boîte, passer ses vacances à Courchevel, boire des Woo Woo au Stanley’s Bar et, si c’est possible, sauter sans amour des grandes blondes, que d’essayer de trouver des réponses improbables à des questions qui n’existent pas. En tout cas, il saura qu’à la fin de l’histoire, le résultat est le même.

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QUAI DES BRUMES - Strasbourg La librairie Quai des Brumes a été créee au printemps 1984 par Francis et Sylvie Bernabé. Presque vingt-cinq ans plus tard, elle prospère dans la bonne humeur et grâce au travail acharné des heureux fondateurs et des libraires qui s’y sont succédés. Littératures française et traduites, philosophie, psychanalyse, romans policiers, livres d’art et littérature pour la jeunesse sont les piliers de cette maison de qualité.

Bon qu’à ça PHILIPPE FUSARO Est libraire Est écrivain Est élégant (même en baskets) Aime la photo, la boxe et les pâtes A travaillé huit ans à la librairie Quai des Brumes « parce que c’était lui, parce que c’était nous » Ecrit des romans remarqués Dévore les livres, tous les livres (même en baskets) Aime l’Italie, Patty Bravo et le rock’n roll A le verbe fleuri Raconte des blagues qui nous font hurler de rire Est un bourreau de travail (même en baskets) Jure en italien Nous manque terriblement (Philippe, reviens…)

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Philippe Fusaro

Bibliographie :

Palermo solo, La Fosse aux ours, 2007, Paris Portrait de moi avec femme, enfant et personne d’autre, La Fosse aux ours, 2007, Paris Le Colosse d’argile, la Fosse aux ours, 2004, Paris (Folio, 2006)

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Bon qu’à ça

Bon qu’à ça

Dans la librairie Quai des Brumes, j’ai été d’abord un lecteur. J’habitais à deux rues d’elle. Je traversais une passerelle au-dessus de l’Ill, l’affluent du Rhin qui dessine le cœur historique de Strasbourg, et j’arrivais droit devant la porte d’entrée. Le soir, en promenant le chien, je passais immanquablement devant la vitrine éclairée jusque tard et je rêvais de lire des livres que j’avais l’impression de ne voir nulle part ailleurs.

Dans la librairie, je suis le passeur qu’on m’a appris à être et que je voulais devenir. Hors de la librairie, je suis l’écrivain que je tente d’être. Dans la librairie, je peux sembler sûr des livres que je défends, de mon goût, de ce que j’entends revendiquer à travers eux. Hors de la libraire, je suis seul avec mes rêves, mes trucs à dire et je doute et je peine à formuler ce pour quoi je suis fait : écrire des livres.

Lorsque j’étais étudiant en maîtrise, je recherchais des livres d’écrivains qui s’étaient inspirés d’œuvres d’art pour écrire des fictions. Francis, le libraire, me conseilla de lire L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet. Ce fut mon premier livre acheté chez Quai des Brumes. Le premier d’une longue série. Comme je voulais être libraire, je ne m’étais pas posé la question de savoir où je voulais apprendre ce métier, cela me semblait logique de travailler là où j’achetais mes livres, là où je discutais avec les libraires, là où je me sentais bien. Et je suis tombé en amour de Quai des Brumes. Des librairies, il y en eut d’autres. Locus Solus à Rome pendant que j’écrivais Le Colosse d’argile. La librairie alternative Ergot, à Lecce, pendant que j’écrivais Palermo Solo. La librairie des Nouveautés à Lyon. Aujourd’hui, je suis chez Passages, toujours à Lyon. Des librairies où j’ai laissé – où je laisse – un bout de moi.

Francis me dit la même chose. Quand il visite une autre ville, ce n’est pas le clocher qu’on cherche mais le libraire. Et on ne peut pas sortir du magasin sans acheter à nouveau un livre. Je me souviendrai toujours de l’émotion ressentie en ouvrant le carton de nouveautés avec mon premier livre. J’ai d’abord pensé à mon père à qui je n’avais pas osé avouer que j’écrivais. À mon père qui n’a pas eu le temps de voir où je travaillais et combien je m’épanouissais dans ce travail. La fois où je lui ai confié que je voulais être libraire, il m’a juste dit : « Toutes ces années d’études pour être vendeur ? ». Lorsqu’il nous arrivait de partir vendre des livres en dehors de la librairie, sur un salon du livre, à un colloque où même en livrant des bibliothèques avec la vieille 4L, Francis et moi, nous discutions toujours comme de vieux amis sur des sujets pas seulement professionnels et j’ai dans mes poches des réserves de conseils de vieux sage que je me garde bien au chaud et qui me serviront encore. On a surtout les pères qu’on se choisit, il me semble. Je jure que je n’ai jamais conseillé un de mes livres.

À la librairie Locus Solus, en feuilletant les livres d’occasion, j’avais découvert qu’un certain nombre d’entre eux étaient dédicacés à Pier Paolo Pasolini et provenaient donc de sa bibliothèque. C’était étrange de tenir dans les mains des livres tenus, peut-être lus, par le plus sulfureux poète romain.

La grande émotion du libraire, c’est aussi d’être présent lorsque des clients amis passent à leur tour du côté des auteurs et de les accompagner à la sortie du livre, d’avoir l’impression d’y être aussi pour quelque chose. Quand j’ai quitté Quai des Brumes et Strasbourg, ça a été aussi triste que lorsque j’ai quitté Forbach pour aller vivre à Strasbourg, la voiture de mon père

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Bon qu’à ça

bourrée à craquer des affaires d’un jeune étudiant en art et ma mère qui pleurait sur le balcon en agitant sa main, comme si je n’allais plus jamais rentrer à la maison. La vie d’un libraire, c’est une vie où l’on ne cesse jamais d’apprendre, de se former intellectuellement. Les livres nous nourrissent, les débats avec les lecteurs permettent de mieux comprendre le monde, de s’engager, d’accueillir des auteurs et développer des idées, de réfléchir collectivement. Je dois en être aujourd’hui à bac + 13 pour un salaire à faire pleurer les clients s’ils savaient combien l’on se paye peu dans la profession. Être libraire, c’est être à l’écoute des gens et, à certains moments, nous avons le sentiment d’être des psys de comptoir. Nous entendons les vies, les peines et on nous demande souvent des conseils pour aider les gens à dire leurs douleurs aux autres, nous aidons les gens à trouver des moments de répit dans leurs existences et, parfois, jusqu’au seuil de leur mort. Nous participons aux soins palliatifs. Un jour, sur un marché au livre, je vois un exemplaire de mon premier livre, emballé sous un film plastique avec une étiquette où le libraire d’occasion précise que l’édition porte une dédicace de l’auteur – et, par conséquent, il la vend plus cher. Curieux, j’ouvre le livre pour découvrir quel lecteur, voire un ami, déçu, a revendu son exemplaire. Il s’agissait d’un très bon client et ami de longue date de Quai des Brumes qui venait de mourir deux semaines plus tôt et déjà, sa famille s’était empressée de revendre sa bibliothèque.

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VENT D’OUEST - Nantes Au cœur de Nantes depuis 1980, les libraires de Vent d’ouest défendent les écrits : ceux qui donnent à penser ou à rêver. Ils ont choisi de présenter un vaste fonds en littérature et sciences humaines, qui a fait sa réputation. Ils sont aussi présents dans la cité, chaque fois que la présence du livre est nécessaire (congrès, conférences, rencontres.) Généraliste et spécialisée, exigeante tout en étant ouverte à tous les publics, la librairie cherche à satisfaire tous les désirs de lectures. Attentive aux formes les plus contemporaines de la création, elle est également présente au Lieu Unique, et y reçoit, en collaboration avec le Lieu, les voix qui comptent dans la pensée et la littérature d’aujourd’hui.

Il se passe enfin quelque chose ~

Tanguy Viel

TANGUY VIEL L’un des bonheurs du libraire est de nouer des amitiés vraies avec les auteurs de sa ville. Pour eux, la librairie est souvent « le but de promenade favori, deux ou trois fois la semaine », comme le dit Pierre Michon, visiteur chaleureux et familier qui, chez nous, se sent chez lui. Nombreux sont ceux qui ont leurs habitudes à Vent d’ouest. Philippe Forest, Jean Rouaud, Jean-Claude Pinson, Michel Luneau et tant d’autres. Parmi eux Tanguy Viel qui nous offre ce beau texte. Beauté de l’écriture, profondeur de la pensée, humour et intelligence… Il y a tout cela dans l’œuvre en devenir de Tanguy. Et c’est tout ce que nous aimons ! Bibliographie :

Insoupçonnable, Minuit, 2006, Paris L’Absolue perfection du crime, Minuit, 2001, Paris Le Black note, Minuit, 2001, Paris

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Il se passe enfin quelque chose

Il se passe enfin quelque chose

La cité idéale ne demande pas que l’art soit fait pour tous. Ses responsabilités sont de laisser la voie libre à l’artiste pour qu’il puisse déterminer si oui ou non il reste possible de situer nos amours et nos deuils de la manière dont l’art les a toujours situés. Et les responsabilités qu’elle a envers ses citoyens consistent à les libérer de sorte que chacun puisse déterminer de lui-même la pertinence, ou non, pour sa vie d’un art sérieux. Stanley Cavell

s’agit toujours en creux de conformer la vie et de se servir du langage comme du moyen de cette conformation – « d’ailleurs », entend-on sourdre derrière ces textes mielleux, « puisque je suis là, en pile dans une librairie, c’est sûrement que ma parole vaut un peu plus que la vôtre ».

Il y a quelques semaines je suis entré dans une très mauvaise librairie. C’est très difficile de dire à quoi ça tient, une mauvaise librairie, peut-être aux vestes des vendeurs, peut-être de n’y pas trouver certains titres que je voudrais voir partout, peut-être à la surprésence des livres de psychologie et de bienêtre (Vivre à cinquante ans, Etre heureux en couple, Mieux manger : autant d’infinitifs qui ont une insidieuse valeur impérative). Si j’essaie de rassembler les sentiments que j’ai éprouvés, je crois que j’ai surtout ressenti cela : que chaque livre posé là voulait m’expliquer la vie, me donner une leçon, des conseils ou des recommandations, me dire comment vivre, ou me raconter une histoire qui aurait valeur d’exemple à suivre. Même le rayon littérature avait cela de poisseux qu’il n’ouvrait sur aucun possible : tout partout semblait ramener aux petites histoires privées prises dans la morale du monde, non seulement me renvoyant explicitement au monde réel mais en y ajoutant sommations et jugements divers. Une librairie d’opinions en somme, où la littérature bavasse, où chacun donne son avis sur tout, où même les fictions perdent leur épaisseur propre pour devenir de petites fables morales et exemplaires (« mon père, tellement héroïque », « moi qui ai tant souffert », « il faut réaliser son rêve »). En fait, il y avait là le type même de la littérature transitive, celle où les gens ont « des choses à dire », des opinions à donner et si possible, discrètement bien sûr, à imposer aux autres. Car, bien que tous se protègent implicitement derrière l’argument démocratique et la sacro-sainte subjectivité absolue – par laquelle « chacun bien sûr fait ce qu’il veut et pense ce qu’il veut et dit ce qu’il veut » – il

Je parle en romancier qui raconte des histoires et précisément en tant que tel je tiens d’abord à ce que ces histoires tiennent debout toutes seules, je veux dire qu’elles aient un corps propre qui ne vit pas de faire plier la réalité sous ses vœux moraux. Je veux des livres libres mais je veux surtout des livres qui laissent le monde libre, loin de son « universel reportage » et pire encore : son commentaire idéologique. Trop d’auteurs fondent leur connivence sur le monde réel et s’en servent comme d’un faire-valoir de leurs aspirations personnelles. La langue pour eux est une monnaie d’échange dont le cours établit la place de leur opinion sur le marché. Or, même déguisés en fables et en personnages, les opinions et autres conseils de vie sont la prostitution pure et simple de la langue et le devenir maquereau des écrivains. Et le lecteur trouve son plaisir, certes loin de la jouissance, dans la reconnaissance narcissique d’un référent commun saupoudré des conseils existentiels qu’on n’oublie pas de lui fournir. Les écrivains maquereaux veulent des mots qui parlent, pas des mots qui disent les choses, mais des mots qui disent des choses. C’est cette violence-là qui est à l’œuvre marchande dans une mauvaise librairie. Cette façon de faire ressemble au personnage de Samson Carrasco dans Don Quichotte. Samson Carrasco, c’est le bachelier de Salamanque, natif du même village que le Quichotte, et qui s’est mis en tête de ramener le chevalier à la raison (et aussi : à la maison, mais c’est ici une stricte équivalence). Il n’est pas bachelier par hasard; par là il détient un petit savoir, et ce savoir doit selon lui opérer sur le monde réel : à ce titre il ne peut supporter le fantasque Quichotte et le caractère intransitif de ses aventures, sa manière de vivre loin du réel, son décalage inopérant. Samson Carrasco porte avec lui l’idéologie du domestique et de l’utile, celle d’un faux héroïsme à exercer dans et sur le monde. C’est toujours sur ce modèle-là, d’un héroïsme utilitaire que s’appuient les clercs modernes

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Il se passe enfin quelque chose

Il se passe enfin quelque chose

pour justifier la transitivité de l’écriture : « enfin des livres qui disent quelque chose », disent-ils, « enfin des livres utiles pour la société ». Ceux-là moulinent et parlent à proportion exactement inverse du besoin zéro qu’on a de leur avis.

Il n’y a pas de phrase magique pour faire partager ce sentiment, justement parce que les livres ici ne se laissent pas saisir en une formule grossière et tapeà-l’œil, encore moins cherchent-ils à s’imposer à moi. À Vent d’ouest, je peux commencer à me prendre en main. Maintenant je respire et personne n’est là, ni aucun livre, pour m’expliquer la vie ni m’infantiliser. Le sens flotte et la raison avec, la pensée et le désir gagnent sur le quant-à-soi. Je ne suis plus en guerre. J’ai envie d’acheter des livres. Enfin il se passe quelque chose.

Alors, faudrait-il réactiver la division de Mallarmé entre langage brut et langage essentiel et l’appliquer alors, plus qu’à la seule écriture, à la manière aussi de lire et encore de vendre des livres ? Car tout cela qui s’applique aux livres s’applique aussi aux libraires (peut-être devrait-on parler de libraire brut et de libraire essentiel ?). Et si j’essaie maintenant de comprendre ce que je ressens dans une bonne librairie, alors c’est exactement le contraire : nulle part, dans aucun rayon, le sens ne vient à moi d’une voix forte et si sûre de son fait. Nulle part ni les titres ni les rayonnages ni les libraires n’exercent leur catéchisme pour communiquer avec moi. Nulle part la langue n’est réduite à quelques figures imposées, forcément appauvries, puisque sans cesse occupées à soumettre le réel à je ne sais quel sens moral, à quelle conduite de vie (tous ces livres, n’est-ce pas, sur le bonheur, ou sur le sens d’un événement, ou sur quelle valeur à sauver). Quelquefois même, dans la bonne librairie, il peut y avoir les mêmes livres que dans l’autre, la mauvaise, mais alors leur présentation, la disposition dans laquelle moi-même je suis (dans laquelle on me laisse être) ne m’en évoque pas aussi violemment le caractère sentencieux, pas de cette manière pénible où j’ai l’impression qu’on parle à ma place. Oui, c’est ça exactement dans les mauvais commerces comme dans les mauvais livres : on parle à ma place. Alors mettons que j’entre maintenant dans une vraie librairie. Mettons que j’entre, par exemple, à Nantes, à Vent d’ouest. Eh bien, s’il y a deux choses que je vais enfin pouvoir faire dans l’espace bienveillant d’ici, deux choses impossibles jusqu’alors, deux choses qui sont peut-être l’humanité même, c’est penser et désirer. À Vent d’ouest, oui, cela je peux le faire parce qu’enfin il y a de la place pour moi, parce que le sens s’y est ouvert, pluriel et discret, et surtout, surtout, pacifique.

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OBLIQUES - Auxerre Ce qui m’a séduite dans ce lieu, c’est le contraste entre les huit grandes vitrines qui permettent de montrer de façon très claire les livres et les sujets qui nous intéressent et l’intérieur, tout en diagonales, angles et recoins, propice au rencontres inattendues : en soulevant un livre on en recontre un autre … Un lieu intime, voire touffu (30 000 livres dans 100 m2), mais qui se prête bien à mon « ambition » : que la librairie soit un lieu de dialogue avec les livres et entre les gens.

Derniers lieux humains ou Je reviendrai chez mon libraire

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Michel Host

MICHEL HOST J’ai demandé à Michel Host d’écrire ce texte, en m’adressant bien sûr au romancier que j’avais rencontré avec Valet de nuit, mais aussi à l’homme qui nous avait éclairé de façon saisissante l’œuvre de Gongora, lors d’une soirée du Printemps des Poètes à la bibliothèque d’Auxerre ; à celui qui se bat et donne de son œuvre et de son temps pour que l’édition indépendante et les revues littéraires vivent. Bibliographie :

Poème d’Hiroshima, oratorio, Rhubarbe, 2005, Auxerre Heureux mortels, Fayard, 2003, Paris Luis de Gongora, Fable de Polyphème et Galatée : Edition bilingue français-espagnol (traduction), L’ Escampette, 2005, Chauvigny Le Cercle d’or, Grasset, 1999, Paris Valet de Nuit, Grasset, 1986, Paris (prix Goncourt 1986)

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Derniers lieux humains

Derniers lieux humains

Se montrer difficile sur le choix des lieux que l’on fréquente c’est vouloir remonter la pente naturelle à l’homme d’aujourd’hui. Il aime, selon les saisons, à s’agglutiner sur les plages où grillent les chairs inertes, à s’entasser dans les stations où tous ensemble on glisse sur des neiges de moins en moins éternelles, à s’embouchonner sur des autoroutes où il se ronge à ne pouvoir lâcher les rênes à ses deux cents chevaux de frustration piaffant sous le capot. Comble du bonheur, s’il se retire à la campagne, comme limaille il sera fatalement attiré par l’électro-aimant du supermarché local du fait de la disparition de l’épicerie du village. L’homme d’aujourd’hui, avouons-le, par contrainte ou par habitude, court les lieux inhumains. D’humains, en reste-t-il assez où il puisse donner libre cours à quelque nonconformisme, à quelque pensée du monde et de soi ? Où il puisse se souvenir qu’il est muni d’un esprit qu’autrefois peut-être une fable ancienne, un poème, une pensée philosophique ou une simple réflexion surent émouvoir et mettre en mouvement ? Il en reste quelques-uns, oui, qu’il convient de reconnaître. La chambre où l’on aime, où l’on rêve, où l’on renoue avec l’aristocratie de soi, à savoir le meilleur de la personne et de son gouvernement. Le salon – si modeste soit-il – débarrassé de la machine télévisuelle décérébrante, pour y ouvrir un livre, y écouter de la musique, y soutenir la conversation en famille, entre amis. Le jardin, privé ou public, où le monde – le vent, l’herbe, les arbres, quelques animaux… – se rappelle à nous, parle à notre sensibilité. Le bistrot du coin ou de la place : on y voit des sourires, des peines plus ou moins affichées, des corps élégants ou non, beaux ou moins beaux, l’autre pour tout dire, et, nous regardant dans son miroir, nous voyons aussi ce que nous sommes. La librairie, enfin… source parfois cachée au profond des nouvelles forêts de nos villes. Elle est indépendante, avec son, sa libraire indépendants : dans mon esprit, cette indépendance se signe de quelques évidences visibles. Y entrant, je ne me sens pas projeté dans l’un de ces supermarchés papetiers où me sont

imposées la foule et la musique d’ambiance : j’entre dans un lieu à dimension humaine ; sur les rayons, jouxtant les ouvrages prescrits par les nécessités commerciales, l’actualité, la critique, sont exposés des livres, des revues plus inattendus, qui résultent des choix du libraire, de sa volonté de « donner à lire » , au-delà du champ des publications formatées, les auteurs qu’il apprécie et dont il peut énumérer les mérites, des écrivains parfois moins en vue et publiés par des éditeurs petits ou moyens. Ma curiosité est ici éveillée, sollicitée… Mes doigts chercheurs s’agitent et souvent pêchent, comme truite au torrent, le livre que je croyais épuisé, voire quelque rareté… Quel plaisir alors ! Quel bonheur ! Cette librairie devient alors « ma librairie »… C’est ainsi que j’en possède au moins quatre, ou disons que j’en ai l’usufruit : deux en Bourgogne (à Semur-en-Auxois, à Auxerre), l’une au fin fond du Cotentin, à Cherbourg (où je vais trop peu), et une autre encore, à Paris. C’est là que je déniche mes trésors, là que je passe commande, là que je m’attarde, feuillette et tombe – heureuse chute ! – sur tel opuscule de Remy de Rougemont me peignant les beautés de la ville de Coutances et sur la mallette de ses Proses moroses, sur telle Petite anthologie de la gourmandise et de la gastronomie, recueil dédié à Léon Fargue, ou sur vingt délicats Sonnets de Luis de Camões à côté d’ Un discours sur le luxe des dames et projet pour un costume national, dédié au comte de Floridablanca et d’auteur indiscernable… Les étoiles de la galaxie Gutenberg sont innombrables, ma librairie me les offre ! On la dit menacée, ma librairie. En grand danger, même. Certes, je lis des articles alarmants chaque semaine : ce sont ici les grands regroupements éditoriaux livrés à la philosophie sauvage de la rentabilité maximale, à la commercialisation des seuls best-sellers, là de nouvelles technologies issues de la vague micro-informatique la condamnent à périr sous les coups de l’imprimerie numérisée et du téléchargement à tout va. On me fait voir encore – ou déjà ! – d’informes feuilles plastifiées, de ces écrans mous et portables où s’inscriront d’un léger coup de l’index, à volonté, les œuvres complètes de Voltaire ou de Balzac, le fonds tout entier de la BNF, sans qu’il y ait lieu de douter de ces magies. On lira dans le train, dans l’avion, et ce sera accompagné de musiques au choix du new reader qui, arrivé à destination, fourrera le chiffon

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Derniers lieux humains

imprimé dans sa poche, le jettera peut-être… et tout ça ne coûtera presque rien à personne ! Plus besoin de librairies, par conséquent ! Et non plus d’éditeurs sur papier, grands, moyens ou petits : rien que des stations-service alphabétiques, rien que du pratique, de l’inodore, du sans saveur, les ravitaillements des cerveaux par satellites, les voyages de la pensée balisés, sécurisés par les nouveaux GPS de la culture… De cette vision infernale, je ne retiens que la barbarie sous couvert de technologie, le malheur du texte imposé en boucle, en avalanche, en Niagara permanent, la tristesse de la privation de « l’objet-livre », de l’odeur de l’encre fraîche et du papier, du froissement de la page que l’on tourne, du livre palpable que l’on saisit de la main pour le humer, le caresser… Pour dire la vérité, je ne peux croire à cette ultime forme de délocalisation de la feuille à l’écran, à cette utopie déplaisante, je veux dire à ce non-plaisir absolu. La télévision (qui aujourd’hui ne tue qu’elle-même par la promotion de la médiocrité) ne vint pas à bout de la radio comme on le craignit au milieu du siècle dernier. Les self-mangeoires et autres fast-food à vocation obésitaire n’ont pas fait disparaître les petits restos sympas. Pourquoi des machines mises au service de la communication de masse et de l’actionnariat volatil d’entreprises médiatiques protéiformes, dédiées à la culture en packaging virtuel, étoufferaient-elles définitivement le réel, le concret, l’indispensable plaisir de lire et de serrer un livre dans sa main ? Il se peut qu’elles constituent un facteur de déséquilibre, voire une menace momentanée. Elles changeront de fonction, de destination aux premiers roulis des chiffres d’affaires, aux tangages prévisibles des marges bénéficiaires, à l’assommante uniformisation qui résultera des systématisations techniques et commerciales. Et je ne dis rien des bugs gigantesques et autres pannes d’électricité qui laisseront les imprévoyants devant leurs murs sans livres. C’est là, du moins, mon intuition et ma conviction. C’est pourquoi toujours je reviendrai chez mon libraire.

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LE MERLE MOQUEUR - Paris 20° Le Merle Moqueur... pourquoi le Merle Moqueur ? C’est la question qui nous est souvent posée depuis le 16 juillet 1999, date d’ouverture de la librairie. Si nous avons choisi ce nom, c’est d’abord par référence à la chanson de Jean-Baptiste Clément... Quand nous chanterons le temps des cerises/Et gai rossignol/Et merle moqueur/ Seront tous en fête, chanson née de la commune de 1871 et qui a profondément marqué le quartier. Pourquoi le Merle Moqueur ? Parce que nous cherchions un nom qui n’évoque pas immédiatement le livre, mais suggère plutôt un état d’esprit libre et ouvert sur l’extérieur. Le Merle Moqueur, selon nous, et Jean-Baptiste Clément ne nous contredirait sans doute pas, c’est un peu l’emblème du petit peuple parisien, volontiers frondeur et qui ne s’en laisse pas conter… Le 16 février 2006, le Merle moqueur a déménagé du 37 au 51 de la rue de Bagnolet et a multiplié sa surface par quatre. Pour autant, la librairie n’est devenue ni une cathédrale, ni un hangar à bateaux… Nous restons fidèles à notre ambition initiale !

Entrée en librairie ~

Daniel Arsand

DANIEL ARSAND Après avoir été libraire pendant une dizaine d’années, Daniel Arsand a travaillé dans plusieurs maisons d’édition avant de s’occuper de la littérature étrangère contemporaine chez Phébus. C’est à ce moment que nous nous sommes rencontrés et qu’au fil de conversations autour des livres nous sommes devenus amis. Bibliographie :

La Province des ténèbres (prix Femina 1998), Phébus, 1998, Paris Lily, Phébus, 2002, Paris Des chevaux noirs, Stock, 2006, Paris

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Entrée en librairie

Entrée en librairie

Depuis une décennie je suis éditeur, mais je reste au fond de moi le libraire que j’ai été dix-sept ans durant. Je suis entré en librairie comme on entre en religion. La comparaison, me fait-on souvent remarquer, est excessive, voire ridicule. Je hausse les épaules. À mes yeux elle ne l’est pas, bien que l’excès me soit familier. Je maintiens envers et contre tout qu’elle est juste. Oui, je suis entré en librairie, comme on entre en religion, et je me fous de paraître théâtral. Je ne suis pas particulièrement intelligent, mais je ne suis pas pour autant con. Il n’y a que les cons qui condamnent la ferveur. Et le con frileux est la plus sale engeance qui soit ! Passion, humilité et foi m’ont conduit vers le métier de libraire. Je n’ai pas cherché à choisir entre celui de tailleur – mon père, Hagop Arslandjan l’était, cependant – , celui de comptable – le seul diplôme que j’ai obtenu, c’est celui que m’a délivré l’école Pigier – et celui de libraire. Dès mon plus jeune âge, j’ai infusé dans l’univers des livres, je me suis imprégné de mots et d’histoires. À vingt ans, je suis devenu libraire. Ce fut évident. Je devais être libraire, et rien d’autre. Une telle certitude est rare. Elle donne de la force. Elle vous fait grandir. Elle ordonne que l’on se respecte. Mais avant d’entrer en quoi que ce soit, il y a eu les livres. Tôt ils ont régné sur ma vie. Je ne me souviens pas quand j’ai lu mon premier livre, comme je ne me souviens pas de ce que j’ai éprouvé la première fois que j’ai pénétré dans une librairie – avec ma mère, sans doute ; fille d’ouvrier, n’ayant pas fait d’études, c’était néanmoins une grande lectrice, c’est elle qui m’a communiqué son amour de l’écrit. Je n’ai pas plus en mémoire la première fois où j’ai franchi seul le seuil du temple, quelques sous en poche et en tête un titre. Je l’ai déjà dit, le livre règne sur ma vie. J’en ai toujours un dans ma sacoche. Sa présence, même si je n’ai pas le temps de m’y plonger, m’est nécessaire, plus : bienfaisante. Ce dieu-là existe. Il m’aide souvent à percevoir le monde différemment qu’on me l’a enseigné. Il m’offre de nouveaux chemins à parcourir. Me perdre avec lui ne m’apporte pas d’angoisse. Même sombre, il m’apaise, il agit toujours de telle sorte sur ma cervelle et mon cœur que mes démons intérieurs se taisent, sont repoussés. Le livre sait foudroyer, comme il sait exalter. Il vous maintient debout. Il est baume et il est feu. Il est nourriture et drogue et alcool. Il vous donne énergie et enivre.

C’est par lui que j’ai appris ce que les Arméniens avaient subi, quand mon père avait toujours gardé bouche close sur l’effroi qui avait été le sien, sur les visions qui le hantaient, sur ce génocide dont les membres de sa famille avaient été victimes. Comment pouvait-il parler de l’horreur ? Comment transmettre ce qu’un désastre avait imprimé en lui ? Comment même confier ce qui, sous les cendres, continue à vivre ? Comment dire les ruines qui se dressaient entre lui et ses semblables ? J’ai haï son silence. Des livres, encore eux, m’ont amené à comprendre la raison de ce silence. Le livre m’a appris à voir et à écouter. Parce qu’il aiguise la vue et l’ouïe. Le livre est un maître, un guide, un compagnon. C’est un corps vivant. Il y a d’ailleurs entre certains livres et nous une rencontre amoureuse, comme il peut y en avoir entre deux êtres. Le livre est composé de nerfs, de muscles, de chair. Et qu’on ne me dise pas le contraire ! Je ne le tolèrerai pas. Le livre, donc, palpite. Et parfois il oblige à se regarder en face, à s’affronter, à saisir à bras-le-corps ses impuissances, ses lâchetés, ses terreurs, ses blessures inguérissables. Obligation douloureuse, c’est sûr, mais peu à peu la souffrance finit par s’estomper, et c’est alors que ce qui ressemble au bonheur surgit. La sérénité qu’apporte un livre est la plupart du temps passagère, mais un autre livre apparaît, et le combat reprend, et la victoire du texte, neuf fois sur dix, conclut. Quand le livre donne tant, comment ne pas vouloir exercer le métier qui vous permet de répandre, comme on le dit, la bonne parole. Il me plaît d’errer dans une librairie, d’y musarder, de me gaver de titres et de noms d’auteurs, de sentir ma curiosité se mettre en branle, de feuilleter cet ouvrage ou cet autre. Je suis chez moi. Je suis revenu au bercail. Chaque librairie a un visage différent. On se promène en un pays inconnu et ce pays vous offre cependant et à l’infini des surprises. L’âme du libraire transparaît à travers le choix des livres qu’il met en avant. La pile qu’il édifie honore un texte. Je ne sors jamais d’une librairie sans avoir acquis un de ces trésors composés de papier et de mots.1 1 - Je peste contre ces professionnels du livre qui reçoivent chaque mois un salaire plus que satisfaisant et qui n’arrêtent pas de vouloir obtenir des services de presse, car ce sont le plus souvent eux qui tressent des louanges à la librairie indépendante et aux petits et moyennes maisons d’édition. Qu’ils soient cohérents avec eux-mêmes, bon Dieu ! Qu’ils tirent de leur sac ou de leur poche leur chéquier ou leur carte bleue et qu’ils achètent des livres !

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Entrée en librairie

Aimer les livres apprend à être sans cesse poreux au monde qui nous entoure. On ne se cantonne soudain plus dans la survie. On est de ce monde, totalement, grâce à la chose écrite. Le savoir de tout son corps n’apporte que joie. Je le dis, je l’écris et je le répèterai jusqu’à ma mort. Il est midi. On est samedi. Je me hâte d’achever ce texte, car j’ai rendez-vous avec ma libraire, avec son antre fabuleuse, avec ses conseils, avec son amitié. Alors, à la prochaine, et merci d’avoir eu la patience de me lire.

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MOTS ET IMAGES - Guingamp Nichée au cœur d’une petite ville de Bretagne centrale, la librairie Mots et Images vous propose depuis une dizaine d’années une offre d’environ 20 000 titres. Laurence, Dewi et Lætitia sont heureux de vous y accueillir dans une atmosphère bois, moquette et musique douce. Vous pouvez y flâner tranquillement au gré de rayons bourrés de livres, mais aussi de CD et cartes postales originales.

GOUTAL De père breton et de mère berrichonne, Alain Goutal est né à Bourges le 30 septembre 1948. Il vit depuis 1972 sur les hautes terres de l’intérieur de la Bretagne : le pays de Plenn. Auteur de BD, illustrateur, dessinateur de presse, affichiste, créateur de clips et d’expositions, il est le cofondateur et co-organisateur de Quai des Bulles, un festival de BD à Saint-Malo. Il collabore à de nombreux périodiques dont Pilote, Oxygène, Armen, Nekeppel, l’hebdo de Monsieur Field (Canal +). Il a publié une quinzaine d’albums et à la suite d’ateliers d’écriture et d’illustration, plusieurs ouvrages en collaboration avec des enfants. D’autre part, il est le créateur de près de quatre cent cinquante affiches.

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ANTIPODES - Enghien Enghien-les-Bains (10 500 habitants, son lac, ses thermes high-tech, son casino à sous, « ses courses à Enghien », ses caméras de surveillance, etc…), compte pour les soins de la tête vingt-huit salons de coiffure pour trois librairies dont une, Antipodes, qui se distingue et dont il convient de brosser le portrait dès que l’occasion se présente. Ici, pas de casque sur la tête et on ne vous coupe rien, bien au contraire, on vous invite à vous remplir la tête. Oubliez le fauteuil assoupissant et les idées toutes faites, les libraires vous envoient promener dans un dédale d’étagères bien pleines où vous pourrez goûter ce qui vous plaît et découvrir des mondes insoupçonnés. Ici, vous ne rencontrerez aucune caméra de surveillance mais le regard bienveillant des petits animaux que Pascale a disposés là, pour les plus petits, avant de s’en aller. Et même vous pourrez vous perdre, il se trouvera toujours quelqu’un pour vous indiquer les chemins qui vous conviennent. Sorti de là, un peu grisé et titubant, l’aventure ne fait que commencer avec vos volumes sous le bras ou sur la tête. Ébouriffant !

Désir d’ailleurs ~

Rita Mercedes

RITA MERCEDES Toute petite déjà, Rita ne lâchait guère son crayon, et allait peu chez le coiffeur. Depuis, elle a grandi – un peu –, ses cheveux ont poussé – beaucoup – et son talent s’est revelé – immense –. Vous pouvez régulièrement rencontrer ses dessins dans le Magazine littéraire, Le Monde, Télérama, La Recherche, L’Equipe… Et aussi chez nous. Plus que fiers !

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Désir d’ailleurs

– C’est tout ce qui nous reste comme autres mondes. Annonça la préposée – Hum… Vous n’avez pas plus… Enfin moins… Quelque chose de durable et qui, euh… Refléchissez quoi ?… Hasarda le voyageur qui cherchait en même temps à tirer au clair les soudaines perturbations perspectives. – Ici, tout est à consommer tout de suite, d’ailleurs c’est l’heure de fermeture, le magasin va disparaître dans un instant. Et elle ajouta sur le mode télépathique : – Ce que vous cherchez est sûrement aux Antipodes ! des volumes… La suite se perdit dans un froissement de papier. Le magasin avait-il-existé?

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L’ARBOUSIER - Oraison En 2001, le premier été de la librairie, je reçus comme cliente ma seule (et unique) célébrité : rien d’étonnant à cela, Oraison étant situé loin des villes et aux limites du tourisme authentique. Je la reconnus aussitôt (cinq ans d’exploitation cinématographique), elle cherchait Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Comme elle achetait de la papeterie, je lui fis naturellement la remise à laquelle elle avait droit. Elle trouva le geste très gentil. Je compris la méprise et je lui expliquai vivement que nous étions en période de soldes ; elle sourit, confuse. Agnès Jaoui revint le lendemain. Ma mère, qui me seconda longtemps au moment de la création (et de l’esclavage familial), en fut toute émoustillée comme si Johnny Halliday était entré dans la boutique; pourtant elle, qui confondait souvent rôle et interprète, ne l’aimait guère. À partir de cet instant, l’activité de la librairie ne cessa de croître. Depuis, les célébrités contournent discrètement le lieu, et quand un romancier, un auteur vient, il est contraint et forcé par quelque engagement dont abuse le libraire.

L’autre vie ~

GÉRARD ARSÉGEL

Gérard Arséguel Illustration de Youl

Né en 1938 à Toulouse, Gérard Arséguel passe les années de guerre à l’abri dans un village de l’Ariège. Cinq années d’éblouissements continus. Professeur sans interruption jusqu’en 2001, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Médite depuis lors sur la phrase de son grand-père Lucien : « La retraite, Gérard, ça n’est pas la victoire ». Bibliographie :

L’Almanach des montagnes, Fissile éditeur, 2006, Les Cabannes Avis à la population (avec des dessins de Brice Petit), Fissile éditeur, 2006, Les Cabannes Le Journal de bord de terre, Virgile, 2005, Besançon

YOUL Émission mensuelle de poésie sur radio Zinzine. Expositions dans les médiathèques et salons du livre. A réalisé plus de 300 livres avec 80 poètes contemporains.

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L’autre vie

Je ne me souviens pas qu’il y ait eu à Bourrut, au plus loin de ces années de guerre, un meuble où conserver les livres. Une armoire de bois blanc achetée en triple exemplaire au bazar des allées de Villote en contenait un petit tas confus sur l’étagère la plus haute, dans la chambre des mères. Dissimulée plutôt que protégée, l’existence invisible du livre n’en gouvernait pas moins avec autorité l’esprit des marionnettes familiales. Aux heures lourdes et fades de la sieste ariégeoise, quand les volets plaqués sur la fenêtre laissaient monter pourtant les cris de la rivière, l’enfant tournait la clé de l’armoire et, dressé sur la pointe des pieds, s’emparait du livre à couverture jaune pour découvrir, perplexe, qu’un certain Arthème Fayard était l’éditeur du Livre de demain. Tout à trac, à la fin du repas, et forçant le cours naturel de la conversation, s’échappait de la bouche du père, intrigante et burlesque dans l’incongruité de son jaillissement la citation d’un titre de Cami « Quand j’étais jeune fille, mémoire d’un gendarme » tandis qu’au détour de circonstances insignifiantes, comme pour en solenniser la dérisoire nullité, ma grand-mère paternelle – véritable ordonnance de ces temps d’occupation – s’exclamait « Larifla s’écria l’enfant ! » sibylline interjection, détournée d’un roman populaire et qu’elle avait dû lire en contrebas d’une gravure. Il me semblait alors que faute d’un espace à eux réservé, ces livres invisibles ou plutôt tenus au secret, s’ingéniaient à hanter, à la façon d’un tic tyrannique, la pensée des adultes. Où avais-je pris la force, enfant encore, peu de temps après cette époque, de pénétrer seul dans cette petite librairie de la rue de Metz à Toulouse, où je finirais par passer le plus clair de mes escapades scolaires? Sinon peut-être dans l’obscur désir d’éviter pour moi cette malédiction et de fait, presque aussitôt avec le lâche soulagement d’avoir changé de famille, j’éprouvais le bonheur d’une transparence exposée, multiple, sans calcul. Loin de l’espace étriqué et maniaque des petits porteurs de titres, je découvrais avec le même ravissement qu’au jour – et ce sera deux ans plus tard – où je verrais la mer pour la première fois, le moutonnement tranquille des livres comme un ensemble de propositions calmes et rangées qui faisait signe vers l’autre vie. Déchirante et magnétique entrevue dont on doutait qu’elle se reproduise mais dont la recherche

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L’autre vie

occuperait, sans qu’on l’ait su alors, tout le temps de cette vie-là, celle-ci jusqu’à aujourd’hui, maintenant proche de sa fin. Ni public, ni commercial, l’espace de la librairie me paraît aujourd’hui encore celui d’une restructuration de l’intime, d’un réconfort asilaire, d’un abri de fortune dans la quête de l’autre vie, toujours remise au Livre de demain. Toutes recèlent à mes yeux, pourvu qu’elles aient la taille requise d’un pavillon de chasse ou d’un appartement de banlieue le charme envoûtant de l’Île mystérieuse. Plus encore si elles sont à l’écart des routes touristiques, presque recluses et que l’on y échoue à l’improviste, dans des villages improbables. Alors tout est là pour complaire au cœur indécis. J’aime surtout ce qui y manque, expression d’une volonté ventilée par le seul désir, et rien n’y manque puisque tout est choix. L’espace, que le refus libère, laisse entendre le bruit des feuilles, le bruit d’un arbre, la forme archaïque d’un livre non écrit, arrimé à terre et balayant le ciel.

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NORDEST - Paris 10° «Pour moi le 10e, et que de fois ne l’ai-je pas dit, est un quartier de poètes et de locomotives...» Cette phrase, extraite du premier chapitre intitulé « Mon quartier » du célèbre Piéton de Paris, est issue de la plume de Léon-Paul Fargue. L’ écrivain précise en page 20 de l’édition « Imaginaire » Gallimard : « Nous habitions rue de Dunkerque ». Soixante-quatre ans après la publication de cette chronique vibrante du Paris fin XIXe, début XXe siècle, la librairie Nordest a ouvert ses portes dans cette même rue, un beau matin de septembre 1996. Peu préoccupés par les locomotives, les trois libraires de Nordest consacrent leur énergie aux poètes, aux penseurs et aux artistes : ceux qui sont déjà imprimés, ceux qui aspirent à la littérature et aux autres disciplines, et puis ceux qui se nourrissent d’écrits et d’images, les fameux lecteurs, grands ou petits. L’autre jour, un professeur de mathématiques du quartier, gourmand et gourmet de romans, fidèle parmi les fidèles, est sorti de la librairie en s’exclamant : «Si je ne vous connaissais pas, ma vie ne serait pas la même !» Des mots comme ceux-là vont droit au cœur des libraires : changer la vie, un beau projet, non ?

BERNARD MATHIEU Bernard Mathieu est né en 1943 près de Saint-Etienne. Grand voyageur, grand reporter, documentariste, scénariste, mais toujours et surtout écrivain, Bernard Mathieu n’a rien à envier aux meilleurs Latino-Américains ou Anglo-Saxons vénérés en France. ça n’a pas échappé à ceux qui l’ont lu attentivement. Son impressionnante stature, son allure de bouddha ou de sage indien au sourire franc, ses manières directes, son verbe haut, tout chez lui laisse deviner le monolithe. Et puis on lit ses livres, et toutes les apparences sont à la fois confirmées et ébranlées : oui, Bernard Mathieu est un ours, un bloc, entier, sans détours, mais il est aussi et en même temps le contraire : subtil, fragile, profond, complexe. Sa palette est large, comme ses épaules. Il ne néglige aucune couleur, mais il les utilise à sa manière, unique, reconnaissable immédiatement. Fortement marquée par l’oralité, par les formes exclamatives, constamment mue par des inventions verbales propres aux parlers populaires, la langue créée par Bernard Mathieu ne se confond avec aucune autre. Cet homme-là, c’est un style.

Entre deux gares ~

Bernard Mathieu

Bibliographie : La trilogie Le sang du Capricorne : ZE, Gallimard, 1997, Paris (Folio policier, 2004) Otelo, prix du polar SNCF 2000, Gallimard, 1999, Paris (Folio policier, 2007) Carmelita, grand prix du roman noir français du festival de films policiers de Cognac 2004, Gallimard, 2003

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Entre deux gares

Entre deux gares

Plutôt que de m’attabler au café, je vais prendre l’air du temps à la libraire voisine. La vendeuse-qui-sait-tout, le vendeur-silencieux-qui n’en-perd-pasune-miette, le libraire-qu’a-tout-lu-et-qui-connaît-tout-un-chacun-entre-VénusMars-et-la-Voie-Lactée chroniquent la journée.

De temps à autre, quelqu’un pousse la porte à l’étourdi, se plante sur le parquet et jette autour de lui un regard effaré. Tout ce papier sur la tranche, ces pavés empilés comme des pierres tombales! « Où que j’suis, il s’affole, où-ce que j’me suis fourré ? »

Les clients du soir débarquent comme des rescapés d’on ne sait quel naufrage. Certains n’ont qu’une poignée de minutes devant eux. Dans la gare toute proche, le pantographe du train qui les ramènera dans leur banlieue étincelle d’impatience. Les aiguilles acérées de cette garce d’horloge leur poignardent la nuque pourtant ils ralentissent, malgré eux, savourant l’un des rares moments de liberté qu’ils volent à la journée.

Dans une nécropole de morts vivants mon pote! Passe la couverture et tu les entendras chanter!

Quelques-uns filent droit à ce qu’ils sont venus chercher mais la plupart butinent, flânochent, traînouillent, retardant autant que faire se peut le moment où ils devront reprendre cette foutue course à l’échalote qui s’arrêtera on ne sait quand, mais trop tard, fatalement! Chacune et chacun approche les bouquins à sa manière. Certains les empoignent sans crainte, à pleines mains, d’autres les écartèlent avec impudeur et fourrent leur nez profond entre les pages! Vingt ans plus tôt, on pouvait s’envoyer en l’air en sniffant l’odeur de l’encre, mais, aujourd’hui, les bouquins ne sentent plus rien. Pour l’ivresse olfactive, tintin! D’autres les effleurent du bout des doigts comme s’ils redoutaient qu’ils ne s’envolent. Il y en a qui se contentent de les observer de haut, avec cet œil rond des poules qui s’étonnent de tout : Koi koi koi, kékcé kça?

L’autre jour, une dame a dit avec un air gêné : « Mon fils m’a demandé de lui acheter... » elle a baissé les yeux sur un bout de papier froissé qui tremblait entre ses doigts : L’Éducation sentimentale ! « C’est pas trop ?… » La vendeuse-qui-sait-tout filait déjà vers le rayon du fond. « C’est pas trop ? » elle a répété, laissant entendre : « c’est pas trop quoi ma grande? » « Je veux dire qu’y a pas trop de... » s’embrouillait la dame. Elle voulait savoir si on n’y décrivait pas des amours contre-nature : un coït entre un teckel et un tabouret, par exemple, parce que les chiens aussi, quoi qu’on pense, éprouvent des sentiments. La vendeuse-qui-sait-tout a rassuré la dame. « C’est beaucoup moins hard que L’Île de la tentation, elle a dit, posant devant la cliente épouvantée un gros volume livide. La dame a fait : « Ha… Ha bon… C’est bien L’Île de la tentation »

Des gens échevelés, à la dégaine de champions de la cervelle qui chauffe, se jettent sur des bluettes indigentes alors que des petits gros rubiconds, sapés comme des marchands de fromages, salivent d’impatience devant : Le Traité de la réforme de l’entendement. L’habit ne fait plus le lecteur!

En hiver, je me poste face à la devanture qui étire sur la nuit son grand écran gelé. Des passants s’arrêtent brutalement. Ils oublient la rue, ils s’oublient euxmêmes, captivés par les bouquins qui les aguichent comme les filles dénudées qui exhibent leurs chairs dans les vitrines autour de la gare de Bruxelles-Nord. L’autre jour, des cris d’égosillé ont retenti sur le trottoir et toute la librairie s’est ruée aussi sec sur le pas de la porte. Un petit type, bleu de trouille, cavalait de toutes ses forces devant un escogriffe qui boitait mais qui courait quand même,

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Je regarde ce qu’ils achètent.


Entre deux gares

un lardoire planté dans la cuisse jusqu’à la garde. Ces deux imbéciles venaient de s’empoigner pour une histoire de dope au Bistrot des Dingos : un rade atroce qui va, depuis toujours, de désastre en faillite. De temps à autre, un fracas sourd ébranle le rayon dévolu aux livres pour enfants. Une voix trompette alors, avec un accent horrifié : « Qu’est-ce que t’as fait Céleste ? T’as vu ce que t’as fait ? » En vérité la voix se défend ; elle clame que ce n’est pas elle qu’a foutu tout le bazar par terre : elle, elle est sage à se damner ! Le vendeur-qui-n’en-perd-pas-une-miette acquiesce avec son doux sourire de bonze. Vrai de vrai, celle-là, elle a rien fait du tout ! Elle a laissé la pauv’Céleste se dresser sur la pointe des pieds pour attraper La Vie sentimentale de la vache Meuh-Meuh. Toute la pile lui est chu sur la cafetière et la gamine pleure comme un veau ! Certains jours, aux heures creuses, lorsque rien ne bouge, quand le tiroir-caisse reste obstinément muet, mon ami le libraire a le blues. Il marmonne qu’il va mettre la clé sous la porte et s’en aller dans la cambrousse élever des lapins, de bien meilleur rapport ! Je sais que c’est du flan, n’empêche que ça me colle la pétoche! Je vois avec terreur venir le jour où il me faudra acheter mes bouquins chez Plumo et farfouiller au milieu des boulons, des saucisses et de la nippe à deux sous. La culture ensevelie sous le primeur, c’est ça, pour moi, le vrai cauchemar moderne…

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LE GRAIN DES MOTS - Montpellier La librairie le Grain des mots est née le 10 octobre 2003. Elle exploite deux libraires et quelques, mesure 180 m², contient 17 000 titres et 21 000 volumes, répartis en littérature, sciences humaines, littérature jeunesse, beaux-arts et arts ménagers. Vous pouvez y venir magasiner ou tester nos fauteuils en tram, en bus, à vélo, à pied, en poussette ou en fauteuil roulant de 10 h à 19 h tous les jours sauf le dimanche et le lundi matin.

Préhistoire d’une histoire ~

DANIEL BOURDON

Daniel Bourdon

Pourquoi diable fête-t-on les anniversaires ? Dix ans pour Initiales, nous n’étions alors pas nés, c’était une autre vie, une autre librairie. Quatre ans pour le Grain des mots et comme des gamins, on aimerait faire plus que notre âge. Et Daniel Bourdon, le tanne-t-on avec l’âge des ses artères ? C’est pourtant la seule information biographique qu’on soutire à l’écrivain ; on suppose qu’il n’a même pas pris la peine d’un pseudonyme ; on l’imagine trafiquant de mystérieuses affaires à Tabriz ou Buenos Aires, en toutes contrées qui regorgent de livres, à lire, à écrire, sur lesquels gloser ou bien à oublier. Au final, nous sommes du même pays, le monde est une librairie. Dans quelques mois, nous fêterons les cinq ans du Grain des mots. Et dans dix ans les vingt ans d’Initiales. La bibliographie de Daniel Bourdon se sera bien étoffée. Bibliographie :

Lettre morte, Fata Morgana, 2007, Saint-Clément-de-Rivière Abécédaire, Fata Morgana, 2006, Saint-Clément-de-Rivière L’opuscule, Fata Morgana, 2004, Saint-Clément-de-Rivière

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Préhistoire d’une histoire

Préhistoire d’une histoire

L’histoire racontée par Borges est intitulée « Les deux qui rêvèrent ». Un homme, ayant rêvé au Caire qu’à Ispahan l’attend une fortune, se met en route. Arrivé dans la capitale, fourbu, il s’endort dans la cour d’une mosquée, puis se fait rosser par les gardes qui croient tenir un voleur. Interrogé par l’officier, l’homme raconte son rêve. L’officier le relâche, non sans s’être moqué de sa naïveté : lui-même a rêvé maintes fois « d’une maison au Caire, au fond de laquelle il y a un jardin, dans le jardin un cadran solaire, derrière le cadran solaire un figuier, après le figuier une source, et sous la source un trésor », mais s’il fallait croire tout ce dont on rêve, on n’en finirait plus, s’exclame l’officier. L’homme retourne au Caire et sous la source de son jardin, car dans le rêve de l’officier il a reconnu sa propre maison, déterre le trésor. Le rêve du crédule se réalise grâce à celui de l’incrédule. Le lecteur observe que le conte des « deux qui rêvèrent » occupe, selon l’auteur, la trois cent cinquante et unième des Mille et une nuits, et est attribué à un homme dont le nom est plus mexicain qu’arabe : El Ixaqui. Il sourit en remarquant que cet extrait de la nuit 351, qu’à tort il a immédiatement supposé apocryphe, se trouve à la page 352 de l’édition qu’il tient à la main . Un an plus tard, ou deux, peut-être cinq, il feuillette un livre désopilant et triste, qui a pour titre : la Bible de l’humour juif. Où il trouve l’histoire des « deux qui rêvèrent » . Dans sa Célébration hassidique , Elie Wiesel date cette histoire du XIXème siècle et en situe le déroulement entre Cracovie et Prague. L’homme de Cracovie, qui s’appelle Eizik, fils de Yékel, a rêvé du pilier d’un pont sur la Vlata, tout près du palais des rois, où une voix mystérieuse lui a dit qu’un trésor est enfoui. A Prague, il rôde autour du pont, on le soupçonne d’espionnage et on l’arrête. Il tente de s’expliquer. La bêtise du prisonnier amuse le capitaine des gardes, à moins qu’elle ne l’émeuve. Lui-même ne cesse-t-il pas de rêver qu’un trésor l’attend chez un Juif nommé Eizik fils de Yékel ? Chez un Juif, pensez donc !

Magnanime, il renvoie le prisonnier chez lui, où ce dernier trouve sous le four à pain le trésor qui lui était destiné. Wiesel attribue l’histoire à deux auteurs. Le premier est Rabbi Bounam de Pshiskhe, une de ces petites bourgades de Pologne qui au XVIIéme siècle ont vu naître le hassidisme, et le second Rabbi Nahman de Bratzlav, en Tchécoslovaquie. Ce dernier remplaçait Prague par Vienne. Que l’histoire ait deux auteurs et le trésor deux rêveurs n’intrigue pas Wiesel, au contraire du lecteur, qui note ce point capital. Il se rappelle en outre que chacun des rêveurs doit toujours être séparé de l’autre par une frontière – de Cracovie à Prague ou à Vienne, du Caire à Ispahan. Un des rêveurs passe deux fois la frontière que l’autre ne franchit pas. Le lecteur reçoit ensuite une copie des pages d’un livre édifiant, très ancien. L’histoire elle-même s’est allongée, on manque de s’égarer dans d’innombrables détails superfétatoires, mais sous les maquillages et les parures, on la reconnaît malgré tout . Au temps des caravansérails les soirées étaient longues et l’auditeur en voulait pour son argent. Maulana Djalal ad Din Rûmi, auteur du Mathnawi, a vécu à Konya. Il est mort en 1273. Il fut l’élève du cheikh Faridudin Attar. Ce dernier fut disciple d’un autre cheikh dont on ne connaît pas le nom. Lequel de ces trois qui enseignèrent a inventé l’histoire des deux qui rêvèrent ? Nul ne le sait. Peut-être fût-ce même un inconnu qui échangea l’histoire contre le vivre et le couvert. D’une ville à une autre, le héros de l’histoire voyage moins dans l’espace que son histoire n’a voyagé dans le temps. Sept siècles ont été nécessaires pour que cette histoire finisse par rencontrer sa forme en vingt-trois phrases définitives. Sept siècles ont été nécessaires pour que l’histoire, après avoir rêvé qu’elle trouverait sa forme dans une autre culture, finisse par s’accomplir dans sa propre maison.

1 - Jorge-Luis Borges, Œuvres complètes, volume I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1993. 2 - Marc-Alain Ouaknin, Dory Rotnemer, La Bible de l’humour juif, Paris, Points-Seuil, 2000, p 164. 3 - Elie Wiesel, Célébration hassidique, Paris, Seuil, 1972, p 209-211. Voir aussi Valery Dymchitz, Contes populaires juifs d’Europe orientale, Paris, José Corti, 2004, p 139.

4 - Maulana Djalal ad Din Rûmi, Mathnawi, trad. fr. Eva de Vitray-Meyerovitch, Paris, Editions du Rocher, 1990, p 1638-1650.

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Préhistoire d’une histoire

Le lecteur a rêvé qu’une histoire l’attendait dans un livre éloigné, dont il ne connaît pas la langue. Il convoque le savoir. Au bout de quelques années, il s’enhardit à bousculer les métaphores. Un érudit qui fréquentait ces pages se moque. Méfie-toi, lui dit-il. Moi-même, bien que membre du cercle, je ne trace un mot qu’après en avoir éprouvé les mille et une significations. Retourne à la comptine simple, à la farce foraine, d’où tu viens en fin de compte. À ces mots le lecteur s’éveille et il prend un crayon.

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LES CORDELIERS - Romans-sur-Isère La librairie des Cordeliers n’est pas grande, n’est pas dans une grande ville et n’aime pas les livres jetables. Toutes ces qualités la rendent fréquentable à pied, à vélo, et même le porte-monnaie (presque) vide.

Un drôle de type, une drôle de boutique ~

Pierre Autin-Grenier

PIERRE AUTIN-GRENIER Pierre Autin-Grenier partage son temps entre la cambrousse et la Croix-Rousse, n’a pas beaucoup écrit (une douzaine de titres surtout chez Gallimard-l’Arpenteur), n’aime pas les grands voyages ni surtout les textes longs car «ceux qui n’ont rien à dire parlent toujours trop fort». Ses titres les plus connus Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée ou L’Eternité est inutile trahissent le déraisonnable de son inaltérable optimisme. Bibliographie :

L’Ange au gilet rouge. Nouvelles, L’Arpenteur, 2007, Paris Les Radis Bleus, Le dé bleu, 1991, Paris (Folio, 2005) Je ne suis pas un héros, L’Arpenteur, 1993, Paris (Folio, 2003)

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Un drôle de type, une drôle de boutique

Un drôle de type, une drôle de boutique

Le bonhomme certes est habile à ménager les apparences, sait se donner à bon compte l’allure du parfait honnête homme, sourire aux lèvres le plus souvent, badin sans équivoque et avenant envers tout le monde; le bon Dieu sans confession, cela va de soi. Les femmes surtout en raffolent, éprises toujours de rêveries sans nom et de récits pétris d’invraisemblances, qui font cour autour de lui et soupirent après ses conseils ; en un tournemain toutes il les entortille avec le sérieux d’un mystificateur pour contes de fées, leur refile du fait divers transfiguré en épopée par les forts des Halles de la plume d’oie. Elles reviennent au foyer les bras chargés d’histoires à dormir debout, tantôt courses folles en fiacre d’amoureux adultères sur des chemins de halage pavés de cailloux secs qui leur tournebouleront l’entendement jusqu’à leur empoisonner l’existence, les laisseront sans plus de vigueur aucune pour s’acquitter des tâches ménagères moucher aussi le nez et bouchonner le derrière du petit dernier ; tantôt lascives soirées entre amants devant la cheminée, chevelure dénouée visage entouré de flammes, tandis que le mari fait le Jacques à la guerre, la province alentour tricotant patiemment potins et médisances derrière ses persiennes mi-closes ; mais c’est toujours par la magie de la gaudriole grand style qu’il les embobine, les subjugue, les envoûte à leur faire perdre le sens de l’humble réalité quotidienne, toutes ! Du premier étage de mon immeuble la fenêtre de mon bureau plonge sur la devanture de sa boutique, c’est dire si je suis bien placé pour observer le manège de tous ces pékins qui, du lever au baisser de rideau, viennent comploter avec le bonhomme, ensemble intriguent autour des tables, quittent finalement son antre sourire en coin serrant sous leur paletot le petit morceau de rêve ou de révolte qu’il leur a fourgué en douce. Il ne faudrait s’imaginer en effet que seule la gent féminine sans cesse est fourrée là pour se désaltérer d’amours illicites et de fraîches balivernes ; non, c’est tout le quartier qui défile et parfois même, les samedis surtout, je l’ai constaté, ça vient de plus loin encore ! Jeunes gens tout frais émoulus de turbulents lycées de banlieue, fringués soixante-huit, qui débarquent en ribambelle à la traque de quelque traité d’anarchie, méchantes plaquettes de poètes maudits, se gobergent de sulfureux et d’érotisme et qui s’en retourneront avec du Calaferte au creux du cartable, du Michon au fond des poches — pourquoi pas du dérèglement surréaliste ou du vinaigre célinien ! — si ce n’est un précis de décomposition à leur casser pour de vrai les pattes, les

débaucher à tout jamais d’une honorable carrière dans la finance ou l’industrie. Rêveurs indociles, ronchons, contestataires endurcis et coupeurs de cheveux en quatre, il y a queue en permanence devant sa porte et sous mes propres fenêtres ! Lui, en bon marchand d’illusion, il fait son miel bien sûr des penchants pervers de tous ces gogos pour le futile et la paresseuse songerie, se frotte les mains de ce que nul, pour l’heure, ne semble trouver à redire à son curieux négoce non plus ne s’inquiète des ravages que peut causer sa coupable activité à l’ordre établi, à la marche harmonieuse de nos sociétés vers toujours plus de démocratie ; c’est bien là le cadet de ses soucis ! Et pourtant : matchs quasi quotidiens opposant des clubs de football maintenant avantageusement cotés en Bourse, multiplicité des chaînes de télévision offrant toutes des émissions de variétés de première qualité, séries américaines hyperréalistes et feuilletons top français au suspense des plus fameux, mini transat en solitaire à travers l’Atlantique, Paris-Dakar Mitsubishi Motors Eastmancolor, Questions pour un champion, Jeu des mille euros, bals populaires, costumés, masqués, travestis, combats de coqs, poule aux œufs d’or, plumes, paillettes et cocoricos, mille autres fééries encore ! N’y a-t-il là suffisante matière à un sain délassement des populations qu’il faille, pour une frange certes infime mais obstinée de nos concitoyens, aller chercher dans le plaisir solitaire et l’esprit d’insubordination que distille insidieusement la lecture quelque sombre échappatoire à l’exaltante réalité de tous les jours ? Et c’est bien ce drôle de type aux allures de parfait honnête homme, qui a pignon sur rue avec sa drôle de boutique – une librairie, pensez donc ! –, qui encourage au vice, mène en toute bonne conscience son action délétère sur le moral des troupes et ne rougit en rien de sa coupable activité que l’autorité du moment, trop bonne fille c’est sûr, a la faiblesse d’encore tolérer au cœur-même de notre quartier. Si l’on entend poursuivre notre marche en avant vers le meilleur des mondes, alors il serait plus que temps d’en finir avec ce genre d’individu et fermer pour de bon sa diable de boutique. Que l’esprit s’en aille souffler où il veut et qu’on nous laisse enfin tranquilles, avec seulement du pain et des jeux.

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LA RÉSERVE - Mantes-la-Ville Depuis 1977, la librairie la Réserve vit, respire et vend des livres dans le Mantois (région parisienne). Aujourd’hui elle compte six libraires et 30 000 titres proposés à ses clients. Avec de nombreux partenaires culturels et associatifs, et en premier lieu avec nos amis et voisins de la Biocoop du Mantois, nous organisons débats et rencontres avec des auteurs.

La première fois que je me suis séparé de mes livres ~

Christian Roux

CHRISTIAN ROUX Christian Roux nous a séduits (et conquis) dès son premier livre, Braquages. Un polar, efficace, original et écrit. Il a confirmé son talent, en explorant d’autres voies, avec Placards et plus récemment Les Ombres mortes. Auteur tendre et énervé (à bon escient), il surprend à nouveau dans la nouvelle écrite pour ce recueil. Ajoutons qu’il est aussi compositeur, pianiste et chanteur et que la parution de son premier album est imminente. Bibliographie :

Les Ombres mortes, Rivages-Noir, 2005, Paris Placards, Serpent-Noir, 2003, Paris Braquages, Serpent-Noir, 2002, Paris (Folio policier, 2004)

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La première fois que je me suis séparé de mes livres

La première fois que je me suis séparé de mes livres

La première fois que je me suis séparé de mes livres, j’avais vingt ans et j’entamais une – très courte – carrière de berger. Je les ai tous donnés, je ne me souviens pas bien à qui. C’était une jeune femme. Elle s’appelait Catherine ou Nathalie, un nom avec des consonances de ce genre, et elle était la petite amie de Franck, un des types avec qui nous squattions une ferme, à Villiers-le-Bâcle, dans le 91. Ma petite amie à moi, Annie, n’était plus que mon ex-petite amie. Nous nous étions séparés avant de postuler pour une même place, croyant que parce que nous l’avions décidé, nous pourrions vivre côte à côte sans aucun souci. Pour l’heure, elle dormait dans la chambre juste au-dessus de la mienne, peut-être avec l’un des autres types de la bande, Bruno. En tous les cas, je craignais que ce fût le cas. Nous étions cinq en tout, quatre garçons et une fille, jeunes volontaires embauchés par une association pour remettre d’aplomb une exploitation agricole et en restaurer les bâtiments. L’entreprise n’était pas commerciale. Il s’agissait de créer un lieu d’accueil pour handicapés. Mais pour autant, l’exploitation devait générer ses propres gains. Et comme la propriétaire de la ferme, une comtesse immensément riche, refusait de céder sa ferme à l’association – une des dizaines qui lui appartenaient et qui n’étaient plus occupée depuis des lustres –, nous la squattions. Très vite, nous avons construit la bergerie et accueilli un troupeau de cent brebis. Il était en ce temps-là beaucoup plus facile de virer des hommes que des bêtes. Et il en va toujours très certainement de même aujourd’hui. Mais une fois les moutons dans la place, il avait bien fallu s’en occuper. Ce n’était, au départ, pas mon rôle. Moi, j’étais plutôt destiné à la restauration des bâtiments. Enfin, j’étais surtout paumé et je me demandais ce que j’allais faire de ma carcasse quand je suis tombé sur une petite annonce. « Association cherche jeunes volontaires pour… ». On était censés travailler à mi-temps et bénéficier d’une formation, le tout pour 2300 francs par mois, avec une possibilité de logement – le squat, mais ça, ce n’était pas précisé dans l’annonce. Comme j’avais besoin d’un logement, je n’ai pas hésité. Annie n’avait pas de boulot non plus et elle n’était pas moins

paumée que moi. Elle a répondu à l’annonce, elle aussi. Il y a des moments, dans la vie, où on ne sait pas faire autre chose que s’enfoncer. À l’origine, c’était Franck le berger. Mais très vite, il a jeté l’éponge. Alors que son rêve de toujours se réalisait – du moins est-ce ainsi qu’il avait présenté les choses et bon sang qu’est-ce qu’il avait pu nous en faire du cinéma, à jouer le solitaire taciturne taillant son bout de bois et méditant pendant des heures dans les champs –, il a découvert que le rôle de berger lui convenait mieux lorsqu’il n’y avait pas de brebis dans les parages. La stupidité de ces bêtes l’exaspérait au plus haut point et il les frappait tant et si bien que certaines en ont eu les pattes brisées. Il faut dire que Franck n’était pas très aidé par son chien, un chien de race spécialement conçu pour la garde des moutons, pourtant, et qui avait la particularité de se faire respecter sans les mordre. Uniquement par le regard. Ce chien n’avait pas été choisi par hasard : fidèle à ses rêves de transhumance et une fois de plus sans tenir aucun compte de la réalité, Franck était adepte de la non-violence. De plus, il mangeait végétarien et avait réussi à faire accepter ce régime à son chien. Je ne sais pas si c’est pour cette raison ou bien si, comme son maître, l’animal était à moitié fou, mais toujours est-il qu’il fuyait devant les brebis. Il en avait peur. Très vite le troupeau s’est mal comporté et sa santé a laissé à désirer. Le problème, je crois, est que Franck était allé manger du fromage dans les montagnes en accompagnant des immensités de troupeaux quasiment autogérés. Les bêtes, qu’il avait plus suivies que dirigées, avaient depuis longtemps l’habitude de s’occuper d’elles-mêmes. L’élevage en milieu fermé et en hiver n’avait rien à voir. Par exemple, Franck aurait dû savoir que dès les premières gelées, la prairie n’apportait plus aucun nutriment. Quand nos brebis n’étaient pas à moitié démolies par les coups qu’elles recevaient – l’une d’elles avait tout de même eu un œil crevé – ou quasiment mortes de faim, elles fuyaient le berger ou courraient après le chien. La plus vieille et la plus rusée d’entre elles – celle qu’il suffisait de contrôler, en fait, comme je l’ai compris plus tard –, trouvait toujours le moyen de se faufiler par un trou de clôture et entraîner le troupeau derrière elle. Plusieurs fois, nous avons dû aller récupérer nos bêtes sur les routes et je crois que nous étions un bon sujet de rigolade pour les gens du coin.

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La première fois que je me suis séparé de mes livres

La première fois que je me suis séparé de mes livres

Bref, il a fallu remplacer Franck, et comme je n’y connaissais au fond rien en moellons, chaux et torchis, j’ai laissé tomber la restauration de bâtiment et je m’y suis collé. Le formateur que j’ai trouvé était le berger de la bergerie nationale de Rambouillet. J’allais travailler là-bas deux fois par semaine et en revenais pétri de connaissances nouvelles. Il faut dire que j’avais nettoyé mes neurones de fond en comble et que j’étais en quelque sorte vierge de toute référence. À l’époque, j’avais une théorie – comme tout individu de vingt ans, j’en concevais une par semaine, je suppose : pour s’ériger en être libre, lavé des scories morales et des atavismes qui lui avaient été inculqués à son insu pendant son jeune âge, tout être humain se devait de désapprendre. La décroissance culturelle, en quelque sorte. Est-ce pour cette raison que je me suis séparé de mes livres ? Avec le recul, je me demande surtout si je ne cherchais pas à me débarrasser de la souffrance que je ressentais à l’idée que mon ex-petite amie couchait avec un autre type. La jalousie, la possession, tous ces vieux trucs… Un homme nouveau conserverait-il dans ses entrailles les douleurs de l’homme ancien ? Mais les livres ? Je ne lisais que depuis trois ans ; ne participaient-ils pas de cet homme nouveau que je devenais ? Je ne crois pas. À vingt ans, on vieilli de dix ans par mois. Et mes rapports avec la littérature ont été tardifs et sulfureux. Jusqu’à dix-sept ans, je n’aimais pas lire. À part quelques Oui-Oui, Le Château de ma mère et Premier de cordée, je ne me souviens pas de grand-chose, et il va sans dire que ces souvenirs ne sont pas parmi mes plus chers ! C’est à un prof et des élèves, c’est-à-dire à mes pires souvenirs (je haïssais le lycée), que je dois ma passion pour la littérature, aussi bien en tant que lecteur qu’en tant qu’écrivain. J’étais totalement inculte en matière littéraire mais j’étais un inconditionnel de Beethoven, Liszt, Bartok, Malher – un peu moins de Bach, même si je ne pouvais qu’admirer son art – et, après avoir laborieusement et médiocrement terminé une seconde scientifique, j’ai intégré une première littéraire. Cette année là, l’œuvre au programme était Madame Bovary et le professeur que nous avions, M. Ancey, était une véritable terreur. C’était un homme sévère, distant,

qui nous vouvoyait et nous massacrait dans sa notation. Avoir un 7, avec lui, relevait de la performance. Autant dire que tous les éléments étaient réunis pour me faire détester définitivement toute matière écrite. Et c’est le contraire qui s’est passé. Cet homme avait une particularité. Son visage s’éclairait, ses traits s’adoucissaient, ses yeux brûlaient quand il nous lisait des passages du roman de Flaubert (parce qu’il avait la grande intelligence de nous en lire), et il n’était pas rare qu’il versât une larme. J’ai finis par me dire que je passais peut-être à côté de quelque chose, mais je ne pouvais décemment pas me mettre à lire un roman de 400 pages sur les rêves et l’ennui d’une provinciale un peu bébête ! La même année, j’ai rencontré des élèves qui, eux, étaient passionnés de poésie surréaliste. Dans leur démesure extrémiste et également passionnée, il va sans dire qu’ils vouaient pareillement Madame Bovary aux gémonies, mais avec des arguments autrement plus littéraires que les miens. La qualité suprême des surréalistes était, selon mes nouveaux amis, de nous transformer tous en homme libre et en artiste. Il suffisait de dessiner ou d’écrire n’importe quoi, n’importe comment, au fil de la plume, avec ou sans faute d’orthographe et ce n’importe quoi devenait poème, dessin, sculpture. Comme ils éditaient une petite revue, ils m’ont demandé d’écrire quelque chose pour eux. Mon ignorance et ma cervelle vide de tout substrat littéraire ne pouvaient qu’accoucher d’œuvres géniales ! J’ai accepté, dubitatif. Et j’ai découvert la liberté. L’immense liberté d’écrire ce qu’on veut, effectivement. Car le mot est à nous et personne ne peut nous le voler. Un papier, un crayon, et tous les univers sont possibles. On ne parlait pas d’autre monde, à l’époque, mais s’en fut bien un que je découvrais sans cesse, infiniment et pour toujours. Mais le surréalisme est bien plus subversif qu’il n’en a l’air. Sa plus grande vertu est de nous faire comprendre qu’il n’est de loi qui se transgresse ni de morale qui se piétine. Son plus grand danger peut être de nous faire croire que cette transgression ne prête pas à conséquence. L’acte gratuit par excellence, fondateur d’un homme absolument libre et dépourvu de tout interdit moral, tel que le propose André Breton, ne serait-il pas de sortir armé dans la rue et de tuer n’importe qui, sans aucune raison ? J’étais jeune. J’adhérai vite à l’idée que la liberté ne s’achetait pas mais qu’elle

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La première fois que je me suis séparé de mes livres

La première fois que je me suis séparé de mes livres

se volait. Je volais donc des livres, la trouille au ventre, totalement inconscient du tort que je causais aux libraires. A cette époque, je n’en ai pas regardé un seul en face. J’avais choisi de considérer qu’ils n’étaient que des commerçants, donc des suppôts d’un capital déjà bien plus que rampant. Je ne volais que des livres de poésie. D’une part je ne lisais que ça, de l’autre, elle souffrait encore moins que les autres écrits la vulgarité de l’argent. « Prisonniers des gouttes d’eau, nous sommes des animaux perpétuels… » Je dois dire aussi que le peu d’argent de poche que je possédais passait dans les disques, beaucoup plus grands que les Poésie Gallimard et donc techniquement impossibles à voler. Ce n’est pas une excuse mais, étant d’un naturel plutôt trouillard, je ne suis pas sûr que si j’avais pu dépenser sans compter, malgré mes conceptions sur l’être et la liberté, j’aurais volé. Mais lire des livres, même volés, même prônant les libertés les plus illégales – mais qui sont-ils, alors, ces auteurs qui vendent leurs livres ? – aide à faire la part des choses. Aussi, dès l’année suivante, j’ai acheté mon premier roman, et j’ai été très fier de pouvoir regarder un libraire droit dans les yeux. C’était Désert, de Le Clézio. Je me souviens de sa couverture toute blanche, souple et glacée, avec son titre inscrit en rouge. C’était édité par Gallimard, mais pas dans la célèbre collection jaune à liséré rouge, j’ignore pourquoi. Lalla, les hommes bleus, l’accouchement, la grande ville du sud, le désert… Parfois encore, je le recherche ce livre et je finis par me dire : « Ah non, merde, celui-là, je l’ai donné ». Car cette année-là, donc, celle de mes vingt ans, alors que j’apprenais à tresser des anneaux en cordelette et à les fixer pour empêcher les retournements de vagin dont étaient victimes nos brebis, j’avais décidé qu’il me fallait tout reprendre à zéro. La jeune fille, une littéraire sans doute (mais vraiment, je ne m’en souviens pas), trop contente de cette aubaine et toujours vaguement inquiète quand elle venait passer la nuit dans ce repaire de mal lavés (nous n’avions que l’eau froide), avait sauté sur l’occasion pour s’emparer de ma collection, jurant que lorsque j’en aurais fini avec mes lubies, elle me la rapporterait. Je lui ai tout donné. Tout. Sauf les livres de poésie, encore une fois traités à part – je les ai encore ! Peu de temps après, Franck ramenait une Roberte à la maison. Plus jamais je

n’ai revu Catherine (ou Nathalie) ni mes livres. Ce n’était pas la première fois que je faisais table rase. L’année précédente, c’était mes écrits que j’avais brûlés. Tous. De la poésie, surtout – très mauvaise, je pense –, des essais, des bouts de journaux, des débuts d’histoire. Il y avait, je me souviens, un cahier commencé après que j’avais vu Jeux interdits. Ce n’était pas la gamine qui m’avait ému, mais le gamin. Georges Poujouly. Il me bouleversait absolument, et surtout la trahison dont il était victime. La trahison du père. Il y avait aussi un film sur l’enfance de Jean Giono. Jean le Bleu, me semble-t-il. Je ne comprenais pas pourquoi je n’avais pas eu une telle enfance. Ainsi, d’un côté je m’extasiais devant les poèmes surréalistes ou dada les plus riches (Les Champs magnétiques, L’Homme approximatif), de l’autre, je dégoulinais d’apitoiement sur des pages et des pages. N’empêche, j’aurais bien aimé pouvoir relire ces phrases un jour. Quelle que fût leur qualité, je crois qu’elles étaient sincères. Hélas, cette fois, j’ai tout brûlé. C’est d’ailleurs le sort premier que j’avais envisagé pour mes livres. Je ne l’ai pas fait. Je me suis contenté de m’en séparer et je me suis défoncé autant que j’ai pu pour que le troupeau remonte la pente. Mais de nombreuses bêtes sont tombées malades, victimes de mille carences. Les agneaux naissaient avec des malformations pulmonaires. Ils n’arrivaient pas à tenir sur leurs pattes pour atteindre les mamelles de leur mère. Je les prenais dans mes bras et les forçais à se nourrir au biberon. S’il le fallait, je les portais près du feu, dans la seule pièce chauffée de la ferme, et je les installais dans une caisse. Mais très vite, ils n’arrivaient plus à tenir leur tête. Dans un tic obstiné, elle partait à la renverse, et tous les agneaux, les uns après les autres, finissaient par mourir en crachant leur langue. L’un d’eux est mort dans l’utérus de sa mère. J’ai mis du temps à comprendre que c’était pour cela que la pauvre brebis souffrait d’une septicémie chronique. J’ai sorti le cadavre de l’agneau os par os. Des amas de poils et de chair putréfiée étaient collés sur chacun d’eux et il m’a bien fallu trois heures pour tout récupérer. Ma main a pué la mort pendant des jours et des jours mais la

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La première fois que je me suis séparé de mes livres

mère a crevé quand même. Pourtant, la rusticité de ces animaux est surprenante. Certaines brebis qui ne se levaient plus étaient infestées de vers. On aurait dit qu’elles avaient la gangrène. Qu’à cela ne tienne ! Je les relevais, les brossais – des bouts de chairs marron tombaient avec les vers –, puis je les aspergeais de désinfectant et elles repartaient. C’était difficile. Cette année-là, je n’ai pas lu. Je n’ai pas écrit non plus. Je me suis battu avec la vie. À la fin, tout de même, le troupeau était sain. Il a été bien vendu et certains agneaux ont été égorgés dans la cour même de la ferme, scellant définitivement mon envie de m’occuper de bêtes à viande. Puis notre contrat s’est terminé. Un boucher a acheté la ferme pour y élever des chevaux qu’il tuait lui-même et l’association a laissé tomber le projet. Enfin, Annie est partie de son côté et moi du mien. Pour de bon. Ce n’est qu’un an plus tard que j’ai recommencé à acheter des livres. De poche, évidemment, toujours. Sauf trois : Madame Bovary, de Flaubert, en édition La Pléiade, Le Bruit et la Fureur, de Faulkner, même édition, et Demande à la poussière, de John Fante, un auteur que j’avais découvert avec Rêve de Bunker Hill. Alors l’envie d’écrire m’a repris. Elle ne m’a plus quitté, même si je n’ai achevé mon premier roman que quinze ans plus tard, et plus jamais je n’ai eu envie de me séparer de mes livres. Maintenant je les prête et je les perds. Mais ce n’est pas la même chose.

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LE BRUIT DES MOTS - Meaux C’était un soir de l’automne 1999, il faisait bon. Nous dînions à l’extérieur d’une maison de ville en banlieue parisienne, la terrasse était étroite et les amis libraires qui nous recevaient avaient mis les petits plats dans les grands. Nous parlions avec animation de l’ouverture prochaine de la librairie prévue en décembre. Il lui fallait un nom et nous n’en trouvions pas. Puis soudain, une possibilité vint sur la table en même temps que le fromage. Entre une Fourme d’Ambert et une pyramide de Valencay il y avait du Brie de Meaux. Bruits de mots, attention au choc des photos dit l’un. Bruit de maux, gare au Doliprane dit l’autre. Mais quelques verres de vin plus loin, il y avait Le Bruit des mots et rien à faire d’ébruiter des nouvelles, de faire un peu de bruit avec les mots, cela nous plaisait et pas qu’un peu! Ce soir-là, ce qui n’était qu’un bruissement est devenu une réalité, la librairie à Meaux avait un visage puisqu’elle avait un nom. Depuis décembre 1999, Marianne L’Hôte et Didier Jouanneau en sont les ébruiteurs permanents.

Qu’est-ce que tu penses de la vitrine ? ~

Bruno Roza à Gilles Wargnier

BRUNO ROZA Bruno Roza, toujours discret et sympathique, nous fait le plaisir de fréquenter notre librairie. Il y vient avec sa petite famille en semaine, il aime à se promener dans les rayons et reste avide de découvrir les jeunes écrivains auxquels il s’apparente. La nouvelle qui suit illustre bien l’auteur. Il y est question de l’admiration de l’œuvre écrite et de sa fragilité. De l’éphémère, des choses et des êtres qui peuplent les librairies.

Bibliographie :

L’Instituteur/trice (collectif), Delphine Montalent (à paraître) Sainte Nénette, Delphine Montalant, 2004, Queyarc (Pocket 2006, Paris) Le Facteur (collectif), Delphine Montalant 2003, Queyrac Leçons de choses, Dilettante 2001, Paris (Pocket 2003, Paris)

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Qu’est-ce que tu penses de la vitrine ?

– Nane s’éveilla à midi. Elle disait « Nane », mais « Nane » n’était pas son nom. Son vrai nom était Louise et « Nane » était le nom qu’elle portait dans son histoire. Elle venait à peine d’ouvrir les yeux. C’était encore nuit noire et elle récitait : Nane s’éveilla à midi, parce que cette phrase était la première du roman qu’elle se racontait sur elle-même, sa part d’inconnu devant soi. Sur l’amoncellement de livres qui lui servait de table de chevet, son réveil venait de se déclencher. Sept heures déjà. Nane avait le temps, tout le temps qu’elle voulait. Louise non, la cérémonie aurait lieu à dix heures. Sa main avait coupé la sonnerie, mais son oreille en percevait encore l’écho. C’était pareil pour les livres lui avait dit un jour René. Pour les bons livres. Ta main les referme, mais ils te parlent encore longtemps après. Était-ce le cas pour une voix d’homme, une fois qu’elle s’était tue ? Entendraitelle encore celle de René quand tout à l’heure on l’aurait enterré ?

Qu’est-ce que tu penses de la vitrine ?

– Enfin ça, en tant que libraire, faut pas trop le dire : c’est pas vendeur ! Louise se rappelait la première fois qu’elle était entrée dans la boutique de René. C’était le soir de ses dix-huit ans, elle n’avait pas voulu rentrer chez elle. Sa mère, son père, leur putain d’affaire familiale, ses deux années de placard à promener des yeux glauques sur des monceaux de factures et à vérifier des calculs dans des registres gris. Tout ce qu’elle n’avait pas voulu expliquer à René, tout ce qu’il avait peut-être compris du premier coup d’œil. Elle était arrivée à l’heure de la fermeture, davantage attirée par la petite lumière qui émanait du lieu que par la nécessité de se mettre à l’abri. Oui, il tombait des cordes mais de toute façon elle s’en moquait bien de la pluie ou du beau temps. Il ne lui avait rien demandé ce soir-là, et surtout pas ce qu’elle cherchait. Il avait bien fait. Elle serait partie en courant. Ce qu’elle cherchait ? Le savaitelle seulement ? Existait-il des mots pour l’exprimer ? Elle avait erré parmi les livres sans en ouvrir aucun. Quand la pluie s’est arrêtée, elle a gagné la porte, il a simplement dit : emportez celui-ci, mademoiselle, vous me le rapporterez plus tard.

– Pour ça, il y a les livres, aurait-il répondu, chacun d’eux est une voix. Oui, une voix, c’était ça qu’il disait des livres René et peut-être seulement ça. Ensuite bien sûr, il parlait de la couleur de cette voix, de sa profondeur, de son timbre. Mais d’abord il expliquait la manière dont elle l’avait touché, comment elle avait rencontré en lui cet autre « je » qui répondait : oui c’est ça, c’est exactement ça. Je l’ai toujours su mais c’est seulement maintenant que je le comprends. Oui c’est ça, c’est exactement comme ça qu’il fallait que ça s’écrive, exactement comme ça que je l’aurais écrit si je savais le faire. La lecture pour René, c’était finalement toujours se rencontrer soi-même, se reconnaître, mais ailleurs, plus loin, plus haut, au bout de soi-même, comme si, d’un livre à l’autre, il n’y avait eu qu’une seule voix pour vous parler. En général pour racheter son enthousiasme, il concluait en rigolant :

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Mon Dieu c’était si loin tout ça, vingt ans déjà. Quel livre lui avait-il donné ce soir-là ? L’avait-elle lu ? Elle se souvenait seulement du poids de l’objet dans sa main ; de sa pesanteur et de sa légèreté ; de la force d’attraction qui l’avait ramenée à la boutique. Louise n’avait pas encore allumé et Nane fut à nouveau debout dans sa tête, debout dans l’heure solaire qui la voyait ouvrir les yeux – « Nane s’éveilla à midi » – Louise n’avait jamais été plus loin que cette première phrase. Des livres, elle en avait lus beaucoup, écrits quelques-uns maintenant, mais celui-ci était un livre à elle, un livre en elle, un livre dont elle n’avait jamais connu la suite. Nane se levait et il était midi. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, Louise s’était toujours éveillée avec cette phrase sur les lèvres. Elle en avait parlé un jour à René.

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Qu’est-ce que tu penses de la vitrine ?

– Vous devez me trouver complètement folle, non ? Elle travaillait pour lui depuis deux ans, et elle n’imaginait même pas écrire un jour. René avait déjà du mal à marcher. Le matin, en arrivant, il l’envoyait au bistro d’à côté. Deux cafés, deux croissants. Prends l’argent dans la caisse, Louise, c’est pour les frais généraux. Et puis on s’asseyait autour du petit bureau au fond de la boutique. Lui sur le gros fauteuil tournant, elle sur le haut tabouret à marches escamotables. C’est sur ce tabouret qu’elle lui avait expliqué pour sa petite phrase. – Folle ? Oh ça, j’espère que tu l’es bien un peu. Il avait commencé sur le mode de la plaisanterie et, baissant subitement le ton, il avait ajouté : tu sais Louise, Nane c’est ta part d’inconnu, oui ta part d’inconnu devant toi, et c’est avec cette part-là qu’on vit sa vie et c’est sur cette part-là que les écrivains fondent leurs livres. Elle avait ramassé les tasses, remporté le plateau. Ni elle ni lui n’avaient jamais reparlé de Nane au cours des trois années où elle avait été son bras droit et son bras gauche comme il se plaisait à le dire aux clients. – Salut ma Louise ! lui lançait-il aujourd’hui lorsqu’elle passait le voir. Deux fois par an, depuis plus d’une quinzaine d’années, elle revenait à la boutique. Elle choisissait une heure vide avant la fermeture. Il attendait le moment où le parfum de l’encre et du papier, la silencieuse présence des livres auraient ramené les conditions favorables. – Ça avance ton bouquin ? avait-il envie de demander. Mais il disait seulement : qu’est-ce que tu penses de la vitrine ? Il n’avait pas quitté son vieux fauteuil, elle retrouvait son tabouret. Elle commençait souvent par le même clin d’œil : – Dis-donc, René, il est plutôt mignon ton dernier vendeur !

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Qu’est-ce que tu penses de la vitrine ?

Invariablement, mais toujours avec un pli gourmand au coin de la bouche, il répondait : – Oh, ça aussi tu sais, c’est pour la vitrine maintenant. Ils parlaient popote un moment : deux trois ragots du milieu littéraire, des petites histoires en somme pour reprendre leurs marques. Puis au détour d’une phrase, René citait un auteur qu’il venait de découvrir : tu l’as lu celui-là ? Et tout de suite elle reconnaissait ce qu’elle était venue chercher ici, ce qu’elle ne rencontrait pas toujours dans ses lectures, ce qu’elle perdait parfois en écrivant : le sens tout simplement. Et c’était tout à coup tellement évident, tellement généreux qu’elle en ressentait presque physiquement le don. La pesanteur. La légereté. Et tandis que Louise regardait ses mains, étonnée de n’y pas voir l’objet qu’elle venait de recevoir, la voix de René rouvrait pour elle les profonds chemins où elle avait trouvé non pas la force et le courage d’écrire mais l’impérieuse — la périlleuse — nécessité de le faire. – On est encore les derniers. Tu seras gentille de me descendre le rideau de fer en t’en allant. La grosse main du libraire tirait de sous une table une petite pile d’ouvrages soigneusement attachés : – Tiens, ma Louise, j’avais mis ça de côté pour Nane, tu lui donneras quand tu la vois. La ficelle est consignée, le reste c’est pour les frais généraux. Louise alluma. Le réveil marquait sept heures dix. Elle se tourna vers le mur tapissé de livres : – La bibliothèque de Nane, balbutia-t-elle tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. La bibliothèque de Nane. Oh non, elle n’avait pas fini de l’entendre la petite voix de René.

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COMME UN ROMAN - Paris 3° Six années après sa création rue de Saintonge, la librairie Comme un roman s’installe en 2007 rue de Bretagne, dans les maisonnettes du marché des Enfants Rouges. Sur une surface de 250 m², cette librairie générale de quartier propose un choix de 16 000 références et un espace est dédié à l’organisation régulière de débats et rencontres.

Comme un roman ~

Anne-Marie Garat

ANNE-MARIE GARAT Anne-Marie Garat est l’auteure de nombreux romans, dont Aden qui a obtenu le prix Femina en 1992 et plus récemment Dans la main du diable. Elle vit à Paris, rue de Bretagne et lors de ses visites régulières à la librairie, elle nous fait partager ses lectures, ses découvertes et ses réflexions sur la place du livre et de la fiction dans notre société. Bibliographie :

Dans la main du diable, Actes Sud, 2006, Paris Un tout petit cœur, Actes Sud Junior, 2004, Paris La Rotonde, Actes Sud, 2004, Paris Une faim de loup lecture du Petit chaperon rouge, Actes Sud, 2004, Paris Nous nous connaissons déjà, Actes Sud, 2003, Paris (Babel, 2006) Les mal famées, Actes Sud, 2000, Paris (Babel, 2002)

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Comme un roman

Comme un roman

Ma librairie de quartier s’appelle Comme un roman . Elle a son pas-de-porte au milieu des commerces de proximité, boucherie et boulangerie, quincaillerie, marchand de vins, l’Italien et le Grec. Elle voisine avec le square, les cafés, le bureau des poste et le marché aux primeurs. La vie est comme un roman ! La rue, la ville, l’océan, les montagnes, le ciel du soir comme un roman, et l’amour, l’amitié, l’enfance, l’ambition, les héritages, désirs, utopies et crimes et rêves, comme un roman. Ce sont les romans qui nous l’enseignent, c’est dans le roman que la réalité se double de son intensité, de sa nécessité, il nous la rend plus présente, plus urgente, nous les abonnés aux trivialités du jour.

On trouve rarement son bien dans le vrac des gondoles, le tout-venant de saison : le commerce de masse est d’autant plus faussement démocratique qu’il s’en revendique. La grande distribution est avide de chiffres de vente, mais ce qui chiffre la lecture, c’est sa plus-value d’humanité. Ici, Karine et Xavier composent leur assortiment et nous le destinent. Ils ont bien du souci, avec les « offices », les livraisons en caisses à déballer, les catalogues et les commandes, et les tables, les rayons ne sont pas extensibles. Mais ce qu’on trouve chez eux, c’est du premier choix, le leur, à échelle humaine, et même étiqueté d¹un petit mot, comme on en laisse sur la table de la cuisine : Aimé, Très aimé, Très, très aimé ! Une adresse amoureuse, et chaque balle a son billet, dit-on. Lisez, mais Bon Dieu, lisez ! Voici des pépites, de l’obscur, de l’oublié, des trésors. Un art de la joie et du contact, du temps de vivre, celui qu’on y passe, flâneur ou pressé, entre deux courses, deux petits cafés, par inspiration buissonnière. Un art d’amitié et d’accueil, artisanat de la relation humaine, au coin de la rue, au cœur du quartier, lieu aventuré de toutes les résistances. Parfois, on y rencontre un écrivain, en chair et en os, né en librairie. Il y a tant de déserts ruraux ou urbains où n’existe pas, ou plus, ce service de passion qui propage la lecture par ondes, par contagion. Dans ma librairie, parmi les livres, il y a des miroirs au mur, comme dans les demeures, qui donne idée de la profondeur et double l’espace. Ce n’est pas tellement deux fois les livres, c’est deux fois leur ombre et leur énigme en écho, deux fois leur silence et leur voix.

Autrefois, on appelait « librairie » la salle du palais où se gardaient, privilège des rois, les livres rares, souvent uniques : la plus convoitée, la plus protégée des richesses. Depuis, les librairies ouvrent de plain-pied sur nos rues, invite au passant, luxe royal que ce petit commerce de proximité. Non pas grande surface, hypermarché des livres et des petits pois, mais une boutique de détail. De toutes les denrées comestibles, la plus choisie, aimée, passionnément, à la folie, c’est le livre, qui parle du monde. Karine et Xavier tiennent ce commerce des pensées et des émotions, au sens noble où l’entendait Montaigne : le commerce des hommes entre eux, cet art d’être ensemble et de partager, d’échanger, de faire circuler ce par quoi nos vies tiennent debout. On y va de la parlote, palabre et parlerie, ou des « parlemens » d’amour, on s’y entretient des livres, ces étranges objets très secrets, très intimes, et bouleversants, avec lesquels on passe du temps long, ou très court, des raccourcis d’existence, des traversées de grands fonds, des vols planés, en apesanteur, silences célestes. On parle de ceux qu’on a lus, surtout de ceux qu’on devrait lire, qu’on n’a jamais le temps de lire, ou qu’on a lus deux fois, et même quatre, les derniers parus, les très anciens qui ont traversé les siècles, ceux de langue étrangère qui portent la nouvelle des ailleurs. Ceux qu’on a prêtés, on ne sait plus à qui, ils nous manquent ; ceux qu’on veut offrir, par bonté, par beauté. Un commerce de rêves, d’envies, de peurs et d’attentes, de connaissance, à quoi nous livrent les romans, les essais, les poèmes, les albums, les recueils de photos, de cinéma, de sciences, les livres de cuisine et les récits de voyage, les contes et les documents.

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M’LIRE - Laval M’Lire est avant tout une librairie conçue comme un lieu de rencontres et d’échanges autour du livre. Née d’une reprise en 1999, elle est le projet d’un groupe d’amis qui n’a pas voulu sa disparition. Parmi eux, des personnes venant de tous horizons et les deux employés de l’ancienne structure, Marie Boisgontier et Simon Roguet. La librairie a fait du chemin et deux personnes, Gabriel Pailler et Guillaume Boutreux, sont venues se joindre à l’effort du duo de départ. Librairie générale, son travail s’oriente dans trois directions importantes : la jeunesse, la littérature et la bande dessinée. La jeunesse représente le premier secteur de la librairie. Membres de l’ALSJ (Association des librairies spécialisées jeunesse), nous essayons de proposer un choix dense et réfléchi. Nous défendons une littérature jeunesse de qualité et originale. Dans le même état d’esprit, le but en littérature est de faire découvrir et de promouvoir une certaine partie de la production éditoriale (peut-être moins connue, sûrement moins diffusée) et de sortir ainsi de la machinerie médiatique et éditoriale. Suivant nos passions, nous avons créé un rayon BD où nous défendons depuis le début les éditions indépendantes qui proposent une voie graphique et narratrice différente. Enfin, dans une même démarche, nous avons décidé, il y a deux ans, de créer un rayon disque. Nos objectifs pour la librairie : créer un lieu convivial où les gens se sentent à l’aise ; mettre en avant notre côté humain du commerce ; proposer nos coups de cœur en toute simplicité et honnêteté ; réaliser un travail de recherche et de débroussaillage dans la masse de la production éditoriale ; devenir un lieu de rencontres et d’échanges ; faire profiter de nos compétences en supportant la formation des libraires.

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Jean-Loup Trassard

JEAN-LOUP TRASSARD Jean-Loup Trassard est écrivain et photographe. Né en 1933, à Saint-Hilaire-du-Maine, il dit de lui-même qu’il est un « écrivain de l’agriculture » et c’est vrai que depuis ses débuts en 1960 à la NRF, il explore son « territoire », une campagne mayennaise au bord de la Bretagne. Il faut lire Trassard pour se rendre compte de l’empreinte qu’a laissée sur lui cet espace rural restreint et vaste à la fois. Ecrivain d’une « civilisation » paysanne qui se meurt, qu’il évoque avec poésie et sans nostalgie. Ses photographies minimalistes surprennent au premier regard par l’impression de grandeur qu’elles dégagent et traduisent ce monde perdu, clos mais chaleureux des paysans. Bibliographie :

Conversation avec le taupier, Le Temps qu’il fait, 2007, Paris Le Voyageur à l’échelle, Le Temps qu’il fait, 2006, Paris La Déménagerie, Gallimard, 2004, Paris (Folio, 2006) Dormance, Gallimard, 2000, Paris

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Je lis, je lis sans fin, mais autour de la tête n’ai qu’une bibliothèque d’écorces, castor, tu tailles les bouleaux de la rive en crayons, élan, tu accordes à la page fraîche le sceau de ton sabot, pic noir, tu tapes mes poèmes sur ta machine de bois, j’écris, j’écris le soir, que le sang russe dont la terre est gorgée se répand dans le ciel. (in La forêt chante)

Livre, lecture, librairie… mais, attendez, il en manque un… Oui, c’est liberté ! Vous autres, Français, profitez-vous vraiment de la liberté qui vous permet de tout lire, hormis la limite que vous imposent vos moyens pécuniaires et encore, vous pouvez parfois lire en bibliothèque ce que vous renoncez à acheter ? J’ai vu quand je suis venu en France, invité par la revue Po&sie, une bibliothèque dans chaque petit village. Bien sûr, elle n’a pas tous les livres, sinon elle serait plus grande que le village, mais les enfants peuvent y prendre goût aux livres afin de devenir des clients de librairie. Je lisais aussi quand j’allais à l’école, j’ai même emporté certains soirs un livre à la maison, je le serrais, assis dans un coin de l’isba, cela faisait crier ma mère qui voulait que je surveille ses oies, leur évite de se faire écraser, mais par la rue de notre village ne venait pas une voiture par jour. A la ville où j’allais quelquefois, je passais devant la seule librairie, pas un rouble pour y entrer, mais je sentais la présence des livres, enfin… de quelques livres, car j’observais à l’intérieur beaucoup de rayonnages vides, j’ai cherché à savoir pourquoi. C’est à cause des livres interdits, a-t-on fini par me répondre. Longtemps je me suis demandé pourquoi le libraire avait fait des étagères pour les livres interdits et puis je suis arrivé à la conclusion que le libraire, qui certainement aimait les livres, espérait que la liberté viendrait un jour, il avait fait leur place

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d’avance à des livres pas encore édités, ou pas encore traduits. La traduction, c’est important. Chez nous il n’y a pas grand-chose, cela commence lentement, pendant trop longtemps les choix n’ont été faits que sur des critères politiques. Mais vous, Français, vous entrez dans une librairie, c’est comme si le monde entier parlait votre langue, le contraire de la tour de Babel ! Pas très loin de la librairie aux rayonnages vides, il y avait une pharmacie où le comptoir était entouré d’étagères en bois ciré, mais celles-ci demeuraient presque nues, sans doute le pharmacien comme le libraire espérait-il qu’un jour il pourrait vendre des médicaments aux malades. Parce que les malades nous les avions déjà, les lecteurs je ne sais pas mais les malades oui. Sur la porte de verre une grande et belle affiche présentait des plantes en couleur, certaines fleuries, et donnait en face de chacune les explications nécessaires pour la cueillir au bon moment et l’utiliser pour se soigner. Une fois de retour à la campagne et devenu garde forestier, j’ai médité ce que j’avais vu et le sens caché de l’affiche. Puisque les livres étaient absents, il fallait essayer d’en écrire nous-mêmes ! C’est ainsi que j’ai commencé à envoyer mes poèmes aux revues. Ivan Ivanovitch Ourganov

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LE SQUARE - Grenoble Le Square, la librairie de l’Université, un seul nom ou deux réunis, celui venu du passé, et c’est plus de cinquante ans en arrière, ou celui choisi il y a dix ans pour mieux rendre compte d’une librairie plus grande, plus ouverte, plus littéraire (merci Marguerite !). Qu’on dise l’un ou l’autre, selon l’époque où l’on a poussé pour la première fois la porte, selon qu’on soit professeur, étudiant, enfant, fou de roman, dingue de voyage ou de B.D, amoureux d’art, passéiste ou pas, pourquoi vient-on au Square? On vient pour le fonds et les petites lampes bleues, pour les libraires fougueux et leurs tables coups de coeur, pour les rencontres d’auteurs et la gazette, enfin pour toutes les bonnes raisons qui font une vraie librairie !

La gamelle des fous ~

Pierre Péju

PIERRE PÉJU Pierre Péju ne s’y trompe pas, lui qu’on croise dès qu’il a un moment dans les rayons du Square (fait-il partie de ceux qui disent encore La Librairie de L’Université ? Je ne sais plus !) Pierre Péju, fils de libraire lyonnais, grenoblois depuis longtemps, spécialiste du romantisme allemand et du conte, auteur reconnu largement depuis «La petite chartreuse» (prix du livre Inter, adaptation au cinéma) mais que nous suivons depuis toujours. Pierre Péju, homme étonnant, chaleureux et tourmenté, écrivain généreux dont nous attendons avec impatience chaque nouveau roman. Lisez, si ce n’est déjà fait, outre l’opus déjà cité, son magnifique recueil de nouvelles «Naissances», mais aussi son dernier roman, audacieux et brillant « Coeur de pierre». Bibliographie :

Cœur de pierre, Gallimard, 2007, Paris Le Rire de l’ogre, Gallimard, 2005, Paris (Folio, 2007) La Petite Chartreuse : prix du livre Inter 2003, Gallimard, 2002, Paris (Folio, 2004)

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La gamelle des fous

La gamelle des fous

Le plus discrètement possible, les tympans crevés par le vacarme, il commença à progresser dans cette foule très dense essentiellement composée de jeunes gens qui remuaient la tête au rythme de la musique et brandissaient des bocks débordants. Ses pieds heurtaient des bouteilles vides. Une vieille phrase lui revint : « La vie, morne comme une fête obligatoire et permanente… » De qui ? De lui ? Avec l’âge, il était devenu léger et frêle mais sa peur d’être heurté par un coude, arrosé de bière, bousculé ou renversé était moins forte que sa soudaine envie de disparaître. Au moins, s’il tombait par terre, la présentatrice autoritaire qui depuis le début de la soirée le maternait comme un vieux bébé ne pourrait pas le retrouver. Par habitude, il s’excusait en se faufilant, « pardon », « pardon », mais personne ne le remarquait. Sans bien savoir où se trouvait la sortie, il s’en allait. Pourquoi, après tant d’années de solitude et de silence, avait-il donc accepté cette invitation ? Une serre aux ongles rouges se referma son bras mais il n’y avait plus guère que la peau et les os sous le tissu gris du costume. L’alcool rendait pâteuse la voix furieuse de la fille. – Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous vouliez vous sauver ? Vous savez bien qu’on nous attend ! Il avait profité du moment où elle vidait sa quatrième vodka pour s’esquiver. Sans le lâcher, elle fit un signe aux deux vigiles pour leur signaler qu’elle venait de remettre la main sur son bonhomme. Quelques semaines auparavant, c’est un nouvel éditeur inconnu, prétendant détenir les droits sur son œuvre oubliée qui avait réussi à le convaincre : – Vous savez bien que vous êtes plus ou moins devenu un mythe ! Vos livres sont introuvables. La plupart des gens vous croient mort, mais votre nom, votre seul nom symbolise quelque chose. Voilà, il s’agit d’un festival de musique, mais entre deux concerts, nous avons organisé un événement littéraire ! C’est fou, non ? Nous avons pensé que votre seule présence serait une petite attraction ! Car nous éditons une anthologie de vos œuvres… Mort, il l’était d’une certaine façon. Rien publié depuis plus de vingt ans. Mais, en dépit de ce retrait, les trois syllabes de son nom avaient plus ou moins flotté

sur le temps comme un signe naufragé, comme le nom d’un produit un peu prestigieux, que plus personne n’utilise, mais que l’on qualifie, sans bien savoir pourquoi, de « poétique » ou de « littéraire ». S’il avait accepté de venir, ce n’était pas parce que l’éditeur, sans un commentaire sur ses textes, avait parlé d’« hommage tardif », de « célébration un peu décalée mais tellement méritée », mais parce que la ville où se déroulait le festival était le lieu d’un de ses plus chers souvenirs : sa première lecture publique de poèmes à l’occasion de la parution d’un premier et mince recueil. Il se souvenait encore du nom de la petite librairie, La gamelle des fous, et du visage tellement cordial et attentif du libraire qui l’avait invité. La fille aux ongles rouges le retenait toujours fermement tandis qu’un solo de batterie ponctuait un morceau de rock’n roll. Le concert s’acheva. Cris et applaudissements. Seuls, le batteur et un guitariste restèrent en place. Puis le public du concert reflua tandis que de nouveaux spectateurs ayant entendu les annonces ou consulté le programme affluaient, étonnés ou amusés. L’accompagnatrice le poussa alors dans le cercle de lumière rose, le soutenant exagérément comme s’il était fragile et précieux. Elle le força à s’asseoir derrière une table sur laquelle étaient empilés des ouvrages à la couverture très colorée. Son nom y figurait en grosses lettres dorées. Puis son visage apparut sur un écran géant. Des gens approchaient, le dévisageaient sans vergogne, examinaient les livres. – Il suffit que vous griffonniez une signature à ceux qui vous tendront le bouquin dit la fille en lui glissant entre les doigts un énorme feutre noir. Il haussa timidement les sourcils. – Signez et c’est tout. Pas de blabla, pas de dédicaces compliquées. Les gens veulent surtout vous approcher et repartir avec leur bouquin signé. Ils aiment les autographes… Allez, commencez à en signer quelques exemplaires d’avance. Il ouvrit l’un des volumes entassés devant lui. Sur chaque page de gauche des fragments plutôt courts de certaines de ses œuvres étaient imprimés en caractères gras. Sur les pages de droite, des photographies publicitaires vantaient des modèles de montres, d’automobiles, de téléphones, de sous-vêtements féminins. Un texte, une pub : drôle de livre!

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La gamelle des fous

La gamelle des fous

Comme des jeunes gens braquaient sur lui, machinalement, leurs minuscules appareils photos, il voulut esquisser un geste d’accueil, un geste aimable, un geste d’autrefois. – Non, non, dit la fille, vous n’avez rien à faire pour le moment. Un acteur va lire quelques extraits que nous avons choisis… Au même instant, après un roulement de batterie et un accord de guitare, un type en tee-shirt moulant commença à déclamer au milieu du brouhaha. Soulagée de savoir son écrivain sagement installé face au public, l’accompagnatrice était allée se chercher un autre verre de vodka. Les vigiles fumaient, les yeux dans le vague. Il se leva alors, sans que personne ne paraisse s’en étonner, ou plutôt comme si son mouvement faisait partie de la mise en scène. Pour la seconde fois, il se fondit dans la foule à la recherche de la sortie. Quand l’accompagnatrice, vacillante, constata la nouvelle fugue, il était déjà loin, inaccessible, dissimulé par tous les corps serrés les uns contre les autres. En se retournant il aperçut les vigiles, déjà lancés à sa poursuite, qui dominaient d’une bonne tête le public houleux à travers lequel ils se frayaient un passage. Il franchit des couloirs, traversa d’autres salles où la musique se déchaînait, des espaces où des centaines de buveurs s’agglutinaient. Un courant d’air froid sur son front lui fit comprendre qu’il avait atteint la rue avant que les vigiles ne le rattrapent. Il prit une direction au hasard, pressa pas. Il se trouvait dans l’une des grandes avenues bordées de vitrines illuminées et bourrées de marchandises. – Il est là-bas, courez, ramenez-le, hurlait la fille. Un tramway étincelant glissa silencieusement devant lui. Les portes coulissèrent. Il monta. Les portes se refermèrent au nez des deux vigiles qui tambourinaient contre les vitres. Très seul, il s’assit au bord d’un siège, les mains posées à plat sur ses genoux. Son cœur battait. Il traversait une ville devenue méconnaissable. Après quelques stations, ayant repris son souffle et retrouvé un peu de calme, il descendit. Une marche au hasard. Après l’excès de lumière et d’éclats, beaucoup de noir et de choses à l’abandon. Des lieux déserts et silencieux. Il allait d’un pas égal, tournait sans hésiter à droite, prenait à gauche, en dépit de l’obscurité. Ses pas

perdus devaient être aussi des pas magiques car, soudain, il fut certain de se trouver sur cette place de la vieille ville où se trouvait, il y a bien longtemps, la librairie La gamelle des fous. Oui, c’était bien là, au pied d’un immeuble dont les fenêtres étaient aujourd’hui aveugles. Une boutique à l’abandon dont les vitrines avaient été blanchies à la chaux puis régulièrement recouvertes d’affiches et d’inscriptions désordonnées. Levant la tête, il vit que les lettres de l’ancienne enseigne avaient été arrachées. Seules les quatre premières lettres du mot « gamelle », noircies, usées, avaient résisté à la destruction. Très las, il haussa les épaules. Il repensa au local chaleureux où avaient vécu tant de beaux livres. Tant de mots, tant de phrases, dans la lumière douce du soleil matinal qui pénétrait à flots par les vitrines et réchauffait les pages. Il revit son propre livre, tellement modeste et solitaire, dressé, au milieu des livres d’autres écrivains qu’il jugeait à l’époque prestigieux. Il revit le sourire chaleureux du libraire qui avait accordé à son obscur opuscule le privilège d’une lecture, suivie d’une signature de l’ouvrage. Il se revit enfin, tellement jeune, debout face à un public clairsemé mais attentif, parfaitement silencieux, assis sur les quelques chaises de bois dont disposait la librairie. Son recueil entre le pouce et l’index tremblants. Bouche ouverte. Muet. Les lecteurs, respectueux et patients avaient attendu les premiers mots d’un poème. Il avait à nouveau ouvert la bouche. Même mutisme. Même paralysie. Il s’était raclé plusieurs fois la gorge mais aucun son n’était passé entre ses lèvres sèches. C’est alors que le libraire, assis à ses côtés, s’était rapproché de lui. Il avait posé une main amicale sur son bras et avait proposé avec calme : – Ce n’est rien, ça arrive, il vaut peut être mieux que ce soit moi qui lise le premier poème, vous ne croyez pas ? Et, recueil en main, le libraire avait lissé sa grosse moustache, ajusté ses lunettes et commencé à articuler, respectueusement, d’une voix douce mais parfaitement claire, le texte du poète pétrifié. « Mâchoires brisées, souffle coupée, pierres coupantes, sous la broussaille de tant d’illusions fracassées. » De lui, ces mots ?

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La gamelle des fous

La gamelle des fous

Il s’approcha de la devanture condamnée, plaça son œil à l’endroit où la vitre blanchie était cassée. L’intérieur de l’ancien magasin n’était plus qu’un cube entièrement vide, plongé dans une lueur laiteuse et dont le sol était jonché de papiers froissés, de déjections et de gravats. Il remarqua que la porte, obstruée par des planches désormais pourries, grinçait un peu. Il la poussa avec précaution et se glissa dans l’ancienne librairie. Il n’avait jamais su la raison du choix de ce nom : La gamelle des fous. Il lui fut facile de retrouver l’endroit exact où il s’était tenu, debout et muet, aux côtés du libraire moustachu. Des fantômes d’amateurs de poésie étaient assis sur des chaises transparentes. Dans l’angle le plus reculé de la boutique dévastée, il remarqua bientôt la forme sombre d’un gisant. Ce n’était pas un fantôme, mais un corps humain bien réel, allongé et enroulé dans d’épaisses couvertures. Corps mort ? Individu profondément endormi ? Son incursion n’avait pas fait réagir cet être couché contre le mur. Il resta un instant immobile, prêt à battre en retraite. Il fit deux pas de côté, la main cherchant un appui, car il était pris d’un léger vertige. Adossé au mur, il s’affaissa lentement sur lui-même et resta accroupi, sans bouger, dans la position d’un fœtus ou d’une momie, ses avant-bras maigres croisés sur ses genoux relevés contre sa poitrine. D’autres phrases lui traversaient la tête. Des bribes de poèmes lui tenaient lieu de mémoire. Il ramassa un vieux sac de matière plastique qui traînait à côté de lui et l’enfila comme une cagoule, y enfouissant son visage. Lorsqu’il commença à suffoquer vraiment, il arracha le sac et resta hébété, haletant, dans cette demi- obscurité sordide. C’est alors qu’il remarqua que la forme humaine couchée sur le sol, et qui n’avait jusque-là pas bronché, se mettait à remuer dans un enchevêtrement de couvertures. Il vit le torse d’un homme, dont les traits étaient mal discernables qui prenait appui sur ses coudes mais demeurait sans rien dire.

L’autre homme s’assit en tailleur, attendit un peu, puis, d’une voix douce mais très distincte, il déclara : – Ce n’est rien, ça devait sans doute arriver, mais il vaut peut-être mieux que ce soit moi qui lise le dernier poème…Vous ne croyez pas ? Pendant ce temps sur les rectangles des vitrines rendues opaques par la chaux et les affiches, on pouvait voir se découper les silhouettes colossales des deux vigiles.

Toujours figé dans l’angle du mur, incapable de prononcer la moindre parole pour expliquer sa présence, il restait bouche bée, pétrifié.

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MAUPETIT - Marseille Quatre-vingts ans que la librairie Maupetit s’est installée sur la Canebière ; de fait trois générations de lecteurs se sont déjà donné rendez-vous dans cet espace de 900 m2 dédié au livre ; librairie avec un cabinet de lectures au 1er étage dans les années 1830, la librairie s’est rapidement affirmée comme une adresse incontournable à Marseille et sa région. De nombreuses rencontres s’y déroulent dans les salles Nina Berberova (30 m2) et Joseph Conrad (40 m2) ; dans l’espace de vente, vingt libraires peuvent vous guider, vous conseiller ou tout simplement être heureux de votre présence.

Mes libraires et moi ~

Jordi Bonnels

JORDI BONNELS Jordi Bonnels qui nous offre le texte « Mes libraires et moi » est un écrivain hispano-français né à Barcelone. Auteur de plusieurs romans en espagnol, il coordonne actuellement l’édition du Dictionnaire de la littérature en langue espagnole à paraître dans la collection « Bouquins » chez Robert Laffont en septembre 2008.

Bibliographie : El Olvido, Funambulista, 2001 La Deuxième Disparition de Majorana, Liana Levi, 2004, Paris Dieu n’est pas sur la photo, Liana Levi 2005, Paris Esperando a Beckett, Funambulista, 2006, Paris

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Mes libraires et moi

Mes libraires et moi

J’en ai vu des librairies dans ma vie ! J’en ai connu des libraires ! Je ne sais pas si je les aime ou si je les aime pas. Quand je pense à eux, j’entends. Ça dépend des jours... de mon humeur du moment, quoi. C’est comme avec les femmes de ma vie. Exactement la même chose... le même état d’esprit... ou à peu près...

une boutique sa boutique... c’était une grande armoire adossée au mur... que disje grande... immense... dans une cour sur rue, et tout autour, par terre, à même le trottoir, sur des chaises, dans des caisses en bois, un véritable capharnaüm de livres, revues, albums, images... Lui, au moins, ne m’a jamais déçu... Au moins un ! Chaque fois que je lui demandais un titre... il l’avait... Et il n’hésitait jamais... Il savait où il était (aujourd’hui, les libraires, vous en conviendrez, ne savent jamais où sont les livres qu’ils ont... ils n’ont plus besoin de savoir, ils ont l’ordinateur... ). Il avait son armoire dans la tête... et son bordel dans la tête... incollable, vraiment, sur son bordel... C’est mystérieux un libraire qui a tous les livres que vous lui demandez... on n’en fait plus des comme ça... Mais là je vous jure que c’était le cas... Et le mieux de tout, ce pourquoi je le garde dans mon cœur et je lui rends ici hommage, c’est qu’on n’avait pas besoin ni de rentrer ni de sortir de sa boutique... on ne faisait qu’y passer... on ne pouvait qu’y passer... Voilà les librairies que j’aime... qui n’existent plus... celles où l’on ne fait que passer... comme pour tout... J’aime bien rester en passant... la seule manière de vraiment rester... la seule manière d’avoir le livre que l’on veut... et la femme que l’on veut... et le monde que l’on veut... et la fin que l’on veut.

Il faut dire que pour moi ça n’a pas toujours été facile de rentrer dans une librairie. J’ai toujours eu du mal à rentrer dans les boutiques quelles qu’elles soient. C’est plus fort que moi. Je me tâte deux fois plutôt qu’une avant de me décider à pousser la porte. À franchir le seuil. Et lorsque je me décide c’est toujours à contrecœur. En fait, ce n’est pas tant rentrer qui me coûte, mais sortir. Une fois dedans, je me demande comment je vais faire pour sortir... je pense que ça va être mal pris si je pars... et je reste... des heures durant... je tourne en rond.. regarde les mêmes livres deux, trois fois... trouve toujours un prétexte pour différer ma sortie. C’est parce que je connais trop bien mes difficultés à sortir que j’éprouve les pires difficultés à rentrer. Quand je vous disais que c’était comme avec les femmes ! Avec elles c’est pareil... ou tout comme... Je crois que tout cela est dû à mon rapport maladif aux livres... aux femmes... au monde... Je voudrais les avoir tous... les livres, bien sûr... les avoir tous lus... et les avoir toutes eues... ou presque toutes... certaines, on pourrait s’en passer... être dans tous les endroits... être infini, quoi. Ah nao ser eu toda a gente e toda a parte ! (« Ah ne pas être à moi seul tous les gens et le monde entier ») écrivait Alvaro de Campos, l’une des incarnations de Fernando Pessoa, dans son Ode Triunfal (Ode triomphale). Voilà... dans le mille... Ça doit être chouette d’être infini. Mieux, beaucoup mieux que d’être immortel. Au moins pendant un certain temps... À la longue, ça doit fatiguer aussi... Comme tout... Voilà, en gros, ce que je reproche aux libraires : ils n’ont pas tous les livres. Ils devraient ! Un bon libraire est celui qui les a tous... celui à qui l’on demande, avez-vous ceci ou cela... et il vous sort ceci et cela... J’en ai connu un... À Barcelone... Jadis... J’allais vers mes quinze ans. Je ne dirais pas que c’est le premier libraire que j’ai connu dans ma vie – comme la première femme de Brassens – mais l’un des tous premiers, oui. Il avait pignon sur rue dans la vieille ville... ce n’était même pas

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AU POIVRE D’ÂNE - Manosque, LaCiotat Lorsque Pierre Magnan écrivait, dans L’Amant du poivre d’âne « On appelait la Pauline à la rescousse. Le Grignoux tirait sur le licol, la Pauline poussait l’âne aux fesses. On réussissait enfin à le placer parallèlement aux ridelles du charreton », il ne se doutait pas que toute cette histoire pouvait influencer les appellations. Finalement, ce poivre d’âne n’avait que très peu à voir avec des équidés lecteurs ou des livres épicés. Alors, je me sentais parfois comme une Pauline qu’on appelle à la rescousse, coincée derrière un comptoir, ne poussant toutefois plus que des soupirs entendus. Il fallait en entendre des épanchements et des desiderata de blasés, des confidences et des aveux d’exaltés. Et lui, là, il tourne et flâne autour des tables, furète la mine réjouie jusqu’à l’arrivée d’une grappe humaine qui se jette sur lui, l’entoure et le congratule. Il doit être connu, se dit la Pauline qui sommeille en moi. Le petit groupe s’éparpille après moult accolades, quelques grimaces, des mots plus hauts que les autres et, bien sûr, sans acheter, parce que celui-à-la-tête-connueque-je-devrais-reconnaître est parti. Et puis, il est revenu, le lendemain, celui-à-la-tête-connu-que-je-devrais-reconnaître, je me disais que j’allais pouvoir lui demander, gentiment, en passant, pourquoi sa têteje-devais-la-connaître. Et avant même que je puisse enchaîner sur « Bonjour », il me noie sous une logorrhée incompréhensible : « Vous connaissez la fille, la fille d’hier ? ». Quelle fille ? « Hier, une fille ! » Voilà, toujours pareil, l’appel de la Pauline à la rescousse pour des services qui n’ont rien à voir avec les fesses de l’âne, un bureau de renseignements. Et celui-à-la-têteconnue-que-je-devrais-reconnaître qui continue à parler, une histoire de vermicelles, je n’ai pas compris, il s’emballait, elle ou lui, il y avait eu un jeté de vermicelles, ou de spaghettis, il en a toujours des spaghettis, elle lui a posé la main sur la cuisse, non c’est lui, ou pas, mais sa vieille Simca 1300, crème vanille ? Glace à la vanille avec les grenouilles de Thibaut dans le coffre, de la Simca ? Non de la Mercedes, et puis il l’a entraînée sur la mezzanine, pour boire de la Carlsberg ? Non du vin, Isabelle ? Non Aline, peut-être ; elle allait rester, Aline ? Non Sophie, peut-être ; dans sa fougue il avait déchiré une socquette, à elle, la socquette rouge ? Non blanche avec un fil rouge, elle est bibliothécaire, en Lettonie ? Non Montfort-sur-Argens avec un artisan letton, de Saint-Martin-Lalande, Sophie ? Non Anne, peut-être ; de l’extraordinaire, de la fébrilité, les bols en bois sculptés vendus, par Anne ? Non Rosa, peut-être ; et puis un silence. Celui-à-la-tête-connue-que-je-devrais-reconnaître se tait, me regarde. Interrogative je lui demande s’l veut déjeuner avec moi, j’aurais peut-être l’occasion de savoir pourquoi sa tête-je-devrais-la-connaître : « Il y a des toasts à la gelée de pastèque et du poulpe en daube ! »

D’accord, elle comprend ~

Jacques Séréna (Rencontre à la librairie du Poivre d’Âne à La Ciotat)

Mille mercis à Jacques Serena pour Sous le néflier (2007) (éditions de Minuit) L’acrobate (2004), Plus rien dire sans toi (2002), et Lendemain de fête (1993). 167


D’accord, elle comprend

D’accord, elle comprend

Je me trouvais là, en fin d’après-midi, dans cette nouvelle librairie du Poivre d’Âne à La Ciotat. Tranquille, heureux, prêt à m’offrir au bas mot un quart d’heure à parcourir au hasard quelques livres posés sur les tables. Et, il fallait s’y attendre, j’étais à peine plongé dans la première page du premier livre, j’ai entendu que quelqu’un me saluait jovialement. J’ai relevé la tête et j’ai vu là non seulement mon jovial interpellateur mais tout un petit groupe, composé de quelques vagues connaissances qui venaient droit sur moi pour se coller, enjouées, autour de la table où j’étais, celle sous l’arcade en demi-cercle, où étaient les derniers romans sortis. Or, moi, s’il y a bien une chose dont je ne raffole pas, personnellement, c’est bien les vagues connaissances enjouées qui fondent à l’improviste sur moi, mais bon, j’ai souri aussi. Et souri finalement plus franchement que je l’escomptais, en remarquant, détonnant dans leur groupe, une jeune femme que je ne connaissais pas. Et qui, elle, me souriait moins jovialement, nettement moins enjouée, avec même quelque profondeur, elle, on aurait dit. En un rien de temps, j’avais ajusté mon sourire au sien. Avec cette inconnue, au moins, il y avait dans la rencontre une incertitude, de l’ambiguïté, une espèce de bénéfice du doute. Parce qu’autant dire que, pour ce qui était des autres, je savais, hélas, parfaitement à quoi m’en tenir. Un petit groupe classique, comme nous en connaissons tous, avec l’inévitable plasticien qui a eu un jour un article dans Beaux Arts Magazine, avec l’ex-danseur qui a un jour été programmé à Avignon, avec le vieux céramiste letton qui a jadis exposé ses vases dans son pays mais qui depuis qu’il s’est fixé dans les parages boit comme un trou, avec l’ex-maîtresse de ce vieux pochard, sempiternelle diva des vernissages locaux, qui ne se résigne jamais à rompre, son vieux céramiste n’est plus son roi mais il fait encore partie de son échiquier, avec aussi l’exchroniqueur free-lance aux cheveux rares et longs à la Richard Brautigan, qui a soi-disant travaillé longtemps pour Télérama jusqu’à ce qu’il leur claque la porte au nez et les envoie se faire voir, soi-disant. Et puis, donc, avec l’inconnue. Qui me souriait, là, à moi, avec profondeur, le genre de femme qu’il nous semble immédiatement, au premier coup d’œil, avoir déjà vue quelque part mais où. Sans doute attisé par cette nouvelle donnée, par cette profondeur émoustillante, je me connais, je me suis entendu me lancer, me suis surpris en train de

parler avec fièvre d’auteurs que j’aimais, et qui, tous, comme par hasard, se distinguaient par cette espèce d’humour, d’autodérision, qui était le résultat de l’honnêteté alliée à la lucidité, étant bien évident que cela ne servait à rien d’être honnête si l’on n’était pas lucide, au contraire, affirmais-je, rien de plus lourd que les imbéciles sincères. Et, par exemple, j’aimais, chez mes auteurs préférés, cette façon qu’ils avaient de parler ouvertement de leurs inévitables influences, ce qui était d’ailleurs une pratique courante dans certains pays, en Norvège, par exemple, on déclarait sans la moindre gêne œuvrer dans la même veine que Vesaas, ou, au contraire, en réaction contre lui, et le Suédois Lars Noren tonnait haut et fort qu’il se battait contre Bergman, et en Allemagne les auteurs clamaient dès le départ qu’ils écrivaient contre Brecht, ou après Müller, ou à côté, ces auteurs que j’aimais proclamaient d’emblée que leur travail était issu de quelque part, de quelqu’un, pour, en cours de route, devenir autre chose, et n’avoir d’ailleurs, parfois, au final, plus rien à voir, et c’était en cela que ces auteurs étaient passionnants, en cela qu’ils étaient grands, comme DidierGeorges Gabily qui, sorti d’Heiner Müller, avait fait l’œuvre personnelle et forte que l’on savait, voilà le parfait exemple d’un parcours artistique naturel, avec résultat époustouflant, ramasser le flambeau là où l’autre l’avait laissé tomber, comme nous avait dit Arthur, pour l’amener plus loin, ou, évidemment, bifurquer, trahir, ou juste retravailler autrement le même matériau, soit dit en passant, il n’y avait guère qu’en France, et encore, seulement en France chez les petits asticoteurs de muse, qu’existait ce spécimen ridicule d’auteur se proclamant l’inventeur souverain de ses pages, se pensant comme en dehors de la longue marche littéraire, se vivant comme surgi en génération spontanée, en espèce d’électron libre, pauvre bestiole, il fallait entendre ce genre d’âne braire qu’il ne savait absolument pas d’où lui venait son style, son univers, ça lui venait comme ça. Alors, forcément, arrivé là, dans mon petit auditoire, debout autour de la table, dans cette librairie, il y a eu l’inévitable offusqué, comme il y en a toujours un, dans tout auditoire. Cette fois-là, ce fut l’ex-chroniqueur de Télérama, soidisant, le faux Brautigan, qui s’est montré outré par mes propos et s’est lancé aussi, échauffé, lui aussi, je suppose, par la présence de l’inconnue, et sans

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D’accord, elle comprend

D’accord, elle comprend

doute d’autant plus énervé qu’elle continuait de me sourire, n’arrêtait pas. Alors donc, cet effarouché de service a promptement conclu de mes propos que je me faisais purement et simplement l’apôtre du plagiat, m’a dénoncé à la vindicte publique comme un sournois incitateur au piratage, un vil liquidateur du droit d’auteur, et, bien évidemment, en fin de compte, m’a soupçonné de vouloir piller des phrases dans les deux romans qu’il était lui-même parvenu à faire éditer. Et rien ne pouvait plus l’arrêter, dans cette librairie, debout autour de cette table, parti comme il l’était, il allait, lui qui nous parlait, de ce pas sauver le droit d’auteur, en dénonçant demain à la face du monde mes flagrants appels à la curée intellectuelle, autrement dit mon intention mal dissimulée de faire une razzia dans ses deux romans à lui, de le citer bientôt intégralement en omettant son nom. J’ai eu beau lui assurer que non, lui promettre qu’il pouvait dormir tranquille, que ni moi ni jamais personne ne songerait jamais à prendre quoi que ce soit dans ses pages à lui, il jurait de reprendre du service dès le lendemain à la première heure à Télérama et de leur envoyer un billet d’humeur pour dévoiler au monde mon vrai visage, il m’empêcherait à tout prix de nuire, il ne serait pas dit qu’il aurait raté l’occasion de sauver la littérature. Et bon. Cette jeune femme était encore là, à toujours me donner l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, à toujours me sourire avec toujours autant de profondeur, sinon plus. Et je sentais comme une décharge électrique passer entre mes épaules, comme un petit flot de lumière entre mes omoplates. J’ai aussitôt imaginé, je n’y peux rien, on se refait mal, j’ai imaginé les plages de paradis qu’elle me faisait miroiter, et j’ai anticipé le désenchantement qui, fatalement, allait s’ensuivre, j’ai rajouté à l’ensemble les petits et grands dommages collatéraux que provoquerait inévitablement, de part et d’autre, notre histoire commune, j’ai comparé enfin la somme totale à l’état qui serait le mien si, sur-le-champ, je renonçais à tout cela, sortais de la librairie et partais. J’ai baissé la tête, regardé la table pleine de romans, puis j’ai relevé la tête en souriant de plus belle à la jeune femme. Qu’avais-je donc de mieux à faire ? A proposer à ce corps et à cet esprit de moi ? Les rentrer chez moi pour s’y morfondre dignement un soir de plus ? En ce début d’été ? C’est que la solitude a un goût plus amer au début de l’été.

Sans insister sur le fait que l’hiver avait été long, que je m’étais attardé plus que de raison dans la rumination d’un échec sentimental, pour ne pas dire d’une débâcle totale. Devenait urgent de m’improviser des illusions nouvelles. Alors j’ai salué la compagnie, y compris le Brautigan lourd, qui s’est bien gardé de me répondre, dans la lutte contre la propriété intellectuelle on ne transige pas, et je suis sorti de la librairie, et la jeune femme m’a simplement suivi. En route vers un nouveau beau désastre. Nous allons sans nous parler, sans nous regarder. A chaque instant notre avenir apparaît devant nous comme un étranger dans la nuit, comme qui dirait.

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Après, c’est dans ma cuisine. Il y a eu ce joli moment où elle a été assise en silence dans ma cuisine, seulement éclairée par la veilleuse du frigo dont elle avait laissé la porte ouverte. Mais voilà qu’elle a parlé. M’a avoué qu’elle savait que j’étais ami avec son ex, Fabrice M., un poète connu. Et voilà qu’elle s’est mise à m’énoncer ce qu’il faudrait que je dise à ce Fabrice, puisqu’il demeurait mon ami et qu’à elle il ne parlait plus. Et moi, peut-être encore énervé par le lourd, je me suis entendu dire non, d’une voix trop sourde, non, non. Non, ai-je grondé, non, je ne dirai rien à Fabrice, ni à personne, non parce que j’ai passé l’âge de jouer pour les autres, non parce que j’ai l’impression d’avoir passé ma vie à ça, non parce que maintenant, bordel de Dieu, je voudrais un peu jouer pour moi, tant que j’y suis, pour le temps qu’il me reste, parce que, je te jure, regarde-moi, j’existe. Elle a simplement dit d’accord. Qu’elle comprenait. Et s’est levée. Et avant de refermer la porte, elle a répété que bon, d’accord, salut. Elle comprenait.


LUNE ET L’AUTRE - Saint-Etienne Blandine Blanc crée sa librairie en 1993, après une expérience de douze ans dans d’autres librairies. Son ambition ? Offrir aux lecteurs un lieu où ils se sentiraient bien sans exclusion ni jugement, où ils seraient accueillis, conseillés et étonnés. Pari gagné : en quinze ans, Blandine Blanc s’est fait une jolie réputation de librairie professionnelle et a gagné de nombreux ami lecteurs. En 2007, elle décide de prendre sa retraite et transmet sa librairie à Marie et Céline. Eh oui, il faut bien être deux pour succéder à Blandine ! Après cinq ans d’expérience en librairie, elles décident donc de devenir indépendantes. La librairie de Blandine Blanc correspond tout à fait à leurs attentes. Fraîchement débarquées de Bretagne, elles découvrent avec plaisir une librairie de quartier pleine de charme, de vie et de convivialité. Et voilà, la belle aventure se poursuit…

Le premier baiser ~

Jean-Noël Blanc JEAN-NOËL BLANC Jean-Noël Blanc n’est pas seulement un « cycliste du dimanche », comme l’indique sa carte de visite. Il écrit aussi des romans, des nouvelles, des romans-par-nouvelles et des essais. Jusqu’ici, une trentaine d’ouvrages chez divers éditeurs : Joëlle Losfeld, Le Seuil, l’Achipel, le Castor Astral, Seghers, etc., mais aussi Gallimard jeunesse ou Thierry Magnier quand les textes écrits pour les adultes sont publiés en « jeunesse ». Pour la nouvelle de ce recueil d’Initiales, Jean-Noël Blanc a visiblement voulu faire un clin d’œil à une librairie particulière : celle de sa femme Blandine Blanc (dans la librairie du même nom : le hasard fait bien les choses). Mais comme cette boutique vient de devenir Lune et l’Autre et qu’elle prend un nouveau départ sous l’égide d’Initiales, disons que cette nouvelle est une forme de vœu de bonne route aux nouvelles librairies et aux bonheurs qu’elles distribuent à leurs clients lecteurs. Bibliographie :

La Petite Piscine au fond de l’aquarium, Gallimard, 2007, Paris Le Jardin à moustaches Et autres définitions de l’homme, Le Castor Astral, 2007 Paris Esperluette et compagnie, Joëlle Losfeld, 2004, Paris

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Le premier baiser

Le premier baiser

Depuis des années, Ernest rêvait de passer une nuit entière dans une librairie, dans l’intention de partager les rêves secrets des livres endormis. Mais quelle librairie choisir ? Il enquêta, examina des boutiques, flaira les lieux, scruta les ombres, se décida enfin pour Initiales : un magasin aux pièces multipliées, plein de recoins, d’alcôves et de réduits. Son choix ainsi fixé, il se glissa dans un placard, un soir, juste avant la fermeture. Lorsque tout fut silencieux, il sortit, flâna entre les rayons et les tables, palpa les nouveautés, caressa les Pléiade, ouvrit quelques livres pour les sentir, se livra aux odeurs entêtantes des livres d’art. Puis il chercha où s’allonger pour dormir et rencontrer les rêves que ne manqueraient pas de lui communiquer les ouvrages qui l’entouraient. Dans le coin jeunesse, il trouva des coussins et un plaid. Il s’installa, ferma les yeux, s’endormit aussitôt. Et dormit sans rêve. Pas le moindre petit bout de rêve. Le néant. Il s’esbigna discrètement avant l’ouverture, et passa la matinée chez lui à s’interroger sur la bizarrerie de l’imagination humaine. La conclusion s’imposait : les livres non lus ne font pas rêver. Ce constat maussade l’attrista tant qu’il s’invita le soir même chez sa sœur, pour tenter de se changer les idées. C’était compter sans son neveu, qui avait cet âge charmeur et discourtois où les enfants réclament sans répit qu’on leur raconte une histoire. Or Ernest ne connaissait aucune histoire pour enfant, et, en aurait-il même connu, il ne savait absolument pas raconter. Mais comment refuser ? Il installa donc le gniard sur ses genoux, s’éclaircit la gorge et s’apprêta à bafouiller comme toujours en s’empêtrant dans un récit inintelligible. Et ce fut tout le contraire. Il se mit à raconter des histoires merveilleuses qu’il découvrait en les énonçant, et où il était question de derniers géants, de poule rousse, de chocolaterie ou de loup bleu. Se pouvait-il donc que, par imprégnation ? Et que, subrepticement ? À son insu ? Il ne parvenait à finir aucune de ses idées, mais la question désormais le taraudait : et si les livres avaient pénétré dans son cerveau pendant qu’il dormait dans leur ombre ?

Comment vérifier ? Un seul moyen : passer une autre nuit dans la librairie Initiales. Mais sous les auspices d’un autre rayon, pour examiner l’effet d’autres influences. Aussitôt dit que fait. Il dormit au pied des livres de voyage. Aucun rêve au réveil. Bien sûr. Mais, en fin de journée, des Cyclades plein la tête, et des Colombie détaillées, des Kuala-Lumpur en couleurs naturelles, des jardins zen plus vrais que nature et des cascades de Machu Pichu, d’Hébrides et de Yang-Tsé Kiang. Il décida de s’offrir une troisième nuit. Cette fois-ci, au rayon des érotiques. L’enfer des bibliothèques ne l’effleura pas le moins du monde pendant son sommeil, ni pendant la journée qui suivit. Mais, le soir, il se déchaîna. Comment, cependant, se déchaîner dans ce domaine lorsqu’on est seul ? Aller courir la gueuse dans les rues obscures ? Trop peu pour l’état enflammé où il se trouvait. Il lui fallait des fougues intrépides, des embrasements féroces, des gymnastiques audacieuses, des baisers irrémédiables. Mais avec qui, Seigneur, avec qui ? Sa voisine ? Il la croisait dans les escaliers, il connaissait depuis longtemps son sourire, son pas, sa silhouette, son parfum, mais jamais il n’avait osé lui adresser la parole. Il rougissait chaque fois qu’il la rencontrait et qu’elle lui lançait un petit salut timide. C’était une biche, un soupir, une vapeur, un songe de nacre, une fée. Impossible d’aller tout à trac sonner chez elle, surtout dans les dispositions sans équivoque où les livres d’Initiales avaient plongé Ernest. Il prit cinq douches froides avant de trouver la solution. Il s’équipa. Plaça dans un sac à dos une bouteille d’eau, une couverture, un minuscule réveille-matin. Appareilla sans tarder pour la librairie. Se tapit dans sa cachette habituelle. Attendit. Une fois seul, il s’orienta sans hésiter vers l’emplacement exact où il avait décidé de passer la nuit. Bien sûr, le rayon n’était pas très fourni, mais enfin, clientèle oblige, Initiales possédait malgré tout une poignée de romans d’amour. Ernest s’endormit sous le rayonnage où s’alignaient leurs couvertures pastel. Le lendemain soir, sa voisine accepta le premier baiser.

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L’ÉCRITOIRE - Semur-en-Auxois La librairie L’écritoire est née en 1974 du désir de proposer un choix de livres, dans un cadre accueillant, avec la seule exigence de rendre compte de la richesse de l’édition. Entrer à L’écritoire, c’est juste prendre le risque d’être surpris et d’avoir l’impression, après une heure passée dans les rayons, que le seuil est à peine franchi. 50 m2 et 5 000 volumes !!!!… la librairie serait-elle donc autre chose que surface et quantité ?

Premiers livres ~

Pascal Commère

PASCAL COMMÈRE Pascal Commère, né en 1951, travaille en Bourgogne. Il vit à la campagne où ses racines puisent aux sources profondes de l’enfance et de la terre qui colle aux bottes. Bibliographie :

Oiseaux de sens, Le Temps qu’il fait, 2007, Cognac Prévision de passage d’un dix cors au lieu-dit Goulet du maquis, Obsidiane, 2006, Paris Le Vélo de Saint-Paul, Le Temps qu’il fait, 2005, Cognac

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Premiers livres

Premiers livres

Longtemps nous avons lu dans des livres qui n’en étaient pas. Et s’ils n’ont marqué mon enfance, du moins cette « petite enfance » dont je peine aujourd’hui à retrouver la véritable nature, requis alors par des préoccupations narcissiques et de ce fait étranger à la plus infime variation du monde extérieur, qu’elle prît la forme du vent dans un pelage ou d’un rai de lumière sur l’herbe fauchée, ils accompagnèrent en revanche mon adolescence. Non point sous l’aspect physique qu’on leur connaît, mais plutôt sous la forme d’une mystérieuse autant qu’irrésistible attirance que j’éprouvais à leur égard, qui ne tenait pas tant à l’histoire qu’ils véhiculaient, dont je ne serai jamais très friand, qu’à un besoin de me glisser entre leurs pages, prêtant aux mots, abstraits pour la plupart, le pouvoir de m’enfanter une seconde fois. J’entends par là que les pages étudiées au collège n’étaient pas des livres. Je veux dire des livres à soi, qu’on ouvre à la première page pour les refermer à la dernière et qu’on range sur une étagère parmi d’autres, bâtissant au fil des années cette maison de papier qui nous tient lieu de demeure. Mais je vais peut-être un peu vite. Auparavant il nous fallut franchir la porte de ce que nous appelions « la librairie », connue de tous en raison de son rayon papeterie mais où les livres, posés à plat sur une longue table ou debout dans la vitrine, nous apparaissaient comme faisant partie du décor, sans utilité autre que celle de figurer. Pour dire vrai nul d’entre nous ne s’y serait hasardé si nous n’avions, profitant d’un oubli dans la liste des fournitures de début d’année, flacon d’encre de Chine ou tire-ligne, dû acquérir, en plus de l’inévitable paquet de feuilles perforées quand ce n’était pas une pochette de papier Canson ou de papier millimétré, l’un de ces petits Classiques Hachette ou Larousse qui, dès lors qu’ils prenaient place dans le cartable des aînés, resserviraient aux plus jeunes, leurs pages conservant, trois décennies plus tard, outre des traces de doigts et de gomme, des annotations crayonnées dans les marges d’une écriture enfantine que je m’obstine aujourd’hui à ne pas reconnaître. S’ils furent nos premiers livres, leur liste suffirait à reconstituer le programme des cours de français tels qu’ils s’offraient à nous, bizuths aux cheveux en brosse qui franchissions pour la première fois la grille du collège, égarés soudain dans une ville qui ne revendiquait même pas le titre de sous-préfecture, où quelques-uns parmi nous affronteraient plus tard des études littéraires, la plupart choisissant, ou se voyant contraints, de bifurquer vers les branches dites techniques, quand elles n’étaient

pas professionnelles. Pour autant tous allaient découvrir les fabliaux, étudier Le Bourgeois gentilhomme et Le Cid, et, dans les années qui suivraient, Les Voix intérieures, dont le titre sur la couverture vert sombre s’auréolait d’un graphisme désuet qui n’épargnait pas Les Rayons & les Ombres publiés à leur suite, ainsi que La Chanson de Roland et un choix de pages de Chateaubriand, cheveux au vent dans le cartouche, sans oublier La Nouvelle Héloïse. Tous morceaux choisis, et qui devaient de l’être à une autorité magistrale, dont le propos, illustré par la brièveté des extraits retenus, ne résidait nullement dans le plaisir de lire, à moins que l’appareil des notes et renvois ne contribuât secrètement à nous préparer à ce qui devait constituer pour la plupart d’entre nous rien moins qu’une initiation. J’ai dix-sept ans. Une date du reste en fait foi, qui accompagne la signature apposée fièrement au bic bleu sur la page de garde d’un petit volume dont je ne me séparerais pour rien au monde. Livre de poche n° 498, autrement dit mon premier livre. Le premier qui m’appartint j’entends. Et sans doute n’étais-je pas peu fier d’inaugurer alors une histoire qui dépasserait la seule expérience d’une lecture. D’autant que je ne savais rien de la tournure qu’elle prendrait, ni où me conduirait la rencontre avec « l’homme aux semelles de vent ». Dont la silhouette, attifée d’un chapeau, pipe au bec, reste inséparable dans mon souvenir de l’image que l’on se fait du poète quand on a dix-sept ans, un tropplein de révolte au cœur. Rimbaud, voyou de Charleville. Que n’a-t-on pas écrit ? Rimbaud tout court, avec sa gueule d’ange et ce pan de lumière qui blanchit sa joue sur le portrait de Fantin-Latour reproduit en quatrième de couverture. Mais voilà qu’une marraine, dans la ville où j’ai débarqué, s’offre de m’accompagner à la librairie – je n’en ai jamais vue de cette taille encore. Elle souhaite, dit-elle, me faire un petit cadeau. Comme elle a vu juste ! D’entrée je repère le rayon poésie, choisis Alcools et Le Roman inachevé dans la collection « Blanche ». Lesquels figurent encore aujourd’hui sur mes rayons, côte à côte, comme si le hasard de l’alphabet devait les réunir à tout jamais. Fidèle à la lettre A, ce sera bientôt Alberti. Puis d’autres. Tant d’autres. Rafael Alberti et sa « bicyclette ailée », que j’enfourche à mon tour le temps de quelques vers.

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Mais moi,à cinquante ans tout juste, je n’ai qu’une bicyclette… Et des livres, oserais-je ajouter.


L’ASTRÉE - Paris 17° Mini, mini, mini, tout est mini dans notre vie !!!

Comme aime à le rappeler notre président : «petite par la taille mais grande par le talent ». Avec ses 28 m2 l’Astrée est effet la plus petite librairie du groupement. Son aura est le fruit d’une complicité tissée entre de nombreux écrivains talentueux qui la font «briller» depuis son ouverture en 1970 et les fidèles lecteurs réunis dans l’association les amis de l’Astrée. L’Astrée a reçu le prix de l’Adelc en 2001.

Dans ma rue ~

Pierre Charras

PIERRE CHARRAS Pierre Charras, comédien et traducteur d’anglais, a publié plusieurs romans dont Monsieur Henri, prix des Deux Magots 1995 et Comédien, prix Valery Larbaud 2000. Il écrit aussi pour le théâtre. Il a obtenu le prix des librairies Initiales 2006 pour son roman Bonne nuit doux prince.

Bibliographie :

Bonne nuit, doux prince, Mercure de France, 2006, Paris L’Oiseau (essai), Stock, 2004, Paris Comédien, Mercure de France, 2000, Paris Dix-neuf secondes, Mercure de France, 2003, Paris Figure (théâtre), L’avant-scène, 2003, Paris

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Dans ma rue

Dans ma rue

Dans ma rue, quelques pas plus haut, sur le trottoir d’en face, il y avait une boutique dont j’ai été le client pendant de nombreuses années. Elle était consacrée à l’écriture. Tout ce qui concernait l’écriture. Lorsqu’on en sortait, le livre était dans la poche : il n’y avait plus qu’à l’écrire. Maintenant, il faudra conjuguer tout cela au passé. Les vitrines ont été badigeonnées en blanc et ils ont tendu un grand calicot au-dessus de la porte, avec ces mots : CHANGEMENT DE PROPRIÉTAIRES …, ce qui est bien normal. Tout le monde a le droit de prendre sa retraite. La retraite d’autrui est le prix à payer lorsque la paresse vous empêche de déménager. Quant à sa retraite à soi, c’est une autre histoire… Mais les propriétaires n’étaient pas les seuls à changer. Le message se poursuivait : … ET D’ACTIVITÉ . Alors là, c’était la fin du monde. De mon monde. Où allais-je désormais m’approvisionner en papier ? Et en stylos ? Et en rien du tout, à chaque fois que la feuille demeurerait obstinément blanche, que l’inspiration refuserait de quitter le coin d’ombre où elle s’était réfugiée ? Ma boutique-prétexte changeait d’activité ! Qu’allais-je devenir ? Embusqué derrière ma fenêtre comme une petite vieille au chapeau vert, je m’attendais au pire. Je regardais les vitrines blanchies en essayant de deviner ce qui se tramait. Un matin, en prenant ma faction contre le carreau, j’ai eu une surprise : les vitres étaient toujours opaques, mais on avait installé, perpendiculairement au mur, juste au-dessus de la boutique, un panneau permanent précisant l’activité à laquelle on avait l’intention de se livrer dans ces locaux qui avaient jadis fait ma joie. Sur le panneau tout neuf, on pouvait lire ce simple mot : LIBRAIRIE. Ainsi, au lieu d’être dévolu aux livres à faire, l’endroit allait désormais débiter des livres déjà écrits. Et quels livres !!! Du papier, plutôt ; des forêts. Déjà écrits ? Il fallait voir comment ! Eh oui, vous l’avez compris : j’étais jaloux… et amer… Aujourd’hui, ça va mieux : je ne suis plus que jaloux. Et puis, samedi dernier, ils ont ouvert leur magasin. Je les ai observés, depuis mon embuscade : ils étaient jeunes. Je les ai aussitôt pris en grippe : il faut vous dire que je suis personnellement plutôt âgé.

En traversant la rue, je savais déjà ce que j’allais voir : sans doute quelquesunes de ces innombrables stupidités qu’on vante à longueur d’émissions à la télévision. Eh bien, pas du tout ! J’y ai découvert, bien exposés (aussi bien exposés que les incontournables best-sellers du moment), des livres que j’avais à la maison ou que j’aurais aimé avoir. Il y avait là quelque chose d’inconvenant. J’ai poussé la porte vitrée. Ça m’a rappelé la défunte papeterie, et je suis allé tout droit interroger le libraire qui souriait, confiant, derrière son comptoir. Je l’ai longuement interrogé sur les livres que j’avais déjà lus, en feignant de ne pas les connaître. Et il m’a répondu ! Il m’a répondu, comme j’aurais pu moi-même le faire. Mieux, je dois l’avouer. Il avait lu les ouvrages qu’il avait exposés dans la vitrine ! Ce jeune homme n’était donc pas un simple marchand de livres, c’était avant tout un libraire. C’est beaucoup plus tard, en ressortant, que j’ai vu le macaron : « VOUS ENTREZ DANS UNE LIBRAIRIE INITIALES ». Je me suis alors souvenu de ce qu’on m’avait dit : « les libraires “Initiales” sont aussi des lecteurs ». J’ai repensé à ma mère, quand j’étais enfant. Elle allait parler avec la libraire du quartier. Elle s’asseyait et discutait littérature. Pendant des heures. Elle n’achetait rien. Nous avions juste assez d’argent pour manger, alors les livres… c’est à la bibliothèque de l’usine de mon père que nous les prenions. Et la libraire savait que ma mère n’était pas une cliente, mais elle parlait tout de même avec elle. Que serait-elle devenue, ma mère, sans sa librairie ? Que deviendrais-je, sans la mienne ? Je suis bien obligé d’admettre que, sans elle, je serais un peu incomplet, maintenant qu’il y en a une, dans ma rue, quelques pas plus haut, sur le trottoir d’en face.

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Le carnet d’adresses ~


Antipodes 8, rue Robert-Schuman 95880 Enghien Tél 01 34 12 05 00 Fax 01 34 17 69 26 auxntipodes@free.fr

Le Cyprès 17, rue du Pont-Cizeau 58000 Nevers Tél 03 86 57 53 36 Fax 03 86 59 59 24 le.cypres.nevers@wanadoo.fr

L’Arbousier 1 avenue Abdon-Martin 04700 Oraison Tél / Fax 04 92 78 61 08 librairielarbousier@tiscali.fr

L’Échappée belle 7, rue Gambetta 34200 Sète Tél 04 67 43 64 54 Fax 04 67 74 74 18 libechappeebelle@aol.com - www.lechappeebelle.fr

L’Astrée 69, rue de Lévis 75017 Paris Tél / Fax 01 46 22 12 21 lastree@free.fr / www.lastree.com

L’Écritoire 30, place Notre-Dame 21140 Semur-en-Auxois Tél 03 80 97 05 09 Fax 03 80 97 19 89 librairie.ecritoire@wanadoo.fr www.ecritoire-semur.com

Atout-livre 203 bis, avenue Daumesnil 75012 Paris Tél 01 43 43 82 27 Fax 01 43 43 82 73 info@atoutlivre.com www.atoutlivre.com

Le Grain des mots 13 boulevard du Jeu-de-Paume 34000 Montpellier Tél 04 67 60 82 38 Fax 04 67 60 82 91 info@legraindesmots.com

Le Bruit des mots 11, place du Marché 77100 Meaux Tél 01 60 32 07 33 Fax 01 60 32 07 34 bruit.des.mots@wanadoo.fr

Gwalarn 15, rue des Chapeliers 22300 Lannion Tél 02 96 37 40 53 Fax 02 96 46 56 76 librairie.gwalarn@wanadoo.fr

Le Cadran lunaire 27, rue Franche 71000 Mâcon Tél 03 85 38 85 27 Fax 03 85 40 92 16 cadran.lunaire@wanadoo.fr

La librairie - Angers 12, rue Chaperonnière 49000 Angers Tél 02 41 87 48 43 Fax 02 41 87 47 70 lalibrairie@wanadoo.fr

Comme un roman 27, rue de Saintonge 75003 Paris Tél 01 42 77 56 20 Fax 01 42 77 56 20 commeunroman@wanadoo.fr / www.comme-un-roman.com

La librairie - Niort Musée du Pilori Place du Pilori 79000 Niort Tél 05 49 04 05 03 Fax 05 49 17 18 80 www.lalibrairieniort.com / contact@lalibrairieniort.com

Les Cordeliers 13, côte des Cordeliers 26 100 Romans-sur-Isère Tél 04 75 05 15 55 Fax 04 75 72 50 56 libcordeliers@wanadoo.fr

Le Livre phare 8, rue Dumont D’Urville 29900 Concarneau Tél 02 98 50 68 11 / livrephare@wanadoo.fr


Lucioles 13-15, place du Palais 38200 Vienne Tél 04 74 85 53 08 Fax 04 74 85 27 52 lucioles@free.fr / www.librairielucioles.com

M’Lire 3, rue de la Paix 53000 Laval Tél 02 43 53 04 00 Fax 02 43 53 23 52 mlire@wanadoo.fr

Lune et l’Autre 19, rue Pierre Bérard 42000 Saint-Étienne Tél / Fax 04 77 32 58 49 / Lune-et-l-autre@homail.fr

Mots et Images 10, rue Saint-Yves 22200 Guingamp Tél 02 96 40 08 26 Fax 02 96 40 08 27 mots-et-images@wanadoo.fr

La Manœuvre 58, rue de la Roquette 75011 Paris Tél 01 47 00 79 70 Fax travail 01 47 00 77 55 La_manoeuvre@yahoo.fr info@lamanoeuvre.com

Nordest 34 bis, rue de Dunkerque 750010 Paris Tél / Fax 01 48 74 45 59 lib.nordest@wanadoo.fr

Maupetit 142-144, La Canebière 13001 Marseille Tél 04 91 36 50 50 Fax 04 91 36 50 79 maupetit@actes-sud.fr

Obliques 68, rue Joubert 89000 Auxerre Tél 03 86 51 39 29 Fax 03 86 52 11 83 librairie.oblique@wanadoo.fr

Le Merle moqueur 51, rue de Bagnolet 75020 Paris Tél 01 40 09 08 80 Fax 01 40 09 86 60 mailing@lemerlemoqueur.fr www.lemerlemoqueur.fr Millepages 174, rue de Fontenay 94300 Vincennes Tél 01 43 28 04 15 Fax 01 43 74 44 13 millepages@wanadoo.fr www.millepages.fr Millepages jeunesse 127, rue de Fontenay 94300 Vincennes Tél 01 43 28 84 30 Fax 01 43 28 71 77 millepages.jeunesse@wanadoo.fr Millepages bd et disques 133, rue de Fontenay 94300 Vincennes Tél 01 43 28 04 50 Fax 01 43 28 04 54 millepages.bd@wanadoo.fr

Au Poivre d’Âne 9, place de l’Hôtel-de-Ville 04100 Manosque Tél 04 92 72 45 08 Fax 04 92 72 40 03 librairiepoivredane@wanadoo.fr + Au Poivre d’Âne 12, rue des Frères-Blanchard 13600 La Ciotat Tél 04 42 71 96 93 Fax 04 42 73 19 68 poivredanesurmer@orange.fr Quai des Brumes 120, Grand’Rue 67000 Strasbourg Tél 03 88 35 32 84 Fax 03 88 25 14 45 quaidesbrumes@wanadoo.fr La Réserve 81, avenue Jean-Jaurès 78711 Mantes-la-Ville Tél 01 30 94 53 23 Fax 01 30 94 18 08 librairie.lareserve@wanadoo.fr


La librairie du Rivage 82, boulevard Aristide-Briand 17200 Royan Tél / Fax 05 46 22 05 16 librairie.rivage@wanadoo.fr / www.librairie-du-rivage.fr Les Saisons 2, rue Saint-Nicolas 17000 La Rochelle Tél 05 46 37 64 18 Fax 05 46 34 05 58 librairie@lessaisons.fr www.lessaisons.fr Le Scribe 115, faubourg Lacapelle 82000 Montauban Tél 05 63 63 01 83 Fax 05 63 91 20 08 libscribe@aol.com www.lescribe.com Le Square (L’université) 2, place du Docteur-Léon-Martin 38000 Grenoble Tél 04 76 46 61 63 Fax 04 76 46 14 59 libsquar@club-internet.fr www.librairielesquare.com Vent d’ouest 5, place du Bon-Pasteur BP 31626 44016 Nantes Cedex Tél 02 40 48 64 81 Fax 02 40 47 62 18 librairie@ventdouest.org www.librairie-nantes.fr Vent d’ouest au Lieu unique 2, rue de la Biscuiterie 44000 Nantes Tél 02 40 47 64 83 Fax 02 40 47 75 34 ventdouestalu@hotmail.com Voix au chapitre 67, rue Jean-Jaurès 44600 Saint-Nazaire Tél 02 40 01 95 70 Fax 02 51 76 39 32 glambert3@club-internet.fr librairievoixauchapitre.com

QUI SE CACHE DERRIÉRE INITIALES ? Libraires indépendants, partageant la même passion du livre et de notre métier, nous avons choisi de nous rassembler en créant, en 1997, le groupement Initiales. Nous sommes aujourd’hui une quarantaine de librairies, répartie sur toute la France, et nous avons tous à cœur d’être des librairies privilégiant le conseil, l’offre plutôt que la demande, la mise en avant d’un fond important, favorisant les rencontres autour du livre et de ses acteurs. Notre volonté est d’être avant tout des « passeurs ». Par nos actions communes, nous souhaitons réaffirmer le rôle essentiel du livre comme outil de connaissance, de réflexion et de liberté et affermir dans la diversité leur présence dans la vie culturelle. C’est dans cette optique que, depuis sa création, Initiales a édité différents dossiers autour d’auteurs et thématiques Nous avons également publié, généralement en cadeau de fin d’année, des textes inédits d’auteurs français et étrangers. Enfin les Prix des librairies Initiales ont pour mission de faire découvir deux fois par an (au printemps et à l’automne) un roman français et un roman étranger d’auteurs débutants ou confirmés. Il est décerné par un jury composé par tous les libraires du groupement. Dossiers et nouvelles vous sont offerts dans chacune de nos librairies sur simple demande. Pour connaître la librairie Initiales la plus proche, pour découvrir nos coups de cœur et nos prochaines rencontres, il suffit de se rendre sur le site www. initiales.org. À très bientôt, Les libraires Initiales


LES DERNIERS Prix Initiales Automne 2007 : Domaine étranger : Knud Romer, Cochon d’Allemand, Les Allusifs, 2007.

Domaine français : Jérôme Lafargue, L’ami Butler, Quidam Editeur, 2007.

«Knud Romer paiera salement le fait d’être né de mère allemande en 1960 dans une petite ville du Danemark. Mais le plus écoeurant surviendra quand il découvrira le passé courageux et douloureux de sa mère dans la résistance allemande au nazisme, période de sa jeunesse dont elle paiera le prix fort. Et c’est cette femme qui tout le reste de sa vie se fera traiter de sale boche... Ignorance, pourri petit royaume du Danemark.»

« Premier roman étonnant et atypique dans la production française actuelle, le livre de Jérôme Lafargue se place sous le parrainage de Borges, dans un univers où la réalité n’est jamais une, où le réel se dématérialise et s’égare au gré des différentes dimensions. Dans quelle fiction va se nicher la réalité ? » Renaud Junillon, Lucioles

François Reynaud, Lucioles

Automne 2006 : Domaine étranger, Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, Maren Sell Éditeurs Domaine français, Pierre Charras, Bonne nuit doux prince, Mercure de France. Automne 2005 : Domaine étranger : Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, Viviane Hamy Domaine français, Michèle Lesbre, La Petite Trotteuse, Sabine Wespieser Printemps 2005: Domaine étranger, Magda Szabo, La Ballade d’Iza, Viviane Hamy Domaine français, Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs, José Corti. m RETROUVEZ L’ENSEMBLE DES PRIX INITIALES SUR WWW.INITIALES.ORG

Dix ans d’INÉDITs et de Dossiers — INEDITS — Russel Banks, La reserve, 2006 - Patrick Deville, Une photo à Montevideo, 2004 Christian Garcin, Fragments oubliés, 2005 - Hubert Mingarelli, Sur la mer, 2003 Elwood Reid, Territoire, 2002 - Philippe Claudel, Carnets cubains, 2002 Dany Lafèrriere, Je suis fatigué, 2000 — DOSSIERS — Le roman noir, 2007 - Americanada, 2006 - Littérature de voyage, 2006 Jacques Séréna, 2005 - Nos Ameriques, 2004 - André Dhôtel, 2004 Pierre Michon, 2003 - Littérature de l’Imaginaire, 2003 Raymond Queneau, 2003 Annie Saumon, 2002 - Sombre Afrique, 2002 Mario Rigoni Stern, 2001 - Nancy Huston, 2001 - A comme Amour, 2000 René Fallet, 2000 - Julien Gracq, 1999 Raymond Carver, 1999 Samuel Beckett, 1998 - Jorn Riel, 1998 - Humour, 1997 - Algérie, 1997

GRAND MERCI AUX AUTEURS POUR LEUR PARTICIPATION AUX 10 ANS D’INITIALES.

~ COORDINATION__SOPHIE GARAYOA CORRECTION__JEANNE LABOUREL / jeannelabourel@club-internet.fr CONCEPTION GRAPHIQUE__LIONEL SHILI / lescaillou@wanadoo.fr IMRESSION__IMPRIMERIE STIPA (MONTREUIL)

~ CE LIVRE A ÉTÉ RÉALISÉ POUR LE COMPTE DES LIBRAIRIES DU GROUPEMENT INITIALES

~ Initiales remercient également l’Association pour le Développement de la Librairie de Création (ADELC) pour le soutien qu’elle a apporté à nombre de ses libraires-membres.

~ INITIALES 51, RUE DE BAGNOLET / 75020 PARIS TÉL / FAX__01 40 09 08 75/76 COURRIEL__INFO@INITIALES.ORG WWW.INITIALES.ORG


INDEX Philippe Claudel / Le don des livres – Le Cadran lunaire

p.11

Marie - Hélène Lafon / Autodafé – Atout livre

p.17

Louis - Bernard Robitaille / Sans Titre – L’Échappée Belle

p.25

Emmanuelle Urien / Le soleil de la photo – Le Scribe

p.31

Michèle Lesbre / Dédicace – La Librairie

p.39

Yvon Le Men / La nuit du Libraire – Gwalarn

p.43

Denis Montebello / Le siège de la Rochelle – Les Saisons

p.49

Jacques A. Bertrand / La cavale du libraire – Lucioles

p.55

Partick Deville / Le Métier de Lire – Voix au chapitre

p.59

Antoinette Bois de Chesne / La démangeaison – La Librairie

p.63

Thomas Gunzig / Mon libraire est un con – Millepages

p.71

Philippe Fusaro / Bon qu’à ça – Quai des Brumes

p.77

Tanguy Viel / Il se passe enfin quelque chose – Vent d’ouest

p.83

Michel Host / Derniers lieux humains – Obliques

p.89

Daniel Arsand / Entrer en librairie – Le Merle moqueur

p.95

Goutal – Mots et Images

p.101

Rita Mercedes / Désir d’ailleurs – Antipodes

p.103

Gérard Arésuegel et Youl / L’autre vie – L’Arbousier

p.107

Bernard Mathieu / Entre deux gares - Nordest

p.113

Daniel Bourdon / Préhistoire d’une histoire – Le Grain des mots

p.119

Pierre-Autin Grenier / Un drôle de type, une drôle de boutique – Les Cordeliers

p.125

Christian Roux / La première fois que je me suis séparé de mes livres – La Réserve

p.131

Bruno Roza / Qu’est-ce que tu penses de la vitrine – Le Bruit des mots

p.141

Anne-Marie Garat / Comme un roman – Comme un roman

p.147

Jean-Loup Trassard / Sans titre – M’Lire

p.151

Pierre Péju / La Gamelle des Fous – Le Square

p.155

Jordi Bonnels / Mes libraires et moi – Maupetit

p.163

Jacques Séréna / D’accord elle comprend – Au Poivre d’Âne

p.167

Jean-Noël Blanc / Premier baiser – Blandine Blanc, Lune et l’Autre

p.173

Pascal Commère / Premiers livres – L’Écritoire

p.177

Pierre Charras / Dans ma rue – L’Astrée

p.181


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