Mario Rigoni Stern

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N° 11 / septembre 2001

sur les sentiers de

Mario Rigoni Stern En 1943, Mario Rigoni Stern, chasseur alpin de la Division Vestone, fuit l’encerclement des troupes italiennes par les Russes. Il sera l’un des rares Italiens à rentrer chez lui. Cette expérience douloureuse constituera la matière de son premier ouvrage Le Sergent dans la neige. Et si le spectre de la guerre est omniprésent dans son œuvre, Rigoni Stern n’est pourtant pas un « écrivain du feu » comme on a pu le dire de certains auteurs issus de la première guerre mondiale. Il s’attache plutôt à décrire les rapports unissant les hommes entre eux ou à leur milieu. Découvrir ses écrits, c’est aller à la rencontre des habitants du haut-plateau de l’Asiago, les accompagner à la chasse, dans les bois, vivre leur quotidien. Au fil des pages de ce dossier se dessinera la silhouette de Mario Rigoni Stern et, avec un peu de chance, vous entendrez sa voix…


Une courte biographie Mario Rigoni Stern est né sur le Plateau d’Asagio en 1921, le jour de la Toussaint. Tönle aurait pu être son grand-père ou son arrièregrand-père. Mais l’histoire de ce personnage ne vient pas directement de la mémoire familiale. Dans les années soixante, Rigoni Stern a recueilli des éléments de cette vie à travers les témoignages d’un ami qui l’aidait à construire sa maison, d’un maçon invalide, d’un berger. Cette histoire va le hanter assez longuement. Ce ne devait être, initialement, qu’une nouvelle racontant un épisode de la vie sur le Plateau, comme Rigoni Stern en a écrit un cer tain nombre, mais un travail de création dif ficile (signe sans doute que l’écrivain retrouvait en lui quelque chose de profond) devait aboutir au petit livre publié en 1978. En 1953, dans la célèbre collection des « Gettoni », qu’il dirigeait pour Einaudi, Vittorini avait publié Il sergente della neve de Rigoni Stern, un récit autobiographique racontant la retraite

Claude Ambroise

d’un groupe d’Italiens sur le front russe. Le livre est devenu un classique. Pour les jeunes italiens qui le lisent à l’école (600 000 exemplaires), Rigoni Stern est l’auteur de ce livre. En 1938, Rigoni Stern s’était engagé. Il a fait la guerre en Franc, en Grèce, en Albanie, en Russie, il a été fait prisonnier par les allemands après que l’Italie ait déposé les armes (8 septembre 1943), puis transféré en Prusse orientale. Déplacé d’un camp à l’autre (les Russes avançaient), il finit par s’évader en Autriche et arrive chez lui, à pied, juste le soir du 5 mai 1945. Revenu sur le Plateau, il n’en a plus bougé. Jusqu’en 1969, il a été employé au cadastre. Rigoni Stern un homme sur la terre de Tönle, au croisement de trois expériences : la guerre, cette terre et ses gens, l’écriture. Les toponymes d’origine germanique (traces de ce cimbre aujourd’hui perdu) et italiens quadrillent


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Rigoni Stern a travaillé comme employé au cadastre a Asiago. Quelques nouvelles portent la trace de cette vie de simple bureaucrate, rattachant ainsi à cette activité quotidienne cet autre cadastrage qu’a été l’élaboration d’une œuvre où, pour notre plaisir et notre instruction sont cartographiés, la marche des soldats, l’itinéraire de l’émigrant ou du colporteur, l’errance du berger, le cheminement des bêtes dans les bois…

l’Histoire. Ancienne langue, ancienne frontière : le sens de la per te parcour t tout le livre. En même temps, dans les cadences de l’italien « limpide » de Rigoni Stern où Zanzotto, le poète, repère la trace d’un parler disparu, dans l’identification des points de vue entre l’auteur et son personnage, se lit le geste de l’écrivain en train de récupérer, de restaurer, en fait d’instaurer ce qui semblait définitivement perdu, ce qui n’avait jamais vraiment existé avant d’être écrit. Et si, d’un côté, le livre est hanté par la mort (chaque chapitre, sauf le premier, est scandé par une mort significative), de l’autre, il a une dimension de résurrection : l’espace de quelques lignes, apparaissent des hommes, certains connus personnellement de l’auteur, qui ont eu quelque rappor t, même fugitif, avec le Plateau – Lussu, par exemple, l’homme politique sarde qui dans Un anno sull’altipiano a raconté son expérience sur le Plateau pendant la Première Guerre mondiale ; Fritz Lang, un instant… Musil aussi s’est

trouvé sur le Plateau et Rigoni Stern se pardonne mal de l’avoir oublié. Situé à une cinquantaine de kilomètres de Vicence, à cent vingt de Venise, à la limite de la Vénétie et de la province de Trente, l’Altipiano dei Sette Comuni, dont Asiago (plus de sept mille habitants) est le centre, a une altitude qui oscille entre sept cent cinquante et onze cent mètres. On y fait un fromage réputé. Un gigantesque monument au mor ts de le Première Guerre mondiale et les résidences secondaires ne sont pas venus à bout de sa beauté. On peut y faire du ski de fond. Rigoni Stern habite dans un hameau qui s’appelle Rigoni di Sotto. Devant la maison, il y a des ruches. A l’intérieur, sur les murs, de vieilles estampes des Remondini. On peut voir les deux images décrites au premier chapitre de l’Histoire de Tönle (l’attaque du traîneau par les loups et la chasse à l’ours), que le colpor-

teur a rappor tées de ses pérégrinations. Enfant, Rigoni Stern les avait regardées dans un café du village et il les a décrites, de mémoire, dans son livre. Mais on a lu celui-ci sur le plateau et, un jour, quelqu’un qui possédait ses deux images dans son grenier les lui a fait por ter. Devant cer tains détails, Rigoni Stern s’est aperçu que sa mémoire avait été infidèle. Extrait de la préface de Histoire de Tönle, éditions Verdier, 1988.

Claude Ambroise a traduit plusieurs livres de Mario Rigoni Stern dont Histoire de Tönle.


L’entomologue de l’Asiago Dans l’une des nouvelles de Sentiers sous la neige, Mario Rigoni Stern évoque une promenade à ski avec Primo Levi. Les amis de longue date se retrouvent au petit matin, commencent par échanger des propos ordinaires, sur la température, l’état de la neige et le fart qu’ils ont choisi, puis, après de longs moments de silence pendant lesquels ils jouissent du bois figé dans sa blancheur, ils abordent des sujets plus graves. Et le lecteur découvre bientôt que l’un des deux promeneurs n’est « pas présent physiquement », puisque l’auteur de Si c’est un homme est mort en 1947, bien avant cette randonnée à demi imaginaire. Rien de funèbre ou de fantastique là-dedans, Stern est bien trop concret pour communiquer avec l’au-delà, mais il affectionne les évocations qui doublent le présent de toute la richesse de son passé et le renvoient d’un lieu à l’autre. Dans le cas présent, si les deux écrivains ont en commun de longues randonnées en montagne, un même amour pour l’humanité et de douloureux souvenirs de guerre, d’autres points les différencient, et c’est Stern luimême qui les met en évidence. Imaginant le passage d’un chevreuil à l’époque où ils souffraient l’un et l’autre de la faim, M. Rigoni Stern analyse leurs réactions respectives : « Tu étais trop raffiné, trop instruit, tu regardais, tu observais et tu comprenais vite ; tu cherchais à nourrir ton esprit plus que ton corps. Dans l’art de se débrouiller pour survivre j’étais plus fort que toi. Regarde là-bas, ce sont des traces de chevreuil. C’est ça, toi à cette époque-là tu te serais réjoui de voir

Monique Baccelli

un bel animal libre dans sa forêt ; alors que moi j’aurais tout fait pour le capturer ». Primo Levi est un citadin, un scientifique et un intellectuel, Rigoni Stern est un montagnard, un homme pratique, un autodidacte dont le vaste savoir relève de nombreuses lectures, bien sûr, mais avant tout de l’expérience. Ces caractéristiques qui donnent à notre auteur un profil bien particulier, peut-être même unique, viennent au départ du contexte social dans lequel il grandit. Né en 1921 à Asiago, petit village de l’Altipiano de Haute Vénétie, il découvre la vie dans une singulière communauté. Celle des « Sept communes », peut-être issues d’une lointaine civilisation cimbre, mais en tout cas respectueuses de coutumes ancestrales, comme figées dans le temps. Bois et prés sont attribués en toute égalité à chaque famille établie sur le Haut Plateau, la terre appartient à celui qui la travaille, jadis la vie civile était régie par un Conseil des Sages. Cette forte empreinte d’esprit communautaire explique sans doute que, dans ses récits du temps de guerre comme du temps de paix, Rigoni Stern s’attache moins à l’étude d’un personnage isolé, à l’analyse psychologique proprement dite, qu’à celle de l’individu situé dans son microcosme social. La vie rurale, rude et saine, fondée sur des valeurs morales traditionnelles et sur l’entraide constitue le


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substrat des romans tels que Les Saisons de Giacomo ou L’Histoire de Tönle et d’une grande partie des nouvelles, publiés après 1962, soit dix-sept ans après la fin de la seconde guerre. Comme si Stern ne s’octroyait le droit de parler de ces mœurs pacifiques qu’après avoir rendu compte, et tiré des leçons, des combats auxquels il a participé. La veine rurale constitue un véritable document ethnographique : la vie du bûcheron, du charbonnier, du fromager, la transhumance, l’isolement dans les alpages, le comportement des animaux, domestiques et sauvages, la colonie industrielle des abeilles, les innombrables variétés d’arbres, ne représentent qu’une petite partie des sujets traités. Mais si Rigoni Stern manifeste

un intérêt particulier pour les « petits métiers » et les pratiques paysannes, il ne néglige pas pour autant l’étude des dialectes, des chansons, des proverbes et des fêtes traditionnelles. Cette prospection exhaustive donne une image en relief d’un groupe humain très précisément situé dans l’espace, sinon dans le temps. Comme le résume très justement Sgorlon, lui aussi très attaché au terroir, « Rigoni Stern est le poète, le chroniqueur, l’anthropologue, le zoologue, l’éthologue, l’entomologue et le botaniste de cette civilisation alpine ». Une part très importante des nouvelles « du temps de paix » repose sur la passion de Stern pour la

Tönle l’inventeur Le fait que Mario Rigoni existe a quelque chose de miraculeux. Dans un premier lieu, parce que le fait qu’il ait survécu tient du miracle : cet homme si hostile à toute forme de violence a été contraint par le destin à faire toutes les guerres de son époque, et il est sorti indemne et incorrompu des fronts français, albanais et russes, et des camps nazis. Mais ce qui est tout aussi miraculeux, c’est que Rigoni ait réussi à rester authentique et digne en cette époque d’urbanisation suicidaire et de confusion des valeurs. Il est rare de trouver un tel accord entre l’homme qui vit et l’homme qui écrit ; il est rare de trouver des pages aussi denses. Tönle est un stoïcien et un obstiné. Berger, mineur, marchand d’estampes, contrebandier, socialiste à sa manière, c’est un globe-trotter polyglotte, non par choix mais par un étrange décret du destin : s’il avait pu choisir, il serait resté chez lui avec son cerisier surplombant le toit de sa maison, « abri fragile » à l’instar de celui des femmes de Cantorbéry. Tönle, « défenseur acharné d’une civilisation rustique » tient de la pierre et de la racine, et sa racine est là, dans le splendide haut plateau d’Asiago déchiré par tous les conflits. Primo Levi A la recherche des racines : anthologie personnelle, traduit de l’italien par Marilène Raiola, éditions Mille et une nuits, 1999.

chasse. Une pratique qui pourrait paraître en contradiction avec le pacifisme et le vitalisme qui sont à la base de sa pensée, mais ce serait oublier toute la poésie et tous les symboles que rassemble cet exercice ancestral et viril. Comme pour le skieur, ou le guerrier, c’est souvent une façon d’aller à la limite de ses forces ; c’est en outre l’occasion de connaître les mœurs du gibier et de percevoir avec plus d’acuité le milieu naturel. Enfin la chasse peut rapprocher les hommes, même en temps de guerre : dans le camp d’Innsbruck, Stern et trois de ses camarades, nourris de pain noir et de raves, sont invités par les chasseurs « des villages du fond de la vallée » à participer à la traditionnelle battue au cerf de la Saint Hubert. Il n’y a plus assez d’hommes valides dans la région pour accomplir le rite. L’offre est surprenante, mais la permission est accordée ; aucun des prisonniers ne profite de l’occasion pour tenter de s’enfuir, une secrète entente s’installe entre les « ennemis », et les Nemrod autrichiens feront don du cerf tout entier (200 kg) à la pauvre cantine du camp. Il suffit de peu pour se sentir frères. Et c’est presque toujours de cette façon, en donnant des exemples concrets plutôt qu’en édictant des principes moraux, que Stern livre son message humanitaire. De la famille élargie, puisque trois générations se partagent la maison, et du Zio (l’oncle) Barba en particulier, Stern recueille toute la tradition orale qui alimentera, par exemple, la très belle Histoire de Tönle, véritable saga familiale retraçant la vie de ses ancêtres, pauvres et laborieux soumis aux problèmes de frontières, puis gravement touchés par la Grande guerre et l’émigration. Faute de travail, le paysan de l’Altipiano doit s’exiler, souvent très loin et pour très longtemps, comme en témoignent des nouvelles comme « Vieille

Monique Baccelli a traduit Arbres en Liberté, Le Livre des animaux, Sentiers sous la neige et Hommes, bois, abeilles publiés aux éditions de la Fosse aux Ours.


Amérique » ou « Les dernières vacances d’un émigré ». L’énumération des contraintes, souvent douloureuses, qui pèsent sur ces vies ne doit en aucun cas donner l’idée que l’œuvre de Stern est misérabiliste ou triste. Le bonheur des êtres simples dont il retrace l’histoire naît de la chaleur protectrice de la famille, de la fraternité qui règne entre les villageois, et d’un étroit contact avec la nature. Les enfants participent très tôt aux durs travaux des champs et des bois, mais ils jouissent de la neige, du passage des hirondelles et des premières cartouches tirées en compagnie des « grands ». Pour savoir ce qu’est la guerre le petit Mario aurait pu, à la limite, se passer des témoignages oraux, car Asiago n’a pas reconstruit toutes les maisons brûlées, ses arbres sont blessés et la terre qui l’entoure dissimule obus non explosés, armes rouillées, débris de pauvres mobiliers et squelettes de soldats de toutes nationalités. Et s’il s’engage, en 1938 dans les Alpins d’Aoste, ce n’est certes pas par goût du combat, mais par amour de la montagne, et surtout par nécessité. Sa famille, vivant petitement d’échanges entre les produits de la plaine et ceux de la montagne, a plu-


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sieurs enfants, et les « anciens », à sa charge et ne peut donc assumer le coût de longues études. Et c’est, une fois encore, par obligation et non par conviction, que le jeune Alpin entre dans la guerre. Ses campagnes s’étalent sur cinq années et le mènent sur tous les fronts. Chaque période fera l’objet d’un livre En Guerre rend compte des campagnes de France et d’Albanie (1940), Le Sergent dans la neige de celle de Russie (1942) et de nombreuses nouvelles décrivent la vie dans les camps de prisonniers allemands (1943-1945), puis le long et éprouvant retour à pieds après l’évasion. Tous ces récits sont reliés par une attitude mentale très particulière vis-à-vis de la guerre. Rigoni Stern n’étudie jamais la tactique militaire, ne décrit jamais les affrontements, il n’est ni Tolstoï, ni Stendhal. Soldat par obéissance et patriotisme, il condamne la guerre et ne parviendra jamais à haïr l’ennemi. En 1943 pendant la terrible bataille de Nikolaëiwska, Stern entre par erreur dans une isba où un groupe de soldats russes est attablé, en train de manger. D’abord effrayé, il dit sans grand espoir qu’il a faim. Une femme lui tend alors une assiette de soupe : « Le temps n’existe plus. Les sol-

dats russes me regardent. Les femmes me regardent. Les enfants me regardent. Personne ne souffle mot. On n’entend que le bruit de ma cuillère dans l’assiette. Et de chacune de mes bouchées. Quand j’ai fini je dis « Spaziba » 1. Et la femme prend de mes mains l’assiette vide – « Pasausta » 2 - me répond-elle simplement. Les soldats russes me regardent sortir sans qu’aucun d’eux n’ait bougé… Ça s’est passé comme ça. Maintenant je ne trouve pas ça étonnant du tout, à bien y penser, mais naturel, de ce naturel qui avait dû exister jadis entre les hommes. » 3 Ce sont les anecdotes de ce genre que Rigoni Stern privilégie pour militer en faveur de la paix. Après avoir retrouvé Asiago, l’Alpin démobilisé épouse Anna, une amie d’enfance dont il aura trois fils. Un emploi sans éclat au Cadastre lui laisse le loisir de parcourir ses chères montagnes, d’observer la vie rurale, de soigner son potager et ses abeilles, de chasser et surtout d’écrire. En 1953, Vittorini découvre, sans se tromper, un chef-d’œuvre dans le manuscrit de Le Sergent dans la neige, et en favorise la publication. Le livre obtient

un très grand succès, mais la critique s’interroge. Stern est-il un écrivain, ou la beauté de son livre tient-elle à une coïncidence exceptionnelle entre un individu et des événements à un moment donné ? La suite prouvera que Stern est un authentique écrivain, mais lui-même refuse de se considérer comme tel et ne reviendra jamais sur sa décision de ne pas se mêler aux milieux littéraires. Il se définit volontiers comme un témoin, ou comme un conteur, sur les traces du Zio Barba qui racontait si bien sa propre histoire, celle de ses ancêtres et de ses amis villageois. Comme lui, il s’exprime avec simplicité, sans maniérisme ni pédanterie et les seules coquetteries de son style se limitent à l’usage, modéré, du dialecte. Avec naturel et modestie, Stern écrit son Guerre et paix, mais en semant ses pages d’avertissements discrets : attention ! l’homme civilisé rompt l’équilibre de la nature, les hommes civilisés continuent de s’entretuer. Et c’est dans ces messages de bon sens que les deux skieurs matinaux, Primo Levi l’intellectuel et Mario Rigoni Stern le pragmatique, se rejoignent réellement.

1. Merci 2. Je vous en prie. 3. Le Sergent dans la neige, Denoël, Paris 1954, trad.fr. Noël Calef.


La voix de Monsieur Mario Nous avions pris rendez-vous avec l’écrivain un lundi matin du mois de juillet dernier. Faute de ne pouvoir nous déplacer jusque chez lui, nous avions convenu de discuter par téléphone. La voix émue, nous saluons l’écrivain qui nous demande de patienter le temps qu’il s’installe dans son bureau. Après plusieurs questions, Mario Rigoni Stern se montre à l’aise, le vouvoiement dérape, les commentaires sur l’Italie et Berlusconi – qu’il nous demande de ne pas reproduire ici – glissent dans la conversation et au final, il nous confie même sa recette de la polenta – qu’il nous permet de partager… Une heure d’entretien qui s’achève sur une requête, celle de saluer chaleureusement ses lecteurs français. Chose promise, chose due… Maintenant, c’est Mario qui vous parle…

Pour commencer l’entretien, est-ce que vous pouvez nous parler de votre parcours littéraire, comment vous est venu le goût de la lecture, de l’écriture ? J’ai commencé à lire très tôt, mais pas des livres scolaires. A 7 ou 8 ans, j’avais mes propres livres ce qui était assez rare dans une région montagnarde à cette époque. Et quand j’étais petit, l’Epiphanie m’apportait toujours un livre. Le premier que j’ai lu, c’était ma grand-mère qui me l’avait offert, votre célèbre Les contes de la mère l’Oie de Perrault. Et puis, à partir de 12 ans, j’ai connu les romans d’aventures de Jules Verne et par la suite, ceux de Conrad, de Stevenson. A l’adolescence, les grands écrivains russes comme Tolstoï et Tchekhov ont été une grande découverte mais j’ai été avant tout fasciné par leurs nouvelles. Je ne lisais pas encore les grands romans. Par ailleurs, j’ai été à l’école jusque 14 ans seulement parce que dans ma

région, on ne pouvait pas faire des études au-delà de cet âge. Ensuite, quand j’ai eu 17 ans, je me suis engagé comme volontaire dans les chasseurs alpins et j’avais emporté avec moi une grammaire latine et la Divine Comédie de Dante. Il faut dire que je me suis toujours passionné pour les grands poètes italiens, ceux de la Renaissance comme l’Arioste ou Le Tasse. Et même pendant la guerre, dans mon sac, j’avais toujours quelques livres et, je le répète, tout particulièrement la Divine Comédie que je relisais sans cesse. Par exemple, pendant nos moments de repos, sous la tente, je lisais certains chants à mes compagnons quand nous étions au front et c’est d’ailleurs là que je commençai à écrire des choses pour moi. Je prenais des notes sur ce qu’il m’arrivait mais on ne pouvait pas appeler ça un journal. Je faisais l’inventaire de mes lectures, de mes promenades en montagne, de mes ballades à ski ou encore, quand je rencontrais une fille. Le premier texte

qui prit la forme d’un récit, je l’écrivis après une campagne contre la France, en juin 1940. Ce texte devint ensuite le premier chapitre du livre En guerre qui est sorti l’année dernière en France. Par la suite, j’ai été fait prisonnier dans un camp en Allemagne où je suis resté 20 mois. Là, je découvris la littérature étrangère que le fascisme nous avait interdit : la littérature américaine avec Dos Passos, Hemingway, etc., les grands poètes russes comme Blok, Pasternak et puis les français, Gide, Sartre, Camus. Après la guerre, j’ai écrit mon premier roman : Le Sergent dans la neige qui raconte mes souvenirs de la campagne de Russie. L’écrivain Elio Vittorini le lut et décida de le publier en 1953. La première version de ce livre, je l’avais écrite quand j’étais prisonnier en Allemagne, un an après les faits que je raconte. Le livre eut tout de suite du succès et fut traduit en France chez Denoël. Et des lecteurs français vinrent me trouver ici en 1954. 50 ans


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sont déjà passés, Mamma mia ! Je me souviens de ces jeunes étudiants que j’ai reçu dans ma maison, ils avaient lu mon livre et partaient pour l’Algérie. Ainsi, je me suis toujours intéressé à la littérature même si je vivais dans une région qui était en dehors des manifestations culturelles, en dehors des rencontres comme il y en a à Rome, à Milan, à Paris. Neuf ans seulement après le succès du Sergent dans la neige, j’ai publié mon second livre La Chasse aux coqs de bruyère. Pendant ce temps, je travaillais au bureau du cadastre où j’étais un employé appliqué. Cela dit, je continuais d’écrire des récits que je publiais dans des revues littéraires. Puis un jour, Italo Calvino me proposa d’écrire un texte pour le premier numéro de Il Menabò, une revue qu’il dirigeait avec Vittorini et publiée par Einaudi. Calvino qui avait lu quelques autres de mes nouvelles me conseilla de les rassembler et d’en faire un livre. Voici comment est né La Chasse aux coqs de bruyère. Plus tard, j’ai eu des problèmes cardiaques et j’ai été contraint de prendre ma retraite. Du coup, je me suis mis à écrire davantage et de fil en aiguille, une dizaine de livres sont sortis et ont souvent été bien accueillis. J’ai reçu de nombreux prix. J’ai commencé à être traduit en Amérique, au Japon, en Russie, en Allemagne, au Portugal, etc. Aujourd’hui, j’ai 80 ans et je suis toujours capable d’aller en montagne, de faire des belles promenades. Votre région, le plateau d’Asiago, est au cœur de vos livres. Est-ce qu’on peut dire que vous avez essayé d’en écrire la chronique tout au long du XXe siècle ? Vous savez, je ne peux écrire que sur ce que je connais : ma terre, les gens de mon pays, les choses qui me sont arrivées à la guerre, que j’ai vues ou que j’ai entendues raconter. Comme le dit Walter Benjamin : « Je suis un narrateur. Je ne suis pas un romancier. ». Je parle de choses communes à tous les hommes. Par exemple, quand est paru Histoire de

Les frontières sont une idée des hommes. Pas de la nature. Les frontières sont établies par des gouvernements, des traités. Et pourtant, si vous prenez des gens qui vivent à la frontière d’une autre population, il y aura toujours des rapports entre eux, des échanges. Le Sergent dans la neige est votre premier roman publié en Italie. Témoigner de votre expérience de guerre à ce moment était une nécessité? Oui, en un certain sens. Mais très souvent, on ne se demande pas pourquoi? C’était peut-être une nécessité intérieure. Témoigner les faits qui nous étaient arrivés parce que beaucoup en Italie, comme en France d’ailleurs, n’avaient pas connaissance des camps d’extermination, ne savaient pas ce qu’il s’était passé dans les pays de l’est. Il n’y eut pas seulement l’extermination des juifs en Allemagne et en Italie, il y eut aussi des millions de prisonniers russes dont on parlait peu alors. On a l’impression que vos récits de guerre en Russie sont marginaux dans la production littéraire italienne parce que vous semblez être le seul à évoquer l’expérience du soldat italien en Russie.

Tönle – sans doute mon plus beau livre – des gens en Amérique du Sud, dans le nord de l’Europe, en France ou que sais-je encore, qui avaient lu mon livre m’écrivaient alors : « A nous aussi, il nous est arrivé ceci ! ». Même si ce que je raconte est propre à ma région, c’est quelque chose qui peut toucher tout le monde. Vous semblez préoccupé par la notion de frontière qui est, en fin de compte, presque un personnage récurrent dans vos livres ? Quelles en sont les raisons ?

Non, je ne suis pas le seul. Il y en a beaucoup d’autres qui ont écrit sur la campagne en Russie. Peut-être ne sont-ils pas traduits en français ? Seulement, très souvent, ces livres ont été écrits par des gens qui n’ont pas compris cette expérience, ce sont plutôt des exaltations militaires, nationalistes. Il existait alors le mythe de l’anticommunisme. Et puis, vous savez, la guerre vue par un général n’est pas celle vécue par un soldat ou un sergent. Dans vos livres, vous avez poursuivi cette thématique du récit de guerre. Vous pensiez n’avoir par tout dit dans Le Sergent dans la neige? Çà été un sentiment qui venait du plus profond de soi. Si j’avais dû l’écrire aussitôt ou bien encore après


quelques années, peut-être que d’un point de vue formel, littéraire, il aurait été plus réussi, moins chargé en émotions. A ce moment, c’était quelque chose qui était encore dans mon cœur, dans mon sang. C’était une véritable souffrance… Vous savez, il m’arrive toujours de lire des comptes rendus, des journaux qui relatent les événements de ces années-là mais je pense que ce qui est écrit dix, quinze ou vingt ans plus tard ne peut plus être un journal. Ceux sont des souvenirs et très souvent, comme le disait Primo Levi, ils sont « changés, déformés » parce qu’on oublie certaines choses ou parce qu’on les raconte comme on aurait voulu qu’elles se soient passées, pas comme elles se sont passées.

Quelle est votre définition du récit de guerre parce que nous, lecteurs, nous avons du mal à vous rapprocher du témoignage de guerre « traditionnel ». Est-ce que vous êtes d’accord pour parler plutôt d’une idée littéraire du récit de guerre ? La littérature de guerre est un genre très difficile. Les exemples des grands écrivains de guerre ne sont pas nombreux. Le plus important était Tolstoï. Dans Guerre et paix, il y a des pages extraordinaires. Mais ces écrivains, à part Jules César, ne sont pas des généraux. Ils racontent des histoires d’hommes, pas celles des régiments, des armées.

La polenta du maître

A l’inverse du témoignage, vos narrateurs s’effacent comme pour mieux rendre compte d’une expérience collective. Pourquoi ce choix ? J’ai raconté ces histoires ainsi parce que je me rappelais des amis qui ne sont pas revenus. Ils étaient des frères, des amis d’enfance, des compagnons d’armes. Aujourd’hui, ils n’en restent presque plus. Maintenant, je me souviens comment les choses se sont passées et je me rends compte qu’ils ont été trahis par la patrie, ils ont été trahis par ceux en qui ils avaient foi. Ensuite, il y eut ceux qui ne pouvaient rien dire et ceux qui, une fois revenus, n’auraient pas voulu écrire mais oublier tout ça. Et ce n’était pas juste. Parce que il faut rendre compte de ce que la fascisme a fait contre notre génération. Et c’est pire encore pour le nazisme. Et comment les gens de votre région vous ont lu ?

A la fin de notre entretien avec Mario Rigoni Stern, grands gourmands que nous sommes, nous avons demandé à l’écrivain quelle était sa recette de la fameuse polenta, ce pain du pauvre typique de sa région et dont il parle si souvent dans ses livres. Amis polentophiles, à vos spatules ! Et on écoute le maître… « La recette est très facile. Vous prenez de la farine de maïs – si possible, une farine non issue de l’agriculture intensive mais plutôt qualitative. Elle serait parfaite si elle avait été moulue par les pierres d’un vieux moulin, de sorte que le germe dont on extrait l’huile ne soit pas cassé comme c’est parfois le cas de la farine industrielle. Donc, vous faites chauffer de l’eau dans une marmite en cuivre et quand elle commence à bouillir, vous jetez une bonne poignée de sel marin. Ensuite, vous faites pleuvoir petit à petit la farine jaune pour éviter les grumeaux sans cesser de tourner lentement avec un fouet jusqu’à obtenir la bonne consistance. Cela dit, il faut savoir s’il s’agit d’une farine vieille ou d’une farine jeune, c’est-à-dire de cette année ou de l’année précédente, parce que dans ce cas, elle sèche plus vite et devient dure. Si par contre, la farine est jeune, la polenta sera plus molle et il faudra la travailler davantage, jusqu’à la rendre plus consistante. Moi, je préfère une polenta tendre, qu’on puisse la couper avec un fil et non avec une cuillère. Vous la présentez sur une planche en bois que vous mettez sur la table. Vous la coupez donc avec un fil et la tranche doit rester entière. On peut manger la polenta avec du fromage de montagne de préférence mais vous pouvez tout aussi bien en servir un autre, l’important est qu’il ait du goût. Enfin, ce que j’adore avec la polenta, c’est le gibier. Une polenta, du gibier et un bon verre de vin, c’est le bonheur. »

Il y eut de curieuses réactions à la sortie du Sergent dans la neige. Notamment de la part des professeurs. Ils se demandaient comment ce type qui n’a pas appris le latin, qui n’a pas fait de longues études, se permettait d’écrire un livre. Comme si la culture ou appelons ça l’inspiration était réservée aux « lettrés »… Il existe un rapport particulier entre vos personnages et le paysage dans vos récits. Nous ne les voyons pas participer à une épopée, ils semblent plutôt perdus dans une espèce de No Man’s Land recouvert de neige. En Russie, c’est comme ça. La steppe est recouverte de neige, quelques villages sont disséminés dans ce désert blanc et il y a les hommes. Nous et les russes. Nous sommes armés, les russes sont armés mais il y a aussi les paysans dispersés dans la steppe, des femmes, des enfants, des vieillards. Un certaine humanité ressort de tout ça. Je crois que, dans mon travail, le lien avec le paysage est intrinsèque. Quand j’écris une histoire comme, par


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exemple, Histoire de Tönle ou L’Année de la victoire, je me promène sur les lieux que je veux décrire. Je vais à pieds par les sentiers, les bois, la région parce que j’ai besoin de voir. Je regarde aussi des vieilles photographies pour me rendre compte de comment ils étaient. Et alors, les personnages que j’ai connu, les paysages que j’ai vus me rafraîchissent la mémoire. Il y a ainsi tout un tas d’éléments qui entrent en ligne de compte : je me souviens des odeurs comme celle du foin, de la fumée de la cheminée ou l’odeur du tabac, des couleurs du soir, d’une nuit étoilée ou d’un jour de brume et des bruits, ceux d’un tracteur, d’un char ou encore d’un avion qui vole dans le ciel. Comme le narrateur de Lointains hivers, est-ce que vous vous occupez d’une bibliothèque des récits de guerre? Êtesvous un grand lecteur de ce genre de littérature? J’ai une bibliothèque plutôt discrète à la maison. Je dois avoir quatre mille livres ce qui, pour un montagnard, est déjà pas mal. J’ai une dizaine de dictionnaires, j’ai pas mal de livres d’histoire et puis, quand j’en ai besoin, j’ai recours à une bibliothèque qui se trouve à trente km d’ici. Mais vous savez, à mon âge, je prends conscience qu’il me faudrait davantage de temps pour pouvoir lire tout ce dont j’ai envie. Pouvez-vous nous parler de la neige qui est plus qu’un simple personnage dans vos livres ? Elle apparaît jusque dans vos titres. Vous voyez, j’habite à mille mètres d’altitude et à une époque, il neigeait davantage. Quatre ou cinq mois par an, notre paysage était recouvert de blanc. La neige faisait partie de notre vie. Elle marquait les saisons, le temps qui passe. Elle est synonyme de provisions pour l’hiver, de laine, de patates, de livres à lire au coin du feu, de ski, de jeux avec les filles. Ensuite, pendant la guerre, chez les chasseurs alpins, nous étions entourés de neige, même l’été. Puis il y eut la

guerre dans les montagnes albanaises, la Russie, nous en avons déjà parlé où j’ai vécu deux hivers. Un en tant que chasseurs alpin, l’autre en tant que prisonnier. En fait, la neige m’a accompagné toute la vie… Dans votre production littéraire apparaissent aussi des textes singuliers comme ceux consacrés aux arbres, ou encore aux animaux. Si leur veine est narrative, on découvre aussi un écrivain botaniste qui retrace une espèce de généalogie littéraire de la nature. Que pouvezvous nous dire sur cet aspect de votre travail ? En fait, j’ai toujours été curieux depuis mon plus jeune âge. D’abord par instinct. Je regardais comment faisaient les grandes personnes quand nous étions dans les bois. Ils m’apprenaient à identifier les différentes baies, à reconnaître les bons fruits des mauvais, les herbes. Je voyais comment les bûcherons choisissaient les arbres, comment ils les abattaient. J’ai grandi ainsi en pleine nature, j’étais attentifs aux vols des oiseaux, je savais identifier les nids, la couleur des œufs. J’allais avec les grands capturer certains oiseaux, j’aidais à poser les pièges. Pendant la guerre, ces choses apprises quand j’étais gamin m’ont été très utiles. Par la suite, j’ai manifesté une certaine curiosité scientifique et littéraire envers les arbres qui existait déjà chez Virgile. On a besoin d’être éduqué. De savoir. Les gens disent en général « c’est un pin » alors qu’il s’agit en fait d’un conifère. Parce qu’il existe toute une variété de pins. J’ai alors cherché à étudier avec passion ces choses. Ce fut la même chose pour les abeilles. Quand j’ai pris ma retraite, je suis devenu apiculteur et j’en ai fait un livre Hommes, bois, abeilles. Les lecteurs nous parlent souvent des émotions qu’ils ressentent en vous lisant. Êtes-vous conscient de cette capacité que vous avez de nous tirer une larme ? Ce que j’essaye de faire, c’est communiquer avec mes lecteurs. Je ne veux pas lancer de messages. Tout le

monde lance des messages aujourd’hui, le président des Etats Unis, le Pape, les grands, les petits, ils ne peuvent pas s’en empêcher. Nous devons faire comprendre aux gens les problèmes actuels, pas lancer des messages. Il faut se faire une opinion soi-même mais pour cela, faudrait déjà changer la manière qu’ont les gens de s’informer. Les femmes sont souvent discrètes dans vos livres. Est-ce dû à l’environnement montagnard ou encore, à celui de la guerre ? Figurez-vous que j’ai plus de femmes qui m’écrivent que d’hommes. Et puis, je dis souvent que qui parle beaucoup de Dieu ne le connaît pas et qui parle beaucoup d’amour ne le connaît pas non plus. Dans Histoire de Tönle, j’ai écrit de très belles pages sur la femme. Une femme qui réapparaît même après sa mort. Tönle est seul dans la maison et il croit la voir en train de ranimer le feu et il lui parle. Vous ne pensez pas que c’est une présence, ça ?

Pour finir, est-ce que vous vous intéressez à la littérature italienne contemporaine et, peut-être, quels sont vos pairs ? Parmi les écrivains, j’ai connu de grandes amitiés. Primo Levi, par exemple, était pour moi comme un frère. Italo Calvino était un bon ami. Francesco Biamonti l’est toujours. Aujourd’hui, à 80 ans, je m’intéresse moins à ce qu’il se passe. Je relis plutôt les classiques. Ou encore des essais. Mais en Italie, vous savez, on a surtout des grands poètes.

Entretien réalisé en juin 2001 par Philippe Fusaro et Arnaud Velasquez.


Nouvelle inédite

Le Vin de la vie Chaque élément de notre vie est lié à d’autres faits ou évènements qui, consciemment ou non, dans l’écoulement du temps, s’enchaînent et se rattachent à des personnes et à des lieux. Grâce aux récits que j’ai écrits reparaissent souvent inopinément ou se manifestent pour la première fois après très longtemps des personnes que le hasard découvre. On revit ainsi par la mémoire des sensations et des moments qu’ont filtrés les ans, comme si la faim, la fatigue, la douleur, le danger s’étaient déposés au fond de la bouteille de la vie. Le vécu décanté reste limpide et mélancolique et acquiert des couleurs et des parfums très délicats. Il y a de nombreuses années, nous avions dressé notre camp pendant l’été dans une vallée du Trentin, au cœur d’un grand bois de mélèzes, et ma charge de gradé consistait à construire, une fois par semaine, avec mon escouade, les latrines pour la compagnie, et à ramasser dans les forêts, avec trois mulets, du bois pour les cuisines. Ces travaux n’avaient rien de guerrier, ils étaient même des plus pacifiques ; et après la campagne sur le front ouest, les jours s’écoulaient entre le réel et l’irréel également pour une autre raison : j’étais très jeune et amoureux et, de ces montagnes-là, je voyais les miennes.. Tous les soirs où j’étais dispensé du service de chef de poste ou de caporal de la journée, je descendais au village, à une demi-heure du camp. Il y avait là beaucoup d’estivants qui, insouciants, allaient des courts de tennis aux hôtels, ou revenaient de promenades ou bien d’excursions. Nos officiers, dans leurs uniformes impeccables, faisaient la cour aux dames aux terrasses des cafés avec orchestre, et l’on ne savait pas si c’était bien ou mal de les saluer. Quelquefois, j’entrais dans l’église, toute en pierre vive, de style gothique montagnard. Elle était entourée de son vieux cimetière, soigné comme un jardin, avec de très belles pierres tombales. Dans l’église, un aveugle tenait l’orgue.

Mais la plus grande partie de mes heures de liberté, je les passais dans la librairie du centre, belle et bien fournie. Après m’être enhardi la première fois, j’y étais toujours bien accueilli par le libraire. Monsieur Mario me laissait aller et venir librement entre les rayons d’où, de temps en temps, je sortais un livre avec beaucoup de précautions, et, timidement, je me hasardais à le feuilleter : la poésie, les romans, les récits, l’histoire me fascinaient tout comme me fascinaient certains paysages et la forêt. Davantage peut-être. Je me plongeais dans ces pages et je ne me rendais pas compte du temps qui passait. Presque toujours, c’était Monsieur Mario qui disait : « Allons, caporal, c’est l’heure de la fermeture ! ». Mais il était aussi tellement bon que, par respect peut-être, il se laissait attendrir, et il attendait que sa femme l’appelle d’en haut : « Le dîner est servi ! ». Quand l’adjudant fourrier nous distribuait la paie, la décade qui, le plus souvent, devenait la quinzaine, je pouvais me permettre d’acheter un livre. Mais alors, le problème du choix se présentait, et je passais d’un rayon à l’autre avec l’argent dans la main. Il fallait que le livre ne coûte pas cher, qu’il ne soit pas très volumineux pour trouver place dans mon paquetage et ne pas trop charger mon dos en s’ajoutant aux trente-deux kilos réglementaires qui comprenaient l’équipement, les vivres de réserve, les munitions, la corde, la lanterne, la tente, la couverture, etc. Bref, après tant d’hésitations et de calculs, je me retrouvai avec la Divine Comédie, le Roland Furieux et Il bel paese de Stoppani. Tous en édition bon marché Barion.


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Deux de ces livres sont restés dans mon paquetage que je dus abandonner sur les montagnes de Grèce au mois de novembre suivant. La Divine Comédie, je l’avais mise dans la sacoche de mon masque à gaz qui, après que furent jetés masque et filtre, me servait de sacoche personnelle. Le livre et la photo de la jeune fille que j’avais placée entre les pages ont fini dans les steppes de la boucle du Don où je me trouvais pendant l’été 1942 : un coup de mortier qui m’avait aussi légèrement blessé avait coupé net la bride en toile de la bandoulière. Dans la mêlée de la bataille, Divine Comédie et photo restèrent entre les mains des soldats russes ( je me suis souvent demandé : qu’en auront-ils fait ? Qu’auront-ils pensé ?).

Il ne pouvait pas savoir, Monsieur Mario, que l’auteur de ces récits qu’il lisait avec plaisir était le très jeune caporal des chasseurs alpins qu’il tolérait avec beaucoup de patience dans sa belle librairie. Je lui écrivis avec la profonde reconnaissance qu’éveillait mon souvenir, et je le remerciai de tout : plus encore pour autrefois que pour le livre rare et précieux.

Bien des années s’écoulèrent, plus de trente, et un jour, je vis arriver par la poste un paquet recommandé qui venait justement de ce village du Trentin ; comme expéditeur, il portait imprimé le nom de cette librairie où j’avais passé mes soirées riches de curiosités littéraires sinon d’argent.

Il me répondit en évoquant cet été-là et le moment où l’on avait quitté la vallée à destination de la Grèce par un sombre matin pluvieux ; mais ses souvenirs étaient plus vifs et clairs là où il m’entretenait de la Grande Guerre qu’il avait vécue dans mes montagnes, en combattant du côté autrichien. Il avait été affecté aux stations des téléphériques qui montaient les matériaux et descendaient les blessés. Ses lettres me parlaient des tempêtes de neige et des tirs, meurtriers pour beaucoup de ses camarades, de l’artillerie italienne sur leurs installations. Il était resté tout un hiver au sommet de la montagne où il y a encore les restes de sa baraque, les excavations des abris, les socles en ciment avec les barres de fer pour les câbles. Là-haut, pendant de nombreuses années à la fin de l’automne, je suis allé chasser des perdrix blanches.

Le paquet, qui provoqua en moi une extraordinaire superposition de souvenirs, et que je défis avec émotion, contenait un livre très précieux pour moi : je l’avais beaucoup cherché ; je savais qu’il existait, mais je n’avais jamais réussi à le trouver. Il avait été imprimé par l’Institut italien d’Arts graphiques de Bergame en 1908 ; il décrivait – avec reproductions photographiques – les coutumes et les maisons des gens de mon pays, telles qu’elles étaient avant que la Grande Guerre ne détruise tout. A cause de cela justement, ce livre était devenu rare. Dans une brève lettre d’accompagnement, le libraire plus qu’octogénaire écrivait qu’il était un de mes lecteurs assidus ; en faisant l’inventaire, avant de céder son commerce, il avait trouvé, dans le coin le plus caché, le livre joint, et pensait que je l’aimerais. C’était une acquisition que son père avait faite jadis, au temps de François-Joseph.

Mais avant-hier, j’y suis remonté pour apporter une pensée à mon ami libraire. Le vent soufflait à travers les défilés, accompagné de flocons de neige ; un couple d’aigles en chasse voltigeait. En bas, les forêts s’étendaient à perte de vue ; de la brume d’été émergeait la cime d’où Robert Musil regardait mon pays. La baraque où les soldats autrichiens avaient passé un hiver s’était écroulée ; les poutres du toit et les planches se transformaient en humus, et parmi elles poussaient des coussins de campanules et de saxifrages ; des restes de chaussures, des couvercles de gamelles, des cuillers, des clous affleuraient là. Mêlé à tout cela, il y avait le souvenir de Monsieur Mario, libraire du Trentin qui, lorsque la tempête faisait rage et balançait sa lanterne, lisait Dante, comme je l’ai lu moi aussi sur d’autres montagnes lointaines.

Voilà comment finirent mes trois livres de guerre achetés avec la solde du soldat dans un village des Dolomites.

Nouvelle extraite du recueil Amore di confine) et traduite par Marie-Hélène Angelini.


En marchant avec Mario Rigoni Stern Il avait suffi de quelques mots – des mots de fureur et de simplicité désarmante, des mots qui d’un coup réinventent la poésie, la vie et la mort – pour nous décider à aller à la rencontre de leur auteur, un vieux monsieur, que l’on disait un peu sauvage… C’était en novembre 2000. Sentiers sous la neige et En Guerre venaient d’être publiés en France par les éditions de la

Martine Laval

Fosse aux Ours (1). Dans ces deux recueils de récits, on y lisait l’âme d’hommes pris dans la tourmente de la guerre. On y croisait leurs regards, on y voyait leurs gestes, on y entendait leurs paroles. On vivait avec eux, en même temps qu’eux, l’épreuve du froid, de la faim, de la solitude, le calvaire des poux, de la peur, de la fatigue, l’absurdité des frontières, l’effroi de la


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mort : « Debout, au milieu des obus qui éclataient et que je n’entendais pas, je demeurais immobile à fixer ce cops sans vie qui courait avec moi quelques instants auparavant. Je ne le connaissais pas, mais j’étais stupéfait ; il me semblait impossible que l’on pût mourir ainsi, dans l’herbe, au printemps. » Surtout, ces textes courts, dénués de pathos, tous tendus d’une pudeur extrême, faisaient éclater la beauté du monde, la ligne d’une forêt, la fierté d’un arbre, et puis ces sentiments que l’on n’ose plus nommer, solidarité, amitié, fidélité. Pour atteindre Asiago, le repaire de Mario Rigoni Stern, il nous fallut traverser Venise déserte et grimper plus au nord, sur les rondeurs des montagnes de la Vénétie. C’est ici qu’il est né, ici qu’il travailla – employé au cadastre de la commune – ici qu’il vit toujours avec femme et souvenirs. Rigoni Stern, petit caporal, ne quitta sa terre que pour frayer avec la Seconde Guerre mondiale… Mario Rigoni Stern n’est pas un écrivain à jouer la promotion de ses livres. Il n’est pas homme à se sentir quelque peu flatté par ce débarquement de la presse française, pas homme à se laisser interviewer. On ne pose pas de questions à Mario Rigoni Stern. C’est lui qui interroge : qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous là ? Bref, il nous fallait montrer patte blanche : oui nous avions lu ses livres, oui il raconterait ce qu’il voudrait quand il le voudrait. Une anecdote donne l’ampleur du personnage. Notre premier rendez-vous eut lieu dans le hall d’un tout petit hôtel d’Asiago. Mario Rigoni Stern, loden vert sur les épaules, nous salue poliment, s’assoit à une table, et ouvre le journal. Terreur : nous guettons en vain le regard de cet homme célèbre dans toute l’Italie. Rien. Le temps passe, Mario feuillette toujours les nouvelles, tranquille. C’est lui qui ordonne le temps, l’ordre des choses. Il jauge notre patience, nous jauge. Attendre, tel était notre lot. On n’apprivoise pas

Mario Rigoni Stern, c’est lui qui adopte, ou non, ses interlocuteurs… Cette première épreuve passée, le bel homme nous propose une balade dans son village. Et là, dans ces ruelles désertes, reconverties l’hiver en station de ski, Mario fait le guide, raconte les gens de cette maison, de telle autre, puis ceux de cette grande bâtisse où il est né, ces trottoirs qui l’ont vu courir, cette école où il apprit à lire. Il dit le passé au présent, comme dans ses livres, avec des mots de braises et de douceurs. Nous approchons du cimetière militaire où gisent des gars, 28 000 autrichiens, 30 000 italiens, tous figés dans leurs vingt ans par la Première Guerre mondiale. La nuit se faufile, le silence enveloppe les tombes et les marcheurs. Moment de grâce ? de recueillement ? de confiance gagnée ? Mario Rigoni Stern se met à sourire, à parler, parler. Il consent même à répondre à quelques questions… et se révèle un brin cabotin, fin blagueur. Il a de l’allure, du charme, quelque chose de la sensuelle Italie, et ici, chacun, le quincaillier, le libraire, en fermant boutique, l’apostrophe, le salue d’un « Mario » tonitruant. Rigoni Stern est la star d’Asiago : non pas parce qu’il est « écrivain bestseller » mais parce qu’il est toujours resté fidèle à ce bout de plateau, toujours resté fidèle aux siens, gens du labeur, berger, tanneur, paysan. La renommée, les lauriers littéraires et autres flatteries, n’ont aucun impact sur lui, n’ont sans doute même aucune valeur à ses yeux d’homme de la terre, de la guerre. Gamin, Mario aimait lire, Conrad, Stevenson, Verne, s’amusait à noter des « choses » sur un petit carnet. Adulte, rescapé de la folie guerrière, il s’est donné une mission : utiliser les mots qu’il aime et raconter l’Histoire, celle qu’il a vécue, celle qu’il a partagée avec ses compagnons d’infortune, amis et ennemis, italiens, allemands, russes, albanais. Il écrit une Histoire faite de bouts d’histoires, de tranches de vie d’hommes et de femmes. Rigoni Stern est un tendre,

un humble. Il récuse l’appellation « romancier », préfère celle de mémorialiste : « je ne raconte pas la vie de personnages mais de personnes. Sur la couverture de mes livres, il y a mon nom, mais ce sont les voix de mes camarades qu’il faut entendre. » Peut-être accepterait-il notre remarque et sourirait-il si on osait lui dire qu’il manie la vie et les mots comme un poète… Car il y a du sublime dans l’écriture de Rigoni Stern. Une densité et une légèreté intimement liées. Ici, le déchirement embrasse l’espoir et embrase chaque page. L’auteur va au plus près des mots – il dit écouter longtemps leur musique - pour aller au plus près des hommes, au plus près de leurs vérités. Lui qui accepta ses galons de sergent mais tourna le dos à une carrière militaire, a l’humilité d’un humaniste et la noblesse d’un antimilitariste, le regard d’un poète et la main d’un écrivain. Qu’importe alors la frontière entre fiction et réalité – entre imaginaire et vécu ? Elle s’estompe d’elle-même et nous entrouvre des paysages de libertés et d’émotions. Dans le recueil En attendant l’aube un texte court intitulé Neiges de janvier, illustre cette force inouïe – ce talent de l’écrivain – à faire sentir sans presque rien dire : et l’on reçoit en plein cœur une décharge électrique faite de tension et de douceur, de beauté et de douleur. Quand l’amour se fait improbable et la mort inéluctable, le phrasé du vieil homme a ce pouvoir de consoler… Depuis toujours, ou presque, Mario Rigoni Stern couche sur du papier, le temps, les gens. Il les couvre tendrement de pudeur, de mots doux, et les laisse s’en aller vers d’autres gens, d’ici et d’ailleurs, lecteurs…

Martine Laval est journaliste à Télérama.


Dans le jardin d’Hubert Mingarelli… Pour se mettre un jour à écrire c’est bien de se fabriquer un panthéon personnel. Il sera toujours très subjectif, et très intime. Non, je crois que c’est plus que bien, c’est vital. Comme une famille. Dans le mien de panthéon, il y a entre autres, Isaac Babel, John Fante, Raymond Carver, Richard Brautigan, et Mario Rigoni Stern. Leurs points communs ? Beaucoup. En tout cas j’ai besoin d’eux parfois, besoin d’ouvrir une de leurs pages, de lire une ou deux phrases, pas plus, pour reprendre l’envie et le courage de continuer. Tout comme si on descendait dans le jardin, s’asseoir à l’ombre et boire un verre tous ensemble. Et que je les écoutais me dire ce qu’ils ont fait, par quels tourments ils sont passés, et j’ai confiance en eux parce qu’ils ont fait un sacré grand bout de chemin. Peu importe leur succès ou leur renommée. Ce qui compte, c’est le chemin qu’ils se sont tracés, les choix qu’ils ont faits et qu’on trouve à hauteur d’homme selon ses critères propres.

Leurs points communs. Je mettrais d’abord la vérité. On le sait, elle est révolutionnaire. Même en littérature. Il n’y a que la vérité qui compte. Elle vous transperce. Impossible de passer à côté quand on la lit. Une phrase est capable d’être une vérité à elle seule, pas dans ce qu’elle dit, pas dans l’idée qu’elle assène, mais simplement comme elle est dite, comme elle est construite. Du coup, elle est capable de vivre toute seule cette phrase, de vous transpercer, simplement pour ce qu’elle est. Un mot, c’est pareil. Il est capable à lui tout seul de vous transporter parce qu’il dit la vérité. Mais ce qu’elle est fragile cette vérité, et impitoyable ! Peut apparaître soudain une pauvre virgule, et alors tout d’un coup tout fout le camp, le mensonge vous saute aux yeux, l’auteur est démasqué. Il ne nous par-

lait pas droit dans les yeux, non, il essayait seulement de nous faire croire. Chez Mario Rigoni Stern, des phrases comme ça, de celles qui vous touchent et vous transpercent, qui sont capables de vivre seules, ses livres en sont faits. Elles sont son matériau et sa force. Parce que Rigoni Stern est un homme qui a vécu avant d’écrire, ça c’est sûr. Mais ça ne suffit pas pour trouver cette vérité. On a tous vécu des tas de choses, mais ça ne fait pas de nous des écrivains pour autant. Alors on se dit que sans doute Rigoni Stern doit beaucoup travailler pour arriver à ça. Peut-être, mais je n’en sais rien, je ne le connais pas. Et ça non plus de toutes façons ce n’est pas suffisant. Ce que j’essaye de dire c’est qu’on ne sait pas comment un écrivain s’y prend, que si on essaye de comprendre, qu’on tourne autour, surgit toujours et toujours l’insondable mystère de l’écriture et du talent. Parfois on n’a pas envie qu’on nous explique comment se forment les cristaux de neige, on a juste envie de la regarder tomber.


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Un autre point commun. Mario Rigoni Stern nous parle des gens. Et pas « des gens de peu » ou « des gens simples ». J’aime pas entendre ça. Ça me met vraiment en rogne. Ce sont souvent des expressions envoyées de haut. Un « gens de peu » souffre-t-il ou espère-t-il différemment d’un « gens de beaucoup ». Et au fait c’est qui les « gens de beaucoup » ? Rigoni Stern nous parle des gens, des hommes, de nous. On est tous égaux quand on traverse les plaines de Russie en hiver. Traversée hallucinante du sergent Rigoni Stern dans la neige et de ses frères d’armes pendant la seconde guerre mondiale. Le livre magnifique. Mais écoutez juste le début : « J’ai encore dans les narines l’odeur de la graisse qui fumait sur le fusil-mitrailleur brûlant. J’ai encore dans les oreilles et jusque dans le cerveau le crissement de la neige sous les brodequins ; les éternuements et les quintes de toux des sentinelles russes ; le froissement des herbes sèches battues par le vent sur les rives du Don. » Voilà c’est tout, et comme j’aimerais l’avoir écrit ce début du Sergent dans la neige. Ça me plaît tellement ce passage-là.

Et ça n’a l’air de rien, ça semble à la portée de tout le monde, et c’est justement pour ça que c’est immense. Qu’est-ce qu’on peut ajouter ou retirer à ce début ? Le Sergent dans la neige est un grand livre. Il raconte la marche éperdue de pauvres soldats qui cherchent à échapper au froid, à la fatigue, au désespoir et aux soldats ennemis. Ils sont presque morts, et ils laissent des morts derrière eux, et pourtant ils marchent et avancent. Parfois ils se battent, d’autres encore tombent. Les autres repartent, encore un peu plus morts. C’est pas une histoire de guerre. Enfin pas qu’une histoire de guerre. C’est la vie des hommes. Après coup ce livre peut apparaître comme la métaphore de la grande traversée de la vie. C’est peut-être facile comme comparaison, et ce n’est sûrement pas ce que Rigoni Stern a voulu faire. Mais pourtant ça y ressemble terriblement. Je crois que lorsqu’on possède le talent de parler de quelques hommes, on parle alors de tous les hommes. Et puis arrive cette scène inouïe dans le Sergent dans la neige. Au milieu de cet enfer, dans un village où la bataille fait rage, le sergent Rigoni Stern entre dans une isba pour demander à manger. Mais déjà, autour de la table, il y a des soldats russes, ses ennemis, qui

mangent. Il s’assoit quand même, et la femme de l’isba lui sert une assiette de lait et de millet. Et les soldats ruses le regardent manger, et quand il a fini il se lève et ressort de l’isba pour retourner dans la bataille. Mario Rigoni Stern dit : « C’est comme ça que ça s’est passé. A y réfléchir, maintenant, je ne trouve pas que la chose ait été étrange, mais naturelle, de ce naturel qui a dû autrefois exister entre les hommes. » Et un peu plus loin, parlant de tous ceux qui étaient dans l’isba ce jour-là : « Qui sait où se trouvent à présent ces hommes, ces femmes, ces enfants. J’espère que la guerre les a tous épargnés. Tant que nous vivrons, nous nous souviendrons, tous tant que nous étions, de notre façon de nous comporter. » Pardon mais c’est pas nous ça ? Hein, est-ce que de temps en temps on ne pourrait pas s’asseoir et manger en paix avec nos ennemis, avec nous-mêmes en fin de compte. C’est candide et naïf. Et alors ! Chacun fait ce qu’il veut des livres de Mario Rigoni Stern. Moi j’y ai trouvé une partie de mon compte. Et j’y ai lu entre les lignes une des rares questions qui vaillent : pourquoi, mais pourquoi les hommes tuent les autres hommes ?

Hubert Mingarelli est écrivain, ses romans Une Rivière verte et silencieuse et Une dernière neige sont publiés aux éditions du Seuil.


Marches et contremarches Primo Levi le considérait comme l’un des cinq plus grands écrivains italiens contemporains. Primo Levi avait raison. Il est vrai qu’il n’a rien de flamboyant, Mario Rigoni Stern, qu’il n’est pas un intellectuel tapageur, un cabotin mediatique, un romancier de la provocation, un dynamiteur de formes, de mœurs ou de mots. Non, il semble au contraire habité par cette patience, cette gravité modeste des paysans ou mieux des montagnards accoutumés à se colleter avec la nature, le froid, la faim, la mort, bref les extrêmes, et qui savent qu’il ne sert à rien de hausser le ton pour y comprendre quelque chose. Un jour après l’autre. Une phrase après l’autre. Cela suffit. A quoi bon faire le matamore quand il s’agit de marcher des jours et des nuits dans la steppe ukrainienne sous la menace des troupes bolcheviques ? Ou de survivre à l’hiver, sur les hauts plateaux de Vénétie à l’époque du fascisme, quand la principale ressource consistait à récupérer le cuivre, le plomb et le fer des obus et des bombes enfouis dans le sol, vestige de la Grande Guerre ?

Frédéric Vitoux est écrivain et journaliste au Nouvel Observateur, dernier ouvrage paru L’Ami de mon père aux éditions du Seuil.

Une immense compassion imprègne les pages de Mario Rigoni Stern. Compassion pour les animaux, les mulets ou les chevaux embrigadés dans des batailles d’hommes qui ne les concernaient pas. Compassion pour les chiens, les coqs de bruyère, les faisans, les hiboux de montagne, toute cette faune qu’il a pris le temps d’observer et de rassembler en un petit volume, Le Livre des animaux qui est un miracle de tendresse et d’humour respectueux. Compassion pour

Frédéric Vitoux

les hommes surtout. Les camarades de combat, mais aussi les paysans ukrainiens dans leurs isbas qui étaient de lointaines petites lueurs au plus profond de la nuit, quand lui-même s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux dans l’espoir d’un havre de miséricorde. Retour sur le Don regroupe ainsi des textes où l’écrivain évoque ces années-là, qui l’ont marqué à jamais. Marches et contremarches. Combats. Nature immense et impitoyable. Si bien qu’il éprouva un jour le besoin de revenir sur place. Et de nommer sur les lieux mêmes ses amis chasseurs alpins de la division Trentin qui n’avaient pas survécu. Est-il un sujet plus essentiel que le temps perdu et le temps retrouvé ? La guerre…et la Vénétie ! Mario Rigoni Stern n’est jamais sorti de ce cadre là. Répétons-le : il n’est pas un strict romancier. Il ne se brûle à aucun des feux de l’imagination. La réalité, sa réalité, a été trop âpre, trop obsédante. Elle l’a comblé. Il en a fait un monde. Une œuvre. En témoigne encore Les Saisons de Giacomo. Le portrait d’un garçon qui avait été son camarade de jeu dans un village qui désormais n’existe plus ou est devenu un centre de villégiature. Mais entre les deux guerre y subsistaient encore quelques familles dont les pères travaillaient donc comme récupérateurs, quand ils ne partaient pas, pour un saison ou pour toujours, s’engager dans les mines de Lorraine. On s’en voudrait d’être grandiloquent dans la louange. L’emphase, encore une fois, ne sied pas à Mario Rigoni Stern. Il écrit juste, c’est tout. Comme

un peintre qui n’utiliserait pas de pigments trop épais, mais retrouverait sous les glacis ou la transparence des couleurs, la lumière même des choses, les vibrations d’une émotion silencieuse. Peu d’écrivains, au bout du compte sont aussi pudiques et fraternels que lui.


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Bibliographie de Mario Rigoni Stern. Histoire de Tönle Traduit par Claude Ambroise et Sabina Zanon Dal Bo, Verdier, 1988. Le Sergent dans la neige Traduit par Noël Calef, 10-18, n° 2634, 1995. La Chasse aux coqs de bruyère Traduit par Geores Piroué, 10-18, n°2857, 1997. L’Année de la victoire Traduit par Claude Ambroise et Sabina Zanon Dal Bo, Laffont, 1998. Arbres en liberté Traduit par Monique Baccelli, La fosse aux ours, 1998.

Les Saisons de Giacomo Traduit par Claude Ambroise et Sabina Zanon Dal Bo, Laffont, 1999. 10-18, n°3268, 2001. Le Livre des animaux Traduit par Monique Baccelli, La Fosse aux ours, 1999. Retour sur le Don Traduit par Marie-Hélène Angelini, Desjonquères, 1999.

Lointains hivers Traduit par Marilène Raiola , Mille et une nuits, 2000. En guerre Traduit par Marie-Hélène Angelini, La Fosse aux ours, 2000. En attendant l’aube Traduit par Marie-Hélène Angelini, La Fosse aux ours. Hommes, bois, abeilles Traduit par Monique Baccelli, La Fosse aux ours.

L’Année de la victoire Traduit par Claude Ambroise et Sabina Zanon Dal Bo, 10-18, n°3187, 2000. Sentiers sous la neige Traduit par Monique Baccelli, La Fosse aux ours, 2000.

Les Librairies Initiales vous offriront en décembre 2001 un récit inédit de Mario Rigoni Stern : L’Ami ourson.

Remerciements :


Alinéa

Le Cadran Lunaire

Le Merle Moqueur

Le Square (L'université)

18, place du Grand-Martroy, 95300 Pontoise Tél. 01 30 32 28 80 Fax 01 34 24 16 27

27, rue Franche, 71000 Mâcon Tél. 03 85 38 85 27 Fax 03 85 40 92 16

37, rue de Bagnolet, 75020 Paris Tél. 01 40 09 08 80 Fax 01 40 09 86 60

2, place Docteur-Léon-Martin, 38000 Grenoble Tél. 04 76 46 61 63 Fax 04 76 46 14 59

E-mail alinea.l@wanadoo.fr

Les Cordeliers

Millepages

Antipodes

13, Cote des Cordeliers, 26100 Romans-sur-Isère Tél./Fax 04 75 05 15 55

133 et 174, rue de Fontenay, 94300 Vincennes Tél. 01 43 28 04 15 Tél. jeunesse 01 43 28 04 50 Fax 01 43 74 44 13

E-mail libsquar@club-internet.fr

Site Internet www.librairie-alinea.fr

8, rue R. Schuman, 95880 Enghien Tél. 01 34 12 05 00 Fax 01 34 17 69 26

E-mail libcordelier@worldonline.fr

L'Astrée

L'Écritoire

69, rue de Lévis, 75017 Paris Tél. 01 46 22 12 21

30, place Notre-Dame, 21140 Semur-en-Auxois Tél. 03 80 97 05 09 Fax 03 80 97 19 89

millepajeunesse@wanadoo.fr

Site Internet www.l-astree.com

E-mail ecritoire@wanadoo.fr

L'Odeur du Temps

Les Feuillantines

35, rue Pavillon, 13001 Marseille Tél. 04 91 54 81 56 Fax 04 91 55 59 64

E-mail lastree@online.fr

Blandine Blanc 19, rue Pierre Bérard, 42000 Saint-Etienne Tél./Fax 04 77 32 58 49

32, rue Victor Hugo, 91260 Juvisy Tél. 01 69 21 40 33 Fax 01 69 44 66 73 E-mail les.feuillantines@free.fr

E-mail librairiebb@free.fr

Gwalarn La Boucherie 76, rue Monge, 75005 Paris Tél. 01 42 17 08 80 Fax 01 42 17 08 81

15, rue des chapeliers, 22300 Lannion Tél. 02 96 37 40 53 Fax 02 96 46 56 76 E-mail librairie.gwalarn@wanadoo.fr

E-mail contacts@laboucherie.com

Lucioles Le Bruit des Mots 11, place du Marché, 77100 Meaux Tél. 01 60 32 07 33 Fax 01 60 32 07 34

13, place du Palais, 38200 Vienne Tél. 04 74 85 53 08 Fax 04 74 85 27 52

3, rue Burq, 75018 Paris Tél. 01 42 55 42 13 Fax 01 42 55 14 99

142,144 La Canebière, 13001 Marseille Tél. 04 91 36 50 50 Fax 04 91 36 50 79 E-mail maupetit@wanadoo.fr

Vent d'Ouest 5, place du Bon-Pasteur, 44000 Nantes Tél. 02 40 48 64 81 Fax 02 40 47 62 18

Vent d'Ouest au Lieu Unique Quai Ferdinand Favre, 44000 Nantes Tél. 02 40 47 64 83 Fax 02 40 47 73 34 E-mail librairie.vent.douest@wanadoo.fr

35, quai des Bateliers, 67000 Strasbourg Tél. 03 88 35 32 84 Fax 03 88 25 14 45

Voie au Chapitre

E-mail syberna@club-internet.fr

Tél. 02 40 01 95 70 Fax 02 51 76 39 32

La Réserve

Contact Initiales

14, rue Henri-Rivière, 78200 Mantes-la-Jolie Tél. 01 30 94 53 23 Fax 01 30 94 18 08

James Vrignon 61, avenue Secrétan, 75019 Paris Tél. 01 42 40 03 21 Fax 01 42 40 41 98

E-mail librairie.lareserve@wanadoo.fr

E-mail jamesv@club-internet.fr

Le Scribe Maupetit

57, rue Notre-Dame de Recouvrance, 45000 Orléans Tél. 02 38 53 94 35 Fax 02 38 62 54 20

Quai des Brumes

E-mail lucioles@free.fr

E-mail bruit.des.mots@wanadoo.fr

Buchladen

E-mail millepages@wanadoo.fr

Les Temps Modernes

115, faubourg Lacapelle, 82000 Montauban Tél. 05 63 63 01 83 Fax 05 63 91 20 08 Site Internet www.lescribe.com E-mail libscribe@aol.com

67, rue Jean-Jaurès, 44600 Saint-Nazaire


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