Ítaca: Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

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http://revistes.iec.cat/index.php/ITACA ISSN (ed. impresa): 0213-6643 ISSN (ed. electrònica): 2013-9519

Quaderns Catalans de Cultura Clàssica N. 31 32

Catalans de Cultura Clàssica Núm. 31-32 2015-2016

Quaderns

Comitè assessor / Advisory Commitee

Angelo Casanova (Università degli Studi di Firenze), Catherine Darbo-Peschanski (CNRS, Paris), Riccardo di Donato (Università di Pisa), Jürgen Hammerstaedt (Universität zu Köln), Emilio Suárez de la Torre (Universitat Pompeu Fabra).

Director / General Editor

Carles Miralles † (Universitat de Barcelona).

Consell de redacció / Editorial Board

Jaume Almirall (Universitat de Barcelona), Àlex Coroleu (Universitat Autònoma de Barcelona) Montserrat Jufresa (Universitat de Barcelona), Marc Mayer (Universitat de Barcelona), Jaume Pòrtulas (Universitat de Barcelona), Josep Lluís Vidal (Universitat de Barcelona), Mariàngela Vilallonga (Universitat de Girona).

Secretari / Secretary

Carles Garriga (Universitat de Barcelona – cgarriga@ub.edu).

Objectius i temàtica / Goal and themes

Ítaca és la revista anual de recerca en estudis clàssics que des de 1985 publica la Societat catalana d’estudis clàssics (SCEC), filial de l’Institut d’Estudis Catalans (IEC), adscrita a la Secció Filològica (SF). Ítaca pretén col·laborar en la redimensió de tota la cultura clàssica des d’una òptica interdisciplinària i amb rigor filològic. Aplega estudis i materials relatius a aquest camp del coneixement. Sotmet els treballs publicats a un procés d’avaluació extern i anònim.

Ítaca is a journal published once a year by the SCEC (Catalan Society of Classical Studies), a subsidiary section of the IEC (Institute of Catalan Studies) belonging to its SF (Philological Section). Ítaca wants to contribute to a higher dimension of the whole classical culture from an interdisciplinary perspective and taking much care of the necessary philological rigor. It covers studies and all sort of documents related to this field. All papers submitted undergo a double-blind peer review process.

Versió electrònica / Electronic version http://revistes.iec.cat/index.php/ITACA

© 2016, Institut d’Estudis Catalans Carrer del Carme, 47. 08001 Barcelona

Primera edició: juliol de 2016

Compost per gama, SL

Imprès a Open Print, SL

ISSN: 0213-6643

Dipòsit Legal: B 49865-1998

Deuxièmes rencontres franco-catalanes sur l’Antiquité Classique: Morts Héroïques, morts infâmes. M. Jufresa 9

Le saut troyen ΤΟ ΤΡΩΙΚΟΝ ΠΗΔΗΜΑ. J. Pòrtulas

Sòfocles i la tradició d’Àiax. C. Garriga 33

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis. A. Billault 53

Les morts de Ser. Sulpicius Rufus et de C. Trebonius dans les Philippiques de Cicéron. F. Prost 65

Aspectes de la Medea de Sèneca. J. J. Mussarra 75

La mort de Pompée dans la Pharsale de Lucain: l’infamie transfigurée. D. Demanche 101

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant. P. Gómez 119

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate. F. Mestre 143

Sur la mise en scène de la mort des philosophes. M. Lucciano 161

La mort de Socrate au Moyen Âge (xiiie -xive siècles). A. Lamy 199

Morts des hommes et des femmes illustres: récits et illustrations dans les livres de portraits de la Renaissance. A. Raffarin 221

Som per mirar (II). Estudis de literatura i crítica oferts a Carles Miralles.

Montserrat Jufresa, Carles Garriga, Eulàlia Miralles (coords.). J. Martí 239

Índex Presentació ........................................................................................................................ 7
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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 7

Presentació

Una bona part de les contribucions publicades en el presen volum té el seu origen en sessions de treball dutes a terme entre investigadors de la Université Paris IV-Sorbonne i la Universitat de Barcelona. Hem cregut convenient, doncs, encapçalar la relació dels resultats amb una presentació a càrrec de la professora Montserrat Jufresa, promotora, junt amb el professor C. Lévy, d’aquesta iniciativa de col·laboració entre ambdós centres. Com és habitual i preceptiu en la nostra revista, totes les publicacions són sotmeses a avaluació externa, d’acord amb les regulacions generals en l’àmbit dels nostres estudis.

L’any passat hem hagut de lamentar la mort del professor Carles Miralles, director de la nostra revista. La seva absència és dolorosa i, per als que hi havíem tingut tracte i amistat, injusta.

Aquest volum és dedicat a la seva memòria, i l’hem volgut cloure reproduint la presentació que el doctor Joan Martí, membre de l’Institut d’Estudis Catalans i col·laborador amb Carles Miralles en moltes activitats de l’Institut, va fer del segon volum –dedicat a la filologia catalana– de treballs presentats en honor del nostre amic amb motiu del seu setantè aniversari.

Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núms. 31-32 (2015-2016), p. 9-12

DOI: 10.2436/20.2501.01.58

Deuxièmes rencontres franco-catalanes sur l’Antiquité

Classique: Morts Héroïques, morts infâmes

Montserrat Jufresa

Professora Emèrita de Filologia Grega

Universitat de Barcelona

Chers collègues, chers amis,

Je suis très honorée et aussi très heureuse d’ouvrir cette deuxième rencontre franco-catalane —la première a eu lieu à Barcelone en 2012—, et je souhaite une longue continuité à cette collaboration entre les classicistes de l’Université Paris IV-Sorbonne et l’Université de Barcelone, initiative que nous avons conçue, le Prof. Carlos Lévy et moi-même, lors de quelques dîners à Barcelone et à Paris, à l’occasion d’autres événements scientifiques ou académiques.

Le sujet sur lequel versera le colloque cette année 2014 est, comme vous le savez bien, Morts héroïques, morts infâmes, dans le cadre du monde ou, si vous préférez, de la civilisation gréco-romaine.

Permettez-moi que je commence cette sorte de préface avec des mots prononcés par un des personnages de la pièce de Tom Stoppard intitulée The coast of Utopia: «Qu’il serait beau de mourir pour la liberté!» exclame Michail Bakunin, lorsqu’il évoque un des épisodes auquel il a participé comme agitateur. L’anarchiste russe, de même que beaucoup d’autres révolutionnaires romantiques, reprend ainsi un topos déjà présent dans le discours que Thucydide attribue à Périclès, dans le livre II de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse. L’orateur grec proclame que ceux qui sont morts à la guerre en luttant contre les ennemis de la patrie, c’est-à-dire en défendant la liberté de leur patrie, ce sont des héros pour lesquels nous ne devons pas pleurer, mais les considérer au contraire bienheureux car : «la félicité est le fruit de la liberté, et la liberté est le fruit du courage… et pour un homme qui a du bon sens φρόνημα —, la mauvaise réputation qui provient de la lâcheté est plus douloureuse que la mort qui lui arrive, inaperçue, quand il est dans la pléni-

tude de sa force et participe d’un espoir commun». Ainsi, dans le discours de Périclès et dans l’oratoire funèbre de la cité classique, mourir dans les champs de bataille est associé à la possession d’ἀρετή —de la vertu—, c’est pourquoi les morts sont considérés des héros qui, comme tels, il faut croire, sont dignes d’habiter l’Île des bienheureux.

Ces exemples, que vous connaissez bien, servent à montrer comme un fait naturel que la mort a été travaillée, pour ne pas dire manipulée, par l’imaginaire des humains, en lui octroyant une dimension morale et / ou transcendante. De son côté, la biologie moderne affirme que la reproduction sexuée et la mort sont deux piliers qui fondent la possibilité même de progression chez les êtres vivants: les organismes unicellulaires comme les amibes ne meurent pas, ils se reproduisent par partition et les individus qui en résultent sont tous égaux entre eux et égaux aussi à celui dont ils proviennent. L’art combinatoire de la sexualité et de la condition éphémère conduit, par conséquent, à l’acquisition des capacités individualisées d’expérience et de pensée. C’est ainsi que, d’après le sociologue et philosophe Edgard Morin, le charme érotique est à l’origine de la complexité humaine, ce qui expliquerait fort probablement le rôle tellement important de l’éros dans les nombreux mythes qui peuplent l’univers imaginaire de l’humanité. La mort incarne, à son tour, la rupture entre l’esprit et le monde biologique: dans la pensée de la mort, nous dit Morin, se retrouvent, se heurtent et s’entremêlent la conscience, la rationalité et le mythe. Les êtres humains considèrent la mort comme un trou noir où l’individu est détruit, mais ils repoussent cette annihilation et tâchent de la conjurer à travers des mythes de survivance ou de renaissance de l’âme.

«La mort —écrit encore Morin—, phénomène totalement biologique, est, en même temps, dès la préhistoire, un phénomène totalement culturel, si bien qu’il faut intégrer dans toute réalité humaine la réalité biologique et la réalité anthropologique». Pour ce philosophe, c’est de la conscience et en même temps du refus de la mort que surgit la noosphère humaine, c’est-à-dire l’ensemble de croyances, mythes ou religions. «Le mystère premier n’est pas dans la mort, mais dans l’attitude de l’homme devant la mort». Car l’homme serait le seul parmi les êtres vivants à avoir conscience de sa propre mort. Puisqu’il n’y a pas une muraille entre nature et culture, mais un engrenage de continuités et discontinuités, la mort est en conséquence un phénomène pourvu de multiples dimensions qu’il faudrait saisir au moyen d’une démarche transdisciplinaire.

Je voudrais aussi faire allusion aux dernières théories de Freud, car je pense qu’elles nous aident certes à mieux comprendre quelques aspects de l’imaginaire sur la mort. Dans son œuvre Beyond the Pleasure Principle, New York 1950, le principe du nirvana —compris comme l’ensemble des efforts pour réduire, conserver constante ou éliminer la tension interne provoquée par les stimuli, et qui trouvent leur expression dans le principe du plaisir— apparaît comme la tendance dominante de la vie mentale et peut-être de la vie nerveuse en général. Cependant, la primauté du principe du nirvana, terrifiante

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Deuxièmes rencontres franco-catalanes sur l’Antiquité Classique 11

concurrence du plaisir et de la mort, est dissoute au moment même où elle s’établit. Les instincts de vie —l’éros— l’emportent en général sur les instincts de mort et ils effacent et retardent la descente vers la mort, de telle façon que c’est l’ubiquité d’éros et de thánatos, dans un perpétuel mouvement de fusion et de de-fusion, ce qui caractérise le processus de la vie. La confrontation entre l’instinct de vie et l’instinct de mort surgirait donc, d’après l’interprétation freudienne, de la différentiation d’une racine d’origine commune. Or, si c’est donc comme ça, si la pulsion régressive présente dans la vie organique lutte pour atteindre une quiétude intégrale, si le principe du nirvana rejoint le principe du plaisir —et notons que nous ne sommes pas loin de l’ataraxia prônée par la philosophie hellénistique— la nécessité de la mort nous apparaît ainsi sous une autre lumière. L’instinct de mort ne serait plus pure destructivité, mais un moyen pour assouvir une tension. Et alors la descente vers la mort deviendrait une fuite inconsciente de la douleur ou de l’adversité comme étant une expression de la lutte éternelle contre la souffrance et la répression. Dans ce cas, la mort peut être considérée, comme l’ont fait les stoïciens et plus tard les romantiques, l’équivalent de la liberté totale, individuelle ou politique. Ou bien, sous une perspective transcendante, platonicienne, néoplatonicienne ou chrétienne, religieuse en tout cas, la mort peut être vue comme le dépassement des misères de ce monde qui nous ouvre la porte —si nous avons agi comme il est dû, ou quand-même si nous avons souffert— d’une demeure heureuse dans le monde de l’au-delà. Dans l’imaginaire du monde antique, soit mythique, littéraire ou philosophique, nous y retrouvons plusieurs de ces aspects que je viens d’évoquer très sommairement, c’est vrai.

L’amour est présent partout, mais nous n’avons pas aujourd’hui à nous occuper de lui. De son côté, thánatos, la fin inéluctable qui rend égaux les riches et les pauvres, les amis et les ennemis, ainsi que la tristesse suscitée par le dernier destin des hommes et des femmes, est un motif qui revient dès le début de la littérature jusqu’à la philosophie hellénistique et romaine. De même, à cause de la peur que nous avons d’être annihilés en tant qu’individus, la mort est associée dans une dimension généralisée dans l’espace et le temps à des idées et des pratiques de châtiment. En plus, tout au long de l’histoire, les sociétés —comme la gréco-romaine, bien sûr— ont codifié les formes de l’éros, de la mort et de la peine de mort, afin de préserver leurs structures. La mort acquiert donc multiples dimensions qui déterminent la façon de la mettre en valeur et de l’exprimer. C’est ainsi qu’elle est une puissance d’origine divine, présentée sous la forme de daimon ailé, parfois arbitraire et inhumaine, qui s’impose aux êtres humains —dans la plupart des cas à l’écart de leur volonté— et qui arrive à l’imprévu; elle est en rapport avec le regard et les yeux, et elle possède une aura de sacralité. Cependant, il est aussi vrai que la mort s’approche à chaque fois d’une façon personnelle, car chacun des hommes et des femmes souffre les expériences qui sont en rapport avec la mort sous un point de vue individuel et intransférable, même s’ils doivent toujours suivre les conventions culturelles. Et finalement, les

implications de la mort dans le tissu social sont si importantes que les sociétés anciennes doivent codifier quelles sont les bonnes et les mauvaises façons de mourir, ce qui nous ramène au titre de notre rencontre. Pour conclure, permettez-moi juste une remarque sur l’étymologie du mot thánatos. Selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, de Pierre Chantraine, il s’agirait d’un voile, comme un nuage entre l’homme et la lumière, qui lui donnerait une portion individuelle de nuit.

Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 13-31

DOI: 10.2436/20.2501.01.59

Le saut troyen

Pòrtulas (Universitat de Barcelona)

AbstrAct

Protesilaos, the first Greek warrior to fall before Troy, gets a brief mention in the ‘Catalogue of Ships’ (Iliad ii 695-707). In accordance with the proverbial Homeric reticence, neither the name of his young wife nor that of his slayer are given. These, however, and many other bits of information, can be tracked (with highly significant discrepancies) in the Homeric scholia and in a number of passages from the Epic Cycle and the Hesiodic Corpus. From these very fragmentary texts, an epic motif which we could call «the dangers of landing» can be reconstructed. Several centuries later, Alexander the Great of Macedonia remembered this compound of mythical-religious motifs and decided to recreate it when staging his own landing on the Asian shores.

Introduction

Ce texte est la première partie d’un essai bien plus long sur le héros Protésilas et sa femme Laodamie, essai dont certaines parties sont déjà rédigées, tandis que d’autres ne sont encore qu’esquissées1. Je ne m’occuperai ici que des sources les plus anciennes, c’est-à-dire l’epos homérique, les Chants Cypriens et un fragment du Catalogue hésiodique. Je laisserai pour une autre

1. Des versions antérieures de ces pages ont été présentées lors d’une rencontre du Groupe de Recherche “Estudis de Literatura Grega i la seva Recepció” (septembre 2014) et lors des Deuxièmes Rencontres franco-catalanes sur l’Antiquité classique (octubre 2014). La traduction française est d’Isabelle Dejean et mon ami Xavier Bassas, que je remercie cordialement. Je veux également remercier M. Clavo, M. Reig, J. Carruesco et Xavier Riu, pour leurs nombreux conseils judicieux dont je n’ai pu, cependant, profiter qu’en partie.

ΤΟ ΤΡΩΙΚΟΝ ΠΗΔΗΜΑ

14 Jaume Pòrtulas

occasion les passages hérodotéens sur le héros (Hdt. vii 33; ix 116, 120); le Protésilas perdu d’Euripide qui, conformément à l’opinion majoritaire des érudits, constitue un véritable turning point dans la transformation de l’histoire ; et les destins post-euripidiens du couple Laodamie-Protésilas dans la poésie latine élégiaque et chez les auteurs de la Seconde Sophistique. D’autre part, je ne pourrai traiter qu’accessoirement un thème qui, par ailleurs, me fascine ; c’est l’énigmatique mais évident rapport entre le nom de Protésilas (= «le premier à impulser la troupe»)2 et Pratolaos, singulière figure du ‘premier homme’ dans les traditions initiatiques et mystériques de la Béotie et de Samothrace. Je me limiterai ici à reproduire un extrait de Walter Burkert (1985 : 246-247) qui dit l’essentiel à ce sujet:

There is a strange bridge from Protesilaos to the Cabiri : an inscribed vase from the Cabirion of Thebes portrays Pratolaos beside the Dionysus-like Kabiros and his pais [figure 1]. The ‘first man’ is the first mortal altogether, the first to die – transposed into the heroic milieu; he is Protesilaos, the first to fall at Troy.

Le passage de l’Iliade

Commençons par la citation, que tout le monde aura en tête, du contingent de Protésilas dans le Catalogue des Vaisseaux de l’Iliade. Cette citation donne

2. Cf. rossi 1997, 204 n. 40: «Gli studiosi moderni vi vedono soprattutto l’idea del comando, del capo (= Πρωτόλαος), individuando nell’elemento — εσι la radice di ἵημι (cf. robert 1921, 61, n. 4). rAdermAcher 1916, 18-23, 99-111 lo spiega come ‘colui che guida i guerrieri’».

Fig. 1. Vase du Cabirion thébain

l’occasion d’évoquer le courage du héros, mort au moment même où il met pied à terre (cf. Il. ii 695-707 ; traduction de Philippe Brunet, 2010):

Ceux qui peuplaient Phylaque, les champs fleuris de Pyrase, où Déméter a son temple, Iton la mère des chèvres, la maritime Antron, Ptéléos au lit de verdure, accompagnèrent Protésilas, le guerrier intrépide, tant qu’il vécut : mais il fut recouvert par la terre noiraude.

À Phylaque, il ne reste de lui que, meurtrie, une épouse, inachevé, un palais. Un Troyen le faucha sur la rive, comme il sautait de sa barque avant toute la foule achéenne ! Ils se choisirent un chef, malgré leur regret de ce maître. Podarcès alignait leurs rangs, rejeton d’Ényale, fils du Phylacide Iphiclès aux brebis innombrables et le propre frère de Protésilas magnanime, frère cadet toutefois…

Le fait que l’Iliade s’en tienne à évoquer la mort de Protésilas sans la raconter in extenso a été considéré (sans doute à raison) comme un indice de l’origine pré-homérique du thème3. D’ailleurs, le vaisseau de Protésilas est mentionné à d’autres moments clés de l’Iliade. Par exemple, à xv 704-708:

Hector parvint à la poupe du beau vaisseau brise-vagues, prompt coursier, qui porta Protésilas en Troade, mais ne pourrait le ramener au pays de ses pères.

Tout autour de la barque, Achéens et Troyens en bataille s’affrontèrent au corps-à-corps…

Ce serait une erreur de considérer cette mention de Protésilas, ou d’autres allusions similaires4, comme un simple ornement ou une digression. La précision qui signale que le vaisseau de Protésilas a été le premier auquel Hector a mis le feu n’est absolument pas sans intérêt ou anecdotique : il s’agit d’un écho, d’une allusion intentionnée au fait que Protésilas lui-même a été le premier guerrier à mourir au combat5 Protésilas était donc ancré solidement dans le récit de Troie, bien que, lorsque notre Iliade commence, il y ait longtemps qu’il soit mort. Mais les vers cités supra suscitent une série de questions:

a. L’identité de celui qui a tué Protésilas.

b. Le nom et l’identité de son épouse (et très vite veuve).

c. Quelques particularités de son background personnel et familial.

3. Cf. burgess 2001, 47, 64, 92; 2009, 17.

4. Il. xiii 681; xvi 122-123; xvi 285-286.

5. Cf e. g. schein 1984, 42 n. 43.

Le
saut troyen 15

Jaume Pòrtulas

d. Protésilas connaissait-il le destin qui attendait le premier qui débarquerait en Troade?

Ces questions sont l’objet de traitements discordants chez Homère et dans d’autres œuvres poétiques de l’Archaïsme (les Chants Cypriens, par exemple). Cela, bien sûr, n’est pas pour nous surprendre. Ce sont précisément ces divergences qui nous aident à mieux comprendre et le sens général de l’histoire et les stratégies déployées concrètement pour chaque composition poétique.

L’identité du tueur de Protésilas

L’Iliade, comme nous l’avons vu, attribue la mort de Protésilas à un anonyme Δάρδανος ἀνὴρ6. Cette absence de concrétion est singulière et a provoqué nombre de polémiques. Les spéculations avaient commencé avec les scholiastes et les commentateurs de l’Antiquité ; les érudits modernes ont également manifesté leur perplexité à ce sujet7. Ainsi, derrière l’allégation d’ignorance de la part d’Homère, Stanley 1993, 290 voyait une certaine ironie : comme si le poète évitait l’utilisation trop pédante et minutieuse du mythe, en feignant d’en ignorer un détail (un détail assez important, d’ailleurs) 8 Pour leur part, les scholies homériques offrent plusieurs possibilités à propos de l’identité du tueur (cf. Schol. D in Il. ii 701):

Certains attribuent [cette mort] à Énée, parce qu’il était le souverain de Dardanie. D’autres à Euphorbe; d’autres encore à Hector. Il y en a qui

6. On remarquera que l’ethnique Δάρδανος relie Protésilas aux mystères des Cabires : en effet, le fondateur de ces mystères avait précisément été Dardane ; cf. Lycophron, Alexandra 74-80 (avec les scholies de Tzétzès) et les scholies au Timée de Platon, 22a. Voir aussi burkert 1985, 132, 195.

7. Cf. stAnley 1993, 290: «The poet’s vague reference to Protesilaos’ slayer as a ‘Dardanian man’ departs from the concrete tone that informs the Catalogue and the poem generally and has remainded puzzling to comentators».

8. Mon amie Maite Clavo attire mon attention sur un parallélisme remarquable: dans l’Andromaque d’Euripide, le nom de l’assassin de Néoptolème est strictement maintenu aussi dans l’anonymat tout au long de la ῥήσις du messager. Cf. τις ( v . 1147), δεινὸν τι ( v . 1148), Δελφοῦ πρὸς ἀνδρός (v. 1151). Il s’agit sans doute de souligner que le facteur décisif dans la mort de Néoptolème n’est pas l’intervention humaine mais la volonté d’Apollon; vide e. g. PòrtulAs, 1988, 298 ss. Mais on pourrait également trouver en arrière-fond de ces récits comme une sorte de tabou qui empêche de mentionner par son nom l’assassin humain d’un héros lorsque les circonstances de sa mort nous incitent à soupçonner l’existence d’un dessein divin subjacent.

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Οἱ μὲν τὸν Αἰνείαν ἀπέδοσαν, ὅτι βασιλεὺς ἦν Δαρδανίων· οἱ δὲ τὸν Εὔφορβον. ἕτεροι τὸν Ἕκτορα. τινὲς δὲ Ἀχάτην λέγουσιν, ἑταῖρον τοῦ Αἰνείου, φονέα Πρωτεσιλάου. Δύναται δὲ καὶ ἀνωνύμως ἕνα τῶν Δαρδανίων λέγειν

Le saut troyen 17

parlent d’Achate, compagnon d’Énée, comme assassin de Protésilas. Il peut s’agir aussi d’une référence anonyme à un Dardanien quelconque.

Au fil du temps, la candidature d’Hector gagne du terrain au point que Démétrios de Scepsis voulait modifier le texte iliadique pour y insérer le nom du Priamide; à Il. ii 701, en effet, il proposait de lire φαίδιμος Ἕκτωρ au lieu de Δάρδανος ἀνὴρ9. Euphorbe a également eu ses défenseurs, et il semble avoir été le candidat préféré d’Eustathe de Thessalonique (ad Il. ii 701; i 507, 16-19):

Quel Dardanien, [exactement]? Le fils de Panthoos, Euphorbe. Les anciens affirment que si le personnage avait été illustre, le Poète s’en serait souvenu; mais, ému, pour ainsi dire, par [le destin de] son héros, il évite de donner le nom de l’assassin, afin qu’il ne soit pas honoré dans son chant.

La stratégie narrative des Chants Cypriens était tout à fait différente. Nous savons, à travers le résumé de Proclus, que ce poème attribuait sans réserve la mort de Protésilas à Hector. En plus, juste après qu’Hector ait tué Protésilas, Achille répondait en tuant un Troyen aux traits singuliers, Cycnos, fils de Poséidon, un guerrier redoutable qui avait, grâce à son origine divine, le privilège de l’invulnérabilité. Cycnos avait longuement résisté au débarquement des Achéens, jusqu’au moment où Achille l’étouffa de ses bras puissants. La mort de Protésilas et celle de Cycnos formaient probablement un diptyque. C’est ainsi que, dans les Cypria , la prééminence, la supériorité des champions de chaque camp, Hector et Achille, se manifestait dès le premier combat en terre troyenne, au moment même du débarquement10 .

9. Cf. Tzétzès, Schol. in Lycophr. 530. Sur Démétrios de Scepsis (un philologue contemporain d’Aristarque et de Cratès), vide Strabon xii 3, xiii 1; Diogène Laerce v 84; cf. aussi PFeiFFer 1968, 249 ss.

10. severyns 1928, 303 voyait, à l’arrière-fond de cette polémique sur l’assassin de Protésilas, une sorte d’opposition entre l’Iliade et les Chants Cypriens; oposition qui aurait attiré l’attention d’Aristarque, toujours jaloux de la supériorité d’Homère sur les poètes cycliques. Pour sa part, kullmAnn 1960, 273-274 pensait que l’affirmation selon laquelle les Chants Cypriens attribuent la mort de Protésilas à Hector n’est qu’une erreur de Proclus.

Ποῖος Δάρδανος; Πανθοΐδης Εὔφορβος. καί φασιν οἱ παλαιοί, ὅτι, εἴπερ ἦν τῶν ἐνδόξων ὁ ἀνήρ, ἐμνήσθη ἂν αὐτοῦ ὁ ποιητής, καὶ ὅτι παθαιν ό μενος οἷον ὁ ποιητὴς ἐπὶ τῷ ἥρωϊ ὀκνεῖ πρὸς ὄνομα εἰπεῖν τὸν ἀνελόντα, ἵνα μὴ ἀοίδιμος εἴη

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L’épouse de Protésilas: entre Polydora et Laodamie

Jaume Pòrtulas

Si l’Iliade évite d’identifier l’assassin de Protésilas, elle ne donne pas non plus le nom de son épouse. Le Poète s’en tient à évoquer la douleur d’une veuve prématurée, sans nom. Souvenons-nous du passage (vv. 700-701):

À Phylaque, il ne reste de lui que, meurtrie, une épouse, inachevé, un palais11 .

Ce double anonymat de la femme et l’assassin de Protésilas peut difficilement être le fruit du hasard. La tradition tardive, du moins à partir d’Euripide, affirme unanimement que la femme de Protésilas s’appelait Laodamie, fille d’Acaste, roi d’Iolcos12. Mais bien avant Euripide, les Chants Cypriens, cités explicitement par la Périégèse de Pausanias, donnaient une identité différente à la jeune épouse. Cf. Cypria fr. 26 Bernabé = 18 Davies (apud Pausanias iv 2, 7) ; traduction de Janick Auberger (CUF 2005):

Nous ne savons pas que Lyncée ait eu un enfant, mais Idas eut de Marpessa une fille, Cléopatra, qui épousa Méléagre. L’auteur des Chants

Cypriens dit que Protésilas — celui qui osa débarquer le premier au moment où les Grecs abordèrent en Troade — ce Protésilas avait une femme du nom de Polydora, et il dit que c’était la fille de Méléagre, fils d’Œnée. Si c’est bien la vérité, ces femmes, au nombre de trois, se tranchèrent toutes la gorge, à commencer par Marpessa, sur les corps de leurs maris morts avant elles.

11. On a beaucoup discuté sur la portée exacte de l’expression δόμος ἡμιτελής. Le scholiaste indique: «… Ou parce qu’il s’agit d’une maison sans enfants, ou parce qu’il manque l’un des époux, ou parce qu’elle n’est pas finie; car généralement on construisait la maison une fois mariés». leAF 1971 ad loc. précise, de façon plutôt subjective: «the first explanation is best».

12. Cf. gAntz 1993, 593: «In all the later accounts where we do find the tale of Protesilaos’ last visit she is called Laodameia».

τοῦ δὲ καὶ ἀμφιδρυφὴς ἄλοχος Φυλάκῃ ἐλέλειπτο καὶ δόμος ἡμιτελής…
Λυγκέως μὲν δὴ παῖδα οὐκ ἴσμεν γεν ό μενον, Ἴδα δὲ Κλεοπάτραν θυγατέρα ἐκ Μαρπ ή σσης, ἣ Μελεάγρῳ συνῴκησεν. ὁ δὲ τὰ ἔπη ποι ή σας τὰ Κύπρια Πρωτεσιλάου φησίν, ὃς ὅτε κατὰ τὴν Τρῳάδα ἔσχον Ἕλληνες ἀποβῆναι πρῶτος ἐτ ό λμησε, Πρωτεσιλάου τούτου τὴν γυναῖκα Πολυδώραν μὲν τὸ ὄνομα, θυγατέρα δὲ Μελεάγρου φησὶν εἶναι τοῦ Οἰνέως. εἰ τοίνυν ἐστὶν ἀληθές, αἱ γυναῖκες αὗται τρεῖς οὖσαι τὸν ἀριθμὸν ἀπὸ Μαρπήσσης ἀρξάμεναι προαποθανοῦσι πᾶσαι τοῖς ἀνδράσιν ἑαυτὰς ἐπικατέσφαξαν

Le tableau suivant, tiré de severyns 1928, 302, résume cette généalogie:

Aphareus

Cleópatra+Meléagre

Polydora+Protésilas

Les deux nouveautés les plus significatives des Chants Cypriens sont donc le suicide de Polydora et aussi son nom13. Ce nom nous met immédiatement la puce à l’oreille, et ce, pour diverses raisons. Tout d’abord, parce qu’il s’apparente bien sûr aux noms de Pandore et d’Anésidora 14. et qu’il évoque une ‘Première femme’ porteuse de cadeaux ambigus pour l’humanité15. Anésidora/Polydora est un nom tout à fait approprié pour l’épouse de ce Pratolaos que nous avons rapidement évoqué au début de ce travail comme une figure de ‘Premier homme’ dans le contexte des mystères des Cabires. Il est aisé de penser que Protésilas et Polydora — i. e. le ‘Premier homme ’ et ‘La femme aux nombreux présents’ — ont été, dans une époque lointaine, un couple de héros fondateurs, bien avant de devenir le couple ‘romantique’ formé par un champion de l’armée achéenne, prématurément tombé au combat, et son épouse inconsolable. En s’éloignant de leurs origines, Protésilas et Laodamie/Polydora ont assumé un destin plus ‘humain’, un destin ressemblant fort à celui des autres couples ‘tragiques’ séparés par la mort du jeune époux sur le champ de bataille16 Comme le suicide de la jeune veuve s’écarte du sujet que nous nous sommes fixés aujourd’hui, nous nous limiterons ici à souligner les traits communs entre la lignée de Calydon, qui aboutit à Polydora, et celle de Protésilas. Nous aimerions comprendre un peu mieux ce que pouvait représenter le lien entre ces deux lignées. Je pense que l’on peut au moins avancer les constatations suivantes:

13. Cf. severyns 1928, 302: «Ce qui leur appartient en propre [scil. aux Cypria], c’est non seulement le suicide, mais encore le nom même et la généalogie de Polydora, qui créait ainsi un lien entre les Chants Cypriens et la Minyade, ou figurait la légende de Méléagre».

14. Anésidore/Pandore occupe la place d’honneur entre Athéna et Héphaïstos sur une tasse du Peintre de Tarquinia conservé au British Museum (voir fig. 2). bérArd 1974, 162-164 analyse les différences entre ces scènes de ‘fabrication technique’ de la première femme et les anodoi ou ‘passages chthoniens’ de certaines divinités souterraines.

15. Bien que Παν-δώρα soit une épithète de la Terre «qui donne tout» (cf. e. g. Aristophane, Les Oiseaux 971, avec les scholies; Diodore iii 57, 3 ; Philostrate VA vi 39, 21, etc.), Hésiode (OD 80-82) se fait un devoir de démentir cette étymologie: pour lui, Pandore est «the All –endowed by the gods» (cf. LSJ; et surtout West 1978, 164-165, ad loc.).

16. Par exemple, le couple Evadné-Capanée, protagoniste d’un épisode particulièrement pathétique dans les Suppliantes d’Euripide (vv. 990-1113). Montserrat Reig me rappelle per litteras que le destin d’Evadné peut parfaitement être mis en parallèle avec celui de Polydore/Laodamie.

Le
saut troyen 19

Jaume Pòrtulas

1. Les tendances suicidaires des femmes de la famille sont une caractéristique récurrente de la lignée de Polydora (Pausanias lui-même l’indique).

2 La κατάβασις de Méléagre peut avoir influé sur le développement de l’histoire de Protésilas (et vice versa). N’oublions pas que Protésilas deviendra un revenant de l’Hadès et un héros entre deux mondes.

3. Il est significatif que Polydora-Laodamie descende d’Œnée (= Οἰνεύς, ‘le Vineux’). En effet, burkert 1985, 245) a analysé avec sa précision habituelle les éléments dionysiaques tout au long de l’histoire de Laodamie.

4. Il y a encore d’autres éléments qui sont plus difficiles à articuler. On peut trouver dans le couple Idas-Marpessa une certaine composante de ὕβρις, et même de théomachie (au moins dans la version que nous propose Homère, dans le chant neuvième de l’Iliade, vv. 556-564). Cependant, la ὕβρις ne semble pas jouer de rôle important dans l’histoire de Protésilas, du moins dans les versions que nous connaissons17

17. Cependant, Protésilas reçoit l’épithète ὑπερήνωρ, comme Jesús Carruesco me l’a fait remarquer, dans le fragment hésiodique 199 MW (vide infra). Les connotacions de ce terme sont souvent négatives. (Cf. LSJ s.v.: ‘Overbearing, overweening’).

20
Fig. 2. Athena, Anésidora/Pandora, Hephaistos. Tasse au fond blanc du British Museum. Peintre de Tarquinia, 470-460 aC.

Le background de Protésilas

Le Catalogue des femmes du Pseudo-Hésiode présente une version assez particulière du background familial de Protésilas. En effet, selon le fragment hésiodique 199 MW (qui provient de la section sur les Helenae Proci), Protésilas aurait été l’un des nombreux prétendants d’Hélène ; il aurait inondé Tyndare, le père de la jeune fille, de cadeaux18:

De Phylaque, la prétendaient deux hommes insignes: Podarcès, le fils d’Iphiclos, le vaillant Phylacide, et le vaillant Actoride, Protésilas le farouche. Tous deux mandaient à Lacédémone une ambassade, au palais de Tyndare, le très prudent Œbalide, offraient des dons nombreux – la gloire d’Hélène était grande…

Cette version donne une généalogie de Protésilas assez différente de l’homérique19. D’après le Pseudo-Hésiode, Podarcès, le successeur de Protésilas à la tête du contingent thessalien, n’aurait pas été son frère cadet, comme dans l’Iliade, mais seulement un neveu, puisqu’il était le fils d’Iphiclos. Iphiclos, quant à lui, n’aurait pas été le père de Protésilas, mais son cousin germain. Le tableau suivant montre ces différences:

Généalogie homériqueGénéalogie hésiodique

PhylAkos PhylAkos Aktor

iPhiklos iPhiklos ProtesilAos

ProtesilAos PodArcès PodArcès

Qui plus est, alors que, dans l’Iliade, la substitution de Protésilas par Podarcès à la tête du contingent thessalien est quelque chose de tout à fait normale un frère cadet remplace un aîné mort au combat—, dans la tradition hésiodique, Protésilas et Podarcès, oncle et neveu, auraient été rivaux en tant que prétendants d’Hélène.

18. Vv. 4-9. Traduction de Philippe Brunet, 1999.

19. Cf. West 1985, 65 & n. 87; cingAno 2005, 118-152 (en particulier 128, 131-2, 142), etc.

Le
saut troyen 21
ἐκ Φυλάκης δ’ ἐμνῶντο δύ’ ἀνέρες ἔξοχ’ ἄριστοι, υἱός τ’ Ἰφίκλοιο Ποδάρκης Φυλακίδαο ἠύς τ’ Ἀκτορίδης ὑπερήνωρ Πρωτεσίλαος· ἄμφω δ’ ἀγγελίην Λακεδαίμονάδε προΐαλλον Τυνδαρέου ποτὶ δῶμα δαΐφρονος Οἰβαλίδαο, πολλὰ δ’ ἔεδνα δίδον, μέγα γὰρ κλέος ἔσκε γυναικός

Les risques du débarquement

Les scholies de Tzétzès à l’ Alexandra de Lycophron font référence à un oracle reçu par les Achéens, avertissant que le premier combattant qui débarquerait à la Troade y trouverait la mort immédiate (cf. Tzétzès, in Lycophr. 245-246):

Les Grecs avaient reçu un oracle d’après lequel le premier qui sauterait du navire sur la terre de Troie serait le premier à mourir. Protésilas fut le premier à sauter et «à atteindre la dernière plage» (εἰς θῖν’ ἐρείσας λοισθίαν = Lycophron, Alex. 246). Achille, en raison de l’oracle, fut le dernier à descendre du vaisseau (τελευταῖος ἀπέβη). Et, Protésilas, le premier qui sauta, trouva la mort.

Inutile d’insister sur la façon dont le courage et la détermination de Protésilas sont magnifiés dans cette variante de la légende: sa mort devient le résultat d’une décision volontaire, consciemment assumée 20. Mais, d’où provient ce thème de l’oracle? Quelle est sa source? dAvies 1989, 47 a suggéré qu’il remontait précisément aux Chants Cypriens:

The Cypria’s fondness for such prophecies and for such ancient motifs as the sacrifice of the initiator’s life to ensure an enterprise’s success encourages the hypothesis that our poem contained this detail too21

Ce n’est, évidemment, qu’une suggestion indémontrable mais très plausible, me semble-t-il. De son côté, l’Épitomé d’Apollodore présente une variante de ce thème. D’après cette autre source, l’avertissement ne proviendrait d’aucun oracle; c’est la déesse Thétis qui aurait prévenu Achille, son fils, pour qu’il ne débarque pas le premier (Épitomé iii 29-30; traduction Carrière & Massonie, 1991)22:

Thétis prescrit à Achille de ne pas débarquer le premier des navires parce que le premier à débarquer devait être le premier à mourir […] Le premier Grec à débarquer de son navire fut Protésilas : après avoir abattu un bon nombre de barbares, il est tué par Hector.

20. On pourrait proposer comme hypothèse que Protésilas ignorait l’oracle, et que c’est bien pour cela qu’il est le premier à débarquer. Or, dans la notice de Tzétzès, rien ne nous permet de comprendre pourquoi il était le seul à ignorer cette donnée connue aussi bien de la part des Achéens que par Achilles en particulier. Hygin (Fab. ciii) rappelle la même version du récit que les scholies de Tzétzès: “Achiuis fuit responsum…”.

21. Rappelons ici que les Chants Cypriens ont été l’une des premières compositions poétiques, voire la première, où le mythe du sacrifice d’Iphigénie trouve sa pleine expression littéraire.

22. Cette version est, bien évidemment, plus compatible avec l’hypothèse que Protésilas ignorait la prédiction de Thétis (et les autres Achéens de même). Il s’agirait d’une confidence faite à Achille par sa mère Thétis, désireuse de sauver la vie de son fils à tout prix.

22

Le saut troyen 23

Le thème mythique de l’oracle et/ou l’avertissement de Thétis ne figure pas dans le sommaire de Proclus, mais uniquement dans les Scholies de Tzétzès et dans l’Épitomé du Pseudo-Apollodore. Cela ne joue pas en faveur de l’hypothèse de M. Davies. Les divergences entre les deux seules sources qui rappellent le récit ne sont pas non plus encourageantes. Mais il n’en est pas moins vrai que, comme le rappelle gAntz 1993, 592, «we really have very little means of controlling how complete [ Proclus’ ] summary of the Cypria is» 23 Quoi qu’il en soit, il semble indiscutable que l’avertissement de la mort du premier guerrier qui débarquerait à Troie devait être un thème ancien. Qu’Achille fut le destinataire principal de cet avertissement semble également ancien, surtout en tenant compte que, comme le souligne burgess 2009, 17,

whatever the date of this story, it repeats the common theme of Thetis trying to prevent the death of Achilles. Here Thetis is succesful; Achilles does not leap ashore and so does not die immediately24

Mais le succès n’accompagnera pas indéfiniment les efforts de la déesse de la mer, et Achille finira par trouver la mort devant les murs fatidiques de Troie.

Le saut mortel d’Échion

En partant des textes homériques et des œuvres fragmentaires que nous avons analysés jusqu’ici, je pense que l’on peut individualiser le thème poétique des «risques du débarquement». On pourrait discuter s’il faut comprendre ce thème comme (a) un sujet folklorique universel — le tabou des commencements, pourrait-on dire; ( b ) un thème épique, dans l’acception spécialisée qu’Albert B. Lord donne à ces mots quand il parle de «composition orale par thème»25; ou bien (c ) un argument purement littéraire qui se cristallise dans une série d’œuvres poétiques de différentes périodes. À ce propos, nous croyons avoir trouvé des indices d’une autre version de ce mythologème concernant la mort immédiate de celui qui débarque le premier. Nous pensons à Échion, le premier guerrier achéen qui est sorti du cheval en bois26. Le Pseudo-Apollodore est la seule source qui recueille ce récit (cf. Épitomé v 20; traduction de J.C. Carrière & B. Massonie):

23. burgess 2001, 45 est du même avis: «The account of the Trojan War in Apollodorus is invaluable because it is undoubtedly largely based on the Cycle and is usually more detailed than Proclus».

24. Cf. aussi scArPi 1996, 643 (ad Ps. Apol., Epit. iii 29): «Ancora una volta Teti […] cerca di orientare coi suoi poteri mantici le azioni di Achille…». slAtkin 2011, 17-95 (1ª ed. 1991) a étudié minutieusement comment ‘la colère de Thétis’ se tresse avec bien d’autres fils afin de constituer la trame de la destinée du fils de Pelée.

25. lord 2000 (1960), 68-98.

26. Et une version encore de ce même mythologème peut être retrouvée dans le récit odysséen d’Elpénor; mais, dans ce cas-là, elle est développée de façon parodique-burlesque.

Quand [les Achéens] jugèrent que les ennemis étaient endormis, ils ouvrirent les flancs du cheval et en sortirent en armes. Le premier, Échion, fils de Portheus, se tua en sautant. Les autres descendirent avec une corde et gagnèrent les murailles.

Nous ne sommes pas certains que le saut d’Échion et sa mort instantanée aient été célébrés dans le Cycle épique. Cet épisode, pourrait-il en fait faire partie d’une Iliou Persis? On y a pensé à partir d’une scène du fameux pithos de Myconos qui nous a transmis la représentation la plus ancienne (circa 670 a.C.) du cheval de Troie. Sur l’une des métopes de ce vase celèbre (figure 3), on peut voir un guerrier mort en tombant avec toute sa panoplie. c A skey 1976 a suggéré qu’il s’agissait précisément d’Échion. Anderson 1997, 190 n. 27 résume parfaitement bien le problème qui nous intéresse:

To compensate for Echion’s minimal role, Caskey […] proposes a parallel with Protesilaos. Perhaps it was fated that the first warrior to leave the horse would die or that the Greek would be victorious if this warrior were to die. Echion’s death may therefore have been a sacrifice for the success of the mission, an act which might reasonably earn him a prominent place on the pithos27

27. Protésilas et Échion, premières victimes d’une armée qui s’apprête à attaquer une ville, jouent un rôle parallèle, bien que symétriquement opposé, à celui que jouent, parmi les défenseurs, certains adolescents sacrifiés et/ou se suicidant, comme c’est le cas de Macarie à Athènes ou de Ménécée dans la légende thébaine. La différence entre les héros de l’épo-

24
Fig. 3. La mort d’Échion? Pithos de Myconos

Le saut d’Achille

Dans les récits que nous avons parcourus jusqu’à maintenant, Achille ne joue pas un rôle particulièrement glorieux. Au moment du débarquement, le courage du fils de Pélée est bien pâle par rapport à celui de Protésilas; Tzétzès le qualifie même de τελευταῖος (≈ ‘retardataire’). On pourrait bien sûr expliquer la raison de ce comportement en affirmant que grâce à l’oracle et/ou grâce à sa mère Thétis, le meilleur des Achéens savait que ce n’était pas encore son heure. Mais, qui plus est, il ne manque pas d’indices montrant que d’autres sources racontaient l’histoire du débarquement d’une façon bien différente. Une scholie à l’Andromaque d’Euripide (v. 1139) commente l’expression τὸ Τρωικὸν πήδημα, traduite généralement par ‘le saut troyen’ ou par ‘un saut digne de Troie’, de la façon suivante:

… comme le saut d’Achille à Troie. Ceux qui ont arrangé le matériel de Troie disent qu’en Troade, il y a un endroit appelé ‘le saut d’Achille’, là où il a sauté du bateau. Il a sauté avec une telle force, dit-on, qu’une source y a surgi.

Nous ne savons pas quel rôle a joué Protésilas dans cette version du débarquement (si tant est qu’il en ait joué un) 28. Il est à noter l’imprécision de l’expression οἱ συντεταχότες

Τρωικά (que nous avons traduite, de façon tout aussi imprécise, par ‘les arrangeurs du matériel de Troie’). Le scholiaste de l’ Andromaque savait probablement qu’il ne s’agissait pas de la version standard du récit, que cette variante ne s’accordait pas ni avec l’ Iliade , ni avec les Chants Cypriens. Il devait connaître l’existence d’une version différente, mais il ne pouvait peut-être pas l’attribuer à une source concrète 29 Mais deux textes tardifs confirment que cette expression fait référence à Achille: quatre vers de l’ Alexandra de Lycophron et un fragment d’Antipée et les victimes tragiques est évidente, et elle relève surtout de la différence entre les genres littéraires: Protésilas et Échion sont voués à un destin inéluctable, tandis que Macarie et Ménécee font face à la mort avec les yeux grands ouverts. (Sur ces derniers, cf. le travail classique de schmitt 1921).

28. Théoriquement, on ne peut pas écarter que Protésilas a été le premier à sauter et à trouver la mort; Achille n’aurait sauté que plus tard et son saut prodigieux aurait été marqué par la naissance d’une source. Mais ce ne sont que des hypothèses sans fondement.

29. Il se peut qu’Euripide lui-même se soit trouvé dans cette situation au moment d’écrire l’Andromaque; car même si la plupart des érudits s’accordent pour affirmer que les mots τὸ

se réfèrent au saut d’Achille, d’autres ont défendu qu’ils faisaient allusion à une prouesse de Néoptolème lui-même (cf. borthWick 1967, 18-23). Pour une défense du point de vue traditionnel, cf. le commentaire de stevens (1971).

Le
25
saut troyen
ὁποῖον ἐν τῇ Τροίᾳ ἐπήδησεν ὁ Ἀχιλλεύς οἱ γὰρ συντεταχότες τὰ Τρωικὰ λέγουσιν ὡς τ ό πος ἐστὶν ἐν Τροίᾳ καλούμενος Ἀχιλλέως πήδημα ὅπερ ἀπὸ τῆς νεὼς ἐπήδησεν. οὕτως δὲ, φησὶ, βίᾳ ἥλατο ὡς καὶ ὕδωρ ἀνwαδοθῆναι
τὰ
Τρωικὸν πήδημα

Jaume Pòrtulas

maque, le poète épique de Colophon (cité par les scholies de Tzétzès à l’ Alexandra ). Les vers compliqués de Lycophron disent ainsi ( Alexandra 245-248):

Quand le loup impétueux plantera le saut pélasgien30 de son pied rapide sur la dernière plage, il fera jaillir du sable un jet resplendissant, ouvrant des sources cachées depuis longtemps.

Et voici le commentaire de Jean Tzétzès:

On dit que lorsqu’Achille a sauté du bateau, une source a surgi, comme l’explique également Antimaque (fr. 84 Wyss): s’élevant avec agilité, au-dessus de la terre noire, s’élance le fils de Pélée, rapide comme un faucon. Devant ses pieds, jaillit une source d’eau pérenne.

Protésilas

et Alexandre le Grand

Je conclurai mon texte en évoquant un épisode assez bien connu de la vie d’Alexandre de Macédoine, où le grand conquérant manipule le paradigme héroïque de Protésilas à des fins de propagande, dans le but de façonner une image mythique de lui-même. Le ζῆλος ὁμηρικός d’Alexandre a fait l’objet de nombreuses études et d’un grand nombre de commentaires ; maintenant, j’aimerais éclairer un peu comment le caractère fluctuant et variable que les récits de l’epos ont préservé pendant très longtemps, même après la rédaction des poèmes d’Homère, devait favoriser une exploitation comme celle réalisée par Alexandre et ses panégyristes32

30. ‘Pélasgien’ signifie ici ‘de Thessalie’ et fait reférence à Achille, le héros thessalien κατ’ ἐξοχήν

31. Je reproduis ce texte d’après l’édition de Wyss 1974 (1936), non d’après la citation de Tzétzès.

32. La construction par les Grecs eux-mêmes de leur passé est un argument qui a suscité der-

26
ὅταν Πελασγὸν ἅλμα λαιψηροῦ ποδὸς εἰς θῖν’ ἐρείσας λοισθίαν αἴθων λύκος κρηναῖον ἐξ ἄμμοιο ῥοιβδήσῃ γάνος, πηγὰς ἀνοίξας τὰς πάλαι κεκρυμμένας
φασὶ γὰρ ὅτι πηδήσαντος τοῦ Ἀχιλέως ἐκ τῆς νεὼς πηγὴ ἀνεδόθη ὥς φησι καὶ Ἀντίμαχος· ῥίμφα δ’ ἀπ’ ἠπείροιο μελαίνης ὑψόσ’ ἀερθεὶς Πηλείδης ἀνόρουσεν ἐλαφρῶς ἠύτε κίρκος· τοῦ δ’ ἔμπροσθε ποδῶν κρήνη γένετ’ ἀεννάουσα31

D’après Diodore de Sicile, Alexandre, juste avant de poser le pied en terres asiatiques, s’est livré à une cérémonie singulière (cf. D. S. xvii 17, 2-3; traduction de P. Goukowsky, CUF, 1976):

Du navire, il jeta sa lance et, l’ayant fichée dans le sol, il fut le premier Macédonien à sauter à terre, déclarant recevoir l’Asie des dieux comme un bien conquis à la pointe de la lance (δορίκτητον).

L’ Épitomé de Justin reprend le même épisode dans des termes très similaires33. Les érudits se demandent si le geste du Macédonien prétendait être un tant soit peu juridiquement efficace ou s’il appartient plutôt à un domaine purement symbolique 34 . Mais personne ne doute que le comportement d’Alexandre à ce moment-là prétendait évoquer la péripétie mythique du héros Protésilas, le premier Achéen qui a débarqué à Troie35. Juste avant de traverser l’Hellespont, sur la côte du Chersonèse, Alexandre avait déjà offert un sacrifice sur la tombe de ce héros, comme l’explique Arrien (Anabase i 11, 5 ; traduction de P. Savinel):

Arrivé à Eléonte, il offrit un sacrifice en l’honneur de Protésilas, sur son tombeau, parce qu’il semble que Protésilas ait été le premier à avoir débarqué en Asie, parmi les Grecs qui ont participé avec Agamemnon à l’expédition de Troie. Le but de ces sacrifices était d’obtenir un débarquement plus heureux que Protésilas.

Un peu plus loin, Arrien raconte qu’Alexandre a joué le jeu mimétique jusqu’au bout: il a été le premier à débarquer sur les terres asiatiques, avec toutes ses armes sur lui ( ibid. i 11, 7), sans craindre le précédent mythologique de Protésilas. Il pensait probablement que ce précédent avait été conjuré grâce au sacrifice d’Eléonte, grâce aux autres sacrifices en pleine traversée de l’Hellespont et surtout grâce à la lance plantée en terre troyenne36. Son

nièrement un grand intérêt. Cf., en guise d’exemple, les volumes édités par C. dArbo-PeschAnski (2000) et par g cAjAni et d lAnzA (2001); ainsi que snodgrAss 2000, 180-190; crielAArd 2002, 239-296; bAkker 2002,11-30; 2006: 92-102; grethlein 2010a, 2010b; lucci 2011; kennedy 2013, etc.

33. j ustin , Épitomé de Trogue Pompée xi 5 , 10: «Cum delati in continentem essent, primus Alexander iaculum uelut in hostilem terram iecit armatusque de naui tripudianti similis prosiluit».

34. Pour le premier point de vue, cf. e. g. les commentaires de goukoWsky de Diodore de Sicile (CUF 1976) et de F. sisti de l’Anabase d’Arrien (2001). Pour le deuxième point de vue, cf. bosWorth 1988, 38 n. 35 : «… It is fanciful to see any juridical significance in his actions».

35. On pourrait certes soutenir que le saut d’Alexandre évoque le saut d’Achille (vide supra), et non pas celui de Protésilas. Alexandre a commémoré le débarquement d’Achille et de toute l’expédition achéenne, en faisant ériger des autels au départ de l’Europe et à l’arrivée à Asie. Mais le moment précis du saut à terre évoque sans doute l’histoire, certainement plus populaire, du grand saut de Protésilas.

36. Le geste d’Alexandre présente aussi certaines similitudes (comme me l’a encore rappelé Montserrat Reig) avec les histoires de rêves et d’oracles apparemment menaçants, qui sont

Le saut troyen 27

Jaume Pòrtulas

geste est bien sûr apotropaïque, mais il est à la fois un geste d’appropriation symbolique37 .

Une dernière observation. On sous-entend en général que la façon d’agir d’Alexandre au moment de mettre pied à terre en Asie renvoie directement à l’Iliade d’Homère. Il y a, en plus, des nombreuses anecdotes (en général, pas très dignes de confiance) de la dévotion d’Alexandre envers le ‘texte’ homérique (en donnant au mot ‘texte’ l’acception que nous lui donnons, nous, les modernes): et si le grand conquérant connaissait l’Iliade par cœur, et s’il dormait avec la prétendue recension aristotélicienne sous l’oreiller, etc38. Cependant, en ce qui concerne la traversée de l’Hellespont et le débarquement en Troade, l’Iliade homérique n’est pas vraiment utile. Le protagonisme d’Achille y était atténué, en partie du moins, par un autre héros, Protésilas; et qui plus est, l’épisode concluait sur une mort héroïque, et non sur une victoire, comme cela aurait convenu pour établir un parallélisme tout à fait satisfaisant. Mais apparemment, pour Alexandre et nombre de ses contemporains, Homère était bien plus que la somme de l’Iliade et l’Odyssée. La désignation ‘Homère’ comprenait tout un ensemble de mythologèmes, provenant des poèmes homériques mais aussi du Cycle et d’autres sources39. C’est en combinant et en réinterprétant ces matériaux en toute liberté, liberté qui faisait également partie de la tradition, qu’Alexandre et/ou ses propagandistes ont réussi à faire passer le message qui convenait, à un moment crucial de la trajectoire du grand conquérant.

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pourtant ‘neutralisés’ par un dénouement inespéré; par exemple, la royauté offerte à celui qui embrassera sa propre mère (= la terre); le mur en bois (= les bateaux) du récit de Thémistocle, etc.

37. Il y a une hypothèse complémentaire dont il faudrait discuter une autre fois. À savoir qu’Alexandre se soit inspiré d’un rituel authentique, existant vraiment (macédonien ou d’ailleurs). Le souvenir du vieux rituel romain de la déclaration de la guerre à travers les fetiales et le pater patratus nous revient immédiatement. (Cf. Tite Live i 32, 5-14; Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae ii, 72, 6-8; dumézil 1987, 106-8, 135-6, 218-9, 579-81).

38. Strabon xiii 1, 27 (594c); Plutarque, Vie d’Alexandre viii, xxvi; etc. Sur l’Homère d’Aristote, vide sAnz morAles (1994).

39. Cf. grAziosi (2002); nAgy (2009), etc.

28

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Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núms. 31-32 (2015-2016), p. 33-52

DOI: 10.2436/20.2501.01.60

Sòfocles i la tradició d’Àiax

Carles Garriga

Universitat de Barcelona cgarriga@ub.edu

AbstrAct

Ajax is, in Sophocles’ tragedy as in the literary tradition, a character that is in conflict with the gods and men. Sophocles takes other characters in the epic tradition —Hector and Odisseus— to show the aspects in which Ajax is problematic and eventually to rehabilitate him.

keyWords: Ajax, Sophocles, Odysseus, Hector

Segons Filòstrat, el cadàver d’Àiax va ser enterrat en el sòl, d’acord amb les instruccions de Calcas segons les quals les regles religioses no permetien que els suïcides fossin cremats: ἔθαψαν

(Phil. Her. 35.15 [2.188 k.]). No sabem quina és la font de Filòstrat i, per tant, no podem avaluar la significació i el propòsit de la seva notícia. És poc probable que es trobés en un poema del cicle èpic, i els estudiosos generalment la consideren una invenció tardana1 Tanmateix, la tradició que Àiax va ser enterrat i no cremat és antiga. Apareixia ja a la Petita Ilíada, on la raó era la còlera del rei, és a dir, Agamèmnon2; la

1. Vegeu, ja, rohde 1894, 202, n. 1: «die Fabelei des Philostratus (…), dass Kalchas das Verbrennen von Selbstmördern für nicht ὅσιον erklärt habe, aus dem alten Gedicht abzuleiten, haber wir gar keine Veranlassung». Per al conjunt de la llegenda d’Àiax és encara fonamental robert 1923, 1198-1207 («Waffengericht und Selbstmord des Aias»).

2. Il. Parv . fr. 3 B. (= Porph. ap . Eust. ad Il . p. 285.30 = fr. 4 schrAder ) : ὅτι ὁ τὴν μικρὰν

. Comp. Ps. Apollod. Epit . 5. 7:

δὲ αὐτὸν καταθέμενοι ἐς τὴν γῆν τὸ σῶμα ἐξηγουμένου Κάλχαντος, ὡς οὐχ ὅσιοι πυρὶ θάπτεσθαι οἱ ἑαυτοὺς ἀποκτείναντες
Ἰλιάδα γράψας ἱστορεῖ μηδὲ καυθῆναι συνήθως τὸν Αἴαντα, τεθῆναι δὲ οὕτως ἐν σορῷ διὰ τὴν ὀργὴν τοῦ βασιλέως
Ἀγαμέμνων δὲ κωλύει τὸ

intenció, és clar, no podia ser altra sinó la d’humiliar l’heroi. Però aquesta explicació no podia aparèixer en versions encara més antigues, si considerem que no sembla haver-hi cap diferència significativa entre les dues pràctiques funeràries, la inhumació i la cremació. Per tant, és raonable pensar que en algun moment algun poeta va sentir la necessitat de trobar una raó per a l’exclusió de la incineració, una necessitat que prové del reconeixement previ de dos fets pràcticament inconciliables: els herois èpics quan moren són habitualment cremats; la llegenda que Àiax va ser enterrat era unànimement acceptada. Tenim, doncs, dues motivacions per explicar l’enterrament d’Àiax. La motivació de la còlera del rei almenys deixa oberta la possibilitat de pensar que la prohibició era injusta: aixì és com la representava Sòfocles en el seu Àiax. En canvi, la motivació que en dóna Filòstrat és molt estranya, i més quan, unes quantes línies més amunt, havia dit que Menesteu, el cap de les tropes ateneses, va fer l’elogi en honor seu segons la tradició atenesa3: però, com és possible fer l’elogi d’un suïcida si no és hósios per enterrar-lo? No podem conèixer les raons per les quals Filòstrat no trobava contradictòries les notícies que ell mateix presentava, o, si les hi trobava, com pensava que es podien integrar en el sentit de la seva narració; en realitat, el que explica Filòstrat és més una dada per estudiar la seva actitud —o la de la seva font— com a escriptor que no una base per conèixer notícies substancials sobre versions antigues de la llegenda d’Àiax. Al llarg de tota la història de la literatura grega la versió que Àiax no va ser incinerat a causa de la ira del rei era tan general i tan repetida que no és creïble que Filòstrat la ignorés. És evident que, per un motiu o altre, va voler obscurir la versió regular, i la seva substitució per una motivació de tipus religiós és reveladora, crec, de la seva intenció. La versió tradicional presentava un Àiax víctima de l’hostilitat dels aqueus i, en definitiva, derrotat i humiliat pels seus enemics; Filòstrat, desplaçant la motivació de l’enterrament a l’àmbit religiós, reivindicava la figura de l’heroi —cosa normal en un tractat, l’Heroic, que té com a propòsit precisament glorificar els herois que s’hi recorden— i l’alliberava d’un conflicte humà que, un cop mort, ja no podia decantar al seu favor. La representació d’un heroi que ho acaba sent després d’haver-se emancipat d’una justificada hostilitat de part dels humans era prou coneguda i acceptable en termes de nocions religioses4 .

, una notícia que sembla reposar en la creença que la tomba contenia el cos de l’heroi.

3. Phil. Her . 35.13 [2.188 K.]:

4. hubbArd 2000, 324 compara oportunament el cas d’Àiax amb la història de Cleomedes d’Astipalea, un púgil que als jocs olímpics de l’any 496 a. C. va matar el seu contrincant i que, per comptes de ser declarat vencedor, va ser condemnat a pagar una multa. Embogit de ràbia, va tornar a Astipalea i va fer caure el pilar que aguantava el sostre de l’escola, que es va ensorrar i va matar els seixanta infants que eren dins. Els veïns el van començar a apedregar i ell va fugir a refugiar-se al temple d’Atena on es va tancar en una caixa; els seus perseguidors, en obrir-la, la van trobar buida. Van anar a Delfos a demanar la causa del miracle i l’oracle els va ordenar de retre-li honors d’heroi. Per a les fonts de la història,

34
σῶμα αὐτοῦ καῆναι· καὶ μ όνος οὗτος τῶν ἐν Ἰλίῳ ἀποθαν όντων ἐν σορῷ κεῖται. ὁ δὲ τάϕος ἐστὶν ἐν Ῥοιτείῳ
προὔθεντο δὲ Ἀθηναῖοι τὸ σῶμα καὶ Μενεσθεὺς ἐπ’ αὐτῷ λόγον ἠγόρευσεν, ᾧ νομίζουσι τιμᾶν Ἀθήνησι τοὺς ἐκ τῶν πολεμίων τελευτῶντας.

Sòfocles i la tradició d’Àiax 35

En el fons de l’operació duta a terme per Filòstrat hi ha la consciència que en la història d’Àiax hi ha dos plans, l’humà i el religiós. Curiosament, la mateixa consciència la podem trobar a l’Àiax de Sòfocles, on, si escoltem les paraules que pronuncia Tecmessa després de la mort del protagonista, Àiax mor no pas per a satisfacció dels atrides sinó per satisfer la voluntat dels déus (v. 970 θεοῖς τέθνηκεν οὗτος, οὐ κείνοισιν, οὔ)5. Àiax entra en conflicte, per motius diversos, amb els homes i amb els déus; la seva mort és el preu que paga als déus, mentre que el preu pagat als atrides és la vergonya d’haver errat en la seva venjança: una vergonya que, de fet, és continuació de la que havia sentit en veure’s desposseït de les armes d’Aquil·les, i que es traduirà en un ressentiment perdurable més enllà de la mort. Així, la llegenda ens parlarà regularment d’un Àiax sempre mancat en allò referent a les relacions amb els seus companys d’armes, mentre que en el pla religiós es produeix, com en altres mites, l’heroicització per via de paradoxa d’aquell que havia estat enemic dels déus: és a dir, allò que el mite presenta com a oposició, en el ritual esdevé associació i identitat.

Per entendre la tragèdia de Sòfocles és imprescindible tenir en compte el funcionament de cadascun d’aquest dos plans i la relació dialèctica entre ells. Crec que a l’Àiax, efectivament, els dos plans s’articulen d’una manera subtil i volguda per l’autor, i que així també es pot resoldre el problema d’haver de decidir si la tragèdia proposa o no una rehabilitació de l’heroi. La major part dels intèrprets consideren que sí, que a la tragèdia hi ha una rehabilitació del protagonista, però s’ha de reconèixer almenys que, si n’hi ha alguna, no es produeix en escena. Àiax mor amb el mateix sentiment d’humiliació, la seva enemistat amb els atrides, — i la dels atrides amb ell— es manté intacta, i el seu conflicte amb els déus no troba solució a l’interior de la peça. Els espectadors poden assistir a la lloança d’Àiax i a la lamentació per la seva mort, i també poden imaginar el culte futur de l’heroi6, però com

vegeu Fontenrose 1968, 73-74, que la comenta integrant-la en el context d’altres històries sobre atletes que retornen al seu país i es troben desposseïts d’honor.

5. En el supòsit que el vers sigui genuí. De fet, alguns editors, des de nAuck 1867, 35, consideren suspectes d’interpolació els versos 966-970. Si, amb schneideWin 1849, 472-473, es corregeix en el ἢ del v. 966 en ᾗ (cf. Eustath. 1521.41-42 = vol. I, 197.7-9 stAllbAum; Suda γ 284 [s.v. γλεῦκος] = vol. I, 526.27-28 Adler) el sentit potser millora (cf. PeArson 1919, 122123), però encara hi ha problemes per al conjunt 966-970; cf. el resum de dAWe 1973, 161: «it may be enough to say: Fortasse versibus 915-924 respondere debent: delent igitur 966-8 Leutsch et Dindorf. Nescio an hiet oratio ante 966; quae delenda, supplenda, movenda, mutanda sint plane ignoro. Sed cave ne haec tota oratio sit ab histrionibus confecta». Però fins i tot en el cas que el vers 970 no es consideri genuí s’hauria de reconèixer que el presumpte interpolador reprèn amb aquest vers els precedents 950 i 952-954 on Tecmessa sí que atribueix la dissort d’Àiax a la intervenció dels déus; i que si Àiax s’acaba suïcidant no és per culpa dels atrides —dels quals pretenia venjar-se i, en una primera instància, creia haver-ho fet— sinó perquè descobreix que Atena l’ha enganyat: és a dir, són els déus que han volgut cruelment la mort de l’heroi.

6. Vegeu, especialment, henrichs 1993, que, de tota manera, ja des del títol mateix — Prospect of Hero Cult— posa de manifest que l’heroicització d’Àiax es proposa com una expectativa i no pas com a realització efectiva en escena.

diu gArvie 1998, 231, Àiax no n’és conscient, i, de fet, el drama acaba amb una barreja, típicament sofocliana, d’èxit i de pèrdua (gArvie 1998, 17)7 .

Per tant, quins són els termes en què podem parlar de rehabilitació? Sòfocles va trobar en la història d’Àiax un problema i una oportunitat. El problema era conciliar la grandesa de caràcter del personatge amb les seves limitacions evidents per obrir així la possibilitat de retre honor a qui n’havia estat privat i ja no era capaç d’obtenir-lo per si mateix; o dit d’una altra manera, havia d’explicar dramàticament el procés pel qual algú que havia entrat en greu conflicte amb déus i homes podia acabar-hi prou reconciliat perquè fos creïble la perspectiva d’un culte heroic. L’oportunitat residia en el fet que per resoldre el problema calia obrir espai a la necessària redefinició del mite i dels diferents llenguatges atribuïts tradicionalment als personatges que en formaven part. Naturalment, el problema i l’oportunitat no són aspectes que divergeixin absolutament; Sòfocles, com a autor de la tragèdia, resolia i creava alhora. O dit altrament, la rehabilitació d’Àiax és, en realitat, la manera en què el text de la tragèdia dialoga amb altres testimonis de la llegenda i, en general, amb la literatura precedent.

Sòfocles pren cura d’indicar com es va produir l’enemistat dels déus envers Àiax. Segons explica un missatger (vv. 762-777) va ser causada per l’arrogància de l’heroi en dir que no necessitava cap ajuda divina, i més en concret la d’Atena, per vèncer els enemics. L’escoliasta a aquest lloc anotava que el poeta atribuïa γλωσσαλγία a Àiax a fi que els espectadors, habituats a la virtut de l’heroi, no es prenguessin malament la seva dissort8. La interpretació mostra una bona capacitat d’anàlisi: els comentaristes antics eren molt sensibles als mecanismes de la versemblança i als seus efectes dramàtics, i sabien que per fer Àiax mereixedor de la seva dissort calia que hagués comès una falta greu, que anés més enllà de les relacions humanes: també aquí reconeixien que en la tragèdia d’Àiax cal cedir al judici teològic la veritable mesura de la seva falta. L’ús del mot γλωσσαλγία és significatiu en aquest sentit; un escoli a l’Orestes d’Eurípides, en el context de l’al·lusió a Tàntal, en dóna aquesta definició: «es diu que la γλωσσαλγία és una malaltia extremament vergonyosa, ja que la fornicació, la golafreria i les altres passions tenen, junt amb els perjudicis, quelcom de plaent mentre que la γλωσσαλγία està mancada fins i tot d’això, i perquè les altres passions fan mal a qui en fa ús mentre que aquesta lluita també contra els déus»9. El

7. gArvie 1998, 231: «but Ajax himself is unaware of all this»; ibid. 17: «the drama concludes with a typically Sophoclean blend of achievement and loss».

8. Schol. Soph. Ai . 762a c hristodoulou : <κεῖνος

. En un sentit semblant, l’escoli al v. 122 observa igualment que Sòfocles ha volgut mostrar el caràcter menyspreatiu (ὑπεροπτικόν) d’Àiax envers Atena per evitar l’hostilitat del públic en veure la dissort de l’heroi.

9. Schol. Eur. Or. 10. 4-7 schWArtz:

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δ’ ἀπ’ οἴκων:> παρατ ή ρει κἀνθάδε τὴν προσθήκην τοῦ ποιητοῦ, ὅτι προσῆψε τῷ Αἴαντι γλωσσαλγίαν, μονονουχὶ θεραπεύων τὸν θεατὴν μὴ ἄχθεσθαι ἐπὶ τῇ συμφορᾷ τοῦ Αἴαντος. προσῳκειωμένοι γὰρ ἤδη τῇ ἀρετῇ αὐτοῦ σχεδὸν καὶ τῷ ποιητῇ ὀργίζονται
τὴν γλωσσαλγίαν φησὶν αἰσχίστην ν όσον, ὅτι πορνεία μὲν καὶ γαστριμαργία καὶ τὰ λοιπὰ πάθη σὺν τῇ βλάβῃ ἔχουσί τι καὶ τερπνὸν, ἡ δὲ

Sòfocles i la tradició d’Àiax 37 parlar arrogant i insolent10 d’Àiax és indicatiu de la seva actitud irrespectuosa davant dels déus: el missatger diu que parlava ὑψικόμπως κἀφρόνως ‘presumptuosament, insensatament’ (v. 766). Irònicament, aquest llenguatge excessiu pot rebre el càstig del silenci, com va passar precisament amb Tàntal, d’acord amb l’escoli al vers 7 de l’Orestes d’Eurípides11 . Evidentment, no podem suposar que Sòfocles imaginés el llenguatge irrespectuós d’Àiax d’una manera anàloga a la dels escoliastes, però crec que almenys podem estar raonablement segurs que el desig de no guanyar-se l’antipatia del públic no va ser l’única raó per atribuir-li un llenguatge insolent. Sòfocles construeix la seva tragèdia sobre la necessitat de revertir dues mancances d’Àiax pel que fa al llenguatge, una en relació amb els déus, l’altra en relació amb els homes. El llenguatge arrogant situa Àiax en una posició inadequadament heroica, una posició que es compararà, de vegades per contrast de vegades per similitud, amb l’heroisme d’Hèctor, mentre que Odisseu, el gran enemic d’Àiax, serà qui suplirà paradoxalment les deficiències expressives de l’heroi12. Hèctor i Odisseu són així, doncs, les figures que vénen a definir i a refinar un Àiax incomplet o com a mínim imperfecte.

El públic havia de recordar que Àiax i Hèctor s’havien intercanviat uns presents (Il. 7.303-305): el primer havia ofert a Hèctor un cinturó i aquest una espasa a Àiax, l’espasa que, irònicament i dramàtica, havia de ser la que, en la tragèdia, Àiax fa servir per suïcidar-se (Ai. vv. 661-662, 817-818)13; els dos herois, doncs, resten acarats i aveïnats en mort així com ho havien estat en vida, i fins i tot després de morir els cossos de l’un i de l’altre no poden ser enterrats sinó després que així ho han demanat, Príam en un cas i Odisseu en l’altre. I evidentment, el paral·lel també resulta reforçat pel fet que Sòfocles compari implícitament els dos herois en la famosa escena del diàleg d’Àiax amb Tecmessa (vv. 485-524), modelada a partir del diàleg d’Hèctor

10. En principi, γλωσσαλγία significa una loquacitat extrema, excessiva, però en aquest context s’ha d’entendre que és també arrogant i insolent. És, de fet, el mateix que passa amb la εὐφημία, que n’és el reflex invers: en aquest cas, el silenci i el parlar respectuós són sinònims.

11. Schol. Eur. Or. 71-2 schWArtz: ἐπεὶ

12. Vegeu broWn 1965, 121: «the play ends with the parallelism between Ajax and Hector complete, the contrast sharply drawn between the hero and his two enemies: Odysseus, his polar opposite, the man of craft and intellect and cold blood; and Hector, the warrior so strangely like him, whose “human mindedness” as surely as Ajax’s “inhuman mindedness” terminates in the grave that is the common lot of all humans».

13. En la declamació de Teucre als vv. 1024-1039, segons el text que ens ha pervingut, els presents de cadascun dels herois són la causa de la mort de l’altre: és a dir, el cinturó que Hèctor havia rebut d’Àiax l’hauria usat Aquil·les per lligar Hèctor i matar-lo arrossegant-lo. El text és més o menys suspecte segons els estudiosos: per a una ressenya de les diferents posicions i comentari dels versos, vegeu FinglAss 2001, 611-618 (que els considera interpolats).

γλωσσαλγία καὶ τούτου ἐστέρηται, καὶ ὅτι τὰ μὲν ἄλλα πάθη τὸν χρώμενον βλάπτει, αὕτη δὲ καὶ κατὰ τοῦ θείου ὁπλίζεται
διὰ γλωσσαλγίας ἥμαρτεν ὁ Τάνταλος, σιωπῇ αὐτὸν
Ζεύς.
κολάζει ὁ

38

Carles Garriga

amb Andròmaca a Il. 6. 407-43914, de la mateixa manera que, poc abans a la tragèdia, les paraules que Àiax adreça al seu fill Eurísaces (vv. 545-582) són eco de les d’Hèctor a Il. 6. 466-484 dirigides a Astiànax15 Hi ha dos moments més en què la figura d’Hèctor plana sobre la d’Àiax, i ara ja sens dubte amb el propòsit per part de Sòfocles d’insinuar un caràcter heroic d’Àiax comparable al d’Hèctor. Després que Menelau i Teucre s’han enfrontat en aspres raons sobre la prohibició o el dret d’enterrar Àiax, el corifeu s’adreça a Teucre amb aquestes paraules: ἀλλ’ ὡς δύνασαι, Τεῦκρε, ταχύνας / σπεῦσον

/

’ ‘apressa’t, Teucre, tant com podràs, cuita si veus una fossa pregona per a Àiax’ 16. La ‘fossa pregona’ és la κοίλην κάπετον, que ha de ser una al·lusió a Il. 24.797 ἐς κοίλην κάπετον θέσαν, una frase que fa referència als ossos d’Hèctor17; a Àiax, doncs, enterrat de la mateixa manera que l’heroi troià, se li augura també un destí heroic, segons el sentit ritual que té la tomba. També són de caràcter heroic, per l’al·lusió a paraules pronunciades per Hèctor, els valors que Àiax declara als versos 466-468: ἀλλὰ δῆτ ’ ἰὼν / πρὸς ἔρυμα Τρώων , ξυμπεσὼν μ

θάνω; ‘aleshores aniré cap al baluard dels troians per atacar-los cos per cos un a un, i després d’alguna proesa, morir per a acabar?’. Com assenyala FinglAss 2001, 381, el pensament d’Àiax recorda el d’Hèctor quan es disposa a atacar Aquil·les per última vegada (Il. 22.304-305): μὴ μὰν ἀσπουδί γε καὶ ἀκλειῶς

‘no moriré, tanmateix, sense lluita ni glòria. Gestes / altes faré perquè als venidors llur relat es transmeti’18. Poc abans, Àiax recordava com el seu pare havia portat a casa la glòria de les seves gestes (v. 436

‘tornà a casa seva amb tota la glòria’) i temia presentar-se de buit davant d’ell, que havia excel·lit en tantes proeses (v. 462-465

καὶ

εὐκλείας μέγαν; ‘i amb quins ulls em presentaré al meu pare Telamó? Com suportarà mai de veure’m comparèixer de buit, sense el premi de la valentia,

14. Per a una bona anàlisi de l’escena, comparant-la amb el passatge homèric, vegeu eAsterling 1984; també FArmer 1988.

15. Vegeu gArner 1990, 49-64.

16. vv. 1164-1166 (traducció de ribA 1959, 77, de qui, si no dic el contrari, són totes les traduccions de l’Àiax en aquest article).

17. Els dubtes de FinglAss 2001, 663 que l’al·lusió al lloc homèric fos reconeguda pel públic («but would the audience recognise it as coming from a specific Homeric locus rather than as a piece of general epic colour?») són legítims, però el que m’importa assenyalar és que Sòfocles sí que pensava en el passatge homèric, l’únic lloc on la paraula κάπετος vol dir ‘fossa’ amb valor funerari. D’altra banda, en Sòfocles sempre té aquest significat: només usa la paraula aquí i al vers 1403, també en el sintagma κοίλην κάπετον (però potser es tracta d’una interpolació a partir del vers 1165 i en un context, els versos 1402-1420, també suspecte en segons quines parts segons diferents estudiosos; per a un resum i una crítica dels problemes del text vegeu FinglAss 2001, 745-752).

18. Traducció de Peix 1978, 479, de qui, si no dic el contrari, són totes les traduccions de la Ilíada en aquest article.

τιν’
τῷδ
ό νος μ ό νοις / καὶ δρῶν τι χρηστ ό ν , εἶτα
ἀλλὰ μέγα ῥέξας τι καὶ ἐσσομένοισι πυθέσθαι
οἶκον ἦλθε
εὔκλειαν φέρων
κοίλην κάπετόν
ἰδεῖν
λοίσθιον
ἀπολοίμην, /
πρὸς
πᾶσαν
ποῖον ὄμμα πατρὶ δηλώσω φανεὶς
Τελαμῶνι; πῶς με τλήσεταί ποτ
εἰσιδεῖν / γυμνὸν φανέντα τῶν ἀριστείων ἄτερ
ὧν αὐτὸς ἔσχε στέφανον
/
, /

Sòfocles i la tradició d’Àiax

39 del qual ell mateix havia guanyat la noble i gloriosa corona?’). Àiax expressa la seva ansietat de no ser digne de la glòria —εὔκλεια— del seu pare i afirma que la idea seria intolerable: οὐκ ἔστι τοὔργον τλητόν (v. 466), i és immediatament a continuació que es planteja, com hem vist, d’anar contra els troians i morir matant, ‘després d’alguna proesa’, és a dir, acomplint les gestes fins a la mort que donen la glòria als herois, com Hèctor. D’aquesta manera, a la perspectiva d’heroicització en el ritual suggerida per una tomba com la d’Hèctor, ell mateix un heroi, se suma una segona perspectiva: la d’una glòria a través de gestes que, com les d’Hèctor, idealment seran celebrades en el futur. Així, paradoxalment, l’heroi troià, enemic d’Àiax i agent simbòlic de la seva mort a través de l’espasa que li va regalar, és també el mirall on, per artifici literari de Sòfocles, el personatge d’Àiax pot albirar un esdevenidor honorable.

Però només el pot albirar momentàniament, perquè tot seguit el mateix Àiax s’adona que, actuant així, donaria satisfacció als atrides, enemics mortals seus: v. 469 ἀλλ’ ὧδέ γ’ Ἀτρείδας ἂν εὐφράναιμί που ‘però, el que és així, no hi ha dubte, ompliria de goig els Atrides’, és a dir, encara els faria un favor si afeblia els troians 19. Per això, doncs, només li resta la sortida del suïcidi: vv. 479-480 ἀλλ’ ἢ καλῶς

‘o viure noblement o noblement morir: això és el que ha de fer el ben nascut’. Àiax, suïcidant-se, realitza el seu últim acte d’heroisme, però també l’únic que és al seu abast. De fet, després d’haver perdut en el judici de les armes i d’haver fracassat en la venjança, la seva relació amb els seus companys d’armes s’ha trencat. I aquí és on entra Odisseu: si la figura d’Hèctor serveix per imaginar un Àiax gloriós i reconciliat amb els déus, el personatge d’Odisseu servirà com a suplement de les qualitats de què Àiax està mancat en les seves relacions humanes: sobretot la compassió i l’eloqüència.

Odisseu, en efecte, es mostra compassiu envers Àiax, en veure’l tan dissortat: vv. 121-124

‘em fa pena tanmateix, pobre, encara que sigui el meu enemic, quan el veig junyit a una fatalitat tan cruel. I de fet, és en mi més que no pas en ell que penso’; una consideració que reprèn al v. 1365, quan respon a Agamèmnon que sí, que li demana que doni permís per enterrar el mort, sabent que ell mateix, Odisseu, també serà mort algun dia: ἔγωγε· καὶ γὰρ αὐτὸς ἐνθάδ’ ἵξομαι ‘sí; perquè és el terme a què jo mateix arribaré un dia’. La compassió d’Odisseu no arriba a l’extrem de l’autosacrifici sinó que es basa en el fet de considerar la possibilitat de trobar-se en el mateix lloc que Àiax. Comentant el v. 124, Kamerbeek observava que també aquí Sòfocles es revelava veritablement ὁμηρικ ώ τατος, perquè a Il . 19.301-302 ja es troba perfectament expressada l’operació psicològica de transferir a un mateix les

19. Cf. kAmerbeek 1953, 103: «acting as he said, he would please the Atreidae by weakening the forces of the Trojans, and they would not understand it was an act of suicide».

τεθνηκέναι
τὸν εὐγενῆ χρή
ζῆν ἢ καλῶς
/
ἐποικτίρω δέ νιν / δύστηνον ἔμπας, καίπερ ὄντα δυσμενῆ, / ὁθούνεκ’ ἄτῃ συγκατέζευκται κακῇ, / οὐδὲν τὸ τούτου μᾶλλον ἢ τοὐμὸν
σκοπῶν

40

dissorts d’algú altre20. Si mirem amb atenció el lloc iliàdic, veiem que les dones, en plànyer Pàtrocle, en realitat planyen les pròpies dissorts: ἐπὶ δὲ στενάχοντο

‘llavors amb sanglots les dones van plànyer / en aparença Pàtrocle, al fons cadascuna els dols propis’; però, quins serien aquí els dols d’Odisseu? Els comentaristes són concordes a trobar en la reacció d’Odisseu una mostra d’humanitat, una capacitat de posar-se en el lloc de l’altre i compadir-se’n. Sòfocles modifica, doncs, la idea tradicional: per comptes de proposar una compassió que desencadena el plany per les pròpies sofrences, parla d’una compassió creada per la imaginació de trobar-se en el lloc de qui pateix. Per això, el paral·lel amb la reacció de Cirus compadint-se del seu enemic Cresus a la pira considerant que hi compartia la mateixa condició humana és més adequat al context present21 . El tema de la compassió serveix de contrapès al de la noblesa de sang, la εὐγένεια, per la qual tots els personatges de la tragèdia, llevat d’Odisseu i de Tecmessa, estan preocupats22. És precisament l’esperit humanitari d’Odisseu el que fa versemblant la seva decisió d’intercedir a favor d’Àiax, malgrat ser enemics; és a dir, a part del missatge de la necessitat de conciliació i de bonhomia que Sòfocles hagués volgut introduir en la seva tragèdia, és segur que, des del punt de vista dramàtic, necessitava una motivació per a la conducta d’Odisseu, una conducta que amb tota seguretat havia de resultar sorprenent. La seva actuació consisteix a convèncer Agamèmnon de permetre enterrar Àiax, i ho fa amb una intervenció que posa en primer pla les relacions de philía i de cháris, és a dir, les relacions que s’estableixen entre persones que se senten lligades per la consciència de compartir experiències i circum-

20. kAmerbeek 1953, 44: «here, too, Sophocles is truly ὁμηρικώτατος, for nowhere does the truly psychological trait of transferring the misfortunes of another to oneself find clearer expression than in Il. XIX 301, 302». En realitat, seria més exacte dir-ho a la inversa: les dones transfereixen llur dolor precedent a la contemplació de la dissort de Pàtrocle. De tota manera, Sòfocles potser va tenir en compte un altre passatge de la Ilíada, quan Aquilles acull Príam que li ve a suplicar que li lliuri el cadàver del seu fill Hèctor (vegeu zAnker 1992, 25: «the model for Odysseus is the Achilles of Iliad 24, who pities his enemies Priam and Hector in part because of his experience of the meaning of mortality (Il. 24.503, 516, 540), is prepared to bend the rules and keep Priam’s presence a secret from Agamemnon (650-5), has Hector’s corpse washed and anointed and lifts it on to the bier himself (58095), and promises an eleven-day truce while Hector is buried»). L’Odisseu de la tragèdia, doncs, s’oferiria a Teucre a ajudar en el tractament del cadàver d’Àiax d’una manera comparable a l’actitud d’Aquil·les, que també mostra una certa empatia envers el seu enemic mort.

21. La història es llegeix a Herod. 1.86; per al paral·lel, cf. reinhArdt 1933, 26, com recorda el mateix Kamerbeek, que reconeix en les paraules d’Odisseu una «noble humanity» (kAmerbeek 1953, 44). Riba, referint-se als vv. 1365 i ss., també va expressar bellament aquest caràcter humanístic de la reacció d’Odisseu: «les darreres paraules d’Ulisses són que ell procedeix com ho fa en interès d’ell mateix. Però no és ultrat de veure-hi un impuls de fe humanística: tot allò que es fa per respecte a la dignitat d’un home creix en justícia i en bé per a tots els homes» (ribA 1959, 36).

22. Sobre el tema de la εὐγένεια i la seva importància en l’estucturació de les escenes de debat de l’Àiax, vegeu holt 1981, 278-281 (amb bibliografia).

γυναῖκες / Πάτροκλον πρόφασιν, σφῶν δ αὐτῶν κήδε’ ἑκάστη

Sòfocles i la tradició d’Àiax 41 stàncies, mentre que en els contextos en què la εὐγένεια és preeminent es dóna valor a la disciplina i a les relacions de jerarquia. Si es té en compte que les relacions d’Àiax amb els seus companys són greument hostils, Odisseu no pot adduir davant d’Agamèmnon cap argument lògic que el mogui a un tractament generós del cadàver de l’heroi. En lloc d’això, planteja la seva petició en termes de philía23, un procediment que, si no convenç, almenys planta davant d’Agamèmnon, interlocutor seu, la pròpia persona amb els motius que l’han portat a posar-se en el lloc de qui li era enemic. Odisseu, doncs, es presenta com algú que se sap adaptar a les circumstàncies i capaç de moure’s de la manera més convenient, tant pel que fa a la compassió envers Àiax com pel que fa a la manera de dirigir-se a Agamèmnon.

És indubtable que Sòfocles va voler presentar un Odisseu que, contra totes les expectatives, defensés Àiax d’una manera creïble. En el disseny de la tragèdia i en la seva intenció literària, Odisseu, com he dit més amunt, ocupa una posició equivalent a la d’Hèctor: si aquest, per via d’al·lusió a la poesia homèrica, ajuda idealment Àiax completant-lo en allò que com a heroi no ha pogut abastar, aquell, també amb un procediment anàleg, el reconcilia amb la condició humana i fa per ell allò que ell mateix, tradicionalment, no ha sabut fer: sobretot parlar d’ell mateix i en el seu favor. El silenci d’Àiax a l’Odissea negant-se a parlar amb Odisseu, que, en el seu viatge al món dels morts, l’interrogava ja va captivar la imaginació dels antics24. Odisseu li parla recordant l’episodi del judici de les armes, el causant del ressentiment del mort, que no li torna contesta ( Od . 11.553-555; 561564):

23. Cf. hAWthorne 2012, 387: «they agree to redirect their agôn away from the deliberative question of whether to bury Aias toward an interrogation of Odysseus’ philia, so that Agamemnon can eventually grant the burial publicly as a favor to Odysseus. In Aristotelian terms, the debate takes the unusual form of developing the character pistis in isolation from the logical pistis».

24. És ben coneguda l’apreciació de l’autor del περὶ ὕψους 9. 2 en el sentit que el silenci d’Àiax és més grandiós i sublim que qualsevol paraula. Vegeu lombArdo 1989, que hi troba una mostra de l’elogi de la retòrica del silenci; Sòfocles, en qualsevol cas, devia veure el passatge homèric en connexió amb la derrota d’Àiax en el judici de les armes, tal com fa el poeta de l’Odissea

’Αἶαν, παῖ Τελαμῶνος ἀμύμονος, οὐκ ἄρ’ ἔμελλες οὐδὲ θανὼν λήσεσθαι ἐμοὶ χόλου εἵνεκα τευχέων οὐλομένων; τὰ δὲ πῆμα θεοὶ θέσαν Ἀργείοισι· ………………………………………………………...… ἀλλ’ ἄγε δεῦρο, ἄναξ, ἵν’ ἔπος καὶ μῦθον ἀκούσῃς ἡμέτερον· δάμασον δὲ μένος καὶ ἀγήνορα θυμόν.’ ὣς ἐφάμην, ὁ δέ μ’ οὐδὲν ἀμείβετο, βῆ δὲ μετ’ ἄλλας ψυχὰς εἰς Ἔρεβος νεκύων κατατεθνηώτων

»—Aias, de Telamó el sense tara fill, no podies, doncs, ni mort oblidar la rancúnia que em tens de les armes maleïdes que uns déus van posar per tristesa dels d’Argos?

Vine aquí, doncs, senyor, i escolta les meves paraules; vulgues apaivagà’ el teu furor i el teu cor baronívol. »Deia jo; però ell no em respon un mot i dins l’Èreb es retira, amb les ombres dels altres difunts que moriren (trad. ribA 1953, 210).

Quan Píndar diu que el coratge sagnant d’Àiax mou blasme contra els grecs està explicant la raó per la qual Àiax no parla a Odisseu: Isth. IV 35-36b ἴστε

‘ja coneixeu el coratge sagnant d’Àiax, que, a l’extrem de la nit, ell va tallar amb la seva espasa i que és blasme sobre els fills dels grecs, tots els que van anar vers Troia’). En el silenci d’Àiax Píndar veia encertadament el blasme i el despit de l’heroi que se sentia víctima d’una injustícia. En els versos següents Píndar parla d’un Homer que venia a rescatar com si diguéssim l’honor de l’heroi amb la seva poesia (vv. 37-42).

Però a la Nemea setena Píndar diu que Homer s’havia posat a favor d’Odisseu (Nem. VII 20-28):

però jo crec que, d’Ulisses, el renom és més vast que les seves sofrences, per obra del sortilegi dels mots d’Homer; perquè en els seus enganys i en la seva art alada s’oculta quelcom d’august. L’arteria ens decep, embolcallant-se en paraules; i la turba és cega de cor, comunament. Perquè si fos capaç de copsar el que és ver, Àiax poderós, despitat pel furt de les armes, no s’hauria plantat en el flanc el glavi punyent (trad. PòrtulAs 1977, 244).

Literalment, Píndar sembla dir que Àiax es va suïcidar perquè la gent no va saber veure la veritat, com ho prova el fet que comunament es deixa enga-

42
μάν / Αἴαντος ἀλκάν φοίνιον, τὰν ὀψίᾳ / ἐν νυκτὶ ταμὼν περὶ ᾧ φασγάνῳ μομφὰν ἔχει / παίδεσσιν Ἑλλάνων ὅσοι Τροίανδ’ ἔβαν
ἐγὼ δὲ πλέον’ ἔλπομαι λόγον Ὀδυσσέος ἢ πάθαν διὰ τὸν ἁδυεπῆ γενέσθ’ Ὅμηρον· ἐπεὶ ψεύδεσί οἱ ποτανᾷ <τε> μαχανᾷ σεμνὸν ἔπεστί τι· σοφία δὲ κλέπτει παράγοισα μύθοις τυφλὸν δ’ ἔχει ἦτορ ὅμιλος ἀνδρῶν ὁ πλεῖστος. εἰ γὰρ ἦν ἓ τὰν ἀλάθειαν ἰδέμεν, οὔ κεν ὅπλων χολωθείς ὁ καρτερὸς Αἴας ἔπαξε διὰ φρενῶν λευρὸν ξίφος

Sòfocles i la tradició d’Àiax 43

nyar pels poetes25; però al mateix temps insinua, anacrònicament, que els mots d’Homer van fer que els mèrits d’Àiax no rebessin recompensa. Com que és clar que l’anacronisme és impossible, resta la idea que Ulisses va obtenir les armes d’Aquil·les gràcies al ‘sortilegi dels mots’, sigui que en alguna versió de la llegenda es justificava la victòria d’Odisseu sigui perquè, més probablement, Odisseu mateix va ser capaç de convèncer la gent que ell mereixia obtenir les armes.

A la Nemea vuitena llegim ja sense dubtes, que Odisseu va guanyar gràcies al poder de la paraula (Nem. VIII 22-27):

fou ella [l’enveja] qui damnà el fill de Telamó, que el féu tomballar damunt la seva espasa. L’home silent i coratjós, l’oblit el derrota en una iniqua baralla; la recompensa més alta surt a l’encontre del virolat engany. Amb vots furtius els Dànaus llagotejaren Ulisses; i Àiax, fraudat de les àuries armes, es debaté amb la mort (trad. PòrtulAs 1977, 249-250).

Aquí Àiax és ἄγλωσσος, un orador deficient26, però l’adjectiu pot valer també passivament: algú que no compta amb el favor d’un poeta 27, com el mateix Píndar havia dit a la Nemea setena. D’aquesta manera queda fixada una imatge d’Àiax destinada a fer fortuna en els segles venidors: un heroi derrotat injustament però que, ben mirat, tampoc no sap defensar la seva causa d’una manera adequada ni troba algú que la hi defensi.

En el contrast entre Àiax i Odisseu, si aquell és ἄγλωσσος la qualificació que

25. Vegeu West 2011, 52: «Pindar is no denying and cannot deny that Ajax committed suicide; he is claiming that the Achaeans were wrong to award the arms to Odysseus, because Odysseus was no really the more deserving and it is only Homer’s art that makes it seem plausible that he was. This ‘Homer’ is evidently the poet of the Aethiopis or the Little Iliad. (The story of the suicide was told in both epics.)».

26. Vegeu henry 2005, 81, que remet a Aristoph. fr. 756 i a la nota de kAssel – Austin 1984, 376377: entre els llocs paral·lels que s’hi addueixen és especialment rellevant Eur. fr. 56, 2 N.

‘sovint un home mancat d’eloqüència perd davant d’un d’eloqüent encara que la seva causa sigui justa’.

27. Vegeu cAlAbrese de Feo 1984, 120: «sul termine aglossos si impernia il significato paradigmatico della figura di Aiace sul piano della realtà dell’epinicio. Aiace identifica la figura dell’atleta vittorioso i cui successi sono destinati all’oblio se privi del canto eternante del poeta, poiché glossa, nella maggioranza dei luogi pindarici ha la valenza di voce, parola del poeta».

κεῖνος καὶ Τελαμῶνος δάψεν υἱόν, φασγάνῳ ἀμφικυλίσαις ἦ τιν’ ἄγλωσσον μέν, ἦτορ δ’ ἄλκιμον, λάθα κατέχει ἐν λυγρῷ νείκει· μέγιστον δ’ αἰόλῳ ψεύδει γέρας ἀντέταται κρυφίαισι γὰρ ἐν ψάφοις Ὀδυσσῆ Δαναοὶ θεράπευσαν· χρυσέων δ’ Αἴας στερηθεὶς ὅπλων φόνῳ πάλαισεν
ἀγλωσσίᾳ δὲ πολλάκις ληφθεὶς ἀνήρ / δίκαια λέξας ἧσσον εὐγλώσσου φέρει

més immediatament apareix com a apropiada a aquest és la de πολύτροπος, amb la qual és presentat ja al primer vers de l’Odissea. Que el contrast es podia haver sentit com a oposició es pot conjecturar a partir d’un escoli a Opià, on l’escoliasta identifica un ocell que el poeta no ha anomenat; es tacta de l’oreneta, que és descrita així: ὄρνις· χελιδὼν , ὅτι αὕτη πρῶτον προαγγέλλει τὸ ἔαρ ἐλθοῦσα, καὶ οἱονεὶ ἄγλωσσος βοῶσα ‘ocell: l’oreneta, perquè amb la seva arribada anuncia la primavera, i ho fa com cridant sense llengua’ (schol. Opp. Hal. 3.244, 2-4)28. La llegenda, prou coneguda, parlava de l’oreneta, a qui Tereu havia tallat la llengua; l’oreneta, en efecte, emet un so tallat, poc articulat: tant és així que en grec el verb χελιδονίζειν és sinònim de βαρβαρίζειν, ‘parlar malament’, una imatge que probablement ja era operativa en Èsquil29. En la llegenda, l’oreneta apareix junt amb el rossinyol, que canta amb veu melodiosa. Segons el testimoni de Porfiri, preservat a l’escoli al v. 1 del primer cant de l’ Odissea, Antístenes va establir l’equivalència ‘rossinyol —πολύτροπος— Odisseu’ amb el propòsit de defensar que l’heroi no era deshonest i que la seva habilitat en el discurs s’havia de considerar un senyal de la seva saviesa i sociabilitat:

28. Incidentalment, potser val la pena observar que el sintagma ἄγλωσσος

forma, fins a la penúltima síl·laba, un docmi. Tenint en compte la raresa de l’expressió, podríem pensar que prové d’un passatge líric de tragèdia?

29. Vegeu Aesch. Agam . 1050-1051

‘si, com l’oreneta, no té una desconeguda parla de bàrbar…’ (trad. ribA 1934, 50) i la nota de FrAenkel 1950, 477 ad loc

44
οὐκ ἐπαινεῖν φησιν Ἀντισθένης Ὅμηρον τὸν Ὀδυσσέα μᾶλλον ἢ ψέγειν, λέγοντα αὐτὸν “πολύτροπον”. οὔκουν τὸν Ἀχιλλέα καὶ τὸν Αἴαντα πολυτρόπους πεποιηκέναι, ἀλλ’ ἁπλοῦς καὶ γεννάδας· οὐδὲ τὸν Νέστορα τὸν σοφὸν οὐ μὰ Δία δόλιον καὶ παλίμβολον τὸ ἦθος, ἀλλ’ ἁπλῶς τῷ Ἀγαμέμνονι συνόντα καὶ τοῖς ἄλλοις ἅπασι, καὶ εἰς τὸ στρατ ό πεδον εἴτι ἀγαθὸν εἶχε συμβουλεύοντα καὶ οὐκ ἀποκρυπτ ό μενον . καὶ τοσοῦτον ἀπεῖχε τοῦ τὸν τοιοῦτον τρ ό πον ἀποδέχεσθαι ὁ Ἀχιλλεύς , ὡς ἐχθρὸν ἡγεῖσθαι ὁμοίως τῷ θανάτῳ ἐκεῖνον “ὅς χ’ ἕτερον μὲν κεύθῃ ἐνὶ φρεσίν, ἄλλο δὲ βάζει” [Ι 313]. λύων οὖν ὁ Ἀντισθένης φησί· τί οὖν; ἆρά γε πονηρὸς ὁ Ὀδυσσεὺς ὅτι πολύτροπος ἐρρέθη ; καὶ μ ή ν , δι ό τι σοφ ό ς , οὕτως πρὸς αὐτὸν εἴρηκεν . μ ή ποτε οὖν τρ ό πος τὸ μέν τι σημαίνει τὸ ἦθος , τὸ δέ τι σημαίνει τὴν τοῦ λόγου χρῆσιν· εὔτροπος γὰρ ἀνὴρ ὁ τὸ ἦθος ἔχων εἰς τὸ εὖ τετραμμένον τρ ό ποι δὲ λ ό γων † αἴτιοι αἱ † πλάσεις· καὶ χρῆται τῷ τρόπῳ καὶ ἐπὶ φωνῆς καὶ ἐπὶ μελῶν ἐξαλλαγῆς, ὡς ἐπὶ τῆς ἀηδόνος “ἥτε θαμὰ τροπῶσα χέει πολυηχέα φωνήν” [τ 521]. εἰ δὲ οἱ σοφοὶ δεινοί εἰσι διαλέγεσθαι, καὶ ἐπίστανται τὸ αὐτὸ νόημα κατὰ πολλοὺς τρ ό πους λέγειν· ἐπιστάμενοι δὲ πολλοὺς τρ ό πους λ ό γων περὶ τοῦ αὐτοῦ πολύτροποι ἂν εἶεν εἰ δὲ σοφοὶ, καὶ ἀγαθοί εἰσι διὰ τοῦτό φησι τὸν Ὀδυσσέα Ὅμηρος σοφὸν ὄντα πολύτροπον εἶναι, ὅτι δὴ τοῖς ἀνθρώποις ἠπίστατο πολλοῖς τρόποις συνεῖναι
βοῶσα
ἀλλ’ εἴπερ ἐστὶ μὴ χελιδ ό νος δίκην / ἀγνῶτα φωνὴν βάρβαρον κεκτημένη…

Sòfocles i la tradició d’Àiax 45

[Porfiri] diu que Antístenes ni elogia ni blasma Homer perquè anomeni Odisseu ‘molt versàtil’ (πολύτροπον). És veritat que Homer no va fer Aquil·les i Àiax molt versàtils sinó simples ( ἁπλοῦς) i nobles, ni, per Zeus, va fer el savi Nèstor de caràcter enganyós i canviant sinó que el feia tractar (συνόντα) amb Agamèmnon i amb tots els altres d’una manera sincera (ἁπλῶς), i si sabia res de bo per a l’exèrcit aconsellava i no ho amagava. I Aquil·les es refusava tant a acceptar un comportament com aquest que considerava odiós com la mort “aquell que oculta una cosa en el seu cor i en diu una altra” [Ι 313]. Antístenes resol la qüestió dient: doncs, que potser és malvat Odisseu per haver estat anomenat ‘molt versàtil’ (πολύτροπος)? De fet, és perquè és molt savi que l’ha anomenat així. En efecte, ‘mode’ ( τρόπος) d’una banda significa el caràcter, i d’altra l’ús del discurs; i així, s’anomena ‘de bons modes’ (εὔτροπος) l’home que té un caràcter inclinat vers el bé, i ‘modes’ del discurs les formes d’estil (αἱ ποιαὶ πλάσεις)30 I usa ‘mode’ també per a la veu i per a les variacions dels cants, com en el cas del rossinyol: “i en refilets continus escampa sa veu que ressona” 31 [ τ 521]. Si els savis són hàbils a parlar, també saben dir el mateix pensament de diferents modes (πολλοὺς τρόπους); i com que saben els diferents modes (πολλοὺς τρόπους) de dir el mateix, també són ‘versàtils’ ( πολύτροποι). I si són savis, també són bons. Per això Homer diu que Odisseu, que era savi, també era ‘versàtil (πολύτροπον), perquè sabia tractar (συνεῖναι) amb la gent de molts modes (τρόπους)32

Deixant de banda les moltes qüestions d’ordre filosòfic i d’història de la retòrica que suscita el passatge, per al nostre propòsit cal fer dues observacions. En primer lloc hi ha una oposició entre Àiax i Aquil·les d’una banda i Odisseu de l’altra: els primers són ἁπλοῦς, ‘simples’ o ‘sincers’ mentre que Odisseu és πολύτροπος, ‘versàtil’. En segon lloc, la ‘versatilitat’ d’Odisseu és doble: lingüística i de caràcter, la qual cosa és com dir que saber parlar de la manera adequada a cada circumstància equival a saber tractar la gent segons com cal en cada moment i segons de qui es tracti. Així es pot entendre millor, i sota una nova llum, el caràcter compassiu d’Odisseu a l’Àiax de Sòfocles, la seva capacitat de posar-se en el lloc de l’altre; no és només una característica de la seva ànima, sinó que és també una capacitat adaptativa com si

30. †αἴτιοι αἱ† mss. αἱ ποιαὶ buttmAnn.

31. Trad. de ribA 1953, 345. Una traducció més literal que no ocultés la polisèmia de τρόπος podria ser: ‘i ella amb mil modes (θαμὰ τροπῶσα) fa vessar una melodia de molts sons’. Per a una extensió del joc de paraules d’aquest vers homèric a una poètica general de l’arcaisme grec, vegeu nAgy 1996.

32. PontAni 2007, 7-8, un text amb algunes modificacions respecte del de schrAder 1890, 1-2. Comentaris del fragment: brAncAcci 1996, 259-306 i sobretot luzzAtto 1996, 275-358; per a la relació amb la tragèdia, vegeu cAmPos dArocA 2003 (amb bibliografia). A aquest testimoni d’Antístenes es pot afegir la — possiblement seva— confrontació entre els discursos d’Àiax i d’Odisseu pugnant per les armes d’Aquil·les; cf cAizzi 1966, frs. 14-15 (edició i comentari) i giAnnAntoni 1990 (discussió sobre la seva autenticitat).

diguéssim. I també, naturalment, l’èxit d’haver conseguit convèncer Agamèmnon, a base d’induir-lo a pensar el conflicte en termes de relacions personals, d’amistat, i no de deures i principis jeràrquics. L’oposició ἁπλοῦς / πολύτροπος té un precedent a Eur. Phoen . 469-470 ἁπλοῦς ὁ μῦθος τῆς ἀληθείας ἔφυ, / κοὐ ποικίλων δεῖ τἄνδιχ’ ἑρμηνευμάτων ‘la paraula de la veritat és simple / i a allò que és just no li cal pintades interpretacions’, on l’adjectiu ποικίλος equival a πολύτροπος 33. I Plató també havia formulat l’oposició ἁπλοῦς / πολύτροπος a propòsit d’Aquil·les —un equivalent d’Àiax— i Odisseu (Hipp. Min. 364c – 365c; 369b – 371e); la coincidència amb Antístenes confirma que les respectives descripcions i l’oposició formaven un sistema fàcilment comprensible, no estrany al pensament de dècades abans34

33. El vers 469 és molt semblant a Aesch. fr. 176 rAdt ἁπλᾶ γάρ ἐστι τῆς ἀληθείας ἔπη (vegeu infra); no és del tot segur que Eurípides al·ludeixi a Èsquil, perquè la idea podria ser proverbial. Per als llocs paral·lels i per a testimonis sobre l’adjectiu ποικίλος en relació amb la mentida, vegeu mAstronArde 1994, 280-281.

34. En èpoques posteriors, el sistema es va consolidar i sofisticar. Un escoli a la Ilíada, en el context de l’embaixada formada per Odisseu, Fènix i Àiax que els aqueus van enviar per convèncer Aquil·les de tornar al combat (Il. 9. 225-655), explica que tots quatre són hàbils en l’art de la paraula:

tots quatre són oradors: Odisseu és intel·ligent, hàbil, considerat; Aquil·les és irascible, orgullós; Fènix és moral, suau, educador; Àiax és viril, seriós, orgullós, sincer, inflexible, profund (Schol. Il. 9. 622 b. b(BCE3E4) T erbse)

Crida l’atenció el fet que Àiax sigui descrit amb sis característiques, el doble que les d’Odisseu i Fènix, i el triple que les d’Aquil·les, una quantitat que potser és indici d’una forta tradició exegètica referent a la manera com el personatge s’encarava amb les pràctiques oratòries. L’epítet βαθύς —el més interessant junt amb ἁπλοῦς— es pot entendre com ‘profund’ o ‘obscur’ (cf. Hermog. Id. B 322. 5-9 rAbe ἔννοιαι

‘són pensaments propis de la simplicitat (…) els purs; els que (…) són comuns a tots els homes i els que se’ls acudeixen o els ho sembla, i que no tenen res de profund ni de molt meditat’; una definició que, segles més tard, invocant aquest mateix testimoni, encara recollia ernesti 1795, 53: βαθύ, quicquid est abstrusum et reconditum in sententiis. Sic sententiae purae, h. e. apertae et perspicuae, dicuntur  ἔννοιαι

). Però a la Ars rhetorica del pseudo Dionís d’Halicarnàs (

B usener – rAdermAcher 1899, 352), depenent de l’escoli a Il. 9. 622 b. b(BCE3E4) T erbse ja citat (cf. thiele 1897, 239), els dos adjectius tenen un sentit aparentment més especialitzat: ὁ

‘Àiax, que és el més sincer (‘simple’, ‘directe’) també és en les seves paraules el més profund (‘obscur’ ‘figurat’) de tots’; vegeu AscAni 2006, 112, n. 78 «degno di nota il passo: anche un discorso franco e semplice, cioè apparentemente privo di artifici retorici, può ritenersi figurato, anzi una tra le forme di figurato più riuscite, più occulte, più profonde. Tal fatto indica come la prospettiva qui assunta è quella (pragmatica) dell’intenzione (reale) del parlante, da cui procederebbe appunto l’idea che ogni discorso che miri a persuadere l’ascoltatore (o ad agire su di lui) implichi sempre un calcolo del parlante nella scelta dello schema, in rapporto al ricevente e al con-

46
οἱ τέσσαρές εἰσι ῥήτορες· Ὀδυσσεὺς συνετός, πανοῦργος, θεραπευτικός· Ἀχιλλεὺς θυμικός, μεγαλόφρων· Φοῖνιξ ἠθικός, πρᾷος, παιδευτικός· Αἴας ἀνδρεῖος, σεμνός, μεγαλόφρων, ἁπλοῦς, δυσκίνητος, βαθύς
τοίνυν εἰσὶν ἀφελείας … αἱ καθαραί· αἱ … ἁπάντων ἀνθρώπων κοιναὶ καὶ εἰς πάντας ἀνελθοῦσαι ἢ δ ό ξασαι ἀνελθεῖν καὶ μηδὲν ἔχουσαι βαθὺ μηδὲ περινενοημένον
καθαραὶ μηδὲν ἔχουσαι βαθὺ
περὶ ἐσχηματισμένων
δέ γε Αἴας ἁπλούστατος ὢν βαθύτατος ἐν τοῖς λόγοις πάντων
ἐστίν

Sòfocles i la tradició d’Àiax 47

Sòfocles, que amb tota seguretat coneixia la producció teatral d’Èsquil 35 , havia de tenir present la trilogia que aquest havia consagrat al cas del judici de les armes 36. El fragment 176 r A dt fa així: ἁπλᾶ γάρ ἐστι τῆς ἀληθείας ἔπη, unes paraules probablement pronunciades pel mateix Àiax. Si això és així, ens trobaríem amb el primer testimoni literari conservat de la variant en què la decisió d’atorgar les armes es prendria després que els dos aspirants, Àiax i Odisseu, fessin cadascun un discurs defensant la seva causa. D’altra banda, en una pèlica dels últims anys del s. VIè a.C. (LIMC s.v. Aias I, no. 80) es pot veure Odisseu parlant dalt d’un entarimat i davant seu Àiax, que escolta; enmig dels dos hi ha les armes d’Aquil·les. La tragèdia d’Èsquil no es pot datar i per això no es pot dir quina de de les dues evidències podria dependre de l’altra, però és evident que l’escena representada a la pèlica es basa en una obra literària, èpica o, més probablement, dramàtica 37 . Sòfocles, doncs, ja coneixia una versió com a mínim en la qual Àiax havia estat derrotat per l’eloqüència d’Odisseu; el seu Àiax és una revisió d’aquella versió mantenint el caràcter dels dos contendents i aprofitant-lo per donar una continuació inesperada a la llegenda, presentant un Odisseu que, prefigurant el d’Antístenes, sap tractar amb la gent de la manera adequada a cada cas.

És aquest Odisseu, πολύτροπος, que s’adapta als altres, el qui al final assegurarà l’enterrament d’Àiax38. La segona part de la tragèdia, massa llarga per a alguns però necessària per desenvolupar adequadament el pla de Sòfocles, és, com he dit, una posada en escena dels diferents llenguatges possibles per descriure el cas d’Àiax i la presentació sorprenent del d’Odisseu, que capgirarà les expectatives a propòsit tant de la caracterització que d’ell s’esperaria com de les relacions entre els actors de la llegenda.

testo in cui si trova ad agire verbalmente, e dunque implichi sempre un ‘mascheramento’ della sua reale intenzione» i també dentice di AccAdiA 2012, 199, n. 104 «non stupisce che questo discorso venga analizzato nel Π. ἐσχ. β (…) quale esempio, assieme a quella di Fenice, di orazione apparentemente semplice e diretta, ma in realtà figurata. Aiace, pur essendo il più semplice (ἁπλούστατος) e il più avaro di parole tra gli ambasciatori, è anche il più oscuro (βαθύτατος), che qui mi sembra valga “figurato”. Probabilmente l’autore ha qui tenuto presente lo scolio b. b (BCE3 E4) T al v. 622, dove l’eroe è definito con una serie di epiteti, tra cui appunto ἁπλοῦς e βαθύς». Però és improbable que en temps de Sòfocles Àjax ja hagués pogut ser caracteritzat d’aquesta manera (per bé que si n’hi hagués algun indici seria temptador intentar llegir la Trugrede com a una altra precursora d’aquestes idees).

35. Cf. FrAenkel 1977, 15: «Sofocle sa a memoria Omero come sa a memoria Eschilo. Le idee omeriche sono sempre presenti come la Bibbia per Dante. De Sophocle Homeri discipulo è il lavoro che vorrei fare, ma una vita non basterebbe».

36. Ὅπλων κρίσις (frs. 174-178 rAdt), Θρῄσσαι (frs. 83-85 rAdt) i probablement Σαλαμίνιαι (frs. 216-220 rAdt i segurament fr. 451q dubium rAdt: cf. gArrigA 2006).

37. Vegeu WilliAms 1980 (esp. p. 142-144 i la fig. 6).

38. FinglAss 2001, 720: «he … moves to reassert the value even of an enemy, and adds that friends can become enemies (1355.61). Ironically, this argument from malleability of character helps to secure the burial of someone who could never be accused of that vice, or virtue».

Des del punt de vista dramàtic, des discussions que sostenen els quatre personatges —Teucre, Menelau, Agamèmnon i Odisseu— s’articulen d’una manera precisa. El quart episodi (vv. 974-1184) és ocupat per l’enfrontament entre Menelau i Teucre. Una primera intervenció de Menelau rep aquesta admonició per part del corifeu, que, tot i reconèixer justícia en una part del que diu el rei, tanmateix en censura la voluntat desproporcionadament hostil envers el mort: Μενέλαε , μὴ

σοφὰς / εἶτ’

ἐν

ὑβριστὴς γένῃ ‘Menelau, si dreces un suport de sentències tan sàvies, no siguis llavors tu el qui fa violència als morts’ (vv. 1091-1092); semblantment, també adverteix a Teucre que, encara que tingui raó, el seu llenguatge és fora de lloc: Οὐδ’

‘no, tampoc un llenguatge així no m’agrada, en plena desgràcia; els mots massa durs, per justos que siguin, fereixen’ (vv. 1118-1119). Aquí, les paraules del corifeu s’han de valorar, crec, exactament pel que diuen: demana que l’un i l’altre dels contendents sigui capaç de parlar d’una manera que no sigui ofensiva. A continuació, Menelau i Teucre reprenen la discussió en esticomítia, per acabar cadascun amb un insult en forma de faula contra l’altre. El corifeu, comprensiblement, no espera res de bo de la situació que s’ha creat, i pronostica: ἔσται μεγάλης

τις ἀγών ‘hi haurà un certamen de terribles engronys’ (v. 1163). L’episodi acaba amb la marxa de Menelau i amb els defensors del cos d’Àiax preparant-se per defensar-lo.

Molts estudiosos veuen l’estàsim que ve a continuació (vv. 1185-1222), en el qual els vells del cor maleeixen l’inventor de la guerra i manifesten el desig d’allunyar-se de Troia per arribar a la pau d’Atenes, com una descripció d’un estat d’ànim, d’ells mateixos i, d’alguna manera, també del públic, en què el cor, davant d’una disputa tan dura, es representaria un espai beatífic per trobar-hi, amb més o menys fortuna, algun alleujament39. També parla de l’estat d’ànim Garvie, per bé que integra aquest estat en l’estructura compositiva de la tragèdia, tot posant en relació aquest estàsim amb el primer (vv. 596-645), de manera que tots dos plegats emmarquen el joiós estàsim segon (vv. 693718); el tercer estàsim, a més, en trobar-se entre dues escenes de disputa, proporcionaria un moment d’equilibri: «its fullest and final development here

39. Vegeu hutchinson 2001, 440, per a qui l’oda és un moment líric de beatitud que «broadens the whole range of the thought, and it offers the fascination of a beguiling approach … Rich material, much of it deriving from lyric, is here fashioned into a touching and emotional poem; the poem is deliberately deprived of the intensity that belongs to the main tragedy». Més escèptics són FinglAss 2001, 670: «the wide chronological and geographical sweep gives some relief after the intensity of the argument over Ajax’s body; but the lenght and power of the curse, even though it is directed at a distant source of misery, prevents the ode of simply providing respite from the antagonism» i sobretot kyriAkou 2011, 225: «the men express no hope of deliverance and return home. Their approach may be fascinating, but the expanded thought can encompass little more than ghosts of banquets, dewy desolation, and night terrors. The melancholy equilibrium of the song conveys a sense of depressed detachment».

48
σας
αὖ τοιαύτην γλῶσσαν ἐν κακοῖς φιλῶ·
τὰ σκληρὰ γάρ τοι
κἂν ὑπέρδικ’ ᾖ
δάκνει
ἔριδός
γνώμας ὑποστ ή
αὐτὸς
θανοῦσιν
/
,
,

Sòfocles i la tradició d’Àiax 49

provides a melancholy moment of equilibrium between the two passionate quarrell scenes» (gArvie 1998, 232).

Sense que calgui negar que els cants lírics susciten sentiments i estats d’ànim, s’ha de considerar que també és necessari observar quina funció tenen en l’organització d’una peça dramàtica. Garvie hi veu una funció de transició en calma entre dues escenes carregades de tensió, la disputa entre Menelau i Teucre primer, i després la que s’estableix entre Agamèmnon i una altra vegada Teucre. Per la meva part voldria assenyalar que l’estàsim té també una altra funció.

Després de la discussió i els insults entre Menelau i Teucre el corifeu, com hem vist, vaticina un enfrontament encara més violent. L’estàsim confronta la guerra amb la pau que imagina trobar a Atenes, en un desplaçament ideal: és evident, crec, que la guerra és esmentada en correspondència amb les discussions representades en escena. Contrari a la guerra és el simposi, al·ludit en l’estàsim negativament: l’home que va inventar la guerra —és a dir, la guerra— no permet celebrar la joia del banquet, la qual cosa és com dir que en aquest espai de beatitud desapareixerien els conflictes i les baralles per deixar pas a l’harmonia i a la paraula amable40. El desig del cor s’estén a la sencera ciutat d’Atenes, que és presentada com un lloc sagrat, lliure de conflictes, igual que el simposi que, nostàlgicament, el cor acaba de desitjar. Àiax, que és un baluard —v. 1212 προβολὰ — per als seus companys, s’anticipa al πρόβλημ(α), el promontori que és el cap Súnion, sinècdoque de la ciutat sencera; i així, Àiax hi restarà associat amb la promesa de la seva integració en la ciutat com a heroi. I Odisseu, per la seva banda, farà ús d’un llenguatge moderat i conciliador d’acord amb els valors propis del simposi, amb la qual cosa conseguirà vèncer la voluntat inicialment hostil d’Agamèmnon. El tercer estàsim, doncs, té la funció de proposar un marc conceptual, el de la cultura del simposi com a oposada a la guerra, que obre el pas a la intervenció d’Odisseu i a la solució del conflicte. Per això, després de les paraules insultants que s’han intercanviat Agamèmnon i Teucre, tots dos immunes a les idees proposades a l’estàsim, el corifeu insisteix: εἴθ’

‘ah! Que en l’un i en l’altre hi hagi un seny que moderi! No sé res de millor per a dirvos’ (vv. 1264-1265)41

Quan Odisseu apareix el corifeu el saluda així: ἄναξ

‘rei Ulisses, sàpigues que hauràs vingut a propòsit, si la teva presència contribueix a desfer, i no a embullar’ (vv. 1316-1317). Aquesta salutació és sorprenent, perquè tot el cercle d’Àiax ha estat parlant d’Odisseu en termes denigratoris al llarg de tota l’obra; si ara se’l saluda amb esperança pot ser que sigui perquè la situació

40. Per a l’oposició entre la guerra i el simposi, i l’obertura en aquest de l’espai per a la paraula poètica i benèvola, vegeu slAter 1981.

41. La moderació, la σωφροσύνη, és el contrari de la ὕβρις, la primera consistentment associada al simposi, la segona a la guerra i al conflicte: cf. slAter 1981.

ὑμὶν ἀμφοῖν νοῦς γένοιτο σωφρονεῖν· / τούτου γὰρ οὐδὲν σφῷν ἔχω λῷον φράσαι
, καιρὸν ἴσθ’ ἐληλυθώς
εἰ μὴ ξυνάψων , ἀλλὰ συλλύσων πάρει
Ὀδυσσεῦ
, /

50 Carles Garriga

d’Àiax i dels seus és desesperada (FinglAss 2001, 721), però més probablement Sòfocles està simplement indicant al públic mitjançant el corifeu que es produirà un canvi sobtat (gArvie 1998, 243). I, en qualsevol cas, les paraules del corifeu indiquen que aquest no espera que Odisseu aporti noves evidències per resoldre la situació sinó que simplement la resolgui i no la compliqui, és a dir, espera precisament l’actitud que acabava de reclamar a Agamèmnon i a Teucre: la moderació.

Després que Odisseu ha reeixit a convèncer Agamèmnon que no s’oposi a les honors fúnebres d’Àiax, el corifeu encara té alguna cosa a dir: ὅστις σ’, Ὀδυσσεῦ, μὴ

ἀνήρ ‘qui no digui, Ulisses, que, tal com ets, tens l’ànima d’un savi, és ell mateix un foll’ (vv. 1374-1375). La saviesa que el corifeu troba en Odisseu consisteix a haver efectuat allò que el mateix corifeu havia desitjat: desfer i no embullar, i, en definitiva, actuar amb moderació i saber girar les coses de manera que es tornin favorables42 Igual, doncs, que en la caracterització d’Antístenes, Odisseu és flexible i, per això mateix, bo i noble, com ve a reconèixer el mateix Teucre, que li diu (v. 1381) ἄριστ(ε) i (v. 1399) ἐσθλός. D’aquesta manera, Odisseu rep una qualificació que també podria ser apropiada a Àiax, amb la diferència que l’heroi d’Ítaca hi arriba gràcies a les seves qualitats de moderació i compassió: precisament aquelles de les quals Àiax està mancat i que el que havia estat el seu gran enemic posa en relleu per, d’alguna manera, suplir les mancances d’un heroi tan gran i alhora tan incomplet.

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42. Aquest és el caràcter d’Odisseu; cf. blundell 1989, 103: «finally, Odyssean cleverness, displayed in the prologue as the crafty hunting and sifting of evidence, has become the adroit and tactful manipulation of a friend, praised by the chorus as wisdom (1374f.). Paradoxically it is this very flexibility which enables him to remain consistent, since the possibility of change is built into his moral framework».

γνώμῃ σοφὸν / φῦναι τοιοῦτον ὄντα, μῶρός ἐστ’
λέγει

Sòfocles i la tradició d’Àiax 51

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 53-63

DOI: 10.2436/20.2501.01.61

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis

Université de Paris-Sorbonne

AbstrAct

In his first Idyll, Theocritus represents Daphnis’ death as an heroic feat. He describes it as an event the unique cause of which is love. As he dies by love, Daphnis appears as the embodiment of a new kind of heroism. Acccording to Theocritus, this heroism deserves to be sung as the heroism of the Greek warriors has been sung by Homer.

keyWords: epic, heroism, poetic tradition, tragedy

Parmi les singularités des Idylles de Théocrite figure le choix par le poète de l’hexamètre dactylique pour leur composition. En choisissant ce mètre qui est celui des épopées homériques où sont chantés les exploits des héros de la guerre de Troie, Théocrite s’inscrit à sa manière dans le sillage d’Homère. C’est une manière originale. En effet, si Théocrite met parfois en scène des figures de la mythologie, comme Polyphème et Galatée dans les Idylles XI et VI, Héraclès et Hylas dans l’Idylle XIII, Hélène et Ménélas dans l’Idylle XVIII et les Dioscures dans l’ Idylle XXII, il choisit le plus souvent pour protagonistes de ses poèmes des êtres ordinaires, des bergers et des chevriers amoureux, des amoureuses séduites et abandonnées, des amants qui se retrouvent ou des bourgeoises qui sont de sortie. Ces personnages n’ont rien d’héroïque, au sens guerrier du terme. Mais ils participent d’une mythologie nouvelle dont ils sont les nouveaux héros Au premier rang d’entre eux, on trouve le berger chanteur Daphnis qui apparaît dans l’Idylle VI et dont la mort est évoquée dans l’ Idylle VII ( 72-77 ) et chantée dans l’ Idylle I. Dans ce dernier poème, cet événement prend de telles proportions qu’on peut considérer qu’il consacre l’émergence d’un nouvel héroïsme dans la tradition poétique

grecque. Pour analyser cette émergence, j’examinerai d’abord la représentation de la mort de Daphnis comme événement héroïque et les modalités de l’héroïsation de Daphnis par Théocrite. Je me demanderai ensuite ce que cette représentation doit à la tradition épique et tragique avant d’en dégager la spécificité et d’esquisser une définition de ce nouvel héroïsme dont Théocrite est le poète.

Dans l’Idylle I intitulée «Thyrsis ou le chant», Θύρσις ἢ ὠιδή, le berger Thyrsis et un chevrier qui n’est pas nommé échangent, à l’heure de midi, des compliments sur leurs talents musicaux respectifs, près d’une source, dans un site boisé et orné d’effigies de Priape et des Nymphes (1-14). Thyrsis demande au chevrier de jouer de la syrinx. Ce dernier refuse car il a peur, dit-il, de réveiller Pan qui doit faire la sieste. En revanche, il demande à Thyrsis de lui chanter, comme il l’a déjà fait ailleurs, « les souffrances de Daphnis » , τὰ Δάφνιδος ἄλγεα (19). En échange, il lui permettra de traire trois fois une de ses chèvres et il lui offrira une écuelle en bois toute neuve dont il lui décrit longuement la décoration (15-63). Thyrsis accepte la proposition. Il chante les souffrances de Daphnis qui s’achèvent par sa mort (64-145) et il reçoit du chevrier un éloge et les présents promis (146-152). Le récit des souffrances et de la mort de Daphnis est donc l’élément essentiel du poème dont il constitue le centre. Le chevrier présente ce récit comme le sommet d’un répertoire poétique lorsqu’il sollicite Thyrsis:

mais le fait est que toi, Thyrsis, tu chantes les souffrances de Daphnis, et tu es parvenu au plus haut degré du chant bucolique (19-20)1

Ce répertoire, Thyrsis le maîtrise à la perfection et il en a déjà donné la preuve en chantant les souffrances de Daphnis. Le chevrier le lui rappelle en l’invitant à réitérer sa performance:

mais si tu chantes comme lorsque tu as chanté en te mesurant à Chromis qui venait de Libye. (23-24)

Le chevrier fait allusion à un concours poétique où Thyrsis a été vainqueur face à un autre chanteur, le Libyen Chromis, en chantant les souffrances de Daphnis. Théocrite enracine donc les souffrances de Daphnis dans une tradition poétique. Cette tradition est connue du chevrier et de Thyrsis. Elle a une

1. Je cite et je traduis le texte de l’édition de hunter 1999

54
ἀλλὰ τὺ γὰρ δή, Θύρσι, τὰ Δάφνιδος ἄλγε’ ἀείδες, καὶ τᾶς βουκολικᾶς ἐπὶ τὸ πλέον ἵκεο μοίσας
.
αἰ δέ κ’ἀείσηις ὡς ὅκα τὸν Λιβύαθε ποτὶ Χρόμιν ἆισας ἐρίσδων

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis 55

histoire ponctuée de temps forts comme le concours de chant où Thyrsis a remporté la victoire. Elle a aussi un héros, Daphnis. Théocrite la met en scène avec lui comme une réalité avérée, sans donner d’explication supplémentaire. Il crée ainsi un effet de réel qui contribue à l’héroïsation de Daphnis et dont la nature est problématique. L’existence du personnage de Daphnis avant Théocrite est attestée indirectement dans la tradition littéraire. Au IIè siècle de notre ère, Elien rapporte dans son Histoire variée (X, 18) que Daphnis était le fils ou l’amant d’Hermès et qu’une nymphe tomba amoureuse de lui tandis qu’il faisait paître son troupeau en Sicile. Elle s’unit à lui et lui fit promettre de ne pas coucher avec une autre femme sous peine de devenir aveugle. Plus tard, la fille d’un roi tomba amoureuse de lui, il s’unit à elle en état d’ivresse et perdit la vue. Elien conclut ainsi cette histoire:

le chant bucolique fut chanté pour la première fois et eut pour sujet ce qui était arrivé à ses yeux. Stésichore d’Himère inaugura ce genre de poésie lyrique2

On peut se demander si Elien veut dire que Stésichore fut le premier à chanter un chant bucolique ou le premier à donner une forme littéraire à ce type de chant3. Mais il est clair qu’il désigne comme pionnier du chant bucolique Stésichore, un prestigieux poète sicilien du VI è siècle av. J. C. dont l’œuvre est aujourd’hui perdue. Théocrite, autre poète sicilien, ne dit rien de sa dette à l’égard de ce prédécesseur illustre, si bien que son évocation des souffrances de Daphnis fait pour nous figure de première, même si Théocrite nous indique qu’elle n’en est pas une, puisque Thyrsis a déjà chanté cette histoire dans un concours. Le chant de Thyrsis apparaît donc à la fois nouveau et ancien. Ce double statut confère au thème des souffrances de Daphnis un caractère mystérieux qui rejaillit sur lui et lui donne l’aura d’un personnage de légende. Les autres versions connues de cette histoire4 n’aident pas à dissiper ce mystère dans la mesure où elles sont toutes postérieures à Théocrite. On peut même se demander si elles n’ont pas été écrites pour lui faire écho. S’il en est ainsi, l’Idylle I constitue bien la version de référence de la mort de Daphnis, mais Théocrite présente cette version comme l’élément majeur d’un répertoire déjà constitué avant lui. Il lui attache un grand prix puisqu’il l’évoque aussi dans l’Idylle VII où Simichidas raconte comment, alors qu’il se rendait chez des amis pour fêter les

2. Je cite et je traduis le texte de l’édition de Wilson 1997. 3. Voir hunter 1999, 65. 4. Voir la synthèse de hunter 1999, 63-66.

ἐκ δὲ τούτου τὰ βουκολικὰ μέλη πρῶτον ἤισθη καὶ εἶχεν ὑπόθεσιν τὸ πάθος τὸ κατὰ τοὺς ὀφθαλμοὺς αὐτοῦ . καὶ Στησίχορ ό ν γε τὸν ῾Ιμεραῖον τῆς τοιαύτης μελοποιίας ὑπάρξασθαι

Thalysies en l’honneur de Déméter, il a rencontré le berger Lykidas. Les deux hommes sont vite convenus d’échanger des chants. Dans son chant, Lykidas imagine que, lorsque son bien-aimé Agéanax sera parti pour Mytilène, il rêvera de lui tandis qu’on lui chantera de la poésie:

Tityre, près de moi, chantera comment autrefois le bouvier Daphnis s’éprit de Xénéa et comment la montagne souffrait pour Daphnis et comment les chênes le pleuraient, qui poussent sur les rives du fleuve Himéras, tandis qu’il fondait comme de la neige au pied du haut Aimos, ou de l’Athos, ou du Rhodope, ou du Caucase à l’extrémité de la terre (VII, 72-77).

Les souffrances de Daphnis sont le premier morceau que Tityre interprétera dans le récital privé qu’il donnera pour Lykidas. Ce dernier l’écoutera, la tête couronnée, allongé sur une couche moelleuse auprès d’un feu, en buvant du vin de Ptéléa et en croquant des fèves grillées (63-68). Ce sera un moment de bonheur teinté de mélancolie. Le récit pathétique des souffrances de Daphnis sera pour Lykidas une source de plaisir esthétique. Il l’est aussi dans l’Idylle I.

L’Idylle I est, en effet, placée dès le début sous le signe du plaisir. Elle s’ouvre par l’adjectif ἁδύ, ‘doux’, que Thyrsis emploie à deux reprises pour qualifier le bruissement des pins (1), puis le son de la syrinx du chevrier (2) et que ce dernier reprend au comparatif , ἅδιον, ‘plus doux’ (7) pour exprimer la supériorité musicale du chant de Thyrsis par rapport au murmure de l’eau d’une source proche. Le plaisir procuré par la musique et par le chant répond donc à celui que donne la nature et peut même le surpasser. Telle est la doctrine esthétique de Thyrsis et du chevrier. Elle incite à lire aussi la suite du poème comme une source de plaisir 5 . Au plaisir procuré par la décoration de l’écuelle que le chevrier promet à Thyrsis et qu’il lui décrit en détail succède le plaisir issu du chant de Thyrsis. Ce chant a pour sujet les souffrances de Daphnis mais, à la différence du chant de Tityre imaginé par Lykidas dans l’Idylle VII, il met l’accent sur sa mort. Après que Thyrsis a interpellé les Nymphes en leur demandant où elles étaient tandis que Daphnis dépérissait (66-70), il évoque aussitôt les animaux venus se lamenter devant sa dépouille (71-75). Après cette anticipation narrative, il revient en arrière pour énumérer les visites rendues à Daphnis mourant

5. Voir hunter 1999, 70.

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Ὁ δὲ Τίτυρος ἐγγύθεν ἀισεῖ ὥς ποκα τᾶς Ξενέας ἠράσσατο Δάφνις ὁ βούτας χὡς ὄρος ἀμφεπονεῖτο καὶ ὡς δρύες ἐθρήνευν Ἱμέρα αἵτε φύοντι παρ’ ὄχθαισι ποταμοῖο εῦτε χιὼν ὥς τις κατετάκετο μακρὁν ὑφ’ Αῖμον ἢ ῎Αθω ἢ ῾Ροδόπαν ἢ Καύκασον ἐσχατόωντα

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis 57 par Hermès, par les bouviers, les bergers, les chevriers, et par Priape. A tous, Daphnis répond par le silence (76-94). Aphrodite arrive ensuite. Elle se moque de Daphnis qui se croyait plus fort que l’amour et que l’amour a vaincu. Cette fois, Daphnis lui réplique avec insolence. Il lui déclare qu’il continuera à défier Eros jusque dans l’Hadès et fait allusion, d’une manière sarcastique, aux frasques de la déesse avec Anchise et Adonis et à sa rencontre avec Diomède devant Troie (95-114). Puis il dit adieu aux animaux, à la nature et adresse une prière à Pan avant d’appeler de ses vœux un bouleversement de l’univers qu’il n’habitera plus (115-137). Thyrsis raconte enfin sa mort (138-141). Celle-ci occupe donc à la fois le commencement et la fin de son chant. Le pathétique des souffrances de Daphnis est encadré par le tragique de sa mort. Et la représentation de cette mort est censée procurer un plaisir esthétique. C’est un plaisir analogue à celui que peut donner une tragédie. Nous sommes donc fondés à rapprocher la représentation de la mort de Daphnis de la tradition tragique. D’autre part, puisque Daphnis est le héros dont Théocrite raconte la légende en hexamètres dactyliques comme le fait Homère pour ses personnages, nous devons aussi comparer sa mort à la tradition épique.

Homère raconte la mort au combat de Grecs et de Troyens en grand nombre. Il relate aussi les funérailles de certains d’entre eux. Celles de Patrocle occupent l’ensemble du chant XXIII de l’Iliade. Elles sont marquées par la participation unanime des Grecs au deuil et aux rites. On peut en dire autant pour celles d’Achille évoquées par Agamemnon au chant XXIV de l’ Odyssée (3997). Achille est pleuré non seulement par les Achéens, mais par sa mère Thétis et par les autres Néréïdes. Les Muses elles-mêmes lui consacrent un thrène. La mort de Daphnis suscite une unanimité dans le deuil et un concours d’hommages analogues. Si, à la différence des Néréïdes et des Muses pour Achille, les Nymphes sont absentes au moment où Daphnis dépérit, tous les bergers et tous les animaux le pleurent, tandis que trois divinités, Hermès, Priape et Aphrodite, se rendent auprès de lui. Théocrite représente donc ses funérailles en s’inspirant de la tradition homérique. Elles ressemblent à celles d’un héros d’Homère. D’autre part, le silence de Daphnis, puis sa réplique cinglante à Aphrodite dénotent une solitude intrépide et obstinée qui peut faire penser à celle d’Achille muré dans son chagrin et dans son désir de vengeance après la mort de Patrocle et celle d’Hector, dans le dernier chant de l’Iliade. Mais cette insularité psychologique le rapproche aussi des héros tragiques. Les souffrances et la mort de Daphnis font penser, en effet, à certaines tragédies. Leur mise en scène rappelle celle du Prométhée enchaîné d’Eschyle. Daphnis à l’agonie reçoit la visite d’Hermès, des bouviers, des bergers, des chevriers, de Priape et d’Aphrodite, de même que les Océanides, Océan, Io et Hermès viennent voir Prométhée enchaîné sur le Caucase. Hermès somme Prométhée, au nom de Zeus, de révéler le secret qui menace le roi des dieux. Prométhée s’obstine à refuser, ce qui lui vaudra d’être foudroyé. Daphnis refuse de s’incliner devant la puissance d’Eros qu’Aphrodite est venue lui rappeler et il en meurt. Il est amoureux. Hermès ne s’y trompe pas lorsqu’il l’interroge:

De qui, mon bon, es-tu à ce point amoureux? (78)

Priape lui reproche sa conduite amoureuse:

Vraiment, c’en est trop, tu es quelqu’un qui ne sait pas aimer et avec qui il n’y a rien à faire. (85)

Aphrodite, quant à elle, constate en ricanant qu’Eros a eu raison de lui:

C’est toi qui t’engageais par un serment, Daphnis, à faire plier Eros?

Mais n’est-ce pas toi-même que le rude Eros a fait plier? (97-98)

Daphnis est donc tombé amoureux, mais il refuse de céder à sa passion en passant à l’acte avec celle qu’il aime. C’est le sens de sa réponse à Aphrodite:

Cypris accablante, Cypris habitée par le ressentiment, Cypris odieuse aux mortels, ainsi donc tu te figures que tout soleil s’est désormais couché pour moi? Daphnis jusque dans l’Hadès sera une douleur cruelle pour Eros. (100-103)

Au lieu de prier la déesse, comme on l’attendrait d’un mortel, Daphnis lui adresse des invectives. Il remplace les épiclèses respectueuses et laudatives habituelles dans les prières par des appellations injurieuses. A sa colère il ajoute un défi: même mort, il continuera à ne pas céder à Eros. Il est donc amoureux, mais il choisit de rester chaste au prix de sa vie. Ce choix peut s’expliquer d’après la légende rapportée par Elien: Daphnis ayant juré fidélité à une nymphe, il est séduit par une mortelle, mais décide de ne pas lui céder et préfère mourir en restant fidèle à son serment 6. Cependant Théocrite ne rappelle pas cette légende. Alors que dans l’ Idylle VII, il précise que Daphnis était amoureux de Xénéa, il ne mentionne pas ce nom dans l’ Idylle I. Il procède par allusion implicite et concentre son récit

6. Voir gutzWiller 1991, 95-101.

58
ὠγαθέ
τόσσον ἔρασαι;
τίνος,
,
ἆ δύσερώς τις ἄγαν καἱ ἀμήχανος ἐσσί
τύ θην τὸν Ἔρωτα κατεύχεο, Δάφνι, λυγιξεῖν; ἦ ῥ οὐκ αὐτὁς Ἔρωτος ὑπ ’ἀργαλέω ἐλυγίχθης;
Κύπρι βαρεῖα, Κύπρι νεμεσσατά, Κύπρι θνατοῖσιν ἀπεχθής, ἤδη γἁρ φράσδη πάνθ ’ ἅλιον ἄμμι δεδύκειν; Δάφνις κἠν ’Αίδα κακὁν ἔσσεται ἄλγος Ἔρωτι

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis 59 sur le seul choix de Daphnis. C’est un choix héroïque qui exalte un idéal de chasteté 7. Ce choix rapproche Daphnis des protagonistes de l’ Hippolyte d’Euripide. Comme Phèdre, il refuse de céder au désir qui le possède. Comme Hippolyte, il choisit d’ignorer Aphrodite et va même jusqu’à la chasser:

Va t’en vers l’Ida! Va t’en retrouver Anchise. Là-bas, il y a des chênes et des cyprès, tandis que de belle manière les abeilles bourdonnent près des ruches…Il est beau aussi Adonis, puisqu’il fait paître ses moutons, frappe les lièvres et pourchasse toute sorte de gibier. Arrange-toi pour aller affronter à nouveau Diomède et dis-lui: je suis victorieuse du bouvier Daphnis, eh bien bas-toi contre moi. (105-113)

Alors que les mortels ont coutume d’appeler les divinités pour qu’elles viennent les assister, Daphnis repousse Aphrodite et la renvoie à ses amants, Anchise et Adonis, et à son affrontement avec Diomède raconté au chant V de l’Iliade (335-430) et dont il se moque. Ce rejet paraît d’autant plus frappant que Daphnis demande ensuite à Pan de venir auprès de lui, car il veut lui offrir sa syrinx avant de mourir (123-130). Après qu’il a ainsi rejeté Aphrodite, il fait ses adieux à la nature et à la faune qui l’habite:

O loups, ô chacals, ô ours qui vivez dans des cavernes sur les montagnes, adieu. Moi, votre bouvier, Daphnis, je n’irai plus par la forêt, plus par les fourrés, plus par les bois. Adieu, Aréthuse, et vous les fleuves qui versez votre belle eau depuis les hauteurs de Thybris… C’est moi, Daphnis, celui qui faisait paître ici ses vaches, Daphnis, celui qui menait boire ici ses taureaux et ses brebis. (115-121)

7. Voir lAWAll 1967, 19-33.

Ερπε ποτ’ ῎Ιδαν, ἕρπε ποτ’ ’Αγχίσαν, τηνεὶ δρύες ἠδὲ κύπειρος αἱ δὲ καλὸν βομβεῦντι ποτὶ σμάνεσσι μέλισσαι (…) ὡραῖος κὤδωνις, ἐπεὶ καὶ μᾶλα νομεύει καὶ πτῶκας βάλλει καὶ θηρία πάντα διώκει (…) αὖτις ὅπως στασῆι Διομήδεος ἄσσον ἰοῖσα, καὶ λέγε ῾τὸν βούταν νικῶ Δάφνιν, ἀλλὰ μάχευ μοι’
ὦ λύκοι, ὦ θῶες, ὦ ἀν ’ ὤρεα φωλάδες ἄρκτοι, χαίρεθ’. ὁ βούκολος ὔμμι ἐγὼ Δάφνις οὐκέτ ’ἀν ’ ὕλαν, οὐκέτ ’ἀνὰ δρυμώς, οὐκ ἄλσεα Χαῖρ’, Ἀρέθοισα, καὶ ποταμοὶ τοὶ χεῖτε καλὸν κατὰ Θύβριδος ὕδωρ. ( … ) Δάφνις ἐγὼν ὅδε τῆνος ὁ τὰς βόας ὧδε νομεύων, Δάφνις ὁ τὼς ταύρως καὶ πόρτιας ὧδε ποτίσδων

Ces adieux rappellent ceux de certains héros tragiques. Chez Sophocle, Ajax, qui va se suicider, salue le soleil, la terre de Salamine, sa patrie, Athènes, ainsi que les sources et les fleuves de Troade8. Dans les adieux d’Hippolyte, chez Euripide, l’apologie personnelle se mêle au pathétique. Après avoir salué la terre de Trézène, d’où Thésée l’a banni, et ses amis, il ajoute:

Car jamais vous ne verrez homme plus vertueux, même si mon père n’est pas de cet avis9 .

Hippolyte consent à l’exil que Thésée lui impose, mais il affirme son innocence. Elle transforme en injustice le sort qui lui est infligé. Il y revient plus tard, pendant qu’il agonise, en prenant Zeus à témoin de sa piété si mal récompensée10. Jusqu’au dernier moment, il ne doute pas de sa propre perfection11. Ce sentiment ne rend que plus criante à ses yeux l’injustice qui lui est faite. Mais il révèle aussi son narcissisme qui participe de son héroïsation. Jusqu’à la fin, Hippolyte ne perd jamais de vue le personnage qu’il est à ses propres yeux. Et c’est ce personnage qui subit le destin tragique raconté par Euripide. On trouve le même narcissisme chez le Daphnis de Théocrite.

Comme Ajax et comme Hippolyte, Daphnis salue les lieux où il a vécu et qu’il va quitter. Mais il va plus loin qu’eux dans le pathétique. Le berger Daphnis fait aussi ses adieux aux animaux qui partageaient sa vie. Mais il ne se borne pas à saluer la nature et la faune de Sicile. Il souhaite aussi que leur vie sans lui ne soit plus jamais la même:

Maintenant puissiez-vous porter des violettes, ronces, puissiez-vous en porter, buissons, puisse le beau narcisse s’épanouir sur les genévriers, que tout soit bouleversé et que le pin porte des poires, puisque Daphnis meurt, et que le cerf déchire les chiens et que les chouettes des montagnes rivalisent par leur chant avec les rossignols. (132-136)

8. Ai. 856-864.

9. Hipp. 1100-1101.

10. Hipp. 1363-1369.

11. Voir bArrett 1964, 403.

60
ὡς οὔποτ’ ἄλλον ἄνδρα σωφρονέστερον ὄψεσθε, κεἰ μὴ ταῦτα ἐμῶι δοκεῖ πατρί
νῦν ἴα μὲν φορέοιτε, βάτοι, φορέοιτε δ’ἄκανθαι, ἁ δὲ καλὰ νάρκισσος ἐπ’ ἀρκεύθοισι κομάσαι, πάντα δ’ ἄναλλα γένοιτο, καὶ ἁ πίτυς ὄχνας ἐνείκαι, Δάφνις ἐπεὶ θνάσκει, καὶ τὰς κύνας ὧλαφος ἕλκοι κἠξ ὀρέων τοὶ σκῶπες ἀηδόσι γαρύσαιντο

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis 61

Ces imprécations portent la marque d’un narcissisme analogue à celui d’Hippolyte, mais qui atteint un degré encore supérieur. Parce qu’il va mourir, Daphnis appelle de ses vœux la réalisation d’événements impossibles, des ἀδύνατα dont l’avénement provoquera un bouleversement de l’ordre naturel. Pour Daphnis, cet ordre ne saurait rester inchangé après lui puisqu’il était organisé autour de lui. Tel est le regard qu’il porte sur lui-même et sur le monde au moment de sa mort. Il se voit comme un héros, c’est-à-dire comme un personnage unique, irremplaçable et dont le destin importe à tout l’univers. Pour le représenter ainsi, Théocrite s’est inspiré d’Homère, de Sophocle et d’Euripide, mais il a exacerbé encore plus chez lui la conscience de soi et le narcissisme. Comme Narcisse était mort en contemplant sa propre image, Daphnis meurt en l’exaltant. L’hypertrophie assumée de son moi rejaillit sur sa mort et ajoute à la singularité de son héroïsme.

Cette singularité tient d’abord au cadre de sa représentation. Les exploits des héros homériques sont chantés par les aèdes pendant les banquets, comme on le voit dans l’Odyssée12. Le destin des héros des tragédies est représenté sur scène, devant un public. La célébration de ces héros s’inscrit donc dans un cadre collectif. Chez Théocrite, en revanche, la mort de Daphnis est contée dans un cadre individuel. Dans l’Idylle VII, Lykidas rêve que Tityre la chantera pour lui seul. Dans l’Idylle I, il n’y a que deux personnages dont l’un chante pour l’autre à son invitation et pour son seul plaisir. A l’horizon privé de son chant correspond la dimension individuelle de l’histoire qu’il raconte.

C’est l’histoire d’un homme, et cette histoire elle-même est concentrée sur un seul moment.

C’est le moment de la mort de Daphnis. Tout ce qui la précède est laissé dans l’ombre par Théocrite. Chez Sophocle, le suicide d’Ajax est la conséquence de son tempérament héroïque. Chez Euripide, la mort d’Hippolyte est le châtiment qu’il reçoit pour avoir dédaigné Aphrodite. La fin d’Ajax et celle d’Hippolyte sont donc inséparables de leurs histoires personnelles mises en scène par les poètes. Théocrite choisit, au contraire, d’occulter l’histoire de Daphnis. Et les circonstances mêmes de son trépas sont entourées de mystère:

Et Daphnis s’en alla vers le courant. Un tourbillon submergea l’homme cher aux Muses, celui que les Nymphes ne détestaient pas. (140-141)

Cette fin de récit laconique a suscité de nombreuses interprétations13. Théocrite recourt-il à une métaphore aquatique pour évoquer l’Achéron, le fleuve

12. I, 325-359, VIII, 72-95, 471-543.

13. Voir hunter 1999, 66-68.

χὠ Δάφνις ἔβα ῥόον ἔκλυσε δίνα τὸν Μοίσαις φίλον ἄνδρα, τὸν οὐ Νύμφαισιν ἀπεχθῆ

tourbillonnant des Enfers qui submerge les défunts14? Construit-il son poème sur un contraste en une eau de vie et une eau de mort où Daphnis disparaît15? Se réfère-t-il implicitement à une version de la mort de Daphnis que nous avons perdue et où ce dernier se noyait? Quoi qu’il en soit, Théocrite raconte les circonstances de son trépas d’une manière elliptique et met, au contraire, en relief, l’agonie de Daphnis qui meurt d’amour. Pour le lecteur, c’est la seule certitude. Elle fait l’originalité de la mort de Daphnis. En mourant d’amour, Daphnis se distingue, en effet, des héros de l’épopée, même si l’on a parfois rapproché sa mort de celle d’Achille16. Chez Homère, la mort héroïque est celle qu’on trouve les armes à la main sur le champ de bataille. C’est cette mort que choisit Achille en acceptant de combattre devant Troie pour y gagner une gloire impérissable qu’il payera en mourant jeune, alors qu’il pouvait rester chez lui, mener une vie sans gloire et vivre vieux17. Il décide de venger Patrocle et de tuer Hector alors qu’il sait que son heure viendra peu après18. Hector fait un choix analogue au moment d’affronter Achille19. Théocrite donne un autre visage à l’héroïsme. Il peint un héroïsme lié à l’amour. L’amour tient une très grande place dans les Idylles. On l’y retrouve presque partout, avec les tourments qu’il entraîne. Théocrite est le poète d’Eros et de son pouvoir20 L’Idylle I le montre bien. Parmi les scènes qui ornent l’écuelle promise par le chevrier à Thyrsis et qui symbolisent les différents âges de la vie, l’une représente une jolie femme entourée par deux soupirants qui s’efforcent de la séduire par leurs propos:

Ces paroles, cependant, ne touchent pas son cœur, mais tantôt elle regarde vers cet homme en souriant, et tantôt, en revanche, c’est vers l’autre qu’elle porte son attention. Quant à eux, sous l’effet de l’amour portant depuis longtemps des cernes sous les yeux, ils s’évertuent en vain. (35-38)

Dans cette scène, l’amour fait figure de puissance inéluctable. A un certain âge, il devient la grande affaire des hommes. Il leur impose des efforts épuisants et inutiles. Le comportement qu’il leur inspire semble aussi naturel que

14. Voir goW 1952, 30 et lAWAll 1967, 126.

15. Voir segAl 1981, 25-65.

16. Voir cAirns 1994, 109-110.

17. Il. IX, 410-416.

18. Il. XVIII, 88-126.

19. Il. XXII, 304-305.

20. Voir hunter 1999, 14-16.

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τὰ δὲ οὐ φρενὸς ἅπτεται αὐτᾶς. ἀλλ’ ὅκα μὲν τῆνον ποτιδέρκεται ἄνδρα γέλαισα, ἄλλοκα δ’ αῦ ποτὶ τὸν ῥιπτεῖ νόον οἵ δ’ ὑπ’ ἔρωτος δηθὰ κυλοιδιόωντες ἐτώσια μοχθίζοντι

Un nouvel héroïsme: Théocrite (Idylle I) et la mort de Daphnis 63

le jeu pour l’enfant qui, dans une autre scène figurée sur l’écuelle, s’amuse à tresser une cage à sauterelles au lieu de surveiller la vigne qu’on lui a confiée et où deux renards font bombance sans qu’il s’en aperçoive (45-54). Mais l’amour n’a rien d’un jeu. Il épuise les soupirants et il tue Daphnis. La mort de Daphnis peut faire penser à certaines morts de tragédie comme celle de Déjanire, dans les Trachiniennes de Sophocle, et celle de Phèdre, dans l’Hippolyte d’Euripide. Mais Déjanire se suicide parce qu’elle a causé la mort d’Héraclès qu’elle voulait garder, et Phèdre se tue parce sa nourrice a révélé le secret de son amour à Hippolyte. L’amour n’est donc pas la cause exclusive de leur mort, alors que celle de Daphnis n’a pas d’autre origine. Daphnis meurt à la fois parce qu’il décide de ne pas céder à l’amour et parce que continuer à vivre sans lui céder est au-dessus de ses forces. Il affronte l’amour et il a le dessous, mais sans reconnaître sa défaite. Sa mort révèle la situation sans issue où il se trouve, et c’est pourquoi elle est à la fois héroïque et singulière.

Théocrite construit le caractère héroïque de la mort de Daphnis en la situant dans une tradition poétique et en s’inspirant de l’épopée et de la tragédie pour la représenter. Mais il la met en scène aussi comme un événement individuel, provoqué par une cause exclusive, l’amour, qui apparaît comme une passion pour laquelle on peut mourir. En faisant de Daphnis un héros qui meurt d’amour, Théocrite met en scène un nouvel héroïsme. C’est un héroïsme pathétique fondé sur la représentation des souffrances et de la mort du héros. C’est aussi un héroïsme tragique illustrant sa faiblesse sans soumission par rapport à une puissance qui le dépasse, celle de l’amour. Pour Théocrite, cet héroïsme mérite d’être chanté en hexamètres dactyliques, à l’égal de celui des personnages d’Homère.

bibliogrAPhie

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 65-74

DOI: 10.2436/20.2501.01.62

Les morts de Ser. Sulpicius Rufus et de C. Trebonius dans les Philippiques de Cicéron

François Prost Université Paris-Sorbonne

AbstrAct

In the 9th and 11th Philippic Cicero strives to give a heroic character to the death of Ser. Sulpicius Rufus (who died as an envoy sent by the Senate to Antony at Mutina) and that of C. Trebonius (murdered by Dolabella in Syria).

The heroization of Sulpicius Rufus’ death relies first on a conception of cause similar to the one attributed to Chrysippus in the De fato: Antony is the primary cause of the heroic death of Sulpicius Rufus and in that sense killed him. It also relies on a parallel with the qualities of Octavianus, the new Republican hero. In the case of Trebonius, Dolabella had meant his death as an infamous punishment for betraying Caesar. Cicero turns it into an example of moral heroism, whereas Dolabella embodies monstrosity, and thus foreshadows the fate that the Romans would face in case Antony wins the war. The heroization of both deaths is part of Cicero’s strategy that demanded that the Senate declare Antony ‘hostis’.

Au début et à la fin de février 43, dans la 9 ème et dans la 11 ème Philippique, Cicéron évoque deux morts directement liées à l’actualité de son combat contre Antoine1. Dans la 9ème, il prend part au débat sur les honneurs à décer-

1. Sur l’ensemble des Philippiques , voir le recueil de s tevenson ; W ilson (edd.) 2008; texte et commentaire continu des Phil. 1 à 9: rAmsey 2003 et mAnuWAld 2007; texte et traduction anglaise de l’ensemble dans la nouvelle édition Loeb (revue par G. Manuwald et J. Ramsey) de shAckleton bAiley 2009. Selon mAnuWAld 2007, 1037, Phil. 9 appartient au groupe des Phil. 5 à 9 consacrées à la première ambassade envoyée auprès d’Antoine, et se constitue en éloge funèbre de Ser. Sulpicius Rufus; à ce premier groupe fait suite et répond le groupe des Phil. 10 à 14, qui s’achève en Phil. 14 avec l’éloge des combattants

ner à Seruius Sulpicius Rufus2. Ce dernier avait succombé à la maladie, alors qu’il se rendait auprès d’Antoine assiégeant Decimus Brutus à Mutina. Sulpicius faisait alors partie d’une commission sénatoriale qui n’obtint finalement rien de ce qu’exigeait le Sénat. Dans la 11ème Philippique, Cicéron évoque la mort de Caius Trebonius, gouverneur d’Asie, qui avait été capturé, torturé et exécuté par Dolabella en route pour la province de Syrie, dont l’attribution lui avait pourtant été retirée par le Sénat3. Dolabella venait d’être déclaré ennemi public (hostis), ce que Cicéron n’avait pas encore obtenu concernant Antoine.

Dans les deux cas, Cicéron exalte ces morts, pour en faire proprement des morts héroïques. Mais dans les deux cas aussi, il doit déployer des ressources argumentatives et rhétoriques particulières pour imposer cette héroïsation, contre une vision divergente de la mort évoquée. S’agissant de Ser. Sulpicius, le débat ne porte pas sur le mérite du défunt, que personne ne conteste, mais sur la qualité de sa mort, héroïque ou non. Cicéron s’oppose à l’interprétation de P. Seruilius Isauricus. Selon ce dernier, on ne devait pas conférer au défunt des honneurs réservés par la tradition du mos maiorum, selon lui, aux envoyés morts par les armes dans l’accomplissement de leur mission, car ce n’était pas, stricto sensu, le cas de Sulpicius (mort de maladie avant d’avoir rempli son devoir): interprétation restrictive, donc, qui précisément nie au défunt le statut de héros. S’agissant de C. Trebonius, l’opposition est beaumorts contre Antoine; sur la construction d’ensemble de la collection, voir également mAnuWAld 2008.

2. Après déclaration (le 2 février 43) de l’état de ‘ tumultus’ , sur rapport de la commission envoyée auprès de d’Antoine qui alors assiégeait D. Brutus à Mutina (Modène), le consul Pansa proposa l’octroi d’honneurs funèbres à Ser. Rutilius Rufus, mort de maladie au cours de sa mission. Il semble que le consul ait proposé l’érection d’une statue équestre dorée. P. Seruilius Isauricus s’opposa à la proposition, au motif que Rutilius était mort de maladie et non pas de mort violente dans l’exercice de sa fonction. En conséquence, il proposa de se limiter à une tombe publique. Dans la Phil. 9, Cicéron conteste l’interprétation restrictive de Seruilius Isauricus, et propose tout à la fois une statue de bronze en pied, une tombe publique et des funérailles d’État.

3. Fin 44, la province de Syrie avait été attribuée pour l’année 43 à Dolabella par Antoine, mais cette attribution avait ensuite été annulée par le Sénat (voir Phil. 3, et notice de Shackleton Bailey 2009, 175). Dolabella, qui s’était mis en route pour prendre la tête de sa province, fit irruption par surprise dans la province voisine d’Asie, dont il captura, tortura et enfin tua le gouverneur Trebonius, qui avait été un ancien césarien, puis avait participé à l’assassinat de César. À la mi-février 43, lorsque la nouvelle en parvint à Rome, Dolabella fut déclaré ‘hostis’, et se tint au sénat un débat sur la conduite de la guerre. L. Iulius Caesar (oncle maternel d’Antoine) proposa l’octroi d’un imperium extraordinarium à P. Seruilius Isauricus, qui avait été le prédécesseur de Trebonius en Asie. Q. Fufius Calenus (soutien d’Antoine au Sénat et beau-père du consul Pansa) proposa, quant à lui, que les consuls en charge Pansa et Hirtius se partagent par tirage au sort les provinces d’Asie et de Syrie, une fois levé le siège de Mutina. Dans la 11ème Philippique, Cicéron fait valoir que la proposition de Iulius Caesar est dangereuse, et se prononce contre le principe de l’imperium extraordinarium; d’autre part, il juge la proposition de Fufius Calenus inadaptée à l’urgence de la situation; il propose pour sa part que Cassius, déjà présent en Syrie, soit désigné par le Sénat pour conduire la guerre contre Dolabella avec un imperium étendu à l’Asie, à la Bithynie et au Pont, et avec l’aide des dynastes locaux alliés à Rome (les rois de Galatie Deiotarus père et fils).

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Les morts de Ser. Sulpicius Rufus 67

coup plus radicale, cette fois avec l’intention de Dolabella. En effet, ce dernier avait manifestement voulu infliger à sa victime une mort non seulement atroce, mais surtout infâme, couronnée (si j’ose dire) par la décapitation et l’abandon du cadavre. Au § 9, Cicéron, célèbre la ‘grandeur d’âme’ (magnitudo animi) dont Trebonius avait auparavant fait preuve ‘en libérant sa patrie’ (in patria liberanda). C’est la clé du comportement de Dolabella: Trebonius, ancien césarien, avait compté parmi les meurtriers de César; en le tuant, et de cette manière, Dolabella avait sans doute voulu faire de sa mort le châtiment exemplaire d’un ingrat et d’un traître aux yeux des fidèles à la mémoire du dictateur, dans ces régions d’Orient très disputées par les hommes d’Antoine d’un côté, et les troupes de Brutus et de Cassius de l’autre. Dans son discours, Cicéron œuvre à renverser cette infamie en héroïsme, au service de la cause républicaine.

Je propose d’examiner l’articulation des deux pôles de l’héroïsme et de l’infamie dans le traitement de ces morts, en les rapportant à la stratégie plus globale des Philippiques.

Dans la 9ème, pour défendre le caractère héroïque de la mort de Sulpicius, Cicéron oppose l’esprit à la lettre de la loi (c’est-à-dire ici l’usage qui en tient lieu). Ce qui compte n’est pas la forme particulière de la mort, mais le fait que Sulpicius soit mort en mission. Le cas de Sulpicius ne diffère pas substantiellement de ceux d’envoyés tués au cours de leur mission par le passé, et qui ont pour cela reçu les plus grands honneurs. Sulpicius, parti gravement malade et conscient que l’effort de son entreprise le mènerait à la mort, s’est sacrifié à la cause de la république par obéissance aux ordres du Sénat: il doit donc être considéré comme tombé en service officiel, au même titre que les exemples cités, et mérite donc les mêmes honneurs. L’héroïsation de Sulpicius exalte le dévouement à la république, qui est bien sûr le thème dominant de la rhétorique des Philippiques dans leur ensemble, mais aussi, dans l’ordre philosophique, de la morale pratique du De officiis , achevé quelques semaines auparavant (début décembre 44)4 . Cependant Cicéron veut aussi héroïser officiellement la mort de Sulpicius pour la mettre au service de sa stratégie contre l’adversaire ultime, Antoine. La nécessité est d’autant plus forte, qu’à l’annonce de l’échec de l’ambassade, Cicéron n’avait pas pu obtenir la déclaration d’un état de guerre, mais seulement de tumultus, et qu’Antoine n’a toujours pas été déclaré hostis par le Sénat5. Cicéron exploite donc la mort de Sulpicius pour noircir au maximum la figure d’Antoine. Cicéron réalise ainsi plusieurs objectifs en même temps: il fait de Sulpicius un héros tombé en mission, analogue aux exemples cités d’envoyés tués par l’ennemi; mais pour que cela fasse sens,

4. Sur les interrelations entre l’engagement politique et la réflexion philosophique après la mort de César, voir par exemple deux études suggestives: long 1995 et vAn der blom 2003.

5. Cette déclaration interviendra vers le 26 avril 43, sur la nouvelle de la défaite d’Antoine devant Mutina, quelques jours après la 14ème Philippique, la dernière conservée.

François Prost

il faut qu’il y ait un ennemi, et que cet ennemi l’ait tué: ce ne peut être qu’Antoine.

La rhétorique du discours présente ici un parallèle remarquable avec la réflexion philosophique de cette période. L’accusation lancée contre Antoine repose en effet sur la théorie de la cause exposée en détail dans le De fato (§ 41), rédigé dans les mois précédents (dans le courant de l’année 44, après les ides de mars)6. Cette théorie, attribuée au stoïcien Chrysippe, distingue la cause primaire, cause principale d’une action, de la cause prochaine qui n’est qu’un élément déclencheur: ainsi le cylindre roule-t-il principalement du fait de sa rotondité, et accessoirement du fait de la poussée qui le met en mouvement7. Selon ce principe, Antoine était la raison d’être de l’ambassade, qui a coûté la vie à Sulpicius; c’est donc lui la cause primaire de la mort de ce dernier : au bout du compte, donc, Antoine a tué Sulpicius: «car a donné la mort celui qui a été cause de la mort»8. Dès lors, Antoine se trouve de facto en position d’hostis, meurtrier d’un envoyé du Sénat. Cependant, dans le même discours, Cicéron offre aussi une interprétation alternative, audacieuse, qui déplace la responsabilité: le Sénat lui-même pourrait être aussi la cause de la mort de Sulpicius, car c’est lui qui a commissionné, donc causé, la délégation auprès d’Antoine qui aura pour effet la mort de Sulpicius. Aux § 8-10, comme on le verra plus loin, Cicéron avance cet argument, pour inviter les sénateurs à rendre à Sulpicius la vie dont ils l’ont privé, par des honneurs qui l’immortalisent.

La double application possible de la théorie de la cause, ciblant soit Antoine soit le Sénat, exalte de façon complémentaire les deux visages héroïques de la mort de Sulpicius: victime de l’ennemi si la cause de sa mort est Antoine; sacrifié volontaire à la république, si la cause est le Sénat. Mais cette seconde interprétation n’innocente pas Antoine: il demeure l’hostis auquel le Sénat a envoyé Sulpicius, qui en est mort.

D’autre part, l’héroïsation posthume de Sulpicius est parallèle à la fabrication contemporaine d’un nouveau héros en la personne d’Octave. De fait, les Philippiques s’efforcent de résoudre la contradiction entre, d’une part, l’identité même d’Octave, son lien de filiation adoptive avec César et sa propre revendication de l’héritage de son père adoptif, et, d’autre part, la nécessité de le reconnaître comme le défenseur de la cause républicaine et le principal chef militaire du parti sénatorial. Cicéron emploie à cette fin deux ressources conceptuelles, une conception particulière de la pietas , et une théorie du bienfait et de la récompense 9. Or les deux, comme on le verra, sont déjà à l’œuvre dans l’évocation de la mort de Sulpicius. Le premier point est la notion de pietas , que les Philippiques construisent

6. Sur ce traité, voir notamment le volume d’études édité par m A so 2012 et l’édition avec traduction et commentaire mAso 2014.

7. Sur cette théorie, voir la synthèse de Frede 2003, 187-200.

8. Phil. 9, 7: Is enim profecto mortem attulit, qui causa mortis fuit

9. J’ai développé plus en détail ce point dans Prost (à paraître).

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Les morts de Ser. Sulpicius Rufus

exactement sur le modèle de la notion de gloria dans le De officiis: ce traité oppose à la gloire dangereuse, mobile du crime par désir de toute-puissance, la uera gloria, respectueuse du droit et de la tradition républicaine, qui réalise l’aspiration à la grandeur au service du bien commun, et non pas contre lui10. Suivant cette idée, dans les dernières Philippiques (Phil. 13, 46), Octave ne se laisse pas entraîner à nuire à la république par une pietas vicieuse envers la mémoire du tyran défunt; au contraire «il comprend que la plus grande piété est contenue dans la conservation de la patrie»11 . La seconde ressource est liée à la première, il s’agit du principe de la récompense qu’appelle le bienfait accordé à la république par le pieux Octave. Ce principe illustre la dynamique sociale préconisée aussi dans le De officiis . Dans ce traité, la beneficentia est un devoir pour les puissants, mais les bénéficiaires de leur libéralité les en récompensent en accroissant leur grandeur, selon un mécanisme de cercle vertueux 12. Dans les Philippiques , Cicéron appelle dans le même sens le Sénat à récompenser Octave de son engagement par des honores qui combleront sa légitime ambition et l’attacheront plus étroitement encore à la cause républicaine13 . Or, la 9ème Philippique contient des axes de réflexion analogues. (1) Ainsi, la pietas y occupe une place essentielle. Il s’agit en l’occurrence de la pietas du fils de Sulpicius, pietas qui, dit Cicéron (§ 12), «paraîtra avoir compté pour beaucoup dans les honneurs rendus à son père» 14. Ce fils est d’abord la vivante image du caractère et des vertus de son père (effigiem morum suorum, uirtutis, constantiae, pietatis, ingeni ), le monument plus éclatant qu’aucun autre ( monumentum clarius ) qu’on puisse dresser à sa mémoire. Ensuite, cet effet de duplication par reflet aboutit à une sorte de renversement par lequel père et fils tendent à échanger leurs places, puisque «personne n’a jamais pleuré la mort d’un fils unique davantage que ce fils n’a pleuré celle de son père»15. Or, de façon remarquable, un déplacement analogue, renversant l’ordre naturel des âges, se produira s’agissant d’Octave dans la 13ème Philippique, dans un passage où Cicéron répond à Antoine (§ 24): Antoine avait qualifié Octave de ‘puer’; Cicéron lui répond qu’Octave est «non seulement un homme fait (uir ), mais un homme d’un très grand courage (fortissimus uir)»; Antoine avait appelé le défunt César ‘père de la patrie’ ( patriae parens ): Cicéron, lui, tient son fils adoptif Octave (‘ Caesar filius ’) pour ‘père plus authentique’ (parens uerior), puisque c’est à lui que les gens de bien doivent la vie sauve.

Comme les discours ultérieurs célébrant Octave, la 9 ème Philippique exalte

10. Voir long 1995, 229-230.

11. Phil . 13, 46: (…) nulla specie paterni nominis nec pietate abductus umquam est et intellegit maximam pietatem conservatione patriae contineri

12. Voir Cic., Off. 2, 52-53; Picone; mArchese 2012, xxvi

13. Voir Phil. 3, 3; 5, 49-50; 14, 24-28.

14. Phil. 9, 12: multum etiam ualuisse ad patris honorem pietas fili uidebitur.

15. Phil . 9, 12: Est autem ita adfectus, ut nemo umquam unici fili mortem magis doluerit, quam ille maeret patris

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une pietas parfaite, essentiellement vertueuse, ici incarnée par le fils du défunt devant la dépouille héroïque de son père, et plus tard manifestée par Octave dans son souci exclusif de la conservation de la patrie. Au-delà même, l’héroïsation permet de découvrir, derrière la surface des choses, une vérité paradoxale qui révèle leur essence: le fils pieux est un père par son chagrin, en lui vivant se dresse le plus authentique monumentum qui soit à la gloire du défunt; et ainsi plus tard Octave encore enfant sera-t-il ‘plus authentique père de la patrie’, du fait de sa pietas en particulier.

(2) D’autre part, la 9ème Philippique applique au contexte posthume la même théorie du bienfait et de la récompense qui vaudra pour Octave. Dans les deux cas il s’agit d’attribuer les honores prévus par le mos pour récompenser le dévouement à la cause républicaine. Même le caractère posthume est dépassé par le mouvement d’héroïsation. En effet, comme l’explique le § 10, «la vie des morts réside dans la mémoire des vivants»16. Cicéron appelle donc les sénateurs à ‘rendre la vie’ à Sulpicius, par des honneurs héroïques qui lui conféreront l’immortalité (immortalitas)17. Ainsi (§ 4) «les anciens ont donné à ceux qui étaient morts pour la république un souvenir pérenne en échange de leur vie écourtée» 18. De la sorte, l’exemple de Sulpicius rejoindra ainsi ceux des autres héros morts pour la patrie, comme ceux cités par Cicéron dans son discours19

Les deux thèmes évoqués, celui de la pietas et celui du beneficium, reparaissent dans la 11 ème Philippique, à propos de la mort de Trebonius. Mais cela se fait en négatif, dans les évocations des deux ennemis, Dolabella en Asie et Antoine en Italie. Par son acte, Dolabella s’est en effet souillé d’un ‘crime impie et parricide contre la patrie’ (nefario patriae parricidio, § 29): le parricide forme le négatif de la pietas du fils de Sulpicius, et l’impiété fait écho à celle de la guerre menée par Antoine, évoquée également dans la 9ème Philippique comme un ‘nefarium bellum’ (§ 15). De fait, en tant que créature d’Antoine, Dolabella a montré ce qui attendait les Romains en cas de victoire de ce dernier: tout ce qu’on peut redouter d’un homme qui (§ 3) «pense que la mort est le châtiment imposé par la nature, mais les tourments et les tortures ceux qu’exige la colère. Pour quelle sorte d’ennemi — conclut Cicéron— doit-on tenir un homme par qui, s’il est vainqueur, la mort, à défaut de

16. Phil. 9, 10 : Vita enim mortuorum in memoria est posita uiuorum.

17. Phil . 9, 10 : Reddite igitur, patres conscripti, ei uitam, cui ademistis. (…) Perficite, ut is quem uos inscii ad mortem misistis, immortalitatem habeat a uobis

18. Phil . 9, 4 : Iustus honos; iis enim maiores nostri, qui ob rem publicam mortem obierant, pro breui uita diuturnam memoriam reddiderunt.

19. D’ailleurs, pour conclure sur le parallèle avec Octave, de façon remarquable, Cicéron salue la compétence particulière de Sulpicius, juriste éminent, comme «un savoir admirable, incroyable et presque divin» (admirabilis quaedam et incredibilis ac paene diuina […] scientia ): c’est-à-dire dans les mêmes termes que les mérites d’Octave, dès la première apparition de celui-ci dans les Philippiques, en Phil. 3, 3 : «une intelligence et une vaillance incroyables, divines» (incredibili ac diuina quadam mente atque uirtute).

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torture, est comptée pour un bienfait?»20. Selon Cicéron donc, de même que chez Dolabella la pietas se renverse en parricidium , de même de la part d’Antoine, le seul beneficium possible est la mort sans torture — pa rodie monstrueuse de la clementia attachée au souvenir de César, et globalement mal vue dans les Philippiques comme un privilège de la tyrannie21 . Ces renversements s’autorisent de l’opposition qui forme l’axe principal d’argumentation dans le discours: opposition entre d’un côté l’humanitas incarnée par Trébonius, et de l’autre l’immanitas incarnée par Dolabella et Antoine. L’opposition entre les deux est encore soulignée par les précisions des § 8-10, qui présentent Dolabella comme un être ‘qui a perdu tout souvenir des valeurs humaines’ (immemor humanitatis)22, un ‘ennemi de la nature et de l’humanité’ (naturae et humanitati inimicus)23. Inversement, l’humanitas de Trebonius se marque notamment dans sa capacité à supporter les supplices ‘avec courage et patience’ (fortiter et patienter, § 7), ce qui fait de lui un sage (sapiens), correspondant en tous points au type du sage soumis à la torture24: figure toute opposée, dans l’ordre moral, à celle du traître assassin que voulait punir par une mort infâme la colère vengeresse des césariens. À l’inverse, l’acte de Dolabella est décrit comme un renversement négatif de l’héroïsme épique. En effet, les § 5 et 7 évoquent ‘l’assaut nocturne contre Smyrne, comme contre une ville ennemie’, violant ‘par la traîtrise et le crime’ (perfidia et scelere) ‘les marques trompeuses de bonne intelligence’ (summae beneuolentiae falsi indices), ‘en l’absence de tout soupçon de guerre’ (nulla suspicione belli), puis l’agression contre Trebonius, qui s’était fié à l’apparence ( speciem ) du concitoyen ( ciuis ) masquant en fait l’ennemi public (hostis)25. Enfin, le § 8 montre Dolabella «exerçant son insatiable cruauté non

20. Phil . 11, 3 : (..) mortem naturae poenam putat esse, iracundiae tormenta atque cruciatum. Qualis igitur hostis habendus est is, a quo uictore si cruciatus absit, mors in beneficii parte numeretur?

21. Voir Angel 2008.

22. Voir Phil. 11, 8, citation ci-dessous.

23. Phil . 11, 10: Neque nunc fortasse alienus ab eo essem, nisi ille uobis, nisi moenibus patriae, nisi huic urbi, nisi dis penatibus, nisi aris et focis omnium nostrum, nisi denique naturae et humanitati inuentus esset inimicus

24. Phil . 11, 7: (…) quae tulisse illum fortiter et patienter ferunt. Magna laus meoque iudicio omnium maxima. Est enim sapientis, quicquid homini accidere possit, id praemeditari ferendum modice esse, si euenerit. Maioris omnino est consilii prouidere, ne quid tale accidat, animi non minoris fortiter ferre, si euenerit.

25. Phil . 11, 5: Nulla suspicione belli (quis enim id putaret?) secutae conlocutiones familiarissimae cum Trebonio complexusque summae beniuolentiae falsi indices extiterunt in amore simulato; dexterae, quae fidei testes esse solebant, sunt perfidia et scelere uiolatae; nocturnus introitus Zmyrnam quasi in hostium urbem, quae est fidissimorum antiquissimorumque sociorum; oppressus Trebonius, si ut ab eo, qui aperte hostis esset, incautus, si ut ab eo, qui ciuis etiam tum speciem haberet, miser; Phil. 11, 7: Ponite igitur ante oculos, patres conscripti, miseram illam quidem et flebilem speciem, sed ad incitandos nostros animos necessariam, nocturnum impetum in urbem Asiae clarissimam, inruptionem armatorum in Treboni domum, cum miser ille prius latronum gladios uideret, quam, quae res esset audisset, furentis introitum Dolabellae, uocem impuram atque os illud infame, uincla, uerbera, eculeum, tortorem carneficemque Samiarium (…).

François Prost

seulement contre le vivant, mais même contre le mort, déchirant et mutilant son cadavre, repaissant son regard à défaut de pouvoir repaître son âme»26, et à cette image s’ajoute la mention de la colère (iracundia) comme mobile de la cruauté d’Antoine dont Dolabella en ses œuvres est l’image ( imago, § 6). Or, tout cet ensemble narratif et descriptif s’impose comme une réécriture sinistre à la fois de la chute de Troie, de la mise à mort de Priam, et de l’acharnement d’Achille contre le cadavre d’Hector. Dans cette réécriture, tous les éléments de justification guerrière et de grandeur héroïque qui étaient présents dans le mythe (l’exaspération d’un état de guerre interminable; la prise par la ruse d’une ville ennemie autrement imprenable; le deuil d’Achille, vainqueur d’Hector en combat singulier) – tous ces éléments se renversent en atroce violence gratuite d’une bête assoiffée de sang, n’ayant d’intelligence humaine que pour tromper l’innocence et trahir la confiance d’un compatriote, et frapper lâchement par surprise. Dolabella a pu vouloir se projeter en héros épique: à la fois nouvel Achille, nouvel Ulysse et nouveau Néoptolème, preneur de ville asiatique (Smyrne, urbem Asiae clarissimam [§ 5], en guise de Troie), héros en guerre contre l’ennemi (les tyrannicides en Troyens) et vengeur ivre de colère d’un défunt chéri (César en guise de Patrocle). En tout cas Cicéron suggère cette construction, pour la détruire radicalement. La violence de Dolabella n’est que celle de l’immanitas. Dolabella voulait marquer d’infamie sa victime par la forme donnée à sa mort: cette infamie retombe sur le meurtrier, exhibant ‘sa face infâme’ (‘os infame’, § 7). A contrario, l’héroïsme véritable de Trebonius s’impose: cet héroïsme n’est ni épique (comme celui que singeait Dolabella), ni patriotique comme celui de Sulpicius dans la 9ème Philippique, mais l’héroïsme éthique de la sagesse mise à l’épreuve. Cependant, pour être pleinement utile à la stratégie politique de Cicéron, la mort de Trebonius ne doit pas s’isoler dans la splendeur de cet héroïsme philosophique. Cicéron double ainsi l’héroïsme exemplaire de la victime, de la monstruosité exemplaire de l’acte commis. Car cet acte trahit aux yeux de tous les vices des adversaires de Cicéron, Antoine et les siens. À plusieurs reprises, le discours donne à la mort de Trebonius une valeur de prémonition pour les Romains en Italie. Dolabella offre ‘l’image de la cruauté de Marc Antoine’ (§ 6, imaginem M. Antoni crudelitatis) —en cela miroir négatif du fils de Sulpicius effigies des vertus et de la pietas de son père— et son acharnement contre Trebonius préfigure celui d’Antoine contre les honnêtes gens de Rome (§ 2). Par ce drame, dit Cicéron au § 5, «la Fortune a voulu que nous apprenions par l’exemple ce que doivent craindre les vaincus»27. La 9ème et la 11ème Philippique se rejoignent sur ce terrain. En effet, dans la 9ème, la mort de Sulpicius est elle-même exemplaire, mais une valeur politique de témoignage

26. Phil . 11, 8: Ac Dolabella quidem tam fuit immemor humanitatis (quamquam eius numquam particeps fuit), ut suam insatiabilem crudelitatem exercuerit non solum in uiuo, sed etiam in mortuo, atque in eius corpore lacerando atque uexando, cum animum satiare non posset, oculos pauerit suos.

27. Phil . 11, 5: Ex quo nimirum documentum nos capere fortuna uoluit, quid esset uictis extimescendum

72

Les morts de Ser. Sulpicius Rufus 73

et d’enseignement est aussi conférée aux honores dus au défunt, en l’occurrence la statue et la tombe publique proposées par Cicéron. Et cela, selon plusieurs points de vue: au § 11, la statue sera pour la mémoire de Sulpicius ‘le témoin d’une mort honorable’ (mortis honestae testis), et en même temps ‘un monument de la reconnaissance du Sénat’ (monumentum grati senatus)28 . D’autre part, au § 7, «la statue elle-même sera le témoin de ce que la guerre a été si dure que la mort d’un envoyé a mérité le souvenir d’une marque d’honneur» 29. Et en outre, au § 15, par la statue et la tombe publique «sera marquée l’audace criminelle de Marc Antoine menant une guerre impie»30: comme l’implique le registre de la nota, cette marque est précisément marque d’infamie, surtout émanant de l’autorité du Sénat. Cicéron conclut: «par ces honneurs rendus à Ser. Sulpicius demeurera éternel le témoignage du fait qu’Antoine a répudié et rejeté la mission» 31 .

Pour conclure à mon tour, beaucoup de liens se tissent entre les deux discours, autour des valeurs de l’héroïsme et de l’infamie, appliquées aux deux morts pourtant si différentes. Ce qui justifie en large part ces affinités est le point focal, unificateur de l’ensemble des Philippiques, la lutte contre Antoine, dont la figure domine tout: dans la 9 ème, comme véritable cause de la mort de Sulpicius, et comme objet des témoignages que doivent porter les honneurs conférés à ce dernier; dans la 11ème, comme modèle dont Dolabella n’est que la sanglante image; et conséquemment comme objet de la mise en garde offerte par la Fortune à Rome sur son destin possible. Cicéron héroïse ces deux morts grâce à deux paradigmes complémentaires: pour Sulpicius, l’héroïsme du dévouement républicain selon l’esprit du mos maiorum; pour Trebonius, l’héroïsme de la sagesse proprement philosophique, suivant les modèles éthiques hellénistiques. Cette héroïsation se construit contre deux écueils : pour Sulpicius, celui d’une banalisation qui, sans méconnaître son mérite, nie précisément son héroïsme; pour Trebonius, celui de l’infamie dont son meurtrier voulait couvrir sa mort. Dans les deux cas, la construction du héros permet à Cicéron de rejeter l’infamie sur ses ennemis: dans la 9ème Philippique, par la théorie de la cause qui fait d’Antoine le meurtrier de Sulpicius dans l’exercice de sa mission; dans la 11ème Philippique, par le renversement du modèle épique qui faire ressortir toute l’infamie de l’acte de Dolabella. Mais au bout du compte, l’héroïsme comme l’infamie se résorbent dans l’unité d’une valeur de signe, de témoignage (testis, testimonium): signe et témoignage d’une guerre qui est bien cela, un bellum, contre un ennemi, hostis, que le Sénat se refuse encore à reconnaître comme tel. Cette déclara-

28. Phil . 11, 11: Haec enim statua mortis honestae testis erit, illa memoria uitae gloriosae, ut hoc magis monimentum grati senatus quam clari uiri futurum sit

29. Phil . 11, 7: Erit enim statua ipsa testis bellum tam graue fuisse, ut legati interitus honoris memoriam consecutus sit.

30. Phil. 11, 15: Notetur etiam M. Antoni nefarium bellum gerentis scelerata audacia.

31. Phil . 11, 15: His enim honoribus habitis Ser. Sulpicio repudiatae reiectaeque legationis ab Antonio manebit testificatio sempiterna

François Prost

tion, Cicéron ne l’obtiendra que fin avril 43, plusieurs jours après avoir prononcé la 14ème Philippique, pour nous la dernière conservée. Le traitement des morts de Sulpicius et de Trebonius montre bien comment, dans le parcours des Philippiques jusqu’à ce point, tout est subordonné à cette fin, tout doit prendre sens comme signe de ce fait.

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 75-99

DOI: 10.2436/20.2501.01.63

Aspectes de la Medea de Sèneca

AbstrAct

Seneca’s Medea has been repeatedly discussed as a tragedy that shows through mythos a representation of ira based upon the moral discourse of Seneca himself. Though accepting this interpretation, we aim to show that Seneca’s Medea might also be interpreted as an ambiguous exposition of the end of a primeval Golden Age through Jason and the Argonauts’ journey. The action of the Argonauts can be interpreted simultaneously as a dissolving gesture which brings about contemporary, non-Golden Age world, and as a manifestation of uirtus which also has a place in Senecan moral project.

keyWords: Roman Tragedy, Seneca, Medea, Ancient Primitivism

1. Introducció

És habitual que les tragèdies de Sèneca estiguin construïdes sobre un conjunt d’idees i modes de representació que no semblen trivials, però que tampoc no tenen una interpretació clara. En alguns casos fins i tot hi podem reconèixer un entramat conceptual ben travat, però que no té un sentit obvi. El nostre desconcert sorgeix, en part, de la impossibilitat de conciliar allò que trobem en les tragèdies amb el conjunt del pensament senequià 1 . Així, per

1. Evidentment no cal suposar que les tragèdies de Sèneca vehiculin continguts similars als de les obres en prosa. El que resulta veritablement sorprenent és que, en molts casos, sembla que articulin tesis obertament antiestoiques, a vegades amb aparents lligams inter-

exemple, la Phaedra es pot llegir com un càntic a l’omnipotència de l’Eros i les seves potències destructores, i cal admetre que aquesta glorificació d’Amor és molt eficaç en el pla poètic; però ens costaria molt d’integrar-la en la modalitat d’estoïcisme eclèctic a què s’adhereix Sèneca2

La Medea ens planteja un problema anàleg, però més complex. Aquesta obra desenvolupa un eix temàtic que ja es troba en la tradició prèvia, i més específicament en la Medea d’Eurípides, que Sèneca, gairebé sens dubte, pren com a model per a la seva obra3: la representació de Medea com a dona bàrbara, aliena al món grec, que porta el caos, el desordre i la mort a l’Hèl·lade. Sèneca enllaça aquest motiu amb una noció que té arrels en la tradició llatina anterior: la travessa dels Argonautes fou el primer viatge per mar i va representar una ruptura en l’ordre originari del món, en tant que va posar en comunicació allò que la natura havia separat per mitjà de les aigües. El viatge per mar, la transgressió de les fronteres que la natura havia imposat als mortals, s’identifica amb el final de l’Edat d’Or4. Aquesta és una associació que funciona en plans diversos. El viatge per mar està relacionat amb activitats que només poden ser posteriors a l’Edat d’Or, com el comerç i, més secundàriament, la guerra. Implica que el mortal abandoni l’esfera que li és més pròpia per endinsar-se en un medi inestable i perillós, i per això mateix funciona com a paradigma d’una existència humana que ja no és feliç. Aquest motiu es troba molt clarament formulat en les Metamorfosis d’Ovidi i la influència sobre Sèneca és prou evident5

textuals amb l’obra en prosa senequiana. En aquest sentit pensem que cal prendre seriosament els problemes interpretatius formulats a dingel 1974, per moltes mancances que tingui aquesta obra i per moltes crítiques que hagi rebut. No sabem si en el context comunicatiu originari de la Medea s’esperava que les obres morals en prosa i les tragèdies escrites per una mateixa persona exposessin unes mateixes idees. Tendiríem a pensar que no, però amb això no expliquem algun cas com el de la I Oda Coral de l’Hercules furens (125201), en què Sèneca al·ludeix clarament a la seva pròpia obra filosòfica (en aquest cas, a De Providentia 3.9s.) per negar-ne la doctrina.

2. L’explicació filosòfica de la Phaedra que durant els anys setanta i vuitanta fou gairebé estàndard i que es troba molt ben desenvolupada a leFèvre 1972 [1969] i leemAnn 1976 implicaria que en una mateixa tragèdia es juxtaposés la glorificació de l’Eros i un presumpte missatge estoic de rebuig contra el furor misogin. Reconeixem que aquesta explicació ens sembla poc convincent. Novament, encara que el conjunt de l’exposició sigui molt discutible, no podem deixar de pensar que dingel 1974, 97-100 planteja un problema que és molt real.

3. t A rr A nt 1978, 1995 defensa que les tragèdies de Sèneca parteixen de la tradició llatina immediata, però aquesta, en últim terme, ens remet igualment als models grecs.

4. És ben coneguda la importància de l’Edat d’Or dins la literatura llatina, i més específicament dins la literatura alt-imperial. Cf. WAllAce-hAdrill 1982, kubusch 1986, neWmAn 1998, evAns 2008. Alguns textos bàsics són: Verg., Ecl. 4-4-17, G. 1.125ss. i 2.532ss., Tib. 1.3.35-50, Ov., Met. 1.89-150, i com veurem més endavant Sen. Ep. 90. També és interessant de veure Octavia 385-406. Encara que avui dia gairebé ningú no cregui que aquesta tragèdia fou escrita per Sèneca, la inspiració és clarament senequiana. Cf. boyle 2008, xiii-xvi. La noció que el viatge dels Argonautes representa un reordenament del món també es troba, encara que d’una manera molt diferent, en les Argonautica de Valeri Flac. Cf. mAnuWAld 2014.

5. El text ovidià, prou conegut (Met. 1.94-96):

nondum caesa suis, peregrinum ut viseret orbem, montibus in liquidas pinus descenderat undas, nullaque mortales praeter sua litora norant.

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Però el dramaturg llatí va més enllà i emfasitza el caràcter estrictament còsmic de la transgressió, el fet que s’han violat uns límits que la natura havia imposat als mortals6. L’arribada de la dona estrangera a Grècia apareix com a conseqüència de la violació d’aquests límits i es pot entendre com una manifestació concreta d’aquesta finalització de l’Edat d’Or. En la tragèdia d’Eurípides, i en la tradició grega en general, el caràcter amenaçador de Medea provenia, simplement, del fet que es tractés d’una dona bàrbara7. En Sèneca, en canvi, la presència de la dona estrangera en la tragèdia no és torbadora per una estrangeria merament humana, sinó perquè el viatge mateix —i la consegüent aparició de Medea en terres gregues— representa una transgressió de les lleis primigènies de la natura. Entenem que aquesta és una de les claus de l’obra. Ens hem proposat de comentar-la, sense que això impliqui que deixem de banda altres vies interpretatives que poden resultar igualment productives, com l’estudi de la Medea i, naturalment, de la resta de les tragèdies de Sèneca— com a representació deliberada d’allò que en el pensament estoic se sol anomenar pathe 8 . Entenem que una cosa no és, en absolut, incompatible amb l’altra. Simplement es tracta de plans diferents en la lectura de l’obra.

2. La importància del Cor

La interpretació del viatge dels Argonautes com una transgressió còsmica es troba eminentment en les Odes Corals, i de fet el procediment interpretatiu que podria semblar-nos més fàcil és el d’atribuir al Cor un paper central, com

Aquest tema va acompanyat d’uns altres quatre: en l’Edat d’Or no hi havia jutges ni càstigs, perquè no eren necessaris; no hi havia guerra; la terra donava espontàniament els seus fruits i no calia treballar. Cf. evAns 2008, 36-38.

6. Entenem que m A ur A ch 1972 [1966], 296 sobreinterpreta en distingir entre un ús ‘natural’ de la navegació, que seria el que Atena havia ensenyat als mortals, i un ús ‘abusiu’, que seria el dels Argonautes, i que constituiria el nefas. Probablement és un cas de lectura naturalista, en què el filòleg assumeix que l’obra de teatre ha de representar un ‘món del drama’ mínimament creïble, per bé que —novament, entenem nosaltres— no és així.

7. La bibliografia sobre aquesta qüestió és extensa. Una síntesi senzilla, però ben feta de l’evolució del personatge de Medea prèvia a la tragèdia d’Eurípides, i sobre la relació entre aquesta última i l’obra de Neofró, es troba a AllAn 2002, 17-24. També paga la pena de rellegir hAll 1989, 35, amb la bibliografia corresponent, sobre l’evolució del mythos Una síntesi igualment interessant sobre el caràcter bàrbar de Medea i el seu significat dins del context original de representació de l’obra d’Eurípides es troba a mAstronArde 2002, 22-24.

8. s t A ley 2010, probablement un dels llibres més importants que s’han escrit sobre la tragèdia senequiana, fa una proposta de lectura en aquests termes: entén les tragèdies de Sèneca com una lectura distanciada de les passions. A la p. 123 diu: «[Seneca] demonstrates that as a form tragedy was not for him the antitype to philosophy; it was the perfect vehicle for imaging lives that were antithetical to philosophy». Cf. duPont 1995 i 2000 per a una lectura de la tragèdia senequiana que també se centra en les passions, però des d’un punt de vista totalment diferent: l’autora francesa entén que la manera senequiana prové de la pràctica teatral romana, i no d’uns pressupòsits filosòfics idiosincràtics de Sèneca, o potser del corrent a què aquest pertany.

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Aspectes de la Medea de Sèneca

a comentador de l’acció dramàtica que d’alguna manera formularia l’última paraula dins l’obra9. No ens manquen motius per fer-ho. La posició mateixa del Cor dins la dinàmica de la tragèdia senequiana sembla recolzar aquest punt de vista. No s’integra amb efectivitat en l’acció dramàtica. Durant la major part de l’obra no tenim clar si el Cor hi és o no, i les seves escasses interaccions amb els personatges ens plantegen problemes de coherència escènica. A més, la seva reflexió sobre allò que succeeix en l’obra gairebé no té relació amb la identitat que es pressuposa als membres del Cor, i quasi sempre té un caràcter molt general, com un discurs moral formulat des de fora de l’acció dramàtica mateixa10. Així doncs, és fàcil d’atribuir al Cor una posició autoritativa dins de la tragèdia, almenys en el sentit que la seva interpretació de l’acció tràgica s’entendria com a interpretació estàndard dins el context comunicatiu original en què es difon l’obra.

Nosaltres, però, ens hem proposat de llegir la tragèdia sense pressuposar que el Cor ens hagi d’explicar la ‘veritat’ d’aquesta. També tenim bons motius per fer-ho. La tragèdia senequiana és, fonamentalment, una pluralitat de veus. En les tragèdies de Sèneca hi ha, típicament, un o dos personatges centrals — en aquest cas, un de sol: Medea mateixa—, els quals pronuncien llargs discursos que consisteixen fonamentalment en una estilització de la pròpia interioritat; un Cor que gairebé no interactua amb els personatges i comenta l’acció, a vegades com si es trobés dins l’espai escènic, a vegades com si el contemplés des de fora; i altres personatges que interactuen amb el principal o principals, sobretot com a mitjà per facilitar l’exhibició d’aquesta interioritat a què al·ludíem abans, i també per fer avançar l’acció. Aquesta pluralitat de veus té com a conseqüència que l’acció escènica sigui comentada des de punts de vista diferents11 És ben cert que el comentari de l’acció tràgica des de dins de la tragèdia mateixa no és quelcom exclusiu de Sèneca. Ja en la tragèdia grega trobem diferents formes de distanciament enfront de l’acció i comentari d’aquesta12. Però Sèneca —no sabem si també l’obra d’altres tràgics del seu temps— mena aquesta tendència que ja era present en la tragèdia grega fins a un pla qualitativament diferent. En la majoria de les seves tragèdies, el desenvolupament argumental pròpiament dit ocupa una part molt minsa de l’obra. L’estructura espacial i temporal de l’acció sol ser molt laxa, i consisteix en una sèrie d’es-

9. Preferim limitar-nos a una expressió tal com ‘dir l’última paraula’, precisament per la seva ambigüitat. Quan parlem del significat d’una tragèdia, no ens referim, naturalment, a allò que Sèneca efectivament ‘creia’, sinó al significat recognoscible en el discurs tràgic a partir de les categories compartides pel dramaturg i pel seu públic intencional.

10. Cf. kugelmeier 2007, 148-166, i tota la resta de l’obra.

11. Sobre el paper del Cor en la tragèdia de Sèneca cf. d A vis 1993 , g ärtner 2003. Podríem recordar les paraules de Nicholas Trevet: «Quia, ut prius dictum est, ad poetam tragicum pertinet describere luctuosos casus magnorum uirorum, solent autem de talibus multi esse rumores in populo et diuersa ferri iudicia, ideo Seneca in suis tragediis, ad representadum tales rumores et talia iudicia populi, interpolatim introducit chorum de talibus canentem. N. Trevet, Expositio Herculis Furentis, p. 30.

12. Una visió interessant d’aquesta qüestió a jens 1971, xi-xii.

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cenes organitzades sobre un argument bàsic, que sembla que el dramaturg ja doni per conegut, perquè en molts casos l’acció de les obres dramàtiques és difícilment comprensible sense un coneixement previ de la trama13

Tant aquesta estructura laxa com l’artificiosa distància entre personatges i Cor fan que, en general, tendim a veure les tragèdies de Sèneca, no com la representació d’una acció que pugui tenir lloc en un ‘món del drama’ organitzat de manera anàloga al nostre, sinó més aviat com una construcció poètica molt artificiosa que ‘segueix’ una acció, però no la desenvolupa de manera coherent14. Ara bé: així com en la tragèdia grega hi tenen un lloc molt important els debats que articulen l’acció, la tragèdia senequiana es decanta per diferents estilitzacions d’una situació tràgica gairebé estàtica que sembla que es doni per coneguda des del començament. Podem tenir en compte, almenys, la possibilitat que el discurs del Cor no s’identifiqui sense més amb la ‘veritat’ del drama, sinó que es complementi amb altres discursos contraposats per tal de generar significat.

Començarem per apropar-nos a la visió de l’acció dramàtica que ens dóna el Cor i després la confrontarem amb la que ens dóna el personatge principal, que en aquest cas, com ja hem dit, és Medea mateixa.

3. El viatge dels Argonautes

El Cor de l’obra està compost de donzelles corínties que detesten Medea per motius obvis: és la bruixa estrangera que rivalitza amb la reina Creüsa per Jàson, i una possible amenaça contra la pau i la tranquil·litat. Alhora, però, aquest mateix Cor exposa en diferents Odes una visió del viatge de l’Argo com una transgressió de les fronteres que la natura ha imposat als éssers humans, tot basant-se en un coneixement de les coses divines i en una aparent llunyania respecte del viatge mateix que no tenen cap mena de versemblança argumental.

La seva I Oda Coral (vv. 56-115) és un dels passatges de tota l’obra dramàtica de Sèneca en què el Cor s’insereix de manera més evident en l’acció escènica, en tant que, almenys aquí, sembla formar part de les celebracions del proper himeneu entre Jàson i Creüsa. Aquesta posició del Cor justifica en el pla dramàtic els atacs contra Medea. Cal afegir-hi, però, que aquesta inserció del Cor en l’acció dramàtica és apreciable només en la primera intervenció. A partir d’aquí el Cor es troba en una posició que és habitual en les tragèdies de Sèneca: no té una funció específica en l’acció escènica, i la mateixa materialitat del text no ens deixa entreveure si ‘hi és’, o si apareix merament com un comentari de l’acció realitzat des de fora.

Potser precisament perquè aquesta I Oda Coral està més arrelada en l’acció, fa referència a l’actuació més purament humana. Celebra l’himeneu que és a punt de celebrar-se i expressa el seu rebuig per la princesa de la Còlquide.

13. Cf., a propòsit d’aquesta qüestió, zWierlein 1987, 15-17

14. Cf., per exemple, els problemes de coherència argumental exposats a heil 2007.

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Aspectes de la Medea de Sèneca

En canvi, la II Oda Coral (vv. 301-379), sense relació aparent amb l’acció dramàtica immediata, exposa en detall una visió del viatge dels Argonautes com a transgressió de les lleis de natura15. L’estructura mateixa de l’Oda reforça aquest distanciament enfront de tota mena de versemblança. S’inicia en els vv. 301-317 amb una imprecació genèrica contra el primer que va travessar el mar. Els termes en què es formula aquesta imprecació només tenen sentit en un món en què la navegació ja és habitual i se situen en el que podríem anomenar la atemporalitat d’un topos present en la tradició llatina més propera a Sèneca. Així, parla d’un passat en què ningú coneixia les constel·lacions (v. 309) i els vents encara no tenien nom (vv. 316s.), un passat que en teoria hauria de ser molt proper per a les noies que formen part del Cor, però que alhora es tracta com si fos llunyà.

L’Oda no introdueix el tema dels Argonautes fins al v. 318, i dóna al viatge d’aquests un valor indubtablement transformador (vv. 318-320):

Chorus: […]

Ausus Tiphys pandere uasto carbasa ponto legesque nouas scribere uentis (…).

Es tracta, literalment, de la imposició d’unes leges […] nouas als vents. El caràcter d’aquestes leges no és del tot clar, perquè el que trobem en els vv. 321328, en aposició a aquest terme, són una sèrie de tècniques de navegació amb què s’aprofita precisament la força del vent, a les quals difícilment atribuiríem un caràcter normatiu. Però entenem que aquest és el quid de la qüestió: allò que subratlla el dramaturg és que l’adopció de tècniques per travessar el mar s’ha d’entendre —almenys en el context d’aquesta tragèdia— com a quelcom que ha estat imposat al mar mateix, com una nova realitat a què el mar s’haurà de sotmetre, no com a un nou ordre positiu que substitueixi l’anterior.

A partir del v. 329 es descriu l’Edat d’Or que ha quedat enrere i s’explica de manera més precisa la seva destrucció (vv. 329-339):

Chorus: […]

Candida nostri saecula patres

15. El terme natura , en tant que traducció de φ ύ σις , és un terme fonamental en el discurs filosòfic estoic i, específicament, en l’obra en prosa de Sèneca. No hi ha pròpiament res en el text que ens garanteixi que Sèneca li atribueix aquí el mateix valor que en els seus tractats filosòfics, i potser no té massa sentit especular al respecte, perquè natura igual que φύσις, en realitat— no és un terme tècnic, sinó un terme d’ús més o menys habitual de què es fan lectures filosòfiques. En qualsevol cas, per no forçar la interpretació en cap sentit, preferim de matenir-lo en llatí.

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uidere procul fraude remota. sua quisque piger litora tangens patrioque senex factus in aruo, paruo diues nisi quas tulerat natale solum non norat opes. Bene dissaepti foedera mundi traxit in unum Thessala pinus iussitque pati uerbera pontum, partemque metus fieri nostri mare sepositum.

Sèneca no parla només dels qui «varen atrevir-se per primer cop a…», sinó que, novament, el primer viatge apareix com la derogació efectiva d’una llei prèvia. Té una especial importància l’expressió foedera mundi, que més endavant trobarem també en el v. 606, i que insisteix en la idea que l’estat primigeni de la humanitat es trobava sotmès a unes lleis que regien el món sencer, i que el viatge de l’Argo ha destruït. La cancel·lació d’aquesta separació originària entre terres i pobles apareix en tota la seva violència mitjançant l’expressió traxit in unum que trobem en el v. 336: la labor de l’Argo ha estat d’unir en un tot indiferenciat allò que prèviament constava de parts separades. Cal insistir en aquest punt: almenys en el discurs del Cor, la qüestió més bàsica no és que l’estrangera hagi arribat a Grècia, sinó que s’hagi trencat una forma de vida que, aparentment, implicava que cadascun dels pobles conegués només la seva pròpia terra.

La violència d’aquesta ruptura és molt explícita en el text: el mar ha hagut de sofrir assots, i la llibertat de moviments adquirida per l’home implica que aquest hagi de viure sotmès a un nou temor.

Els vv. 364-372 insisteixen en la mateixa idea:

Chorus: […]

Nunc iam cessit pontus et omnes patitur leges: non Palladia compacta manu regum referens inclita remos quaeritur Argo –quaelibet altum cumba pererrat. Terminus omnis motus et urbes muros terra posuere noua, nil qua fuerat sede reliquit peruius orbis […]

Hi ha un abans, en què les terres estaven separades entre elles, i un ara, en què tothom travessa el mar, els mortals creen noves ciutats fora de l’esfera

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Aspectes de la Medea de Sèneca

que els hauria estat pròpia, els pobles es confonen (vv. 373s.) i s’apunta a un futur en què cauran les últimes fronteres i l’ésser humà ja no trobarà límits a la seva expansió (v. 379: nec sit terris ultima Thule)16 Els problemes que ens planteja aquesta visió del viatge dels Argonautes són prou importants. La naturalesa mateixa dels foedera mundi que s’hi dissolen no és gens evident. La tragèdia queda atrapada —potser deliberadament— en una doble possibilitat interpretativa: no sabem si la destrucció dels foedera mundi consisteix simplement a connectar unes terres amb les altres, amb indiferència de quines siguin, o si hi ha implícita la noció d’unes terres ‘bones’ —s’entén que serien les gregues— i unes altres de ‘dolentes’ — òbviament, la Còlquide, i el món bàrbar en general. Segurament, aquesta segona interpretació seria la que més ens aproparia a la Medea d’Eurípides, però no és gens clar que Sèneca comparteixi aquesta manera d’entendre el relat. Cal tenir en compte l’altra possibilitat: la distinció entre un món ‘anterior’ en què les terres ocupaven llocs separats i vivien l’Edat d’Or per la seva mateixa incomunicació, que permetia una forma de vida autosuficient lligada a la terra, i un món ‘posterior’ en què aquesta separació s’ha trencat i els territoris viuen en la més absoluta confusió. La tragèdia no ens permet de decantar-nos unívocament per una de les dues possibilitats, però si no tinguéssim l’antecedent euripideu semblaria més plausible aquesta última interpretació: els textos que hem vist emfasitzen la confusió i la pèrdua dels límits.

Els vv. 361-364, immediatament abans d’aquests que acabem de citar, situen Medea dins d’aquesta interpretació del viatge dels Argonautes:

Chorus: […]

Quod fuit huius pretium cursus? aurea pellis

maiusque mari Medea malum, merces prima digna carina.

La idea bàsica no planteja grans dificultats: els Argonautes han derogat les lleis que havien regit en el món per tal d’obtenir una recompensa com pot ser el Velló d’Or, i han retornat a l’Hèl·lade amb un càstig, que és Medea. En els termes genèrics propis del teatre senequià, l’actuació d’un agent maligne

16. W A lde 2009, 183 entén que el Cor té una visió ‘optimista’ del futur. A la p. 184, aquesta posició es matisa: el Cor celebra i, alhora, critica l’avenç representat per la navegació. Podem entendre-ho com una actualització de les posicions expressades a lAWAll 1979. Almenys en aquest cas, estem d’acord amb biondi que la posició del Cor, en la mesura que sigui possible de reconstruir-la com una veritable posició, atribuïble a un personatge, és condemnatòria: el viatge dels Argonautes constitueix una transgressió de les lleis que fins llavors havien regit el cosmos i el Cor ho desaprova. Una altra cosa és que ho faci amb uns termes que puguin evocar, alhora, la importància de l’empresa argonàutica, el seu caràcter fundacional.

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Aspectes de la Medea de Sèneca 83

apareix com a revenja de la natura ultratjada. biondi 1984, 46 n. 31 parla d’un Jàson ontologicamente colpevole, ma esistenzialmente innocente . Aquesta lectura ens sembla totalment correcta si la prenem com el que entenem que és: l’expressió del punt de vista del Cor. No és un punt de vista necessàriament ‘fals’, en el sentit que l’obra contingui elements que permetin de refutar-lo de manera inequívoca. Però en el marc d’una peça teatral en què la veu del Cor es confronta amb d’altres, i més concretament amb la del personatge de Medea que comenta l’acció des de dins, tot intent de llegir les Odes Corals com la veritat última de la tragèdia ens semblarà inevitablement unilateral.

4. El motiu de Faetó

La III Oda Coral insisteix en les mateixes idees bàsiques, però introdueix un element que pot complicar la interpretació de tot el passatge. Després d’uns versos que canten la ferotgia de l’amor ferit (579-594), el Cor pren partit per Jàson i implora als déus que el perdonin. En els vv. 607-667 fa un llarg catàleg de les desgràcies sofertes pels Argonautes, i demana novament el perdó per a Jàson, amb l’argument que aquest havia realitzat el viatge per ordre d’un altre (v. 669: parcite iusso). Els vv. 599-606 es troben entre els dos trams citats i ens semblen especialment significatius, en tant que la ruptura dels foedera mundi es lliga ara, explícitament, a una catàstrofe còsmica.

Aquesta catàstrofe còsmica es posa en relació amb un paradigma que apareix amb una certa freqüència en Sèneca, que és el de la catàstrofe provocada per Faetó.

Els vv. 599-606 diuen:

Chorus: […] ausus aeternos agitare currus immemor metae iuuenis paternae quos polo sparsit furiosus ignes ipse recepit. constitit nulli uia nota magno: uade qua tutum populo priori, rumpe nec sacro uiolente sancta foedera mundi.

El pronom ipse es refereix, òbviament, a Faetó. Aquesta no és la primera allusió al fill del Sol que trobem en aquesta tragèdia, sinó que Medea ja n’havia parlat anteriorment en els vv. 32-36, com a model dels desastres que vol portar a Corint:

Medea: […]

da, da per auras curribus patriis uehi, comitte habenas, genitor, et flagrantibus ignifera loris tribue moderari iuga: gemino Corinthos litori opponens moras cremata flammis maria committat duo.

Torna a aparèixer, aquesta vegada anomenat explícitament, en els vv. 824827:

Medea: […] dedit et tenui sulphure tectos Mulciber ignes, et uiuacis fulgura flammae de cognato Phaethonte tuli.

Podríem entendre que aquesta última menció és més trivial, però de tota manera la reiteració del motiu de Faetó és remarcable. Almenys en dues altres tragèdies de Sèneca —Hercules furens i Phaedra— el desastre de Faetó apareix associat a la catàstrofe soferta pel personatge tràgic. És esmentat un cop a la Phaedra com a terme de comparació per a la catàstrofe en què mor Hipòlit17. El cas més interessant és el de la I Oda Coral de l’Hercules furens, en què el Cor, aparentment, critica el model d’heroisme encarnat per Hèrcules i li contraposa un model de vida allunyada de les grans gestes i esforços, en uns termes que recorden allò que a vegades s’ha anomenat epicureisme horacià18. Aquesta I Oda Coral de l’Hercules furens està plena d’ecos intertextu-

17. El passatge en qüestió és Phaed. vv. 1085-1092:

Nuntius: […]

Praeceps in ora fusus implicuit cadens laqueo tenaci corpus et quanto magis pugnat, sequaces hoc magis nodos ligat. sensere pecudes facinus - et curru leui, dominante nullo, qua timor iussit ruunt. talis per auras non suum agnoscens onus

Solique falso creditum indignans diem

Phaethonta currus deuium excussit polo.

Certament, no podem atribuir un valor inequívoc a aquest passatge, perquè el personatge d’Hipòlit presentat en la Phaedra de Sèneca també planteja seriosos problemes interpretatius. Però podem dir, com a mínim, que Faetó apareix aquí com a correlat del jove que tracta de menar una vida allunyada dels vicis de la sensualitat i de la vida urbana —repetidament condemnats per Sèneca en la seva obra filosòfica— i que mor tràgicament com a conseqüència.

18. Una síntesi relativament recent de la relació entre Horaci i la tradició filosòfica a moles 2007.

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Aspectes de la Medea de Sèneca

als19 respecte d’un altre text de Sèneca en què el filòsof expressa el punt de vista contrari. Es tracta d’un enigmàtic passatge ( De Providentia 5.10s.) en què els versos de les Metamorfosis d’Ovidi que narren la catàstrofe de Faetó es combinen amb la narració en prosa de Sèneca mateix per presentar-nos el fill del Sol com a al·legoria de la virtus que s’enfronta a les proves i els paranys del fatum:

Vide quam alte escendere debeat uirtus : scies illi non per secura uadendum.

Ardua prima uia est et quam uix mane recentes

Enituntur equi. Medio est altissima caelo, Vnde mare et terras ipsi mihi saepe uidere

Sit timor et pauida trepidet formidine pectus.

Vltima prona uia est et eget moderamine certo ; Tunc etiam quae me subiectis excipit undis, Ne ferar in praeceps, Tethys solet ima uereri.

Haec cum audisset ille generosus adulescens : “Placet, inquit, uia. Escendo : est tanti per ista ire casuro.” Non desinit acrem animum metu territare :

“Vtque uiam teneas nulloque errore traharis, Per tamen aduersi gradieris cornua Tauri

Haemoniosque arcus uiolentique ora Leonis.”

Post haec ait: “Iunge datos currus! His quibus deterreri me putas incitor. Libet illic stare, ubi ipse Sol trepidat.” Humilis et inertis est tuta sectari : per alta uirtus it.

Evidentment no sabem què persegueix Sèneca amb aquest joc entre tragèdia i exhortació filosòfica, però almenys sembla prou probable que totes dues obres s’adrecin a un mateix públic, i que el Cor aparegui deliberadament com a representació d’un discurs que es contraposa al pensament moral senequià.

Un segon fet és que trobem a l’Hercules Furens certes expressions que podem posar en paral·lel amb els foedera mundi de la Medea, i que fan referència a la separació entre el món dels vius i el món dels morts que l’heroi aconsegueix de cancel·lar per mitjà de la seva força sobrehumana: limen inferni Iouis (v. 47) i foedus umbrarum (v. 49)20 .

La interpretació de l’Hercules furens també és molt discutida i no ens pot servir per il·luminar de manera immediata el significat de la Medea . Però almenys tenim la dada que Sèneca compara Jàson i el viatge dels Argonautes amb un personatge, Faetó, que fa servir com a model de virtus, i implícita-

19. Cf. billerbeck 1999, 241-245.

20. b illerbeck 1999 ad loc. observa que la noció d’uns ‘límits’que separen l’espai propi de cada cosa és un tòpic dins la literatura llatina. De tota manera, no podem deixar de veure que el tractament que en fa Sèneca té una coherència entre les diferents tragèdies que difícilment podem considerar irrellevant.

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ment els posa en un nivell proper al d’un altre personatge, Hèrcules, que, amb tots els matisos que calguin, era vist per la tradició estoica a què pertany Sèneca mateix com un model de uirtus21

Encara que en el cas de la Medea els lligams intertextuals no siguin tan evidents com en la I Oda Coral de l’ Hercules furens , podem reconèixer, almenys, un cert eco verbal entre el v. 603 constitit nulli uia nota magno i les diferents aparicions del terme uia en el passatge citat del De Providentia, i en qualsevol cas és probable que la presència de Faetó com a terme de comparació no sigui innocent. Trobem, com a mínim, possible que Sèneca dugui a terme un joc anàleg al de l’Hercules furens, si bé d’una manera no tan evident: Jàson hi apareix com un transgressor com a l’ordre del cosmos, i alhora aquesta transgressió apareix assimilada a la uirtus que es troba dins del discurs moral de Sèneca mateix22 .

5. La qüestió del primitivisme

Aparentment, el tractament senequià del viatge dels Argonautes podria respondre a una concepció de caire primitivista. L’aparició de la navegació, una de les tècniques que fonamenten la vida dels contemporanis de Sèneca, hi és vista com a ruptura d’un món original en què —d’una manera potser sorprenent per a la nostra sensibilitat moderna— el món no es caracteritza per una unitat originària, sinó més aviat pel contrari: la humanitat s’hi troba separada en diferents esferes que no es comuniquen entre elles, en tant que aquesta comunicació apareix relacionada només a realitats negatives com el comerç i la guerra. El personatge de Medea té un paper mediador en la finalització d’aquesta Edat d’Or i en el començament d’allò que, des del punt de vista de Sèneca, era el seu món.

És relativament fàcil de parlar de primitivisme en Sèneca, en tant que aquest, a Epistulae Morales 90, exposa en polèmica amb Posidoni una visió del passat de la humanitat que no ens costaria de qualificar de primitivista: els invents que han fet possible la vida ‘civilitzada’ apareixen aquí com a superflus, i fins i tot com a perjudicials 23. La peculiar posició posidoniana que

21. La presència i el rol d’Hèracles / Hèrcules dins la tradició estoica és un tema d’una complexitat extrema. Encara paga la pena de llegir höistAd 1948, 50-73. Cf. schmidt 2008. Cf. billerbeck 1999 30-38, que trobem molt encertat. La posició contrària a Fitch 1987.

22. El text del De Providentia que fa al·lusió a Faetó no queda isolat, sinó que trobem en el nostre filòsof altres textos en què la uirtus s’assimila a l’ímpetu juvenil i la manca de prevenció davant dels perills, i sovint trobem lligams intertextuals amb els textos vistos fins ara. Sigui com sigui que s’hagin d’integrar en el conjunt del discurs moral senequià no és una qüestió gens fàcil—, però paga la pena de fer-hi una ullada: Dial. 7.3, Ep. 71.18, 71.22, 71.23, 71.25, 92.6, 92.8, 92.25.

23. Ep. 90 passim . Així, per exemple, 90.18s.: «Non fuit tam iniqua natura, ut, cum omnibus aliis animalibus facilem actum uitae daret, homo solus non posset sine tot artibus uiuere. Nihil durum ab illa nobis imperatum est, nihil aegre quaerendum ut possit uita pro-

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atribuïa la seva invenció als σοφοί hi és negada de pla. Sèneca postula, entre els temps originaris i els actuals, una època en què els mortals vivien amb frugalitat i eren bons moralment.

Aquesta idea no és especialment original, però hi ha un aspecte de la presentació que en fa Sèneca que pensem que paga la pena de tenir en compte. Després d’una llarga exposició sobre les qualitats morals d’aquests homes primitius, Sèneca emfasitza que el bé moral de què participaven era inferior al que es pot assolir per mitjà de la Filosofia, encara que aquest últim, en el nostre món, sigui sempre imperfecte24. Eren bons perquè no coneixien el mal, i per tant no s’havien d’esforçar per fer el bé. La seva bondat es pot entendre com una prefiguració d’aquella a què aspira el filòsof, però és radicalment diferent d’aquesta última, perquè no inclou el coneixement dels vicis i la lluita contra aquests. Evidentment, no hi ha cap motiu que ens obligui a pensar que l’Edat d’Or originària de què parla la Medea, i que té una àmplia tradició poètica, s’hagi d’entendre en els mateixos termes que la que Sèneca descriu en aquesta epístola. Però, més que en una intenció determinada per part de l’autor, pensem en unes concepcions determinades que aquest comparteix, i que poden influir-lo en la seva interpretació poètica del mythos Així doncs, hi ha almenys la possibilitat que el discurs sobre el viatge argonàutic com a cancel·lador dels foedera mundi dugui implícita una ambigüitat: el viatge de Jàson ha destruït la innocència originària, però en tant que inauguració del món en què el filòsof pot aspirar al bé, també podria tenir una cara positiva. Entenem que, en aquest sentit, seria possible, no ben bé una interpretació ‘optimista’ de la ruptura dels foedera mundi, però sí la inserció implícita d’aquesta ruptura en una història més àmplia que Sèneca compartia, almenys, amb una part del seu públic intencional. Aquesta història més àmplia no es troba explícitament en el discurs del Cor, però sí que és probable que una part del públic intencional de l’obra la tingués en compte en rebre aquesta Medea. L’Edat d’Or que queda enrere amb el viatge dels Argonautes seria, en un cert sentit, un món ‘millor’ que el que Sèneca veia com a contemporani, però no es trobaria en l’esfera de la sapientia estoica, sinó que representaria un abans en què l’esforç filosòfic encara no ha començat.

6. L’autorrepresentació de Medea

Dins l’obra, el personatge de Medea constitueix una veu clarament diferenciada de la del Cor. Sèneca posa en els seus llavis un discurs complex i articu-

duci. Ad parata nati sumus : nos omnia nobis difficilia facilium fastidio fecimus. […] Omnes istae artes quibus aut circitatur ciuitas aut strepit, corpori negotium gerunt, cui omnia olim tamquam seruo praestabantur, nunc tamquam domino parantur».

24. Ep. 90.35: «Non de ea philosophia loquor, quae ciuem extra patriam posuit, extra mundum deos, quae uirtutem donauit uoluptati, sed <de> illa, quae nullum bonum putat nisi quod honestum est, quae nec hominis nec fortunae muneribus deleniri potest, cuius hoc pretium est, non posse pretio capi.»

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Aspectes de la Medea de Sèneca

lat sobre la seva pròpia posició en la història. No es tracta ben bé d’una interpretació diferent d’uns mateixos ‘fets’, sinó més aviat de la tematització d’uns elements diferents dins del mythos rebut.

El personatge s’autodefineix en relació amb un model que és Medea mateixa. Ja des de WilAmoWitz s’ha dit que aquesta Medea és la d’Eurípides25. Això podria ser cert diacrònicament, però és igualment probable que Sèneca no ho percebés d’aquesta manera, sinó que la Medea que ens presenta en aquesta obra —la bruixa que ha matat cruelment el seu germà, que ha provocat la mort de Pèlies i que finalment matarà els seus propis fills— sigui per a ell, simplement, el personatge que li ha arribat a través de la tradició, dins la qual Eurípides té caràcter de referent26 . Sovint s’ha parlat de l’autorreflexivitat i de la metateatralitat d’aquesta Medea. Encara que podríem discutir si l’ús d’aquests termes és el més apropiat — al cap i a la fi, no podem parlar de metateatralitat en el sentit estricte del terme, o almenys a nosaltres no ens ho sembla27—, sí que podem dir que la Medea de Sèneca viu en conflicte entre la seva posició actual d’esposa i mare a Corint, i una representació de si mateixa com a assassina i destructora que assoleix un grau molt elevat d’objectivació dins del discurs del personatge. La identitat de Medea com a bruixa assassina, central en la tradició, és problematitzada al llarg de l’obra. La traïció contra el pare Eetes, l’esquarterament d’Absirt, etc., no apareixen merament com a coses que han succeït, sinó com una realització anterior d’una persona que el personatge pot tornar a assumir, i en què aparentment es revelaria la ‘veritat’ de Medea.

En moments clau de l’obra, Medea fa referència al que podríem anomenar la seva pròpia persona, una persona que en la I Oda Coral és contraposada a Creüsa. Així, en els vv. 102-106:

Chorus: […]

Ereptus thalamis Phasidis horridi, effrenae solitus pectora coniugis inuita trepidus prendere dextera, felix Aeoliam corripe uirginem nunc primum soceris sponse uolentibus.

I també en els vv. 113-115:

25. A WilAmoWitz-moellendorFF 1919 3.162: «Diese Medea hat Euripides gelesen».

26. S’entén: per a la representació dramàtica de Medea. Un estudi detallat sobre la presència de Medea a l’escena llatina es troba a ArcellAschi 1990. Cf. boyle 2014, lxi-lxxviii, amb un detallat resum de la història del personatge i de la seva presència tant en la tradició grega com en la llatina.

27. Una excel·lent exposició de la interpretació de les obres de Sèneca com a metateatrals es troba a boyle 194 Cap. 6.

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Chorus: […]

festa dicax fundat conuicia fescenninus, soluat turba iocos – tacitis eat illa tenebris, si qua peregrino nubit fugitiua marito.

Un primer —i cèlebre— passatge en què podríem dir que el personatge anomena aquesta persona, simplement, ‘Medea’, és el que trobem en els vv. 166s.:

Medea:

Medea superest: hic mare et terras uides ferrumque et ignes et deos et fulmina.

A l’aparent indefensió en què es troba després d’haver-se separat de la seva família d’origen per quedar lligada a Jàson, i de veure’s posteriorment abandonat per aquest, el personatge respon amb l’afirmació de la seva pròpia autosuficiència. Aquesta autosuficiència és la que li va permetre de salvar Jàson i de retornar amb ell a Grècia, i ara, en recuperar-la, posa entre parèntesis el vincle amb Jàson que va adquirir llavors28 .

No gaire més avall (v. 171), trobem el següent diàleg:

Nutrix: Medea –

Medea: Fiam.

Nutrix: Mater es.

Medea: Cui sim uide.

Aquest diàleg es produeix en el moment en què Medea ja ha declarat la seva intenció de cercar un ésser estimat de Jàson que pugui colpir (vv. 125ss.), però encara no ha determinat que la víctima seran els seus propis fills. Tot i això, s’estableix un contrast implícit entre la persona de ‘Medea’ que Medea mateixa vol assolir i la seva posició com a mare.

Aquest passatge responsiona amb un altre de prou conegut (vv. 910-915):

Medea: […]

Medea nunc sum; creuit ingenium malis: iuuat, iuuat rapuisse fraternum caput,

28. Cf. g A limberti - b i FF ino 2001, 27. Si bé no estem d’acord amb la seva interpretació d’aquesta tragèdia, trobem interessant la noció que l’autosuficiència de Medea és una inversió de la sapientia estoica. La bruixa no necessita lligams amb altres éssers humans, igual que el savi estoic no necessita béns materials. Ara bé, no pensem que aquesta inversió sigui necessàriament el resultat d’una intenció conscient de Sèneca, sinó que també es pot entendre, simplement, com una projecció de categories contemporànies dins l’obra.

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Aspectes de la Medea de Sèneca

artus iuuat secuisse et arcano patrem spoliasse sacro, iuuat in exitium senis armasse natas. quaere materiam, dolor: ad omne facinus non rudem dextram afferes.

Aquí Medea ha assumit plenament el seu propi personatge, que es desplega en una sèrie de figures prou conegudes: la princesa de la Còlquide ha esquarterat el seu germà més jove, ha robat el Velló d’Or que el seu pare havia salvaguardat durant molts anys, ha aconseguit que les filles de Pèlies matessin el seu propi pare sense saber-ho. Aquests crims es contraposen a la posició d’esposa i mare que Medea havia assumit a Corint.

A partir d’aquests passatges hi ha una cosa que sembla evident: la decisió de Medea de matar els seus fills es mou entre dos extrems, entre dues maneres diferents de definir la seva identitat, i cap d’aquestes dues maneres respon a la seva posició original a la Còlquide. Amb l’acció de matar els fills, el personatge es transforma pròpiament en ‘Medea’, però aquesta ‘Medea’ no correspon ni a la princesa que ocupava un lloc dins la cort d’Eetes, ni a l’esposa de Jàson, sinó al paper mediador entre l’una i l’altra que ha tingut en trencar els seus vincles familiars i comunitaris, i ajudar Jàson a retornar a l’Hèl·lade. L’assumpció de la persona de què hem estat parlant comporta que es desfacin els lligams que unien — implícitament: subordinaven— Medea a d’altres persones. Podríem dir-ho en uns altres termes: la Medea que realitza els crims es construeix una identitat basada, precisament, en la dissolució dels vincles que la uneixen a d’altres persones 29 .

Creiem que és en aquest marc que cal entendre la tematització de la pèrdua de la virginitat de Medea que trobem en diferents passatges de l’obra. Aquesta tematització es produeix en dos plans diferents. D’una banda, Medea entén que el crim que cometrà com a mare ha de ser superior al que va cometre com a verge. Poden servir com a exemple els v. 25s., del monòleg inicial, i sobretot els 49s.:

Medea: […] haec uirgo feci; grauior exurgat dolor: maiora iam me scelera post partus decent.

Els següents versos (902-909) també són prou eloqüents:

29. Cf. b oyle 1994, 58s.: «[…] Medea’s past actions on behalf of Jason and his comrades […] are re-enacted in her dissolution of all familial ties […]». Ara bé, entenem que el més important no és la repetició de l’actuació prèvia de Medea, sinó el fet que tant els crims anteriors com els actuals tenen un rol en la dissolució d’un ordre còsmic previ i, a la vegada, en són un correlat.

90

Medea: […]

incumbe in iras teque languentem excita penitusque ueteres pectore ex imo impetus uiolentus hauri. quidquid admissum est adhuc, pietas uocetur. hoc age! en faxo sciant quam leuia fuerint quamque uulgaris notae quae commodaui scelera. prolusit dolor per ista noster: quid manus poterant rudes audere magnum, quid puellaris furor?

Alhora, trobem altres passatges en què el crim i la dissolució del vincle amb Jàson comporten una restauració simbòlica de la virginitat. En els vv. 238-41, Medea se situa en un temps hipotètic que pot correspondre alhora al temps passat en què va voler fugir amb Jàson —si fos així, es tractaria d’un contrafactual— i al futur:

Medea: […] uirgini placeat pudor paterque placeat: tota cum ducibus ruet Pelasga tellus, hic tuus primum gener tauri ferocis ore flagranti occidet.

El passatge en què més clarament s’interpreta la ruptura amb Jàson com una restauració simbòlica de la virginitat de Medea es troba, però, una mica més avall, en els vv. 982-986:

Medea:

Iam iam recepi sceptra germanum patrem, spoliumque Colchi pecudis auratae tenent; rediere regna, rapta uirginitas redit. o placida tandem numina, o festum diem, o nuptialem! […]

Aquesta oscil·lació entre la representació del crim com una restauració de la virginitat, i com una conseqüència de l’estatus de Medea com a mare es pot integrar perfectament en el que hem anomenat l’entramat conceptual d’aquesta obra. Creiem que allò que hi ha en joc, novament, és el significat fonamental de l’acte de Medea, des del punt de vista de la pertinença de la princesa a d’altres persones, a la seva integració en un conjunt de vincles de caràcter social. El sentit de la virginitat de Medea, aquí, no seria l’estrictament sexual, sinó l’estat en què encara no s’ha establert el vincle amb Jàson. Així doncs, la ‘restauració de la virginitat’ es podria entendre com una estratègia discursiva per absolutitzar la ruptura d’aquest vincle. La Medea novament verge és, simple-

Aspectes de la Medea de Sèneca 91

ment, la Medea que ha repetit l’acte anterior de trencar els vincles que la lligaven a altres persones.

7. La valoració del segon crim de Medea

La posició de Jàson en la Medea de Sèneca no és la mateixa que en la d’Eurípides30. Sembla que Sèneca vulgui presentar sota una llum favorable el capteniment de l’heroi hel·lè enfront de la princesa 31. Així, s’insisteix que Jàson es compromet amb Creüsa sota la pressió de Creont, i sobretot que l’heroi ha transigit amb el nou matrimoni per tal de protegir els fills que ha tingut amb Medea (vv. 437-443):

Iason: […] non timor uicit fidem, sed trepida pietas: quippe sequereretur necem proles parentum. sancta si caelum incolis Iustitia, numen inuoco ac testor tuum: nati patrem uicere. quin ipsam quoque, etsi ferox est corde nec patiens iugi, consulere natis malle quam thalamis reor.

En aquest cas també podríem parlar, potser, d’una innocència subjectiva de Jàson. L’heroi vol allunyar Medea per tal de protegir un bé que considera superior, que és la vida dels seus fills. És ben cert que la posició de Jàson no és impecable: sobretot en els vv. 496ss., tracta de deslligar-se dels crims anteriors de Medea amb uns arguments més aviat dubtosos. Però podem dir, almenys, que l’actuació del cabdill dels Argonautes apareix aquí com a defensable. Ara bé, més enllà de la mera caracterització psicològica dels protagonistes i de l’explicació de les seves motivacions immediates, la unió primera amb Medea i l’intent d’unió definitiva amb Creüsa potser tenen un sentit que ens permetrà de posar el segon crim en una relació més clara el primer, i amb l’acte de dissolució que és en aquesta tragèdia el viatge dels Argonautes. Retornem sobre el que hem vist al començament: la travessa per mar apareix, no simplement com una transgressió d’una ‘llei’ arbitrària, sinó com el final d’una manera d’ésser de la humanitat que implicava l’arrelament de cada grup en un lloc determinat, separat dels altres. Jàson ha posat fi a aquesta separació i ha dut a l’Hèl·lade una dona bàrbara. Ara no pensem en la ‘barbàrie’ de Medea en els termes més habituals en què la condició d’estrangeria és vista com a negativa, sinó, literalment, com una presència que hauria estat impossible a Grècia abans que Jàson trenqués aquesta Edat d’Or origi -

30. m A ur A ch 1972 [1966], que ja hem citat, és un article sobre les especificitats de la representació de Jàson i Medea en Sèneca que encara paga la pena de llegir.

31. Una opinió contrària a WAlde 2009, 185.

92

nària en què les diferents formes d’humanitat estaven separades. Aquesta unió de les diferents terres s’associa a la dissolució de les formes originàries de vida, i en aquest sentit pot funcionar com a paral·lel del gest repetit de Medea de trencar els vincles que l’uneixen a la família paterna. Doncs bé, allò que trobem, de manera repetida, són intents per part de Jàson de refer lligams, de trobar una posició dins d’una societat humana organitzada, que en el seu cas és òbviament l’hel·lènica. El primer gest amb què estableix vincles és el d’unir-se a Medea i tenir-hi fills. És una unió sancionada pel matrimoni, però insuficient, en tant que no permet que Jàson adopti una identitat social —entesa en termes no realistes, però eficaços dins l’obra— dins l’entorn que li seria propi, l’entorn hel·lènic. A continuació, Jàson tracta de desfer el lligam amb Medea per passar a formar part d’una casa reial grega, acte amb què quedaria definitivament integrat en el món hel·lènic. El matrimoni amb Creüsa apareix en l’obra com la creació d’un nou ordre en què quedarien subsumits, i en un cert sentit cancel·lats el viatge dels Argonautes i les seves conseqüències.

En els vv. 114s. de la I Oda Coral, al final de l’himeneu, es diu:

Chorus:

[…] tacitis eat illa tenebris, si qua peregrino nubit fugitiua marito.

Per bé que això es podria entendre com una mera imprecació, basada, novament, en la tradició que recull el rebuig de Medea com a ‘estrangera’, també hi podríem veure implícita la noció que la presència de ‘l’estrangera’ en el món dels herois grecs, herència directa del viatge dels Argonautes, quedaria revocada pel nou matrimoni. Un cop finalitzat el viatge a terres bàrbares, Jàson tornaria a arrelar a Grècia i el nefas indestriable del seu viatge quedaria enrere.

Tot això implica, és clar, que el segon crim confirma el primer en tant que el desarrelament de Jàson es fa irreversible: la persona que Medea ha assumit per permetre que el viatge dels Argonautes arribi a bon terme no és una presència que Jàson pugui deixar de banda quan li convé, sinó que, ben al contrari, exigeix els seus drets i mostra que les conseqüències del viatge són irreversibles. La mort de Creont, Creüsa i els nens és una confirmació, en l’àmbit específic de Corint, d’allò que ha representat el viatge dels Argonautes per al món sencer. El desarrelament tant de Medea com de Jàson es torna permanent.

8. El final de l’obra

El desenllaç és prou conegut. Després de matar els seus dos fills -en aquest cas, a la vista dels espectadors-, Medea s’allunya pel firmament, perseguida pels versos finals de Jàson (els 1026s.):

Aspectes de la Medea de Sèneca 93

Iason: Per alta uade spatia sublime aetheris, testare nullos esse, qua ueheris, deos.

Una interpretació prudent d’aquest passatge pot entendre que Jàson només vol dir que la presència de Medea és incompatible amb la dels déus, i que aquests versos, en definitiva, no són altra cosa que una declaració del caràcter impiu i sacríleg del personatge. Si els prenem en la seva literalitat, també és possible de trobar-hi una declaració explícita de la inexistència dels déus32. En qualsevol cas, la formulació nullos esse […] deos és, en si mateixa, sorprenent. D’entrada, cal inserir-la en la peculiar representació de la divinitat que és habitual en la tragèdia senequiana. Podem fer referència a dos exemples que no es troben en la Medea, i que criden prou l’atenció. En l’Hercules furens, trobem repetidament l’afirmació que, si Hèrcules aconsegueix de retornar de l’Hades, s’haurà transformat en un déu. Això no seria del tot estrany, si no fos perquè tant Juno com Amfitrió afirmen de manera explícita que Hèrcules ha assolit el rang de divinitat amb l’esforç de les seves pròpies mans —és a dir, per la violència— i que els déus el temen33. Un exemple no tan obvi, però que ens sembla vàlid, es troba en la Phaedra, en què el poder de Venus i Amor ja no és el que tradicionalment s’atribuïa a aquestes divinitats, sinó que corromp tota l’existència fins a la seva mateixa base i redueix Júpiter a la impotència. Els passatges corresponents es podrien interpretar com a meres peces retòriques d’exaltació del poder de l’Eros, però el cert és que Sèneca ho du a extrems que no són habituals en el món antic34 Per bé que aquesta és una qüestió molt àmplia i complexa, podem prendre nota, almenys, del fet evident que les tragèdies de Sèneca fan un ús relativament lliure de les figures divines.

32. Evidentment, Jàson no ‘vol dir’ res, pel senzill motiu que el Jàson de Sèneca no existeix, és una figura teatral. Allò que caldria preguntar-se és si les convencions pragmàtiques que regien l’ús de la llengua llatina en temps de Sèneca haurien fet que el públic intencional de l’obra es decantés espontàniament per una de totes dues interpretacions, i si és el cas, quina de les dues. És plausible que el text sigui ambigu també per al públic intencional de l’obra, i en una construcció poètica elaborada com aquesta entenem que l’ambigüitat només podia ser intencionada. Cf. hine ad loc. a propòsit de les diferents interpretacions d’aquest passatge.

33. Sobretot en el pròleg de Juno (HF vv. 1-124) i en certes intervencions d’Amfitrió (vv. 205-278, i després a 439ss.).

34. b oyle 2008, 63: «The choral ode on sexual passion which follows at 274ff., the first choral ode of the play, is crucial. It serves to place in a larger metaphysical framework not only Phaedra’s dilemma and the inevitability of her destruction but Hippolytus’ sex-excluding commitment to Diana and its deluded basis. Delineating the universality of love’s power, its irresistibility, its devastation, its violence, the ode confirms Phaedra’s position as to her own impotence […] and suggests an analogy between Venus and Cupid, on the one hand, and Diana, on the other, the huntsman’s own goddess». A la vista del text, és una lectura ben vàlida, però alhora no acabem de trobar-li un lloc dins de tot allò que sabem, o creiem saber sobre les formes de pensament contemporànies de Sèneca i sobre el gènere tràgic mateix: es tracta d’un poder diví, el de l’Eros, que representaria l’anul·lació del poder dels déus en general.

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En el cas de la Medea, i dels déus que ‘no (hi) són’ (en el lloc en què es troba la protagonista?), tendim a pensar que és possible una lectura d’aquests versos que no es quedi merament amb la idea que Medea és ‘impia’ i que els déus no poden trobar-se en el mateix lloc que ella. Hem vist que Medea apareix, al llarg de l’obra, amb un doble paper mediador: d’una banda, fa possible la dissolució genèrica dels foedera mundi, i de l’altra realitza en si mateixa la dissolució de tot vincle, de tal manera que, com hem vist, en el gest destructor apareix la ‘veritat’ del personatge. Doncs bé, en primer lloc, és cert que podem fer una lectura reduccionista del passatge i entendre que el viatge de Medea pel firmament constitueix per si mateix una profanació, de tal manera que es pot dir que aquest firmament quedarà ‘buit’ de déus. Però, alhora, també podem entendre que l’ordre que Medea destrueix amb la seva mateixa presència apareix designat aquí amb el terme deos. No es tracta d’una afirmació ‘realista’, en el sentit que hi hagi un ‘món del drama’ estructurat i coherent en què els déus han deixat d’existir, ni encara menys que Sèneca hagués pogut afirmar dins del seu discurs filosòfic que, efectivament, hi va haver una Edat d’Or en què els déus existien, i que després aquests déus han deixat d’existir. Però sí que podem entendre que els déus de què es parla aquí són els déus de l’ordre originari, tematitzats dins del discurs tràgic com a terme oposat a la situació de dissolució i manca d’ordre inaugurada per Jàson i Medea.

Així, ens sembla probable que el passatge es pugui llegir de totes dues maneres, i que qua veheris es pugui entendre, alhora, com a subordinat a vade i a esse. En un pla, Medea apareix com una criatura infernal que no pot trobar-se mai en el mateix lloc que un déu. Però alhora, en l’altre, Medea ‘testimonia’ que no hi ha déus en el sentit, no tan evident, que la presència de Medea a l’Hèl·lade implica la ruptura amb uns déus originaris, amb un àmbit originari que estava ordenat, i que queda destruït amb el viatge dels Argonautes.

9. Conclusions

A la vista de tot això, entenem que aquesta obra es pot interpretar a partir de tres fets que considerem fonamentals: 1) La persona tràgica de Medea apareix com a figura de la dissolució de lligams, i en aquest sentit es pot posar en paral·lel amb la dissolució dels foedera que mantenien les terres separades. El concepte no és el mateix —superficialment, fins i tot podria semblar que es tracta de dos fenòmens oposats—, però podem veure totes dues coses com dues cares d’una mateixa moneda. Hi ha un ‘passat’ en què cada terra existia per a ella mateixa, presumiblement d’acord amb les seves pròpies lleis. El viatge dels Argonautes ha transformat el món sencer en un espai de confusió. La persona amb què Medea fa possible l’acabament del viatge consisteix ella mateixa en una ruptura de les lleis més bàsiques, en la dissolució dels lligams més fonamentals de parentiu.

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Aspectes de la Medea de Sèneca

Aquest rol queda confirmat per la mort dels fills i el viatge final amb què abandona Corint. Almenys en aquest cas sí que tenim clar que el personatge té una dimensió ontològica que transcendeix tota descripció merament psicologista que en puguem fer, en tant que l’entenem com a figura poètica d’una determinada transformació que afecta el cosmos.

2) El viatge dels Argonautes és representat en l’obra com un nefas, però alhora el tenim associat a una sèrie de motius que, en el discurs senequià -ni que sigui de manera obliqua- estan lligats a una determinada forma de uirtus estoica, de capacitat de fer front al propi fat. La impossibilitat de situar clarament el viatge dels Argonautes en el discurs moral que trobem en l’obra en prosa de Sèneca és manifesta, però a la vegada no podem negar que la manera com el cordovès representa aquest viatge conté nocions i representacions que són pròpies d’aquest mateix discurs moral.

3) La certitud, present en la reassumpció de la persona de Medea per part de Medea mateixa, que el gest de dissolució dels vincles entre persones no s’ha pogut deixar enrere, que la radical transformació provocada pel viatge dels Argonautes no pot fundar una nova realitat, sinó que el gest criminal de Medea es torna a repetir i impedeix que el viatge de Jàson culmini en quelcom de sòlid i estable. Així doncs, la uirtus de Jàson i els Argonautes ha trencat un estat primigeni, però no satisfà una finalitat per si mateixa.

Almenys dins dels paràmetres en què es mou el ja esmentat De Providentia, el sofriment de Jàson només es pot interpretar com a part d’un fatum, d’un pla prefixat a què l’heroi no es pot sostreure. Si contemplem el capteniment de Jàson davant d’aquest fatum , inevitablement el veurem com a ambigu. D’una banda, l’expedició dels Argonautes i totes les seves conseqüències es poden assimilar a aquella visió de la uirtus com a ímpetu que empeny el mortal a seguir un camí arriscat i assumir els sofriments que això comporta. En aquest cas, el desarrelament i l’exili que acompanyarien un Jàson unit a Medea. De l’altra, veiem en Jàson la intenció de fugir d’aquest desarrelament i aquest exili, i de cancel·lar els efectes dels seus propis actes, sense aconseguir-ho. Per bé que ens movem en el terreny de la pura especulació, entenem que és probable que Sèneca i el seu públic intencional hi veiessin una representació parcial de qualitats que en principi es considerarien positives, però que no culminarien en un triomf estoic sobre el dolor, sinó més aviat en una derrota.

Però entenem que dins del pensament senequià hi ha una altra visió possible, que no provindria de la noció de uirtus que el filòsof desenvolupa en el De Providentia, sinó de la visió de la vida humana implícita en els passatges ja esmentats d’Ep. 90: el compromís entre primitivisme i el seu contrari, per la via d’entendre la civilització com una corrupció dels homines originaris, i alhora com un pas indispensable perquè es produeixi un avenç veritable envers la saviesa. És ben clar que aquest avenç no es produeix ni en Medea ni en Jàson — almenys, som incapaços de trobar en cap dels dos els trets

96

Aspectes de la Medea de Sèneca 97

propis d’un proficiens o cosa similar35—, però sí que és possible d’entendre la tragèdia com una representació parcial d’aquesta visió del ‘progrés’ com a ruptura d’una vida primitiva, originària, que era lliure de vicis, però que alhora no era ‘sàvia’, ni era la vida a què aspira el filòsof estoic. Aquesta ruptura requeriria, novament, una uirtus, una capacitat d’enfrontar-se als cops del destí, per bé que ni Jàson ni Medea poguessin extreure’n un veritable fruit. La representació de la ruptura del món originari com un acte de desafiament contra els sofriments imposats pel fatum seria igualment present en l’obra tràgica.

Aquestes formes de representació dels herois poden ser més o menys deliberades. És ben possible que Sèneca, simplement, reinterpreti un mythos ja conegut d’acord amb les categories que li resulten més familiars, sense una veritable intenció de donar-li un significat coherent. En qualsevol cas, pensem que en la visió del final de l’Edat d’Or que Sèneca ens dóna en aquesta obra no hi trobarem res que un contemporani hagués pogut entendre com a representació fidedigna del passat. En canvi, estem gairebé segurs que el filòsof, en posar-se a fer teatre, dóna forma dramàtica a una sèrie d’idees ètiques que formen part del seu univers intel·lectual, sense necessitat que aquesta forma dramàtica tingui un significat unívoc.

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35. La qüestió del proficiens , o progrediens , roman enigmàtica, i evidentment té un rol central en una doctrina ètica que posa en el centre teòric un ‘savi’ que es troba fora del món i que de fet és molt difícil de definir, i que de fet ensenya a viure a uns ‘no savis’ en un marc en què el valor d’aquestes ensenyances és molt qüestionable. Cf. dAWson 1992, 193-195. Nosaltres tendim a pensar que el personatge teatral no apareix en Sèneca com a representació directa de les posicions ètiques en què es pugui trobar una persona en el món real, sinó com a constructe discursiu en què les qüestions morals apareixen sota una determinada forma de representació no naturalista. Cf. stAley 2010, 81-95 sobre el paper de la representació de les passions en la tragèdia.

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La mort de Pompée dans la Pharsale de Lucain: l’infamie transfigurée

Diane Demanche

EA 4081 «Rome et ses Renaissances»

AbstrAct

The Pharsalia of Lucan describes the complete destruction of moral values during the Civil War. In this terrifying context, the death of the characters is particularly instructive to understand the influence of events on human destiny. The only protagonist whose death is shown is Pompeius, and his death shows that vice and virtue, good and evil, horror and hope are mixed even at this crucial moment. Although his attitude during the battle of Pharsalia is highly reprehensible, the imminence of death transforms him deeply: the Stoic conception of virtue seems to reappear in a very paradoxical way.

keyWords: stoïcism, Lucan, Pompeius, virtus

La Pharsale de Lucain est une œuvre qui reflète à tous les niveaux le chaos dans lequel Rome est plongée lors de la guerre civile. Loin de décrypter de manière univoque les causes et le déroulement du conflit, le poète nous présente des personnages complexes, dont la valeur morale est difficile à définir: en effet, les protagonistes révèlent des facettes diverses selon les épisodes. De plus, ils sont jugés par des instances multiples dans le poème: par les autres personnages, par eux-mêmes, par l’histoire, qui nous apprend, grâce à notre point de vue rétrospectif, s’ils ont rencontré l’échec ou le succès, et enfin par le poète, qui, lui-même, semble changer d’avis au long des vers. En effet, celui-ci adopte alternativement un point de vue contemporain, mêlé aux espoirs et aux illusions des personnages, et un point de vue supérieur, par lequel il met en perspective les faits avec des événements postérieurs, ou avec des considérations morales et philosophiques éternelles.

Dans ce contexte brouillé, le moment de la mort représente une étape décisive lors de laquelle nous pouvons espérer saisir la vérité de l’être. Le parcours du personnage étant alors achevé, nous disposons des éléments nécessaires pour dresser un tableau complet de ce que fut son existence, et pour y apposer son sceau. Ainsi, après sept livres dans lesquels la figure de Pompée est particulièrement insaisissable, nous pouvons tenter de comprendre, à travers le récit de sa mort, au livre VIII, ce que Lucain veut nous dire de ce personnage. Or cet instant est d’autant plus crucial que, selon la pensée stoïcienne qui influence profondément Lucain, une minute de vertu peut changer en sage celui qui a passé toute son existence dans le vice. Tout est donc possible, sur le plan moral, jusqu’à l’heure de la mort. Bien plus, l’univers de la Pharsale est si monstrueux que la mort apparaît, pour un certain nombre de personnages, comme la seule issue heureuse. Si l’héroïsme semble banni de la guerre civile, puisqu’il ne peut y avoir de gloire en un combat fratricide, la mort, qu’elle soit honorable ou infâme, acquiert une certaine valeur, dans la mesure où elle permet, pour le moins, d’échapper au crime universellement répandu. Une mort infâme serait alors préférable à une survie criminelle.

Une mort infâme

La particularité de la mort de Pompée tient tout d’abord à ce qu’elle est dissociée en plusieurs moments. Dès la bataille de Pharsale, au livre VII, le poète nous montre que le destin de Pompée est achevé. Il s’agit donc d’une première mort de Pompée, ou du moins du Magnus susceptible de l’emporter dans le conflit. Le poète nous rapporte ensuite, au livre VIII, son trépas, par la main de Septimius. Mais Lucain consacre encore toute la fin de ce livre à détailler ce qu’il advint de la dépouille de Pompée. La mort de Pompée est donc triple, et nous verrons que le jugement du poète connaît une certaine évolution au cours de ces trois étapes.

Or, si l’infamie caractérise chacune de ces étapes, cette infamie s’entend de manière différente. La défaite de Pharsale n’a rien d’un combat épique qui apporterait la gloire au chef; l’assassinat de Pompée, quant à lui, traduit l’infamie de ceux qui le commettent, mais le poète affirme la grandeur de Pompée à ce moment précis; enfin, l’ensevelissement hâtif et incomplet du corps décapité de Magnus est ‘infâme’ au sens propre, puisqu’il a lieu en cachette et à l’abri de toute fama. Les conséquences morales de ces trois infamies, et le jugement que le poète nous invite à porter, sont donc très différents.

La bataille de Pharsale, tout d’abord, nous est dépeinte à l’opposé d’une bataille épique susceptible de révéler l’héroïsme des combattants. Il s’agit bien d’une bataille exceptionnelle, mais elle exclut absolument la gloire des combattants (‘miseram necem’ VII, 416). Le poète refuse même de le raconter, après avoir maudit Crastinus (VII, 470-473):

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Hanc fuge, mens, partem belli tenebrisque relinque, nullaque tantorum discat me uate malorum, quam multum liceat bellis ciuilibus, aetas.

A potius pereant lacrimae pereantque querellae: quicquid in hac acie gessisti, Roma, tacebo. Hic Caesar, rabies populis stimulusque furorum, ne qua parte sui pereat scelus, agmina circum it uagus atque ignes animis flagrantibus addit1 .

Ni le vainqueur ni le vaincu ne peuvent espérer être célébrés par Lucain, qui n’aspire qu’à la fuite et au silence. Cependant, le récit se poursuit: le poète est comme ‘embarqué’, et sa voix est soumise à la même contrainte que les combattants, forcés par le destin à l’affrontement. Bien plus, il ne peut que se mettre au service de la puissance césarienne. Juste après avoir refusé de raconter Pharsale, il nous montre sa vigueur exceptionnelle et il lui rend hommage, comme malgré lui. Il faut donc distinguer deux formes d’héroïsme. D’une part, les dieux couronnent de succès les entreprises de César, qui acquiert une valeur indéniable; de l’autre, le poète dénie toute valeur morale à cette énergie irrésistible, tout en se voyant contraint de lui rendre hommage dans son œuvre et d’en perpétuer la fama. Or, lui seul peut acquérir du renom dans cette bataille. Aucun individu, à part celui que guide le destin, ne peut être célébré:

Inpendisse pudet lacrimas in funere mundi mortibus innumeris ac singula fata sequentem quaerere, letiferum per cuius uiscera uulnus exierit, quis fusa solo uitalia calcet2

Ce silence interdit tout héroïsme, mais il proscrit en même temps toute condamnation définitive: l’in-famie, l’obscurité générale rend la valeur individuelle illisible. D’ailleurs, cet affrontement se déroule en l’absence de spectateurs, bien que Pompée veuille faire naître l’illusion que les combattants seront observés:

Credite pendentes e summis moenibus Urbis crinibus effusis hortari in proelia matres. Credite grandaeuum uetitumque aetate senatum arma sequi sacros pedibus prosternere canos atque ipsam domini metuentem occurrere Romam. Credite qui nunc est populus populumque futurum permixtas adferre preces3

1. VII, 552-559.

2. VII, 617-620.

3. VII, 369-375.

L’anaphore doublée de la gradation tente de donner vie à des témoins fictifs. Mais même si personne ne le regarde, l’attitude de Pompée nous est rapportée, et elle peut donc être jugée. Tout d’abord, il est décrit comme spectateur de l’affrontement, au lieu d’agir en se situant au centre des regards:

Stetit aggere campi, eminus unde omnis sparsas per Thessala rura aspiceret clades, quae bello obstante latebant4 .

Les verbes employés, stare et aspicere, soulignent la passivité de Pompée. Bien plus, à la différence de César, il parcourt les rangs de ses troupes pour les dissuader de se montrer héroïques (VII, 666-668). Et même, le chef éprouve de la peur avant de se battre:

Stat corde gelato attonitus, tantoque duci sic arma timere omen era 5 .

C’est encore le verbe stare qui est choisi par le poète, qui nous le montre ensuite en train de fuir et de se cacher, en brouillant les pistes pour échapper à d’éventuels poursuivants (VIII 4-5). Celui-ci fait à nouveau preuve d’une faiblesse peu glorieuse au début du livre VIII: W. Johnson rappelle ainsi que l’adjectif profugus qui lui est alors appliqué fait habituellement référence à des esclaves en fuite6. Le comportement de Pompée à Pharsale est donc absolument infamant. De plus, comme le remarque G. Galimberti Biffino, la fuite de Pompée semble souligner la différence entre Pompée et un héros épique tel qu’Énée, qui fuit Troie pour accomplir la noble mission de fonder Rome7 .

Lors de la deuxième étape de sa déchéance, c’est l’infamie du dessein des meurtriers que souligne Lucain: Pompée est condamné par la décision d’un roi puéril (VIII, 536-538), et cela déchaîne l’indignation du poète:

Tanti, Ptolemaee, ruinam nominis haut metuis caeloque tonante profanas inseruisse manus, inpure ac semiuir, audes ?8 .

4. VII, 649-651.

5. VII, 339-341.

6. VIII, 259.

Voir W. r. johnson, Momentary monsters, Lucan and his heroes, Ithaca, New York, 1987, p. 79. Cependant, l’adjectif profugus est le deuxième mot de l’Énéïde, et ne désigne donc pas uniquement des attitudes condamnables.

7. C’est ce que souligne g g A limberti b i FF ino . Voir «Il ruolo del « bellum ciuile » nella vita letteraria e intellettuale dell’epoca neroniana : eroismo e antieroismo in Lucano», Neronia VI, Latomus 2002, 443-454, pp. 445 sq.

8. VIII, 550-552.

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Il est ainsi frappé par la main étrangère d’un semivir. L’humiliation que subit Pompée n’apporte même pas de gloire à celui qui l’assassine, mais cela le déshonore. La nature réelle de cet acte est ainsi bien décrite par le satellite qui apporte la tête de Pompée à César, et qui reste d’ailleurs anonyme:

Nec uile putaris hoc meritum, facili nobis quod caede peractum est. Hospes auitus erat, depulso sceptra parenti reddiderat. Quid plura feram? tu nomina tanto inuenies operi, uel famam consule mundi. Si scelus est, plus te nobis debere fateris, quod scelus hoc non ipse facis9

Mais ce personnage, qui reconnaît avec clairvoyance qu’il s’agit d’un scelus et d’un caedes, pense que ce type d’acte est le comportement à suivre dans un monde où le crime règne. Le seul choix possible oppose l’infamie de l’échec à l’infamie du crime, il n’y a pas d’autre voie.

La troisième étape signe l’infamie complète pour Pompée, dont la mort sombre dans l’obscurité. Lucain décrit avec un luxe de détails le traitement infligé à son corps: coupée par le Romain Septimius 10, sa tête est fichée sur une pique, puis embaumée; son corps est alors déchiqueté:

Pulsatur harenis, carpitur in scopulis hausto per uulnera fluctu, ludibrium pelagi, nullaque manente figura una nota est Magno capitis iactura reuulsi11

De Pompée, il ne semble rien rester. Cet anéantissement se poursuit jusque dans sa sépulture, consacrée par un feu que le questeur Cordus a volé à un autre cadavre anonyme. Magnus sombre donc dans une obscurité complète, loin de toute fama glorieuse.

L’héroïsme impossible

Mais quel jugement porter sur cette infamie quand l’héroïsme est, de toute façon, banni? L’humiliation subie n’a rien à voir avec une condamnation mo-

9. IX, 1026-1032.

10. retegit sacros scisso uelamine uoltus semianimis Magni spirantiaque occupat ora collaque in obliquo ponit languentia transtro. Tunc neruos uenasque secat nodosaque frangit ossa diu VIII 669-673.

11. VIII, 708-711.

rale du poète. En effet, la déchéance est voulue et orchestrée par des dieux qui ne châtient pas une culpabilité personnelle. Bien plus, il s’avère que la chute est proportionnelle à la grandeur précédente. Pompée lui-même ne s’y trompe pas et il en vient à déplorer sa gloire passée: confronter l’infamie présente et la grandeur passée devient alors la pire épreuve à supporter12. Le poète valide lui-même cette analyse en mettant en valeur par le chiasme final le renversement complet de la situation de Magnus:

Hac Fortuna fide Magni tam prospera fata pertulit, hac illum summo de culmine rerum morte petit cladesque omnis exegit in uno saeua die, quibus inmunes tot praestitit annos, Pompeiusque fuit qui numquam mixta uideret laeta malis, felix nullo turbante deorum et nullo parcente miser13

Ainsi, le malheur de Pompée vaincu à Pharsale est d’autant plus grand que sa gloire fut sans bornes. Ce qui pouvait donner à Magnus une confiance extrême produit le comble de sa désolation. Les exempla mutationis fortunae étudiés par W. Rutz parcourent toute l’œuvre, et la gravité des faits évoqués leur confère un poids particulier. Puisque le but des dieux est précisément d’abattre toute grandeur passée, il ne demeure aucune chance de se maintenir dans les hauteurs de la gloire14

À l’inverse, la guerre civile voit l’avènement d’un héroïsme d’un nouveau genre, qui fait fi de toute morale, et que le poète refuse de célébrer. C’est à cette grandeur bien particulière que César appelle ses troupes avant Pharsale:

Sed dum tela micant, non uos pietatis imago ulla nec aduersa conspecti fronte parentes commoueant ; uultus gladio turbate uerendos. Siue quis infesto cognata in pectora ferro ibit, seu nullum uiolarit uulnere pignus, ignoti iugulum tamquam scelus inputet hostis15 .

La valeur au combat impose la sauvagerie la plus criminelle, comme le revendique cyniquement le vainqueur, avant d’inciter ses troupes au pillage.

12. Cunctis ignotus gentibus esse mallet et obscuro tutus transire per urbes nomine ; sed poenas longi Fortuna fauoris exigit a misero, quae tanto pondere famae res premit aduersas fatisque prioribus urguet VIII 19-23.

13. VIII, 701-707.

14. Voir W. rutz , «Lucan und die Rhetorik », in m. durry (éd.), Lucain. Sept exposés suivis de discussions, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1970, 233-265, pp. 252 sq. 15. VII, 320-325.

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Mais ce cynisme qui prétend à l’héroïsme n’est pas réservé à César. Au livre VI, la mort extraordinaire de Scaeva, qui repousse à lui seul l’assaut des Pompéiens à Dyrrachium en faisant un rempart de son corps, pourrait revêtir une dimension héroïque. Transpercé de mille coups, il continue à frapper et à tenir l’ennemi en échec. Mais avant de décrire ses exploits, le poète nous a mis en garde. Ce personnage ne peut d’aucune manière être admirable moralement, tant sa virtus est entachée du crimen répandu sur tout le conflit:

pronus ad omne nefas et qui nesciret, in armis quam magnum uirtus crimen ciuilibus esset16

Nous renvoyons à l’analyse de s. FrAnchet d’esPèrey, qui montre dans son article «Massacre et aristie dans l’épopée latine» que Lucain détourne ici, comme lors du combat de Vulteius, les codes du combat épique17. Pourtant, au moment où il s’écroule enfin, il est célébré par ses camarades comme l’incarnation même de la vertu:

Ac uelut inclusum perfosso in pectore numen et uiuam magnae speciem Virtutis adorant18 .

Ce que les combattants de la guerre civile considèrent comme le sommet de l’héroïsme est un crime aux yeux du poète, qui rappelle, immédiatement après cet hommage des Césariens, que les mêmes actes auraient pu être vraiment admirables s’ils avaient été accomplis contre un ennemi étranger, et non pas pour soumettre Rome à César, mais qu’étant donné les circonstances, Scaeva demeure infelix (VIII 257-262) mais qu’il ne devient pas un héros.

Cependant, malgré la condamnation morale du poète, ce guerrier reçoit, au sein même de l’œuvre, la récompense à laquelle il aspirait entre toutes: ce personnage regrette, avant de se lancer dans le combat, de ne pas avoir César pour spectateur (VIII 158-160). Or, contre toute attente, alors que tout indique qu’il meurt après avoir reçu une infinité de traits, nous le retrouvons, à la fin du livre X, aux côtés de César, encerclé par ses ennemis à Pharos. Les derniers vers de la Pharsale, telle que nous en disposons, sont consacrés à cette réapparition de Scaeva qui semble prêt à réitérer son exploit en sauvant une situation désespérée, cette fois sous le regard de son chef:

dubiusque timeret optaretne mori, respexit in agmine denso Scaeuam perpetuae meritum iam nomina famae

16. VI, 147-148.

17. Voir, sur les vers VI, 257-262, s. F r A nchet d ’e s P èrey , «Massacre et aristie dans l’épopée latine», in g. nAuroy (éd.), L’écriture du massacre en littérature entre histoire et mythe, Berne, 2004. 18. VI, 253-254.

ad campos, Epidamne, tuos, ubi solus apertis obsedit muris calcantem moenia Magnum19 .

Il est paradoxal que Lucain dénie toute grandeur morale à ce combattant, tout en lui accordant, sans aucune nécessité historique, la faveur à laquelle il aspirait. Nous ne pouvons savoir la manière dont ce nouvel épisode se serait déroulé, mais il semble que le poète soit, pour ainsi dire, contraint de célébrer, malgré tout, cet héroïsme perverti. Sans doute est-ce une manière d’indiquer qu’au mépris de toute valeur morale, les dieux récompensent, dans ce conflit, ceux qui versent le plus de sang. Si ce nouvel héroïsme est dénoncé par le poète, il serait encouragé par les dieux, qui ont permis cette survie miraculeuse, voire cette résurrection de Scaeva. Si les dieux mêmes couronnent ce crime, il devient impossible d’atteindre un héroïsme réellement admirable au sein de la Pharsale. Le discours cynique de Pothin, qui conseille à Ptolémée d’assassiner Pompée en affirmant que les dieux eux-mêmes ont abdiqué toute morale, reflète bien ce que les événements nous amènent à penser:

Ius et fas multos faciunt, Ptolemaee, nocentes ; […] Fatis accede deisque et cole felices, miseros fuge20

Les dieux n’accordent pas le succès à ceux qui se révèlent nobles au combat.

Or Pompée lui-même est parfaitement lucide sur le dessein des dieux, avant même le début de la bataille de Pharsale. Il comprend que le destin le contraint à engager une bataille dont il devine l’issue et il y voit une ruse des dieux (‘ dolos deorum ’, VII 85-86). Il sait qu’il ne sera pas l’héroïque vainqueur de Pharsale. Mais la ruse tient à ce que l’infamie le menace également s’il refuse d’engager le combat, et on l’accuse déjà de lâcheté pour avoir retardé le combat jusque là21. Le discours que prononce Cicéron pour lui demander d’ouvrir les hostilités souligne l’indignité qu’il y aurait à s’en abstenir ou à attendre encore22. Les dieux retirent donc à Pompée toute possibilité

19. X, 542-546.

20. VIII, 484; 486-487.

21. segnis pauidusque uocatur, VII, 52.

22. La ruse des dieux est soulignée de manière encore plus subtile par les phrases à double entente que prononce Cicéron, qui annonce sans le savoir le désastre. Selon l’analyse de P.-J. Dehon, un vers de son discours peut ainsi être traduit de deux manières différentes:

Quid mundi gladios a sanguine Caesaris arces?

‘Pourquoi écartes-tu du sang de César les glaives de l’univers?’ traduit la hâte de tuer César, mais cela peut également signifier:

‘Pourquoi écartes-tu les glaives de César du sang de l’univers?’ VII, 81.

Voir P.-j dehon, «Une amphibologie de Lucain (B.C. VII, 81)?», Latomus XLVIII, 1989, 120-126.

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d’héroïsme: qu’il combatte ou qu’il s’en abstienne, il perd sa grandeur. Puisque la seule alternative possible oppose dès lors le crime à la chute, le vice à l’infamie, le lecteur en vient à se demander ce qui est préférable. L’humiliation de la défaite n’est-elle pas, après tout, un moindre mal, dans l’univers lucanien?

L’infamie comme moindre mal

Alors que les circonstances de la chute, de la mort et des funérailles de Pompée sont décrites comme totalement indignes, certains éléments nous indiquent qu’un mal encore plus grand aurait pu advenir. Tout d’abord, en arrivant à Larissa, après Pharsale, Pompée peut constater qu’il bénéficie encore de l’attachement et du soutien des habitants, prêts à mourir pour lui, et le poète affirme que ce témoignage d’affection ne s’exprime que grâce à son infortune:

Nunc tibi uera fides quaesiti, Magne, fauoris contigit ac fructus ; felix se nescit amari23 .

Après sa mort et sa décapitation, il trouve grâce à Cordus une sépulture, certes dérisoire, mais inespérée étant donné les circonstances. Les gestes accomplis par Cordus permettent de rendre le nom de Magnus à ce qui n’était plus qu’un truncus (VIII 722-723; 728; 752-754). Mais bien plus, la mort elle-même semble constituer une forme de consolation au sein de la guerre civile. Pompée considère ainsi, après Pharsale, que mourir des mains d’un barbare présente deux avantages: non seulement cela prive César de causer directement sa mort ou d’y assister, mais il y aurait un danger encore supérieur, qui est présenté comme la pire des infamies. Pompée redouterait par-dessus tout de devoir la vie à la clémence de César (VIII 315-316). Cette consolation est capitale et nous rappelle que Domitius, au livre II, a considéré comme une offense suprême de devoir la vie à la clémence de César (II, 511). En effet, le vœu de Pompée n’est qu’à moitié exaucé, puisque César aura bien sous les yeux les restes de son adversaire lorsqu’on lui présentera sa tête décapitée:

Caesaris aut oculis uoluit subducere mortem, nequiquam, infelix: socero spectare uolenti praestandum est ubicumque caput24 .

Mais le poète nous confirme alors que Pompée peut être satisfait d’échapper à la pitié césarienne:

23. VII, 726-727. 24. VII, 673-675.

quam magna remisit

crimina Romano tristis fortuna pudori, quod te non passa est misereri, perfide, Magni uiuentis!25

Les circonstances infâmes de l’assassinat de Magnus recèlent donc un bonheur inattendu, aux dires du poète lui-même.

Ce bonheur acquiert d’autant plus d’importance que César confirme, sous couvert de magnanimité, que son vœu était bien de pardonner à son beaufils et de lui laisser la vie sauve (IX, 1066-1068; 1099-1100). Paradoxalement, l’infamie du meurtre égyptien est préférable à l’asservissement à la clémence césarienne. Le sens de l’honneur établit une hiérarchie dans laquelle le destin de Pompée n’est pas le plus à craindre.

Par ailleurs, la manière dont le poète nous présente Pompée à partir de Pharsale tend à nous indiquer que le malheur de Rome aurait été encore bien supérieur si celui-ci s’était détourné de l’Egypte. En effet, alors qu’il doit choisir une stratégie à adopter après sa défaite, Magnus envisage de s’allier avec les Parthes. La perspective d’asservir Rome à des peuples barbares provoque l’indignation de ses partisans:

Temptare pudendum auxilium tanti est, toto diuisus ut orbe a terra moriare tua?26

Lentulus détaille dans un long discours la liste des infamies qu’entraînerait une telle décision, et en particulier le sort qui serait réservé à Cornélie au milieu d’un peuple particulièrement dépravé. Certes, le conseil de Lentulus conduit également Pompée à la mort, mais il le fait échapper à l’ignominie. Il évite à Magnus de se faire l’artisan d’un déshonneur qu’il ne fait que subir en Egypte. Dans une situation où l’héroïsme est hors d’atteinte, l’infamie prend de multiples visages, parmi lesquels la mort de Pompée n’est pas le plus redoutable.

Enfin, la Pharsale pourrait présenter une consolation à l’humiliation subie par Pompée par le biais de la voix du poète. À plusieurs reprises, celui-ci compense l’anonymat dans lequel Magnus disparaît. Avant Pharsale, il imagine et nous donne à voir ce qu’auraient été ses funérailles si elles avaient été célébrées à Rome, en évoquant le deuil partagé par toutes les générations (VII, 37-39). Puis, au moment où Cordus rend les derniers devoirs au corps de Pompée, le poète laisse la parole à ce personnage qui évoque à son tour l’hommage que les Romains auraient rendu à Magnus:

25. IX, 1059-1062. 26. VIII, 390-392.

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Non pretiosa petit cumulato ture sepulchra Pompeius, Fortuna, tuus, non pinguis ad astra ut ferat e membris Eoos fumus odores, ut Romana suum gestent pia colla parentem, praeferat ut ueteres feralis pompa triumphos, ut resonent tristi cantu fora, totus ut ignes proiectis maerens exercitus ambiat armis. Da uilem Magno plebei funeris arcam, quae lacerum corpus siccos effundat in ignes27

La confrontation de ce spectacle fictif et des circonstances réelles souligne encore l’humiliation de Pompée, mais ce passage fait vivre aux yeux du lecteur la noblesse d’une célébration organisée en l’honneur d’un chef héroïque. Le poète fait ensuite l’éloge funèbre du défunt, en prétendant dicter à Cordus ce qu’il aurait dû inscrire sur la stèle improvisée, à la place du seul «Hic situs est Magnus» (VIII, 806-815).

Cependant, la voix multiple du poète n’assure pas au vaincu une gloire éternelle. Le jugement qu’il porte sur le geste de Cordus est extrêmement instructif à cet égard. Dès le début de l’épisode, il nous indique que cet hommage dérisoire peut être considéré comme un ultime affront fait à Pompée (VIII, 714). À la fin de l’épisode, une fois les funérailles achevées, il laisse éclater son indignation devant l’exigüité de ce tombeau, considéré comme un ultime cadeau fait au vainqueur (VIII, 793-795). La seule consolation qui demeure réside dans l’obscurité même de ce tombeau, voué à disparaître naturellement, et à laisser s’effacer cet épisode déshonorant:

Veniet felicior aetas, qua sit nulla fides saxum monstrantibus illud28

Mais c’est alors le poète lui-même, en rapportant ces funérailles, qui perpétue le souvenir de circonstances dont il espère l’oubli total. Cette attitude contradictoire semble révéler l’incapacité du poète à rétablir la grandeur de Pompée. Alors même qu’il déplore l’humiliation de Magnus, il lui donne, dans son œuvre, un écho éternel. Ce paradoxe est encore plus éclatant si on compare le traitement réservé à Pompée avec le personnage de César. Au début du livre IX, la visite de César aux ruines de Troie donne l’occasion au poète de méditer sur l’éternité. Les pierres devenues impossibles à identifier font écho à la stèle obscure du tombeau de Magnus (IX, 973-979). Lucain célèbre alors la grandeur de la poésie, seule susceptible d’assurer l’éternité:

27. VIII, 729-737. 28. VIII, 869-870.

O sacer et magnus uatum labor ! omnia fato eripis et populis donas mortalibus aeuum29 .

Mais curieusement, ce n’est pas à Pompée que le poète promet une gloire inoubliable, mais à César:

nam, siquid Latiis fas est promittere Musis, quantum Zmyrnaei durabunt uatis honores, uenturi me teque legent; Pharsalia nostra uiuet, et a nullo tenebris damnabimur aeuo30

Alors qu’il condamne moralement la figure du vainqueur, la fonction de son œuvre est de perpétuer le souvenir de son héroïsme terrifiant. La voix du poète ne cherche donc pas à rétablir, au sein de l’épopée, un ordre du monde contraire au cours des événements. Celui qui raconte la guerre civile semble contraint à célébrer celui qui l’emporte, quelle que soit sa noirceur. L’infamie de Pompée, au sens propre du terme, est donc impossible à effacer, bien que le poète s’en indigne avec virulence.

Un nouvel héroïsme

Si la perspective d’un avenir qui restaure la grandeur de Magnus s’avère illusoire, Pompée, par instants, acquiert une valeur héroïque présentée sans aucune ironie. Quittant alors le fil des événements, le poète nous invite alors à adopter un point de vue différent, qui s’attache à la valeur morale, sans égard au succès ou à l’échec des combattants. Dès la fin de la bataille de Pharsale, il nous indique que le sort des Romains dont les corps jonchent le sol importe peu, au regard d’une réalité supérieure. Tout sera confondu dans la conflagration universelle, et la cruauté de César qui refuse une sépulture aux vaincus est vaine:

tabesne cadauera soluat an rogus haud refert; placido natura receptat cuncta sinu, finemque sui sibi corpora debent. Hos, Caesar, populos si nunc non usserit ignis, uret cum terris, uret cum gurgite ponti; communis mundo superest rogus ossibus astra mixturus31 .

29. IX, 980-981.

30. IX, 983-986. W. r . johnson remarque à propos de ces vers que César revêt paradoxalement le statut de muse. Voir op. cit., pp. 112 sq.

31. VII, 809-815.

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L’infamie qu’il croit imposer aux Pompéiens, et que Lucain détaille ensuite en s’attardant sur la venue des bêtes sauvages et des vautours, n’a rien de définitif. Puisque tout se mêle ultimement, l’héroïsme ou l’humiliation importent peu:

Libera fortunae mors est32

Ce mélange universel est d’ailleurs anticipé par le poète qui décrit le sang des vaincus, transporté par les vautours, aspergeant la tête du vainqueur:

Saepe super uultus uictoris et impia signa aut cruor aut alto defluxit ab aethere tabes33

Cette vision d’horreur fait référence au mythe de Méduse, dont la tête, emportée dans les airs, imbibe de sang la terre pour en faire naître les serpents libyens qui apparaissent au livre IX 34 . C’est lors d’une évocation aux accents légendaires et fantastiques que Lucain nous révèle le maintien de l’ordre du monde et la réhabilitation paradoxale de ceux qui subissent l’infamie lors de la guerre civile. Le retour à un cours lisible du destin ne peut prendre place dans le conflit: il ne peut être évoqué que dans une sphère lointaine.

Mais au plan individuel, la mort de Pompée trace, par petites touches, les contours d’un héroïsme d’un genre nouveau. Le poète célèbre en effet la grandeur de Pompée alors même qu’il apparaît comme déshonoré. De manière paradoxale, les vers de Lucain attribuent de l’héroïsme à la circonstance la plus honteuse de l’œuvre, la fuite loin de Pharsale:

Non gemitus, non fletus erat saluaque uerendus maiestate dolor, qualem te, Magne, decebat Romanis praestare malis35

Le poète développe l’argument selon lequel il est plus admirable pour ce chef de fuir plutôt que de mourir au combat, puisqu’il peut considérer qu’on ne se bat plus pour lui:

Nec derat robur in enses ire duci iuguloque pati uel pectire letum;

32. VII, 818.

33. VII, 838-839.

34. Illa tamen sterilis tellus fecundaque nulli arua bono uirus stillantis tabe Medusae concipiunt dirosque fero de sanguine rores (IX, 696-698).

Nous retrouvons dans les deux passages le terme de tabes

35. VII, 680-682.

sed timuit, strato miles ne corpore Magni non fugeret supraque ducem procumberet orbis36 .

Mais cette thèse semble bien peu convaincante. Le verbe timuit, placé en début de vers, et séparé de son complément par un ablatif absolu, met en relief la crainte du personnage, avant de la justifier par un motif prétendument noble, mais qui revient à encourager la débâcle des soldats. Le propos du poète est quelque peu ambigu. Il est clair que Pompée ne peut prétendre à un quelconque héroïsme, et Lucain nous en a d’ailleurs informés avant même la bataille, en prêtant à Pompée une lucidité totale37. Les louanges du poète, à partir de l’ultime bataille, sont d’une valeur douteuse, mais il n’en demeure pas moins que la dernière heure de Pompée est auréolée d’une vertu toute stoïcienne. Si la première étape de la déchéance de Pompée, la bataille de Pharsale, le prive de toute grandeur, malgré ce que prétend le poète, le personnage évolue ensuite, mais sans que sa transformation soit linéaire ni constante. On ne peut donc considérer que Pompée nous soit présenté par Lucain comme un proficiens stoïcien38. Nous avons déjà évoqué la noirceur absolue du dessein qu’il forme avant d’être ramené au sens de l’honneur par Lentulus. Mais à l’heure de sa mort, Magnus présente un visage dont rien ne vient ternir l’héroïsme. Il est désormais libéré de toute crainte (VIII, 576). Alors que les combattants de Pharsale étaient privés de spectateurs, le chef a l’occasion de révéler sa grandeur devant un public qui guette des marques d’héroïsme et qui sera donc susceptible de célébrer sa dignité (VIII, 593-595). Or Pompée se montre irréprochable au moment où il est frappé à mort:

tum lumina pressit

continuitque animam, ne quas effundere uoces uellet et aeternam fletu corrumpere famam39

Lucain accroît encore le rayonnement de son courage en lui accordant la parole et en transcrivant les mots que le mourant se dit à lui-même. La no-

36. VII, 669-672.

37. Aut populis inuisum hac clade peracta aut hodie Pompeius erit miserabile nomen (VII, 120-121).

38. Ce terme de proficiens a été employé par B. Marti. Contre l’idée que Pompée serait un proficiens stoïcien, voir d gAgliArdi, «Il testamento di Pompeo (nota a Phars. IX 8797)», Vichiana IX, 1980, 329-331. d b george défend au contraire cette définition appliquée à Pompée. Voir «The meaning of the Pharsalia revisited», Studies in Latin literature and Roman history VI, 1992, 362-389. C’est le cas également d’h. le bonniec, «Lucain et la religion», in m durry (éd.), Lucain. Sept exposés suivis de discussions, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1970, 159-200, p. 163. Sur les différentes étapes de l’évolution de Pompée vers la sagesse stoïcienne, voir c. Wiener, Stoische Doktrin in römischer Belletristik : das Problem von Entscheidungsfreiheit und Determinismus in Senecas Tragödien und Lucans ‘Pharsalia’, Münich, 2006, pp. 284-298.

39. VIII, 615-617.

114

La mort de Pompée dans la Pharsale de Lucain: l’infamie transfigurée 115

blesse de la réaction de Magnus dépasse ce à quoi il s’est préparé : alors qu’il pensait devoir retenir toute parole, il parvient à tenir un discours plein de grandeur qu’il n’avait pas prévu de prononcer. Il prétend alors à un réel héroïsme, malgré les circonstances honteuses de sa mort et de l’identité de ses meurtriers (VIII, 626-629). Le moment dramatisé de la mort est l’occasion pour le poète de révéler le chemin que Pompée a parcouru, de manière chaotique et parfois peu lisible, vers la sagesse. Bien plus, conformément à la sagesse stoïcienne, il prétend à un bonheur totalement indépendant des événements extérieurs. Ce renversement de dernière minute nous ramène au paradoxe de la conception stoïcienne du temps, dans laquelle la durée est un indifférent. Par conséquent, une seconde de vertu vaut toute une vie d’insensé. Dans une vision cyclique de la temporalité, l’importance de la durée disparaît. La rapidité de la conversion de Pompée n’ôte donc rien à sa valeur, du point de vue du Portique. Mais il s’agit bien d’un héroïsme d’un genre particulier, puisque Pompée le revendique comme un défi aux dieux, qui n’ont bâti que son humiliation. Il ne doit cet héroïsme qu’à sa propre valeur, et la piété envers les dieux ne peut y trouver de place:

ignorant populi, si non in morte probaris, an scieris aduersa pati. Ne cede pudori auctoremque dole fati: quacumque feriris, crede manum soceri. Spargant lacerentque licebit, sum tamen, o superi, felix, nullique potestas hoc auferre deo40 .

Les nobles réactions de Pompée, à cet instant, ne peuvent donc être réduites, comme le dit M. Malamud, à la stratégie d’un acteur41. S’il se regarde agir et juge son action, c’est pour pallier à la défaillance des dieux dont le jugement ne vaut rien. Il ne nous semble pas que la solitude de Pompée à cet instant soit un trait parodique, montrant qu’il se préoccupe en vain de ce que l’on pensera de sa mort, comme le dit W. Johnson, mais cela révèle que le regard des dieux n’a pas de valeur ; il ne les mentionne que pour les braver42. En effet, déjà avant Pharsale, Pompée reconnaît le dessein des dieux qui doit le mener à sa perte. Il ne s’aveugle pas sur l’issue du combat. Mais il ne se révolte pas contre la décision céleste (VII, 337-341); son comportement lors de la bataille est alors dénué de toute grandeur. Au contraire, lorsqu’il dénonce le cours des événements voulus par les dieux, il acquiert de la noblesse. Ce n’est donc pas la connaissance du plan divin, mais la condamnation de celuici qui semble être une condition essentielle, et éminemment paradoxale, de

40. VIII, 626-631.

41. Voir m. mAlAmud , «Pompey’s head and Cato’s snakes», Classical Philology LXXXVIII, 1, 2003, 31-44.

42. Voir W. r johnson, op. cit., pp. 79 sq.

la vertu. L’expression du visage de Pompée lors de sa mort confirme que la sagesse est un défi lancé aux dieux43, et la grandeur de l’homme s’affirme au moment où ceux-ci cherchent à l’anéantir.

L’épopée ne nous pousse pas à admirer l’action conjuguée des dieux et des hommes, mais la vertu acquise par l’homme contre les dieux. Alors que le poète s’indigne du cours des événements, certains personnages, contraints de l’accepter, parviennent à en transformer le sens, se montrant, en quelque sorte, plus sages que l’instance qui nous parle et qui s’abstient de définir la vertu au cœur de ce chaos.

Alors que tout condamne le vaincu à l’indignité, il retrouve au dernier instant un héroïsme individuel, qui ne sera suivi d’aucune gloire auprès des hommes. Le poète lui-même le célèbre, sans espérer, néanmoins, lui donner d’écho universel ni éternel.

Il nous faut alors nous demander pourquoi le poète fait l’éloge de la fuite de Magnus, sans attendre sa conversion ultime pour le célébrer. Il semble qu’il y ait une condition absolue à la sagesse de Pompée: il ne devient un sage qu’au moment où sa mort est imminente. Il se peut, dès lors, que cet héroïsme d’un nouveau genre ne puisse advenir qu’à condition d’être exclu du cours des événements. Le protagoniste du conflit ne peut acquérir d’héroïsme valable moralement en continuant à participer à cette guerre criminelle. Lucain cherche, par ses éloges, à indiquer que le bien ne peut concerner que ceux qui échappent à la guerre civile, par quelque moyen que ce soit. Nous pouvons d’ailleurs remarquer que la conversion de Pompée se communique à Cornélie, au moment où la défaite lui ferme également toute perspective de triomphe. Ainsi, après avoir été la cible des accusations d’immoralité portées par la voix de Julie, la femme de Pompée apparaît revêtue de tous les aspects de la dignité féminine au moment de son départ de Mytilène, aux côtés de Pompée vaincu44. L’héroïsme réel a pour condition l’échec. Il devient possible pour Magnus lorsque celui-ci est déchu de sa fonction de chef, et le poète marque cette étape décisive en cessant alors de souligner les bassesses du personnage.

L’avènement du vaincu à la grandeur morale a lieu en deux temps: d’abord exclu de toute perspective de victoire criminelle, il incarne seulement quelques jours plus tard l’héroïsme qui lui est désormais accessible. Par le seul fait d’être vaincu, et indépendamment de sa valeur morale, Magnus cesse, en un sens, d’être criminel. Le poète en prend acte, en présentant à partir de là toute sa conduite de manière favorable. S. Bartsch souligne, à juste titre, que le poète se fait un ardent partisan du vaincu, alors que depuis

43. iratamque deis faciem, «le visage irrité contre les dieux», VIII, 665.

44. tanto devinxit amore hos pudor, hos probitas castique modestia vultus, quod summissa animis, nulli gravis hospita turbae stantis adhuc fati vixit quasi conjunge victo, VIII, 155-158.

116

La mort de Pompée dans la Pharsale de Lucain: l’infamie transfigurée 117

le début de l’œuvre, il ne nous a pas caché ses défauts 45. C’est que le poète développe en fait une vision paradoxale de la vertu, à laquelle Pompée luimême ne se rallie que dans un second temps. En effet, le jugement du poète se met à concorder avec les faits qui ne nous sont racontés qu’à la mort de Pompée, lorsque le vaincu se reconnaît lui-même heureux dans la mort.

La mort de Pompée nous permet ainsi d’évaluer la possibilité, dans le monde de la Pharsale, de prétendre à l’héroïsme. La valeur guerrière ne peut prétendre à un héroïsme validé par le poète, puisque celui-ci se refuse à célébrer un conflit décrit comme monstrueux. La grandeur de César attire irrésistiblement la plume du poète, mais il lui refuse toute valeur morale. Au contraire, la sagesse ultime de Pompée, qui ne peut naître que dans la plus grande humiliation, ne peut recevoir qu’un hommage discret au sein même de l’œuvre. C’est en disparaissant que Magnus devient réellement grand : il peut alors se fondre dans la figure, vraiment héroïque, de Caton, qui n’embrasse réellement la cause de Pompée qu’une fois le chef purifié de ses vices par sa mort. Plus encore que la voix du poète, il semble que Caton soit le seul personnage dont la vertu demeure au cœur même du conflit et qui s’avère le plus à même de nous confirmer la valeur morale des dernières heures de Magnus. Or la défaite et la mort de Pompée créent un lien entre les deux hommes, puisque Caton devient pompéien à partir de ces événements : l’échec évacue toute possibilité d’ambition chez le vaincu, ne laissant demeurer que la légitimité de la cause qu’il défendait:

Ille, ubi pendebant casus dubiumque manebat, quem dominum mundi facerent civilia bella, oderat et Magnum46

En préservant la vertu et la dignité à l’heure suprême, le supplicié gagne la vraie fama à la place de celle qu’il recherchait orgueilleusement47. Une fois la gloire individuelle abdiquée, Caton peut considérer Pompée. La condition indispensable à la rédemption de Magnus est qu’il soit vaincu et qu’il meure. Son échec n’est pas simplement un obstacle qu’il parvient à contourner ou dont il tire profit, mais l’élément essentiel de sa conversion. La grandeur

45. Nous renvoyons à l’analyse de s b A rtsch , qui montre le décalage entre les propos élogieux du poète et les faits racontés. Voir Ideology in cold blood: a reading of Lucan’s Civil War, Cambridge (Mass.), Harvard University Pr., 1997, pp. 73-100. 46. IX, 19-21.

47. Selon l’analyse de d c . F eeney , Pompée, qui n’avait plus de «Magnus» que le nom, devient, comme le dit Cordus, «maximus» au moment de sa mort. Voir «‘Stat magni nominis umbra’. Lucan on the greatness of Pompeius Magnus», Classical Quarterly XXXVI, 1986, pp. 239-243. A. W. lintott montre d’ailleurs que Lucain prépare depuis le début de l’œuvre cet affaiblissement de Pompée, qui joue un rôle majeur. L’image inaugurale du chêne miné s’éloigne de la réalité historique de la force que détient encore Pompée au début du conflit, pour annoncer sa chute, qui lui donne la gloire. Voir «Lucan and the history of the Civil War», Classical Quarterly XXI, 1971, 488-505, pp. 500 sq.

d’âme à laquelle il prétendait auparavant, et en particulier à Dyrrachium au livre VI, devient bien réelle, par la force des choses.

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118

Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núms. 31-32 (2015-2016), p. 119-141

DOI: 10.2436/20.2501.01.65

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant

Pilar Gómez

Universitat de Barcelona pgomez@ub.edu

AbstrAct

This paper on Lucian’s De morte Peregrini aims to analyse Peregrinus’s extravagant suicide of in contrast with the significance of the death of heroes in epic poetry, as well as with the death of citizens. The death of those who died fighting for their city was a sign of identity of the Athenian polis – at least in so far as it is remembered by oratory during the classical period. I identify certain compositional elements and structural features that Lucian uses to build a satire on Peregrinus Proteus as a literary character , and, through his account, to convert Peregrinus’ death into an unworthy and ridiculous act.

keyWords: Lucian, Peregrinus Proteus, suicide, satire, cynicisme, héros, thêatre

1. Introduction

Au pied des murs de Troie, Hector sait qu’il va périr. Le destin de mort ( μοῖρα ) a déjà mis la main sur lui. Mais s’il n’est plus en son pouvoir de vaincre et de survivre, il dépend de lui d’accomplir ce que commande, à ses yeux comme à ceux de ses pairs, sa condition de guerrier:

Non, je n’entends pas mourir sans lutte ni sans gloire ni sans quelque haut fait dont le récit parvienne aux hommes à venir (Il. 22.297-305)

μὴ μὰν ἀσπουδί γε καὶ ἀκλειῶς ἀπολοίμην, ἀλλὰ μέγα ῥέξας τι καὶ ἐσσομένοισι πυθέσθαι

Comme Jean-Pierre Vernant l’a écrit1, pour ceux que l’Iliade appelle ἄνδρες les hommes dans la plénitude de leur nature virile, à la fois mâles et courageux—, il est une façon de mourir au combat, dans la fleur de l’âge, qui confère au guerrier défunt, comme le ferait une initiation, cet ensemble de qualités, de prestige, de valeurs, pour lesquels, tout au long de leur vie, l’élite des ἄριστοι, des meilleurs, entrent en compétition. Cette «belle mort» (καλὸς θάνατος), pour lui donner le nom dont la désignent les oraisons funèbres athéniennes, fait apparaître, à la façon d’un révélateur, sur la personne du guerrier tombé dans la bataille l’éminente qualité d’homme valeureux (ἀνὴρ ἀγαθός), d’homme de cœur. À celui qui a payé de sa vie son refus du déshonneur au combat, de la honteuse lâcheté, elle assure un indéfectible renom. La belle mort, c’est aussi bien la mort glorieuse (εὐκλεὴς θάνατος). Pour toute la durée des temps à venir elle fait accéder le guerrier disparu à l’état de gloire; et l’éclat de cette célébrité (κλέος), qui s’attache désormais à son nom et à sa personne, représente comme le terme ultime de l’honneur, son extrême pointe, l’ἀρετή accomplie.

* * *

En l’an 165 après J.-C., Pérégrinos a un accès de fièvre très violent et le médecin lui dit que, s’il tient tant à mourir, la mort vient déjà d’elle-même frapper à sa porte, et qu’il a là une belle occasion de la suivre, sans recourir au feu comme il l’avait annoncé. Voilà la réponse du malade: «Mais, cette fin, commune à tous les hommes, ne serait pas aussi glorieuse 2 » ( Ἀλλ’ οὐχ ὁμοίως ἔνδοξος ὁ τρόπος

,

κοινὸς ὤν, Peregr. 44). Ces derniers mots de Pérégrinos dans le Περὶ τῆς Περεγρίνου τελευτῆς de Lucien révèlent que ce philosophe cynique était prêt à tout pour atteindre la célébrité et la gloire3. C’est pour cette raison qu’il a préparé son sacrifice par crémation aux Jeux olympiques.

Sur la mort de Pérégrinos est l’un des opuscules les plus célèbres de Lucien. L’intérêt qu’on y prend vient non seulement de la mort extraordinaire du personnage mais encore de ce que Lucien dit des chrétiens4, comme les scholiastes le signalent déjà5, ou comme la Souda l’indique en citant cet ouvrage comme une preuve évidente de l’esprit blasphémateur et par ailleurs irrévérencieux de Lucien6 .

1. Cf. vernAnt 1982, 45 sq.

2. Toutes les traductions de Lucien de ce travail sont empruntées à Émile c h A mbry , Lucien. Œuvres complètes, Paris, Garnier Frères, 1933-1934.

3. Ce concept est souvent évoqué dans le texte par l’emploi de noms comme κενοδοξία (§ 4), δόξα (§ 14); d’adjectifs comme κενοδόξον (§ 4), δοξαρίου (§ 8), φιλόδοξον (§ 38), ἔνδοξος (§ 44); ou bien de syntagmes tels que ἔρως τῆς δόξης (§ 22), θυμὸν δόξης (§ 30), δυσέρωτα τῆς δόξης (§ 34).

4. Ce sont les passages clés Peregr. 11-14 et 16.

5. rAbe 1906, 216-220.

6. s uid A s s.u.

120
γένοιτ’
ἂν
πᾶσιν
Λουκιανός: […] τελευτῆσαι δὲ αὐτὸν λ ό γος ὑπὸ κυνῶν, ἐπεὶ κατὰ τῆς ἀληθείας ἐλύττησεν· εἰς γὰρ τὸν Περεγρίνου βίον καθάπτεται τοῦ Χριστιανισμοῦ, καὶ

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 121

En conséquence, cette pièce a presque toujours été analysée pour chercher à expliquer quelle était la connaissance, directe ou indirecte, que Lucien avait de cette nouvelle religion et quel jugement il portait sur elle7: peut-être Lucien estimait-il certaines vertus des chrétiens, mais il blâme leur crédulité et les raille d’adorer «le sophiste crucifié» et de croire à l’immortalité; peut-être aussi Lucien assistait-il à quelques entretiens des chrétiens dans lesquels ceux-ci parlaient de leurs textes sacrés, de Jésus-Christ, de ses miracles, de sorte que le Samosatéen

«[…] no sólo no se desinteresó de los fenómenos religiosos de su época tan compleja, sino que fue un espíritu y un observador atento de los cambios fundamentales contemporáneos en cuanto a la religión y la religiosidad del siglo ii después de Cristo. Su obra adquiere así una perspectiva nueva y se convierte en un testimonio digno de confianza que debería ser estudiado también por los historiadores del Cristianismo primitivo y los teóricos de la religión en la época imperial»8 .

Cependant, le but de ce travail n’est pas d’attirer l’attention sur le débat à propos des liens entre Lucien et les chrétiens. Au contraire, nous nous bornerons ici à réfléchir sur certains aspects de cette pièce dans le cadre de ce colloque dont le thème énoncé par une proposition paratactique «Morts héroïques, morts infâmes» nous invite à comparer ces deux types de mort, et celle de Pérégrinos peut être, sans doute, un bon exemple de cette opposition. À en juger par ses mots, Pérégrinos souhaitait une ‘mort héroïque’, mais la préparation, l’exécution et les conséquences de sa mort en font une ‘mort infâme’, tout au moins selon ce que nous lisons dans le récit de Lucien, c’està-dire dans une œuvre littéraire. Nous allons donc tenter d’analyser ici certains éléments formels et de contenu que Lucien a employés pour construire un pamphlet littéraire —si nous identifions ce genre d’écrit satirique comme une attaque directe contre une personne9—, où le rire et les railleries sont habilement utilisés, dans ce cas pour changer un sujet sérieux —la mort10 —

7- Cf. edWArds 1989, 89-98; PilhoFer 2005, 97-110.

8. kArAvAs 2010, 120; voir aussi mestre 2013, 88.

9. Selon b A jtin 1993, 167: «…las sátiras de Luciano representan toda una enciclopedia de su tiempo: están llenas de polemismo abierto y oculto con diversas escuelas filosóficas, religiosas, ideológicas, científicas, con tendencias y corrientes de actualidad, están llenas de imágenes de personalidades contemporáneas o recién desaparecidas, de líderes de todas las esferas de la vida social e ideológica, están repletas de alusiones a sucesos grandes y pequeños de su época, perciben nuevos caminos en el desarrollo de la vida cotidiana, muestran los nacientes tipos sociales de todas las capas de la sociedad, etc. Es una especie de Diario de un escritor que trata de adivinar y apreciar el espíritu general y la tendencia de la actualidad en su devenir».

10. À maintes reprises, Lucien nous offre, à travers le monde des morts, un cadre approprié à la construction d’un monde utopique où il peut développer sa satire et condamner

αὐτὸν βλασφημεῖ τὸν Χριστὸν ὁ παμμίαρος. διὸ καὶ τῆς λύττης ποινὰς ἀρκούσας ἐν τῷ παρόντι δέδωκεν, ἐν δὲ τῷ μέλλοντι κληρονόμος τοῦ αἰωνίου πυρὸς μετὰ τοῦ Σατανᾶ γενήσεται

en quelque chose de ridicule, extravagant, honteux et digne de mépris; et cela en vertu de la μῖξις en tant que procédure littéraire qui facilite la co-présence du σπουδαῖον et du γελοῖον dans une œuvre singulière11. En somme, nous allons essayer d’identifier la façon dont Lucien transforme par le biais de son récit la mort de Pérégrinos en une mort infâme.

2. Pérégrinos, l’homme

Lucien est le témoin le plus important et accompli sur Pérégrinos, et il a probablement écrit son pamphlet peu de temps après la mort du philosophe 12 .

La plupart des témoignages sur Pérégrinos appartiennent aux iie et iiie siècles après J.-C. et concordent avec celui de Lucien pour le présenter comme un philosophe cynique13; ils évoquent sa mort14, ou bien soulignent sa condition

la société réelle et contemporaine, ainsi que le pouvoir, la religion, la culture, le comportement des hommes le plus enraciné dans leur vie…, et exprimer la sagesse légitime et véritable sur la vie, ignorée des hommes. C’est cette même ignorance qui rend ridicules tant d’ombres dans les Dialogues des morts, où les plus ridiculisés sont toujours les individus qui ont profité pendant leur vie de plus de richesses et de toutes sortes de pouvoirs et de gloires. Il n’est donc pas étonnant que les œuvres de Lucien où la mort joue un rôle important sont en général mises en rapport avec les textes du corpus à tendance cynique ou avec ceux considérés comme ménippés, étant donné que Ménippe y est le personnage principal, porte-parole de l’auteur; voir cAmerotto 2015, 327.

11. Cf. c A merotto 1998, 75-140, sur le sens et l’application de la μῖξις comme processus inhérent à la création littéraire. Pour sa part, brAndâo 2001, 297-298, n. 62, souligne: «Observa-se que o termo spoudaiogeloîos é registrado parcamente (Estrabào, Diógenes Laercio e uma única inscriçào sào as reduzidas fontes). O uso pouco difundido do termo náo deve levar a conclusào relativa à pouca importância ou difusào do gênero, embora os textos nem sempre tenham sido conservados… A crítica antiga passa ao largo do spoudaiogeloîos , tal vez porque, como lembra b ranham [1989, 43], esse tipo de produçao contraria toda a tradiçao que se construíra com base na ‘concepçao da unidade literária como reflexo da unidade da naturaleza’». La combinaison stylistique des éléments sérieux et comiques est signalée pour la première fois avec les termes σπουδαῖον – γελοῖον par Aristoph. Ran. 390; voir aussi, par exemple, Pl. Euthy. 307a, R. 603c et Lg. 647d; ou Xen. Smp. 8.41, Mem. 4.4.2

12. Cet opuscule aurait été rédigé par Lucien autour de l’année 170 après-J.-C., selon la chronologie établie par schWArtz 1965, 15-17.

13. Philostr. VS 563-564 fait allusion à Pérégrinos par ses disputes avec Hérode Atticus, et l’identifie comme un philosophe cynique (τὸν κύνα Πρωτέα), un de ceux qui se livrent avec ferveur à leur philosophie (

οὕτω θαρραλέως φιλοσοφούντων ), jusqu’au point de se jeter dans le feu à Olympie. Parmi les auteurs latins, malgré son attitude contraire aux manifestations les plus radicales des cyniques, Aulu-Gelle ( Noct. Att. 12.11) décrit Pérégrinos comme «uirum grauem atque constantem», comparable dans leur sagesse et poète Sophocle, et il lui rendait régulièrement visite dans son abri en dehors d’Athènes où il écoutait des choses qui étaient utiles et nobles. D’ailleurs, pour le chrétien Tatien (Or. ad Graec. 25.1) Pérégrinos représente le prototype du sage cynique et, pour cette raison même, on pourrait lui adresser la critique du mouvement dans son ensemble.

14. Le caractère bizarre de Pérégrinos est attesté par le rhéteur Ménandre ( Rhet. Gr . III p. 346, 17-18 Spengel) quand il propose sa mort comme sujet pour un éloge paradoxal. Néanmoins, de l A h oz m ontoy A 2000, 99-120, présente l’action insolite de Pérégrinos

122
τῶν

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 123 de θεῖος ἀνήρ15. Cependant, il faut rappeler qu’actualité et vérité ne sont pas des synonymes chez Lucien, parce que, même lorsqu’il choisit comme sujet une personne réelle et contemporaine, il ne renonce pas à la création rhétorique ni aux procédés de distorsion de la vérité caractéristiques de celle-ci : actualité et vérité sont deux choses, et l’absence de vérité ne doit pas nécessairement être confondue avec le manque d’actualité. C’est pourquoi, dans les pamphlets de Lucien —comme Bompaire l’observe— «l’actualité déclarée et agressive est loin d’y occuper la première place»16 .

Ainsi, le mythe et la tradition philosophique font mention —depuis les premiers paragraphes du texte— de ce personnage singulier, que Lucien assimile au dieu marin Protée, doté du don de prophétie, et au Phoenix pour sa capacité à revivre et se réinventer. D’autre part, Démocrite, le philosophe qui aime à rire — en opposition à Héraclite l’obscur— parraine le pittoresque Pérégrinos, qui, comme celui-ci et comme Empédocle, a également choisi le feu pour mettre fin à sa vie, mais avec une intention et des résultats si différents que Lucien doute que même le philosophe ‘rieur’ puisse rire assez pour supporter la mort de Pérégrinos:

Que crois-tu qu’aurait fait Démocrite, s’il avait vu pareille chose? Il aurait bien ri de cet homme, et à juste titre; mais il n’aurait jamais pu en rire autant que sa folie le méritait (Peregr. 45)

Le rire et le sourire sont donc le cadre structurel qui sous-tend cette satire de Lucien 17 —«the most sustained and complex Lucianic thematisation of the laughter of ‘life and death’»18—, qui imagine aussi comment le destinataire de sa lettre —car cet opuscule a été écrit sous la forme d’une lettre— se moquera de la stupidité de son personnage: «Il me semble que je te vois éclater de rire de la sottise de ce vieillard» (Πολλὰ

comme une adaptation aux nouvelles formes d’ascétisme de certaines pratiques connues dans la tradition cynique antérieure.

15. Athénagoras ( Leg . 26. 3-4) se fait l’écho de l’auto-immolation du philosophe et de la fonction oraculaire de la statue érigée en son honneur par les habitants de Parion. Cf. bAgnAni 1955, 107-112, à propos d’un manque d’unanimité parmi les auteurs chrétiens sur Pérégrinos.

16. bomPAire 1958, 483. Par ailleurs, selon cAster 1938, 88, un pamphlet de Lucien est «un ouvrage de genre exécuté avec la totale absence de scrupules qui était de règle dans la circonstance. Il contient du vrai dans la mesure où un écrit de polémique a besoin de coïncider —parfois— avec la vérité».

17. Cf. b A umb A ch & h A nsen 2005, 111: «Lukian schildert uns die wechselvolle Karriere des Peregrinos Proteus […] nicht mit der biographischen Objektivität und Wahrheitsliebe, die er in seiner Schrift Wir man Geschichte schreiben soll (§ 39) selbst fordert, sondern mit unverkennbar zu Übertreibungun neigender satirischer Bosheit».

18. hAlliWell 2008, 462.

τί σοι δοκεῖ ὁ Δημόκριτος, εἰ ταῦτα εἶδε; κατ’ ἀξίαν γελάσαι ἂν ἐπὶ τῷ ἀνδρί; καίτοι πόθεν εἶχεν ἐκεῖνος τοσοῦτον γέλωτα
τοίνυν δοκῶ μοι ὁρᾶν σε γελῶντα ἐπὶ τῇ

κορύζῃ τοῦ γέροντος, Peregr. 2); aussi dans ses derniers mots l’exhorte-t-il de nouveau à rire chaque fois qu’il entend quelqu’un parler de Pérégrinos avec enthousiasme: «Pour toi, mon doux ami, ris-en aussi, surtout quand tu entendras les autres l’admirer» (σὺ δ’ οὖν, ὦ

, Peregr. 45).

3. Pérégrinos, un anti-héros

Lucien vise à expliquer la fin étonnante de Pérégrinos — τελευτή19, et non plus θάνατος, est le terme employé par le Samosatéen—, mais son ouvrage inclut aussi un βίος du personnage dont la présentation —dans le texte de Lucien— ne permet pas au lecteur de considérer ce Protée comme un héros ni pour sa mort ni pour sa vie. De ce point de vue, il peut être opportun de rappeler certains aspects, thèmes et motifs de la tradition héroïque grecque et d’analyser la façon dont Lucien les réutilise dans un contexte peu héroïque afin de caractériser Pérégrinos comme un ‘anti-héros’. À ce propos, nous avons pris comme point de départ les attributs que Nagy20 fixa comme inhérents au statut d’un héros, en n’accordant une attention particulière, dans ce cadre général, qu’à quatre de ces traits qui définiraient la figure d’un héros.

a) Tout d’abord, un héros ‘est’, c’est-à-dire qu’il existe comme tel, s’il peut être singularisé ou identifié par une épithète ou par un nom qui désigne sa personnalité ou son caractère. Par exemple, dans la formule Ἀχαιῶν ἄριστος nous pouvons reconnaître Agamemnon, Diomède, Achille ou bien Ulysse, qui peut également être ὁ κάκιστος τῶν Ἀχαιῶν

Ainsi, si le nom définit la nature et la personnalité du héros dans la tradition épique, peut-être l’intérêt de Lucien pour cette question dans Sur la mort de Pérégrinos n’est-il pas sans importance, car au début même du texte le nom du protagoniste apparaît déjà accompagné d’un adjectif — κακοδα ί μων , c’est-à-dire qu’il est ‘possédé’ ou ‘poursuivi par un mauvais démon’21—, et la première réflexion de Lucien sur son personnage est que Pérégrinos aime à se donner un autre nom, Προτεύς, et l’auteur justifie les raisons de ce choix par son pouvoir de se métamorphoser22:

L’infortuné Pérégrinos, ou Protée, comme il aimait à s’appeler luimême, a fait exactement ce que faisait le Protée d’Homère. Après avoir

19. Selon c h A ntr A ine 1968, 1102, τελευτή est «accomplissement, issue, fin» (Hom., ion., att., etc.). Ce terme ne comporte pas la diversité d’emplois de τέλος et s’emploie de plus en plus au sens de «fin, cessation», notamment pour la fin de la vie.

20. nAgy 1999

21. Cf. chAntrAine 1968, 246.

22. Ses coreligionnaires chrétiens l’appelaient ‘nouveau Socrate’:

(Peregr 12).

124
φιλότης
γέλα καὶ αὐτός
καὶ μάλιστα ὁπόταν τῶν ἄλλων ἀκούῃς θαυμαζόντων αὐτόν
,
,
καὶ ὁ βέλτιστος Περεγρῖνος —ἔτι γὰρ τοῦτο ἐκαλεῖτο— καινὸς Σωκράτης ὑπ’ αὐτῶν ὠνομάζετο

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 125 pris toutes sortes de formes pour faire parler de lui, et joué une infinité de personnages… (Peregr. 1)

C’est avec ce même adjectif κακοδαίμων23 que Lucien conclut également le récit des événements à Olympie : «Telle fut la fin du malheureux Protée» ( Τοῦτο

, Peregr . 42). En effet, Lucien appelle Protée son personnage quand il écrit ses propres impressions et veut exprimer son opinion personnelle sur Pérégrinos, tandis que les autres voix qui se font aussi entendre dans le texte se réfèrent à lui comme Protée ou comme Pérégrinos indistinctement. Théagènes, par exemple, commence son discours par ces mots: «On ose dire, criait-il, que Protée est un vaniteux, ô terre, ô soleil, ô fleuves, ô mer, ô Héraclès, notre patron, Protée qui a été mis aux fers en Syrie…» (“Πρωτέα

…, Peregr . 4). Au contraire, dans l’histoire de l’orateur anonyme, on peut lire: «Cependant Pérégrinos fut relâché par le gouverneur qui administrait alors la Syrie» (Πλὴν

, Peregr. 14); ou bien: «Comment Protée fera-t-il donc la distinction entre les bons et les méchants, pour être utile aux uns, sans rendre les autres plus hardis et plus téméraires?» (

ἀποφανεῖ (Peregr. 23).

b) Deuxièmement, l’’existence’ du héros n’est réelle que si un poète (ἀοιδός) chante ses exploits et proclame son κλέος, puisque la mémoire (μνημοσύνη) est inhérente au concept poétique de gloire, comme l’expliquait déjà Homère:

La Muse excita l’aède à chanter les gestes fameuses des héros ( κλέα ἀνδρῶν ), dans le cycle dont la gloire ( κλέος ) montait alors jusqu’au vaste ciel, la querelle d’Ulysse et d’Achille, fils de Pélée, comment une fois ils s’étaient disputés dans un opulent festin des dieux, en terribles paroles, et comment le chef de l’armée, Agamemnon, se réjouissait en sa prédiction que lui avait rendue par un oracle Phébus Apollon dans la sainte Pytho, quand il avait franchi le seuil de pierre, afin de le consulter, au temps où les conseils du grand Zeus allaient entraîner

23. Lucien utilise aussi cet adjectif pour désigner les chrétiens et leur sottise de croire qu’ils seront immortels et vivront une vie éternelle:

(Peregr. 13).

Ὁ κακοδαίμων Περεγρῖνος, ἢ ὡς αὐτὸς ἔχαιρεν ὀνομάζων ἑαυτόν, Πρωτεύς , αὐτὸ δὴ ἐκεῖνο τὸ τοῦ Ὁμηρικοῦ Πρωτέως ἔπαθεν· ἅπαντα γὰρ δόξης ἕνεκα γενόμενος καὶ μυρίας τροπὰς τραπόμενος
τέλος τοῦ κακοδαίμονος Πρωτέως ἐγένετο
γάρ τις
ἔφη
“ κεν ό δοξον ” τολμᾷ λέγειν , ὦ γῆ καὶ ἥλιε καὶ ποταμοὶ καὶ θάλαττα καὶ πατρῷε Ἡράκλεις – Πρωτέα τὸν ἐν Συρίᾳ δεθέντα
ὁ Περεγρῖνος ἀφείθη ὑπὸ τοῦ τότε τῆς Συρίας ἄρχοντος
πῶς οὖν ὁ Πρωτεὺς τοῦτο διακρινεῖ καὶ τοὺς μὲν χρηστοὺς ὠφελ ή σει , τοὺς δὲ πονηροὺς οὐ φιλοκινδυνοτέρους καὶ τολμηροτέρους
,”
,
ἀλλ’
πεπείκασι γὰρ αὑτοὺς οἱ κακοδαίμονες τὸ μὲν ὅλον ἀθάνατοι ἔσεσθαι καὶ βιώσεσθαι τὸν ἀεὶ χρόνον

dans les maux Troyens et Danaens. C’est là ce que chantait l’aède illustre (Od. 8.73-83)24 .

En effet, le héros de l’épopée meurt, mais son nom ne périt pas. Pour toute la durée des temps à venir sa mort glorieuse (εὐκλεὴς θάνατος) fait accéder le guerrier disparu à l’état de gloire. Par cette ‘belle mort’ l’excellence ( ἀρετή) des ἄριστοι se réalise d’un coup et à jamais dans l’exploit qui met fin à la vie du héros; et l’on ne peut pas oublier cette mort. La mortalité du héros est ainsi vaincue par son immortalité liée au chant du poète. Pérégrinos-ProtéePhoenix possède également son propre ‘chanteur’, mais celui-ci — Lucien— ne construit pas une histoire typique des héros de l’ ἔπος mais une satire mordante. Ainsi, le κλέος impérissable est éclipsé, sous la plume d’un écrivain incisif, par le ψόγος inhérent à la satire d’un pamphlet. Le blâme que tresse la chronique de cette mort infâme —qualifiée de κακῶς θνῄσκειν25 par opposition à la ‘mort héroïque’ ( καλὸς θάνατος) de la tradition épique et oratoire— est explicite aussi dans la construction et la création rhétorique du récit lui-même, qui se développe à travers un éloge (ἔπαινος), un ἔλεγχος (refutatio) et un logos epitaphios, élément clé dans la construction de l’identité de la polis classique. Certes, l’apologie passionnée et intense prononcée par Théagénès, philosophe cynique et fervent admirateur de Pérégrinos, est minée par l’intervention d’un autre orateur — celui-ci anonyme— dont les paroles fournissent à Lucien matière pour la description caustique des derniers moments de la vie et de la mort de Pérégrinos. De même, pour rendre plus grand encore l’opprobre que mérite son personnage, Lucien fait référence au discours funèbre que Pérégrinos lui-même déclamait en son propre honneur avant de mourir. Il s’agit, sans doute, d’une situation grotesque, parce que sa mort n’est pas une mort exemplaire et, en même temps, parce que c’était un grand privilège de prononcer le discours à la mémoire de ceux qui sont tombés pour la défense de la communauté, lesquels sont honorés publiquement par toute la collectivité des citoyens26:

Puis, craignant d’être écrasé dans une telle cohue, car j’avais vu plusieurs personnes succomber ainsi, je me retirai, en envoyant au diable ce sophiste avide de mourir, qui débitait son oraison funèbre avant sa mort (Peregr. 32)

24. Trad. de M. d u F our & J. r A sion , Homère, L’Odyssée , Paris, Garnier, 1961. Ce souvenir impérissable correspond également aux héroïnes: «Aussi le renom de sa vertu ne périra jamais, et les immortels inspireront aux hommes de beaux chants à la gloire de la sage Pénélope» (…

25. Luc., Peregr. 26.

26. L’un des plus illustres représentants de la Seconde Sophistique, Polémon de Laodicée, imagina un débat entre les parents de deux héros tombés à Marathon —Cynegire et Callimaque— pour décider auquel des deux devrait correspondre le privilège de livrer le logos epitaphios pour ces héros; cf. gómez 2013, 85-88; gómez 2014, 157.

126
τῶ οἱ κλέος οὔ ποτ’ ὀλεῖται / ἧς ἀρετῆς, τεύξουσι δ’ ἐπιχθονίοισιν ἀοιδὴν / ἀθάνατοι χαρίεσσαν ἐχέφρονι Πηνελοπείῃ, Od. 24.196-198).

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 127

c) Troisièmement, l’association entre l’immortalité héroïque et la vénération dans le culte permet de présenter le héros comme un δαίμων ou même comme semblable aux dieux; il est alors digne de recevoir sa part d’honneur ( τιμαί ) 27. Cette dignité accordée au héros de l’épopée bienfaiteur de tous ceux qui lui rendent un culte est remplacée dans le texte de Lucien par l’envie effrénée d’un individu désireux qu’on lui consacre des autels et que des statues soient érigées en son honneur. Néanmoins, Pérégrinos a peu de mérites qui justifieraient cela, étant donné le vaste catalogue de fautes, délits, erreurs et crimes commis tout au long de sa vie, tels qu’ils ont été exposés dans le discours de l’orateur anonyme: adultère, parricide, proscrit, exilé, corrupteur des jeunes, et aussi adepte des croyances, coutumes et habitudes chrétiennes dont la nouveauté (καινότης) est —selon Lucien— une extravagance de plus de cet homme qui agit toujours pour son propre compte et pour son propre avantage. Par la suite, Pérégrinos invente (λογοποιεῖ) ce qui se passera après sa mort et il doit recourir à la composition d’oracles, tout en disant qu’ils étaient déjà anciens, et il les présentait comme une garantie qu’il deviendrait une nouvelle divinité:

Il débite aussi des fables et rapporte d’anciens oracles qui veulent qu’on le regarde comme un témoin tutélaire de la nuit. Il est clair qu’il demande des autels et qu’il espère qu’on lui élèvera une statue d’or (Peregr. 27)

d) En quatrième lieu, Nagy a noté qu’un élément essentiel du façonnement d’un héros, de sa pérennité poétique et de son culte, était l’orientation panhellénique de sa survivance dans laquelle les Jeux olympiques et l’oracle de Delphes jouaient un rôle décisif lorsqu’ils représentent l’organisation communautaire et la synthèse culturelle des Hellènes, dépourvus d’une identité politique unique.

Pérégrinos a choisi la façon, le temps et le lieu de sa mort, et lui-même les annonçait des années auparavant, afin d’avoir de nombreux témoins de son exploit:

27. Cf. nAgy 2013, 134 sq., sur les funestes conséquences de cette association avec la divinité; et 245 sq. pour une analyse de la liaison du κλέος de la poésie épique comme un événement récurrent dans le rituel et non plus seulement mythique. Voir aussi nAgy 1999, 118 [avec bibliographie] pour le sens du terme τιμή

εἶτα φοβηθεὶς μὴ συντριβείην ἐν τοσαύτῃ τύρβῃ, ἐπεὶ καὶ πολλοὺς τοῦτο πάσχοντας ἑώρων, ἀπῆλθον μακρὰ χαίρειν φράσας θανατιῶντι σοφιστῇ τὸν ἐπιτάφιον ἑαυτοῦ πρὸ τελευτῆς διεξιόντι
ἀλλὰ καὶ λογοποιεῖ καὶ χρησμούς τινας διέξεισιν παλαιοὺς δή , ὡς χρεὼν εἴη δαίμονα νυκτοφύλακα γενέσθαι αὐτ ό ν , καὶ δῆλ ό ς ἐστι βωμῶν ἤδη ἐπιθυμῶν καὶ χρυσοῦς ἀναστήσεσθαι ἐλπίζων.

Notre brave Cynique a choisi l’assemblée la plus nombreuse de Grèce pour élever le bûcher le plus grand possible et sauter dedans en présence d’une multitude de témoins, après avoir prononcé devant les Grecs plusieurs discours sur son audacieux dessein quelques jours avant de le mettre à exécution (Peregr. 1)

Mais dans ce cas, les innombrables témoins de la mort de Pérégrinos déviennent un élément très négatif parce qu’ils symbolisent la présomption, la vanité et l’arrogance du personnage. Cela explique que Lucien à plusieurs reprises fait allusion à la foule (τὸ πλῆθος) pour signifier qu’il s’agit d’un ensemble d’acolytes ignorants, dépourvus de jugement, arbitraires, seulement capables de flatter un trompeur, caractérisés par leur crédulité28:

Et, par Zeus, il n’est pas invraisemblable que, dans la foule immense des sots, il ne s’en trouve quelques-uns pour affirmer que, grâce à lui, ils ont été guéris de la fièvre quarte et qu’ils ont rencontré la nuit ce génie des ténèbres. Ses détestables disciples élèveront sans doute sur son bûcher un sanctuaire, qui sera le siège d’un oracle, pour la raison que le fameux Protée, premier du nom, prédisait l’avenir (Peregr. 28)

La déformation de ces éléments héroïques, certainement, représente bien une ‘mort infâme’, compatible et consécutive à une existence vécue comme bon lui semblait et sans avoir fait aucun compromis pour favoriser le reste des hommes. En outre, le moyen choisi pour mourir —le feu— ne sauve pas Pérégrinos du discrédit, parce que ce feu n’est pas vraiment une punition, mais une évasion; et cette libération d’une vie peu édifiante doit également être récompensée par une gloire posthume facile — dans le texte marquée par l’utilisation de l’adjectif κένος 29 afin d’accroître la foi candide de ceux

28. Cette multitude empêche Lucien d’écouter attentivement les paroles de Protée («[…] je n’en entendis qu’une petite partie, à cause de la foule qui l’entourait», ἐγὼ

Peregr. 32), et il dit même qu’il a été presque écrasé par cette foule.

29. Supra, à l’endroit de la note 3.

128
ὁ δὲ γεννάδας οὗτος , τὴν πολυανθρωποτάτην τῶν Ἑλληνικῶν πανηγύρεων τηρ ή σας , πυρὰν ὅτι μεγίστην ν ή σας ἐνεπ ή δησεν ἐπὶ τοσούτων μαρτύρων, καὶ λόγους τινὰς ὑπὲρ τούτου εἰπὼν πρὸς τοὺς Ἕλληνας οὐ πρὸ πολλῶν ἡμερῶν τοῦ τολμήματος
Καὶ μὰ Δία οὐδὲν ἀπεικὸς ἐν πολλοῖς τοῖς ἀνοήτοις εὑρεθήσεσθαί τινας τοὺς καὶ τεταρταίων ἀπηλλάχθαι δι’ αὐτοῦ φ ή σοντας καὶ νύκτωρ ἐντετυχηκέναι τῷ δαίμονι τῷ νυκτοφύλακι. οἱ κατάρατοι δὲ οὗτοι μαθηταὶ αὐτοῦ καὶ χρηστήριον, οἶμαι, καὶ ἄδυτον ἐπὶ τῇ πυρᾷ μηχανήσονται, διότι καὶ Πρωτεὺς ἐκεῖνος ὁ Διός, ὁ προπάτωρ τοῦ ὀνόματος, μαντικὸς ἦν.
δὲ
ἤκουσα ὑπὸ πλήθους τῶν περιεστώτων,
ὀλίγων

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 129

qui, la bouche béante, s’émeuvent d’événements extraordinaires et ne sont sensibles qu’aux mots stupides et vides: ils sont des masques inexpressifs, comme Pérégrinos, lui-même un masque de théâtre.

4. Pérégrinos, un masque de théâtre

La métaphore théâtrale joue un rôle important dans l’économie de l’œuvre de Lucien. Elle permet de créer un espace irréel, d’une certaine façon utopique, tissu de purs mensonges où, comme s’il s’agissait d’une représentation, la vérité reste cachée et n’est visible que pour des yeux critiques30. Si la comparaison de la réalité avec une mise en scène est une ressource utile à Lucien pour dénoncer le comportement des individus concernés par des vanités ridicules, Pérégrinos en est un exemple excellent. Il est bien connu que Lucien respecte la philosophie, mais il consacre ses attaques les plus virulentes aux faux philosophes, ces hommes charlatans, de vaines paroles, qui font habituellement dans la vie l’opposé de ce qu’ils prêchent 31. Et, dans cette perspective, Pérégrinos ne pouvait pas être une exception, surtout quand il représente l’antithèse des idéaux de la vie et de la philosophie cynique, lesquels se sont résumés —selon Cratès32— dans l’indépendance, la vérité, la sincérité et la liberté.

Dans Sur la mort de Pérégrinos , les images et les comparaisons avec le théâtre, ainsi qu’un vocabulaire spécifique du tableau dramatique, sont toujours employées avec des connotations négatives —à la fois par le narrateur principal et par l’orateur anonyme d’Olympie— pour décrire l’attitude habituelle de Pérégrinos et, en particulier, sa conduite face à la mort. Ainsi, Lucien dit que Pérégrinos est un ποιητής —mot utilisé ici dans le double sens de ‘poète’, mais aussi de ‘créateur’, ‘inventeur’…33—, qui, comme un acteur,

30. Cf. j u F resA 2003, 172: «la metàfora del teatre i de les arts escèniques li permet expressar de manera entenedora el seu —pretès o real— allunyament respecte del món, i el dels homes respecte d’ells mateixos». À propos du théâtre comme métaphore de la vie dans la tradition philosophique à l’époque impériale, voir aussi brAncAcci 2002, 81 sq 31. Cf. Luc., Icar . 29: «Il existe une espèce d’hommes qui, depuis quelque temps, monte à la surface de la société, engeance paresseuse, querelleuse, vaniteuse, irascible, gourmande, extravagante, enflée d’orgueil, gonflée d’insolence et, pour parler avec Homère, de la terre inutile fardeau. Ces hommes se sont formés en différents groupes, ont inventé je ne sais combien de labyrinthes de paroles, et s’appellent stoïciens, académiciens, épicuriens, péripatéticiens, et autres dénominations encore plus ridicules. Alors, se drapant dans le manteau respectable de la vertu, le sourcil relevé, la barbe longue, ils s’en vont, déguisant l’infamie de leurs mœurs sous un extérieur composé, semblables à ces comparses de tragédie dont le masque et la robe dorée, une fois enlevés, laissent à nu un être misérable, un avorton chétif, qu’on loue sept drachmes pour la représentation». Cf. cAbrero 2010, 222 sq.; mestre 2012-2013, 72: «Voilà la clé de la satire de Lucien: la Philosophie, avec la majuscule est divine, elle est désormais altérée, avilie par ses porte-parole, les philosophes».

32. Luc., DMor. 21.

33. Cf. Luc., Peregr. 21:

καὶ νῦν αὐτὰ ταῦτα θαυματοποιεῖ…

a joué un rôle tragique ( ἐτραγῴδει ) tout au long de sa vie dans un cadre théâtral bien préparé ( διασκευή)34 et qui constitue aussi l’exposé ordonné des faits rapportés par Lucien:

Écoute à présent le récit de la pièce. Tu en connais le poète et tu sais que sa vie fut un tissu d’aventures plus tragiques que celles que Sophocle et Eschyle ont portées sur la scène (Peregr. 1)

La mort choisie par Protée appartient aussi à cette représentation et son décès est associé aux artifices propres de la machinerie théâtrale où les morts tragiques sont toujours accompagnées d’une grande pompe dont la mise en scène est efficace, mais qui sont fausses:

Et, aujourd’hui, c’est ce projet même qu’il est en train d’exécuter, diton: il creuse une fosse, y entasse du bois, et promet de faire voir un courage extraordinaire. Il devrait plutôt, à mon avis, attendre courageusement la mort et ne pas s’enfuir de la vie. Si, malgré tout, il était décidé à la quitter, ce n’est pas au feu ni à ces procédés ostentatoires qu’il devait recourir. […] Mais non, c’est à Olympie, devant l’assemblée au complet, comme un acteur paradant sur la scène, qu’il va se faire cuire… (Peregr. 21)

Par le biais de sa mort, Protée —de l’avis de Lucien— a seulement l’intention de s’exhiber, d’offrir à l’audience un spectacle solennel, élevé, superbe (θέαμα σεμνόν, Peregr. 22), et de jouer en public sa propre crémation depuis longtemps annoncée: «Quant à Protée, qui remettait de jour en jour, il finit

34. Le terme διασκευ ή apparaît avec le sens littéraire, par exemple, chez Dion Chrysostome (Or. 52.15) quand cet auteur décrit le plus grand plaisir de la poésie de Sophocle grâce à son caractère élevé et solennel (μετὰ

), et il la place entre la rugosité et la simplicité d’Eschyle (

) et la précision, la netteté et la civilité d’Euripide (

), puisque, selon lui, Sophocle «utilise la meilleure et la plus crédible agencement des faits» (

130
Ἡ δὲ πᾶσα τοῦ πράγματος διασκευὴ τοιάδε ἦν τὸν μὲν ποιητὴν οἶσθα οἷός τε ἦν καὶ ἡλίκα ἐτραγῴδει παρ’ ὅλον τὸν βίον, ὑπὲρ τὸν Σοφοκλέα καὶ τὸν Αἰσχύλον
καὶ νῦν αὐτὰ ταῦτα θαυματοποιεῖ, ὥς φασι , β ό θρον ὀρύττων καὶ ξύλα συγκομίζων καὶ δειν ή ν τινα τὴν καρτερίαν ὑπισχνούμενος “ Ἐχρῆν δέ , οἶμαι , μάλιστα μὲν περιμένειν τὸν θάνατον καὶ μὴ δραπετεύειν ἐκ τοῦ βίου· εἰ δὲ καὶ πάντως διέγνωστ ό οἱ ἀπαλλάττεσθαι , μὴ πυρὶ μηδὲ τοῖς ἀπὸ τῆς τραγῳδίας τούτοις χρῆσθαι , […] ὁ δὲ ἐν Ὀλυμπίᾳ τῆς πανηγύρεως πληθούσης μ ό νον οὐκ ἐπὶ σκηνῆς ὀπτήσει ἑαυτόν, οὐκ ἀνάξιος ὤν…
ὕψους καὶ σεμνότητος
τὸ αὔθαδες καὶ ἁπλοῦν
τὸ ἀκριβὲς καὶ δριμὺ καὶ πολιτικὸν
τῇ τε διασκευῇ τῶν πραγμάτων ἀρίστῃ καὶ πιθανωτάτῃ κέχρηται).

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 131

néanmoins par indiquer une nuit où il donnerait le spectacle de sa mort» ( ὁ δὲ

καῦσιν, Peregr. 35). C’est pour cette raison que Lucien présente le sacrifice de Protée au même niveau lexical que le spectacle sophistique. Le terme ἐπίδειξις identifie la déclamation sophistique, c’est-à-dire la performance dans laquelle les sophistes prononçaient des discours devant une audience séduite par la puissance de leurs mots, par leurs talents oratoires et par leurs habilités scéniques 35. Et, dans le même sens, Lucien utilise maintenant le verbe ἐπιδείξασθαι dont le complément est toutefois τὴν καῦσιν . Par ailleurs, de l’avis de Lucien, Protée est un mauvais sophiste en ce qui concerne sa capacité à parler, dans la mesure où il ne sait pas improviser et peut avoir besoin de quatre ans pour rédiger un discours 36, de sorte que «cette audacieuse idée du bûcher» (τοῦτο

, Peregr. 20) était une réponse à son propre échec au moment où:

On ne prêtait plus guère d’attention à lui et il n’était plus regardé comme il l’était auparavant; car tous ces tours étaient usés et il ne pouvait plus rien inventer de nouveau pour frapper l’imagination et attirer l’admiration et les regards de ses auditeurs, ce qui avait toujours été pour lui l’objet de violents désirs (Peregr. 20)

En outre, ce n’est pas par hasard que le terme θέαμα avec lequel Lucien désigne le spectacle donné par Protée a pour qualificatif l’adjectif σεμνός, car cela correspond à la sphère d’un sujet élevé, propre au τραγικόν , mais il montre ici, sans aucun doute, l’ironie de Lucien37. Par ailleurs, ces comparaisons défavorables avec le théâtre suggèrent quelques modifications qui, depuis l’époque classique, s’étaient produites dans les représentations dramatiques, perçues de façon différente par le public du IIè siècle après J.-C., étant donné, en outre, que les sujets tragiques, par exemple, faisaient déjà partie de nouvelles formes de spectacle dans lesquelles la parole avait été remplacée par une gestualité, comme Lucien l’explique dans le Περὶ τῆς ὀρχήσεως, ouvrage qu’il dédie à la pantomime:

35. Cf. Webb 2006 et 2008.

36. Sur l’improvisation comme une des qualités principales d’un sophiste, particulièrement à l’époque de la Seconde Sophistique, cf. mestre & gómez 1998, 352-364.

37. Dans le domaine du σεμν ό ν et à côté de la tragédie et de la poésie épique, on devrait placer le dialogue philosophique, tandis que le domaine opposé (celui du γελοῖον) comprend la comédie et avec elle aussi le ἴαμβος, Μένιππος, σκῶμμα, γελοῖον, κυνισμόν, Κωμικόν, σατυρικόν; cf. cAmerotto 1998, 105-120.

ἀεὶ ἀναβαλλόμενος νύκτα τὸ τελευταῖον προειρήκει ἐπιδείξασθαι τὴν
τόλμημα ἐβουλεύσατο περὶ τῆς πυρᾶς
Ἤδη δὲ ἀμελούμενος ὑφ’ ἁπάντων καὶ μηκέθ’ ὁμοίως περίβλεπτος ὤν – ἕωλα γὰρ ἦν ἅπαντα καὶ οὐδὲν ἔτι καινουργεῖν ἐδύνατο ἐφ’ ὅτῳ ἐκπλ ή ξει τοὺς ἐντυγχάνοντας καὶ θαυμάζειν καὶ πρὸς αὐτὸν ἀποβλέπειν ποι ή σει , οὗπερ ἐξ ἀρχῆς δριμύν τινα ἔρωτα ἐρῶν ἐτύγχανεν

[…] une forme de danse qui devient, au début de l’époque impériale, un spectacle indépendant, dans lequel un danseur doit, sans l’aide des paroles, représenter une histoire qui est le plus souvent tirée des légendes de la Grèce. Le danseur muet est accompagné par un orchestre et, la plupart du temps, par un chœur dont les chants, interprétés de façon discontinue à plusieurs moments du spectacle, aident le spectateur à identifier la légende en question et à suivre les évolutions du danseur, qui demeure l’artiste principal de la pantomime38 .

En effet, l’exhibition de Protée est absurde et ridicule, surtout quand on vérifie qu’il ne fait vraiment rien d’autre que «rôtir sa chair», étant donné que le verbe utilisé pour décrire son action —ὀπτάω— s’applique principalement à la cuisson de la viande et, par extension, d’autres aliments39. Avec une intention clairement satirique Lucien décrit en détail toute la scène de la crémation dans laquelle, si Protée est le protagoniste, on a besoin d’un second acteur, et ce rôle est joué par Théagénès, le philosophe cynique qui louait la figure de Protée devant l’auditoire d’Olympie. Lucien nous raconte que Protée marchait solennellement habillé de la manière habituelle, portant une torche, escorté par l’élite des «chiens» ( τὰ τέλη τῶν κυνῶν), parmi lesquels «ce brave de Patres, qui tenait une torche et s’acquittait à merveille du second rôle de la pièce» ( καὶ

, Peregr. 36). Une fois le bûcher allumé, Protée a enlevé sa besace et son manteau et laissé son bâton (τὴν πήραν καὶ τὸ

ῥυπώσῃ ἀκριβῶς, Peregr. 36). Ce sont les signes distinctifs du statut de philosophe cynique que Lucien auparavant et par le biais de l’orateur anonyme a déjà qualifiés de «tenue tragique» ( ὅλως μάλα τραγικῶς ἐσκεύαστο, Peregr. 15). Ces objets, néanmoins, ne désignent aucune dignité et, au contraire, ils identifient le déguisement utilisé par l’escroc Protée (ὁ δὲ σοφὸς οὗτος) en présence de l’assemblée de ses compatriotes quand, pour échapper à des poursuites pour l’assassinat de son père, il a fait don de son héritage à la ville en signe de désintéressement:

Mais Protée trouva le moyen de parer au danger mortel qui se profilait. Il rejoignit ses compatriotes, coiffé d’une effarante tignasse, revêtu d’une pelisse miteuse, avec une besace sur le dos et un bâton à la main, comme un héros tout droit sorti d’une tragédie (Peregr. 15)

38. r obert 2009, 225. Cet auteur démontre comment Lucien élabore un parallèle entre rhétorique et pantomime, en centrant sa réflexion sur la notion de parole et sur la dimension de spectacle dans ces deux disciplines. Sur les spectacles tragiques au IIè siècle, voir kArAvAs 2005, 219-232.

39. Cf. chAntrAine 1968, 810.

132
μάλιστα ὁ γεννάδας ὁ ἐκ Πατρῶν
δᾷδα
οὐ φαῦλος δευτεραγωνιστής· ἐδᾳδοφόρει δὲ καὶ ὁ Πρωτεύς
τριβώνιον καὶ τὸ Ἡράκλειον ἐκεῖνο ῥόπαλον
ἔστη ἐν ὀθόνῃ
,
ἔχων ,
,
ὁ δὲ σοφὸς οὗτος Πρωτεὺς πρὸς ἅπαντα ταῦτα σκέψασθε οἷόν τι ἐξεῦρεν καὶ ὅπως τὸν κίνδυνον διέφυγεν παρελθὼν γὰρ εἰς τὴν

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 133

Protée —selon la narration des événements d’Olympie faite par Lucien—, avant de se lancer dans le bûcher, invoque les esprits des parents pour qu’ils l’accueillent favorablement40, et il fait cette invocation en se tournant vers le midi, de sorte que le point cardinal, qui dans l’imaginaire grec correspond aux défunts41, assista aussi à «cette tragédie» ( καὶ

τραγῳδίαν ἦν, ἡ μεσημβρία, Peregr. 36), dont le dénouement (καταστροφή) coïncide avec la disparition de Protée enveloppé dans de grandes flammes. Cette dernière scène —Lucien en est bien sûr— provoquera le rire du destinataire de sa lettre ainsi que du lecteur potentiel: Il sauta dans le feu, et on ne le vit plus, car il fut enveloppé par la flamme qui s’élevait à grands flots. Je te vois rire encore une fois, mon beau Kronios, du dénouement de la pièce (Peregr. 36-37)

Mais, s’il y avait encore des doutes quant à la théâtralité de la mort de Protée, Lucien définit cet holocauste comme la fin d’une pièce de théâtre avec l’expression

, qu’il utilise également à la fin de son Alexandre ou le Faux-prophète dont il qualifie aussi la vie de ‘tragédie’ à cause des subterfuges dramatiques, des trucs et astuces qui caractérisent le parcours «du charlatan que fut Alexandre d’Abonotique»42:

Cet épilogue de la saga d’Alexandre, ce dénouement de toute la tragicomédie qu’il avait jouée dégage comme un fumet providentiel, alors même qu’il fut tout à fait accidentel (Alex. 60)

40. Cf. Luc., Peregr . 36:

. Une invocation pleine d’hypocrisie, étant donné que Pérégrinos avait tué son père.

41. Cf. mArtín hernández 2011.

42. Cf. Luc., Alex . 1:

43. La mort d’Alexandre, contrairem ent à celle de Protée, n’avait rien d’exceptionnel: il mourut de la gangrène du pied et non frappé par la foudre, comme il l’avait prédit (Alex 59).

ἐκκλησίαν τῶν Παριανῶν – ἐκ ό μα δὲ ἤδη καὶ τρίβωνα πιναρὸν ἠμπείχετο καὶ π ή ραν παρ ή ρτητο καὶ τὸ ξύλον ἐν τῇ χειρὶ ἦν , καὶ ὅλως μάλα τραγικῶς ἐσκεύαστο
αὐτὸ πρὸς τὴν
ἐπ ή δησεν ἐς τὸ πῦρ , οὐ μὴν ἑωρᾶτ ό γε , ἀλλὰ περιεσχέθη ὑπὸ τῆς φλογὸς πολλῆς ἠρμένης Αὖθις ὁρῶ γελῶντά σε, ὦ καλὲ Κρόνιε, τὴν καταστροφὴν τοῦ δράματος.
γὰρ καὶ τοῦτ’
καταστροφὴ τοῦ δράματος
Τοιοῦτο τέλος τῆς Ἀλεξάνδρου τραγῳδίας καὶ αὕτη τοῦ παντὸς δράματος ἡ καταστροφὴ ἐγένετο , ὡς εἰκάζειν προνοίας τινὸς τὸ τοιοῦτον, εἰ καὶ κατὰ τύχην συνέβη43 .
Δαίμονες μητρῷοι καὶ πατρῷοι, δέξασθέ με εὐμενεῖς
Σὺ μὲν ἴσως, ὦ φίλτατε Κέλσε, μικρ ό ν τι καὶ φαῦλον οἴει τὸ πρ ό σταγμα, προστάττειν τὸν Ἀλεξάνδρου σοι τοῦ Ἀβωνοτειχίτου γ ό ητος βίον καὶ ἐπινοίας αὐτοῦ καὶ τολμήματα καὶ μαγγανείας εἰς βιβλίον ἐγγράψαντα πέμψαι.

5. Une lettre, le récit d’une histoire

La vie et la mort de Pérégrinos sont dans le récit de Lucien un spectacle, une sorte de jeu théâtral, mais pour que ce jeu soit efficace, la présence de spectateurs à l’œil perçant et à l’ouïe fine est également nécessaire pour observer attentivement et bien comprendre ce qui se passe sous leurs yeux44. Dans Sur la mort de Pérégrinos ce rôle est dévolu à l’auteur de la lettre qui, comme beaucoup d’autres personnages satiriques de Lucien, le joue en étant luimême un personnage littéraire et, en conséquence, il fait aussi partie de la fiction même dans laquelle la frontière entre le réel, l’irréel et le mensonge est toujours assez faible et ténue.

Dans cet ouvrage, la distance prise à l’égard des événements décrits est relayée par la forme littéraire choisie par Lucien : la lettre. Il s’agit, selon la définition des théoriciens, d’un dialogue in absentia, où l’émetteur est tenu d’être exhaustif, et doit donner tous les détails nécessaires afin que le destinataire puisse comprendre le message, parce qu’il n’y a pas la possibilité de compléter l’information avec un dialogue direct.

C’est pour cette raison que, dans cette pièce, l’αὐτοψία des événements rapportés est très importante, car le fait que le narrateur les ait vus de ses propres yeux contribue de manière décisive à la construction et à la crédibilité du récit qui, dans ce cas, est non seulement crédible —comme la théorie rhétorique le recommande45— mais aussi ‘historique’ puisqu’il est alors «un exposé d’une recherche oculaire» (ἱστορίης ἀπόδεξις), pour le dire comme Hérodote (I 1)46

En effet, l’émetteur de la lettre —Lucien— affirme qu’il a été à côté même du bûcher funéraire où Protée s’est suicidé47; qu’il a entendu toutes les paroles de Théagénès «ce braillard et bavard» (ὁ κεκραγὼς ἐκεῖνος, Peregr. 5); qu’il a écouté la totalité du discours du deuxième orateur48 dont, néanmoins, il ignore le nom (οὐ γὰρ οἶδα ὅστις ἐκεῖνος ὁ βέλτιστος ἐκαλεῖτο, Peregr. 31); qu’il a suivi le discours de Protée, dont il a seulement écouté quelques bribes, alors qu’il s’agissait d’un long laïus (

ἦν, Peregr. 32), auquel il a prêté peu d’attention parce qu’il y avait beaucoup de monde autour de lui (

περιεστώτων, Peregr. 32). Cependant, cela lui suffit pour se rendre compte de l’hypocrisie du philosophe: celui-ci proclamait que son destin était d’aider ses «semblables en leur inculquant le mépris de la mort: tous les hommes se doivent d’être de

44. Sur l’acuité visuelle caractéristique du héros satirique chez Lucien, cf. g A ssino 2002, 167-177; juFresA 2003, 182; gómez 2012, 19 n. 21; cAmerotto 2014, 191-223.

45. Selon les rhéteurs, la vraisemblance ( τὸ εἰκ ό ς ) est un élément indispensable pour rendre croyable un récit (διήγημα); cf. Quint. Inst. IV 2, 52-60; Theon Prog. 84.19-22 Patillon.

46. Cf. schePens 1980, sur l’αὐτοψία comme méthode historiographique.

47. Cf. Luc., Peregr. 3 et 35.

48. Le discours de ce personnage —un porte-parole de Lucien— occupe la partie la plus importante de l’ensemble de cet opuscule (Peregr. 7-31).

134
μὲν οὖν εἰρημένα πολλὰ
δὲ ὀλίγων ἤκουσα ὑπὸ πλήθους τῶν
τὰ
ἐγὼ

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 135

nouveaux Philoctète»49. Toutefois, selon Lucien, Protée paraissait plus disposé à obéir au petit groupe d’insensés qui le suppliaient de se sauver pour le bien des Grecs50. À la façon d’un véritable philosophe, Protée vise toujours à faire le contraire de ce qu’il prêche51

Sur la mort de Pérégrinos est le «récit» (διήγημα) d’un décès réellement survenu à Olympie, que Lucien raconte sous la forme fictionnelle d’une lettre où il combine, du point de vue formel, discours direct et discours indirect, et exprime des opinions et des réflexions personnelles pour expliquer une mort infâme et stupéfiante, tout à fait différente des morts héroïques que la tradition grecque, dans la poésie épique et chez les orateurs, identifie avec le καλὸς θάνατος

Dans la chronique de cette infamie, d’abord, Lucien inclut un discours élogieux rendu à la concurrence d’Olympie pour un tel Théagènes, lui-même aussi, comme Protée, philosophe cynique. Cette louange est, en réalité, un résumé biographique de Pérégrinos, dans lequel on récapitule les divers épisodes de sa vie. En tout temps, dans son récit, Lucien confie au pouvoir des mots l’histoire de la vie et de la mort de Pérégrinos. Par conséquent, s’il n’y avait pas de réfutation de cette laudatio devant le même auditoire, Pérégrinos pourrait avoir été pour la postérité un homme extraordinaire, un véritable héros. Dans l’économie du récit de Lucien, l’intervention d’un deuxième orateur —celui-ci anonyme— est donc nécessaire pour réfuter l’éloge démesuré du premier et, en même temps, pour préparer la description que Lucien fait des dernières heures de Pérégrinos parce qu’il n’a pas été témoin direct.

En outre, dans son récit, Lucien donne également la parole à Pérégrinos par le biais d’un discours funèbre qui devient très anomal, étant donné que ce logos epitaphios est prononcé avant de mourir par le même sujet qui devrait être, s’il les méritait, le destinataire et bénéficiaire des éloges pertinents à ce type d’oraison52. Dans ce contexte, l’attitude de Pérégrinos est certainement absurde parce qu’il livre sa propre oraison funèbre avant de mourir mais, surtout, parce que sa mort ne peut pas être considérée comme une mort exemplaire. L’action de Pérégrinos va donc contre cette même tradition civique, littéraire et oratoire dans laquelle Lucien inscrit, ironiquement, les paroles du philosophe. Cependant, Lucien —comme personnage de son propre récit— ne renonce pas à inventer lui-même des événements extraordinaires pour montrer com-

49. Luc., Peregr . 33: “Καὶ

Il faut souligner la plaisanterie de Lucien dans cette nouvelle référence à un personnage mythique qui, en même temps, lui permet de faire de l’ironie sur la tragédie.

50. Cf. Luc., Peregr . 33:

51. Supra, à l’endroit de la note 31.

52. Supra, à l’endroit de la note 26.

ὠφελῆσαι,” ἔφη, “βούλομαι τοὺς ἀνθρώπους δείξας αὐτοῖς ὃν χρὴ τρόπον θανάτου καταφρονεῖν· πάντας οὖν δεῖ μοι τοὺς ἀνθρώπους Φιλοκτήτας γενέσθαι”.
οἱ μὲν οὖν ἀνοητ ό τεροι τῶν ἀνθρώπων ἐδάκρυον καὶ ἐβ ό ων “Σώζου τοῖς Ἕλλησιν”.

bien il est facile de nourrir la sottise et la crédulité des gens ignorants. Ainsi, Lucien s’interroge sur la ‘gloire impérissable’ de son protagoniste dont la mémoire est seulement nourrie de fiction oratoire, et dans ce cadre le fait de dire la vérité n’est pas essentiel —comme celle-ci n’a pas été importante pour Pérégrinos pendant sa vie—53, parce que ne prévaut que la capacité de convaincre, de se rendre croyable et d’être cru. Lucien reconnaît cela et, par la suite, après avoir assisté à la mort de Pérégrinos, de retour à Olympie, il imagine des phénomènes étranges sur le philosophe et s’applique à les ‘expliquer’ à ceux qui allaient encore contempler la scène d’action, le bûcher funéraire:

Je tombai ensuite sur une foule de gens qui allaient voir ce spectacle, eux aussi. […] Là, mon ami, j’ai eu bien à faire de répondre aux questions de tous ces gens qui me demandaient des détails précis. Quand je tombais sur un homme instruit, je lui rapportais, comme à toi, la simple vérité; mais, si j’avais affaire à des nigauds, qui écoutaient bouche bée, j’inventais des détails tragiques, par exemple que, lorsque le bûcher avait été allumé et que Protée s’était jeté dedans, il s’était d’abord produit un violent tremblement de terre accompagné d’un mugissement, puis qu’un vautour, s’élevant au milieu de la flamme s’était envolé dans le ciel, en criant hautement d’une voix humaine: “J’ai quitté la terre; je monte dans l’Olympe”. Mes gens, stupéfaits et frissonnants, adoraient le nouveau démon, et me demandaient si le vautour s’était porté vers l’orient ou vers le couchant. Moi, je leur répondais ce qui me passait par la tête (Peregr. 39)

Il est intéressant de noter que Lucien traite ici avec respect les hommes instruits, en leur exposant la vérité toute nue, c’est-à-dire ce qui est vraiment

53. Cf. Luc., Peregr . 42:

136
εἶτα ἐνετύγχανον πολλοῖς ἀπιοῦσιν ὡς θεάσαιντο καὶ αὐτοί· […]. Ἔνθα δή, ὦ ἑταῖρε, μυρία πράγματα εἶχον ἅπασι διηγούμενος καὶ ἀνακρίνουσιν καὶ ἀκριβῶς ἐκπυνθανομένοις. εἰ μὲν οὖν ἴδοιμί τινα χαρίεντα, ψιλὰ ἂν ὥσπερ σοὶ τὰ πραχθέντα διηγούμην, πρὸς δὲ τοὺς βλᾶκας καὶ πρὸς τὴν ἀκρ ό ασιν κεχην ό τας ἐτραγῴδουν τι παρ’ ἐμαυτοῦ, ὡς ἐπειδὴ ἀνήφθη μὲν ἡ πυρά, ἐνέβαλεν δὲ φέρων ἑαυτὸν ὁ Πρωτεύς, σεισμοῦ πρότερον μεγάλου γενομένου σὺν μυκηθμῷ τῆς γῆς, γὺψ ἀναπτάμενος ἐκ μέσης τῆς φλογὸς οἴχοιτο ἐς τὸν οὐρανὸν ἀνθρωπιστὶ μεγάλῃ τῇ φωνῇ λέγων “ἔλιπον γᾶν, βαίνω δ’ ἐς Ὄλυμπον”. ἐκεῖνοι μὲν οὖν ἐτεθ ή πεσαν καὶ προσεκύνουν ὑποφρίττοντες καὶ ἀνέκρινόν με πότερον πρὸς ἕω ἢ πρὸς δυσμὰς ἐνεχθείη ὁ γύψ· ἐγὼ δὲ τὸ ἐπελθὸν ἀπεκρινάμην αὐτοῖς
Τοῦτο τέλος τοῦ κακοδαίμονος Πρωτέως ἐγένετο, ἀνδρ ό ς, ὡς βραχεῖ λόγῳ περιλαβεῖν, πρὸς ἀλήθειαν μὲν οὐδεπώποτε ἀποβλέψαντος, ἐπὶ δόξῃ δὲ καὶ τῷ παρὰ τῶν πολλῶν ἐπαίνῳ ἅπαντα εἰπόντος ἀεὶ καὶ πράξαντος, ὡς καὶ εἰς πῦρ ἁλέσθαι, ὅτε μηδὲ ἀπολαύειν τῶν ἐπαίνων ἔμελλεν ἀναίσθητος αὐτῶν γενόμενος

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 137 arrivé (ψιλὰ ἂν ὥσπερ σοὶ τὰ πραχθέντα διηγούμην), mais qu’il se réjouit aux dépens des imbéciles pour lesquels il fabule et enjolive ce qui s’est passé, en inventant «des détails tragiques» ( ἐτραγῴδουν τι παρ’ ἐμαυτοῦ ). Et Lucien utilise aussi le verbe τραγῳδέω pour décrire maintenant sa propre attitude à l’égard du peuple vulgaire et ignorant. De cette façon, ironiquement, il s’identifie avec le comportement faux et trompeur de Protée qu’il vient de dénoncer. D’autre part, cette habilité à improviser et à dire la première chose qui lui vient à l’esprit —telle qu’elle est reconnue par le rapporteur du décès: ἐγὼ δὲ τὸ ἐπελθὸν ἀπεκρινάμην αὐτοῖς— sont deux des attributs qui caractérisent un bon orateur, selon le modèle préconisé par le représentant de la nouvelle oratoire dans le Rhetorum praeceptor:

Quand il te faudra parler et que tes auditeurs te proposeront des thèmes et des sujets de discours, si ces sujets sont difficiles, critiqueles, dédaigne-les en disant qu’aucun d’eux n’est digne d’un homme de talent. Mais, leur choix fait, débite sans hésiter tous les propos malencontreux qui viendront au bout de ta langue, sans t’inquiéter si la première chose, parce qu’elle est réellement la première, sera placée au rang qui lui revient, puis la seconde après la première, et la troisième après la seconde; mais dis d’abord ce qui se présente d’abord à ton esprit (Rh.Pr. 18)

Il découvrit tout de suite, cependant, que ses ‘mensonges’ étaient déjà connus et répétés, une fois qu’ils avaient été acceptés comme la ‘vérité’ des faits. Ces contrevérités inventées par Lucien précisément pour faire plaisir et se moquer ont atteint leur but, car elles ont créé une ‘opinion’ et font désormais partie de la ‘réalité littéraire’ de la mort de Pérégrinos:

Revenu dans l’assemblée, je me trouvais en présence d’un homme à cheveux gris qui avait, par Zeus, l’air digne de foi, à en juger à sa barbe et à son aspect vénérable. Il parlait ( διηγουμένῳ) de Protée et disait qu’un instant après s’être brûlé, ce héros lui était apparu vêtu de blanc et qu’il venait de le quitter, se promenant gaiement, couronné d’olivier sauvage, dans le portique aux sept échos. Là-dessus, il ajouta la fable du vautour, jurant qu’il l’avait vu lui-même prendre son essor du bûcher, alors que c’était moi qui lui avais donné la volée un instant auparavant, pour me moquer de la simplicité des sots et des nigauds (Peregr. 40)

Ἐπειδὰν δὲ καὶ δέῃ λέγειν καὶ οἱ παρ ό ντες ὑποβάλωσί τινας ὑποθέσεις καὶ ἀφορμὰς τῶν λόγων, ἅπαντα μὲν ὁπόσα ἂν ᾖ δυσχερῆ, ψεγέσθω καὶ ἐκφαυλιζέσθω ὡς οὐδὲν ὅλως ἀνδρῶδες αὐτῶν . ἑλομένων δέ, μὴ μελλήσας λέγε ὅττι κεν ἐπ’ ἀκαιρίμαν γλῶτταν ἔλθῃ, μηδὲν ἐκείνων ἐπιμεληθείς , ὡς τὸ πρῶτον , ὥσπερ οὖν καὶ ἔστι πρῶτον, ἐρεῖς ἐν καιρῷ προσήκοντι καὶ τὸ δεύτερον μετὰ τοῦτο καὶ τὸ τρίτον μετ’ ἐκεῖνο, ἀλλὰ τὸ πρῶτον ἐμπεσὸν πρῶτον λεγέσθω

6. Épilogue

Cette manière de faire de Lucien indique, en quelque sorte, la relation entre la vérité et la réalité à laquelle nous avons fait allusion auparavant. La fable théâtrale peut certainement cacher la réalité et offrir suffisamment d’occasions pour l’invention et l’imagination dans un espace de création littéraire, comme l’immolation de Protée racontée par Lucien. Ici, nous avons laissé de côté toute référence à cette immolation par rapport aux chrétiens. Toutefois, un passage de Marc-Aurèle où l’on peut retrouver des termes aussi employés par Lucien constate comment il serait vraiment très difficile de comprendre l’attitude des chrétiens face à la mort, eux dont le courage contribuait de manière significative à la conversion de païens:

Qu’elle est belle, l’âme qui se tient prête, s’il lui faut sur l’heure se délier du corps pour s’éteindre ou se disperser ou survivre! Mais cet état de préparation, qu’il provienne d’un jugement personnel, non d’un simple esprit d’opposition, comme chez les chrétiens. Qu’il soit raisonné, grave et, si tu veux qu’on te croie sincère, sans pose théâtrale! (M. Ant. 11.3)54

Par sa formation stoïque, Marc-Aurèle —un homme, sans aucun doute, éloigné du caractère mordant et incisif de Lucien— admire la sérénité face à la mort si elle vient d’une pensée rationnelle. Néanmoins, l’empereur philosophe ne reconnaît pas le comportement des chrétiens dans cette situation comme un signe d’intégrité ou un exemple édifiant, mais il le considère comme une obstination hostile et exhibitionniste, qui ne convainc que par sa

54. Trad. A. i trAnnoy, Marc-Aurèle. Pensées, Paris, Les Belles Lettres, 1964.

138
Ἀπελθὼν δὲ ἐς τὴν πανήγυριν ἐπέστην τινὶ πολιῷ ἀνδρὶ καὶ νὴ τὸν Δί’ ἀξιοπίστῳ τὸ πρόσωπον ἐπὶ τῷ πώγωνι καὶ τῇ λοιπῇ σεμνότητι, τά τε ἄλλα διηγουμένῳ περὶ τοῦ Πρωτέως καὶ ὡς μετὰ τὸ καυθῆναι θεάσαιτο αὐτὸν ἐν λευκῇ ἐσθῆτι μικρὸν ἔμπροσθεν, καὶ νῦν ἀπολίποι περιπατοῦντα φαιδρὸν ἐν τῇ ἑπταφώνῳ στοᾷ κοτίνῳ τε ἐστεμμένον. εἶτ’ ἐπὶ πᾶσι προσέθηκε τὸν γῦπα, διομνύμενος ἦ μὴν αὐτὸς ἑωρακέναι ἀναπτάμενον ἐκ τῆς πυρᾶς , ὃν ἐγὼ μικρὸν ἔμπροσθεν ἀφῆκα πέτεσθαι καταγελῶντα τῶν ἀνοήτων καὶ βλακικῶν τὸν τρόπον.
Οἵα ἐστὶν ἡ ψυχὴ ἡ ἕτοιμος, ἐὰν ἤδη ἀπολυθῆναι δέῃ τοῦ σώματος, [καὶ] ἤτοι σβεσθῆναι ἢ σκεδασθῆναι ἢ συμμεῖναι. τὸ δὲ ἕτοιμον τοῦτο ἵνα ἀπὸ ἰδικῆς κρίσεως ἔρχηται , μὴ κατὰ ψιλὴν παράταξιν ὡς οἱ Χριστιανοί , ἀλλὰ λελογισμένως καὶ σεμνῶς καὶ ὥστε καὶ ἄλλον πεῖσαι, ἀτραγῴδως.

Le Pérégrinos de Lucien: un spectacle de la mort peu édifiant 139

théâtralité55. À son avis, donc, il s’agissait d’un spectacle peu sérieux, comme celui de la mort de Protée aux yeux de Lucien.

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55. Cette appréciation était probablement motivée par des informations sur des procédures contemporaines contre les chrétiens qui arrivaient à l’empereur. À cette époque le montanisme avait commencé à se développer avec puissance sous l’influence de l’enthousiasme des martyres, malgré la condamnation d’autres groupes chrétiens. Hors du montanisme, il y avait aussi de nombreux martyres dont la conduite —ostensiblement héroïque— était considérée comme une démonstration de fanatisme par de nombreux païens qui ne pouvaient pas comprendre l’intransigeance chrétienne face au polythéisme. Cf. birley 2000, 97-123; de churrucA 2009, 253.

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DOI: 10.2436/20.2501.01.66

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate

Francesca Mestre Universitat de Barcelona fmestre@ub.edu

AbstrAct

In the Heroicus of Philostratus (early third century AD), it is possible to follow some basic elements which, throughout the history of ancient Greece, are related to the figure of the Greek hero — the hero of the myth, the hero of literature, but also the hero of religion and cult—, and with heroism: mortality, belle mort , heroization of historical figures from the past and the present — pa trons, members of the family—, hero cult, cult of ancestors, and worship of the dead in general, heroes afterlife and intercourse with humans. The purpose of this paper is to analyze all these elements in the light of thought and literature in the Roman Empire.

keyWords: greek hero, heroism, hero cult, worship of ancestors, Philostratus, Roman Empire

Parmi les ouvrages qui nous sont parvenus sous le nom de Philostrate (auteur hellénophone du début du IIIe siècle ap. J.-C.), se trouve l’ Héroïkos , un dialogue entre un vigneron, qui est chez lui, en Chersonèse de Thrace, à la campagne, près de ses vignobles, et un homme d’affaires phénicien, qui, en se promenant dans la région, dans l’attente de conditions favorables pour la navigation vers le Pont-Euxin, rencontre le vigneron à sa besogne et lui dit bonjour, en répondant à sa salutation. Après quoi, vigneron et Phénicien s’engagent dans un long entretien où il est question des visites que Protésilas —le héros qui tomba le premier à Troie—, comme un revenant, rend au vigneron et de ce qu’il lui raconte à propos de lui-

même, des héros en général, et surtout des autres héros de la guerre de Troie 1 .

Ce long dialogue est un unicum dans la littérature grecque, puisque c’est le seul ouvrage qui a le héros et condition héroïque comme sujet, et ceci en abordant, à sa façon bien sûr, tous les aspects qui définissent cet élément si caractéristique de l’antiquité grecque – religion, mythologie, anthropologie, littérature.

D’après une définition très simple de Gregory Nagy, les héros des traditions grecques anciennes sont des «humans, male or female, of the remote past, endowed with superhuman abilities and descended from the immortal gods themselves”»2. Il ajoute ensuite que, comme les dieux, les héros inspirent un culte qui, d’habitude, est public, et que ce culte est, normalement, associé à leur tombeau, et à leur corps (ou à leurs ossements après la crémation)3 . Sans doute, l’analyse de l’Héroïkos de Philostrate, le désir de comprendre cet ouvrage singulier, tout en cherchant à donner une explication de ce qu’il peut bien réprésenter dans le contexte de son temps et du milieu auquel il est destiné —élites hellénophones du temps des Sévères—, et aussi dans le cadre de toute la tradition qui fait du héros un personnage fondamental dans le mythe, la littérature, la religion, les moeurs, l’identité, etc.—, doivent nous plonger dans cet univers si complexe qui est celui de la religion grecque —et surtout du temps de l’Empire— et de ses rapports avec la mythologie, ses emprunts et usages, et nous obligent à y réfléchir en clé outre que littéraire d’anthropologie culturelle.

Je reprends, pour commencer, la définition de Nagy: un héros est un humain, donc, un mortel, et j’ajoute: la plupart du temps un héros est surtout un mort, un défunt, un trépassé. Pourtant, la mort du héros, ainsi que les rapports du héros avec la mort, sont à considérer de plusieurs façons: la mort du héros lui-même, bien évidemment, mais aussi sa vie après la mort; et encore, sa capacité — qui souvent est un de ses mérites— d’infliger la mort à autrui; dans tous les cas, désormais, il y a de l’héroïque et de l’infâme4 .

Des fois, l’importance du héros réside dans ses exploits, ses ἔργα, et, en souvenir de ceux-ci, il est honoré après sa mort; qui est plus, très souvent, à cause de ses ἔργα qui avaient pour objet le bien de la communauté, il meurt: cette mort est alors considérée comme une “belle mort” (καλὸς θάνατος)5 , une mort héroïque au plein sens du mot, puisqu’elle apporte à autrui un bé-

1. Sur Philostrate et cet ouvrage en particulier, cf. Aitken & mAcleAn 2004; billAult 2000; boWie & elsner 2009; hodkinson 2011.

2. cf. nAgy 2013, 9.

3. ibidem 318; cf. aussi 415-418: «The sēma or ‘tomb’ of a hero is a ‘sign’ not only of death as marked by the tomb but also of life after death, as marked by the same ‘tomb’» (418).

4. cf. escobAr 2012.

5. La bibliographie sur la mort des héros est énorme; néanmoins, v ern A nt 2001, qui est un très petit livre, peut être très utile, cf. aussi vernAnt 1989.

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néfice; c’est le cas le plus fréquent de la mort des héros traditionnels et ce sont, d’une certaine façon, des morts patriotiques. Dans ces cas, la mort ellemême fait partie des exploits, c’est leur fin naturelle, et le héros reçoit un culte qui témoigne de la gratitude, de l’admiration et du désir d’émulation de ses congénères. Si, donc, par exemple, Achille et les Achéens l’emportent sur les Troyens, les Grecs leur sont et seront redevables d’avoir préservé le noyau de l’hellénité, même si quelques-uns l’ont payé de leur vie.

D’une façon naturelle, par conséquent, d’autres personnages historiques, non mythiques, qui auraient, tout au long de l’histoire des Grecs, accompli des exploits en faveur des leurs — leur cité, leur communauté, leur nation, selon les cas— seront héroïsés6 .

En effet, l’héroïsation est un phénomène tout à fait normal dans le monde grec: aux héros mythiques de la guerre de Troie ou d’autres combats mythiques, aux héros mythiques fondateurs —Thésée, par exemple—, et aux héros mythiques responsables des progrès de la civilisation grecque —Palamède, par exemple—, s’ajoutent d’autres morts sans doute moins panhelléniques, mais avec une force de culte remarquable au niveau local: les héros de Marathon à Athènes, Hippocrate à Kos, Homère à Smyrne ou à Chios, Aratos à Sycione ou Léonidas à Sparte. Ces phénomènes d’héroïsation sont connus depuis l’époque archaïque mais deviennent très fréquents à partir de l’époque hellénistique7 et atteignent leur niveau le plus élevé entre le Ier s. av. J.-C. et le IIe s. ap. J.-C.,d’après la documentation relevée par les archéologues — documents épigraphiques surtout 8. Or ces nouveaux héros sont de plus en plus proches dans le temps, mais ne remplacent pas du tout les précédents. C’est un fait établi que dès l’époque hellénistique jusqu’à l’époque romaine il existait des cultes héroïques —privés ou publics— pour rendre hommage et pour perpétuer la mémoire des bienfaiteurs des cités grecques, les εὐεργέται. De plus, la cohabitation entre le souvenir et le renouvellement du culte des héros traditionnels et celui de ces nouveaux héros ne posait aucun problème: l’épigraphie nous aide à dresser une prosopographie assez complète de ces bienfaiteurs héroïsés, à la même époque que des auteurs littéraires, tels Diodore de Sicile, Plutarque ou Pausanias, même Ammien Marcellin, nous apprennent que de leurs temps on continuait, au moins localement, à honorer les héros du mythe et les héros historiques lointains; par exemple, Pausanias est témoin, à son époque, du culte de Pyrrhus à Delphes, d’Ino à Mégare, d’Hippolyte à Trézène, de Jacynthe à Amyclées, d’Eurypyle à Patras ou d’Actéon à Orchomène. Cultes héroïques finalement, que l’on rendait aux uns et aux autres, qui se déroulaient, somme toute, plus ou moins de la même façon: tout d’abord, l’acte même de les proclamer héros, ensuite, la construction d’un hêroôn et d’une statue,

6. C’est sur cette base que se construisent, s’‘inventent’, les passés héroïques chez les Grecs, notamment chez les Athéniens: les discours funèbres en sont un bel exemple, comme lorAux 1981 a remarquablement montré.

7. cf. ekroth 2002.

8. cf. hughes 1999, avec bibliographie; jones 2010; strAten 1994; cArvAlho 2014.

des processions, des jeux, des fêtes, des sacrifices, etc. Les différences, s’il y en a, ne semblent pas pouvoir être attribuées à la condition plus ou moins traditionnelle, mythique ou lointaine dans le temps de chaque héros, mais plutôt aux usages de chaque endroit ou aux ressources économiques disponibles9 .

De plus en plus, donc, on a l’impression que ce qui compte vraiment pour les héros c’est, au-delà de leurs exploits, leur mort, plus précisement, le fait même qu’ils sont morts et qu’ils aient désormais subi la mort comme tout autre être humain; ce qui est héroïque c’est d’avoir quitté le monde des vivants, et que, d’un côté le souvenir de leur décès, c’est-à-dire, le tombeau, et de l’autre, le culte qu’ils reçoivent, deviennent la vraie fonction utile pour l’imaginaire et, même, pour le sentiment religieux; tout à fait dans la ligne de ce que quelques spécialistes de la religion grecque affirment pour justifier un progressif éloignement des âmes pieuses par rapport aux dieux, un éloignement qui est compensé par une tendance à forger des liens étroits avec le passé plus ou moins lointain10 .

On pourrait être sans doute frappé du fait que, suivant ce raisonnement, c’est-à-dire, cette assimilation des héros à des morts et du culte qui leur est rendu à un culte aux morts, les ἔργα des héros en viennent à occuper une place secondaire, puisque ce qui vraiment retient la liaison avec les gens c’est leur condition de défunts; les exploits, eux, relèvent de la littérature, mais, du point de vue de l’être humain, il n’y a que vie ou mort. C’est à ce moment là, que, anthropologiquement, le rapport entre culte et mythe, en ce qui concerne les héros, devient problématique.

De toute façon, rien n’est nouveau, et nous avons déjà un exemple très ancien de ce sentiment humain, opposé à la définition même de héros, du fait que le meilleur des Achéens, personnellement, se révolte, mort, contre l’affirmation que son κλέος, sa gloire, vaut mieux que sa vie; c’est le passage de l’Odyssée, très célèbre, lorsqu’Ulysse descend dans l’Hadès et interroge les morts; là, Achille, le grand Achille, déplore son sort et avoue, sans ambages, qu’il aimerait mieux être un esclave aux gages d’autrui, même d’un homme pauvre, que de régner sur des morts qui ne sont plus rien11. En conclusion: la mort n’a rien d’héroïque, même si à un moment donné on aurait pu penser qu’il valait la peine de mourir pour quelque chose12

9. Cf. AntonAccio 1995; cArvAlho 2014.

10. Cf. v A n s tr A ten 1994: 263-264: «…we may note that the worshipers in the course of the Hellenistic period seemed to experience an increasing verticality in their relationship with the gods, not unlike the position of subjects to an absolute ruler. (…) and it has been explained as a reflection of the contemporary society. At the same time, at the lower end of this vertical relationship, on the human level, horizontal relationships in the form of socioreligious clubs became more and more important»; cf. aussi sAlzmAn 2013: 303-315, tout en admettant qu’un culte déterminé ne remplace pas les autres, au contraire, ils coexistent.

11. Od. 11.487ss.

12. L’aveu d’Achille, entre autres exemples très bien choisis, sert à dovA 2012 pour montrer que, dès l’époque archaïque et classique, la définition du héros et de l’héroïsme n’est

146

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate 147

À l’époque hellénistique et romaine, donc, nous voyons que la prolifération de héros et de cultes héroïques — un bienfaiteur de la cité qui peut-être a construit un gymnase, serait- il l’égal d’un d’Achille?— ne fait qu’amoindrir la grandeur des héros traditionnels, ceux du mythe et aussi ceux du passé lointain, qui gardent leur présence comme éléments décoratifs des tombeaux plus récents, publics et privés13. Cependant, nous le savons tous, les sociétés trouvent normalement l’équilibre: d’un côté un héros est effectivement un mort, peut-être même un mort quelconque, mais le système politique des poleis hellénistiques et de l’Orient romain est supporté désormais presque exclusivement par le travail et les services aux frais des εὐεργέται , ce qui leur donne un pouvoir énorme, souvent comparé à la tyrannie, mais nécessaire; il est normal qu’ils reçoivent des honneurs héroïques post-mortem ; d’un autre côté, pourtant, les liens avec le passé, comme nous venons de le dire, sont de plus en plus au service la cohésion d’un groupe, d’une communauté —ce qui est très important pour les élites hellénophones de l’Orient; il est normal aussi que les héros traditionnels soient, dans toute la tradition grecque, bien plus que les dieux, un anneau capital de la chaîne qui fait cette cohésion14

Or, l’époque impériale est témoin de toute une série d’éléments qui, ayant pour centre l’héroïsme grec ancien et le culte traditionnel rendu aux héros, subiront une évolution remarquable et de grandes transformations, sans pour autant disparaître. Ces éléments sont, entre autres: le culte aux morts, dans la famille et dans le domaine public, le culte impérial, les cultes du christianisme primitif, l’utilisation littéraire non seulement des héros mais aussi de leur culte15. Dans tous les cas, évidemment, la mort du personnage objet de culte est une pièce fondamentale.

Il s’agit de vérifier, maintenant, comment dans la littérature grecque de l’époque impériale, est utilisé le motif des êtres humains qui sont objets de culte après leur mort, et comment ceci est lié à la mémoire des héros et à leur culte.

Les exemples sont nombreux, dans la littérature de l’époque impériale, de la présence des héros, mais l’accent est toujours mis sur leur côté mortel, ils sont contemplés comme des êtres humains décédés, des semblables, qui, par leur vertu exceptionnelle, deviennent, plus que des exemples, des icônes, et reçoivent des honneurs religieux.

Même Lucien de Samosate, un homme sans religion comme beaucoup de chercheurs l’affirment16, en faisant la parodie du culte aux héros, les décrit

guère quelque chose de figé, bien au contraire, c’est une définition qui change selon le contexte et le personnage que chaque auteur/poète peut évoquer.

13. Cf. b org 2013, sur la décoration de tombeaux et mausolées de la ville de Rome au IIIe siècle ap.J.-C.

14. Cf. mestre 2014.

15. m A rsh A ll 2011 expose avec compétence cette évolution et ces tranformations, partant de l’Héroïkos de Philostrate jusqu’aux débuts du Moyen Âge.

16. Cf., par exemple, bomPAire 1958: 493-499; delz 1950: 131; lightFoot 2003: 187.

comme des “concitoyens”, des hommes de bien (ἄνδρας ἀγαθούς), que, par le culte, on égale aux dieux17:

MNÉSIPPOS. Que dis-tu, Toxaris? Vous sacrifiez à Oreste et à Pylade, vous les Scythes, et vous croyez qu’ils sont des dieux?

TOXARIS. Oui, Mnésippos, nous leur sacrifions, non pas, il est vrai, comme à des dieux, mais comme à des hommes vertueux.

MNÉSIPPOS. Est-ce l’usage chez vous de sacrifier aux hommes vertueux défunts comme à des dieux ?

TOXARIS. Non seulement nous leur sacrifions, mais nous les honorons encore par des fêtes et des assemblées solenelles.

MNÉSIPPOS. Qu’attendez-vous d’eux? Ce n’est sans doute pas pour obtenir leur faveur que vous leur sacrifiez, puisqu’ils sont morts.

TOXARIS. C’est toujours un avantage d’avoir la faveur des morts. Mais c’est à l’égard des vivants que nous croyons utile de garder le souvenir des grands hommes et de les honorer après leur mort. Nous pensons avoir ainsi beaucoup de gens qui voudront leur ressembler.

(…) de tels exploits ne méritent-ils pas l’admiration, ne sont-ils pas dignes des honneurs divins aux yeux de tous ceux qui rendent hommage à la vertu? Mais ce n’est pas parce que nous avons reconnu ce genre de mérite dans Oreste et dans Pylade que nous les traitons en héros…18

17. Luc. Tox. 1 et 3.

18. Traduction d’e chAmbry 2015, légèrement modifiée. La principale raison pour laquelle les Scythes rendent hommage à Oreste et Pylade est qu’ils sont le symbole de l’amitié.

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ΜΝΗΣΙΠΠΟΣ.- Τί φής, ὦ Τόξαρι; θύετε Ὀρέστῃ καὶ Πυλάδῃ ὑμεῖς οἱ Σκύθαι καὶ θεοὺς εἶναι πεπιστεύκατε αὐτούς; ΤΟΞΑΡΙΣ.- Θύομεν, ὦ Μνήσιππε, θύομεν, οὐ μὴν θεούς γε οἰόμενοι εἶναι, ἀλλὰ ἄνδρας ἀγαθούς. ΜΝΗΣΙΠΠΟΣ.- Νόμος δὲ ὑμῖν καὶ ἀνδράσιν ἀγαθοῖς ἀποθανοῦσι θύειν ὥσπερ θεοῖς; ΤΟΞΑΡΙΣ.- Οὐ μόνον, ἀλλὰ καὶ ἑορταῖς καὶ πανηγύρεσιν τιμῶμεν αὐτούς ΜΝΗΣΙΠΠΟΣ.- Τί θηρώμενοι παρ’ αὐτῶν; οὐ γὰρ δὴ ἐπ’εὐμενείᾳ θύετε αὐτοῖς, νεκροῖς γε οὖσιν. ΤΟΞΑΡΙΣ.- Οὐ χεῖρον μὲν ἴσως, εἰ καὶ οἱ νεκροὶ ἡμῖν εὐμενεῖς εἶεν· οὐ μὴν ἀλλὰ πρὸς τοὺς ζῶντας ἄμεινον οἰόμεθα πράξειν μεμνημένοι τῶν ἀρίστων , καὶ τιμῶμεν ἀποθαν ό ντας , ἡγούμεθα γὰρ οὕτως ἂν ἡμῖν πολλοὺς ὁμοίους αὐτοῖς ἐθελῆσαι γενέσθαι (…) πῶς ταῦτα οὐ θαυμαστὰ καὶ θείας τινὸς τιμῆς ἄξια παρὰ πάντων ὁπόσοι ἀρετὴν ἐπαινοῦσιν; ἀτὰρ οὐ ταῦτα ἡμεῖς Ὀρέστῃ καὶ Πυλάδῃ ἐνιδόντες ἥρωσιν αὐτοῖς χρώμεθα

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate 149

On voit que ἀγαθὸς ἀνήρ, ἄριστος, sont des synonymes de ‘héros’ ou, au moins, une façon de les évoquer, ce qui n’empêche que, ailleurs, Lucien luimême —c’est à dire, un des personnages auquels il prête sa voix— semble démentir les propos de Toxaris, puisqu’il insiste sur le fait que les morts sont morts, tous sans exception19:

Les morts sont égaux, avec tombeau ou sans tombeau. Mêmes honneurs vont à Iros et au seigneur Agamemnon. Il est l’égal de Thersite le fils de Thétis à la belle chevelure, Tous sont également des têtes de morts sans consistance, Nus et desséchés dans la prairie d’asphodèles20

De la même façon, l’empereur Julien, deux siècles plus tard, nous explique dans sa Lettre 79 que, à son époque, après la généralisation et l’officialisation du christianisme, un évêque chrétien, Pégase, trouve tout à fait normal de rendre des honneurs religieux à Hector dans la cité d’Ilion, puisque, dit-il, c’est un mort du passé, et surtout un concitoyen.

;”

Il y a là un héroon d’Hector, avec sa statue de bronze dressée dans une petite chapelle. En face, on a placé le grand Achille à ciel ouvert… Les yeux fixés sur Pégase: “Hé quoi!, dis-je, les habitants d’Ilion sacrifient donc?” Je voulais tout doucement le sonder sur ses opinions. “Quoi d’étrange, répondit-il, s’ils ont un culte pour un homme de bien qui fut leur concitoyen, comme nous en avons pour nos martyrs?”21

Entre Lucien et Julien, cependant, il y a une très grande distance: pour Lucien les traditions sont, certes, un objet de parodie et un sujet excellent pour la satire des moeurs contemporaines, mais on devine chez Julien la concur -

19. Luc. Cont. 23 (centon de citations homériques).

20. Traduction de j bomPAire

21. Traduction de j bidez

κάτθαν’ ὁμῶς ὅ τ’ ἄτυμβος ἀνὴρ ὅς τ’ ἔλλαχε τύμβου, ἐν δὲ ἰῇ τιμῇ Ἶρος κρείων τ’ Ἀγαμέμνων· Θερσίτῃ δ’ ἶσος Θέτιδος παῖς ἠϋκόμοιο πάντες δ’ εἰσὶν ὁμῶς νεκύων ἀμενηνὰ κάρηνα, γυμνοί τε ξηροί τε κατ’ ἀσφοδελὸν λειμῶνα
Ἡρῷ ό ν ἐστιν Ἕκτορος , ὅπου χαλκοῦς ἕστηκεν ἀνδριὰς ἐν ναΐσκῳ βραχεῖ Τούτῳ τὸν μέγαν ἀντέστησαν Ἀχιλλέα κατὰ τὸ ὕπαιθρον· πρὸς Πηγάσιον ἀπιδών· “ τί ταῦτα ;” εἶπον , “ Ἰλιεῖς θύουσιν ;” ἀποπειρώμενος ἠρέμα ὡς ἔχει γνώμης Ὁ δέ “ καὶ τί τοῦτο ἄτοπον, ἄνδρα ἀγαθὸν ἑαυτῶν πολίτην, ὥσπερ ἡμεῖς”, ἔφη, “τοὺς μάρτυρας, εἰ θεραπεύουσιν

rence des deux modèles politico-culturels qui se disputent l’hégémonie. Philostrate se trouve, peut-être, au milieu.

Je reviens, donc, sur Philostrate et sur son Héroïkos. Il m’a fallu faire tout ce parcours pour montrer que cet ouvrage, où il n’est question que de héros mythologiques —tous du cycle troyen, et homériques, sauf Palamède, qui a pourtant un rôle capital—, s’accorde parfaitement à ce que j’ai essayé de montrer concernant les héros depuis l’époque hellénistique et, surtout, romaine, une période qui voit proliférer les héroïsations, tout en gardant aussi les héros traditionnels et panhelléniques du mythe. Et même si tous les héros évoqués dans l’Héroïkos sont des héros mythologiques, la clé de leur valeur héroïque ne repose plus sur leurs exploits, qui souvent les ont conduits dans l’Hadès, mais sur leur état de défunts et sur la ‘nouvelle vie’ qu’ils vivent après leur mort. En parfaite cohérence, les détails à propos des dépouilles ne nous sont pas épargnés, au contraire. En fait, cela n’est pas non plus nouveau: nous savons par Plutarque, bien que l’on puisse douter de sa véracité historique, que les dépouilles de Thésée furent transportées à Athènes par Cimon22 . Le vigneron, dans le dialogue de Philostrate, s’applique à vaincre l’incrédulité du Phénicien. Il utilise à ce but trois genres de preuves: sa propre expérience à côté du revenant Protésilas, ce que ses proches lui ont raconté, et l’existence matérielle des dépouilles, des os, des héros. Voici comment il raconte à son hôte que son aïeul a pu toucher les os d’Ajax (Her. 8.1):

Eh bien, écoute! Mon grand-père, étranger, était bien informé sur beaucoup de ces faits que tu refuses de croire. Le tombeau d’Ajax, disait-il, avait jadis été détruit par la mer qui était toute proche et avait laissé voir des ossements qui semblaient appartenir à un homme de onze coudées; et il affirmait que l’empereur Hadrien, lorsqu’il est venu en Troade, les avait recomposés et qu’après en avoir pressé contre son coeur et embrassé plusieurs, il fit restaurer l’actuel tombeau d’Ajax23

D’autre part, même si l’Héroïkos peut être lu comme une espèce de galerie de héros, de défilé des grands personnages des poèmes homériques, les plus mythiques, pour ainsi dire, des héros mythiques, en revanche, nous ne trouvons pas dans ses pages la description d’une seule mort héroïque. L’auteur,

22. Cf. Plu. Thes. 36.2-4; Cim. 8.5-7.

23. Les traductions de l’Héroïkos sont de ma propre main.

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Ἄκουε δή· πάππος ἦν μοι, ξένε, πολλὰ τῶν ἀπιστουμένων ὑπὸ σοῦ γινώσκων, ὃς ἔλεγε διαφθαρῆναι μέν ποτε τὸ τοῦ Αἴαντος σῆμα ὑπὸ τῆς θαλάσσης , πρὸς ᾗ κεῖται , ὀστᾶ δὲ ἐν αὐτῷ φανῆναι κατὰ ἑνδεκάπηχυν ἄνθρωπον· καὶ ἔφασκεν Ἀδριανὸν βασιλέα περιστεῖλαι αὐτὰ ἐς Τροίαν ἐλθόντα καὶ τὸν νυνὶ τάφον περιαρμόσαι τῷ Αἴαντι ἔστιν ἃ καὶ προσπτυξάμενον τῶν ὀστῶν καὶ φιλήσαντα

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate 151 en revanche, est très généreux en descriptions de héros: leur aspect physique, la ‘vérité’ de leurs exploits — puisque souvent il révèle une version différente de celle d’Homère—, les rapports d’amitié ou d’hostilité des uns avec les autres, etc. Bref, Philostrate nous offre des quantités de descriptions, de récits, mais jamais la description ou le récit de la mort des héros dont il parle – sauf deux groupes d’exceptions: celles qui carrément ont pour but de contredire Homère 24, ou celles qui sont des morts injustes, impropres, infâmes, c’est-à-dire dont les responsables ne sont pas les ennemis mais la haine, la jalousie ou la rivalité des leurs, des morts très éloignées de la ‘belle mort’ qui arrive au zénith de la gloire héroïque. Ce sont des morts vraiment très peu édifiantes: elles viennent après les trahisons et les basses passions des héros eux-mêmes – c’est le cas de Palamède (Her. 33.31; 20.2; 21.6)25 ou d’Ajax (Her. 35.10-13; 20.2); ou bien elles sont la suite d’une série de fourberies – Achille, par exemple (Her. 47.4; 51.1-6); ou, finalement, Ulysse, dont la mort, curieusement, n’est pas expliquée26: nous savons seulement qu’il attend, dans l’Hadès, les châtiments qu’il mérite à cause de Palamède et Ajax (Her. 21.7; 43.15). Regardons d’un peu plus près ces morts-là.

L’Héroïkos a été étudié comme un exemple de réfutation homérique27; il l’est, sans doute, mais dans ce cas l’Homerkritik consiste à présenter des versions alternatives aux versions homériques, qui puissent être cohérentes dans le contexte d’un nouveau récit; un récit qui, lui aussi, est tout à fait fictionnel et qui, par conséquent, va bien au-delà de la tradition des corrections d’Homère qui sont faites afin de rendre son récit plus vraisemblable, ou, disons, plus historique28

Un sujet fondamental de la réfutation homérique que nous trouvons chez Philostrate est le personnage d’Ulysse; Ulysse est ‘deshéroïsé’: coupable directement de la mort de Palamède 29, et indirectement de la mort du Grand

24. L’exemple le plus clair est celui d’Hector qui, d’après Philostrate, serait mort courageusement, sans fuir le combat et sans implorer la pitié d’Achille, cf. Her. 37.5: «…il mourut vers sa trentième année, non pas comme un lâche qui demande merci, mais après s’être battu bravement: c’était le seul Troyen qui était resté hors du rempart et il ne tomba qu’à la suite d’une longue bataille…». La mort d’Antiloque est aussi évoquée pour ajouter au récit homérique un élément moins épique que de moralité romaine: Antiloque aurait trouvé la mort en voulant protéger son père Nestor du troyen Memnon, cf. Her. 26.18: «C’est ce Memnon … qui, dit-on, tua le noble et bel Antiloque, qui protégeait son père avec son bouclier…»

25. cf. mestre 2015.

26. Philostrate, qui devait sans doute connaître les différentes versions, tardives et nonhomériques, de la mort d’Ulysse (notamment celle qui fait de lui la victime de son propre fils Télégonos, cf. Luc. VH 2.35; Apollod. Epitome 7.2; Parth. 3), préfère lui réserver un supplice plus sévère que la mort, c’est-à-dire, n’avoir pas d’après-mort glorieuse, comme les autres héros.

27. Cf. zeitlin 2001; mestre 2004; kim 2010, 177-181.

28. Des réfutations du genre de celles de Dion Chrysostome ( Or . 12) ou de Dictys de Crète, qui corrigent Homère parce que, eux, ils disent “la vérité”.

29. Her . 21.6:

(tu as souffert, parmi les Achéens, piteusement, à cause des ruses d’Ulysse contre toi).

… πεπονθέναι τε ὑπὸ τῶν Ἀχαιῶν ἐλεεινὰ διὰ τὰς Ὀδυσσέως ἐπὶ σοὶ τέχνας

Ajax (Her. 35.10-13), il ne mérite pas une après-vie heureuse —comme celle de Protésilas, d’Achille, et enfin de tous les autres—, il ne reviendra pas, n’accompagnera pas les humains et ne leur sera pas utile; au lieu de cela il sera supplicié dans l’Hadès. Par contre, Palamède, qui s’est montré courageux et digne, même en face d’une mort infâme, jouira, après sa mort, d’une exemplarité héroïque (Her. 33.37):

Ce héros [Palamède] est bien digne, non seulement suivant l’avis d’Achille mais de tous ceux qui aiment la force et la sagesse, qu’on l’imite et qu’on le chante; et Protésilas, puisque nous parlons de lui, verse d’abondantes larmes lorsqu’il fait l’éloge de l’audace de ce héros même en face de la mort. Car Palamède ne supplia pas, ne proféra ni plainte ni lamentation, il ne dit que “je te plains, Vérité, tu es morte avant moi”, alors il offrit sa tête aux pierres, comme s’il savait que la Justice serait avec lui.

Le cas du Grand Ajax est semblable: Ulysse est présenté comme responsable de sa folie et du suicide; la responsabilité d’Ulysse délivre Ajax d’une mort très peu héroïque, une mort qui aurait fait de lui un héros imparfait après la mort30

Voilà donc un leit-motiv de l’Héroïkos: le modèle de héros qu’incarnait Ulysse est remplacé par Palamède, héros civilisateur plutôt que guerrier, mais pour rétablir cet équilibre, Ajax apparaît aussi comme une victime d’Ulysse. En effet Ajax, qui, lui, a la faculté de revenir, un jour, en voyant des étrangers qui jouaient au trictrac près de son tombeau, leur adresse les mots que voici (Her. 20.2):

30. cf. Her . 35-36.1; la mort d’Ajax — que Philostrate évoque comme ὁ

λόγος (l’histoire de sa mort)—, si problématique tout au long de la tradition —cf., en parodie, Luc. VH 2.7—, passe d’une souillure pour le héros au résultat de la perfidie jalouse d’Ulysse.

152
ἔοικέ τε ὁ ἥρως οὗτος οὐκ Ἀχιλλεῖ μόνον, ἀλλὰ καὶ πᾶσιν οἷς ῥώμης τε καὶ σοφίας ἔρως, παρέχειν ἑαυτὸν ζήλου τε καὶ ᾠδῆς ἄξιον, ὅ τε Πρωτεσίλεως, ἐπειδὰν ἐς μνήμην αὐτοῦ ἀφικώμεθα, ἀστακτὶ δακρύει, τήν τε ἄλλην ἀνδρείαν τοῦ ἥρω ἐπαινῶν καὶ τὴν ἐν τῷ θανάτῳ· οὐ γὰρ δὴ ἱκετεῦσαι τὸν Παλαμ ή δη , οὐδὲ οἰκτρ ό ν τι εἰπεῖν οὐδὲ ὀδύρασθαι, ἀλλ’ εἰπὼν «ἐλεῶ σε, ἀλήθεια· σὺ γὰρ ἐμοῦ προαπόλωλας», ὑπέσχε τὴν κεφαλὴν τοῖς λίθοις, οἷον ξυνιεὶς ὅτι ἡ Δίκη πρὸς αὐτοῦ ἔσται
ἐπιστὰς δὲ ὁ Αἴας “ πρὸς θεῶν ” ἔφη , “ μετάθεσθε τὴν παιδιὰν ταύτην· ἀναμιμνήσκει γάρ με τῶν Παλαμήδους ἔργων σοφοῦ τε καὶ μάλ’ ἐπιτηδείου μοι ἀνδρός. ἀπολώλεκε δὲ κἀμὲ κἀκεῖνον ἐχθρὸς εἷς ἄδικον εὑρὼν ἐφ’ ἡμῖν κρίσιν”
τοῦ θανάτου

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate 153

… quand Ajax apparut, il leur dit: “Par les dieux, dit-il, changez de jeu! car je me souviens des oeuvres de Palamède, un homme sage qui m’était proche. Un seul ennemi nous a fait succomber, lui et moi, un misérable qui a inventé contre nous un procès injuste”.

En ce qui concerne Achille, c’est à peu près la même chose – cette fois sans le concours d’Ulysse, bien entendu. Le caractère héroïque de sa vie est évidemment mis en relief —il est le meilleur des Achéens, ou presque—, mais ce qui mérite un développement plus large c’est la vie qu’il mène après sa mort, où il règne dans l’île de Leukê, en compagnie d’Hélène. Or, le décès est aussi maladroit que celui des autres: Achille est pris par surprise, sans cuirasse, lorsqu’il allait célébrer les noces avec Polyxène (Her. 47.4 et 51.16), victime de la fourberie de Pâris aidé par Apollon. Voici encore une façon de remplacer l’héroïsme guerrier en face de la mort par des valeurs moins épiques: finalement, Achille est mort par amour…(Her. 51.1)31

La mort d’Achille survint d’une façon qu’Homère n’ignorait pas; car il dit qu’il mourut à cause de Pâris et Apollon, sachant ce qui s’était passé au temple de Thymbra et comment il tomba, frappé traîtreusement, pendant qu’il faisait les serments [de mariage], dont le témoin était Apollon.

En effet, ce long ouvrage qu’est l’ Héroïkos , le seul de toute la littérature grecque qui traite de la condition héroïque, une affaire de longue tradition dans la culture et la religion grecques, s’attache davantage à la fonction des héros après leur mort qu’à leurs actions durant leur vie32. Or, l’Héroïkos met beaucoup plus l’accent sur le nouveau personnage qui est le héros revenant après sa mort: a) les apparitions près du tombeau ou dans la région; b) l’en-

31. cf. Il. 22.258-260.

32. En résumé, tout ce qui est raconté de la vie des héros, avant leur mort, se concentre autour des sujets suivants, d’une façon similaire pour chacun, et parfois en les comparant: a) description de leur aspect/beauté physique (par exemple, Nestor: “il gardait son air rayonnant, presque souriant, une barbe vénérable, de longueur modérée …”, Her. 26.13; Palamède: “… pour la taille il était comme le Grand Ajax; pour la beauté il rivalisait avec Achille, Antiloque, Protésilas et le Troyen Euphorbos… un tendre duvet se voyait sur ses joues… sa chevelure était rasée, les sourcils libres et droits…”, Her. 33.39); b) évaluation de leur compétence athlétique et en matière de chasse; c) confirmation ou réfutation d’événements ou détails racontés par Homère ou d’autres traditions épiques (par exemple, sur Hector: “la jactance que le poème d’Homère attribue à Hector lorsqu’il menace les Achéens de mettre feu à leurs vaisseaux, s’accorde complètement à ses manières”, Her. 37.1; sur les chevaux d’Achille: “l’immortalité qui leur est attribuée est une invention d’Homère”, Her. 50.2, etc.)

Τελευτὴ δὲ τῷ Ἀχιλλεῖ ἐγένετο ἣν καὶ Ὅμηρος ἐπιγινώσκει· φησὶ γὰρ αὐτὸν ἐκ Πάριδός τε καὶ Ἀπόλλωνος ἀποθανεῖν, εἰδώς που τὰ ἐν τῷ Θυμβραίῳ καὶ ὅπως πρὸς ἱεροῖς τε καὶ ὅρκοις , ὧν μάρτυρα τὸν Ἀπόλλω ἐποιεῖτο, δολοφονηθεὶς ἔπεσεν

tretien avec les humains, les bénéfices qu’il leur apporte (pour les récoltes, les épidémies, la santé, etc.) ou, au contraire, les châtiments qu’il leur inflige –cela dépend du culte rendu (les deux exemples les plus frappants sont celui du fantôme d’Hector qui tue un jeune homme qui l’a offensé, Her. 18.5-6; ou de celui d’Achille, brutal meurtrier d’une jeune fille troyenne, Her. 56-8-10); c) leur vie quotidienne (Protésilas fait du sport aux jardins d’Élaious, près de son tombeau, Her. 13; il visite son épouse dans l’Hadès, Her. 11.8; Achille et Hélène fêtent leur amour à l’île de Leukê, en buvant et chantant ensemble, Her . 54.12). Dans tous les cas, ce sont des revenants: il est indispensable qu’ils soient morts, qu’ils aient un tombeau (un σῆμα), pour activer un culte; alors, afin que ce culte ait un retour, ils ont une ‘vie’ post mortem qui leur permet un rapport direct avec les humains initiés.

C’est ce que, à mon avis, Philostrate souhaite raconter dans l’ Héroïkos ; il s’ensuit, donc, que les héros et le culte héroïque ont le même sens et la même fonction pour lui que pour ses contemporains: ils ne portent pas un très grand intérêt à la façon de mourir du héros mais surtout à ce qui vient après: le culte, l’initiation.

Quel est l’intérêt de présenter les héros mythiques comme des personnages réels, aussi réels que l’ont été les patrons héroïsés, et si tangibles que l’on peut avoir une relation avec eux?

Philostrate est un homme de la paideia, un pepaideumenos. La partie la plus remarquable de la présentation philostratéenne des héros est le fait d’apporter des éléments qui ont le but de fermer, d’assurer encore plus le repliement des élites hellénophones sur elles-mêmes face aux agressions extérieures qui, à l’époque, ne sont pas banales33 .

Ces éléments se trouvent placés sur trois axes.

D’abord, le territoire. Philostrate reprend la vieille tradition de la Grèce archaïque et classique d’après laquelle l’appropriation d’un héros, du point de vue physique à travers ses dépouilles, et le développement de son culte, étaient un argument pour garder ou pour réclamer un territoire 34. Or, nous sommes sous l’Empire romain; les réclamations de territoire n’ont plus de sens, mais la revendication des ‘lieux de mémoire’35 sont complètement légitimes et utiles. Il y a dans l’Héroïkos un parcours géographique de ‘grécité’, qui se construit justement à travers les tombeaux des héros, en traçant des lignes qui unissent les tombeaux et qui encerclent un territoire. En outre, ce territoire est décrit comme idyllique; c’est un territoire de campagne ou de concentration urbaine très simple, sans le tracas artificiel des grandes villes où se déroule, par ailleurs, la religion officielle. Le vigneron explique ainsi à son hôte le Phénicien comment il a renoncé à l’agitation de la ville pour pouvoir rester à côté du héros Protésilas (Her. 4.6-10):

33. Cf. mestre 2013b.

34. Cf. A nton A ccio 1995, 257-267; A nton A ccio 1999; W hitley 1988; d e P olign A c 1995 2, 127151; snodgrAss 1980, 38-40.

35. Cf. gAngloFF 2013; mestre 2013a.

154

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate 155

J’ai passé dans la ville, étranger, la première partie de ma vie; j’avais des maîtres et nous faisions de la philosophie. Par conséquent, mes affaires allaient mal, car le travail de mes propriétés rurales reposait sur des esclaves que ne me reversaient rien du tout, et de là qu’il m’a fallu hypothéquer mes terres et devenir pauvre. Ensuite je suis venu ici pour demander un conseil à Protésilas; mais comme il m’en voulait, avec raison, du fait que je l’avais quitté pour aller vivre en ville, il se tut. J’ai insisté, en lui assurant que je mourrais s’il me délaissait. “Change de costume”, me dit-il. Ce jour-là je l’ai écouté sans le comprendre; mais après, en y réfléchissant, j’ai compris qu’il m’ordonnait de changer mon genre de vie. C’est pourquoi j’ai mis une peau de chèvre, j’ai pris la houe, et je ne connais plus le chemin qui mène à la ville; tout est florissant dans mon domaine; et si un mouton, une ruche ou un arbre tombent malades, j’ai recours à Protésilas comme médecin. Avec lui à côté de moi, et m’occupant de la terre, je deviens de plus en plus sage: car sa sagesse est supérieure.

Cette métaphore du retour à la nature est, probablement, un appel aux racines helléniques.

Deuxièmement, Philostrate n’évoque dans son ouvrage que des héros de la mythologie. Cela va sans dire que, puisque finalement, comme je l’ai déjà signalé, l’ Héroïkos n’est que de la littérature, l’idéologie qu’il transmet reste libre de contraintes politiques; il revient ainsi aux héros les plus traditionnels, les plus lointains, mais aussi les plus purs, ceux qui ne sont pas contaminés par l’intérêt économique ou les soucis quotidiens. Dans son monde idéal, on n’a pas besoin des bienfaiteurs, ni de leurs services qui, après tout, coûtent cher: le vigneron, après le passage que nous avons lu, explique qu’il vit de ses ressources agricoles, que, lorsqu’il a besoin de quelque chose qu’il n’obtient pas par ses récoltes, il échange avec d’autres ce qu’il a; il ne connaît même pas la monnaie (Her. 1.7). Or, tout cela n’est possible que loin des agglomérations urbaines, où, en plus, les tertres des ‘vrais’ héros se trouvent,

Ἐν ἄστει, ξένε, τὸ πρῶτον ἐτρίβομεν τοῦ βίου, διδασκάλοις χρώμενοι καὶ φιλοσοφοῦντες. πονήρως οὖν τὰ ἐμὰ εἶχεν· ἐπὶ δούλοις γὰρ ἦν τὰ γεωργούμενα , οἱ δ’ ἀπέφερον ἡμῖν οὐδέν , ὅθεν δανείζεσθαί τε ἐπὶ τῷ ἀγρῷ ἔδει καὶ πεινῆν . καὶ δῆτα ἀφικ ό μενος ἐνταῦθα ξύμβουλον ἐποιούμην τὸν Πρωτεσίλεων , ὁ δ’ ὀργ ή ν μοι δικαίαν ἔχων, ἐπειδὴ καταλιπὼν αὐτὸν ἐν ἄστει ἔζων, ἐσιώπα λιπαροῦντος δέ μου καὶ ἀπολεῖσθαι φάσκοντος εἰ ἀμεληθείην , “ μεταμφίασαι ” ἔφη . τοῦτ’ ἐπ’ ἐκείνης μὲν τῆς ἡμέρας ἀργῶς ἤκουσα· μετὰ ταῦτα μέντοι βασανίζων αὐτ ό , ξυνῆκα ὅτι μεταβαλεῖν κελεύει με τὸ τοῦ βίου σχῆμα . ὅθεν διφθέραν τε ἐναρμοσάμενος καὶ σμινύην φέρων καὶ οὐδὲ τὴν ἐς ἄστυ ὁδὸν ἔτι γινώσκων, βρύει μοι τὰ ἐν τῷ ἀγρῷ πάντα, κἂν νοσήσῃ προβάτιον ἢ σμῆνος ἢ δένδρον, ἰατρῷ χρῶμαι τῷ Πρωτεσίλεῳ· συνών < τε > αὐτῷ καὶ τῇ γῇ προσκείμενος , σοφώτερος {τε} ἐμαυτοῦ γίνομαι· περίεστι γὰρ καὶ σοφίας αὐτῷ

indignement, à côté de l’hommage obligé que l’on doit aux puissants. Voilà donc une nouvelle revendication et un appel à une administration plus simple, mais surtout plus proche.

Le troisième axe est, à mon avis, à mon avis la nouveauté la plus importante de l’ Héroïkos . D’une certaine façon, les deux axes précédents sont nécessaires pour rendre possible ce climax: chez Philostrate, les héros reviennent, leur mort est une mort qui n’est pas définitive, mais une mort provisoire puisqu’ils reparaissent et se montrent aux hommes. Le territoire et la foi (πίστις est exactement le mot employé) dans leur existence, la connaissance de leur mode de vie, (leur vie actuelle et non leur vie héroïque), la relation avec eux et les avantages qu’il y a à suivre leurs conseils et leurs indications sont aussi le secret d’une vie meilleure, idéale et héroïque pour tout le monde.

Leur caractère exemplaire est expliqué de la façon que voici (Her. 7.3):

Des âmes supérieures et bienheureuses, comme celle-là, commencent vraiment leur vie lorsqu’elles se purifient de leur corps. Elles apprennent alors à connaître les dieux, en devenant leur escorte, non pas en rendant un culte à des statues ou à des suppositions, mais en partageant directement leur vie; libérées des maladies et du corps, elles regardent les affaires humaines et, de temps en temps, elles se remplissent de sagesse divinatoire et éprouvent des transports d’inspiration prophétique.

Les hommes, donc, qui sont mortels, sont en rapport avec ces autres mortels, déjà décédés, qui les aident à vivre, et qui leur montrent la possibilité d’une vie héroïque après la mort, comme celle que les héros vivent à présent. Ce sont les héros qui, dans ce contexte, sont les bienfaiteurs des êtres humains, les vrais εὐεργέται, et, en plus, font naître l’espoir d’une autre vie à laquelle on peut aspirer; il s’agit de la possibilité d’une héroïsation mais cette fois pure, naturelle, non contaminée36

L’Héroïkos de Philostrate n’est pas facile à interpréter. Nous trouvons dans ce dialogue toute une série de données qui tournent autour de la condition héroïque en Grèce ancienne (d’Homère à l’Empire), dont, d’une façon ou d’une autre, la mort est le noyau; quelques-unes de ces données sont archaïques

36. Pour un rapprochement entre ces valeurs et celles du premier christianisme, cf. mestre & gómez (à paraître).

156
ψυχαῖς γὰρ θείαις οὕτω καὶ μακαρίαις ἀρχὴ βίου τὸ καθαρεῦσαι τοῦ σώματος· θεούς τε γάρ , ὧν ὀπαδοί εἰσι , γινώσκουσι τ ό τ ε οὐκ ἀγάλματα θεραπεύουσαι καὶ ὑπονοίας , ἀλλὰ ξυνουσίας φανερὰς πρὸς αὐτοὺς ποιούμεναι , τά τε τῶν ἀνθρώπων ὁρῶσιν ἐλεύθεραι νόσων τε καὶ σώματος, ὅτε δὴ καὶ μαντικῆς σοφίας ἐμφοροῦνται καὶ τὸ χρησμῶδες αὐταῖς προσβακχεύει

Les héros et la mort dans l’Héroïkos de Philostrate 157

le caractère mortel de ces personnages excellents—37; d’autres, d’après les indices dont nous disposons, sont d’époque classique mais héritées de l’archaïsme — le culte héroïque, local ou panhellénique; les premiers témoignages de l’héroïsation de personnages historiques—; d’autres, plus récentes, d’époque hellénistique et romaine – l’héroïsation “massive” de personnages réels, bienfaiteurs, patrons, etc., ayant joué un rôle important dans la communauté des villes, ou, simplement, le culte aux défunts au sein de la famille; et, d’un autre côté les notions identitaires, plus ou moins locales, dans l’Orient hellénophone, surtout, mais aussi à Rome, qui reposent sur les héros de la mythologie, comme ancêtres. L’Héroïkos est un écho de tout cela et, par conséquent, se révèle comme un texte important pour décrire, en même temps, l’évolution de la condition héroïque à l’époque impériale, et la croissance du culte aux morts et à la mort, qui ne fera que gagner de l’importance dans les dernières étapes de l’antiquité38 .

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38. Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet financé FFI 2012 34861, et du Groupe de Recherche SGR 2014 1127. Je remercie Isabelle Gassino pour la révision du français.

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DOI: 10.2436/20.2501.01.67

Sur la mise en scène de la mort des philosophes

Université de Bourgogne

AbstrAct

If the Phaedo and its definition of death as unbinding the body and the soul (an activity which also corresponds to the philosophical practice) open the way to the development of a literature of philosophers’ death-scenes, it is clear that this criterion is not always relevant. Poor readers, such as Cleombrotus of Ambracia, may substitute the suicide to the reflective practice, whereas others, like Hermotimus of Clazomenae, by bringing the principle to its perfection, actually twist it: the body’s destruction becomes the sign of the true death. As death turns out to be the endpoint of the philosophical quality, in Diogenes Laertius it is exposed, multiplied in verse as in prose, and built as a staging. If different topoi can be identified, the fact remains that death, whether heroic or absurd, is always meaningful and may also create a new paradigm of the philosopher dying for his ideas.

keyWords: Socrate, Platon, Diogène Laërce, biographie, mort

«Facere docet philosophia, non dicere » 1: ces propos célèbres qu’adresse Sénèque à Lucilius affirment clairement que s’intéresser à la biographie des philosophes lorsque l’on veut soi-même progresser sur la voie de la sagesse n’est pas un exercice à dédaigner. Faisant, comme souvent, preuve de syncrétisme, le philosophe de Cordoue cite alors Épicure, pour qui la mise en scène de la parole philosophique comporte une valeur pédagogique essentielle; ainsi, aux yeux de Sénèque, le mode de vie du cynique Démétrius porte témoignage de son engagement philosophique: il n’est pas un simple

1. Sen. epist. 20, 2

praeceptor, un maître transmettant une doctrine, mais il devient lui-même l’occasion et l’objet de la réflexion philosophique:

Inuideas licet, etiam nunc libenter pro me dependet Epicurus. «Magnificentior, mihi crede, sermo tuus in grabatto uidebitur et in panno: non enim dicentur tantum illa, sed probabuntur.» Ego certe aliter audio, quae dicit Demetrius noster, cum illum uidi nudum, quanto minus quam stramentis incubantem: non praeceptor ueri sed testis est2 .

Le rôle pédagogique et réflexif que revêtent alors les biographies de philosophes apparaît ici clairement, à tel point que certains critiques, s’interrogeant sur l’origine du genre biographique, proposent justement de situer son acte de naissance dans l’évocation de la vie, ou plutôt des événements qui ont précipité la fin de la vie d’un des plus célèbres philosophes, Socrate. Arnaldo Momigliano3 cite ainsi les réflexions de Albrecht Dihle4, lequel insiste sur le rôle moteur qu’aurait eu le philosophe athénien dans cette invention générique, rôle qui tiendrait au fait que sont relatés une partie de la vie et les derniers instants d’une personnalité d’exception, et qui plus est d’un être qui a refusé de laisser des œuvres théoriques que l’on pourrait distinguer de sa personnalité. Si Arnaldo Momigliano récuse cette position en établissant qu’il existait des premières formes de biographie plus d’un siècle avant la mort du philosophe athénien, il n’en reste pas moins que, même si Socrate n’est pas à l’origine de la biographie, les ouvrages des Socratiques, et de Platon au premier chef, ne peuvent être tenus pour quantité négligeable. La mort de Socrate, telle qu’elle est relatée et mise en scène avant tout dans le Phédon, constitue l’événement principiel qui définit son protagoniste comme le philosophe par excellence, le martyr qui renonce à la vie au nom d’un idéal de vérité supérieur. Par une véritable mise en scène des derniers instants de Socrate, Platon ouvre la voie à une série de réécritures, directes —que l’on pense ici aux Tusculanes de Cicéron 5— ou indirectes — si l’on pense à la mort de Sénèque telle qu’elle apparaît dans les Annales de Tacite—, qui dépasse d’ailleurs le seul domaine des biographies de philosophes. Se crée en effet, plus qu’un simple motif littéraire, une véritable littérature de l’exitus illustrium uirorum6, laquelle ac-

2. Sen. epist. 20, 9. ‘Tu peux me regarder de travers: c’est encore Épicure qui voudra bien solder le compte pour moi. “Je te l’assure, un grabat et des haillons feront paraître ton langage plus imposant: ce ne seront pas là seulement des paroles, mais des preuves.” Pour mon compte, j’écoute dans d’autres dispositions les leçons de notre Démétrius, quand je l’ai vu déguenillé, couché sur ce qu’on n’oserait appeler une paillasse: il ne professe pas la vérité; il témoigne pour elle’.

3. momigliAno 1991, 23-39.

4. d ihle 1956. Il convient de noter que Dihle ne cite pas les seuls dialogues des Socratiques, mais qu’il évoque aussi des textes comme les Suppliantes d’Euripide, les ouvrages historiques de Xénophon et Thucydide.

5. Cic . Tusc . 1, 71-75; 102-104. Sur ce point, nous renvoyons à notre article, l ucci A no 2014, 8-12.

6. Sur ce point, nous renvoyons à ronconi 1968, 206-236.

162

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 163

quiert une dimension réflexive. Le récit des derniers moments de la vie joue ainsi un rôle décisif dans la caractérisation même d’un personnage comme tel: la mort du philosophe devient un critère, c’est-à-dire le moment crucial qui révèle l’adéquation du comportement humain aux principes professés, l’instant qui donne sens à un parcours philosophique7 . Parce que ce moment est définitoire de l’identité philosophique8, la mise en scène de la mort des philosophes vaut alors moins pour les détails historiques et vérifiables qu’elle apporte que pour l’image que l’on veut construire du philosophe; elle devient, comme le dit Massimo Stella du dialogue platonicien, à la fois une œuvre de mémoire et d’invention, liant réalité et imaginaire 9. De fait, la large diffusion des logoi sokratikoi, pour lesquels Livio Rossetti a bien mis en lumière l’existence de procédés de standardisation du dialogue10, propose aux lecteurs des textes biographiques pour lesquels la frontière entre véracité, réalité, et fiction, imaginaire est ténue, voire se veut volontairement floue11. Se développe ainsi ce que l’on pourrait appeler une biographie expérimentale12, puisqu’il s’agit moins pour l’auteur de saisir dans la vie d’un individu des faits réels que des potentialités, voire, lorsque l’on s’intéresse à la mort des philosophes, une confirmation ou une infirmation de ces virtualités. Le récit reconstruit de la mort des philosophes, l’image qui en est alors donnée, renvoient sans cesse à la mort philosophique première, celle de Socrate, qui devient un principe d’imitation pour les philosophes en devenir.

7. Sur l’importance du βίος pour la compréhension des doctrines philosophiques, nous renvoyons à osborne 1987, pp. 1-32.

8. Aubenque 1962, 468-469: «C’est un vieil adage de la sagesse grecque qu’on ne peut porter un jugement sur la vie d’un homme tant qu’il n’est pas mort. […] Tant que l’homme vit, son “avenir nous est caché” [Eth. Nic., I, 11, 1101 a 18], parce qu’il peut à chaque instant devenir autre. […] Seule la mort peut, dans le cas du vivant, arrêter le cours imprévisible de la vie, transmuer la contingence en nécessité rétrospective, séparer l’accidentel de ce qui appartient vraiment par soi au sujet qui n’est plus. C’est la mort de Socrate qui façonne l’essence de Socrate: celle du juste injustement condamné. C’est elle qui permet de dissocier ce qu’il y a de contingent dans l’existence historique de Socrate et ceux des accidents de sa vie qui accèdent à la dignité d’attributs essentiels de la socratéité. L’essence d’un homme, c’est la transfiguration d’une histoire en légende, d’une existence tragique, parce qu’imprévisible, en un destin achevé, transfiguration qui ne s’opère que par la mort».

9. stellA 2006, 19.

10. rossetti 2003, 11-35.

11. m omigli A no 1991, 71: «Les socratiques exaspéraient à leur époque et ils exaspèrent encore aujourd’hui. Et ils ne sont jamais tant irritants que lorsqu’on les aborde sous l’angle de la biographie. […] [Elle] a revêtu une nouvelle signification au moment où les socratiques ont exploré cette zone entre vérité et fiction qui déconcerte tant l’historien. Nous ne comprendrons pas ce qu’était la biographie au quatrième siècle si nous refusons d’admettre qu’elle en est venue à occuper une place ambiguë entre réalité et imaginaire».

12. Cette réflexion n’est pas applicable au seul Socrate; ainsi, concernant Platon, nous pouvons citer les propos introductifs de sWiFt riginos 1976, 6: «When one considers the question of historicity of the 148 anecdotes discussed in the following chapters, it is clear that, while there may be some kernel of truth behind a number of the stories told about Plato, the truth is elusive and difficult to isolate from the fabricated details and embellishments, whether prejudicial or not, which are combined in a given anecdote. […] [on peut voir une] possible influence of a stock motif or topos, or of a specific passage or theme in the Platonic writings, in inspiring a given anecdote».

Ainsi, l’étude de différentes mises en scène de morts de philosophes, dans le cadre d’une œuvre comme celle de Diogène Laërce, les Vies et doctrines de philosophes illustres, écrite sur le principe de la série ou du moins de la multiplication d’exempla, permettra d’établir une typologie, une définition du sapiens , de poser, par le traitement accordé aux derniers moments d’une personne, les limites de cette catégorie, mais permet aussi d’énoncer, parfois de façon oblique, les caractéristiques qui composent un philosophe, mettant aussi en jeu les rapports de l’individu au groupe de pensée auquel il se rattache – ainsi, on n’attendra pas le même comportement de la part d’un Mégarique que de la part d’un Stoïcien. Pour cela, nous voudrions dans un premier temps étudier la reprise, mais aussi la difficile application, chez d’autres personnages, du motif central de la mort de Socrate dans le Phédon, la déliaison entre le corps et l’âme, puis nous interroger sur la portée ironique, mais peut-être aussi symbolique, que revêtent certaines morts incongrues, chez Diogène Laërce, avant de tracer en conclusion les contours d’une nouvelle mort philosophique héroïque.

I) Qu’est ce que mourir? De Socrate à Cléombrote d’Ambracie et Hermotime

1) Socrate: la déliaison entre le corps et l’âme

Depuis le Phédon, le principe de la déliaison entre l’âme et le corps apparaît comme définitoire à la fois de l’expérience physique de la mort mais aussi de l’activité philosophique, comme le rappelle Socrate dès le début du dialogue, sur le mode conceptuel, mais aussi humoristique:

13. Pl Phd., 64 c: ‘À notre avis, la mort c’est quelque chose? […] Rien d’autre chose, n’est ce pas, que la séparation de l’âme d’avec le corps? Être mort, c’est bien ceci: à part de l’âme et séparé d’elle, le corps s’est isolé en lui-même, l’âme, de son côté, à part du corps et séparée de lui, s’est isolée en elle-même? La mort, n’est-ce pas, ce n’est rien d’autre que cela?’

14. Pl . Phd. , 64 a: ‘J’en ai bien peur en effet: quiconque s’attache à la philosophie au sens droit du terme, les autres hommes ne se doutent pas que son unique occupation, c’est de mourir et d’être mort!’

164
Ἡγούμεθά τι τὸν θάνατον εἶναι; […] Ἆρα μὴ ἄλλο τι ἢ τὴν τῆς ψυχῆς ἀπὸ τοῦ σώματος ἀπαλλαγήν; Καὶ εἶναι τοῦτο τὸ τεθνάναι, χωρὶς μὲν ἀπὸ τῆς ψυχῆς ἀπαλλαγὲν αὐτὸ καθ’ αὑτὸ τὸ σῶμα γεγονέναι, χωρὶς δὲ τὴν ψυχὴν ἀπὸ τοῦ σ ώ ματος ἀπαλλαγεῖσαν αὐτὴν καθ ’ αὑτὴν εἶναι13; Κινδυνε ύ ουσι γὰρ ὅσοι τυγχ ά νουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφ ί ας λεληθ έ ναι τοὺς ἄλλους , ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδε ύ ουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι14

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 165

La déliaison que le philosophe applique tout au long de sa vie lui permet de purifier son âme de l’attaque des passions, qui serait, dans le cas contraire assujettie aux chaînes du corps15, mais également d’appréhender avec sérénité la déliaison effective, la séparation de l’âme et du corps lors de la mort physique et donc la soumission de ce dernier aux exigences de l’esprit16 .

Si l’opération de déliaison philosophique ne peut, à bon droit, se comprendre que comme un cheminement intellectuel, néanmoins, dès l’énoncé du parallèle entre la mort et la philosophie par Socrate, Simmias souligne la lecture tendancieuse que certaines personnes pourraient faire de ce principe en résumant ainsi les paroles du maître: philosopher, c’est mourir et être mort ! Ainsi, c’est la compréhension même du principe de déliaison entre le corps et l’âme qui constitue le premier pas discriminatoire pour obtenir le statut de philosophe; il convient déjà en effet d’appréhender ce que suppose l’activité philosophique, c’est-à-dire la déliaison, ce qu’est capable de faire Simmias, en tant que disciple de Socrate, mais ce qui résiste en revanche à la compréhension de la foule:

Comme l’explique Simmias en maniant l’antiphrase puisqu’il justifie ici le comportement de la foule condamnant la philosophie en général et dans le cas présent Socrate, la subtilité du raisonnement socratique porte justement sur les modalités d’accomplissement de la déliaison et donc sur le type de mort qu’il convient d’accomplir. La pratique philosophique est bien un entraînement à la mort, et l’application et la dextérité avec lesquelles le philosophe accomplit cette activité le désigne comme un être à part parmi les hommes, celui qui est capable de pousser, de son vivant, cette déliaison à

15. Pl. Phd., 67 c-d; 80 e - 81 b; 83 b-d.

16. hAdot 2002, 48: «Socrate s’est exposé à la mort pour la vertu. Il a préféré mourir plutôt que de renoncer aux exigences de sa conscience; il a donc préféré le Bien à l’être, il a préféré la conscience et la pensée à la vie de son corps. Ce choix est précisément le choix philosophique fondamental et l’on peut dire que la philosophie est exercice et apprentissage de la mort, s’il est vrai qu’elle soumet le vouloir vivre du corps aux exigences supérieures de la pensée».

17. Pl Phd. , 64 b: ‘Là-dessus Simmias se mit à rire: “Par Zeus! Socrate, dit-il, je n’en avais tout à l’heure nulle envie: tu m’as pourtant fait rire! C’est que, je crois, la foule en t’entendant parler ainsi trouverait qu’on a bien raison d’attaquer ceux qui font de la philosophie, à quoi feraient chorus sans réserve les gens de chez nous: c’est la pure vérité, dirait-elle, ceux qui font de la philosophie sont des gens en mal de mort, et, s’il est une chose dont elle se doute bien, c’est que tel est justement le sort qu’ils méritent!”’.

Καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας ‘Νὴ τὸν Δία’, ἔφη, ‘ὦ Σώκρατες, οὐ πάνυ γέ με νῦν δὴ γελασε ί οντα ἐπο ί ησας γελ ά σαι Οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκο ύ σαντας , δοκεῖν εὖ π ά νυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦντας, καὶ ξυμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ’ ἡμῖν ἀνθρώπους, καὶ π ά νυ , ὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν’17

son plus haut degré, et qui mérite ainsi son titre, puisque le philosophe accomplit cette action d’une manière qui le distingue de tous les autres18 .

Si Socrate, en réponse à la remarque amusante de Simmias, recadre immédiatement la portée du dialogue au seul philosophe et non au stultus 19, il convient néanmoins de noter que le risque d’une lecture grossière du dialogue est déjà inscrit dans le texte lui-même.

2) Le mauvais élève: Cléombrote d’Ambracie

La lecture fautive du principe de la déliaison, évoquée furtivement par Simmias, est cependant le fait d’un personnage que la tradition manuscrite désigne sous le nom de Cléombrote ou de Théombrote d’Ambracie20, qui pourrait, selon certains critiques21, se confondre, avec l’un des disciples de Socrate absents le jour de l’exécution du maître22, ce qui expliquerait alors – de façon ironique puisque, d’après Phédon, le disciple en question serait resté à Égine, célèbre lieu de plaisirs – le fait qu’il ne soit pas capable d’appliquer correctement les recommandations de son maître. Le récit de sa mort apparaît d’abord dans une épigramme de Callimaque23; le protagoniste choisit de se donner la mort après avoir lu le Phédon, selon l’application du principe suivant: si philosopher équivaut à apprendre à mourir, autant mourir tout de suite et gagner ainsi ses galons de philosophe!

18. Pl Phd. , 64

ἄλλων ἀνθρώπων; ‘Est-ce donc, pour commencer, dans des circonstances de ce genre que se révèle le philosophe, lorsque le plus possible, il délie l’âme du commerce du corps le plus possible?’

19. Pl Phd. , 64 b:

. ‘Ils [ceux qui ne comprennent pas le principe de la déliaison] ne voient pas de quelle façon méritent la mort et quelle sorte de mort ceux qui sont vraiment philosophes. Aussi bien parlons entre nous, et ne pensons plus à ces gens-là.’.

20. Sur le flottement sur l’anthroponyme, nous renvoyons à sPinA 1989, 27-31.

21. Outre l’article précédemment cité de Luigi Spina, nous renvoyons à s inko 1905, pp. 1-10; WilliAms 1995, 154-169.

22. Pl Phd., 59 c.

23. Sur le personnage lui-même et sa fortune littéraire en Grèce et à Rome, nous renvoyons également aux articles suivants: jerPhAgon 1994, 39-48; White 1994, 135-161.

24. Call. Épigr. 23: ‘“Adieu, Soleil”, dit Cléombrote d’Ambracie: et du haut du toit il se précipite dans l’Hadès. Il n’avait, de mourir, aucun motif: il avait lu, de Platon, un écrit, un seul, celui sur l’Âme.’

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Εἴπας « Ἥλιε χαῖρε» Κλεόμβροτος Ὡμβρακιώτης ἥλατ’ ἀφ’ὑψηλοῦ τείχεος εἰς Ἀΐδην, ἄξιον οὐδὲν ἰδὼν θανάτου κακόν, ἀλλὰ Πλάτωνος ἓν τὸ περὶ ψυχῆς γράμμ’ἀναλεξάμενος24
e –
a: Ἆρ’ οὖν πρῶτον μὲν ἐν τοῖς τοιο ύτοις δῆλός ἐστιν ὁ φιλόσοφος ἀπολ ύ ων ὅτι μ ά λιστα τὴν ψυχὴν ἀπὸ τῆς τοῦ σ ώ ματος κοινων ί ας διαφερόντως τῶν
65
Λ έ ληθεν γὰρ αὐτοὺς ᾗ τε θανατῶσι καὶ ᾗ ἄξιο ί ε ἰσιν θαν ά το υ καὶ οἵου θανάτου οἱ ὡς ἀληθῶς φιλόσοφοι. Εἴπωμεν γάρ, ἔφη, πρὸς ἡμᾶς αὐτούς, χαίρειν εἰπόντες ἐκείνοις

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 167

Chez les Latins, c’est avant tout Cicéron qui diffuse l’anecdote de la mort du malheureux Cléombrote, à travers deux textes qui en proposent une vision contrastée. Dans le premier livre des Tusculanes , l’apprenti philosophe illustre le propos de l’Arpinate selon lequel la mort nous délivre de davantage de maux que de biens:

A malis igitur mors abducit, non a bonis, uerum si quaerimus. […] Callimachi quidem epigramma in Ambraciotam Theombrotum est, quem ait, cum ei nihil accidisset aduersi, e muro se in mare abiecisse lecto Platonis libro25

Ici, la mise en scène de l’anecdote est épurée et aucun jugement sur l’acte en lui-même n’est formulé. Cicéron cite sa source grecque et il élimine tous les détails pour se focaliser sur l’image même du suicide, le parcours de la muraille à la mer (e muro …in mare), conférant au traitement de la figure de Cléombrote une dimension mythique, proche du personnage d’Icare, sans que soit formulé un jugement sur l’acte en lui-même. Il en va bien différemment dans le discours, lacunaire, du Pro Scauro, dans lequel Cicéron défend en 54 av. JC., le propréteur de Sardaigne, accusé de malversations publiques, mais aussi, sur le plan privé, de viol sur la femme d’un certain Aris. Cette dernière, désespérée, aurait préféré le suicide à la perte de son honneur. L’argumentation de Cicéron pour défendre son client repose sur le fait que l’on peut parfois se suicider sans une raison considérée comme légitime26, à l’instar de celui qu’il nomme Théombrote, symbole de ces Graeculi27, légers et incapables, malgré leur amour de la discussion28, de distinguer le λóγος du mythe, comme le révèle l’emploi du terme fingunt:

At Graeculi quidem multa fingunt, apud quos etiam Theombrotum Ambraciotam ferunt se ex altissimo praecipitasse muro, non quo acerbitatis accepisset aliquid, sed, ut uideo scriptum apud Graecos, cum summi philosophi Platonis grauiter et ornate scriptum librum de morte legisset, in quo, ut opinor, Socrates, illo ipso die quo erat ei moriendum, permul-

25. Cic . Tusc. 1, 83-84: ‘Je disais donc que la mort nous arrache à des maux et non à des biens, si l’on va au fond des choses. […] De Callimaque nous avons une épigramme en l’honneur de Théombrote d’Ambracie, lequel, dit-il sans qu’il lui fût arrivé nulle contrariété, se jeta dans la mer du haut du rempart, après avoir lu l’ouvrage de Platon.’.

26. Même si le début de l’argumentation cicéronienne est malheureusement perdu, il apparaît clair que la référence à Théombrote intervient dans le développement d’une analyse du suicide; l’Arpinate illustre les pratiques romaines, justifiées à ses yeux, des grands hommes d’État, opposant ceux qui ont pu mettre fin à leur jours, comme P. Crassus, et ceux alors tombés à la merci de leurs ennemis, tel Manius Aquilius, prisonnier de Mithridate.

27. Sur l’emploi dépréciatif de ce terme, nous renvoyons à dubuisson 1991, 315-335.

28. Cic. utilise le même terme dépréciatif dans le de orat. I, XI, 47: Verbi enim controuersia iam diu torquet Graeculos homines contentionis cupidiores quam ueritatis. ‘Les querelles de mots ne tourmentent pas d’aujourd’hui ces pauvres petits Grecs, plus amoureux de la discussion que de la vérité’.

ta disputat, hanc esse mortem quam nos uitam putaremus, cum corpore animus tamquam carcere saeptus teneretur, uitam autem esse eam cum idem animus, uinclis corporis liberatus, in eum se locum unde esset ortus rettulisset. Num igitur ista tua Sarda Pythagoram aut Platonem norat aut legerat? Qui tamen ipsi mortem ita laudant ut fugere uitam uetent atque id contra foedus fieri dicant legemque naturae29

Contrairement à ce que l’on pourrait penser à première lecture, le texte n’est pas une condamnation de la philosophie, qui s’apparenterait à un hapax dans le corpus cicéronien, puisque Platon est lui-même qualifié de summus philosophus écrivant de manière grauiter et ornate, mais bien des apprentis philosophes qui, mal préparés, ne sont pas capables de comprendre la subtilité de la doctrine, à la manière de la foule évoquée par Simmias dans le Phédon. En l’espèce, c’est bien la mort par suicide de Cléombrote qui signe et révèle le fait qu’il ne peut prétendre qu’au statut de philosophe médiocre, puisqu’il va à l’encontre d’un interdit clairement formulé par Socrate dans le texte platonicien30, comme le rappelle Cicéron: lui aussi désigne donc Cléombrote comme un mauvais disciple, incapable de démêler les paroles du maître.

L’argumentation cicéronienne, qui fonctionne selon un système rigide de mises en parallèle entre Grecs et Romains, fables et réel, femmes et hommes, illustre la distance qui existe entre l’homme cultivé, capable de comprendre les injonctions socratiques de la déliaison nécessaire du corps et de l’âme et de l’interdit du suicide, et le mauvais lecteur du dialogue platonicien; il s’agit de nouveau ici de distinguer entre philosophes et stulti selon l’idée que chaque groupe se fait de la mort. Même si cette distinction construit une connivence voulue par le raisonnement de l’Arpinate — puisque l’argumentation repose sur l’adhésion du juge, qui n’est autre que le futur Caton d’Utique, et plus largement l’auditoire, au groupe des philosophes ou du moins des personnes capables de comprendre quelle est l’attitude correcte attendue du philosophe vis-à-vis de la mort— nous retrouvons bien ici,

29. Cic Scaur. III, 4-5: ‘Mais il est vrai que tous ces petits Grecs imaginent mille choses, et c’est chez eux aussi que l’on raconte que Théombrote d’Ambracie se précipita du haut d’une muraille très élevée, non qu’il lui fût arrivé aucun malheur, mais comme je le vois écrit chez les Grecs, après avoir lu le traité si profond et si beau composé par le grand philosophe Platon sur la mort, ce traité où, je crois, Socrate, le jour même où il devait mourir, soutient avec force preuves que la mort véritable est ce que nous croyons être la vie, lorsque l’âme est tenue enfermée dans le corps comme dans une prison et que la vie est le moment où cette même âme, délivrée des liens du corps, est retournée au lieu d’où elle est issue. Est-ce que, par hasard, la dame sarde dont tu parles connaissait ou avait lu Pythagore ou Platon? Eux-mêmes d’ailleurs font l’éloge de la mort en interdisant de fuir la vie et affirment que cela serait contraire au pacte et à la loi de notre nature’.

30. Pl Phd. , 62 c: Ἴσως

par suite probable qu’en ce sens-là il n’y a rien d’irrationnel à ce devoir de ne pas se tuer, d’attendre que la divinité nous ait envoyé quelque commandement pareil à celui qui se présente aujourd’hui pour moi’.

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το ί νυν τα ύ τῃ οὐκ ἄλογον μὴ πρότερον αὑτὸν ἀποκτειν ύ ναι δεῖν, πρὶν ἀνάγκην τινὰ θεὸς ἐπιπέμψῃ, ὥσπερ καὶ τὴν νῦν ἡμῖν παροῦσαν ‘Il est

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 169 comme dans le Phédon, le principe de compréhension et d’application de la déliaison entre le corps et l’âme comme critère de la définition et de la qualité du philosophe.

3) Quand le disciple dépasse le maître: Hermotime de Clazomènes

Si les mauvais lecteurs du Phédon peuvent, à leur insu, rendre ridicule le principe de déliaison du corps et de l’âme en substituant la rapidité de cette séparation à l’exercice de la pratique philosophique, ce sont paradoxalement les trop bons élèves, ceux qui pratiquent de manière particulièrement efficace cette déliaison, qui rendent caduc ce principe et font donc éclater l’assimilation platonicienne entre apprentissage philosophique et entraînement à la déliaison. En effet, avec l’anecdote relative à la mort d’Hermotime de Clazomènes, que Diogène Laërce désigne comme une des incarnations antérieures de Pythagore dans le cadre de la transmigration des âmes31, le principe de déliaison entre le corps et l’âme n’est plus opérant pour définir la mort et conduit même à des aberrations philosophiques! Si l’on peut opposer les deux personnages, c’est bien parce que la mort d’Hermotime prend, d’une certaine manière, le contre-pied de celle de Cléombrote.

À la différence du philosophe d’Ambracie, ce dernier est, selon le critère socratique qui mesurerait la qualité philosophique à la juste pratique de la déliaison entre l’âme et le corps, un excellent élève, puisqu’il se révèle, lui, capable d’effectuer pleinement cette séparation, en abandonnant son enveloppe corporelle et en laissant son âme vagabonder, sans que cette déliaison soit synonyme de mort. Cette pratique se réalise par l’intermédiaire de son daimonion, chez Plutarque qui rapporte l’anecdote dans le De genio Socratis

31. D. L. VIII, 4-5.

32. Plu., De genio Socratis , 592 c-d: ‘De ce nombre était Hermotime de Clazomènes, dont tu as sans doute entendu dire que son âme se séparait complètement de son corps, de nuit comme de jour, voyageait en maints endroits, et y rentrait ensuite, après avoir été témoin d’une foule d’entretiens et d’événements en des pays lointains, jusqu’au jour où sa femme livra son corps, dont l’âme était absente, à ses ennemis, qui s’en emparèrent et le brûlèrent dans sa maison. Or, cette version de l’histoire n’est pas exacte. Son âme ne quit-

: ὧν τὴν Ἑρμοδώρου τοῦ Κλαζομενίου ψυχὴν ἀκήκοας δήπουθεν ὡς ἀπολείπουσα παντάπασι τὸ σῶμα νύκτωρ καὶ μεθ’ ἡμέραν ἐπλανᾶτο πολὺν τόπον, εἶτ’ αὖθις ἐπανῄει πολλοῖς τῶν μακρὰν λεγομένων καὶ πραττομένων ἐντυχοῦσα καὶ παραγενομένη, μέχρι οὗ τὸ σῶμα τῆς γυναικὸς προδούσης λαβ ό ντες οἱ ἐχθροὶ ψυχῆς ἔρημον οἴκοι κατέπρησαν τοῦτο μὲν οὖν οὐκ ἀληθές ἐστιν · οὐ γὰρ ἐξέβαινεν ἡ ψυχὴ τοῦ σώματος, ὑπείκουσα δ’ ἀεὶ καὶ χαλῶσα τῷ δαίμονι τὸν σύνδεσμον ἐδίδου περιδρομὴν καὶ περιφοίτησιν , ὥστε πολλὰ συνορῶντα καὶ κατακούοντα τῶν ἐκτὸς εἰσαγγέλλειν οἱ δ’ ἀφανίσαντες τὸ σῶμα κοιμωμένου μέχρι νῦν δίκην ἐν τῷ Tαρτάρῳ τίνουσι32

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ou sous l’effet du sommeil, c’est-à-dire à un moment où la connexion entre le corps et l’âme est la plus faible, selon la version de Tertullien dans le De anima:

Ceterum de Hermotimo. Anima, ut aiunt, in somno carebat, quasi per occasionem uacaturi hominis proficiscente de corpore. Vxor hoc prodidit. Inimici dormientem nacti pro defuncto cremauerunt. Regressa anima tardius, credo, homicidium sibi imputauit. Ciues Clazomenii Hermotimum templo consolantur. Mulier non adit ob notam uxoris33 .

Il convient certes de noter qu’Hermotime, tout comme ceux qui partagent avec lui cette capacité extraordinaire, comme Aristée de Proconnèse qu’évoque Maxime de Tyr34, mais aussi l’Apollonios de Tyane décrit par Philostrate, est certes connu comme philosophe, mais surtout pour ses contacts étroits avec la divinité, Hermès ou Apollon, qui leur confèrent une qualité de devins, du fait des liens étroits qui existent entre leur daimonion et les puissances supérieures.

Dans ce cadre, nous pourrions penser que la mise en scène de la mort du philosophe n’a que peu d’importance, et cela pour deux raisons: elle prend son caractère unique et décisif. En effet, elle est tout d’abord répétée dans le cycle continu des différentes incarnations, puisque l’âme en question ici s’est en effet incarnée d’abord en Aithalidès, fils d’Hermès qui obtient du dieu de pouvoir garder le souvenir de ses différentes vies, puis en Euphorbe, le guerrier troyen, avant de devenir Hermotime et à terme Pythagore. De plus, le moment-clé de la mort se trouve gommée, puisque l’âme et le corps d’Hermotime peuvent à loisir se délier puis se lier à nouveau. Le principe de la déliaison entre l’âme et le corps pour signifier la mort n’est alors plus pertinent, comme l’indique Pline l’Ancien dans l’Histoire Naturelle; la mort, à entendre comme déliaison du corps et de l’âme, perd son caractère absolu puisqu’elle se répète et s’annihile à chaque fois qu’Hermotime réintègre son corps après ses voyages.

Haec est condicio mortalium. Ad has et eius modi occasiones fortunae gignimur, ut de homine ne morti quidem debeat credi. Reperimus inter exempla Hermotimi Clazomeni animam relicto corpore errare solitam uagamque e longinquo multa adnuntiare, quae nisi a prasente nosci

tait pas le corps, mais obéissant toujours à son démon et relâchant le lien qui l’attachait à elle, elle lui permettait de circuler et d’aller et venir à sa guise, de sorte que le démon pouvait voir et entendre une foule de choses du monde extérieur et venir les lui rapporter. Quant à ceux qui détruisirent son corps pendant qu’il dormait, ils en sont encore actuellement punis dans le Tartare’.

33. Tert. anim. 44: ‘Au reste, on dit d’Hermotime qu’il était privé d’âme pendant le sommeil, parce qu’elle s’échappait par intervalle du corps de cet homme, qui restait vide. Sa femme révéla ce secret. Ses ennemis, l’ayant trouvé endormi, le brûlèrent comme mort. Son âme, rentrée trop tard, s’imputa, j’imagine, cet homicide. Les habitants de Clazomènes consolèrent Hermotime par un temple; aucune femme n’y paraît, à cause de la honte de son épouse’.

34. Max. Tyr. 38, 3.

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 171

non possent, corpore interim semianimi, donec cremato eo inimici, qui Cantharidae uocabantur, remeanti animae ueluti uaginam ademerint35 .

C’est alors un nouveau critère de la mort qui doit se mettre en place et c’est, de manière paradoxale, la destruction de l’élément du binôme qui apparaît le moins important, le corps, qui va marquer la fin d’Hermotime. Ainsi, le philosophe ne se trouve plus défini d’abord par son âme, puisque, dans le cadre de la transmigration des âmes, le personnage change de nom et d’identité à chaque incarnation, mais bien par son corps, l’élément faible qu’il abandonne lorsqu’il pratique la philosophie, mais qui reste néanmoins le dépositaire de son être. L’âme, elle, comme le dit Erwin Rohde36, apparaît même comme un εἴδωλον de son corps, puisque le personnage se trouve physiquement en même temps en deux lieux distincts et que cette âme n’existe que par un ancrage physique37: dans le texte de Tertullien, c’est un temple, érigé pour l’âme esseulée, qui joue le rôle de substitut corporel. L’anecdote prend presque aussi une dimension burlesque, par la mention de la trahison de la femme d’Hermotime, qui permet la destruction du corps vide de l’âme de son époux.

La mise en parallèle de ces deux récits de morts de philosophes, qui reprennent de manière inversée la référence socratique de la déliaison du corps et de l’âme ouvre la voie à un filon largement exploité: la mise en scène cocasse de la mort de philosophes, révélant au mieux l’inadaptation de la pratique philosophique dans la vie quotidienne chez Hermotime, au pire, comme dans le cas de Cléombrote, leur incompétence philosophique.

II) Morts ridicules et morts signifiantes

Si, à la suite du modèle socratique dans le Phédon, le moment de la mort du philosophe devient un topos de la biographie antique, c’est bien parce que, comme l’écrit Sergi Grau:

35. Plin. nat. 7, 173-174: ‘Voilà la condition des mortels! Voilà les caprices de la fortune, auxquels nous sommes voués par notre naissance: s’agit-il de l’homme, on ne peut même pas se fier à la mort. Nous relevons, parmi d’autres exemples, que l’âme d’Hermotime de Clazomènes avait coutume de quitter le corps pour aller errer au loin et en rapporter quantité de nouvelles qui ne pouvaient être effectivement connues que par un témoin ; pendant ce temps, le corps restait en léthargie; mais un beau jour, il fut brûlé par des ennemis, nommés Cantharides, qui, au retour de l’âme, la frustrèrent pour ainsi dire de sa gaine’.

36. rohde 1928, 339.

37. l or A ux 1989, 177-201. Elle montre ainsi que dans l’ Apologie de Socrate de Platon, lors de la mention du passage de l’âme du philosophe dans l’Hadès, l’âme est alors perçue selon des paradigmes corporels; l’existence est toujours un ‘être quelque part’. Ainsi, p. 174: «l’aner philosophe a un corps. Plus exactement, il a du corps; ou encore: il a besoin d’un corps, ne serait-ce que pour s’en séparer, par une pratique réfléchie de l’ascèse».

la mort és l’última ocasió per a refusar i negar tot allò que un personatge ha significat en la seva vida o ha expressat en la seva obra, o bé per a reafirmar-ho i enaltir la seva figura de forma definitiva. Les morts que llegim en les biografies són gairebé sempre significatives i poden il lustrar o desmentir algun aspecte d’allò que representa un personatge concret; per dir-ho ras i curt: el que hom escriu, i especialment la forma de vida que hom mena, pot determinar la manera de morir38

Ainsi, en définissant pour corpus d’étude l’ouvrage de Diogène Laërce, les Vies et doctrines des philosophes illustres, nous voudrions montrer, en mettant en lumière quelques motifs récurrents dans les décès qui frappent les philosophes, comment ces morts — qu’elles soient accidentelles ou choisies— sont des événements construits, mis en scène par les philosophes euxmêmes, ou reconstruits et agencés par le biographe. L’une des premières constations est que, des différents types de morts qui peuvent frapper les philosophes, rares sont ceux qui les éclairent d’un jour favorable. En effet, dans un article de 1981, intitulé «Les mille et une morts des philosophes antiques. Essai de typologie»39, Lucien Jerphagnon constatait déjà l’importance de la dimension quasi comique de ces trépas; la classification plus complète qu’offre Sergi Grau dans ses recherches met également en avant cet aspect40: son analyse s’articule autour de douze types de mort de philosophes, et les morts dites non glorieuses, ou ridicules en constituent la première catégorie. La question qui se pose est alors celle de la signification à accorder à ces récits de décès: peut-on dire que ces morts, ou plutôt ces mises en scènes de morts sont le simple reflet d’une prise de distance, d’un mépris envers la philosophie et ceux qui la pratiquent, ou bien sont-elles aussi le véhicule d’une analyse implicite supplémentaire sur ces personnages et sur leurs doctrines? La reprise de motifs en tout cas renvoie à l’idée d’une dimension fictive ou du moins symbolique dans la mise en scène de ces décès41 Quelques remarques avant d’entrer dans la typologie proprement dite: une lecture cursive de l’œuvre de Diogène Laërce nous permet de prendre conscience de l’importance du motif de la mort du philosophe, puisque, parmi les personnages évoqués, rares sont ceux dont la biographie ne comporte aucune notation sur leur trépas; est au moins évoqué leur âge au moment de leur décès, lequel est souvent d’ailleurs très avancé.

Deux autres phénomènes renforcent cette idée d’une multiplication des morts de philosophes: à la manière des récits mythiques, dans lesquels plusieurs ver-

38. grAu 2009, 9.

39. jerPhAgnon 1981, 17-28.

40. Outre l’ Antologia obituària dels filòsofs , nous renvoyons également à g r A u 2010, 347-381.

41. s ollenberger 1992, 3845-3849, et surtout, 3845: «We ought to be wary of descriptions of deaths of philosophers which appear to be too apt, too ironic, or too Socratic, and consider these as further examples of the curious interests and inventive methodologies of ancient biographers».

172

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 173

sions des aventures d’un même personnage se superposent sans que le caractère contradictoire des informations soit réellement mis en question, Diogène

Laërce énumère pour certains philosophes diverses sources qui donnent chacune une version différente de la mort du philosophe en question 42, allant jusqu’à lui conférer une ampleur qui l’emporte parfois sur le récit concernant la vie proprement dite du personnage. Il n’y a donc pas de respect d’un quelconque principe de non-contradiction dans la biographie du personnage. Enfin, le mode d’écriture de Diogène Laërce qui, à un récit en prose, fait souvent succéder une ou plusieurs épigrammes commentant, avec une distance souvent ironique43, le trépas du philosophe, multiplie d’autant l’évocation de ces décès. Ces pièces, issues de la Pammetros lorsqu’elles ont été rédigées par Diogène Laërce44, ou citées d’autres auteurs, comme Hermippe45, apparaissent souvent comme une mise envers du matériau déjà exposé en prose; elles peuvent comporter des plaisanteries, un jeu avec un bon mot ou un proverbe, des précisions sur la mort du philosophe en question, ou encore l’expression de l’opinion de Diogène Laërce lui-même. En effet, comme l’explique Kenneth J. Dover, l’épigramme conserve souvent la vision la plus populaire de la mort du philosophe, mettant en avant les qualités ou du moins les caractéristiques que l’on veut transmettre à la postérité46. En ce qui concerne le principe de non-contradiction précédemment évoqué, il est intéressant de noter que les épigrammes n’évoquent une version du décès du personnage, même lorsque, en prose, différentes anecdotes sont relatées; on peut peut-être alors penser qu’elles soulignent ainsi l’histoire à laquelle Diogène Laërce accorde son crédit47

42. Pour ne donner qu’un exemple rapide, la mort de Platon est évoquée deux fois par D.L., à l’ouverture de sa biographie en III, 2 puis en III, 40. Dans la première occurrence, le philosophe serait mort au cours d’un repas de noces, dans la seconde à cause de parasites. Mais Diogène Laërce ne rapporte pas toutes les traditions relatives au décès du fondateur de l’Académie; sWiFt riginos 1976, rapporte ainsi d’autres traditions, (pp. 194-198): le philosophe était tour à tour en train d’écouter de la musique, en compagnie d’une joueuse de flûte. Il a pu mourir dans son sommeil, ou de la honte éprouvée pour n’avoir pu répondre à la question de pêcheurs.

43. Nous n’avons pu avoir accès à la thèse de doctorat de Luca Casantini ( La Πάμμετρος di Diogene Laerzio, Tesi di dottorato in Filologia e storia del mondo antico, Sapienza Università di Roma, 2008), mais nous citons ici ses conclusions par le biais de l’article de son directeur de recherche, di mArco 2009, 87: «Il quadro che emerge dalla sua analisi degli epigrammi laerziani offre più di uno spunto per rivalutare l’immagine di Diogene Laerzio come poeta: l’elaborazione in versi del materiale biografico che i suoi componimenti ci presentano lascia trasparire, a una valutazione puntale, la personalità di un epigrammista certamente non eccelso, ma non privo di arguzia e di ironia, ed anzi talora capace di note di humour molto efficaci». Cette ironie des épigrammes concernant les philosophes n’est pas une nouveauté; sur la question, nous renvoyons à clAymAn 2007, 497-517.

44. Sur l’importance des épigrammes de Diogène Laërce dans le cadre de son œuvre biographique, nous renvoyons à mejer 1978, 46-50; gigAnte 1984, 245-248 et gigAnte 1986, 34-44.

45. Sur cette question, nous renvoyons à b oll A nsée 1999, Appendix 2: «Diogenes Laertios’ Pammetros and Its Relation to Hermippos’ Death-Stories», pp. 227-232.

46. d over 1994, 6-7. Sur les thèmes développés dans ce genre de texte, nous renvoyons à lAttimore 1962.

47. g ig A nte 1986, 37-39, voit aussi dans les épigrammes un lieu d’expression de la subjectivité de Diogène Laërce.

Cette quasi omniprésence de la mort, doublée du caractère souvent drolatique que revêt cette dernière nous amène à nous détacher d’une lecture tragique des événements, telle que pouvaient la mener les personnages des dialogues cicéroniens confrontés à la mort de Socrate48. Au contraire, la mort est presque déréalisée; elle devient un motif littéraire, l’indice qui marque la qualité de la personne en tant que philosophe, voire le signe de ralliement d’une école philosophique: comme nous allons le voir, les philosophes appartenant à la même école meurent souvent de la même manière, voire s’entraînent l’un l’autre dans une forme de surenchère. Dans ce cas, il va de soit que la plupart des morts auxquelles nous avons affaire sont des suicides, sans que la chose soit réellement soulignée par Diogène Laërce, dans une opposition donc marquée avec la mort primordiale, celle de Socrate dans le Phédon, puisque le philosophe athénien affirme clairement dans le dialogue son opposition au suicide49 .

1) Du décès accidentel à la mise en scène —ratée— de la mort

Si le moment de la mort, suivant ici la figure principielle de Socrate, apparaît définitoire du philosophe puisque ce dernier révèle et cristallise en cet instant les qualités et le système de valeurs qui ont guidé son existence, il apparaît nécessaire que le décès soit pensé, préparé, et cela qu’il soit voulu —lors d’un suicide— ou subi —suite à une condamnation par exemple. Dans ce cadre, les morts non volontaires, surtout lorsqu’elles sont accidentelles et brutales, ne semblent pas pouvoir rentrer dans la catégorie des morts-critères, porteuses de signification pour l’éthos même de la personne. Le motif alors choque presque par sa banalité et le peu de signification qu’il semble porter: le philosophe, comme n’importe quelle autre personne, peut être victime d’un accident courant de la vie quotidienne qui entraînera son trépas. En ce sens, c’est bien parce que cette mort n’est pas signifiante, qu’elle ne dit rien de l’engagement philosophique de l’homme qu’elle frappe, qu’elle lui dénie donc toute singularité, que, justement, elle dit autre chose: elle illustre le ridicule né d’une inadéquation entre la vie, le statut du philosophe et son décès.

a) Le motif de la chute

Dans la relation que Diogène Laërce fait de ces morts accidentelles, l’idée de ridicule affleure suivant différents moyens stylistiques. Si nous nous intéressons au motif de la chute, nous pouvons noter tout d’abord un décalage

48. Cic. nat. deor . 3, 82: quid dicam de Socrate, cuius morti inlacrimare soleo Platonem legens? ‘Que dire de Socrate, dont la mort me fait toujours venir les larmes à la lecture de Platon?’.

49. Pl Phd., 61 c – 62 d.

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Sur la mise en scène de la mort des philosophes 175

entre le traitement en prose de l’information et sa mise en forme poétique dans le cadre de l’épigramme funéraire qu’en donne Diogène Laërce.

Ainsi, l’accident qui frappe Xénocrate:

Ici, nous pouvons noter un contraste entre la forme en prose du récit de la mort, qui remplit une fonction uniquement informative, citant donc l’âge et la cause du décès, là où l’épigramme souligne le ridicule de la situation. Ainsi, la parole du philosophe est réduite à l’onomatopée d’un ‘ὦ σύντονον’, motif comique, qui, assimilant, comme le montre Massimo Di Marco51, les derniers mots du philosophe au braiement d’un âne, rappelle la comparaison formulée par Platon sur son disciple par laquelle Diogène Laërce ouvre en quelque sorte la biographie de Xénocrate52. Ainsi, l’épigramme ne fait pas qu’exposer, contrairement à la narration en prose, les circonstances de la mort; elle met en perspective le décès du philosophe avec son comportement tout au long de sa vie, en en dénonçant souvent le décalage. En effet, Massimo Di Marco propose de comprendre le dernier vers de l’épigramme en contraste avec l’animalisation du philosophe créée par son cri: si la transformation du philosophe en âne est un motif que, comme nous le verrons, nous allons retrouver chez Diogène Laërce, il est intéressant de montrer que la pointe de l’épigramme montre le contraire: Xénocrate reste un ἀνὴρ γεγ ώ ς . Di Marco y voit la dénonciation burlesque de la part de Diogène Laërce de l’affirmation d’une ὁμογένεια entre hommes et animaux proclamée par Xénocrate; le fait même que le philosophe, durant sa vie, ait fait preuve de σωφροσύνη et d’ἐγκράτεια quand l’âne est, de manière traditionnelle, vu comme un symbole de l’exubérance des passions (notamment sexuelles), prouve bien l’inanité de sa théorie pour Diogène Laërce. Si Xénocrate ne devient pas un âne, il n’en dévoile pas moins sa piètre dimension de philosophe!

50. D. L., IV, 14-15: ‘Il mourut après avoir trébuché de nuit sur une cuvette, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. À son sujet aussi nous avons écrit ce qui suit: Trébuchant un jour sur une cuvette de bronze / Et se heurtant le front, il poussa un oh! sonore, puis il mourut, / Xénocrate qui en toutes choses se montra totalement homme’.

51. di mArco 2009, pp. 85-94.

52. D. L., IV, 6 Ἦν

‘Il était doté d’un esprit lent, si bien que Platon, en le comparant à Aristote, disait: “L’un a besoin d’un coup d’éperon, l’autre d’un frein” et “Par rapport à un tel cheval, quel âne suis-je en train de dresser!”’.

Sur cette anecdote, nous renvoyons à dorAndi 1992, 3766-3767.

Ἐτελεύτα δὲ νυκτὸς λεκάνῃ προσπταίσας, ἔτος ἤδη γεγονὼς δεύτερον καὶ ὀγδοηκοστόν Φαμὲν δὲ καὶ εἰς τοῦτον οὑτωσί· Χαλκῇ προσκόψας λεκάνῃ ποτὲ καὶ τὸ μέτωπον πλήξας ἴαχεν ὦ σύντονον, εἶτ’ ἔθανεν, ὁ πάντα πάντη Ξενοκράτης ἀνὴρ γεγώς50
δὲ τὴν φ ύ σιν νωθρός, ὥστε λ έ γειν τὸν Πλ ά τωνα συγκρ ί νοντα αὐτὸν Ἀριστοτ έ λει, «Τῷ μὲν μ ύ ωπ ος δεῖ, τῷ δὲ χαλινοῦ·» καὶ «Ἐφ’ οἷον ἵππον οἷον ὄνον
ἀλείφω»

Le motif de la chute se trouve de nouveau mis en avant dans la mort d’Empédocle et, ici encore, il exprime une forme de distance ironique vis-à-vis de la figure du philosophe53. En effet, Diogène Laërce traite longuement du trépas d’Empédocle, lequel occupe les chapitres 67 à 75 du livre VIII, car les traditions relatives à la mort du personnage sont multiples. Ici, le motif du trépas du philosophe prend de nouveau une ampleur toute particulière du fait de la démultiplication des anecdotes relatées; dans ce cadre, la chute est citée comme une variante banale d’une mort de philosophe d’abord présentée dans toute sa grandeur. En effet, Diogène Laërce mentionne tout d’abord une apothéose du philosophe, certes mise en question par l’auteur54, puis sa disparition dans le cratère de l’Etna dans lequel se jette volontairement Empédocle. Ce deuxième type de mort constitue néanmoins une dégradation par rapport à la première: la sandale du philosophe qui échappe à la lave et est donc rejetée par le volcan révèle l’impossibilité d’un destin divin pour le philosophe, ce que pouvaient encore croire ceux qui avaient assisté à la scène55. Les autres versions avancées sont la disparition, inexpliquée, dans le Péloponnèse, qui ne comporte donc pas la grandeur d’un suicide dans le feu d’un volcan, avant d’en venir à une banale chute et à une fracture qui condamne le philosophe:

53. c hit W ood 2004, 49-51: «Biographical death in general shows more malice than anecdotes that discuss the living, but their ultimate source is the same, the philosophical thoughts and beliefs that are expressed in the subject’s work. […] In the tradition of Empedocles’ suicide, we have a perfect example of a hostile biographical reaction to a philosopher’s work, expressed in anecdotes that at once negate the work and punish the author. […] These deaths have in common then the desire to punish Empedocles for his claim to divinity or for some part of his philosophy: his denial of death, his control over the elements (significantly lacking in his fall to earth or drowning), the transmigration of the soul into various forms, or the prohibition against violence and killing».

54. D. L., VIII, 68: ὕστερον δὲ ἐκώλυε πολυπραγμονεῖν,

‘Ensuite, [Pausanias] empêcha de multiplier les recherches, déclarant que l’événement qui s’était produit méritait des prières, et qu’il fallait sacrifier pour lui, comme s’il était devenu un dieu’.

55. D. ., VIII, 69: Ἱππόβοτος

‘Hippobote dit que, s’étant levé, il s’était dirigé vers l’Etna, et que parvenu au bord des cratères de feu, il s’y était élancé et avait disparu, voulant renforcer les bruits qui couraient à son propos, selon lesquels il était devenu un dieu; mais ensuite on l’a su, car une de ses sandales a été rejetée par le souffle – en effet, il avait coutume de chausser des sandales de bronze’. Sur l’usage des sources fait par Diogène Laërce sur les différentes versions de la mort d’Empédocle, nous renvoyons à centrone 1992, 4209-4211.

56. D. L., VIII, 73: ‘Plus tard, tandis qu’à l’occasion d’une fête, il faisait route en char en direction de Messine, il fit une chute et se brisa le fémur; tombé malade à la suite de cela, il mourut à l’âge de soixante-dix-sept ans’.

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ὕστερον δὲ διά τινα παν ή γυριν πορευ ό μενον ἐπ’ ἀμάξης ὡς εἰς Μεσσ ή νην πεσεῖν καὶ τὸν μηρὸν κλάσαι· νοσ ή σαντα δ’ ἐκ τούτου τελευτῆσαι ἐτῶν ἑπτὰ καὶ ἑβδομήκοντα56
φάσκων εὐχῆς ἄξια συμβεβηκέναι καὶ θύειν αὐτῷ δεῖν καθαπερεὶ γεγονότι θεῷ
δέ φησιν ἐξαναστάντα αὐτὸν ὡδευκέναι ὡς ἐπὶ τὴν Αἴτνην, εἶτα παραγεν ό μενον ἐπὶ τοὺς κρατῆρας τοῦ πυρὸς ἐναλέσθαι καὶ ἀφανισθῆναι, βουλόμενον τὴν περὶ αὑτοῦ φήμην βεβαιῶσαι ὅτι γεγόνοι θεός, ὕστερον δὲ γνωσθῆναι, ἀναρριπισθείσης αὐτοῦ μιᾶς τῶν κρηπίδων· χαλκᾶς γὰρ εἴθιστο ὑποδεῖσθαι

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 177

Le motif de la chute est également redéployé dans une autre perspective; Diogène Laërce nous montre de nouveau un Empédocle glissant, du fait de son grand âge, dans la mer. La structure déceptive des quatre leçons de la mort d’Empédocle déconstruit donc peu à peu la stature du philosophe, et c’est de nouveau les deux épigrammes de Diogène Laërce qui donnent le coup de grâce au statut quasi sacré du personnage:

Ici encore, Diogène Laërce attaque dans ses vers l’idée d’une mort signifiante du philosophe; l’image sublime de sa chute dans l’Etna est vue comme un accident, comme une mise en scène qui aurait mal tournée puisque Empédocle, voulant faire croire à son apothéose et se cacher, glisse malgré lui dans le cratère. La seconde épigramme met quant à elle en avant le principe de non contradiction, qui ne peut être respecté dans le cas d’Empédocle: l’apothéose ou même le suicide dans l’Etna ne peuvent correspondre à la réalité, puisque son tombeau est visible à Mégare. Face à la reconstruction fantasmée que constitueraient les diverses mises en scène de la mort du philosophe, Diogène Laërce oppose la réalité et la matérialité du signe visible, la tombe, dont l’évocation doit couper court à toute spéculation.

b) Les morts ‘serpentines’

La mise en avant d’un autre motif, celui des décès liés à un serpent, permet de tirer des conclusions similaires sur l’emploi des épigrammes funéraires par Diogène Laërce; l’auteur peut en effet souligner l’étrangeté de cette mort accidentelle par l’épigramme, ou encore son caractère factice lorsque le phi-

57. D. L. VIII, 75: ‘Voici la petite raillerie que j’ai faite contre lui dans mon recueil de Mètres variés; elle est tournée ainsi: Et toi, Empédocle, qui as un jour purifié ton corps dans la flamme redoutable, / Tu as bu le feu immortel aux cratères; / Je ne dirai pas que tu t’es jeté de ton plein gré dans la lave de l’Etna, / Mais voulant te cacher, tu y es tombé malgré toi. Et ceci: Oui, on raconte qu’Empédocle est mort parce qu’il est tombé / Un jour d’un chariot et s’est cassé la jambe droite; / S’il s’était jeté dans le cratère de feu et avait bu la vie, / Comment pourrait-on encore voir son tombeau à Mégare?’.

Φέρεται δὲ καὶ ἡμῶν εἰς αὐτὸν ἐν τῇ Παμμέτρῳ σκωπτικὸν μέν, τοῦτον δ’ ἔχον τὸν τρόπον καὶ σύ ποτ’, Ἐμπεδόκλεις, διερῇ φλογὶ σῶμα καθήρας πῦρ ἀπὸ κρητήρων ἔκπιες ἀθανάτων· οὐκ ἐρέω δ’ ὅτι σαυτὸν ἑκὼν βάλες ἐς ῥόον Αἴτνης, ἀλλὰ λαθεῖν ἐθέλων ἔμπεσες οὐκ ἐθέλων. καὶ ἄλλο · ναὶ μὴν Ἐμπεδοκλῆα θανεῖν λόγος ὥς ποτ’ ἀμάξης ἔκπεσε καὶ μηρὸν κλάσσατο δεξιτερόν· εἰ δὲ πυρὸς κρητῆρας ἐσήλατο καὶ πίε τὸ ζῆν
πῶς ἂν ἔτ’ ἐν Μεγάροις δείκνυτο τοῦδε τάφος
,
57;

178

losophe tente de construire une mise en scène destinée à lui conférer de la grandeur. Ici encore, l’épigramme met en lumière l’échec des visées de celui qui, par l’intérêt excessif qu’il accorde à sa gloire et les moyens qu’il utilise pour la conquérir, ne mérite peut-être plus le titre de philosophe.

Ainsi, lorsqu’il évoque Démétrios de Phalère, présenté comme un élève de Théophraste, qui, écarté de toute fonction politique en Égypte par Ptolémée Philadelphe, se laisse gagner par le désespoir et s’endort après avoir été mordu par un aspic —il convient d’ailleurs de noter ici qu’il est difficile de savoir s’il s’agit d’une mort choisie ou accidentelle 58—, Diogène Laërce insiste dans son poème davantage sur le serpent, l’instrument de mort, que sur le philosophe; ce dernier est toujours qualifié de σοφός et l’épigramme semble bien destinée à compléter les informations du récit en prose et à conférer une grandeur à Démétrios:

Nous retrouvons le motif de la mort ‘serpentine’ chez un autre philosophe qui aurait, selon Diogène Laërce, suivi les leçons d’Aristote, Héraclide du Pont. Cependant, le motif est ici inversé: le serpent n’est plus vu comme le moyen de la mort, mais plutôt comme ce qui révèle la tromperie qui a été voulue par le philosophe à travers une mise en scène de son décès, que rapporte Démétrios Magnès:

58. Sur ce point, nous renvoyons à s ollenberger 2 000, 321-326. Il note ainsi que Diogène Laërce pousse son lecteur à voir cette mort comme un accident par l’emploi de πως L’hypothèse du suicide, rapportée par Cicéron ( Rab. 23) n’est néanmoins pas exclue, d’autant plus que l’ἀθυμία qui frappe Démétrius est souvent chez Diogène Laërce un motif accompagnant le décès.

59. D. L., V, 78-79: ‘Il vivait là dans un grand découragement; et il abandonna la vie dans une sorte de sommeil, après avoir été mordu à la main par un aspic. […] Et nous avons écrit pour lui cette épigramme: Un aspic a tué le sage Démétrios, / Un venin abondant il avait, / Pollué; il n’irradiait pas la lumière de ses yeux, / Mais le noir Hadès’.

ἐνταῦθα ἀθυμότερον διῆγε · καί πως ὑπνώττων ὑπ’ ἀσπίδος τὴν χεῖρα δηχθεὶς τὸν βίον μεθῆκε. […] Καὶ αὐτῷ ἐπεγράψαμεν ἡμεῖς · ἀνεῖλεν ἀσπὶς τὸν σοφὸν Δημήτριον ἰὸν ἔχουσα πολὺν ἄσμηκτον, οὐ στίλβουσα φῶς ἀπ’ ὀμμάτων ἀλλ’ ἀΐδην μέλανα59
« Θρέψαι αὐτὸν δράκοντα ἐκ νέου καὶ αὐξηθέντα , ἐπειδὴ τελευτᾶν ἔμελλε, κελεῦσαί τινι τῶν πιστῶν αὑτοῦ τὸ σῶμα κατακρύψαι, τὸν δὲ δράκοντα ἐπὶ τῆς κλίνης θεῖναι, ἵνα δόξειεν εἰς θεοὺς μεταβεβηκέναι ἐγένετο δὲ πάντα. καὶ μεταξὺ παραπεμπόντων τὸν Ἡρακλείδην τῶν πολιτῶν καὶ εὐφημούντων , ὁ δράκων ἀκούσας τῆς ἐπιβοῆς ἐξέδυ τῶν ἱματίων καὶ διετάραξε τοὺς πλείστους ὕστερον μέντοι ἐξεκαλύφθη πάντα καὶ ὤφθη Ἡρακλείδης οὐχ ὕστερον μέντοι

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 179

L’idée de mise en scène ou plutôt de supercherie est d’ailleurs renforcée par la variante, rapportée par Hermippe61, qui est donnée de sa mort: Héraclide tente, avec la complicité de la Pythie, de faire délivrer à son profit un faux oracle. Dans ce cas, la réponse des dieux ne se fait pas attendre; les impies, le philosophe comme la prophétesse, sont frappés pour l’un de maladie, pour l’autre d’une morsure…de serpent!

60. D. L., V, 89-90: ‘“Il nourrissait un serpent pris tout jeune et devenu adulte; se trouvant sur le point de mourir, il ordonna à un de ses fidèles de dissimuler son corps et de placer le serpent sur le lit, pour qu’on le crût passé chez les dieux. Tout cela fut fait. Et au beau milieu des citoyens qui escortaient Héraclide et chantaient ses louanges, le serpent, ayant entendu leurs acclamations, se dégagea des vêtements et sema le trouble chez la plupart. Plus tard, toutefois, tout fut dévoilé et Héraclide fut vu non tel qu’il paraissait, mais tel qu’il était.” Et voici ce que nous lui avons dédié: Tu voulais aux hommes laisser la rumeur, Héraclide, / À tous, qu’à ta mort tu avais repris vie sous la forme d’un serpent. / Mais tu t’es trompé pour avoir rusé: car, oui, la bête / Était un serpent, mais toi, on t’a pris à faire la bête, non le sage’.

61. Sur l’importance d’Hermippe de Smyrne parmi les sources de Diogène Laërce — to ut particulièrement en ce qui concerne le récit des morts de philosophes—, nous renvoyons à bollAnsée 1999. Il affirme (pp. 227-232) que la focalisation que l’on accorde aux récits de mort chez Hermippe tient avant tout aux citations qu’en donne Diogène Laërce; cet intérêt relèverait donc d’un simple topos de la biographie antique. Il convient de noter qu’Hermippe n’est bien évidemment pas la seule source de Diogène, puisque seules 13 des 48 épigrammes sur les morts de philosophes sont rapportées à Hermippe.

62. D. L., V, 91: ‘Hermippe, de son côté, dit qu’une famine ayant envahi la région, les habitants d’Héraclée demandèrent à la Pythie de les en délivrer, et qu’Héraclide corrompit par de l’argent à la fois les envoyés et la susdite Pythie, de façon qu’elle proclamât qu’ils seraient délivrés du mal si Héraclide, le fils d’Euthyphron, de son vivant recevait d’eux une couronne d’or, et après sa mort était honoré comme un héros. Le prétendu oracle fut rapporté, et ses inventeurs n’y gagnèrent rien. Car aussitôt couronné au théâtre, Héraclide

ἐξεκαλύφθη πάντα καὶ ὤφθη Ἡρακλείδης οὐχ οἷος ἐδόκει, ἀλλ’ οἷος ἦν.» Καὶ ἔστιν ἡμῶν εἰς αὐτὸν οὕτως ἔχον · ἤθελες ἀνθρώποισι λιπεῖν φάτιν, Ἡρακλείδη, ὥς ῥα θανὼν ἐγένου ζωὸς ἅπασι δράκων. ἀλλὰ διεψεύσθης, σεσοφισμένε· δὴ γὰρ ὁ μὲν θὴρ ἦε δράκων, σὺ δὲ θήρ, οὐ σοφὸς ὤν, ἑάλως60
Ἕρμιππος δὲ λιμοῦ κατασχόντος τὴν χ ώ ραν φησὶν αἰτεῖν τοὺς Ἡρακλε ώ τας τὴν Πυθ ί αν λ ύ σιν . τὸν δὲ Ἡρακλε ί δην διαφθεῖραι χρήμασι το ύ ς τε θεωροὺς καὶ τὴν προειρημ έ νην , ὥστ’ ἀνειπεῖν ἀπαλλαγήσεσθαι τῶν κακῶν, εἰ ζῶν μὲν Ἡρακλείδης ὁ Εὐθύφρονος χρυσῷ στεφ ά νῳ στεφανωθε ί η πρὸς αὐτῶν , ἀποθανὼν δὲ ὡς ἥρως τιμῷτο ἐκομίσθη ὁ δῆθεν χρησμὸς καὶ οὐδὲν ὤναντο οἱ πλάσαντες αὐτόν . αὐτ ί κα γὰρ ἐν τῷ θε ά τρῳ στεφανο ύ μενος ὁ Ἡρακλε ί δης ἀπόπληκτος ἐγ έ νετο , οἵ τε θεωροὶ καταλευσθ έ ντες διεφθ ά ρησαν . ἀλλὰ καὶ ἡ Πυθ ί α τὴν αὐτὴν ὥραν κατιοῦσα ἐς τὸ ἄδυτον καὶ ἐπιστᾶσα ἑνὶ τῶν δρακόντων δηχθεῖσα παραχρῆμα ἀπέπνευσε. καὶ τὰ μὲν περὶ τὸν θάνατον αὐτοῦ τοσαῦτα62

Ainsi, comme pour le récit de la mort d’Empédocle, nous assistons à une forme d’apothéose qui échoue: Héraclide, qui voulait faire croire à son entourage à sa substitution par un serpent et donc à son ascendance divine, retombe plus bas dans l’échelle du vivant en s’assimilant, comme le note l’épigramme, à une bête. Le motif du serpent ne peut donc pas se réduire à une seule cause de décès; il accompagne la révélation du réel. Là où Héraclide voulait se servir du reptile pour faire voir autre chose que ce qui est, pour construire une image, Diogène Laërce fait de l’animal un symbole de révélation, à rebours de la mise en scène péniblement mise en œuvre par le prétendu philosophe: Héraclide n’est pas un sage, mais une bête; la Pythie n’est pas l’interprète des dieux, mais une imposture, elle qui ne peut fouler, sans mourir, la partie sacrée du sanctuaire. Dans les deux cas, leur mort disqualifie ces personnages, leur dénie le statut auquel ils aspirent ou qu’ils revendiquent.

c) La mort: un jeu sur l’identité?

Si, comme nous l’avons vu, la mort peut être un moyen de mettre en question le statut d’un philosophe, elle peut aussi définir et résumer l’essence de la personne, révélant ainsi son être profond. En effet, d’autres morts accidentelles révèlent de nouveau le ridicule des personnages qu’elles frappent, en jouant sur un système d’opposition, physique ou intellectuel entre la mort proprement dite et le personnage du philosophe. C’est le cas du Stoïcien Ariston, qui, du fait de sa calvitie, prend un coup de soleil et en meurt. Si ce décès, par la mention du crâne chauve, n’est pas sans rappeler celui d’Eschyle, c’est bien l’épigramme, jouant sur le contraste entre le chaud et le froid63, qui se moque du philosophe, lequel, en bon Stoïcien, n’a qu’indifférence pour tout ce qui n’est pas la vertu64; à ce titre, chaud et froid peuvent

fut frappé d’apoplexie, et les envoyés furent tués par lapidation. Mais la Pythie aussi, descendant à la même heure dans la partie du sanctuaire interdite aux profanes, marcha sur un des serpents et, mordue, expira sur-le-champ. Et voilà pour la mort de notre homme’. 63. D. L., VII, 164:

‘On rapporte qu’étant chauve il prit un coup de soleil et mourut de cette façon. Nous nous sommes moqué de lui en choliambes de la façon suivante: Pourquoi, Ariston, âgé et chauve, / As-tu donné au soleil ton front à rôtir? / Eh bien, en cherchant la chaleur plus qu’il ne fallait, / C’est le froid Hadès qu’en vérité tu as trouvé sans le vouloir’.

64. D. L., VII, 160: Τέλος

a dit que la fin était de vivre dans l’indifférence à l’égard de ce qui est intermédiaire entre la vertu et le vice, sans faire quelque distinction que ce soit entre ces choses, mais en se comportant de façon égale envers toutes. […] Le lieu physique et le lieu logique, il les supprimait, disant

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λ ό γος φαλακρὸν ὄντα ἐγκαυθῆναι ὑπὸ ἡλίου καὶ ὧδε τελευτῆσαι. προσεπαίξαμεν δ’ αὐτῷ τόνδε τὸν τρόπον τῷ ἰάμβῳ τῷ χωλῷ· τί δὴ γέρων ὢν καὶ φάλανθος, ὦ ’ρίστων, τὸ βρέγμ’ ἔδωκας ἡλίῳ κατοπτῆσαι; τοιγὰρ τὸ θερμὸν πλεῖον ἢ δέοι ζητῶν τὸν ψυχρὸν ὄντως εὗρες οὐ θέλων Ἅιδην
Τοῦτον
ἔφησεν εἶναι τὸ ἀδιαφόρως ἔχοντα ζῆν πρὸς τὰ μεταξὺ ἀρετῆς καὶ κακίας μηδ’ ἡντινοῦν ἐν αὐτοῖς παραλλαγὴν ἀπολείποντα, ἀλλ’ ἐπίσης ἐπὶ πάντων ἔχοντα· […] Τόν τε φυσικὸν τόπον καὶ τὸν λογικὸν ἀνῄρει, λέγων τὸν μὲν εἶναι ὑπὲρ ἡμᾶς, τὸν δ’ οὐδὲν πρὸς ἡμᾶς, μόνον δὲ τὸν ἠθικὸν εἶναι πρὸς ἡμᾶς ‘Il

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bien être confondus! Ainsi, le mauvais philosophe subit une mort conforme à son comportement: Alexinos d’Élis, qui est un querelleur, un homme piquant, meurt piqué par un roseau65

Mais le moment de la mort peut également révéler le peu de cas que fait parfois un philosophe des principes qui sont censés régir sa vie; en ce sens, le décès devient de nouveau un révélateur des pensées profondes de la personne. Évoquant Bion de Borysthène, Diogène Laërce souligne, par un récit en prose puis par une longue épigramme, le paradoxe qui conduit un philosophe qui se déclare athée à devenir religieux, voire superstitieux au moment de mourir66. La mort devient donc définitoire d’une identité, contraire bien entendu à celle que le philosophe tente de construire durant sa vie. Cette nouvelle identité induite par la révélation qui accompagne le moment de la mort se matérialise parfois par l’attribution d’un nouveau nom, parodique, pour le philosophe, suivant le symbole du nomen-omen. Ainsi, celui qui est d’abord défini comme un dialecticien, Diodore Cronos, se suicide suite aux moqueries qu’il essuie lors d’un banquet au cours duquel il ne peut répondre à des raisonnements dialectiques. Son nom, Cronos, révèle alors son être; faut-il en effet comprendre, lorsque Diogène Laërce rapporte qu’on l’appelle ‘Cronos’, qu’il s’agit d’un jeu de mots avec le terme χρόνος, celui qui prend son temps pour répondre? Dans tous les cas, son suicide conduit Diogène Laërce à lui attribuer un nouveau nom, plus conforme selon lui à son identité: de ‘Cronos’, il devient alors ‘onos’, un âne!

Donc justement sa mort dénonce son imposture, ce qu’il n’est pas, un dialecticien, pour révéler ce qu’il est, réalité qui est lisible dans l’épigramme. Cette mention d’une métamorphose du philosophe en âne peut être nous faire penser à la mort de Xénocrate évoquée plus haut, dont les dernières paroles, réduites à une onomatopée, évoquent presque, comme nous l’avons vu, un braiement.

que l’un nous dépasse, l’autre ne nous concerne pas et que seul le lieu éthique nous concerne’.

65. D. L., II, 109.

66. D. L., IV, 54-57.

67. D. L. II, 112: ‘Diodore Cronos, lequel parmi les dieux / À un funeste découragement t’a contraint, / Pour que de toi-même tu te sois précipité dans le Tartare, /Parce que tu n’avais pas résolu les énigmatiques / Paroles de Stilpon? Tu t’es bien révélé “Cronos”, / Sans le R et sans le C.’.

Κρόνε Διόδωρε, τίς σε δαιμόνων κακῇ ἀθυμίῃ ξυνείρυσεν, ἵν’ αὐτὸς αὑτὸν ἐμβάλῃς εἰς Τάρταρον Στίλπωνος οὐ λύσας ἔπη αἰνιγματώδη; τοιγὰρ εὑρέθης Κρόνος ἔξωθε τοῦ ῥῶ κάππα τε67 .

2) De la mort ridicule à la mort-symbole: différentes formes de suicides

Si le suicide peut parfois, du fait de l’épigramme laërtienne, apparaître comme l’expression du ridicule du philosophe qui le pratique, il convient de noter qu’il est souvent porteur de signification, que cela soit par le choix du mode opératoire ou par le fait de vouloir s’inscrire dans une tradition propre à une école.

a) L’étouffement

Ainsi, parmi les morts choisies, on remarque la place tout particulière qu’accordent les Cyniques, Diogène en tête avec Métroclès puis Ménippe, à l’étouffement, qui peut survenir par pendaison ou plus simplement, d’une façon qui semble impossible physiologiquement, par suspension volontaire du souffle. Comme l’explique Sergi Grau, ce type de suicide que l’on retrouve à la fois comme mode opératoire chez les Stoïciens et chez les Cyniques, est particulièrement intéressant d’un point de vue doctrinal: le fait de retenir soi-même son souffle, l’ἀποκαρτερία, illustre en effet le principe de d’αὐτάρκεια et d’ἐλευθερία du sage68

C’est donc Diogène qui, parmi les différentes versions qui sont données de sa mort69, meurt en retenant sa respiration et ouvre ainsi la voie à ceux qui sont présentés comme ses disciples. Se retrouve donc ici le principe d’inspiration et d’émulation en ce qui concerne le trépas entre les tenants d’une même école de pensée philosophique; ainsi, Métroclès 70 , dont Diogène Laërce ne mentionne que l’âge avancé, s’étrangle, et Ménippe, se pend. Si la mort de Diogène peut apparaître comme une transgression 71, puisque la mort par étouffement ou par pendaison est conçue comme une mort indigne, qui dénote d’un manque de courage72; elle correspond donc assez bien à l’image attendue d’un philosophe cynique, comme le montre le méliambe de Cercidas de Mégapolis73, cité Diogène Laërce, qui n’illustre d’ailleurs que cette version de la mort:

68. grAu 2010, 360-361.

69. Parmi les différentes versions qui sont données de sa mort, D.L. énumère, en VI, 7677, le fait d’avoir ingéré un poulpe cru, par lequel il contracte le choléra; en retenant sa respiration; en disputant à des chiens un poulpe.

70. D. L., VI, 95.

71. lorAux 1984, 195-224.

72. vAn hooFF 1990, 64-72.

73. Sur ce poète, nous renvoyons à l ó P ez c ruces 1995. Ce dernier commence par nuancer l’ascendance cynique que l’on a pu attribuer à Cercidas en vertu du fragment sur la mort de Diogène et du papyrus POxy 1082, pp. 16-18 et 22-25, arguant qu’un intérêt artistique ne suppose pas forcément l’adhésion à une croyance. Il commente par la suite le texte en question (pp. 236-241).

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L’épigramme doit alors être comprise comme une réelle louange du père du cynisme75, dans l’ascèse dont il fait preuve76, ce qui n’est pas le cas de celle consacrée à Ménippe77: elle dénonce au contraire le fait que ce dernier, par sa mort, se révèle finalement être un mauvais chien et donc un mauvais philosophe cynique, qui se suicide suite à la perte de sa fortune! C’est donc bien l’épigramme qui illustre le rôle de révélateur de la mort, c’est-à-dire la qualité usurpée de philosophe cynique:

74. D. L., VI, 76-77: ‘Non, il n’est plus, le Sinopéen de jadis, / Le fameux porteur de bâton, / Au manteau plié en deux, qui mangeait en plein air; / Il est monté au ciel, / Après avoir mordu ses lèvres contre ses dents / Et mordu en même temps qu’elles sa respiration. / Oui, Fils de Zeus tu l’étais vraiment, / Tout autant que chien céleste.’.

Le texte édité par Tiziano Dorandi propose une autre leçon pour les deux derniers vers:

75. Voir l ivre A 1987, 427-433, qui fonde son analyse sur le papyrus P. Oxy . 1082 et donne une analyse détaillée de l’épigramme. Dans ce texte, l’ἀποκαρτερία ne serait pas selon lui à comprendre comme une mort réelle, mais comme un catastérisme permettant l’apothéose ironique de Diogène, selon le motif du σπουδαιογέλοιον

76. l ó P ez c ruces 1995, qui analyse ainsi le terme ambigu de αἰθεριβόσκας (p. 241): «Cercidas a joué sur le double sens du terme, qui signifie [“nourri de l’air, de l’éther” et désigne l’esprit pur, étranger aux plaisirs et aux souffrances et] aussi tout simplement “nourri par l’air tandis qu’il respire”. Diogène est doublement digne de l’épithète: au moyen de son ascèse, il a réussi à triompher sur toute affection corporelle, soit-elle plaisir ou souffrance; en outre, il se maintient en vie grâce à l’air, auquel il renonce (καὶ τὸ πνεῦμα συνδακών) quand il décide de se suicider. Pour donner de l’emphase à cette idée, le fragment tout entier oscille entre le monde matériel et spirituel (αἰθερι / βόσκας, τὸ πνεῦμα / συνδακών).

77. Voir r elih A n 1990, 217-224. Il note que la qualification de ‘Crétois’ peut avoir le sens de ‘menteur’ et ainsi mettre en question son allégeance à l’école cynique, se référant notamment à Lucien qui le décrit comme un véritable chien.

78. D. L. VI, 100: ‘Mais finalement, victime de malfaiteurs, il fut dépouillé de tous ses biens et, de découragement, il mit fin à ses jours par la corde. Quant à nous, nous avons plaisanté sur son compte: Phénicien par la race, mais chien de Crète, / Prêteur à la journée tel était son surnom— / Ce Ménippe, tu le connais peut-être. / À Thèbes, le jour où, victime d’une effraction, il perdit tous ses biens, sans réfléchir / À ce qu’est la nature d’un chien, il se pendit’.

Οὐ μὰν ὁ πάρος γα Σινωπεὺς τῆνος ὁ βακτροφόρας, διπλοείματος, αἰθεριβόσκας, ἀλλ’ ἀνέβα χεῖλος ποτ’ ὀδόντας ἐρείσας καὶ τὸ πνεῦμα συνδακών· Ζανὸς γόνος ἦς γὰρ ἀλαθέως οὐράνιός τε κύων74 .
τέλος δ’ ἐπιβουλευθέντα πάντων στερηθῆναι καὶ ὑπ’ ἀθυμίας βρόχῳ τὸν βίον μεταλλάξαι. καὶ ἡμεῖς ἐπαίξαμεν εἰς αὐτόν Φοίνικα τὸ γένος, ἀλλὰ Κρητικὸν κύνα, ἡμεροδανειστήν – τοῦτο γὰρ ἐπεκλῄζετο οἶσθα Μένιππον ἴσως Θήβησιν οὗτος ὡς διωρύγη ποτὲ καὶ πάντ’ ἀπέβαλεν οὐδ’ ἐνόει φύσιν κυνός, αὑτὸν ἀνεκρέμασεν78 .
χῆλος ποτ’ ὀδόντας ἐρείσας καὶ τὸ πνεῦμα συνδακών· / ἦς γὰρ ἀλαθέως Διογένης Ζανὸς γόνος οὐράνιός τε κύων

Cette mort par étouffement permet donc de dénoncer les faux cyniques, mais elle peut également, selon certains critiques, comporter une dimension positive; elle peut devenir signifiante et renvoyer directement aux doctrines du philosophe mis en cause, en l’occurrence le stoïcien Zénon de Cition:

La manière selon laquelle Diogène Laërce relate cette mort nous permet de mettre en lumière sa pratique d’écriture: les vers de l’épigramme reprennent en effet la prose, mais ils apportent aussi une nouvelle explication de la mort de Zénon qui n’était pas citée dans le récit principal: la mort peut soit être quasi immédiate, par la suspension du souffle, soit plus longue à venir, par la privation de nourriture, qui d’après l’épigramme, précède donc l’épisode du doigt cassé. Ici, l’épigramme est le reflet de la diversité possible des morts du philosophe.

En revanche, le signe qui entraîne le suicide, c’est-à-dire la chute qui entraîne la fracture, est comprise clairement par ce dernier comme une injonction de

79. D. L., VII, 28-31: ‘En vérité, il surpassa tous les hommes en cette espèce de vertu [l’endurance], tout comme en gravité, et, par Zeus, en béatitude. Il mourut en effet âgé de 98 ans, ayant toujours vécu sans connaître la maladie et en bonne santé. […] Voici comment il mourut. En sortant de l’école, il achoppa et se brisa le doigt. Frappant la terre de sa main, il prononça le vers tiré de Niobé: “J’arrive. Pourquoi m’appelles-tu?” Et aussitôt il mourut, en retenant sa respiration. Les Athéniens l’ensevelirent au Céramique et l’honorèrent par les décrets déjà cités, apportant leur témoignage en faveur de sa vertu. […] Nous aussi, dans le Pammétros, nous avons raconté comme suit les circonstances de sa mort: On rapporte que Zénon de Kition mourut, alors qu’affligé / Par nombre des maux de la vieillesse, / Il fut délivré en restant sans manger. / D’autres disent qu’ayant un jour achoppé / Il frappa la terre de sa main, / Disant: Je viens de moi-même. Pourquoi m’appelles-tu?

Certains disent en effet que c’est de cette façon qu’il mourut. Voilà donc ce que nous avions à dire à propos de sa mort’.

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Τῷ γὰρ ὄντι πάντας ὑπερεβάλλετο τῷ τ’ εἴδει τούτῳ καὶ τῇ σεμνότητι καὶ δὴ νὴ Δία τῇ μακαριότητι· ὀκτὼ γὰρ πρὸς τοῖς ἐνενήκοντα βιοὺς ἔτη κατέστρεψεν , ἄνοσος καὶ ὑγιὴς διατελέσας . […] ἐτελεύτα δὴ οὕτως · ἐκ τῆς σχολῆς ἀπιὼν προσέπταισε καὶ τὸν δάκτυλον περιέρρηξε· παίσας δὲ τὴν γῆν τῇ χειρί , φησὶ τὸ ἐκ τῆς Νι ό βης , ἔρχομαι· τί μ’ αὔεις; καὶ παραχρῆμα ἐτελεύτησεν, ἀποπνίξας ἑαυτόν. Ἀθηναῖοι δ’ ἔθαψαν αὐτὸν ἐν τῷ Κεραμεικῷ καὶ ψηφίσμασι τοῖς προειρημένοις ἐτίμησαν , τὴν ἀρετὴν αὐτῷ προσμαρτυροῦντες . […] Εἴπομεν ὡς ἐτελεύτα ὁ Ζήνων καὶ ἡμεῖς ἐν τῇ Παμμέτρῳ τοῦτον τὸν τρόπον · τὸν Κιτιᾶ Ζήνωνα θανεῖν λόγος ὡς ὑπὸ γήρως πολλὰ καμὼν ἐλύθη μένων ἄσιτος· οἱ δ’ ὅτι προσκόψας ποτ’ ἔφη χερὶ γαῖαν ἀλοίσας ἔρχομαι αὐτόματος· τί δὴ καλεῖς με; ἔνιοι γὰρ καὶ τοῦτον τὸν τρόπον τελευτῆσαί φασιν αὐτόν Καὶ περὶ μὲν τῆς τελευτῆς ταῦτα79

Sur la mise en scène de la mort des philosophes

185 la terre et des dieux selon laquelle le philosophe doit mourir, et ce dernier s’empresse d’obéir. Nous pouvons donc voir dans cette mention une allusion à la pensée stoïcienne d’un λόγος universel régissant le monde, auquel il convient d’obéir. Mais il ne s’agit pas du seul indice dans le trépas de Zénon qui symbolise son appartenance philosophique. Pierangiolo Berrettoni décèle ainsi80, dans la mention du doigt cassé, une référence à l’importance du geste dans l’expression dans la pensée stoïcienne81, où le doigt, qui peut aller jusqu’à remplacer la parole dans un mouvement de description, d’ostentation82, est désigné comme l’instrument et le symbole de la connaissance. La fracture du doigt, rendu alors inopérant, représenterait la fin de la pratique philosophique, et donc la nécessité du choix de la mort par Zénon, s’il veut encore pouvoir se définir comme philosophe, à la manière d’un Socrate dans l’Apologie de Platon.

b) Privation et excès

D’autres types de mort peuvent être vus comme symboliques: Pierangiolo Berrettoni souligne également que l’étouffement et la privation de nourriture sont deux modalités de mort très proches d’un point de vue symbolique, puisqu’elles s’accomplissent dans les deux cas comme une clôture du canal oral. Il faut alors noter que la privation de nourriture constitue également, par sa fréquence83, une modalité essentielle du suicide philosophique84. La

80. b errettoni 1989, 23-36. Le doigt est alors le signe d’un comportement épistémologique et gnoséologique où le fait d’indiquer devient la démonstration elle-même. Il note également que cette interprétation symbolique des événements composant la biographie de Zénon peut se faire également pour le début de sa carrière philosophique: la perte de sa fortune du fait d’un naufrage, relatée par D. L. en VII, 2, le conduit à rester à Athènes et à suivre l’enseignement de Cratès, ce qui correspond à une seconde naissance au θεωρητικὸς βίος

81. Pour une analyse de l’image de la main et du poing dans la pensée stoïcienne, son assimilation à l’âme mais aussi au processus par lequel le simplement vrai devient vérité, nous renvoyons à dumont 1994, 331-340. Nous pouvons également penser à l’emploi par Zénon de la célèbre métaphore de la main ouverte et de la main fermée pour illustrer la différence entre rhétorique et dialectique, ainsi que nous le rapporte Cicéron ( Or. 113114; Fin. 2, 17).

82. Comme l’explique P A chet 1975, 241-246, le geste que suppose la deixis est à la fois ce qui permet la signification, mais aussi ce qui est une signification parmi d’autres, comme l’emploi de la voix. Dans ce cas, il note que celui qui produit le geste (Zénon et son doigt cassé) n’est pas l’émetteur, mais le destinataire du message (les dieux lui signifient qu’il est temps de mourir). On peut néanmoins penser que le message n’est pas univoque, ou plutôt qu’il s’adresse à différents destinataires: Zénon s’adresse, par la parole en citant le vers de Niobé, aux dieux, pour leur dire qu’il a compris le message qui lui a été envoyé, mais il s’adresse aussi, par le geste symbolique du doigt cassé, aux hommes en leur signifiant que la fin de la vie philosophique doit aussi correspondre pour le vrai philosophe à la fin de l’existence.

83. C’est le cas, entre autres, de Denys (VII, 166-167); Cléanthe (VII, 176); Démocrite, qui retient sa vie en humant des petits pains (IX, 43); Pythagore (VIII, 40).

84. Sur ce type de mort, nous renvoyons à vAn hooFF 1990, 41-47; grisé 1982, 118-120.

mention de Straton85, dont le corps devient si mince que le philosophe ne se sent pas mourir, semble être une résurgence de la déliaison socratique, dans laquelle le corps s’efface peu à peu. Nous retrouvons ici une l’utilisation redondante de l’épigramme, qui répète exactement ce qui a été dit en prose; les vers ne se focalisent pas directement sur les modalités de la mort du philosophe, mais résument également sa vie.

À cette privation de nourriture répond en contraste un excès de liquide86, le plus souvent de vin, et surtout de vin pur87, qui provoque le trépas de nombreux philosophes – il convient alors de noter qu’il s’agit d’une modalité du suicide et non une conséquence d’un comportement d’ivrogne. De nouveau, l’image d’une déliaison du corps et de l’esprit se retrouve dans une épigramme consacrée à Lacydès, successeur d’Arcésilas, dans laquelle est explicité le surnom de Lyaios de Dionysos, le ‘Libérateur’, celui qui délivre des soucis88. Sergi Grau souligne d’ailleurs que ce type de mort frappe souvent les philosophes se réclamant de Socrate; il y voit une influence de la dimension sympotique de la figure de Socrate à travers les Banquets de Platon et de Xénophon, mais aussi une transposition parodique de la mort du maître où le vin remplace la ciguë, comme l’indique l’épigramme de Diogène Laërce, selon lequel la mort n’était pas voulue, mais accidentelle, ce qui renforce l’idée d’une reprise en decrescendo du décès de Socrate. Pourtant, le même motif socratique se retrouve —paradoxalement, puisque, parmi les écoles de pensée hellénistiques, seuls les Épicuriens se dégagent 85. D.L.,

‘On dit qu’il devint si mince qu’il ne se sentit pas mourir. Et voici ce que nous lui avons dédié: C’était un homme au corps mince, bien qu’il y remédiât à force de remèdes. / Je te parle de ce Straton / Que Lampsaque un jour engendra; toujours luttant contre les maladies, / Il meurt sans qu’on le sache, et sans le sentir lui-même’.

86. En ce qui concerne l’eau, c’est le cas de Crantor de Soles, qui meurt d’hydropisie (IV, 27). L’épigramme qui clôt cette biographie est étudiée par cAsAntini 2007, 71-80. C’est aussi le cas d’Héraclite, en IX, 3, qui se recouvre de bouse dans l’espoir de chasser par évaporation l’eau dont il est empli.

87. C’est ainsi le cas, entre autres, de Stilpon (II, 120) ou encore d’Arcésilas (IV, 44).

88. D. L., IV, 61: ἡ τελευτὴ

‘La cause de sa mort fut une paralysie provoquée par un excès de boisson. Nous avons plaisanté sur lui également comme il suit: À ton propos également, Lacydès, j’ai entendu ce récit: / Bacchus inopportun t’aurait attrapé par la pointe des pieds pour te traîner dans l’Hadès. / Et c’est bien vrai. Quand Dionysos entre dans le corps en grande quantité, / Il dénoue nos membres. N’est-ce pas la raison pour laquelle il est appelé Lyaios (le Libérateur)?’.

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V, 60: Τοῦτ ό ν φασιν οὕτω γενέσθαι λεπτὸν ὡς ἀναισθ ή τως τελευτῆσαι. καὶ ἔστιν ἡμῶν εἰς αὐτὸν οὕτως ἔχον· λεπτὸς ἀνὴρ δέμας ἦν, εἴ μοι προσέχεις, ἀπὸ χρισμῶν· Στράτωνα τοῦτόν φημί σοι, Λάμψακος ὅν ποτ’ ἔφυσεν· ἀεὶ δὲ νόσοισι παλαίων θνῄσκει λαθών, οὐδ’ ᾔσθετο
δὲ αὐτῷ παράλυσις ἐκ πολυποσίας. καὶ αὐτῷ προσεπαίξαμεν ἡμεῖς οὑτωσί· καὶ σέο, Λακύδη, φάτιν ἔκλυον ὡς ἄρα καὶ σὺ Βάκχου ἑλὼν Ἀΐδην ποσσὶν ἔσυρες ἄκροις. ἦ σαφὲς ἦν· Διόνυσος ὅταν πολὺς ἐς δέμας ἔλθῃ, λῦσε μέλη· διὸ δὴ μήτι Λυαῖος ἔφυ;

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 187

fortement de l’héritage du philosophe athénien—, dans le récit de la mort d’Épicure89: le vin est alors assimilé au poison, que le philosophe prend résolument, non sans avoir recommandé à ses amis de se souvenir de ses doctrines, selon un cadre qui rappelle celui du Phédon . Ici, l’épigramme ne tourne pas en ridicule le philosophe, mais apparaît davantage comme une véritable célébration.

Cependant, l’imitation et l’émulation des philosophes dans la mise en scène de leur mort sont davantage l’occasion de la part de Diogène Laërce d’une

dénonciation de la fausseté de leurs intentions. La reprise du motif de la mort socratique par absorption de poison, qui souligne la volonté de construction de la scène, aboutit parfois à un échec; il peut être difficilement réalisable pour certains et conduit donc au ridicule. C’est le cas de Carnéade90, lequel,

89. D. L., X, 15-16:

‘Il est mort d’une rétention d’urine causée par la pierre, comme le dit Hermaque dans ses lettres, après une maladie qui a duré quatorze jours; Hermippe raconte qu’alors il entra dans une baignoire de bronze tempéré d’eau chaude, demanda du vin pur et l’avala. Après avoir enjoint à ses amis de se remémorer ses doctrines, ainsi mourut-il. Voici nos vers le concernant: Salut à vous, et souvenez vous de mes doctrines; telle est la dernière parole / Qu’Épicure adressa à ses amis, au moment de mourir; / Il entra en effet dans une baignoire chaude, huma / Le vin pur, puis huma le froid Hadès. / Telle a été la vie de l’homme, et telle sa mort’.

90. D. L., IV, 64-66,

‘Il semble s’être montré assez lâche devant la mort, puisqu’il répétait constamment: “La nature qui m’a fait me déféra”. Ayant appris qu’Antipatros était mort après avoir bu du poison, il se sentit obligé de quitter la vie avec courage et dit: “Il faut m’en donner aussi”. Comme on lui demandait: “Quoi donc?”, il répondit: “Du vin miellé”. […] Nous avons également composé sur lui une épigramme en vers logaédiques et archébouléens: Pourquoi,

τελευτῆσαι δ’ αὐτὸν λίθῳ τῶν οὔρων ἐπισχεθέντων, ὥς φησι καὶ Ἕρμαρχος ἐν ἐπιστολαῖς, ἡμέρας νοσήσαντα τετταρεσκαίδεκα. ὅτε καί φησιν Ἕρμιππος ἐμβάντα αὐτὸν εἰς πύελον χαλκῆν κεκραμένην ὕδατι θερμῷ καὶ αἰτ ή σαντα ἄκρατον ῥοφῆσαι · τοῖς τε φίλοις παραγγείλαντα τῶν δογμάτων μεμνῆσθαι οὕτω τελευτῆσαι. Καὶ ἔστιν ἡμῶν εἰς αὐτὸν οὕτω χαίρετε, καὶ μέμνησθε τὰ δόγματα· τοῦτ’ Ἐπίκουρος ὕστατον εἶπε φίλοις τοὔπος ἀποφθίμενος· θερμὴν δὲ πύελον γὰρ ἐληλύθεεν καὶ ἄκρατον ἔσπασεν, εἶτ’ Ἀΐδην ψυχρὸν ἐπεσπάσατο. οὗτος μὲν ὁ βίος τἀνδρός, ἥδε δὲ ἡ τελευτή
Δειλ ό τερον δέ πως δοκεῖ περὶ τὴν τελευτὴν ἀνεστράφθαι, ὅτε συνεχὲς ἔλεγεν, «ἡ συστήσασα φύσις καὶ διαλύσει.» μαθών τε Ἀντίπατρον φάρμακον πιόντα ἀποθανεῖν, παρωρμήθη πρὸς τὸ εὐθαρσὲς τῆς ἀπαλλαγῆς καί φησι, «δότε οὖν κἀμοί» τῶν δὲ εἰπ ό ντων, «τί;», «οἰν ό μελι» εἶπεν. […] ἔστι καὶ εἰς τοῦτον ἡμῶν τῷ λογαοιδικῷ μέτρῳ καὶ Ἀρχεβουλείῳ τί με Καρνεάδην, τί με, Μοῦσα, θέλεις ἐλέγχειν; ἀμαθὴς γὰρ ὃς οὔτι κάτοιδεν ὅπως δεδοίκει τὸ θανεῖν· ὅτε καὶ φθισικήν ποτ’ ἔχων κακίστην νόσον, οὐκ ἔθελεν λύσιν ἰσχέμεν · ἀλλ’ ἀκούσας ὅτι φάρμακον Ἀντίπατρός τι πιὼν ἀπέσβη, «δότε τοίνυν,» ἔφησε, «τὶ κἀμὲ πιεῖν.» «τί μέντοι; Τί;» «δότ’ οἰνόμελι.» σφόδρα τ’ εἶχε πρόχειρα ταυτί· «φύσις ἡ συνέχουσά με καὶ διαλύσεται δή.» ὁ μὲν οὐδὲν ἔλασσον ἔβη κατὰ γῆς, ἐνῆν δὲ τὰ πλέω κακὰ κέρδε’ ἔχοντα μολεῖν ἐς ᾅδην.

pour imiter Antipatros qui s’empoisonne, choisit de consommer lui aussi une boisson. Cependant, pour lui, le vin miellé se substitue au vin pur et fonctionne comme un cordial, dans une attitude que Diogène Laërce lit comme un signe de lâcheté, mais qui est dicté au philosophe par son un refus du suicide91. Il est alors intéressant de noter que ce n’est pas la figure de Socrate est qui citée en exemple par Carnéade, mais celle d’Antipatros, comme si cette imitation ratée ne pouvait se réclamer de la figure du maître qu’est le philosophe athénien.

La reprise ironique et drolatique du motif est à son apogée par la mention de Chrysippe; le philosophe stoïcien, fidèle aux liens de son école avec la figure de Socrate 92, meurt par absorption de vin pur —donc assimilable au poison—, mais c’est sans doute la version alternative de sa mort qui donne tout son sel à l’anecdote, puisqu’il succombe à une crise de rire qui le saisit face à un âne mangeant des figues!

ô Muse, pourquoi veux-tu que je blâme Carnéade? / Car seul un ignorant ne sait pas comment il a craint / de mourir. Même lorsqu’il était atteint de phtisie, la plus terrible / des maladies, il ne voulait pas accepter la délivrance. Mais ayant entendu dire / qu’Antipatros s’était éteint après avoir bu un poison, / il dit: “Donnez-m’en aussi à boire.” – “Quoi donc?” / “Quoi? Donnez-moi du vin miellé”. Constamment il avait toute prête cette phrase: / “La nature qui m’a fait me défera aussi.” Il n’en descendit pas moins sous terre, mais il lui fut possible de rejoindre l’Hadès avec le bénéfice de maux plus nombreux’.

91. Sur ce point, nous renvoyons c A s A ntini 2007, 74-77, qui souligne le caractère ironique de l’épigramme, puisque la peur face à la mort est une incohérence pour celui qui prône l’imperturbabilité du sage. Elle exprime aussi l’opposition irréconciliable, à travers la dimension anecdotique, de deux systèmes philosophiques sur l’autodétermination à se donner la mort ou à se libérer du corps-prison. Cette analyse est partagée par gAllAvotti 1984, 101-103, qui souligne l’opposition éthique de Carnéade face au stoïcien Antipater de Tyr, quant à la possibilité d’effectuer la λύσις lorsque le sage le désire. Il montre également, dans les derniers vers, la critique de la position de Carnéade selon lequel tous les maux de l’homme sont pour lui des avantages.

92. Sur ce point, nous renvoyons à Alesse 2000.

93. D. L., VII, 184-185: ‘Alors qu’il enseignait à l’Odéon, à ce que dit Hermippe, il fut invité par ses disciples à un sacrifice. Dans cette circonstance, ayant absorbé un vin doux non coupé (d’eau), il fut pris de vertige et quitta le monde des hommes au bout de cinq jours, ayant vécu soixante-treize ans, […] Voici ce que nous avons écrit à son propos:

Τοῦτον ἐν τῷ Ὠιδείῳ σχολάζοντά φησιν Ἕρμιππος ἐπὶ θυσίαν ὑπὸ τῶν μαθητῶν κληθῆναι · ἔνθα προσενεγκάμενον γλυκὺν ἄκρατον καὶ ἰλιγγιάσαντα πεμπταῖον ἀπελθεῖν ἐξ ἀνθρώπων , τρία καὶ ἑβδομήκοντα βιώσαντ’ ἔτη, […] . καὶ ἔστιν ἡμῶν εἰς αὐτόν · ἰλιγγίασε Βάκχον ἐκπιὼν χανδὸν Χρύσιππος, οὐδ’ ἐφείσατο οὐ τῆς στοᾶς, οὐχ ἧς πάτρης, οὐ τῆς ψυχῆς, ἀλλ’ ἦλθε δῶμ’ ἐς Ἀΐδεω Ἔνιοι δέ φασι γέλωτι συσχεθέντα αὐτὸν τελευτῆσαι · ὄνου γὰρ τὰ σῦκα αὐτῷ φαγ ό ντος , εἰπ ό ντα τῇ γραΐ , « δίδου νυν ἄκρατον ἐπιρροφῆσαι τῷ ὄνῳ» ὑπερκαγχάσαντα τελευτῆσαι93

Sur la mise en scène de la mort des philosophes

189

La mise en regard des deux versions de la mort de Chrysippe nous permet presque d’assister à une nouvelle métamorphose du philosophe en âne, puisque Chrysippe propose de donner à l’âne rassasié de figues du vin pur, traitement qui est responsable de sa fin dans la première version de sa mort. Ce rapprochement entre les deux anecdotes souligne de nouveau le motif de l’animalisation du philosophe, ce qui signe sa dégradation.

Toutefois, il convient de noter que le fait que la mort du philosophe entre en résonnance avec sa doctrine ou en soit le résultat n’empêche pas le ridicule; ainsi, une mort symbolique peut aussi être moquée par Diogène Laërce. Lorsqu’il rapporte les différentes versions de la mort de Pythagore, est souvent mis en avant le motif de la nourriture, que le philosophe refuse d’ingérer94. Pourtant, la version de la mort du philosophe sur laquelle veut attirer l’attention Diogène Laërce est bien celle d’un Pythagore qui, assailli par ses ennemis, se refuse toujours cependant à traverser et donc piétiner un champ de fèves. L’anecdote est en effet rapportée trois fois: elle est d’abord introduite comme une information anonyme95, puis, l’exposé s’étant interrompu par la mention de deux variantes, Diogène Laërce reprend son récit 96, pour

Chrysippe eut la tête qui tourne après avoir vidé / À grande gorgée la coupe de Bacchus. / Il ne considéra ni le Portique, ni la patrie, ni son âme, / Mais partit vers la maison d’Hadès. Certains cependant disent qu’il mourut atteint d’une crise de rire. Comme en effet un âne lui avait mangé ses figues, il dit à la vieille femme: “Donne maintenant à cet âne du vin pur pour faire passer les figues”. En riant trop fort il mourut’.

94. D. L., en VIII, 40, rapporte ainsi la version de Dicéarque, selon lequel le philosophe meurt après un jeûne de quarante jours dans un temple, mais aussi celle d’Héraclide Lembos, pour qui Pythagore, trouvant Cylon de Crotone en train de donner un banquet, met fin à ses jours en abstenant de toute nourriture.

95. D. L., VIII, 39: Ἐτελε

‘Voici comment mourut Pythagore. Alors qu’il tenait une réunion avec ses disciples dans la maison de Milon, il arriva que la maison fut incendiée sous l’effet de la jalousie par l’un de ceux qui n’avaient pas été jugés dignes d’être admis à suivre son enseignement; d’autres prétendent que ce sont les Crotoniates eux-mêmes qui ont commis ce méfait, parce qu’ils voulaient se prémunir contre l’établissement d’une tyrannie. Toujours est-il que Pythagore fut pris en s’enfuyant. Arrivé devant un champ planté de fèves, il s’arrêta pour éviter de le traverser, et déclara qu’il préférait être pris plutôt que de fouler des fèves au pied, et être tué plutôt que de parler; il fut alors égorgé par ses poursuivants’.

96. D. L., VIII, 40: Ἕρμιππος

‘Par ailleurs, selon Hermippe, alors que les gens d’Agrigente et ceux de Syracuse étaient en guerre, Pythagore et ses disciples sortirent de la ville et formèrent l’avant-garde des Agrigentins. Après que ces derniers eurent été mis en fuite, Pythagore fut tué par les Syracusains alors qu’il tentait de

ύ τα δ’ ὁ Πυθαγόρας τοῦτον τὸν τρόπον. Συνεδρε ύ οντος μετὰ τῶν συνήθων ἐν τῇ Μίλωνος οἰκίᾳ τούτου, ὑπό τινος τῶν μὴ παραδοχῆς ἀξιωθέντων διὰ φθόνον ὑποπρησθῆναι τὴν οἰκ ί αν συν έβη· τινὲς δ’ αὐτοὺς τοὺς Κροτωνι ά τ ας τοῦτο πρᾶξαι, τυρανν ί δος ἐπ ί θεσιν εὐλαβουμ έ νους. Τὸν δὴ Πυθαγόραν καταληφθῆναι διεξιόντα· καὶ πρός τινι χωρίῳ γενόμενος πλήρει κυάμων, ἵνα μὴ διέρχοιτο αὐτόθι ἔστη, εἰπὼν ἁλῶναι ἂν μᾶλλον ἢ πατῆσαι, ἀναιρεθῆναι δὲ κρεῖττον ἢ λαλῆσαι· καὶ ὧδε πρὸς τῶν διωκόντων ἀποσφαγῆναι
δ έ φησι, πολεμο ύ ντων Ἀκραγαντ ί νων καὶ Συρακουσ ί ων, ἐξελθεῖν τὸν Πυθαγόραν μετὰ τῶν συνήθων καὶ προστῆναι τῶν Ἀκραγαντίνων· τροπῆς δὲ γενομ έ νης περικ ά μπτοντα αὐτὸν τὴν τῶν κυ ά μων χ ώ ραν ὑπὸ τῶν Συρακουσ ί ων ἀναιρεθῆναι · το ύ ς τε λοιπο ύ ς, ὄντας πρὸς τοὺς π έ ντε καὶ τρι ά κοντα, ἐν Τ ά ραντι κατακαυθῆναι, θ έ λοντας ἀντιπολιτε ύ εσθαι τοῖς προεστῶσι

enfin conclure sa biographie du philosophe par une épigramme de son cru rappelant les événements conduisant à son décès:

Ainsi, les différentes reprises du même récit conduisent Diogène Laërce à affiner son propos: alors que la première version montre un Pythagore inflexible, ne cherchant même pas à échapper à la mort, la deuxième nous donne à voir le philosophe tentant de concilier ses principes et sa survie, en voulant contourner le champ de fèves. Ce qui est dans tous les cas absent de manière explicite de l’épigramme, c’est l’arrière-plan politique; Diogène se contente de regretter la vénération que porte Pythagore aux fèves98, attitude qui oscille de l’incompréhension à la moquerie99 .

c) Morts héroïques et combattantes

C’est peut-être l’anecdote de Pythagore, qui nous permet de dégager les contours d’une mort philosophique pleinement valorisée; la mort héroïque, dont la modalité ne tient pas forcément au comportement de la personne au moment de son décès – puisque Pythagore fait preuve de courage face à ses ennemis en refusant d’oublier ses principes philosophiques, même au péril de sa vie, se comprend plutôt, chez Diogène Laërce, dans sa dimension politique. Il convient de noter que les contours de cette mort valorisée ne sont pas si aisés à dessiner; ils tiennent à la fois au type de mort auquel est confronté le philosophe, aux raisons réelles de se suicider ou d’accepter le contourner le champ de fèves. Le reste de ses disciples, au nombre de trente-cinq environ, furent brûlés à Tarente, parce qu’ils avaient le projet de s’opposer au gouvernement constitué’.

97. D. L., VIII, 45: ‘Hélas, pourquoi Pythagore a-t-il porté une telle vénération aux fèves? / Pourquoi est-il mort au milieu de ses disciples? / Il y avait un champ de fèves. Pour éviter de piétiner les fèves, / Il fut tué par les gens d’Agrigente à un carrefour’.

98. L’anecdote relative aux deux Pythagoriciens Myllias de Crotone et Timycha de Sparte, relatée par Jamblique dans la VP en 31, 189-194, puis évoquée de nouveau en 214, semble constituer un intertexte à ce passage dans un texte qui ne mentionne qu’en passant la mort de Pythagore lui-même. Poursuivis par le tyran Denys, les deux disciples respectent scrupuleusement l’enseignement de leur maître, en refusant de fouler un champ de fèves, puis en refusant d’expliquer leur comportement face aux profanes, programme dans lequel le silence sur les doctrines révélé est donné comme souverain.

99. g ig A nte 1986, 39: «L’ironia su alcune credenze del sistema pitagorico o su alcuni atteggiamenti che mostrano l’incoerenza e arroganza del presunto σοφóς Pitagora mi pare indirizio sicuro di una posizione, non dirò di ostilità, ma di distanza. Diogene è immune dal fanatismo neopitagorico della sua epoca, dall’idoleggiamento porfiriano, dall’ondata orientaleggiante del III secolo».

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Αἴ, αἴ, Πυθαγόρης τί τόσον κυάμους ἐσεβάσθη; καὶ θάνε φοιτηταῖς ἄμμιγα τοῖς ἰδίοις. Χωρίον ἦν κυάμων · ἵνα μὴ τούτους δὲ πατήσῃ, ἐξ Ἀκραγαντίνων κάτθαν’ ἐνὶ τριόδῳ97

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 191 trépas et aux valeurs pour lesquelles il est prêt à sacrifier sa vie, en règle générale sa liberté face au tyran.

De nouveau, c’est l’épigramme conclusive de Diogène Laërce qui permet d’orienter la lecture qui doit être faite du philosophe et de ses derniers instants. Ainsi, même si ces récits sont moins fréquents, et par là même pourraient conduire à des rapprochements hâtifs, il convient de distinguer fortement les comportements de trois philosophes confrontés à la tyrannie, Ménédème d’Étrérie, Zénon d’Élée et Anaxarque d’Abdère.

Ménédème, au cours de sa vie, fait preuve de courage par sa parrhésia face au tyran Nicocréon — auquel sera confronté Anaxarque 100. Critiquant son mode de vie au cours d’un banquet, il affirme la supériorité de la parole philosophique et ne tire son salut que de la diversion que constitue l’arrivée d’un joueur de flûte101. En revanche, il adopte un comportement plus qu’ambigu face au tyran Antigone qui, selon les sources de Diogène, est présenté tour à tour comme son disciple ou l’homme qui l’aide à libérer sa patrie des tyrans. Cette ambiguïté est d’ailleurs perçue par ses contemporains car, accablé par les calomnies, Ménédème, de découragement, se laisse mourir de faim. L’épigramme écrite par Diogène Laërce est alors à ce titre tout aussi énigmatique102: si la condamnation est explicite, la mention d’un ‘geste d’Érétrien’ a divisé les critiques103

En revanche, les anecdotes relatives aux deux autres philosophes s’opposant à des tyrans sont clairement connotées positivement. En effet, Zénon d’Élée face au tyran Néarque, ou encore Anaxarque, contre Nicocréon, tyran de Chypre, choisissent sous la torture, non plus les mots, mais les gestes, qui se substituent donc à la chrie qui apparaît souvent dans la mise en scène de la mort du philosophe. Dans les deux cas, le philosophe se sectionne la langue avec les dents pour la jeter au visage du tyran. Ainsi, pour Zénon d’Élée:

100. Sur l’importance du motif du philosophe face au tyran chez Diogène Laërce, nous renvoyons à hock 1991, 259-271 et plus particulièrement 263-264; le critique y note l’importance de la représentation des écoles platonicienne et stoïcienne, qui s’explique, notamment en ce qui concerne le Portique, par la volonté d’intégration du philosophe à la vie politique afin de moraliser les gouvernants.

101. D. L., II, 129-130.

102. D. L., II, 144: Ἔκλυον,

ἔπειγέ σε ‘J’ai appris ton destin, Ménédème, comment de ton plein gré / Tu t’éteignis en ne mangeant rien pendant sept jours: / Eh bien, tu as posé un geste digne d’un Érétrique, mais indigne d’un homme, / car le guide qui t’a poussé, c’est la pusillanimité’.

103. Pour l’analyse de cette épigramme d’un point de vue métrique, il convient de consulter morelli 1971, 121-140. Sur la question du ἔργον Ἐρετρικόν, nous renvoyons à cAsAntini 2007, 71-74, qui y voit une allusion à la modération du philosophe et de son école, tout comme gAllAvotti 1984, 99-101. L’ouvrage de knoePFler 1991, 198-204 mentionne l’intertexte d’Hérodote, VI, 100-102, dans lequel, en 490 av JC, deux Érétriens ouvrent les portes de la ville aux Perses après sept jours de siège. L’expression serait donc une allusion à la lâcheté. Enfin, di mArco 2007, 91-95, nuance le propos; il voit dans l’épigramme l’image d’une résistance héroïque, mais inutile face à l’oppresseur.

Μενέδημε, τεὸν μόρον, ὡς ἑκὼν ἀπέσβης / ἐν ἡμέρῃσιν ἑπτὰ μηδὲν ἐσθ ί ων. / Κᾆτ’ ἔργον ἔρεξας Ἐρετρικόν, ἀλλ’ ὅμως ἄνανδρον · / ἀψυχ ί η γὰρ ἡγεμὼν

La phrase qui introduit le récit de la mort du philosophe, par son rapprochement entre les qualités dont fait preuve Zénon en philosophie comme en politique, permet de donner un cadre à l’anecdote: c’est bien parce qu’il était engagé dans un dessein qui le dépassait —libérer sa patrie— que sa mort reçoit une telle valorisation. Le comportement du philosophe est admirable en tout point: aux phrases marquantes dénonçant le tyran Diogène Laërce fait

104. D. L., IX, 26-28: ‘Ce fut un homme d’une grande noblesse, en philosophie comme en politique; on lui rapporte en tout cas des livres qui débordent d’intelligence. Ayant projeté de renverser le tyran Néarque —d’autres disent Diomédon— il fut arrêté, selon ce que dit Héraclide dans son abrégé de Satyros; c’est alors que, interrogé sur ses complices et à propos des armes qu’il avait transporté à Lipara, il dénonça tous les amis du tyran, avec l’intention de l’isoler complètemen; ensuite, il lui dit qu’à propos de certains d’entre eux, il pouvait lui dire certaines choses à l’oreille; alors il la lui mordit et ne relâcha pas sa prise avec d’être percé de coups, frappé du même sort d’Aristogiton le tyrannicide. Démétrios, dans ses Homonymes, dit cependant que c’est le nez qu’il lui trancha avec les dents. Antisthène, dans ses Successions, dit qu’après avoir dénoncé les amis du tyran, il s’entendit demander par celui-ci s’il en restait quelque autre; il répondit: “Oui, toi, le fléau de la cité!” À ceux qui étaient là, il dit: “J’admire votre lâcheté, si c’est par peur de ce qui je subis en ce moment que vous restez les esclaves du tyran”. Pour finir, il se coupa la langue avec ses dents et la lui cracha au visage; ses concitoyens, enflammés par son exemple, se mirent aussitôt à lapider le tyran. La plupart des auteurs sont à peu près d’accord sur le récit de cette fin de Zénon; mais Hermippe dit qu’il fut jeté dans un mortier et déchiqueté. À son sujet, nous avons-nous-même dit que qui suit: Tu as eu la volonté, Zénon, la noble volonté de tuer le tyran / Et de délivrer Élée de son esclavage / Mais tu as été vaincu, puisque le tyran t’a pris et t’a déchiqueté / Dans un mortier. Mais que dis-je? C’était ton corps, ce n’était pas toi’.

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Γέγονε δὲ ἀνὴρ γενναιότατος καὶ ἐν φιλοσοφίᾳ καὶ ἐν πολιτείᾳ·φέρεται γοῦν αὐτοῦ βιβλία πολλῆς συνέσεως γέμοντα . Καθελεῖν δὲ θελήσας Νέαρχον τὸν τύραννον – οἱ δὲ Διομέδοντα – συνελήφθη, καθά φησιν Ἡρακλείδης ἐν τῇ Σατύρου ἐπιτομῇ . Ὅτε καὶ ἐξεταζ ό μενος τοὺς συνειδ ό τας καὶ περὶ τῶν ὅπλων ὧν ἦγεν εἰς Λιπάραν , πάντας ἐμήνυσεν αὐτοῦ τοὺς φίλους, βουλόμενος αὐτὸν ἔρημον καταστῆσαι · εἶτα περί τινων εἰπεῖν ἔχειν τινα ἔφη αὐτῷ πρὸς τὸ οὖς καὶ δακὼν οὐκ ἀνῆκεν ἕως ἀπεκεντήθη, ταὐτὸν Ἀριστογείτονι τῷ τυραννοκτόνῳ παθών Δημήτριος δέ φησιν ἐν τοῖς Ὁμωνύμοις τὸν μυκτῆρα αὐτὸν ἀποτραγεῖν. Ἀντισθένης δὲ ἐν ταῖς Διαδοχαῖς φησι μετὰ τὸ μηνῦσαι τοὺς φίλους ἐρωτηθῆναι πρὸς τοῦ τυράννου εἴ τις ἄλλος εἴη· τὸν δ’ εἰπεῖν, «σὺ ὁ τῆς πόλεως ἀλιτήριος.» Πρός τε τοὺς παρεστῶτας φάναι· «θαυμάζω ὑμῶν τὴν δειλίαν, εἰ τούτων ἕνεκεν ὧν νῦν ἐγὼ ὑπομένω, δουλεύετε τῷ τυράννῳ » καὶ τέλος ἀποτραγ ό ντα τὴν γλῶτταν προσπτύσαι αὐτῷ· τοὺς δὲ πολίτας παρορμηθέντας αὐτίκα τὸν τύραννον καταλεῦσαι . Ταὐτὰ δὲ σχεδὸν οἱ πλείους λαλοῦσιν . Ἕρμιππος δέ φησιν εἰς ὅλμον αὐτὸν βληθῆναι καὶ κατακοπῆναι Καὶ εἰς αὐτὸν ἡμεῖς εἴπομεν οὕτως· Ἤθελες , ὦ Ζήνων , καλὸν ἤθελες ἄνδρα τύραννον κτείνας ἐκλῦσαι δουλοσύνης Ἐλέαν . Ἀλλ’ ἐδάμης· δὴ γάρ σε λαβὼν ὁ τύραννος ἐν ὅλμῳ κόψε. Τί τοῦτο λέγω; σῶμα γάρ, οὐχὶ δὲ σέ104 .

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 193

succéder l’image du visage mutilé, puis du corps martyrisé. C’est d’ailleurs sur cette image que se clôt son épigramme, qui met néanmoins en place un renversement: l’hypotypose ainsi créée est invalidée par le recours à une maxime philosophique de saveur stoïcienne: ce qui peut être brisé n’est que le corps, que l’on ne doit pas confondre avec le philosophe lui-même. C’est aussi Socrate et le Phédon qui se trouvent en filigrane de ce texte.

L’anecdote, particulièrement diffusée dans l’Antiquité105, qui met aux prises

Anaxarque face à Nicocréon, entre clairement en résonnance avec celle de Zénon par des procédés de contamination qui tiennent avant tout à la reprise de deux motifs, celui de la langue coupée comme métaphore de la liberté politique ou philosophique106, celui du mépris du corps dans la torture107 Ainsi, le philosophe, qui ose se moquer du tyran de Chypre en présence d’Alexandre108, doit subir les représailles de ce dernier:

105. Nous ne citons ici que les auteurs appartenant à l’Antiquité classique: Cic. nat. deor. III, 82; Tusc. II, 52; Philon d’Alexandrie, Quod omnis probus liber sit, 9; De Prouidentia II, 11; Ov Ib., 571-572; Val. Max. Facta et dicta, III, 3 ext. 4, 1-15.

106. Le motif de la langue que se sectionne volontairement le philosophe comme manifestation de refus de se soumettre à la violence politique et comme indépendance philosophique face aux profanes se trouve dans la description du comportement de la disciple pythagoricienne Timycha chez Iamb., VP, 31, 194:

‘Denys fut stupéfié [du refus de Myllias de révéler, au péril de sa vie, les préceptes pythagoriciens] et il ordonna qu’on exécute <Myllias>, et que l’on soumette à la torture Timycha (il pensait que, comme c’était une femme, et de plus enceinte et veuve, elle parlerait facilement par peur des tortures): cette femme courageuse, serrant les dents sur sa langue, la coupa et la cracha au visage du tyran, montrant ainsi clairement que, même si, sous les tortures, sa nature féminine était vaincue et contrainte de révéler quelque chose de ce qu’elle devait garder secret, du moins avait-elle coupé la partie qui devrait lui servir pour cela’. Il convient néanmoins de noter une variation, puisqu’ici l’acte de se couper la langue relève d’une volonté d’être fidèle en tout point aux principes pythagoriciens de maîtrise du corps et de silence quant aux doctrines révélées (cf. Iamb., VP, 31, 188), et non plus seulement d’un mépris et d’une volonté de marquer symboliquement l’impossibilité de l’échange avec le tyran. Sur ce motif et son articulation politico-philosophique, nous renvoyons à sPinA 1986, «La lingua tagliata e la parola libera», pp. 61-77.

107. Sur ce point, nous renvoyons à dorAndi 1994, 29. Il note ainsi le fait que la reprise du topos contribue à attribuer, à tort, un motif anti-tyrannique au comportement d’Anaxarque.

108. brunschWig 1993, pp. 59-88, souligne justement l’ambivalence de la figure d’Anaxarque, qui est à la fois un philosophe de cour capable de flatterie auprès d’Alexandre le Grand – ménageant ainsi sa survie et celui qui ne peut survivre, du fait de sa parrhésia, face au tyran Nicocréon.

Ὁ δὲ μνησικακ ή σας μετὰ τὴν τελευτὴν τοῦ βασιλέως ὅτε πλέων ἀκουσίως προσηνέχθη τῇ Κύπρῳ ὁ Ἀνάξαρχος, συλλαβὼν αὐτὸν καὶ
καταπλαγέντος δὲ τοῦ Διονυσίου καὶ μεταστῆσαι κελεύσαντος αὐτὸν σὺν βίᾳ, βασάνους δὲ ἐπιφέρειν τῇ Τιμύχᾳ προστάττοντος (ἐνόμιζε γὰρ ἅτε γυναῖκά τε οὖσαν καὶ ἔπογκον ἐρήμην τε τοῦ ἀνδρὸς ῥᾳδίως τοῦτο ἐκλαλήσειν φόβῳ τῶν βασάνων), ἡ γενναία συμβρύξασα ἐπὶ τῆς γλώσσης τοὺς ὀδόντας καὶ ἀποκόψασα αὐτὴν προσέπτυσε τῷ τυράννῳ, ἐμφαίνουσα ὅτι, εἰ καὶ ὑπὸ τῶν βασάνων τὸ θῆλυ αὐτῆς νικηθὲν συναναγκασθείη τῶν ἐχεμυθουμένων τι ἀνακαλύψαι, τὸ μὴν ὑπηρετῆσον ἐκποδὼν ὑπ’ αὐτῆς περικέκοπται

Même si l’opposition entre Anaxarque et Nicocréon relève davantage de l’inimité personnelle que d’un conflit politique clairement exprimé, force est de constater que se dessine ici, dans un cadre politique de résistance à l’oppression, un nouveau paradigme de mort philosophique héroïque, très proche de la mort militaire mise en avant dès l’époque républicaine: le courage face à la torture et le geste final de la langue coupée avec les dents et jetée à la figure du tyran110, comme le dernier témoignage d’une parrhésia qui ne peut plus s’exprimer par des mots mais seulement par des gestes. La mort philosophique redevient une mise en scène tragique, dans laquelle le corps mourant n’est pas gommé mais n’est pas non plus l’élément essentiel: il est au contraire indice et témoignage de la grandeur du philosophe.

Ainsi, le motif de la mise en scène des morts de philosophes, qui tire son origine de la description platonicienne des derniers instants de Socrate dans le Phédon , ne peut se réduire à l’expression d’un topos littéraire ou d’un moment attendu de la biographie des penseurs. Bien au contraire, la mort du philosophe athénien est toujours présente en filigrane, comme un idéal inatteignable: certains cherchent donc à l’imiter, voire à la dépasser —que l’on pense ici à la mort de Sénèque telle que la relate Tacite. Parce qu’elle est devenue un critère définitoire du caractère de σοφός, la mort est alors souvent prévue, mise en scène pour devenir signifiante, même si, comme le

109. D. L. IX, 59: ‘Après la mort du roi, Anaxarque ayant été, au cours d’un voyage en mer, jeté contre son gré à Chypre, Nicocréon s’empara de sa personne, le fit jeter dans un mortier et meurtrir avec des pilons de fer. Mais lui, sans se soucier de la torture, prononça ce mot célèbre: “Broie le sac d’Anaxarque; mais Anaxarque, tu ne le broies pas”. Nicocréon ayant alors ordonné qu’on lui coupât la langue, on raconte qu’il se la coupa avec ses dents et la lui cracha au visage. Il y a surtout un poème de nous que voici: Broyez donc, Nicocréon, et broyez encore plus fort: ce n’est qu’un sac. / Broyez toujours: Anaxarque est depuis longtemps chez Zeus. / Et toi, Perséphone te déchirera un moment avec ses pointes de fer, / En te disant ces mots: “Puisses-tu crever, meunier de malheur!”’.

110. Pour une analyse des tortures subies par Anaxarque et leur dimension symbolique, nous renvoyons à bernArd 1984, 3-49: Il note ainsi l’importance du thème de l’automutilation, qui devient très courant dans les récits de vies de saints. Le terme de sac peut se lire comme une allusion à la philosophie orphique et à l’image du corps-tombeau, mais également comme une démarque du registre comique, puisque que l’on peut citer différents intertextes d’Aristophane.

194
εἰς ὅλμον βαλὼν ἐκέλευσε τύπτεσθαι σιδηροῖς ὑπέροις Τὸν δ’ οὐ φροντίσαντα τῆς τιμωρίας εἰπεῖν ἐκεῖνο δὴ τὸ περιφερόμενον, «πτίσσε τὸν Ἀναξάρχου θύλακον, Ἀνάξαρχον δὲ οὐ πτίσσεις.» Κελεύσαντος δὲ τοῦ Νικοκρέοντος καὶ τὴν γλῶτταν αὐτοῦ ἐκτμηθῆναι , λ ό γος ἀποτραγ ό ντα προσπτύσαι αὐτῷ . Καὶ ἔστιν ἡμῶν εἰς αὐτὸν οὕτως ἔχον πτίσσετε, Νικοκρέων, ἔτι καὶ μάλα· θύλακός ἐστι· πτίσσετ’· Ἀνάξαρχος δ’ ἐν Διός ἐστι πάλαι. καί σε διαστείλασα γνάφοις ὀλίγον τάδε λέξει ῥήματα Φερσεφόνη, «ἔρρε μυλωθρὲ κακέ» 109

Sur la mise en scène de la mort des philosophes 195

montre Diogène Laërce, le philosophe garde rarement la main; la portée, souvent ridicule, de son propre trépas lui échappe souvent. Mais de cette mort qui n’est pas tout à fait infâme, peut naître une mort héroïque: les accents épiques des morts courageuses de Zénon ou d’Anaxarque donnent, après Socrate, une nouvelle grandeur à la figure du philosophe; l’association de ces trois personnages, que l’on retrouve déjà dans le De natura deorum de Cicéron, ouvre donc la voie à un nouveau paradigme dont l’hagiographie sera toute prête à se saisir.

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DOI: 10.2436/20.2501.01.68

La mort de Socrate au Moyen Âge (xiiie -xive siècles)

AbstrAct

Socrates’ death constitues a traditional narrative text in the encyclopaedic ethical literature at authors such as Vincent of Beauvais or John Waleys. Socrates’ medieval death presents several elaborations based on six well known and common themes (mainly about Socrates’ piety, his heroic death and his impassiveness at the time of his death in jail), shared by the hellenistic and roman authors and those of medieval period. This study will show how Socrates’ death, very famous and present in the xiiith Century will gradually disappear itself in the next centuries (with the withdrawal of Platonism from the University) and will go back ultimately to be rediscovered in the form of universal Model of Wisdom and of philosophical Thought. Socrates dies twice (in jail and in the culture of his medieval time) but is revived twice: through the immortality of his soul and in the platonic philosophy of some brilliant scholastical figures such as Roger Bacon and Henri Bate of Maline.

keyWords: Socrate, exemplaire, éthique, encyclopédie médiévale

Introduction

La personnalité de Socrate et le récit de sa mort, contenue dans le dialogue du Phédon de Platon, demeure difficile à étudier au Moyen Âge, tant la diffusion des sources antiques disponibles, est irrégulière et brouillée. Autour de 1225, après la construction des programmes universitaires sur la philosophie d’Aristote, la lecture de Cicéron et de Sénèque devient moins accessible et se trouve largement tributaire des écrits de Boèce et d’Augustin. La traduction

200

du Phédon d’Aristippe, au xiiie siècle, exerce une influence minime sur les commentateurs avec seulement neuf témoins complets avant 1300.

Pourtant, la tradition des littératures exemplaire et encyclopédique et l’art du florilège conduit quelques passionnés d’antiquité grecque et latine à rapporter la mort de Socrate, en compilant scrupuleusement toutes les citations disponibles sur le sujet, de Cicéron à Sénèque puis Valère Maxime, en passant par Tertullien, jusqu’aux Pères de l’Église.

Dès lors, bien que l’on ne puisse retracer méthodiquement de continuité dans les relectures tardo-antiques 1 et les réélaborations de ce passage du Phédon (116e-117d), il est possible de reconstruire la pérennité médiévale de six motifs canoniques inspirés de ce texte-source, sous la plume de quelques érudits, désireux d’offrir à leurs pairs et à la postérité une place de choix à la sagesse de Socrate, dans le vaste paysage des chroniques universelles et des légendiers à valeur hagiographique: les chefs d’accusation injustes contre Socrate qui croirait en des Dieux non reconnus par la cité, la construction d’une statue en airain représentant Socrate après sa mort et le repentir des Athéniens, le refus de Socrate de voir son épouse et ses compagnons dans l’affliction au moment de l’absorption du poison, l’âge de Socrate à sa mort, l’acceptation de la mort dans sa description clinique, l’accueil serein de la mort dans la perspective heureuse de l’immortalité de l’âme. Notre étude souhaiterait montrer que ce récit reflète la réception problématique plus large du platonisme médiéval peu fréquenté des scolastiques après 1250, et connaît, comme lui, une progressive disparition des textes médiévaux au xive siècle, tout comme une présence contrastée au xiiie siècle, des exempla , aux textes philosophiques et théologiques. Dans les corpus médiévaux, Socrate meurt deux fois, en 399, après s’être opposé aux trente Tyrans, mais aussi dans l’effacement progressif du récit même de sa mort, pour revivre deux fois: sous la figure héroïque d’un sage aux actions exemplaires et dans l’éblouissante présence de sa philosophie. Nous analyserons donc tout d’abord les six motifs de la mort de Socrate2 présents chez trois auteurs originaux, Vincent de Beauvais, frère dominicain de la première génération parisienne, de quelques années plus âgé que Thomas d’Aquin, Jean de Galles, théologien peu connu, marqué par la philosophie chartraine et ayant enseigné à Oxford et Paris, le Pseudo-Burley, un anonyme bolonais. Ce sera l’occasion de caractériser la grandeur héroïque de cette mort et le rôle indissociable de l’infamie propre à exalter la figure de Socrate. Nous soulignerons aussi le lien médiéval indéfectible entre la mort de Socrate, son éthique et sa doctrine. Dans un second temps, nous étudierons les modalités de la disparition de ce

1. J’adresse mes plus vifs remerciements à Mélanie Lucciano pour toutes ses précieuses remarques et corrections, qui m’ont permis d’approfondir la continuité et la comparaison des traditions doctrinales relatives à la mort de Socrate entre les périodes hellénistique et romaine et l’époque médiévale.

2. Voir la répartition de ces motifs selon leur ordre d’apparition en chiffres romains dans chaque texte d’auteur étudié dans le tableau récapitulatif ci-dessous.

La mort de Socrate au Moyen Âge (xiiie -xive siècles)

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récit chez trois grands esprits indépendants: Roger Bacon, de la génération d’Albert le Grand, le franciscain Bonaventure, et le belge érudit Henri Bate de Malines, passionné de platonisme, dans les années 1300.34

Motif a La piété de Socrate

Vincent de Beauvais3 Speculum Historiale L. iii, cap. lxvi, De morte

Motif b Une mort héroïsée par les Athéniens Motif c Le refus du chagrin de Socrate mourant

Socratis I Ibidem II Ibidem III

Jean de Galles4 Ibidem III Ibidem IV

Motif d L’âge de Socrate à sa mort Motif 1

L’acceptation de la mort dans sa description clinique Motif 2 L’accueil de la mort comme chemin vers l’immortalité

Ibidem IV

Florilegium, Pars iii, Distincio iii, cap. xiv I, v Ibidem II

3. Le soixante-sizième chapitre du livre iii s’ouvre sur une citation d’Eusèbe extraite de sa Chronique, selon laquelle Socrate meurt en buvant du poison sous le règne du onzième roi de Perse, Artaxerxès iii (425-338). Vincent ne cite pas Jérôme mais la formule littérale se trouve dans Les hommes illustres, lxxxi. Vincent rappelle ensuite que, selon Orose ( Histoires i, 2), Socrate est un philosophe des plus célèbres, succombant à la méchanceté, mort à la suite de l’absorption d’un poison et condamné à mort pour avoir introduit la croyance en un nouveau Dieu: le Daïmôn. Avec Tertullien (Apologétique xiv, 7), Vincent introduit les motifs a et b, puis le motif c et la visite de Xantippe éplorée, telle qu’elle est décrite par Valère Maxime (à son septième livre Faits et paroles mémorables, 2, «Exemples étrangers», «De la sagesse dans les paroles et les actions»). Avant de terminer son chapitre sur le motif d et de conclure que Socrate est mort en prison en buvant la potion empoisonnée (Isidore, Étymologies, xvii (De l’agriculture), 71), Vincent précise que Socrate offre à l’ancienne Académie le fondement du scepticisme et les valeurs de l’ignorance philosophique: il cite le De falsa Sapientia de Lactance, mais la célèbre formule qu’il retient, «ait se nihil scire, nisi unum, quod nihil sciret» provient en réalité de La colère de Dieu, chapitre 1. L’encyclopédiste souligne que Socrate cultivait de son vivant la pauvreté et la sobriété, pour mieux penser la lumière des doctrines philosophiques et de la raison. Il précise que Socrate invitait à cultiver la vertu et à acquérir de la force (Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, viii, 7, «De l’étude et de l’application au travail»), mais qu’il aimait aussi goûter le repos paisible (Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, viii, 8, «Du repos honorable»: «Aussi ne rougit-il pas, lorsque, à cheval sur un roseau et jouant avec ses fils tout enfants, il suscita la moquerie d’Alcibiade. Tel était aussi le sentiment d’Homère, ce poète doué d’un génie divin, lorsqu’il mettait une lyre harmonieuse entre les mains violentes d’Achille, pour détendre son énergie guerrière dans un exercice doux et approprié à la paix).

4. Le chapitre de Jean de Galles, consacré à la mort de Socrate, est plus concis; bien encadré par le motif 1, qui ouvre et clôt son propos (absent des chapitres de Vincent de Beauvais et du Pseudo Burley), Jean se concentre surtout sur les thèmes canoniques de la mort de Socrate, tels qu’ils apparaissent dans le tableau. Jean se réfère principalement à Sénèque, Livre de la Providence, iii

PseudoBurley5 De Vita philosophorum et poetarum, cap. xxx

I

Roger Bacon

Ibidem V Ibidem III

–Moralis

Philosophia

Distincio

Septima, ii

–Moralis

Philosophia

Distincio

Septima, vii

Ibidem IV

Ibidem II

Moralis

Philosophia

Distincio

Quarta, v

Bonaventure In Hexaemeron, Visio I, Collatio II, § 3

La mort de Socrate ou l’avènement de l’éthique socratique: caractéristiques médiévales d’un héritage antique, un récit exemplaire de culture encyclopédique5

Vincent de Beauvais et Jean de Galles: deux références récurrentes pour la mort de Socrate chez les médiévaux

Le Speculum maius de Vincent de Beauvais6, écrit en 1258, divisé en trois parties, naturale, doctrinale, historiale mentionne longuement, dans ce dernier volume, à quatre reprises, le personnage de Socrate: les chapitres 56, 57, 58

5. Le chapitre du Pseudo-Burley présente les motifs dans l’ordre indiqué par le tableau. Le motif a , qui introduit le propos, se trouve toutefois prolongé par un développement proche du motif 1, où la sagesse de Socrate est décrite pendant son incarcération. Le Pseudo-Burley se réfère implicitement à Diogène Laërce ( Vies et doctrines des philosophes illustres, II, v, 35; à ce constat: «Les Athéniens t’ont condamné à mort», Socrate répond:«la nature a prononcé contre eux le même arrêt»). Cicéron est cité explicitement ( De la divination, i, 25): «Nous voyons, dans Platon, Socrate alors prisonnier, qui annonça à son ami Criton que sa propre mort surviendrait au bout de trois jours: il avait vu en songe une femme d’une beauté suprême qui l’avait appelé par son nom et avait récité un vers d’Homère disant à peu près: “Quand le soleil aura lui trois fois, tu seras bien heureux à Phthie”». La conclusion indique, contrairement à Vincent de Beauvais, que Socrate meurt sous le règne d’Assuérus, roi des Perses (ve siècle), que la sagesse est amie de l’homme, la bêtise, son ennemie, et que Socrate, en mourant, à présenté son âme au rédempteur des âmes et des sages.

6. b e A uv A is 1624, Speculum quadruplex, Naturale, Doctrinale, Morale, Historiale, in quo totius naturae historia, omnium scientiarum encyclopedia, moralis philosophiae thesaurus, temporum et actionum humanarum theatrum exhibetur

202

La mort de Socrate au Moyen Âge (xiiie -xive siècles)

203

sont consacrés respectivement à sa philosophie, ses mœurs, ses dits, le chapitre 667 constitue une compilation serrée et une lecture sélective des motifs antiques sur la mort de Socrate, rapportés par un entrelacs d’autorités dominantes antiques et patristiques: Eusèbe de Césarée, Orosius, Lactance, mais aussi Cicéron, Tertullien, Valère Maxime et Diogène Laërce. Le récit de la mort de Socrate s’inscrit ainsi dans la méthode épistémologique du xiiie siècle, où les objets du savoir sont identifiés aux œuvres qui les exposent. Ce chapitre-florilège, typique de l’œuvre de Vincent offre un miroir de la culture médiévale.

La mort de Socrate apparaît, au cours des mêmes années, dans la littérature exemplaire (originairement, les exempla sont de brefs récits insérés dans les sermons, à vocation salutaire et morale, qui doivent marquer les esprits et engendrer un changement de comportement, pour orienter les actions vers le Bien).

Les narrationes exemplares de Jean de Galles8, datant probablement des années 1270, sont fortement marquées par la philosophie de Socrate, dont la personne et la pensée sont décrites par thèmes à quatorze reprises. Ces écrits sont à l’origine d’une culture d’exempla, perçus comme des Moralium dogmata philosophorum, fortement empreints d’une conception socratique de l’éthique, qui se distinguent de la morale aristotélicienne en vogue dans les universités à la même époque. Elle ne se réfère pas seulement à une pensée unique analysable selon les méthodes scolastiques, mais s’attache à narrer les hauts faits d’une autorité humaine, une figure et une personne, qui nécessite, dans la description unanime de sa conduite admirable, plusieurs livres et plusieurs témoignages. Jean de Galles, dans le chapitre réservé à la mort de Socrate, s’appuie explicitement sur Sénèque et Boèce, et implicitement, semble t-il, sur Valère Maxime et la chronique d’Eusèbe. La mort de Socrate est en ce sens une mort exemplaire pour le commun des mortels, un récit où même le lecteur se retrouve au chevet d’une figure universelle, délivrant à tout homme son message de sagesse, la sagesse n’étant autre qu’une vie nourrie d’actions simples et fortes, qui connaissent leur point d’orgue et concentrent toute leur signification au moment de la mort. Chez Jean de Galles, la référence officielle à Sénèque marque aussi, à l’époque, à la fois l’admiration pour la figure de Socrate, mais aussi la méconnaissance philosophique du platonisme et souligne la confusion doctrinale évidente chez Albert le Grand, entre le stoïcisme et le platonisme9 —ainsi qu’avec l’épicurisme—, cela illustre bien la sortie du Platonisme des universités à partir des années 1250 à Paris, le platonisme n’étant plus cultivé que par quelques érudits.

7. beAuvAis 1624, Speculum Historiale, L. iii, cap. lxvi, De morte Socratis, pp. 107-108.

8. J. D e G A lles 1655, Florilegium sive Compendiloquium de vita et dictis notabilibus, atque exemplis imitabilibus illustrium philosophorum

9. La confusion entre le platonisme et le stoïcisme marque déjà profondément la période hellénistique et la réception tardo-antique de la figure de Sénèque lui-même: Sénèque annonce t-il ou non le médio-platonisme? Sur le lien entre Socrate et le stoïcisme antique, voir Alesse 2000, La Stoa e la tradizione socratica

L’ouvrage de Roger Bacon10 se divise en trois parties. Après deux parties plus spéculatives, la troisième partie, d’où sont tirés les extraits de l’exemplier, fait l’objet d’une abondante anthologie de textes de Sénèque et de Cicéron, que le Docteur admirable veut faire absolument connaître au Pape Clément iv Socrate vient ponctuer dans cette œuvre les deux principaux exposés sur les vertus les plus hautes décrites par Aristote et par Sénèque.

Ces deux sources d’exempla, à valeur encyclopédique et éthique (Vincent de Beauvais, Jean de Galles) sont clairement reprises, quoique de façon non méthodique, par le très fréquenté De vita philosophorum et poetarum du Pseudo Walter Burley.

Walter Burley, philosophe et théologien reconnu dans les années 1350 tant à Oxford qu’à Paris n’est vraisemblablement pas l’auteur11 de ces Vies, qui prétendent en 131 chapitres, reprendre le De vita et moribus philosophorum de Diogène Laërce, sachant que la trame est très peu fidèle, truffée d’erreur, le format est instable. Si le Pseudo Burley est en réalité un anonyme italien érudit des premières années du xive siècle, il ne restituerait pas l’œuvre de Diogène Laërce, bien malmenée; il n’y aurait pas eu accès. Il traduirait plutôt un florilège de sentences grecques d’un auteur originaire de Damas, Alessandro del Mubassir, titré Liber Philosophorum moralium antiquorum. Le récit sur la mort de Socrate du Pseudo-Burley (qui ne cite Socrate qu’à l’unique occasion de ce passage), semble reprendre plusieurs motifs antiques littéraux, empruntés à Vincent de Beauvais et à Jean de Galles. Venons-en à l’analyse et au sens des motifs littéraires de la mort de Socrate, présents chez les médiévaux. (les motifs a à d sont les topos particulièrement développés par Vincent, tandis que les motifs 1 et 2 sont présents chez Jean de Galles).

Un aspect essentiel de l’héritage antique reçu puis radicalisé par les médiévaux: le lien indéfectible entre la mort de Socrate et sa présence philosophique au monde

Vincent de Beauvais comme Jean de Galles, autorités originaires sur le récit de la mort de Socrate, séparent dans leurs chapitres les doctrines, les méthodes, les bons mots, le physique, la vie de Socrate, du récit de sa mort. Or dans la réception de la fin du xiiie siècle avec le Pseudo-Burley ou dans le milieu universitaire de Bonaventure, Bacon, en évoquant la lecture de cette mort présentée dans le Phédon, amplifie le rapprochement entre la narration d’une mort exemplaire et l’avènement d’une philosophie de la sagesse. Mort et doctrine de la mort fusionnent. Ce lien étroit entre la présence de Socrate au monde vivant, l’intensité de ses actions aux frontières de la mort et sa phi-

10. bAcon 1953, Moralis philosophia Rogeri Baconis. 11. g rin A schi 1990, «Lo Pseudo Walter Burley e il liber de Vita et moribus philosophorum».

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losophie, amour de la sagesse, traversent toute la représentation médiévale de ce topos antique.

Tout d’abord les motifs a et b (la piété de Socrate et l’héroïsation de sa mort sous forme de statue d’airain), sont particulièrement significatifs chez Vincent de Beauvais et le Pseudo-Burley. Chez Vincent, ils s’enchaînent en début de récit, tandis que chez le Pseudo-Burley, ils encadrent ce dernier.

Le motif a, la piété de Socrate, constitue l’un des chefs d’accusation selon lequel Socrate ne reconnaît pas les Dieux de la cité et introduit de nouvelles divinités; il est présent dans le récit de Vincent de Beauvais (en reprise cumulée avec la citation d’Orose évoquant le Daemon de Socrate). Dans son récit, l’évocation de la vertu, de la doctrine de Socrate, à travers les citations de Valère-Maxime et la référence conclusive de Lactance, encadrent déjà le récit; Vincent précise, après le motif c, que l’immense sagesse de Socrate est entièrement présente dans sa mort elle-même. Bien plus, elle la rend éternelle et universelle. Chez Jean de Galles, le motif de la piété de Socrate apparaît par une référence à Boèce (entre le motif 2 et le motif c).

[Tertullien, Apologétique xiv, 1]

«Socrates in contumeliam Deorum quercum, hircumque et canem, deierabat, sed dicitis propterea damnatus est, quia Deos destruebat»12 .

[Boèce, Consolation 1, prose 1]

«[…] compulsus fuit haurire herbam veneniferam, qua exhausta in nomine illius Dei non est mortuus. Item compulsus est haurire in nomine Deorum et mortuus est»13

[Tertullien, Apologétique xiv, 1]

«Accusatus Socrates coram Atheniensibus quia deridebat quercum, canem et hircum deos eos esse quos ille colebat»14 .

12. beAuvAis 1624, Speculum Historiale, L. iii, cap. lxvi, De morte Socratis, pp. 107-108 : «Socrate, pour faire honte aux dieux, jurait par le chêne, par le bouc et par le chien».

13. GAlles 1655, Florilegium, Pars iii, Distincio iii, cap. xiv, f. 143-144: «il fut contraint à boire une herbe empoisonnée, et, une fois la potion finie, il n’est pas mort au nom de son Dieu: il a été contraint de boire aussi au nom des Dieux et il en est mort». Un manuscrit anonyme du xiie siècle donne une version plus expansée que Jean de Galles a pu synthétiser et qui rejoint les versions de Vincent et du Pseudo-Burley. Voir silk 1935, Saeculi noni auctoris in Boetii consolatio Philosophiae Commentarius, tome ix, pp. 27-28): «…ante Platonem multi philosophi persecuti sunt pro invidia sapientiae et in tempore etiam Platonis sicut Socrates magister eius […]. In Socrate magistro platonis, magnum certamen sustinuit philosophia quia civitate compulsus est bibere aquam veneniferam eo quod noluit iurare par Deos, scilicet per Iovem et per Apollinem et per alios. Iurabat autem per lignum, per petram etc., dicens deos non esse, lapides vero esse. Passus est autem ab Atheniensibus, ut beatus Augustinus dicit».

14. Pseudo-burley 1886, De vita philosophorum et poetarum, ap. xxx, ArchelAüs, pp. 140-142: «Socrate fut accusé en présence des Athéniens, parce qu’il soutenait en riant que le chêne, le chien et le bouc étaient les dieux qu’il honorait».

Dans le récit du Pseudo-Burley, Socrate n’est pas présenté par lui-même, mais à travers la vie de son maître, Archelaüs, interrogé à propos de la sagesse: comme on l’invite à désigner qui est le plus heureux, d’un homme riche ou pauvre, il répond que le plus heureux est l’homme le plus vertueux. Le pseudo-Burley ponctue lui aussi son récit, comme Vincent de Beauvais, par une parole chrétienne de sagesse, qui se substitue à Socrate lui-même: l’ami de l’homme est sa sagesse et il faut présenter son âme au rédempteur des âmes et des sages.

On dit que Socrate se caractérisait par cette formule: la sagesse est l’amie de l’homme, sa stupidité, son ennemie, le testament de Socrate fut ainsi: présente mon âme au rédempteurs des âmes et des sages15

Vincent de Beauvais précise, quant à lui, que cette sagesse cultive l’ignorance et initie une forme de scepticisme académique:

Lactance, dans son livre De falsa sapientia. Socrate a déclaré qu’il ne savait rien si ce n’est le fait qu’il ne savait rien. Son enseignement a fait grand bruit dans l’Académie, si l’on peut parler d’enseignement, car il consiste à proclamer et à cultiver l’ignorance16

Le motif b traduit le repentir des Athéniens et une mort divinisée héroïsée: Vincent de Beauvais présente d’emblée la mort héroïque de Socrate, tandis que le Pseudo-Burley la mentionne dans sa conclusion. Il précise au début de son texte, juste après le motif a , que les Athéniens dans leur chagrin érigent une statue à son effigie.

[Tertullien, Apologétique, xiv]

«criminatores Socratis postea afflixerint et imaginem eius auream in templo collocaverint, rescissa damnatio testimonium veritatis Socrati reddidit»17 .

[Tertullien, Apologétique, xiv]

«Post mortem vero eius Athenienses penitencia ducti dampnatores eius morti adiudicantes imaginem eius auream in templo collocaverunt»18

15. P seudo - b urley 1886 , Ibidem : «Dicitur etiam quod in sigillo Socratis hoc fuerit verbum : Amicus hominis sapiencia ejus, inimicus hominis stultitia ejus, testamentum autem Socratis fuit : Presento animam meam redemptori animarum et sapientium».

16. b e A uv A is 1624 , Ibidem : « Lactantius in libro de falsa sapientia . Socrates se nihil scire dixit nisi hoc ipsum, quod nihil sciret: huic Academiae disciplina intonavit. Si tamen disciplina dici potest, in qua ignorantia et dicitur et docetur».

17. beAuvAis 1624, Ibidem: «[d’ailleurs les Athéniens s’étant repentis de la condamnation qui lui avait été infligée], ils punirent ses accusateurs et mirent sa statue en or dans un temple, la cassation de leur jugement disculpe Socrate».

18. Pseudo-burley 1886, Ibidem: «Après sa mort, les Athéniens s’étant repentis de la condam-

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Le motif d , l’âge de Socrate (même s’il est différent chez Vincent et le Pseudo-Burley) vient ponctuer leurs deux récits. Cet âge marque l’inscription d’une sagesse aux confins de l’histoire humaine et de la pensée universelle.

«Mortuus est autem anno aetatis sue 70. secundum chronicas»19

«Mortuus est autem Socrates veneni poculo anni vite sue xciiii , quo anno librum nobilissimum composuit»20

Examinons à présent les motifs qui expriment le lien indéfectible entre Socrate mourant et la sagesse (motif c: le refus du chagrin et motif 1: l’acceptation de la mort), en soulignant l’impressionnante description de ses actes simples et sobres, qui animent à la fois son corps et son âme.

Le motif c constitue un grand thème canonique du Phédon, développé chez Vincent de Beauvais, Jean de Galles et Pseudo-Burley, par la visite de Xantippe, dont le chagrin répréhensible est typique des émotions féminines.

[Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, vii, 2]

«fortique animo potionem veneni e manu carnificis accepisset, admoto iam labiis poculo, uxori Xantipae inter fletum, et lamentationem vociferanti innocentem eum perimi, Quid ergo inquit, nocenti mihi mori satius esse duxisti? Ô immensam sapientiam, quae nec in ipso vitae quidem excessu oblivisci sui potuit»21 .

[Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, vii, 2]

«[…] invenerunt Xantippem uxorem tenere puerum suum et illa exclamavit, dixitque quaedam eiulans ut solent mulieres[…]»22

[Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, vii, 2]

«Cum autem mortis pocionem de manu carnificis accepisset, admoto iam labiis poculo, uxor eius Xantippe que illic aderat, vociferans, ait : nation qui lui avait été infligée, ils punirent ses accusateurs et mirent sa statue en or dans un temple».

19. beAuvAis 1624, Ibidem: «il mourut à l’âge de 70 ans, selon la chronique d’Eusèbe»

20. Pseudo-burley 1886, Ibidem: «Socrate mourut d’une coupe de poison à l’âge de 94 ans, âge auquel il composa son livre le plus noble».

21. beAuvAis 1624 , Ibidem: «il reçut le poison de la main du bourreau sans s’émouvoir. Au moment où il approchait la coupe de ses lèvres, Xantippe, sa femme, au milieu des larmes et des gémissements, s’écria qu’il mourait innocent. “Eh quoi?” lui dit-il, “n’as-tu jamais pensé qu’il valait mieux pour moi mourir coupable?” Ô profonde sagesse qui ne se démentit pas même au moment de la mort!».

22. GAlles 1655, Ibidem: «ils trouvèrent sa femme Xantippe tenant son enfant dans ses bras; elle hurla et parla en poussant des cris de lamentations comme les femmes le font habituellement».

“Heu! Innocens homo perit!” Qui respondit: “Numquid nocenti mihi duxisti mori sacius esse”?»23 .

Alors que Jean de Galles évoque une courte mise en scène pathétique de ces lamentations en présence des enfants, Vincent et le Pseudo-Burley insistent davantage sur le non-sens des remarques proférées par l’épouse de Socrate, illustrant l’état de passion et de souffrance dans lequel les êtres se laissent envahir à l’approche d’un deuil. Xantippe crie l’injustice de la mise à mort d’un innocent: Socrate lui fait remarquer alors que sa peine ne se serait pas effacée s’il avait été coupable 24 . Face à la mort, la prise en compte de la culpabilité ou non d’un homme n’est pas opérante, elle réveille les pulsions de refus, d’indignation et de rébellion d’une âme, encore avide de jouissance et de bonheurs sensibles: l’homme au contraire doit accompagner son âme dans l’état d’immortalité, avec sérénité, impassibilité, courage, fermeté et patience. C’est ce que Socrate invite ses compagnons à faire, après la visite de son épouse.

Roger Bacon privilégie plutôt le moment antérieur à la venue de Xantippe (présente dans une moindre mesure avec l’adverbe muliebriter), à propos d’un passage où il évoque Caton.

Socrate était pourtant au centre et il consolait et encourageait ses pairs en larmes, qui désespéraient de la république25 .

Si l’on périt comme une femme et mollement, rien ne périt. “Je ne pleurerai aucun mort”, en supportant les dangers, “je ne pleurerai personne en larmes”: l’un a essuyé mes larmes, l’autre a fait en sorte que ses larmes ne méritent pas les pleurs d’autrui26 .

Le motif 1 exprime l’acceptation de la mort, il est exposé par Jean de Galles à partir de la traduction latine du Phédon27, et repris par Roger Bacon: ces auteurs renouent avec le topos grec du Phédon de la description clinique de la mort de Socrate.

23. Pseudo-burley 1886, Ibidem: «comme il recevait le poison de la main du bourreau et qu’il approchait la coupe de ses lèvres, Xantippe, sa femme, qui était présente lu dit: “un homme innocent périt!”. Il lui répondit: “n’as-tu jamais pensé qu’il valait mieux pour moi mourir coupable?”

24. Cette même remarque socratique se retrouve chez Xénophon, Apologie de Socrate , 28, mais le philosophe discute alors avec Apollodore et non Xanthippe.

25. b A con 1953 , Moralis Philosophia, Distincio Septima, ii , p. 169: «Socrates tamen in medio erat et lugentes patres consolabatur et desperantes de re publica exhortabatur».

26. b A con 1953 , Moralis Philosophia, Distincio Septima, vii , p. 180: «“si muliebriter et ignave perierunt, nihil periit”. “Neminem flebo letum” in sufferendo pericula, “neminem flebo flentem: ille lacrimas meas abstersit, hic suis lacrimis effecit ne ullis sit dignus”».

27. Jean de Galles a pu lire la traduction latine qu’Aristippe a fait de ce dialogue, mais il serait alors le seul à reprendre les aspects littéraux du texte platonicien lui-même.

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Socrate, en voyant l’homme qui portait le poison lui dit: “Toi qui t’y connais, que dois-je faire?” “Rien”, lui dit l’autre, “si ce n’est te promener après avoir bu la potion, jusqu’à ce que tes jambes soient lourdes et te coucher”, et il tendit la coupe à Socrate qui l’accepta dans la joie, sans trembler, sans changer de couleur ou de visage, mais regardant l’homme avec ardeur. Il lui dit: “et si je versais de ce breuvage en libation à quelqu’un?” Comme il lui disait cela, le bourreau répondit qu’ils pensaient broyer du poison pour atteindre la juste dose nécessaire. Après cet échange, Socrate, ayant porté la coupe à ses lèvres, but avec aisance et facilité, en parlant et en supportant la situation avec sérénité, avec plein d’entrain28 .

Manifesté sous la forme originaire dialoguée entre Socrate et son bourreau, le courage de Socrate, qui suit à la lettre les prescriptions d’un homme ordinaire, est d’autant plus admirable. On retrouve le champ lexical grec originaire du corps: l’absorption de la boisson, les jambes lourdes, le coucher de Socrate, avec en contrepoint, la fluidité d’un comportement serein, (voir les adverbes facile, alacriter, hilariter répété deux fois).

L’impassibilité de Socrate en prison est exposée chez Jean de Galles puis reprise par Bacon avec la référence commune de Sénèque:

[Sénèque, Consolation à Helvia, 13, 4]

«Socrates, inquit, eodem illo vultu, quo aliquando solus triginta tyrannos in ordinem redegerat, carcerem intravit, ignominiam ipsi loco detracturus neque enim poterat carcer videri, in quo Socrates erat»29 .

[Sénèque, Consolation à Helvia, 13, 4]

«Socrates tamen eodem illo vultu, quo triginta tyrannos solus in ordinem redegerat, carcerem intravit, ignominiam ipsi loco detracturus; neque enim poterat carcer videri in quo Socrates erat»30

Jean de Galles insiste sur l’impassibilité du visage de Socrate: eodem illo vultu, repris par Roger Bacon. Jean de Galles y ajoute les expressions nihil com-

28. G A lles 1655 , Ibidem : «Socrates hominem intuitus, qui ferebat venenum ait: «“Tu horum gnarus dic, quid me oportet facere?” “Nil aliud”, ait ille, “quam post potionem deambulare usque quo gravedo in cruribus fiat, dehinc recubare” et porrexit calicem Socrati quem ille hilariter admodum accepit, nihil omnino commotus, neque colore, neque vultu mutato, sed alacriter hominem respiciens quantum inquit, de hoc poculo ad hauriendum alicui sufficit? Cui cum ille dixisset, tantum se contrivisse veneni, quantum satis fore putant. Quibus dictis, Socrates arrepto poculo facile admodum alacriter ebibit, dicens et pariter sustinens, valde hilariter».

29. GAlles 1655, Ibidem: «[Une mort ignominieuse, dites-vous, est pire que l’ignominie]. Cependant voyez Socrate, cet air majestueux avec lequel on l’avait vu jadis réprimer l’insolence des trente tyrans, il le porte dans la prison, pour la dépouiller de l’infamie. Eh quoi! pouvait-on voir une prison, là où était Socrate?

30. bAcon 1953, Moralis Philosophia, Distincio Quarta, v, 29, p. 125.

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motus, neque colore, neque vultu mutato. Ainsi, l’influence de Sénèque sur l’importance du visage comme révélateur de l’état de l’âme, est essentiel et fonde un aspect important de la doctrine même des stoïciens31

Représenté uniquement chez Jean de Galles et le Pseudo-Burley, le motif 2 sur l’acception de la mort, comme accueil apaisant de l’immortalité, se trouve entièrement étayé à partir du Livre de la Providence de Sénèque.

Ce visage serein souligne ainsi une mort vécue comme un détachement du corps et du monde sensible pour un voyage vers le monde intelligible. La mort est perçue comme une délivrance, une guérison et un état idéal de l’âme, enfin délivrée du poids des contingences et vouée à sa fonction ultime. Ce motif 2 se clôt sur le lien indéfectible entre la mort et sa vocation éthique et didactique: l’action de Socrate va être étayée par l’enseignement de la doctrine sur l’immortalité de l’âme, scellant le lien entre la mort de Socrate et la philosophie platonicienne.

[Senèque, Livre de la Providence, iii]

«Socrates illam potionem publice mixtam non aliter quam medicamentum immortalitatis obduxit et de morte disputavit usque ad ipsam32 ».

Senèque, Livre de la Providence, iii]

«[…] ut hausto veneno periret delatum sibi mortis poculum non aliter quam medicamentum immortalitatis accepit quam medicamentum immortalitatis et de mortis contemptu usque ad vite exitum libero animo disputavit»33

Une conséquence fondamentale de cet héritage antique chez les médiévaux: le lien indéfectible entre la dimension à la fois infâme et héroïque de la mort de Socrate

Dès lors, la mort de Socrate apparaît comme une akmé dans cette littérature biographique et exemplaire, une étape ordonnant un cycle perpétuel, où la

31. Voir aussi Sénèque, De la colère , II, vii ,1, sur la sérénité de Socrate. On trouve aussi mention du visage impassible de Socrate, sans que cela soit lié à sa mort, chez Cicéron, Les devoirs, i, 90, Les Tusculanes, iii, 31.

32. gAlles 1655, Ibidem: «Socrate considéra cette potion mélangée officiellement comme rien d’autre qu’un remède d’accès à l’immortalité et il parla de la mort jusqu’à la sienne propre.» Sénèque, Livre de la Providence , iii , 12 : «Crois-tu Socrate malheureux pour avoir bu, comme un breuvage d’immortalité, la coupe fatale que lui préparèrent ses concitoyens, et pour avoir discouru sur la mort jusqu’au moment de la mort même ? Doit-on le plaindre d’avoir senti son sang se figer, et le froid qui s’insinuait dans ses veines y éteindre peu à peu la vie ?»

33. Pseudo-burley 1886, Ibidem: «il mourut après avoir absorbé le poison et considéra la coupe qui lui procurait la mort comme rien d’autre qu’un remède d’immortalité, et il discourut du mépris de la mort jusqu’à la libération de son âme, allégée de la vie». L’auteur cite ValèreMaxime mais se conforme en réalité à Sénèque.

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vie et la mort s’enroulent indéfiniment pour nourrir une sagesse éternelle et immortelle. Socrate franchit les portes de la mort comme un seuil attendu et nécessaire à la vie de son âme: l’infâmie des conditions de son décès n’est qu’une mise en valeur de sa disparition héroïque. La mort de Socrate est d’autant plus héroïque que le sage a bravé les conditions injustes et infâmes de cette mort: de l’infâmie naît l’héroïsme, comme l’avènement d’une nouvelle vie et de la vraie sagesse, au-delà des frontières et des oppositions métaphysiques accessibles aux hommes : la mort, la vie, le temps, l’éternité. Sénèque, cité abondamment par Jean de Galles, l’exprime dans sa Consolation à Helvia, (13,4). Cet extrait où se trouve le terme d’ignominia est littéralement repris tour à tour comme proème, tant dans le récit de Jean de Galles que dans celui de Roger Bacon, cette introduction à la mort de Socrate étant étroitement entrelacée avec le motif 1 chez les deux auteurs:

[Sénèque, Consolation à Helvia, 13, 4]

«[…] ignominiam ipsi loco detracturus neque enim poterat carcer videri, in quo Socrates erat34» […]

[Sénèque, Consolation à Helvia, 13, 4]

Et infert de ignominia: «“Ignominia tu putas quemquam sapientem moveri posse, qui omnia in se reposuit, qui ab opinionibus vulgi secessit?

Plus etiam quam ignominia est mors ignominiosa”»35

Ainsi, la mort infâme de Socrate mourant en cellule définit en réalité une transition primoridale perçue, au-delà du paganisme et du christianisme, comme la transfiguration, en son palais, du Sage historique en Sage Philosophe universel.

Dans l’expérience de Socrate, les épreuves les plus fâcheuses se renversent dans leurs effets néfastes, pour révéler toutes leurs promesses. Selon l’argument des opposés, relatif à la thèse de l’immortalité de l’âme dans le Phédon (71a, 103c-104d) «Les vivants naissent des morts» (73b): tout vient de son contraire, l’infamie permet l’héroïsme, l’héroïsme surmonte l’infâmie, fécondée par elle. De même la mort n’existe que pour ce qui est vivant, en un cycle perpétuel. Socrate, Sage de son vivant, n’existait que pour mourir et pour s’ériger au rang allégorique même de la Sagesse et de la Philosophie. La mort de Socrate, dans sa tradition exemplaire, héroïque et infâme, initie

34. gAlles 1655, Ibidem: [Sénèque: «Pensez-vous donc que le sage soit sensible à l’infamie, lui qui renferme tout en lui-même, et qui s’est séparé des opinions du vulgaire? Une mort infâme, dites-vous, est pire que l’infamie. Cependant voyez Socrate, cet air majestueux avec lequel on l’avait vu jadis réprimer l’insolence des trente tyrans], [Jean de Galles: «il le porte dans la prison, pour la dépouiller de l’infamie et là où était Socrate ne semblait plus être une prison»]. [Sénèque: «Eh quoi! pouvait-on voir une prison, là où était Socrate?»]

35. bAcon 1953, Moralis Philosophia, Distincio Quarta, v, 29, p. 125 : «Pensez-vous donc que le sage soit sensible à l’infamie, lui qui renferme tout en lui-même, et qui s’est séparé des opinions du vulgaire? Une mort infâme, dites-vous, est pire que l’infâmie».

au Moyen Âge, une disparition de Socrate et de sa propre mort elle-même. La mort de Socrate se trouve ainsi prolongée par une seconde mort et donc, on l’aura compris, par une seconde vie: l’effacement du récit de la mort du Philosophe dans les traditions doctrinales médiévales, au profit du surgissement de la seule Philosophie socratique et platonicienne elle-même.

La mort de Socrate: une figure philosophique de l’effacement, le surgissement d’un platonisme médiéval christianisé, admiré et polémique

L’effacement de la mort de Socrate derrière la parole de Sagesse

J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs36 que l’œuvre du Pseudo-Burley présente un trait de plus en plus fréquent dans la littérature exemplaire que j’ai appelé la dilution héroïque dans le trait rhétorique: la teneur héroïque des personnalités décrites tend à s’estomper au profit d’une conduite archétypique à valeur philosophique et morale. L’auteur de cette œuvre cherche à toucher intensément un public vaste et hétérogène et remporter son adhésion, susciter son admiration et sa curiosité. Plus encore que la mort de Socrate, l’exemplum du Pseudo-Burley, où est inséré le passage sur Socrate, est régulièrement émaillé de citations courtes et efficaces, destinés à délivrer un message universel adressé à tout homme. L’universalisation de la matière biographique en une parole exemplaire atemporelle souligne moins le déroulé de la mort de Socrate que les paroles de sagesse marquantes, d’acceptation, qui devraient ponctuer toute vie humaine. Dans la compilation de Vincent de Beauvais, où l’auteur se plaît à dire qu’il n’a rien écrit, mais qu’il laisse place aux témoignages des autorités, la voix universelle de la sagesse socratique devient une médiation entre les hommes eux-mêmes. Bien plus, sous la parole biographique de Socrate, se manifeste le fonds partagé d’une parole sage, que tous sont encouragés à imiter, grâce aux actes sobres qui l’accompagnent : l’arrivée dans la prison, la présence apaisante de Socrate auprès des visiteurs éplorés, l’absorption du poison, l’engourdissement du corps, l’impassibilité du visage, le coucher de Socrate. Ces gestes simples signent la posture inrérieure du Sage, à la manière d’un rite de passage entre la vie et l’immortalité de l’âme. Le mutisme et l’effacement progressifs de Socrate sont étayés d’une parole sobre et précise, qui se fait geste et rite à la fois.

Chez Roger Bacon, le mutisme de Socrate laisse place à un Socrate qui force la voix. Le message délivré, plus injonctif et impérieux, est celui de la philosophie et de la sagesse:

36. L A my 2012, «Les formes dialoguées dans le ‘ De vita philosophorum et poetarum ’ de Walter Burley».

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La mort de Socrate au Moyen Âge (xiiie -xive siècles) 213

Voici Socrate qui proclame depuis cette prison, qu’il a purifiée en entrant et qu’il a rendue plus honorable que toute curie: “quelle est donc cette folie, qui traduit une nature hostile à Dieu et à l’homme et qui consiste à rendre les vertus infâmes et à violer les principes sacrés au moyen d’odieux discours? Si vous le pouvez, louez le bien, sinon, passez votre chemin”37

Dans une sorte de prosopopée, la Sagesse et la Philosophie en personne s’adressent aux hommes, en leur faisant des remontrances et en les exhortant à des actes précis (proclamat, furor); la question oratoire soutient l’indignation et les impératifs marquent le ton d’exhortation: laudate, transite. Henri Bate de Malines retient, pour sa part, l’autorité de Socrate rayonnant en prison dans son enseignement de la sagesse et de l’acceptation de la mort. Il lui fait dire, dès son premier chapitre, «Quelques préambules pour recueillir l’enseignement de Platon lui-même dans le Phédon à propos des Idées»:

Socrate eut d’abord le souci dans le Phédon de vouloir prévenir tant lui-même que ses disciples sur le point suivant: “Vous, dit-il, si vous me croyez, faites peu de considération de Socrate, et de la vérité, faites une grande considération, et s’il vous semble que je dis vrai, consentez-y ensemble”38

L’atmosphère du huis-clos du Phédon est bien restituée dans l’extrait d’Henri

Bate et l’union semble définitivement scellée entre Socrate et la Vérité, le premier cédant modestement sa place à la seconde, dans un tour chiasmatique sans équivoque sur cette fusion identitaire ( curantes Socratem veritatem curetis)39

Dès lors, l’évocation médiévale de Socrate implique l’évidence de sa mort et sa présence-absence elliptique des textes (en particulier chez Henri Bate de Malines, qui n’y fait aucune allusion, alors qu’il consacre plus de dix chapitres à l’analyse du Phédon dans son Speculum).

Surgit alors une dimension réflexive et philosophique, de nature morale et politique, mais aussi de plus en plus théologique avec Bonaventure.

37. bAcon 1953, Moralis Philosophia, Distincio Sexta, iii, 31, p. 161: «Ecce Socrates ex illo carcere, quem intrando purgavit omnique honestiorem curia reddidit [Sénèque: «Eh quoi! pouvait-on voir une prison, là où était Socrate?»] proclamat: “Quid iste furor, que ista inimica Deo hominique natura est, infamare virtutes et malignis sermonibus sancta violare? Si potestis, bona laudate; si minus, transite”».

38. b A te de m A lines 1990, Speculum divinorum et quorundam naturalium , t. I, P. xii , ch.1: «Praeambula quaedam ad colligendam ex textu Platonis in Phaedone sententiam ipsius de ideis». “Vos”, quidem, “si mihi credideritis, parum curantes Socratem, veritatem certe multo magis curetis, et si vobis videar verum dicere, una confitemini”».

39. P l A ton 1965, Phédon 91c: «faites peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la vérité».

La disparition de Socrate et l’avènement d’un platonisme théologique et philosophique

Socrate disparaît ainsi à partir du xiiie siècle mais sa mort implicite donne lieu à trois concepts philosophiques et théologiques puissants: Roger Bacon, où l’influence de Sénèque est profondément installée, exalte un Socrate engagé, symbole de la liberté politique, Bonaventure privilégie plutôt un Socrate augustinien, exemple de piété, Henri Bate se réfère à un Socrate platonicien et proclusien, pouvant délivrer la doctrine de la participation aux exemplaires et aux Idées séparées.

Roger Bacon, qui insiste sur la dimension politique de la mort de Socrate, s’interroge sur la cité idéale qui accueillerait le sage, l’homme heureux, pratiquant la vertu et la liberté40. Cette notion centrale dans la philosophie politique médiévale naît ainsi de l’expérience même de Socrate, victime de bourreaux injustes. Les questions oratoires se font ironiques et lapidaires, quand elles prennent pour funestes exemples Athènes et ses condamnations de Socrate puis d’Aristote, échappant à la mort de justesse. Au moment où Socrate console ses amis qui l’entourent (motif c), Roger Bacon ajoute les quelques autres conseils qu’il leur communique et qui fait de lui un exemple, le terme exemplar étant surtout employé à l’époque pour désigner les Idées séparées de Platon dans le contexte philosophique:

[…] il reprochait leurs richesses aux riches peu téméraires et manifestait un grand exemple à qui voulait l’imiter, puisqu’il sétait rendu libre sous les Trente Tyrans. Pourtant, ce même homme, les Athéniens le tuèrent en temps de paix par la suite, et lui qui avait bravé toute l’armée des tyrans, la liberté elle-même n’a pas soutenu sa liberté de citoyen41 .

Bonaventure met en avant la sainteté de la figure de Socrate, dans la tradition médiévale chartraine, de la christianisation de Platon. Le franciscain n’évoque Socrate que deux fois: il réélabore le motif a développé par les médiévaux sur la piété de Socrate et la cause de sa condamnation, aborde le motif de l’acceptation de la mort par la courte allusion à son refus de fuir, dont il attribue le conseil à Platon lui-même et non à Criton (licet Plato sibi fugam suaderet):

40. bAcon 1953, Moralis Philosophia, Distincio Sexta, iii, 42, p. 163. 41. bAcon 1953 , Moralis Philosophia , Distincio Septima , ii, 14, p. 169: «divitibus opes suas metuentibus exprobrabat et imitari volentibus magnum circumferebat exemplar, cum inter triginta dominos liber incederet. Hunc tamen Atthene ipse postea in pace occiderunt, et qui tuto insultaverat agmini tyrannorum, civis libertatem ipsa libertas non tulit». Bacon reprend ici une nouvelle fois les citations de Sénèque, qui, dans sa Consolation à sa mère Helvia (13, 4) et dans son traité La tranquilité de l’âme, v, explicite le comportement de Socrate sous la tyrannie et soulève justement le paradoxe: c’est bien un régime libre qui l’a condamné à mort: «eius libertatem libertas non tulit»

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Tous les philosophes cultivent bien sûr leur croyance en Dieu, et Socrate est justement mort pour cette vérité: bien que Platon lui ait conseillé la fuite, Cicéron et plusieurs autres parlent de sa culture de la foi, qu’ils présentent dans le sacrifice et la louange de Socrate. Or la piété de la foi nous enseigne que le sacrifice doit se manifester non pas sur le mode de la raison mais par la foi, comme Abel fut un sacrifice […]42

Le terme de pietas apparaît pour la première fois dans un texte médiéval à propos de Socrate et c’est bien de la foi et de l’avènement d’une figure exemplaire théologique dont Bonaventure fait mention ici, en évoquant Socrate, comparé à Abel. Le deuxième extrait mentionne un Socrate summus in moribus43, qui est l’une des formules récurrentes de Vincent de Beauvais dans les autres chapitres de son Speculum Historiale, présentant la figure de Socrate. Dans le contexte théologique de Bonaventure, Socrate devient une figure sainte intégrée à la littérature patristique, dont le chemin dans l’exercice des vertus est confirmé par Grégoire de Naziance. La lecture augustinienne44 de Socrate par Bonaventure est teintée de plato-

42. bonAventure 1991, Les six jours de la création , In Hexaemeron , Visio I , Collatio II , § 3, 15-17: «Omnes quidem philosophi Deum colunt, nam et Socrates pro veritate interfectus fuit, licet Plato sibi fugam suaderet; unde Tullius et alii quamplures loquuntur de cultura fidei, quam dicunt esse in sacrificio et laude. Pietas autem fidei docet quod sacrificium debet esse nec modo per rationem, sed per fidem, ut fuit sacrificium Abel et omnium post eum patrum» Bonaventure semble se référer à Cicéron, De la divination i, 54: «Cela s’accorde avec la tradition relative à Socrate: souvent, d’après les écrits de ses disciples, il parlait d’un principe divin qu’il appelait son démon auquel il obéirait toujours, qui jamais ne le poussait mais souvent le retenait. Ce même Socrate (quelle autorité plus haute pouvons-nous chercher?) consulté par Xénophon désireux de savoir s’il devait accompagner Cyrus, après avoir exposé sa propre manière de voir, ajoutait: “Mon avis est celui d’un être qui n’est qu’un homme; quand il s’agit d’une affaire obscure et incertaine je pense qu’il faut s’en remettre à Apollon”. […] Antipater a rassemblé de nombreux exemples de prédictions étonnantes faites par Socrate. Je les passerai sous silence : tu les connais et il est inutile que je les rappelle. Je mentionne toutefois ce trait magnifique et quasi divin : après son injuste condamnation ce philosophe déclara qu’il mourrait parfaitement tranquille, car ni au sortir de chez lui, ni quand il était monté sur l’estrade d’où il avait plaidé sa cause, la divinité ne l’avait averti par aucun des signes coutumiers qu’un malheur le menaçait.» Chez Vincent de Beauvais, la nature visionnaire d’un Socrate pieux qui connaît la date de sa mort se réfère à Cicéron (De la divination, i, 25).

43. bonAventure 1991, Les six jours de la création, In Hexaemeron, Visio I, Collatio II, 33.

44. Bonaventure se réfère aussi à la Cité de Dieu d’Augustin, viii, 3, où l’influence de Cicéron est perceptible : «Socrate est reconnu pour avoir le premier tourné la philosophie à la réforme et au règlement des moeurs. Avant lui, tous les efforts tendaient à la recherche des vérités naturelles. Est-ce par dégoût de ces questions remplies d’obscurité et d’incertitude, que Socrate dirigea son esprit vers une étude positive et certaine, étude qui intéresse cette félicité même que semblent se proposer la plupart des philosophes, comme la fin de leurs méditations et de leurs veilles? C’est, suivant moi, un problème impossible à résoudre. Faut-il croire, sur la foi de certaines conjectures bienveillantes, qu’il ne voulait point permettre à des âmes profanées par toutes les passions de la terre d’aspirer aux choses divines, à la connaissance des causes premières dépendantes, à ses yeux, de la volonté souveraine du seul et vrai Dieu; des âmes pures pouvant seules les comprendre? Aussi

nisme et de néoplatonisme, son moralisme est conçu comme une recherche de purification de l’intelligence en vue de la saisie intellectuelle de «cette lumière divine, incorporelle et immuable», dont la causalité ontologique est à la fois première et universelle. Personnage quasi-mystique, le Socrate de Bonaventure s’est tourné vers l’homme et ses mœurs, parce qu’il voulait découvrir les conditions mêmes de la vie bienheureuse. Là où sont les causes de l’univers visible, seul un esprit déjà libéré du poids du désir charnel est capable d’accéder.

On remarque là encore la disparition du Socrate grec, derrière le trait augustinien plus forcé d’une présence théologique et morale, volontaire, plus empreinte de rigidité médiévale dans ses intentions, comparable au Socrate de Roger Bacon.

Henri Bate, quant à lui, fait disparaître Socrate dans sa dévotion au platonisme. Tout au long de son œuvre, on ne trouve aucun récit de la mort de Socrate, mise à part la profession de foi déjà citée45 Or, il n’y a pas de commentateur mieux renseigné qu’Henri Bate sur le platonisme, à une époque où la domination du péripatétisme arabe est omni-présente dans les universités. Témoin crucial du platonisme médiéval, le philosophe belge mène une activité commentaristique intense et fort documentée sur Platon dans les premières décennies du xive siècle; proche de Guillaume de Moerbeke, grand dominicain flamand traducteur du Timée dont Thomas d’Aquin lui avait également fait la commande, il dispose de nombreux manuscrits contenant les dialogues platoniciens, et parmi eux le Phédon, le Ménon et le Timée. Il étudie dans les détails et dans ses sources grecques tardoantiques (Proclus) la pensée de Platon, pour la soutenir et la faire connaître auprès des scolastiques, moins instruits de cette philosophie depuis 1250. Les références à Socrate d’Henri revêtent donc une importance particulière, à la croisée d’un faisceau de chemins doctrinaux complexes: Socrate est mort deux fois, dans sa propre histoire et dans l’omission de son récit. Cette double mort donne naissance à un Platonisme médiéval vivifié, défendu localement par Henri Bate, mais qui demeure quasiment absent dans la culture scolastique et universitaire. Le platonisme médiéval d’Henri naît finalement de la pensée socratique et de la mort de cette mort de Socrate non racontée, en rupture avec les intentions encyclopédiques du siècle précédent. Henri donne ainsi la parole à Socrate, Maître en Philosophie, et livre une véritable argumentation philosophique46 sur la vie après la mort:

pensait-il qu’on devait sans retard procéder à la réforme de ses moeurs pour rendre à l’esprit, soulagé du poids des passions qui le dépriment, cette vigueur innée par laquelle il s’élève jusqu’aux vérités éternelles, à la contemplation de l’incorporelle et immuable lumière, où les causes de toutes les natures créées ont un être stable et vivant; lumière qui ne se dévoile qu’à la chasteté de l’intelligence.» L’école platonicienne est un interlocuteur privilégié du croyant en ce qui concerne la troisième sorte de théologie, la théologie naturelle (les deux autres précédemment discutées sont la fabulosa/theatrica et la civilis/urbana).

45. Voir note 38.

46. b A te de m A lines 1990, Speculum divinorum et quorundam naturalium , t. I, P. xii , ch. 26, p. 42, p. 63-64: dans ces passages, le Phédon 108 c est commenté, sur le démon que le

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Il semble par conséquent que l’intellect humain connaît Dieu et les choses séparées suffisamment et nettement dans cette vie. Cela semble être la position de Socrate, puisque Platon écrit dans le Phédon: “aussi longtemps que nous aurons un corps et que notre âme sera étroitement liée à ce funeste obstacle, jamais nous n’obtiendrons ce que nous souhaitons”47

Bien plus, Henri finit par fusionner Platon et Socrate, qui deviennent tous deux auteurs des dialogues et de la doctrine des Idées séparées. Dans son chapitre 12 «Ce qui se trouve exprimé au sujet de la participation dans le texte des livres de Socrate et de Platon», Henri introduit la doctrine en déclarant:

Dans les livres de Platon et de Socrate, qui nous sont parvenus, c’est-àdire dans le Timée , le Ménon et le Phédon , nous ne trouvons rien d’autre que cette question posée dans le Timée: “Y a-t-il un feu posé en dehors et incommunicable, comme d’autres espèces, que nous disons être des archétypes exemplaires de la chose sensible, car, les concevant dans notre esprit, nous les envisageons séparément de la jonction avec les espèces corporelles”48

sort a attaché à chaque homme durant sa vie pour le conduire sur son lieu de jugment; sont développés aussi la relation entre l’âme et le corps, le corps comme obstacle, qui engage ensuite un argumentaire sur les principes de la science, sur le statut du visible et de l’invisible.

47. b A te de m A lines 1990, Speculum divinorum et quorundam naturalium , t. I, p. 63-64: «Hoc videtur consequi quod impossibile est humanum intellectum in hac vita Deum sufficienter et sincere cognoscere et separata. Et haec quidem sentientia videtur esse Socratis, secundum quod in Phaedone scribit Plato dicens: “Quamdiu corpus habuerimus et conglutinata fuerit anima nostra cum huiusmodi malo, numquam adipiscemur sufficienter quod exoptamus”[…]».

48. b A te de m A lines 1990, Speculum divinorum et quorundam naturalium , t. I, P. xii , ch. 12, «Quid in textu librorum Socratis et Platonis reperiatur expressum de participatione», p. 42: «Nos autem in libris Platonis et Socratis qui ad nos pervenerunt hucusque, videlicet in Timaeo et Menone ac Phaedone, nihil horum invenimus aliud praeterquam solum hoc, quod in Timaeo quaerit sic inquiens: “Estne aliquis ignis seorsum positus et incommunicabilis, item ceterae species, quas concipientes mente dicimus separatas a coetu corporearum specierum fore archetypa exemplaria rei sensibilis”». Rejetée par Aristote et par les scolastiques, la participation est un point d’achoppement métaphysique et ontologique entre Platon et le Stagirite. Henri Bate tente de d’apaiser la polémique: il expose la pensée platonicienne, selon laquelle les choses sensibles tiennent leur être et leur possibilité d’être connues par leur participation aux formes intelligibles. La participation concerne aussi les formes intelligibles entre elles, c’est une source de grande difficulté déjà chez Platon dans le Timée et qui semble trouver une solution dans le Sophiste et le Parménide Les idées sont perçues au Moyen Âge comme des causes d’êtres appartenant à deux modèles, le monde visible et le monde intelligible, c’est-à-dire l’exemplaire. La plupart des commentateurs conteste la séparation qu’implique cette ontologie, évoque les conséquences néfastes de la participation des corps à des idées, à la multiplication des espèces et des êtres, que cette participation engendre. Henri suggère d’ailleurs que ces archétypes exemplaires ne sont que des mots in mente , comme le soutient bon nombre de ses contemporains. Finalement, conformément à la tradition aristotélicienne, Socrate ne rede-

Nous assistons ainsi à des substitutions successives, d’un Socrate à l’impassibilité exemplaire à l’approche de sa mort, à un Socrate philosophe dont l’enseignement exemplaire fusionne avec Platon lui-même, mais aussi avec l’exemplaire ontologique platonicien séparé.

Dès lors, Henri tient souvent serrée ensemble dans une expression ambivalente, la désignation de ces deux grandes figures philosophiques: Plato sive Socrates connaît six occurrences dans la présentation doctrinale du Phédon et du Timée. Au sujet de la formule Plato sive Socrates, nous pouvons nous interroger sur le coordonnant, à valeur d’équivalence, inclusive ou exclusive: Platon remplace Socrate qui n’est plus et dont il est l’héritier, Platon se substitue à Socrate, c’est-à-dire le Socrate renaissant qu’il sera toujours par redoublement, et en transparence, lové en lui pour l’éternité.

Conclusion

Socrate, unique et universel, est familier des dimensions les plus absolues de la pensée et de l’existence. Discrète et majestueuse, sa mort ne souffre aucun regret et tend à devenir impersonnelle, jusqu’à effacer toutes les traces historiques d’un cas particulier. Le Sage mourant est un sage heureux. Il s’offre concrètement, d’un seul tenant et dans sa sobriété, comme une leçon magistrale. Il veut pourtant se faire oublier, pour estomper définitivement les frontières entre sa personne, ses gestes, sa voix, sa doctrine et l’immortalité de la philosophie.

Les médiévaux ont admiré en leur temps le rayonnement socratique et ses cycles contraires et continus, des vies fragiles aux morts fécondes et attendues. Héroïque et infâme, Socrate revendique sa fin: simple, cruelle et forte, elle interroge intensément la précarité de la vérité humaine et de ses choix.

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DOI: 10.2436/20.2501.01.69

Morts des hommes et des femmes illustres: récits et illustrations dans les livres de portraits de la Renaissance

Université Paris-Sorbonne

AbstrAct

The theme of the illustrious men benefits from an extraordinary fortune from the beginning of the Renaissance. The works entitled De uiris illustribus are more an more numerous. The illustrious women are not forgotten since Boccacio dedicated them a whole work De mulieribus claris in 1375. This exempla are surrounded with a function of stimulant or unlike repulsive as their life was -or was not- an exemple. But it is to their death that we will dedicate ourselves, in particular in the representation of their death which carries a moral education clarified in their biographies and illustrated in the portraits which accompany the lives of the illustrious men and women from the beginning of the XVIth century. Portrait or absence of portrait moreover because the damnatio memoriae deprives certain characters of effigy or biography.

keyWords: Renaissance; portraits; hommes illustres

Dans la préface des Illustrium imagines1, le premier livre de portraits de la Renaissance publié par Andreas Fulvio en 1517 à Rome chez l’éditeur Mazzocchi, Varron est ainsi loué pour avoir composé un livre de portraits en 58 av. J.-C.: summus artifex et dis proximus. C’est dire le prestige de son entreprise aux yeux des humanistes et le succès des livres de portraits dont diverses formes vont éclore durant toute la Renaissance2. C’est justement en déplorant le tarisse-

1. Illustrium imagines, Rome, Mazzochi, 1517.

2. Pelc, Illustrium imagines, das Porträrtbuch der Renaissance, Brill, Leiden, 2002, p. 69.

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ment de ce type d’initiatives dans lesquelles se sont illustrés Pomponius Atticus et Varron, que Mazzocchi en définit les ambitions3: per bonorum exempla, aemulationis, studio, paulatim incensa tantorum uirtus eluxit et in eam flammam rerum potitam diu uigit: quae contrariis iam hinc studiis extincta relanguit. Le titre original du catalogue de Fulvio4 en définit exactement la nature: Imperatorum et illustrium uirorum et mulierum uultus ex antiquis numismatibus expressi, 205 médaillons d’hommes et de femmes illustres de la République Romaine jusqu’à l’empereur Conrad II (1024-1039), attribués à Ugo da Carpi5 et accompagnés d’une courte biographie rédigée par J. Sadolet (1477-1547). Chaque portrait est reproduit sous la forme d’une élégante gravure sur bois circonscrite dans l’espace d’un médaillon. Une inscription à l’antique indique la généalogie et les titres du personnage représenté. C’est la collection de pièces antiques que l’imprimeur Mazzocchi avait lui même rassemblée qui est, selon toute vraisemblance, à l’origine de cette galerie de portraits 6. Si le projet qui préside à la composition des Illustrium imagines doit être envisagé en lien avec des choix historiques, puisqu’il consiste à rappeler aux Romains leur grandeur passée sous les Césars, la forme qu’a prise son exécution implique une sélection d’exempla , de vies et de morts héroïques, pitoyables voire déshonorantes. Le choix qu’a fait Fulvio d’écrire et d’illustrer l’histoire par un livre de portraits implique que l’on s’interroge sur le statut d’un homme illustre dans l’imaginaire de l’époque en examinant les textes aussi bien que les images. Dans la lignée des textes consacrés aux hommes illustres 7 -de Cornelius Nepos à Bartolomeo Fazio, la littérature abonde en effet d’ouvrages intitulés De Viris Illustribus- le projet de Fulvio est finalement une sorte de catalogue illustré qui pourrait s’intituler De viris et mulieribus illustribus. Nous devrons nous demander si cette entreprise s’accompagne d’un projet d’édification morale, à partir d’exempla soigneusement sélectionnés et dans cette hypothèse, quelle peut être la valeur éducative des Imagines . D’après Cunally 8 , le projet pédagogique de Fulvio

3. Illustrium imagines, préface de Mazzocchi p. 2.

4. c unn A lly 1999, Images of the Illustrious. The Numismatic Practice in the Renaissance , Princeton, p. 55: sur l’attribution du livre à Fulvio, voir le colophon (f. CXX: emendatum correptumque per Andream Fulvium diligentissimum antiquarium); le titre est complet dans le manuscrit de la Bodleian Library d’Oxford et à la Newberry de Chicago: Imperatorum et illustrium uirorum et mulierum uultus ex antiquis numismatibus expressi et breues tituli cum inscriptionibus appositi per diuersos doctissimos uiros, sed pro maiori parte per Andream Fuluium diligentissimum antiquarium a quo emendatum correptumque est totum opus.

5. Peintre, graveur, illustrateur (c. 1480-1532).

6. c lough 1993 , «Italian Renaissance Portraiture and printed Portrait books», in The italian Book 1465-1800. Studies presented to Denis E. Rhodes on his 70th Birthday, ed. D.V. Reidy, London, p. 188.

7. l A urens 1977, «L’épigramme latine et le thème des hommes illustres au XVIe siècle: Icones et Imagines », in Influence de la Grèce et de Rome sur l’Occident moderne, Paris, Belles Lettres, pp. 123-132.

8. c un A lly 1984, The Role of Greek and Roman Coins in the Art of the Italian Renaissance, Diss. Univ. of Pennsylvania.

Morts des hommes et des femmes illustres 223

transparaît à travers certaines caricatures de portraits impériaux et se voit confirmé par le nombre d’épouses, sœurs et mères des empereurs dont les biographies sont volontairement simplifiées et prennent un tour moralisant9 La notion de uirtus est souvent sous-jacente dans ces récits de vies exemplaires ou, au contraire, contre-exemplaires. La lascivité des femmes et la brutalité des hommes sont souvent signalées dans des vies qui se terminent par une répudiation ou une mort violente. Des types s’opposent: ainsi, à l’inverse de Néron10 qualifié de praeceptoris Senecae occisor, un personnage comme Brutus11 est loué pour son goût de l’étude: bonarum artium disciplina et philosophiae studiis imbutus. La belle préface adressée à l’humaniste J. Sadolet établit un rapprochement intéressant avec la symbolique dont étaient chargées les imagines, les portraits de cire des anciens que toute famille romaine conservait dans l’atrium de sa maison12. Le projet défini dans cette préface laisse une part importante au dessein moral: à l’image de Tite-Live écrivant l’histoire de Rome pour commémorer les vertus et forger une sorte d’antidote au vice, l’éditeur humaniste écrit13:

Parmi les traditions que nous ont transmises les plus savants parmi les Anciens, motif d’admiration et reflet de leur mode de vie, il semble qu’ils aient très justement décidé d’exposer les portraits des hommes de tout premier plan et leurs traits imprimés dans la cire pour qu’ils soient admirés dans les cours et les forums même, puisque les âmes, s’embrasant au rappel de leur nom, non seulement par leur souvenir bien présent mais simplement à leur vue, étaient encouragées et poussées à atteindre le même degré de gloire, songeant que ce n’étaient pas des noms vainement ignorés des passants qui étaient clamés mais que leurs titres de gloire étaient passés en revue. On jugeait même déshonorant que quelqu’un soit emporté sans que son cortège funèbre ne soit précédé de semblables portraits. Cette tradition est toujours conservée aujourd’hui…

Ces multiples présences féminines nous incitent à établir un rapprochement entre l’œuvre de Fulvio et celle qui paraîtra quarante ans plus tard, en 1557, année où Enea Vico fournit les gravures pour la version italienne du livre qui

9. Scribonia, épouse d’Auguste, est dite peruersitate morum intolerabilis

10. Fol. XLVII v.

11. Fol. XI v.

12. Voir Pline l’Ancien, Histoire naturelle , XXXV, II, 6-7; Salluste, Guerre de Jugurtha , Préface, IV, 5-6; Polybe, Histoires, VI, 54, 3.

13. Préface, fol. IIIr-IIIv: Inter ea quae scientissimi ueterum cum laude et ex usu uitae tradiderunt recte constitutum etiam uidetur ut praestantissimorum imagines et expressi caera uultus in atriis inque ipsis foribus conspiciendi locarentur. Quando ad eorum memoriam frequenti non solum cogitatione sed aspectu se se erigentes animi in aemulationem gloriae admonerentur alerenturque: reputantes neque frustra muta etiam nomina praetereuntibus suspici et facinorum titulos percenseri. Inglorium quin etiam efferri quempiam conspicientes cuius procedens funus simulachra talia non sequerentur.

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paraîtra en 1558 dans version latine de Natale de’ Conti14: Augustarum imagines aereis formis expressae, vitae quoque earundem. Cette œuvre se compose de cinquante quatre portraits de grand-mères, tantes, mères, sœurs, épouses, filles et petites filles des empereurs —de Martia, la grand-mère de César à Domitia, l’épouse de Domitien— accompagnées du récit de leurs vies. L’omniprésence des femmes illustres dans les recueils de portraits et les propos à caractère moralisateur que suscitent leurs vies et leurs morts, se justifient sans doute par le présupposé selon lequel les travers les plus répréhensibles des femmes sont à l’origine de bien des déconvenues dans l’histoire. Enea Vico exprime on ne peut plus clairement ce parti pris historique en définissant son projet par rapport à celui de Fulvio dans l’avertissement au lecteur15:

Bon nombre d’écrivains, tant de l’Antiquité que d’époques plus récentes, se sont fixé pour objet la description riche et élégante des vies des Césars ou bien des grands pontifes ou des poètes renommés ou des hommes illustres. Pour ma part, j’ai cherché à présenter les vies de cinquante-quatre femmes dont certaines furent tantes, d’autres grandmères, mères, sœurs, épouses ou encore filles ou petites-filles d’empereurs ; parmi elles, quatorze ont revêtu le nom d’ Augusta . Plusieurs d’entre elles furent avisées, honnêtes, d’une extrême intelligence, d’autres au contraire se sont révélées imprudentes, irrévérencieuses, scandaleuses à cause du nombre de leurs mauvaises actions. De femmes bonnes, il y en eut vraiment très peu ; de supportables, quelques unes ; mais les plus nombreuses, effrayantes, se comportèrent avec férocité, l’on peut les considérer comme des prodiges et des monstres, des accidents de la nature, davantage que comme des femmes. À cause d’elles, on voit que Rome a trop souvent changé de

14. En 1557, Vico fournit les gravures pour Le immagini delle donne auguste intagliate in istampa di rame libro primo, publié à Venise en collaboration avec Vicenzo Valgrisio ; une version latine de Natale de’ Conti (1520-1582) parut à Venise l’année suivante avec le titre Augustarum imagines aereis formis expressae, vitae quoque earundem 15. Complures tum antiquorum tum iuniorum scriptorum id sibi assumpserunt scribendi argumentum ut uel Caesarum uitas, uel summorum pontificum, uel illustrium poetarum, uel insignium aliquorum uirorum magna cu m orationis et ubertate et elegantia describerent. Ego uero id mihi negotii assumpsi ut quinquaginta et quattuor mulierum uitas describerem quarum aliae auiae, aliae amitae, aliae matres, uel sorores, uel coniuges uel filiae, uel neptes imperatorum fuerunt, inter quas decem et quatuor Augustarum nomen sunt consecutae. Nonnullae ex his prudentes, honestae, maximi ingenii, pluribusque utiles, aliae contra imprudentes, inuerecundae, flagitiosae, multorumque malorum causa extiterunt. Bonae perpaucae sane; quae tolerari possent, nonnullae; at plures horrendae maxime ferae, uel portenta potius et monstra quaedam formidanda naturae, quam mulieres uideri potuissent. […] Neque minorem praeterea uoluptatem percipietis quod tamen non sine aliqua utilitate accidet ubi res gestas earum legentes, propositas illarum imagines consideraueritis. Quoniam quasi animorum quoddam speculum in his sese offerent, quas ex antiquissimis aeris, argenteis aureisque numismatibus excerpsimus, cum iis omnibus comendi generibus, quae cum posterioribus numismatum partibus inuenire potuimus, cumque eorum omnium quae uisuntur explicationibus.

Morts des hommes et des femmes illustres 225 pouvoir, qu’elle a connu la corruption de l’humanité et de la clémence de certains empereurs, qu’elle a enduré l’injustice de certains et même le déchaînement de quelques monstres, qu’elle a subi cela en plus de la barbarie et d’une folie sans borne […] ces effigies se présentent comme une sorte de miroir de leurs âmes, que nous avons recueillies sur des monnaies de bronze, d’argent et d’or, avec tous les registres de leurs atours, que nous avons pu repérer sur la face postérieure des monnaies complétées par toutes les légendes visibles.

Les humanistes se souviennent que dans la tradition historique romaine, l’honnêteté des mœurs est liée au statut de l’État. Les mœurs constituant comme une infrastructure de la société, la notion de corruptio est d’abord morale. Pour Cicéron16 comme pour Salluste17, la corruptio toucha d’abord les mœurs, ce qui amena le dérèglement des institutions. Nous allons examiner les portraits de femmes d’abord puis d’un homme, le défenseur de la liberté, pour tenter de dégager de l’association texte-image des tendances caractéristiques des projets à l’œuvre dans ces livres de portraits.

Les vies et les morts de femmes illustres et leurs représentations

Le De mulieribus claris 18 de Boccace présente un important catalogue de vies et de morts d’héroïnes, parmi lesquelles les héroïnes romaines, chaleureusement louées ou au contraire durement condamnées. Un rapprochement entre les biographies de Boccace et les premiers livres de portraits de la Renaissance, qui consacrent une large place, voire une place exclusive aux héroïnes, permet d’apprécier les liens unissant ces deux types d’ouvrages. En d’autres termes, nous devons nous demander si les Illustrium imagines et les Augustarum effigies fonctionnent comme une version développée, augmentée et illustrée du De mulieribus claris de Boccace.

La question des sources doit être abordée d’emblée puisque, quelques années avant Boccace, son ami et son maître Pétrarque, avait composé plusieurs ouvrages sur la question des héros et héroïnes de la mythologie et de l’Antiquité. Nous pouvons exclure le De rerum memorandarum libri de Pétrarque car les biographies qu’il y développe se concentrent sur des thématiques sans rapport avec la fin héroïque ou lamentable des grands personnages. Le De viris illustribus en revanche, semble avoir directement inspiré un ouvrage composé par Boccace en 1370, quelques années avant le De mulieribus Claris (sans doute achevé en 1375), le De casibus illustrium viro-

16. République V, 1 «C’est par les mœurs antiques et aussi par les hommes que dure l’État romain».

17. Catilina LII, 19-24.

18. Les femmes illustres, traduction de J. Y. Boriaud, Paris, Belles Lettres, 2013.

rum dans lequel Boccace se propose d’illustrer les caprices de la Fortune, et les accidents qu’elle peut causer, y compris dans les vies destinées à la plus haute gloire. Pourquoi s’être ensuite consacré aux vies de femmes? Boccace écrit, à propos des auteurs de biographies19:

Je suis bien étonné de voir que les femmes aient eu assez peu d’impact sur les écrivains de ce genre pour n’avoir obtenu aucun ouvrage spécialement dévolu à leur souvenir, alors que les grands ouvrages historiques 20 ont clairement révélé l’énergie et le courage de certaines d’entre elles, en des circonstances données.

Nous allons tenter de dégager les caractéristiques des quelques héroïnes romaines dont Boccace, suivi par les auteurs du XVIème siècle, mentionne la mort particulièrement mémorable: -Julia21, fille de Jules César, épouse de Pompée, a connu une mort héroïque: l’amour et la fidélité conjugale sont loués par Boccace qui s’émerveille devant le spectacle d’une Julie enceinte qui, voyant la toge maculée de sang de son mari, croit comprendre qu’il a été assassiné et meurt sur le coup, foudroyée par le chagrin. Mais la mort de l’héroïne n’est pas relatée avec un luxe de détails aussi abondant que chez ses successeurs. En effet, Fulvio22 relate la fin de la vie de Julia en exposant un épisode rapporté par Valère-Maxime (livre IV) qui précise qu’en voyant la tunique de Pompée maculée de sang, Julia, alors enceinte, mourut en couches en mettant au monde un enfant luimême mort-né. Valère-Maxime donne une interprétation politique de la mort de Julia: pour lui, elle signe la fin de la concorde entre les deux rivaux à cause de la rupture des liens familiaux entre les deux hommes. Julia avait donc un rôle politique de préservation d’une paix précaire qui bascule vers l’affrontement après sa disparition. Le récit est identique chez Vico23 et tout aussi connoté politiquement, mais avec des nuances: ce qu’il présente comme funeste pour la République, ce n’est pas la mort de Julia, mais son mariage avec Pompée qui généralisa la déplorable pratique d’achat des charges (malgré la protestation de Caton) et déclencha les guerres civiles puisque le gendre et le beau-père rivalisaient pour obtenir le même pouvoir. -De même, Agrippine24 (Suétone, Auguste LXIV), femme de Germanicus, incarne par sa mort un type d’idéal féminin, rachetant les débauches de la petite-fille d’Auguste. Ne supportant pas la mort de Britannicus, elle se laisse

19. Ibid. préface, p. 3-4.

20. Quels sont donc les grands ouvrages historiques auxquels Boccace fait allusion? Outre Tite-Live, Tacite, l’Histoire Auguste et Valère-Maxime, il faut mentionner les poètes: Ovide, Virgile, Stace et Lucain.

21. Les femmes illustres p. 145. Annexe 1.

22. Illustrium imagines fol XVII r.

23. p. 9: le choix de la dédicace à Junon Lucine sur la stèle qui porte le portrait de Julia s’explique par l’allusion à l’accouchement.

24. Les femmes illustres, p. 161. Annexe 2.

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mourir de faim et résiste à la cruauté de Tibère qui cherche à la nourrir de force. Elle incarne la figure extrême du stoïcisme, ne redoutant aucune souffrance, pas même la mort, toujours moins redoutable que la perte de l’époux tant aimé. Chez Boccace, on voit bien que, semblable aux martyrs qui ont péri sous les coups des païens qui les contraignaient à apostasier, elle est présentée comme l’athlète qui a remporté une victoire contre son bourreau: «elle l’emporta, par sa mort, sur l’arrogance de ce prince si cruel25». Agrippine restera celle qui a tenu tête aux injustices d’un tyran. Dans le livre de Vico, où se succèdent les vies respectives des deux Agrippines, le vis à vis avec l’autre Agrippine, produit un effet de miroir inversé: son double à tous égards effroyable apparaît d’autant plus repoussant qu’il jouxte le portrait de l’héroïne exemplaire. Le point commun de Julia et d’Agrippine l’aînée est de décider de leur mort, du moins de choisir de se laisser mourir, plutôt que de subir la peine ou l’humiliation. Il s’agit en réalité d’une mort active et non subie. Agrippine, la mère de Néron, en revanche, malgré une résistance hors du commun aux tentatives réitérées d’homicide à son encontre, est forcée de subir le coup de poignard final.

L’intention de Boccace est de dégager des traits moraux caractéristiques de l’héroïsme féminin: si le modèle de l’épouse est exalté dans bien des vies, les vertus qu’elle incarne n’empêchent pas l’héroïne de gagner en autonomie pour accomplir, au moment de sa mort, l’action d’éclat qui lui vaut de gagner l’immortalité littéraire doublée de l’immortalité visuelle conférée par l’effigie frappée sur une monnaie. Il était difficile de penser la Renaissance en excluant les femmes de l’éthique aristocratique élaborée sur la base de la Virtus, de la Fides et de la Pudicitia à l’antique, mêlées à la spiritualité chrétienne et aux valeurs qu’elle véhicule. Il faut rappeler que le stoïcisme, quoique latent, est bien présent dès la fin du Moyen-Âge: il se manifeste tant par la diffusion plus ou moins concertée de la doctrine de Zénon, continue depuis sa création, que par l’attrait suscité par les œuvres de Cicéron, Épictète et Sénèque. Ainsi, les Lettres à Lucilius apparaissent-elles comme un véritable modèle. Ainsi, le stoïcisme, qui s’est développé parallèlement à l’avènement du christianisme, a été adapté, remanié, discuté par les exégètes dès l’époque patristique. La conception médiévale des vertus n’échappe pas à cette influence ; c’est ainsi que dans les années 1340-1345, Barlaam de Séminara26, le futur professeur de grec de Pétrarque, rédige un traité systématique de morale qui se revendique clairement stoïcien, l’Ethica secundum stoicos, dont la seconde partie est consacrée à la force d’âme. Incontestablement, la pensée antique imprègne la pensée médiévale tardive et au-delà, celle des humanistes. Ainsi, à l’automne de l’année 1354, Pétrarque27 va-t-il rencontrer à Mantoue l’empereur Charles IV qui lui réclame son De uiris illustribus, encore inachevé à cette époque.

25. Ibid., p. 162.

26. Barlaam dit «le Calabrais» termina sa vie à Avignon, où se trouvait Pétarque dans les années 1345-1348.

27. Lettres familières XVIII, 8, traduction d’André Longpré, Belles Lettres, Paris, 2005, p. 260.

Prenant occasion du sujet de notre discours, je lui offris plusieurs médailles d’or et d’argent que je gardais jalousement, portant les portraits de nos princes et des inscriptions en lettres minuscules, et parmi lesquelles était représenté au vif le visage de César Auguste: ‘Voilà, lui dis-je, grand prince, les hommes dont tu es l’héritier, voilà ceux que tu dois admirer et imiter, dont tu dois reproduire le modèle et l’image; je ne les aurais donnés à aucun autre mortel qu’à toi, mais je m’incline devant ton autorité; car si je connais leurs noms et leurs caractères, si je connais leurs exploits, il appartient à toi seul, non seulement de les connaître mais de les imiter’28

Le sens de la représentation: le rôle du portrait par rapport à la biographie

Le problème est de savoir si une corrélation existe entre l’exemplarité ou l’infamie d’une vie et d’une mort et ce que l’histoire en a retenu à travers les biographies et les portraits. Vico établit à la fin de sa préface la courte liste des impératrices ou des héritières qui ont obtenu l’honneur de la divinisation. Il annonce ainsi: Quae post mortem honores divinos consecutae sunt… où l’on constate que les honneurs obtenus post mortem n’ont pas nécessairement de rapport direct avec l’exemplarité de la vie. Les femmes ainsi ditinguées, Livia Augusta, Drusilla (sœur de Caius César), Claudia (fille de Néron), Domitille (fille de Vespasien sœur de Titus), Julia (fille de Titus) ont toutes droit à un portrait accompagné d’une biographie dans ses Augustarum imagines

À l’opposé, certaines impératrices ou filles d’empereurs peuvent être privées de portrait ou condamnées par une formule lapidaire aussi bien chez Fulvio que chez Vico:

–Julie, fille d’Auguste épouse d’Agrippa, est qualifiée par Vico d’ impudicissima sur la stèle qui soutient la monnaie. Chez Fulvio, elle est englobée dans l’expression vomicas et carcinomata29

–Julie30, fille de Julie et d’Agrippa, à laquelle on prête des mœurs conformes à celles de sa mère, est nommée sur une page sans image dans les Augustarum imagines

–Servilia, 1ère épouse d’Octave répudiée, est présentée sur une page sans effigie chez Vico31

–Cossutia32 répudiée avant même son mariage est privée d’image.

–Plaudilla Augusta, épouse de Caracalla, fille de Plautianus qui tomba en disgrâce et causa l’exil de sa fille à Lipari puis son assassinat par Caracalla en

28. Ibid., XIX, 3, p. 330.

29. Augustarum imagines p. 32; Illustrium imagines fol XXVI r. Annexes 3 et 4.

30. Augustarum imagines p. 38.

31. Augustarum imagines p. 24.

32. Illustrium imagines fol. XVIII r. Annexe 5.

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212, ne fut que le jouet d’intrigues de palais menées par son père sous les Sévère. Chez Fulvio 33, la page qui lui est consacrée comporte un portrait mais pas de texte.

Il semble donc que l’absence d’image ou de biographie puisse revêtir la fonction de damnatio memoriae.

En outre, l’étude des biographies illustrées révèle l’absence d’autonomie des vies de femmes illustres par rapport à celles des empereurs qui furent leurs maris, leurs pères, leurs frères ou leurs fils. En effet, si la vie et la mort lamentables d’Agrippine ne sont pas séparables de la vie de Néron, la mort héroïque d’Agrippine l’aînée n’est pas non plus séparable de l’héroïsme de Germanicus. On pourrait multiplier les exemples, mais ce qui apparaît clairement, non seulement dans les textes, mais aussi dans les collections de monnaies que donnent Fulvio et surtout Vico, c’est la complémentarité de ces existences. Les pages du livre de portraits de Vico qui répertorient les monnaies frappées à l’effigie de telle ou telle impératrice, montrent bien souvent les portraits des empereurs au revers. Rien d’étonnant à cela, puisque les Vies des douze Césars ou l’Histoire Auguste réservent aux femmes une place importante, parfois stratégique, même si l’on peut avoir l’impression qu’elles restent dans l’ombre. Vico l’a compris lorsqu’il précise dans sa préface que, selon qu’elles étaient animées de louables ou d’effroyables intentions, la face de Rome en fut changée. La représentation pose le problème de la traduction dans le portrait de l’infamie ou de la vertu d’un personnage. Les portraits représentés sur les pièces de monnaie offrent une vision figée des personnages, fixée pour l’éternité à un moment de l’histoire. Il faut prendre en considération la part de stéréotype que renferme chaque portrait en fonction de l’époque, du type choisi (bon empereur, mauvais empereur), et de la nature caricaturale de la représentation (le cou de taureau de Vitellius…). La personnalisation et l’adaptation au caractère propre de chaque individu est une préoccupation que n’avaient pas nécessairement les monnayeurs. Ainsi souhaiterions-nous voir Agrippine caricaturée en mégère acariâtre, contrastant en tout point avec l’expression éthérée de la douce Agrippine. L’exemple de Vitellius donne à penser la mort infâme d’un personnage qui ajoutait à l’impiété, la couardise et la cruauté. Conformément à ce que les sources antiques rapportent de lui (Tacite 34 et Suétone 35), le successeur de Galba fut un goinfre, un débauché de la pire espèce, à la fois pleurnichard, couard, veule, cruel et cupide. Chez Fulvio, sa mort est purement et simplement passée sous silence36. Sa généalogie fait apparaître un père qui lui a légué ses pires travers, tandis que sa mère a simplement évité de se distinguer par son immoralité. Davantage que le texte, ce sont donc les portraits

33. Illustrium imagines fol XX v. Augustarum imagines p. 4.

34. Histoires IV, 2, 8.

35. Vie de Vitellius XVII-XVIII.

36. Illustrium imagines fol LVI.

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du père et du fils, qui expriment la même brutalité et la même épaisseur à tous les sens du terme. Chez Vico, en revanche, dans l’ouvrage Omnium Caesarum verissime imagines antiquis numismatis desumptae37, l’inscription portée sur la stèle funéraire qui sert de soubassement à son effigie précise ignominiosissime periit et sa biographie, qui n’offre que peu de précisions, ne dissimule pas sa fin déshonorante de l’empereur lapidé par la population romaine, puis traîné dans le Tibre.

On remarque un parti pris politique et moral très net chez les auteurs de livres de portraits : si les traits ne traduisent que partiellement les qualités morales de l’individu, en revanche, les choix éditoriaux constituent autant d’indices de l’intention de condamner ou de distinguer les individus infâmes des héros et des héroïnes.

La mort de César et la représentation du tyrannicide

Paradoxalement, pour examiner la dimension peu héroïque de la mort de César, c’est la page consacrée au portrait de Brutus qui est la plus éloquente dans le livre de portrait de Fulvio. Tout d’abord, dans les Illustrium imagines, le portrait de Brutus et l’inscription qui surmonte le portait posent la question de l’identification de la monnaie reproduite. Le visage est celui d’un jeune homme au visage volontaire, aux traits émaciés, coiffé à la mode de l’époque, c’est-à-dire, comme César, mais avec une chevelure plus fournie, assez nettement prognathe, avec un nez en saillie. Les traits sont nettement soulignés, la joue est creusée. L’inscription qui couronne le portrait est d’une brièveté remarquable M. BRVTO, là où l’on aurait plutôt attendu M. BRVTVS, conformément au titre de la page; nous y reviendrons38 . L’initiale du prénom permet une identification claire de Brutus avec le meurtrier de César, même si le père de ce héros, connu pour son opposition à Pompée, se prénommait lui aussi Marcus. Les premiers mots de sa biographie éliminent cependant toute ambiguité: Marcus Brutus Caesaris dictatoris interfector… Si la confusion avec Lucius Brutus, meurtrier de Tarquin n’est pas possible, le parallélisme s’impose toutefois entre les deux grands hommes de l’histoire romaine, d’autant que dans le récit de sa vie chez Plutarque39 , Brutus le Jeune passait pour ressembler à son lointain ancêtre. Seul son nom le rapproche encore de Marcus Brutus Ahala, autre tyrannicide, quoique moins connu, qui, en 439 av J.-C., empêcha Spurius Melius de rétablir la royauté. D’ailleurs, si l’on se rappelle, avec Dion Cassius 40, que César avait fait ériger sa statue à côté de celle des 7 rois de Rome et du régicide Brutus

37. Parme 1554, p. 87.

38. Annexe 6.

39. Vies de Dion/Brutus, Brutus, I, 7-8. Plutarque, Vies parallèles , sous la direction de hArtog F., Paris, Gallimard, 2001, p. 1786.

40. Histoire Romaine, XLIII, 45, 3-4.

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l’ancien, on peut aussi appliquer à Brutus le jeune la qualité de régicide. Cette monnaie est la première et la seule de la série de portraits réunis par Fulvio à commémorer un tyrannicide. Un détour s’impose pour examiner le portrait de la victime avant d’examiner celui du meurtrier. Alors que les bustes de César sont nombreux à partir de 44 av. J.-C, aucune légende n’accompagne la reproduction de la monnaie sur le portrait imprimé dans le recueil de Fulvio. En revanche, César est représenté avec la corona laureata et la comète, c’est-à-dire, en César divinisé, ainsi qu’avec le lituus , généralement représenté sur les revers. Mais Fulvio n’avait pas cette solution matérielle, il devait reproduire l’endroit et y concentrer les symboles. C. Perez, dans son livre intitulé La monnaie de Rome à la fin de la République, un discours en images 41 indique que «c’est après la Pharsale que le lituus éclate dans le monnayage de César comme signe indispensable pour faire sanctionner par les dieux, aux yeux de ses contemporains, une victoire impie contre d’autres membres de la communauté civique». Fulvio, dans la biographie étonnamment synthétique qu’il présente de César, emploie une formule de condamnation lapidaire: inepta ambitione. Ces termes doivent être mis en relation avec la couronne que porte César et qui selon Hubert Zenhacker, peut être identifiée à celle des triomphateurs ou des rois étrusques. De plus, c’est le titre la page qui se substitue à l’inscription sur la monnaie reproduite, alors que sur la plupart des portraits, le titre de la page coïncide avec l’inscription sur la monnaie. Le parti pris de l’auteur du recueil est donc on ne peut plus net. Sur les pages précédentes, les portraits des parents de César sont accompagnés de la mention pater caesaris dictatoris et mater caesaris dictatoris. La damnatio mémoriae est à l’œuvre: César est également absent du De viris illustribus de Pétrarque dont l’œuvre comporte de nombreuses mentions de sa détestation du dictateur, précisément en raison de son mépris de la liberté et du coup fatal que ses ambitions ont porté à la République. On le voit donc, le meurtrier de César apparaît comme le meurtrier d’un dictateur aux aspirations non seulement illégitimes mais sacrilèges. La monnaie qui est à l’origine de l’effigie du tyrannicide peut être identifiée avec le très célèbre denier EID MAR42 qui commémore les Ides de Mars, denier frappé par Marcus Brutus lui-même, par l’intermédiaire de son légat en Asie, L. Plaetorius Sestianus. Si le revers du denier représente deux poignards (symbolisant les armes de Brutus et Cassius) ainsi que le pileus, à la fois symbole de la liberté retrouvée et allusion au conditor Romanae libertatis, Lucius Junius Brutus, Fulvio doit se contenter de l’endroit. Reste à expliciter la forme BRVTO choisie par Fulvio pour compléter le BRVT du denier dont la voyelle finale est effacée. Deux hypothèses sont possibles: la première, matérielle, le graveur italien, au moment de compléter le nom du héros, aurait transcrit en italien le BRVTVS latin; la seconde, liée à la tradition de la dédicace au datif, utilisation rétrospective dans un ouvrage imprimé d’une pratique numisma-

41. Paris 1989, p. 37.

42. m h crAWFord, Roman Republican Coinage, Cambridge, 1974, vol 1, pl. LXI, 508/3.

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tique employée à partir de Trajan et que l’on trouve décrite dans l’ouvrage de g . d u P eyrot , Optimo principi: iconographie, monnaie et propagande sous Trajan43

Le texte qui illustre l’effigie est en parfaite cohérence avec la perspective de l’hommage, puisque Brutus s’y voit doté des qualités du sage, de l’orateur et de l’homme d’action, pourvu du bagage intellectuel que sa formation à Athènes et son contact avec les philosophes ont greffé sur une nature déjà dotée de dispositions à la sagesse et à la tempérance en tous domaines. On chercherait longtemps un défaut ou une réserve, même minime, dans ce portrait du tyrannicide. Mais ce qui importe, c’est le choix des termes pour désigner les vertus exaltées:

M. Brutus Caesaris dictatoris interfector, bonarum artium disciplina et philosophiae studiis imbutus, in dicendo uehemens et calidus, moribus a natura grauibus, ad bonum et aequum modestissime ferri uisus, uirtutibus suis a multis amatus, ab amicis desideratus, ipsis quoque hostibus non inuisus, clemens et magnanimus, ab omni iracundia, uoluptate et auaritia alienus eadem acie cecidit44

Le coup d’éclat accompli par Brutus est placé en exergue de ce portrait du dictatoris interfector, en corrélation évidente avec son éducation fondée sur les belles lettres et la philosophie, sa formation permettant en quelque sorte à elle seul d’expliquer sa haine du tyran. À cela s’ajoutent les vertus développées grâce à une association particulièrement heureuse entre un naturel déjà noble et une fréquentation des philosophes, qui donnent à son geste toute sa cohérence. Ce que l’on remarque d’emblée, c’est que César, qui, lui aussi avait bénéficié de la fréquentation des hommes de lettres et des philosophes, faisant le voyage de formation à Athènes, comme tous les jeunes gens de la bonne société romaine, ne semble pas en avoir tiré les mêmes enseignements politiques. Nous pouvons mentionner ici un passage de Cicéron ( Milon 80) qui rappelle que les Grecs ont décerné les honneurs divins aux tyrannicides et que l’on célèbre des cultes pour les honorer. Ainsi Harmodius et Aristogiton avaient-ils leur statue à Athènes; de même Lucius Brutus, le vengeur de Lucrèce, avait-il la sienne à Rome.

Nous savons que Brutus avait rencontré à Athènes des philosophes de toutes les écoles de pensée45: Portique, Académie, Lycée, mais qu’il fut davantage marqué par la pensée de l’Académie. Ses liens avec le stoïcisme sont néan -

43. Wetteren, Belgique, Collection Moneta (68-69-70), 2007, 3 vols: I. La colonne trajane. II. Analyse (les Romains). III. Analyse (Les Daces. Iconographie). Vol II p. 96, les représentations monétaires.

44. Eadem acie fait référence à la fin de la biographie de Cassius: […] integritate, uirtute, constantia singuari praetor. M. Brutum ut in Caesarem conspiraret impulit, demum in Philippis a M. Antonio et Octavio acie uictus occubuit.

45. m l c l A rke , The Noblest Roman, Marcus Brutus and his Reputation , Londres, 1981, p. 12-15.

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moins plus accentués et sa vie personnelle confirme sans doute cet attachement à la pensée du Portique: non seulement il était le fils de Servilia, la sœur de Caton, mais c’est surtout son mariage avec Porcia, fille de Caton qui est souligné dans le De mulieribus claris de Boccace. Caton, oncle, beaupère, éducateur et modèle de Brutus, a droit à son effigie un peu plus haut dans le volume. Les vertus qui sont soulignées dans son portrait inspirent celles qui animent Porcia et Brutus et coïncident avec elles: quem uirum natura ad honestatem, gravitatem, temperantiam, animi magnitudinem iustitiamque ad omnes denique uirtutes magnum hominem et excelsum finxit. Si la vie de Brutus —et son association implicite avec celle de Porcia— délivre un message politique, elle comporte un important arrière-plan philosophique. Brutus avait dédié à Cicéron son propre essai philosophique intitulé De virtute, qualité que son portrait ne cesse de rappeler46 .

Nous retrouvons dans la rhétorique de l’éloge à l’œuvre dans certains portaits, les références aux valeurs stoïciennes qui avaient déjà permis à Boccace de louer Julia, fille de Pompée, Porcia, fille de Caton, valeurs que les humanistes n’hésitent pas à reprendre à leur compte et à répartir équitablement entre les hommes et les femmes susceptibles de porter très haut les vertus sans lesquelles il n’y ni vrai héros ni vraie héroïne. Outre une inclination commune aux vertus et un éloignement des plaisirs les plus immédiats, le point commun des vies de Cassius, Brutus et Porcia est le suicide. Pour Brutus, ce choix lui évite l’humiliation d’être assassiné par les vainqueurs de Philippes, Antoine et Octave (choix qu’avait fait Cassius peu avant lui). Pour Porcia, c’est le refus d’une vie dénuée de sens, de valeur et de dignité, après la mort de Brutus. Mais à l’arrière-plan de ces morts chargées de signification, il y a bien entendu le suicide de Caton. Ce qui ressort de façon éclatante, c’est d’une part, le contraste entre l’absence d’appréciation positive portée sur César et l’éloge appuyé des deux tyrannicides, d’autre part, la similitude entre les vertus exaltées chez les héros et les héroïnes de l’histoire antique, de Boccace à Fulvio, c’est-à-dire, sur un arc chronologique de presque deux siècles. Pour conclure cette réflexion sur les morts par un cortège funèbre, la description que livre Tacite47 des funérailles de Junie, à la fois femme de Cassius et sœur de Brutus, est extrêmement frappante. Le cortège fait en effet défiler sous les yeux des Romains une véritable collection d’ imagines qui retrace toute l’histoire antique, à l’exception notable des effigies des deux tyrannicides, qui, écrit Tacite, par leur absence même, éclipsaient tous les vivants.

46. Cic. Tusc I. I. 5, 121. 47. Annales III, 76.

BiBliographie

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p. laurens, «L’épigramme latine et le thème des hommes illustres au XVIème siècle: Icones et Imagines», Influence de la Grèce et de Rome sur l’Occident moderne, Paris, Belles Lettres, 1977.

c. perez, La monnaie de Rome à la fin de la République, un discours en images, Paris 1989, p. 37.

pétrarque, Lettres familières, Paris, Belles Lettres, Les Classiques de l’Humanisme, Paris, 2005, XVIII, 8, traduction d’André Longpré.

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Julie, épouse de Pompée, Augustarum imagines de Vico

Agrippine l’aînée, Augustarum imagines de Vico

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Augustarum

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Julie, fille d’Auguste, Illustrium imagines de Fulvio Julie, fille d’Auguste, imagines de Vico

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Cossutia Illustrium imagines de Fulvio Brutus Illustrium imagines de Fulvio

Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núms. 31-32 (2015-2016), p. 239-247

DOI: 10.2436/20.2501.01.70

Som per mirar (II). Estudis de literatura i crítica oferts a Carles Miralles.

Montserrat Jufresa, Carles Garriga, Eulàlia Miralles (coords.)

Joan Martí i Castell

Universitat Rovira i Virgili de Tarragona

Institut d’Estudis Catalans

Abans d’entrar directament en el contingut de l’obra, vull confessar que davant d’una miscel·lània tan heterogènia com aquesta no sóc capaç de fer-ne una altra en què s’analitzi el conjunt de les aportacions com a tal; els temes són molt distints. Així, doncs, hauré de ser injust, perquè com que són disset els autors, m’hauré de limitar a molt pocs mots de cadascun dels treballs que han fet.

Deixo per al final la contribució de Francesc Parcerisas, que, en canvi, en l’obra apareix en primer lloc.

Joan Ramon Veny-Mesquida, inspirat en una conferència que va sentir pronunciar a Carles Miralles, elabora la tipificació dels canvis que els autors efectuen en les reescriptures de llurs textos.

Es tracta d’un argument d’especial rellevància, perquè les variacions acostumen a comportar una segona via creativa, una generació artística derivada, que pot arribar a ser una peça autònoma.

Des d’una perspectiva diacrònica, un escriptor pot considerar inadequada una tria de l’original: el temps l’ha poguda fer obsoleta o residual. O pot haver canviat la seva sensibilitat o fins i tot el grau de respecte per tot el que afecta la normativa.

Cal remarcar dues obvietats: d’una banda, en la variació sempre hi haurà un grau de transformació semàntica. De l’altra banda, no és el mateix la variació en la prosa que en la poesia, ja que aquesta exigeix una tècnica que fa que hi sigui més complexa i laboriosa.

Vull plantejar una consideració, que és alhora una pregunta i una premonició: seran possibles treballs com aquest amb la generalització de l’ordinador,

que pot fer desaparèixer per sempre més allò que s’esborra amb un simple clic?

Júlia Butinyà ens endinsa en les afinitats entre Ramon Llull i Lo somni de Bernat Metge. Parla de la recuperació general per part dels humanistes de l’esperit lul·lià.

Es deté particularment en la consideració que els mereixen les autoritats dels sarraïns.

La posició antiaverroista de Llull condiciona la de Metge.

Butinyà es proposa demostrar que en el trànsit d’unes posicions ideològiques a unes de noves, sempre hi resten en aquestes elements de substrat de les primeres.

He de dir que algunes relacions de semblança que pretén Butinyà en l’ús lingüístic entre Llull i Metge, al meu entendre, no són pas tan evidents.

Jordi Cornudella i Joaquim Molas s’ocupen de Carner.

Cornudella fa referència a les variants d’autor. La dèria de Carner a revisar-se no és fruit d’una obsessió o de la inseguretat; respon a l’autoexigència.

Hi avança una tesi: Poesia té molt d’autoretrat.

Ens proposa una divisió en dècades de l’obra carneriana, algunes de les quals de molt baixa producció editorial, i assenyala també desajustaments en la seva composició.

Carner ens mostra l’actitud amb què desxifra la seva obra, en el sentit que estableix un diàleg entre dos Carner, el vell i el jove.

En les classificacions i divisions que fa podem descobrir els paisatges urbans i rurals: pagesos i senyors, menestrals i burgesos. Sentiments de desengany, de recança.

La successió de les estacions i la seva identificació en figures humanes que les representen prenen una força especial en Els fruits saborosos de la primera edat: «som per al món i ell ens escau».

La segona edat és la dels poemes en què el lloc esdevé essència plena. És la de la poesia cívica que apel·la la nostra imaginació històrica.

Cornudella clou el treball amb un apartat que intitula Una proposta de lectura, advertint, d’antuvi, que és ben respectable que cadascú és lliure de llegir el que vulgui i com vulgui; fins i tot de no llegir. Fa una proposta molt didàctica i d’agrair: tenint en compte l’extensió de l’obra, en reclama una edició comentada. I per a fer més clar el suggeriment, ell mateix tanca la contribució amb la transcripció i les notes a tres poemes.

Joaquim Molas ens regala Quatre cartes de Josep Carner a Eduard Toldrà ; dues escrites a màquina i dues, a mà. Música i poesia, doncs, es barregen. Molas descriu la intervenció d’Enric Morera a musicar textos de Carner; una audició íntima a casa de Cambó; la notícia a La Publicitat , en la secció La música, en què es reprodueix un fragment autògraf de la partitura i una pro-

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sa també autògrafa de Carner, i tres figurins de Nogués: una conjunció artística absolutament inèdita i de primeríssim ordre.

Tota obra escrita que hagi d’ésser musicada cal que s’adapti a aquesta finalitat, la qual cosa permeté a Carner d’anar revisant i fent variacions del text que escrivia.

Les cartes que publica Molas completen l’epistolari aplegat per Manent-Medina i es conserven en el fons Toldrà de la Biblioteca museu Víctor Balaguer, de Vilanova i la Geltrú.

Sam Abrams escriu el treball Emoció i paisatge a la poesia de T. S. Eliot Hi contraposa la poesia romàntica o tardoromàntica a la de l’alta modernitat, que reacciona abolint les expansions emotives. Dels tardoromàntics, Eliot tria tres poetes: Charles Algernon Swinburne, Alfred Lord Tennyson (a qui Eliot va prologar una obra) i Rudyard Kipling; d’aquest darrer, cal remarcar que Eliot el va salvar amb la seva autoritat: en va dirigir una esplèndida antologia. Abrams ens fa conscients de la magnitud de la complexitat en considerar les fonts del moviment anglonord-americà de la primera meitat del segle XX. Lligant amb la tendència nefasta a la simplificació agressiva a què es refereix Abrams, posa com exemple de la branca europeista de l’alta modernitat a Eliot, justament com a poeta d’emocions. De vegades les emocions no són expressades pel mateix autor, sinó mitjançant personatges i situacions diversos, els quals palesen uns sentiments que són de qui escriu: és el correlat objectiu.

Abrams es pregunta per què es manté el prejudici sobre la poesia de l’alta modernitat. Ho atribueix a l’efecte de les idees estètiques de tres teòrics de principi del segle XX: T. E. Hulme, Paul Elmer More i Irving Babbitt. Eliot va saber conjuminar els sentiments amb el classicisme i el sentit de la tradició. Abrams destaca una solució poc estudiada a què recorre: la utilització del paisatge i la topografia, particularment a Four Quartets

Jordi Malé analitza les versions catalanes de Antígona de Guillem Colom, Salvador Espriu, Joan Povill, Josep Muñoz, Romà Comamala, Pere Alberó i Jordi Coca.

Antígona s’ha associat fins avui amb el cristianisme i així es manifesta en l’adaptació que en fa el poeta mallorquí Guillem Colom. Es produeix una recreació dramàtica, en què Antígona és comparada amb Jesucrist.

De manera semblant, també en Joan Povill l’heroïna és vista com a màrtir cristiana, encara que la versió és més fidel en general a l’obra original.

La versió de Salvador Espriu, en canvi, cerca una recreació que manifesti unes preocupacions de caràcter eminentment polític. Llei, justícia, lluita fratricida. Espriu persegueix la reconciliació. Vesteix el personatge de Lúcid conseller i és a través seu que, com ja assenyalà Carles Miralles, Espriu acusa els qui no fan res davant d’actituds despòtiques del poder.

Acusació que reprendrà en el pròleg d’una altra versió catalana de Antígona, la de Josep M. Muñoz, el qual es decanta més pel drama psicològic. Muñoz

presenta la guerra entre germans com un enfrontament entre dues ciutats, que no tenen per què ésser concretes. Persegueix la veritat més que no la pau; és una lluita contra la impostura de la corrupció.

La Antígona de Muñoz és influenciada de la d’Anouilh, el qual influenciarà també la versió de Romà Comamala. En Comamala sembla que hi ha un retorn a una Antígona cristiana, encara que Jordi Malé és caut respecte a una interpretació tan categòrica.

La versió de Pere Alberó és la que més s’allunya de la versió de Sòfocles, tot fent una reinterpretació política del mite, en què s’evidencia la inquietant consideració de les contradiccions, dels paranys i de les claudicacions de la democràcia de què parla Ricard Salvat.

La darrera versió de Antígona escrita fins avui, la de Jordi Coca, és la que ens retorna a l’origen. Una Antígona dins i fora del temps. Recupera els conceptes d’‘amor’, de ‘perdó’ i de ‘pietat’, però lluny de cap consideració religiosa. Contra la inhumanitat i la injustícia. Tanmateix, Coca recupera de la versió d’Espriu dos motius: el de la guerra fratricida i el del silenci motivat per la por.

Jordi Julià aporta el treball L’empremta de Kavafis a la poesia catalana (19601985).

Carles Riba considerà Kavafis el poeta modern grec més profund. Havia arribat a interessar tot Europa.

Julià fa un interessant recorregut sobre fets, cartes i persones que podien haver motivat l’acostament de Carles Riba, a partir sobretot del fet que Júlia Iatridi li enviés una còpia de Ítaca. Es planteja la influència que hauria pogut tenir Gabriel Ferrater en el descobriment del poeta neogrec per part de Riba. És una qüestió que Carles Miralles obrí en el pròleg a les Tragèdies d’Eurípides, traduïdes pel mateix Riba.

La primera edició de les versions catalanes dels poemes de Kavafis traduïts per Riba és de 1962. Kavafis havia estat model de poetes de la segona meitat del segle XX: del Gabriel Ferrater de Da nuces pueris o Meja’t una cama; de Jaime Gil de Biedma; de Gaspar Jaén; de Feliu Formosa; o de Maria Àngels Anglada, pel que fa a la historia mitològica, el passat hel·lènic, el paisatge; de Narcís Comadira, en els poemes històrics i en la ironia dramàtica: un Kavafis menys sensualista i corporal. Joan Margarit ingressa en la poesia de la mà de l’alexandrí; Jaume Pont s’hi acull en la vinculació de cos i record, l’absència dels altres; Francesc Parcerisas o Josep Piera són altres deutors de Kavafis. Julià reconeix agraït la gran tasca d’Eudald Solà i de Joan Ferraté de facilitar que es poguessin llegir tots els poemes canònics de Kavafis en català. Fins a l’any 1975 era entre nosaltres un gran desconegut. Lluís Llach, amb Viatge a Ítaca, una cançó basada en la traducció de Riba, comença a fer sonar Kavafis a Catalunya.

Àlex Broch escriu Crònica d’un primer llibre crític: Notas sobre literatura española contemporánea (1955) de J. M. Castellet. En un primer apartat explica la formació, l’origen i la prohibició del llibre.

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N’exposa la història del conflicte i segrest, per un article publicat a Ateneo, a través d’una carta d’Eugenio Fuentes Martín, director de la revista, al ministre d’Educación Nacional, Joaquín Ruiz Jiménez. És una joia exemplar de com actuava la censura.

El llibre de Castellet es divideix en quatre parts, amb un total de dotze articles. Parla del seu concepte de l’inconformisme al servei de la cultura crítica del moment.

El llibre es prohibí teòricament per la inclusió d’un article que no havia respectat algunes notes prèvies de censura. El fons de la prohibició hem d’imaginar que fou tot un altre…

Castellet es dol del grau de desconeixement de la literatura contemporània universal, que impedeix l’entrada en la modernitat. Pel que fa concretament a Catalunya, hi planteja una qüestió que encara és viva i que potser ho serà per sempre més: la de la pràctica del bilingüisme, amb una situació subordinada de la llengua pròpia. Analitza també, paral·lelament, l’actitud de la crítica literària i l’enlairament de determinades obres que no mereixerien ésser considerades.

Del llibre de Castellet, se’n remarcà la gosadia, el coratge de parlar tan obertament i sincerament… i agressivament. Però prevalen opinions com la de Sordo, el qual publicà una ressenya a Revista, un passatge de la qual diu: «Opinemos o no como Castellet, hemos de acoger este libro como uno de los más importantes que haya proporcionado la crítica española después de nuestra guerra».

Josep Miquel Sobrer, a Barcelona 1961: assaig de retrat literari estudia personatges de la importància de Josep M. Espinàs, Manuel de Pedrolo, Joan Perucho, Mercè Rodoreda i Salvador Espriu, en una anàlisi sincrònica i paradigmàtica. S’atura a l’any 1961, i en unes obres concretes.

A L’últim replà, Espinàs hi fa descripcions de la vida quotidiana amb tècnica detallista i l’expressió del sentiment d’una societat dividida i consumista; amb un registre lingüístic acostat a l’ús habitual, que manifesta una via cap a la modernitat que es reclamava.

Manuel de Pedrolo, a Una selva com la teva, recorre a una protagonista femenina que escandalitza el lector benpensant; a una tècnica narrativa variada i directa, plena de diàleg. Com si fos un text de teatre de l’absurd. Amb un rebuig total del romanticisme. Pedrolo era conscient que per a canviar el món calia, primer, conèixer-ne les seves misèries més esteses i, mirant d’esquivar com podia la censura franquista, procurava revelar-les amb cruesa. Les històries naturals de Joan Perucho formen part de la literatura fantàstica, que combina història i ficció. No es preocupa per la versemblança. No hi ha intriga. És una novel·la utòpica, idíl·lica, encara que amb vampir. Amb regust noucentista pel que fa la tria lingüística.

La Plaça del Diamant de Mercè Rodoreda destaca per damunt de les altres narracions contemporànies. És relativament una novel·la històrica. Una narració realista, del tot creïble. L’argument retorna a models tradicionals.

La pell de brau de Salvador Espriu fou el llibre de poemes capdavanter d’aquells anys, segons Sobrer. Hom sabia que el títol es referia a la península Ibèrica, però de manera especial a Espanya i als toros, que envesteixen i són envestits ensems: víctimes i botxins. Espanya com a Sepharad, que implica el concepte d’exili interior.

Josep M. Castellet ha subratllat la circularitat de La pell de brau: el final que retorna a l’inici. Circularitat que és poètica, temàtica i lingüística.

La pell de brau ha estat interpretada com a una obra d’intenció política, on la mort i l’esperança es barregen. Tanmateix, passats els anys, se n’ha valorat més allò que és simbòlic, al·legòric, record del passat.

A una distància considerable, no és la mateixa, ni de molt, la consideració literària de Pedrolo i d’Espinàs que la de Rodoreda o Perucho i, en un estadi de transició, la d’Espriu. I es cometen injustícies dures, perquè no s’hi val a llevar les connotacions històriques del treball dels creadors: l’obra de tots es fa en un lloc, en un moment, en una situació i amb un fi més o menys volgut.

Mariàngela Vilallonga i Joaquim Mallafrè s’ocupen de l’obra de Mercè Rodoreda. Vilallonga titula la seva aportació Algunes claus per arribar a algunes fonts de Mercè Rodoreda. Es refereix a la manera diversa amb què hom pot donar les fonts de què beu i fins i tot a com les amaga. Rodoreda cita Ovidi en parlar de les metamorfosis a Mirall trencat; parla de Kafka; d’alguns noms de personatges de contes de Hemingway, i de novel·les de Faulkner. Això no obstant, adesiara confessa, encara que solament a mitges, els autors de qui aprèn i també en silencia molts.

Vilallonga ha estudiat amb profunditat les fonts i les citacions de Rodoreda. El nucli de la seva contribució és la presentació d’un passatge en què Rodoreda tradueix literalment uns versos que Guy Soury havia traslladat al francès. Òbviament, l’article de Vilallonga és expressament i a consciència una obra oberta…

Joaquim Mallafrè se centra en les traduccions a l’anglès de La plaça del Diamant de Bush, Rosenthal i O’Shiel. Bush, que avui viu a Barcelona, és el qui més estrictament pot ser qualificat de traductor professional. Entrant en l’obra de Rodoreda, Mallafrè remarca que cap dels tres traductors no se sotmet a versions intermediàries. Presenta sempre exemples prou extensos i clars per a demostrar els seus supòsits. Explica molt bé, i em consta que li agrada de fer-ho, com s’han traslladat algunes expressions idiomàtiques específicament catalanes. Així, es refereix a frases com «a bots i barrals», «fer el desmenjat», «acabar com el rosari de l’aurora», «qui no té feina, el gat pentina», «puja aquí dalt i balla». En Bush predomina la intenció de la literalitat. Rosenthal mostra ocasionalment l’oblit d’alguna frase, en una versió que vol fer més lliure. També para atenció Mallafrè en el llenguatge d’especialitat, que en el cas de Rodoreda és força abundós en allò que es refereix a les espècies botàniques o a la fauna.

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En suma, l’aportació és una relació clara de les possibilitats o tendències en la traducció, i de les preferències per unes o altres, no sempre reeixides o justificables.

Lluïsa Julià titula el seu treball Viola d’amore, de Maria Àngels Anglada, homenatge a Thomas Mann. L’obra, del 1983, és una reflexió sobre la música i l’art.

Els protagonistes són els components d’un trio i inclou en la trama el descobriment d’una partitura de Mozart. S’hi palesa la voluntat d’Anglada de crear una genealògica en femení de l’art en l’època contemporània. L’art es defineix com la lluita pel control del sentiment que l’obra de Mann representa.

En l’apartat La música, harmonia i natura, Julià ens descobreix el sentit musical que té Anglada; l’estreta relació entre música, poesia i natura. S’al·ludeix en el text a l’admiració per Màrius Torres. El cant dels ocells, en sentit literal, no com a títol, sobretot dels rossinyols, es considera el més pur, i serà un referent constant en l’obra posterior d’Anglada. Un altre apartat se centra en Climent Moragues. Viola d’amore és també una reflexió sobre la traducció, una tasca que Anglada practicà assíduament. Una obra densíssima, amb referències abundoses a compositors, que ens descobreix personatges il·lustres poc o gens coneguts.

Giuseppe Grilli, escriu uns paràgrafs entre creatius, de ficció i de realitat. No m’ha estat fàcil seguir el viatge que proposa. Confesso que la meva ignorància m’ha impedit capir la gran quantitat de sobreentesos amb què juga. El seu recorregut comença a l’Illa d’Artur. Sentiments de desencís, felicitat, fruit de l’imprevist, que ens troba fent cara d’enze (Mestre Carner dixit). La Barceloneta, amb Joan Salvat Papasseit, l’aparició de Martí de Riquer, el trontollament de la filologia catalana. Samsa: un gran seductor de la modernitat; entremig, el Tirant lo Blanch, i una mort sota el llit. Can Mauri i Pere Gimferrer que s’hi refugia. Fedra a Sicília; Palerm; la vulgaritat de Claudia Cardinale. Els paranys carnerians que són la clau de la felicitat. Viatge a Pisa en honor a Mercè Rodoreda; Tango a París; trobar la felicitat en l’error. Biblioteques… Fi.

Josep Murgades regala aforismes amb la seva aportació Aforística adiàfora No puc estar-me de fer-ne una petitíssima selecció entre els diversos apartats en què els divideix l’autor; II. De re historica. No dir que es fa, sinó fer; fer és no dir que es fa; qui diu que fa, no fa; mentre es diu, no es fa; si veritablement es fa, no es diu V. De ambivalentia vitae Saber-ho tot fora paralitzant VI. De vita, de morte. De jove, pretens canviar el món; de gran, ja fas prou si només et proposes que ell no et canviï gaire a tu VIII. Estructuralia Un gitano entra en una pastisseria i què demana? Un braç de paio! X. De litteris, de generis, de artibus. Més difícil que saber escriure només hi ha una cosa: Saber llegir Et cetera, et cetera, et cetera, amb què acaba Josep Murgades, qui mostra un gran enginy, una ironia fina, una subtilitat profunda i un sentit de l’humor envejable.

Marta Pessarrodona escriu Sóc una dona honrada? Memòries de Fawcett Library, Londres . Ens hi explica una anècdota personal que transcorre en aquesta biblioteca. La dèria per Virginia Woolf la hi dugué. Tot el que s’hi guardava era de dones o relacionat amb les dones. Hi havia, és clar, material important entorn de Virginia Woolf i d’ella mateixa. A Pessarrodona, li passà pel cap que un plec de les cartes de Woolf podrien ésser ‘custodiades’ per la seva bossa particular. Va renunciar a la temptació, inspirada en el títol interrogatiu de la novel·la de Mercè Rodoreda Sóc una dona honrada?

El destí féu que la biblioteca passés a un altre lloc i que Pessarrodona no sàpiga on pot ésser aquell recull de cartes que, de la seva bossa, hauria pogut passar, per exemple, a l’Arxiu Nacional de Catalunya o a altres mans de familiars de Woolf. L’honradesa no deixa de fer males passades…

La miscel·lània es tanca amb un breu Instant grec de Josep Piera. Recorda la fantasia feliç que fou per a ell Grècia. S’hi lamenta que ningú no parli ja de la Grècia clàssica; es parla de les ruïnes de la Grècia actual. Grècia ja no és el que era. Ni serà la que va ésser, insisteix Piera, en una mena de tornada del seu escrit. Una ruïna derrotada sota mar; sense cap poeta que la canti ni cap mecenes que la salvi. Però Grècia, per damunt de tot, ha forjat una cultura que encara ens distingeix, ens destaca i ens fa existir.

He dit, en començar, que deixava per al final justament l’aportació que en el llibre apareix en primer lloc: la de Francesc Parcerisas. La raó és que he volgut que les darreres paraules, encara que totes ho són, siguin més directament un homenatge a Carles Miralles.

Parcerisas titula el seu treball La construcció del jo. Parteix de l’anàlisi i les impressions personals sobre alguns aspectes de Robert Graves trets d’un pròleg. El procés vital que hi descriu serveix a Parcerisas per a preguntar-se més genèricament què pot haver mogut l’intel·lectual català de la segona meitat del segle XX per a construir-se a si mateix. Una pregunta que naturalment ateny la figura de l’homenatjat.

La paraula, la seva especificitat, és a dir, la llengua i el lloc són els tres factors primordials que condicionen l’ésser. Tres factors en què el moment històric en què es donen no hi és indiferent. Per a la generació de Carles Miralles pagava la pena conservar la cultura que hauria d’esperonar-nos a atènyer la terra lliure, noble i culta.

Autoconfirmar-se en un passat, per a aixecar un futur digne mitjançant la reconstrucció: l’adob preuat per a una collita millor, diu Parcerisas, qui subtilment enlaira la inclinació humanística com una forma de trobar-nos i de bastir nous espais de llibertat. Veu en Carles Miralles les passes fetes per a aprofitar allò que els mestres ens ensenyaven i hi descobreix el poeta que expressa la reflexió dubitativa, inquieta, insegura, però que mostra la infrangibilitat de la bellesa moral.

Tanca la seva aportació tot obsequiant-nos amb el fragment poètic d’un llibre inèdit de Carles Miralles, que ara i aquí expressament no desvelaré.

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Som per mirar (II). Estudis de literatura i crítica oferts a Carles Miralles 247

Gràcies a la coordinació que han dut a terme Montserrat Jufresa, Carles Garriga i Eulàlia Miralles, autors del Pròleg , que es reprodueix enterament en anglès, s’ha aconseguit l’edició d’un recull magnífic de treballs. I gràcies també a Publicacions i Edicions de la Universitat de Barcelona, al Rectorat de la Universitat de Barcelona, a la Facultat de Filologia i a l’Institut d’Estudis Catalans, que s’han volgut implicar en la publicació que presentem.

NOTA. En acabant d’enllestir el text de la ressenya, Carles Miralles ha traspassat, el 29 de gener de 2015. Vull sumar-me a l’homenatge que se li ha retut amb la miscel·lània objecte de les consideracions fetes: que les paraules meves siguin d’agraïment i d’admiració al mestre, al company, al col·lega, a l’amic que ens ha deixat. Carles Miralles ha estat un professor excel·lent, un investigador molt destacat internacionalment en l’àmbit de la filologia grega i un poeta exquisit descobert i reconegut massa tardanament. El seu exemple i les seves obres resten per sempre en la història de la ciència, de la cultura, de l’art literària.

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bibliogrAPhy: at the end of the article. Anglo-Saxon system

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French indentation: 1,2 cm. Example:

bibliogrAPhy

F. grAF 1993, «Dionysian and Orphic Eschatology: New Texts and Old Questions», in th h cArPenter; chr. A. FArAone (edd.), Masks of Dionysus, Ithaca - London, pp. 239-258.

m. PArry 1929, «The Distinctive Character of Enjambement in Homeric Verse», TAPhA 60, pp. 200-220.

m. l. West 19982 [1990], Aeschyli Tragoediae cum incerti poetae Prometheo, Stuttgart-Leipzig.

The abbreviations of ancient authors’ and works’ names are, regarding the Greeks, those of the LSJ; regarding the Latins, those of ThlL. Exceptions: Aesch. (no A.) Suppl. Sept. Pers. PV Ag. Ch. Eum.

Soph. (no S.) Ai. El. OT Ant. Tr. Phil. OC

Eur. (no E.) Cycl. Alc. Med. Her. Hipp. Andr. Hec. Suppl. HF Ion Tro. IT El. Hel. Pho. Or. Ba. IA Rh. Pind. (no Pi.) Pyth. Ol. Isth. Nem.

Bacch. (no B.)

Thuc. (no Th.)

Dem. (no D.)

Aristoph. (no Ar.) Ach. Eq. Nub. Vesp. Av. Pax Lys. Thesm. Ran. Eccl. Pl. Xen. (no X.)

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