La décision en droit de la santé Didier Truchet
Les Dîners de l’Institut Diderot
www.institutdiderot.fr
La décision en droit de la santé Didier Truchet
Été 2014
SOMMAIRE
AVANT-PROPOS
p. 5
LA DÉCISION EN DROIT DE LA SANTÉ
p. 7
DÉBAT
p. 21
LES PUBLICATIONS DE L’INSTITUT DIDEROT
p. 33
Dominique Lecourt
Didier Truchet
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AVANT-PROPOS Lorsque Didier Truchet a accepté de venir à l’Institut Diderot exposer ses réflexions sur le droit de la santé, nous n’avions pas idée de l’urgence et de la gravité du cas (Vincent Lambert) qui allait au même moment donner une illustration tragique des enjeux des questions réunies sous ce chef. Sans doute, cette actualité l’a-t-elle poussé à organiser son exposé autour de la notion de « décision ». Cette notion fondamentale se situe à la jointure du droit et de la médecine. En tant que telle, sa portée philosophique est indéniable. Savoir ce que signifie « suivre une règle » est, par exemple, la question sur laquelle n’a pas cessé de travailler le philosophe anglais Wittgenstein en son temps. C’est par elle que s’ouvre l’exposé qu’on va lire. Qui décide ? demande ensuite Didier Truchet qui ne cache ni les embarras des juristes, ni les angoisses des médecins devant les actuels emprunts au droit anglo-saxon. Question de responsabilité. Les exigences de l’opinion publique sont devenues très sévères depuis trente ans alors que se succédaient les grands scandales sanitaires. Transparence, conflits d’intérêts, principe de précaution… Comment éviter que la complexité de la procéduralisation de la décision n’aboutisse à ce que se répandent des « décisions sans auteur ». Rien ne serait pire… Sinon l’absence même de décision ! Nous tenons à remercier nos invités d’avoir participé au très riche et très vif débat qui a suivi l’exposé et dont le texte est ici reproduit. Dominique Lecourt Directeur général de l’Institut Diderot
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LA DÉCISON EN DROIT DE LA SANTÉ Lorsque l’Institut Diderot m’a fait l’honneur de m’inviter, il m’a donné pour thème général le droit de la santé. L’actualité de cette matière est suffisamment riche pour offrir une vaste gamme de sujets : le système de santé, les droits du malade, la responsabilité, la fin de vie… Mais de manière spontanée et quasiment irréfléchie, j’ai eu envie de parler de la décision. Je ne sais pas très bien d’où cette envie a surgi. Sans doute les discussions récentes que nous avons eues au sein du Comité national consultatif d’éthique sur les sciences de la vie et de la santé (CCNE), à propos de la fin de vie, ont-elles été le catalyseur d’interrogations que j’avais en suspension : qui prend vraiment la décision d’interrompre une vie, que la personne soit capable d’exprimer sa volonté ou qu’elle ne le soit pas ? La question de la décision n’a évidemment rien d’original. Elle est même le pain quotidien des juristes puisque le droit est un art de la décision, c’est-à-dire du choix entre plusieurs solutions qui peuvent être également licites 1. Le constituant, le législateur, le juge, les autorités administratives, les sujets de droit privés ou publics etc. décident, dans le cadre d’un appareil normatif considérable et très étudié. Hors du droit, chacun à notre niveau, nous prenons tous des décisions et somme tous destinataires de décisions. 1. Ou illicites, puisque le droit est un système relativement complet et clos sur luimême qui prévoit et traite sa transgression, en organisant de manière très diverse, la correction et la sanction de ses violations.
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C’est donc un thème énorme et banal que je ne pourrai qu’effleurer. C’est aussi un thème transversal, qui dépasse largement le droit de la santé que je privilégierai. C’est enfin un thème synthétique, car la décision cristallise au moment où elle est prise, une masse de données proprement juridiques (que le juge administratif désigne comme les « circonstances de droit ») et de données matérielles, économiques, sociales, politiques, techniques, éthiques… (« les circonstances de fait »). On pourrait croire que si prendre une décision (autant que possible une bonne décision) est par essence difficile, l’analyser juridiquement est aisé, ou du moins, codifié par des siècles, et même des millénaires d’expérience et de réflexion. Ce n’est pas mon sentiment. En droit de la santé (mais on ferait le même constat dans tout autre champ, sans doute), je suis au contraire frappé par la difficulté croissante que l’on éprouve à cerner le processus décisionnel et son produit, la décision. Pour n’être pas trop long, je me bornerai à poser trois questions, qui me semblent actuellement les plus délicates : - Qu’est ce qu’une décision ? - Qui décide ? - Dans quel(s) intérêt(s) décider ?
I. Qu’est ce qu’une décision ? A cette question, le droit apporte une réponse classique : une décision est l’acte de volonté d’une ou plusieurs personnes (physiques ou morales) qui produit des effets juridiques : elle crée des droits et/ou des obligations pour elles-mêmes ou pour des tiers, les modifie, les supprime… Les juristes, qui sont de grands classificateurs, ont développé des catégories très précises de décisions : juridictionnelles ou non juridictionnelles, publiques ou privées, unilatérales ou conventionnelles, collégiales ou prises par une seule personne, réglementaires ou individuelles, explicites ou implicites, etc. Mais ce travail indispensable d’analyse et de classement ne résout pas toutes les difficultés. La principale, selon mon expérience, est de faire admettre 8
aux médecins qu’une décision juridique ne résulte pas mécaniquement de l’application de la règle : elle est conditionnée par la règle, mais elle n’est pas dans la règle. Il faut donc leur montrer l’existence et la légitimité du pouvoir discrétionnaire. Il désigne une capacité de choix entre plusieurs solutions également légales, prévue et encadrée par le droit. Ils le confondent facilement avec le pouvoir arbitraire, qui, désignant l’exercice d’un bon plaisir non réglé, n’a pas sa place dans un Etat de droit. Or le pouvoir discrétionnaire est bien plus fréquent que son antithèse, la compétence liée : comme son nom l’indique, celle-ci désigne une situation dans laquelle le décideur, placé dans une situation de fait donnée, n’a pas de choix car les règles en vigueur lui dictent la décision qu’il doit prendre 2. Habitués par la science expérimentale à ne valider une découverte que si l’expérience donne toujours le même résultat dans les mêmes conditions de température, de pression etc., les médecins ont du mal à accepter que dans les mêmes circonstances de fait, le raisonnement juridique puisse aboutir à des résultats différents et également valides. Ce n’est pas la seule difficulté. Identifier une décision est de plus en plus difficile. Il faut d’abord évoquer ce que je nommerais les « décisions par contrecoup ». Je ne vise pas les décisions implicites, qui résultent du silence d’une autorité administrative (ou d’ailleurs d’une autre personne 3) sur la demande qui lui est adressée. Au bout d’un certain temps, il signifie soit acceptation de la demande, soit refus de celle-ci 4. Pour qui n’est pas familier de la règle, il peut y avoir incertitude sur la signification de l’absence de réponse, mais 2. On identifie notamment la compétence liée à la présence dans une loi de l’expression suivante : la personne compétente « est tenue » de …. A l’inverse, l’expression « elle peut …» indique un pouvoir discrétionnaire. 3. Par exemple, la tacite reconduction. 4. La règle traditionnelle (deux mois de silence de la part d’une autorité administrative signifient le rejet de la demande) vient d’être inversée par une loi du 12 novembre 2013 (en principe, ils signifient désormais acceptation de la demande). Mais cette loi n’est pas encore en vigueur et n’a pas reçu, à ce jour, les décrets d’application qui doivent préciser les nombreuses exceptions qu’elle connaît.
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pour les juristes, la décision implicite est une véritable décision qu’ils savent parfaitement traiter. En parlant de « décisions par contrecoup » ou « par défaut », je vise les effets des priorités stratégiques, par exemple d’investissement. Lorsqu’une personne publique (l’OMS, l’Union européenne, l’Etat, une agence régionale de santé, un hôpital public…) ou privée (une clinique privée, une entreprise pharmaceutique, une mutuelle…) décide de faire porter son effort prioritaire sur une pathologie, une discipline médicale, un équipement etc., elle décide du même coup de ne pas consacrer ses moyens aux autres. C’est évidemment légitime (et inévitable dans un contexte financier « contraint », comme on dit pudiquement lorsqu’on n’a pas le sou pour faire plus ou mieux, si j’ose dire). Mais le délaissement de ce qui n’est pas prioritaire n’est pas toujours pensé clairement par le décideur, encore moins exprimé ou connu. Il s’agit pourtant bien d’une décision, qui peut être lourde de conséquences à long terme. On le voit avec les maladies orphelines ou les déserts médicaux : les professionnels de santé, les chercheurs, les laboratoires écartent implicitement une maladie ou un territoire de leurs priorités. Seules des incitations publiques européennes, nationales ou locales peuvent (difficilement) les faire revenir sur leur décision. Sur le plan de la technique juridique, la question la plus épineuse est celle de la normativité des décisions. Tout le droit français, privé comme public, s’est construit historiquement sur une conception rigoureuse de la décision : clairement identifiée, opposable à ses auteurs et ses destinataires, obligatoire, contrôlée par un juge si nécessaire, sanctionnée. Certes, il a toujours connu des décisions à portée incertaine : ainsi en droit administratif, de la mesure d’ordre intérieur ou des circulaires dites « non réglementaires ». Mais on s’en accommodait, comme, une exception, marginale, un peu regrettable mais inévitable. C’était la part de souplesse d’un droit du commandement, du pouvoir (celui du chef d’entreprise, de famille, de service ou en matière de santé, le « pouvoir médical ») ou dans l’ordre administratif, de la puissance publique. Et voilà qu’en une trentaine d’années, la soft law a surgi en droit 10
français, sous une influence anglo-saxonne puissamment relayée par l’Union européenne. Il est amusant de constater que dans son Rapport annuel de 1991, le Conseil d’Etat la traduisait par « droit mou » qu’il jugeait sévèrement (« un droit à l’état gazeux » !) et que dans son Rapport annuel de 2013, il opte pour « droit souple », auquel il trouve avec réalisme, bien des mérites. Le droit souple n’a pas fait disparaître le « droit dur » antérieur mais il s’y est ajouté et c’est là que nous avons du mal. Du mal d’abord avec ce droit de l’orientation, de l’incitation qui se combine difficilement avec notre vision traditionnelle du pouvoir. Du mal ensuite à séparer le « dur » du « souple » et à traiter ce dernier. Nous avons fait de grands efforts et de grands progrès, mais il reste une part de mystère. Où est exactement l’aspect décisionnel du droit souple ? Quelles obligations précises met-il à la charge des personnes qui doivent l’appliquer ? Quels droits crée-t-il pour elles ? Et comment faire respecter les unes et les autres ? Quid, par exemple, de leurs responsabilités ? Les réponses à ces questions ne sont pas encore totalement assurées. Or c’est désormais une situation très fréquente, notamment en droit de la santé. Un bon exemple en est apporté par les recommandations (de la Haute autorité de santé, de l’Agence nationale de la sécurité des médicaments et des produits de santé, de l’Agence de la biomédecine), ou par le projet régional de santé avec son empilement de schémas et de programmes. Mais il en est bien d’autres : les chartes, les guidelines, les contrats et conventions d’objectifs, les protocoles d’accord… Dans tous les cas, les professionnels et établissements de santé notamment, se demandent où sont vraiment la décision et son caractère obligatoire. Cela pose la question de la normativité et de l’effectivité du droit. Pour la trancher, la mode actuelle conduit à privilégier l’adjectif « opposable » : droit au logement opposable, référence médicale opposable ou proposition du CCNE de rendre opposables, les directives anticipées. J’avoue considérer cette mode avec quelque réserve. Comme à chaque fois que l’on s’empare d’un terme juridique pour l’utiliser dans un sens différent du vocabulaire juridique, il me semble que l’on apporte plus d’interrogations 11
que de certitudes avec l’« opposable ».
II - Qui décide ? Dans la plupart des cas, on sait qui prend la décision : celui ou ceux qui la signent. Quiconque a suivi le trajet d’un parapheur sait que tant que la ou les personne(s) compétente(s) (directement ou par délégation) n’a pas signé, la décision n’existe pas juridiquement. D’ailleurs, la signature donne parfois lieu à une mise en scène médiatisée, pas seulement lorsque des chefs d’Etat apposent leur paraphe sur un traité international. Mais dans un nombre d’hypothèses croissant, il n’est pas facile d’identifier les auteurs d’une décision, et cela dans tous les milieux et les domaines. La Presse et l’opinion publique ne s’y trompent pas lorsqu’elles moquent les « usines à gaz », les « millefeuilles administratifs » ou « la bureaucratie bruxelloise ». Le pouvoir politique tente de réagir avec des « lois de simplification du droit » (qui n’ont pas beaucoup simplifié 5) sous le quinquennat précédent et un « choc de simplification » (qui tarde à arriver) sous l’actuel. La difficulté de savoir qui décide, tient à plusieurs facteurs. Le premier est la « procéduralisation » des décisions. Aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, de plus en plus de décisions doivent être prises après une procédure consultative très ample. En effet, dans la société actuelle, il est souvent indispensable d’informer, entendre, consulter avant de décider 6. Mais il arrive que la décision soit noyée dans la procédure au point que l’on peine à savoir qui l’a prise. Le 5. J’ai le souvenir de la Ministre chargée de la santé annonçant dans un colloque qu’elle honorait de sa présence, que la loi dite « Hôpital, patients, santé, territoire » en préparation serait simplificatrice et pour la première fois, supprimerait plus d’articles du code de la santé publique qu’elle n’en créerait. Je ne doute pas de la sincérité de ses intentions, mais quelques mois plus tard, la loi du 21 juillet 2009 comportait 135 articles et occupait 88 pages dans la version électronique du JO ! 6. Sauf à s’exposer au reproche majeur de la « décision prise sans la moindre concertation ».
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juge administratif déploie une grande finesse d’analyse pour isoler indépendamment de la décision finale, les maillons de la chaîne qui sont décisionnels (et donc directement susceptibles de recours devant lui) et ceux qui ne le sont pas, et parmi ces derniers, ceux qui sont susceptibles d’influer sur le sens de la décision finale et ceux qui ne le sont pas : on parle à ce sujet d’« opérations complexes », ce qui montre que le travail… n’est pas simple. Le juge pénal tente lui aussi de démêler l’écheveau de tous ceux qui ont contribué à une catastrophe sanitaire, par leur action ou leur inaction, quand bien même ils n’auraient pas été juridiquement compétents pour décider : le nombre infime des condamnations prononcées montre qu’il a le plus grand mal à y parvenir. J’observe cette tendance à la procéduralisation avec l’une des décisions les plus difficiles à prendre, celle de la fin de vie. Le législateur avec la loi Leonetti, le juge administratif avec ses décisions dans l’affaire Vincent Lambert 7, le CCNE avec sa proposition de substituer une « procédure collective » à la procédure collégiale 8, mettent à juste titre l’accent sur la nécessité d’une procédure longue, prudente, complexe. Mais ce faisant, ils prennent le risque que l’on se trouve en présence d’une décision sans véritable auteur. Ainsi, certains disent que lorsque le patient ne peut pas exprimer sa volonté ou n’a pas donné de directives anticipées, le proche, le médecin, le juge qui décide l’interruption du traitement, agit au nom et pour le compte de ce patient, voire en présume le consentement. Je ne partage pas cette opinion : il faut, me semble-t-il, avoir le courage de dire que c’est ce proche, ce médecin, ce juge qui décide lui-même, en fonction de l’idée qu’il se fait de l’intérêt du malade et non en vertu d’une sorte de mandat ou de délégation implicite qui ferait de ce dernier le véritable décideur. C’est une question d’éthique de la décision. Je dis cela avec un profond respect pour ceux qui prennent une décision dont le poids est très lourd à porter. 7. Voir les deux décisions rendues en référé par l’Assemblée du Conseil d’Etat les 14 février et 24 juin 2014. 8. Voir son avis 121 sur la fin de vie (juillet 2013) et les observations générales que lui a demandées le Conseil d’Etat dans l’affaire Lambert (mai 2014).
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Un deuxième facteur de la difficulté d’identifier un décideur tient à la « codécision ». Elle n’est pas une convention, mais un acte unilatéral qui a plusieurs auteurs. Elle n’est ni nouvelle, ni propre au droit de la santé : on sait combien les décisions prises après une procédure interministérielle peuvent être délicates et seuls les spécialistes du droit de l’Union européenne savent vraiment décoder la subtilité de la procédure de codécision (par le Conseil et le Parlement sur proposition de la Commission) qui constitue la « procédure législative ordinaire » au sens des articles 289 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Dans le domaine de la santé, la codécision est illustrée par l’article L 1111-4, alinéa 1er du code de la santé publique, qui date de la « loi Kouchner » (4 mars 2002) : « Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé ». Le texte ne prête pas à l’ironie car ses intentions sont nobles et il a contribué à changer les mentalités 9. Mais il est très difficile à interpréter et à appliquer. Peut-on vraiment croire à une codécision, alors que par ailleurs, l’article L 1111-2 donne sagement à la personne le droit « d’être tenue dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic » ? En tout cas, le juge (judiciaire ou administratif) n’a pas pour l’instant considéré que la participation de la personne à une décision malheureuse atténuerait la responsabilité du professionnel de santé. Si l’on voulait un autre exemple, l’article L 313-3 du code de l’action sociale et des familles l’offrirait, de manière ici caricaturale, avec l’inextricable enchevêtrement des compétences exclusives ou conjointes du Président du conseil général, du Préfet et du directeur général de l’Agence régionale de santé envers les établissements et services sociaux et médico-sociaux. Le troisième facteur que je souhaite évoquer est l’incertitude dans laquelle on décide. Il diffère des précédents en ce que
9. Pour l’état antérieur du droit, je me permets de renvoyer à D. Truchet, La décision médicale et le droit, AJDA 1995 p. 611.
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formellement, on sait en général qui décide. Il les rejoint car en pratique le décideur est souvent dépendant des experts qui peuvent être les vrais auteurs de la décision. Décider en situation d’incertitude est évidemment une situation extrêmement fréquente : incertitudes politique, économiques (surtout en période de crise), sociales, technologiques, personnelles... Ce sont même elles qui donnent toute sa signification au choix que comporte une décision. En matière sanitaire, l’incertitude est constante et particulièrement forte. Rares sans doute sont les décisions médicales qui en sont exemptes. Tout diagnostic, tout pronostic, toute indication thérapeutique comportent leur part de doute, quelques que soient les précautions dont on les entoure. Le droit prend d’ailleurs en considération la relative volatilité de la science : l’article L 110-5 du code de la santé publique cite les « connaissances médicales avérées » et « l’état des connaissances médicales » parmi les éléments qui déterminent les « soins les plus appropriés » auxquels le patient a droit. Son article R 4127-32 (code de déontologie médicale) évoque « les données acquises de la science ». Informer le malade des risques du traitement ou de l’opération proposés est une obligation pour les professionnels de santé, que la jurisprudence apprécie avec une rigueur sans cesse accrue. Elle se livre à un travail difficile pour discerner la part de responsabilité qui incombe au médecin prescripteur et à tous ceux qui ont contribué à sa décision en l’éclairant par leurs constatations antérieures, leurs analyses, leurs images ou leurs consultations. Chacun en principe répond de ses actes mais on hésite parfois pour savoir qui a vraiment décidé. Dans un autre registre, j’ai été le témoin (voire dans une mesure infiniment modeste, l’acteur) des décisions en situation d’incertitude, lorsque je siégeais au Conseil supérieur d’hygiène publique de France 10. Il n’était que consultatif mais son influence était assez grande pour que ses avis soient généralement suivis par
10. Créé en 1902, il a été supprimé en 2004 et remplacé par le Haut conseil de la santé publique.
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l’Administration de la santé, ce dont ses membres étaient très conscients. Je garde un souvenir intense de ses débats, parfois organisés en urgence, lorsque de nouvelles menaces pandémiques ont surgi dans le monde entier : SRAS, H1N1, H5N1… Qui peut décider et comment décider, lorsque, comme c’est son rôle, l’OMS notifie continûment des informations non encore validées (et parfois démenties par la suite), mais que l’on ne sait en réalité rien, ou si peu, sur la nature et la gravité de la menace ? Un jour, le hasard m’avait placé entre deux des plus éminents spécialistes français de la grippe. L’un me disait dans l’oreille droite « Que de bruit pour rien ! C’est une grippette qui n’aura pas de conséquences », l’autre dans l’oreille gauche « On prend tout cela trop à la légère ! C’est une catastrophe dramatique qui va nous tomber dessus ». Bien incapable d’arbitrer (heureusement, la suite a donné raison au premier), je me disais « Mais comment le Ministre va-t-il pouvoir décider devant une telle division des experts ? ». Je dois dire que cette expérience m’a rendu très indulgent envers tous les ministres de la santé confrontés à une telle incertitude ! Mais, il n’y avait pas que les ministres. A l’époque du SRAS, nous avons été consultés par des entreprises sur la conduite à tenir, les transporteurs aériens notamment. Le Conseil ne décidait rien, bien sûr, mais par des avis généralement suivis, il était à son corps défendant, placé en position de quasi décideur. Et c’est là que le principe de précaution intervient. En droit strict, il ne s’applique qu’en droit de l’environnement et n’affecte pas l’ordre des compétences des autorités administratives, comme le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat l’ont plusieurs fois jugé. En pratique, il en va tout autrement. Jamais vraiment remis du scandale du sang contaminé il y a près de trente ans, l’opinion et les pouvoirs publics pratiquent la « précaution » dans tout le champ du droit, et en matière de santé tout particulièrement. C’est ainsi que la Ministre de la santé a fini par ordonner en 2009 une campagne spéciale de vaccination contre la grippe aviaire de type H1N1 : la mesure a été très critiquée dans son principe (elle était sans doute excessive) et ses modalités. On lui a reproché d’avoir été prise sous l’influence de l’industrie pharmaceutique. Ce qui m’amène à parler des intérêts poursuivis par le décideur. 16
III - Dans quel(s) intérêt(s) décider ? Le troisième point que je souhaite aborder à propos de la décision en droit de la santé est celui de l’intérêt dans lequel elle doit être prise. Il n’est ni neuf, ni spécifique à la matière, mais il est totalement renouvelé par l’actualité récente. L’idée selon laquelle un décideur doit poursuivre l’intérêt pour lequel il a été investi d’un pouvoir de décision, est ancienne. Le code pénal de 1810 punissait déjà l’ingérence, aujourd’hui dénommée prise illégale d’intérêts et réprimée par l’article 43112 de l’actuel code pénal. Depuis le XIXème siècle, la décision administrative est considérée comme illégale si elle est entachée de détournement de pouvoir, c’est-à-dire si son auteur l’a prise dans un but autre que celui qu’il devait poursuivre, un intérêt personnel notamment. En droit civil, la notion d’abus de droit procède, au moins en partie, du même esprit. On considère depuis toujours que l’avocat, le médecin… doit agir dans l’intérêt exclusif de son client. Mais la matière a littéralement explosé devant les nouvelles exigences de l’opinion publique, en réaction à quelques scandales retentissants : une démocratie de la méfiance se substitue à la démocratie de la confiance. Une première étape a été celle de la transparence, qui impose à nombre de décideurs privés et publics de donner des informations sur ce qu’ils sont, sur ce qu’ils font et sur leurs motivations. En droit administratif, une révolution (le mot n’est pas excessif) résulte de la loi du 17 juillet 1978 sur la communication des documents administratifs ; elle s’inscrit dans un mouvement législatif qui n’était pas propre à la France, mais où elle fut souvent pionnière, d’amélioration de l’information des citoyens dans des domaines variés. L’idée générale en est que celui qui a un pouvoir et des informations sur autrui, doit lui permettre de les connaître et de les vérifier. Cette réforme importante est entrée dans les mœurs mais elle ne suffit plus à dissiper les soupçons. Depuis une dizaine d’années, c’est le conflit d’intérêts qui est devenu à la mode. Et comme toute mode, elle a conduit aujourd’hui à une grande confusion des esprits. Elle pèse fortement sur les 17
processus de décision. Chacun se demande désormais, sans être certain de la réponse « puis-je exercer cette fonction sans être soupçonné de conflit d’intérêts ? Puis-je prendre cette décision ou dois-je me déporter (c’est-à-dire, ne pas participer à la décision) ? ». Les juristes aimeraient mettre un peu d’ordre mais ils sont peu audibles, faute peut-être d’y voir eux-mêmes très clair. Le droit de la santé est l’un des plus touchés. Il faut d’abord rappeler qu’il n’est pas anormal qu’une décision satisfasse plusieurs intérêts, lorsque ceux-ci ne sont pas opposés : toute autorisation administrative (une autorisation de mise sur le marché d’un médicament comme un permis de construire) satisfait aussi bien l’intérêt général dans lequel l’autorisation a été instituée que l’intérêt privé du demandeur ; la fixation administrative du prix d’un médicament pris en charge par l’assurance maladie, aussi bien l’intérêt de la santé publique que l’intérêt économique du fabricant. L’établissement ou le professionnel de santé qui propose à un patient d’entrer dans un protocole d’expérimentation d’un médicament se trouve-t-il ipso facto en conflit d’intérêts ? A mon avis non : il poursuit légitimement et légalement deux fins qui ne se contredisent pas : soigner et participer à la recherche. Mais certains bons esprits répondent « oui ». Il ne faut pas confondre trois situations en réalité fort différentes : comme je viens de le dire, la poursuite conjointe des intérêts différents mais non contradictoires que sa fonction implique (en ce sens, un médecin hospitalier est nécessairement à la fois agent public et au service de l’usager, l’avocat auxiliaire de justice et au service de son client) et comme je vais le dire, les liens d’intérêts d’une part, et les conflits d’intérêts d’autre part. Les liens d’intérêts ne doivent pas êtres considérés comme immoraux ou illégaux par principe. Qu’un laboratoire pharmaceutique finance une recherche ou une formation ne signifie pas automatiquement que celles-ci seraient mauvaises ou que ceux qui y participent auraient abdiqué leur indépendance. Il ne faut pas exagérer, faute de quoi les conséquences pratiques pourraient être graves, en particulier en écartant les meilleurs experts ! Mais on exige aujourd’hui de « déclarer ses intérêts ». A la suite du 18
scandale « Mediator/Benflorex », une loi du 29 décembre 2011 (dont le Titre 1er porte le nom significatif de « Transparence des liens d’intérêts »), a imposé une obligation très large de déclaration des intérêts, notamment aux membres et experts des institutions sanitaires 11. C’est une excellente mesure. Cependant quiconque a rempli une telle déclaration sait combien elle est lourde : à mon avis, elle remonte trop loin dans le temps et le seuil d’exonération est trop bas, ce qui expose le déclarant de bonne foi à des oublis et le lecteur à ne pas discerner aisément les liens significatifs des liens insignifiants. Lien d’intérêts ne signifie pas forcément conflit d’intérêts. D’ailleurs, selon la loi, avoir des liens déclarés n’a ni pour objet ni pour effet systématique de disqualifier le déclarant ou de vicier la décision qu’il a prise ou à laquelle il a participé. Un décideur ne se trouve en conflit d’intérêts que lorsque ses divers liens (voire, ceux de ses proches, ce qui n’est pas sans poser problème) le privent de l’impartialité avec laquelle il doit agir : il ne doit pas poursuivre ou paraître poursuivre deux fins opposées ou incompatibles, celle qui résulte de sa fonction et une autre. Alors là, oui, il doit se déporter ou être écarté du processus, faute de quoi il s’expose à des sanctions disciplinaires, civiles ou pénales, la décision qu’il a prise ou à laquelle il a participé pouvant en outre se trouver viciée de son fait. Encore faut-il raison garder en vérifiant qu’il y a bien deux intérêts distincts et qu’ils s’opposent véritablement. J’espère ne pas manquer à mon obligation de discrétion en disant que le CCNE s’était demandé si la participation de certains de ses membres à la Commission Sicard n’allait pas les placer en conflit d’intérêts.
11. « Elle mentionne les liens d’intérêts de toute nature, directs ou par personne interposée, que le déclarant a, ou qu’il a eus pendant les cinq années précédant sa prise de fonctions, avec des entreprises, des établissements ou des organismes dont les activités, les techniques et les produits entrent dans le champ de compétence de l’autorité sanitaire au sein de laquelle il exerce ses fonctions ou de l’organe consultatif dont il est membre ainsi qu’avec les sociétés ou organismes de conseil intervenant dans les mêmes secteurs. Elle est rendue publique. Elle est actualisée à l’initiative de l’intéressé. » (extrait de l’article 1451-1-1 du code de la santé publique, issu de la loi de 2011).
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J’étais de ceux auxquels une réponse négative paraissait évidente, puisque le Comité et la Commission poursuivaient exactement le même intérêt, celui de faire progresser la réflexion sur la fin de vie. Il faudra du temps pour que l’on réussisse à définir précisément le conflit d’intérêt 12 et à le traiter sereinement. La question est en France, encore trop récente, trop chaude, trop militante aussi, pour que l’on ait atteint un équilibre satisfaisant entre les exigences de transparence et de loyauté des processus décisionnels et leur non moins nécessaire efficacité. Aux termes de ces propos, j’ai conscience de n’avoir qu’effleuré un sujet immense, même si on le réduit au champ de la santé. Du moins, ai-je essayé de poser les questions qui me paraissaient les plus délicates aujourd’hui. Décider est certes difficile, mais l’indécision coûte cher sur tous les plans ! Mon dernier mot sera « respect ! ». Le respect par les décideurs de leurs obligations juridiques et morales peut seul assurer celui de leurs décisions par ceux qu’elles concernent.
12. L’article 2 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique (consécutive au « scandale Cahuzac ») dispose : « constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Mais c’est une définition « au sens de cette loi », qui n’est donc pas applicable en dehors de son champ d’application.
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Débat Didier Sicard : Quand un directeur d’entreprise, un médecin ou n’importe quelle personne de la société civile prend une décision, sa responsabilité est engagée. Quelle est celle du juriste, quand il décide ? Comment faire que le juriste connaisse un peu l’angoisse de la prise de décision, comment l’en rendre, sinon comptable, du moins responsable ? Didier Truchet : L’angoisse existe. Certes, les juristes conseillent plus de décisions qu’ils n’en prennent… Cependant, les juristes décident aussi, et tout particulièrement les juges. Et ils sont très conscients de leur responsabilité ! D’ailleurs, leur activité engage leur responsabilité professionnelle. J’ai une assurance professionnelle qui me couvre au cas où je donnerais de mauvais conseils à l’occasion d’une consultation. Indépendamment de leur responsabilité disciplinaire en cas de manquement à la déontologie, les notaires ou les avocats sont souvent condamnés à indemniser leurs clients qu’ils ont mal représentés ou conseillés. Le juriste se sent donc tout à fait responsable, et le juge aussi. Il existe, d’une part, une responsabilité de l’Etat, du fait des défauts de fonctionnement de la justice, par exemple en cas de délai déraisonnable de jugement, et, d’autre part, une responsabilité personnelle des magistrats. Nous ne sommes pas hors des mécanismes de responsabilité. Didier Sicard : Je crois que nous connaissons actuellement une crise de civilisation en matière de décision. Dans l’entreprise, le problème ne se limite jamais à choisir de gagner 10 au lieu de 5, ou quand il se pose comme ça, il ne s’agit pas d’une décision. Le juge a peut-être un pouvoir discrétionnaire, il a néanmoins des guides juridiques pour prendre ses décisions, alors que dans l’entreprise nous sommes obligés en permanence de choisir entre les termes d’une alternative dont nous ne connaissons pas les conséquences. J’ai ainsi toujours dit que je prenais mes décisions en méconnaissance de cause. Et si notre société est malade, si notre développement économique est si faible, c’est notamment parce que nous n’avons plus les moyens de prendre des 21
décisions. Nous sommes soumis à une multitude de directives d’origines extrêmement diverses que nous ne pouvons pas hiérarchiser, comparer, ni même respecter. J’ai toujours écouté avec beaucoup d’attention l’avis des juristes, mais en ajoutant qu’en fin de compte, il me revenait de prendre la décision. Car un juriste, un médecin ou un architecte aura tendance à donner un avis qui ne risque pas de le mettre en défaut et les suivre systématiquement revient alors à ne pas décider. Didier Truchet : En ce qui concerne le juge, je voudrais préciser qu’il est la seule autorité qui ne puisse pas ne pas décider. L’article 4 du Code Civil dispose que le juge ne peut pas refuser de statuer sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi. Le juge doit ainsi décider, et engager sa responsabilité. Pensez au juge Burgaud, ou au pilori qui attend un juge d’application des peines s’il libère un condamné et que celui-ci récidive, alors que la décision a été prise consciencieusement. Les juges ont une conscience très grande de leur responsabilité et de ce qu’ils risquent, et l’angoisse du juge vaut probablement dans bien des circonstances celle du médecin. Même s’il y a des mécanismes d’autocorrection, à savoir l’appel et la cassation : une décision prise par un juge peut ainsi être infirmée, corrigée par un autre juge. Didier Sicard : On a l’impression que les décisions sont désormais considérées avant tout du point de vue de la responsabilité pénale de celui qui les prend, avec pour conséquence que plus personne ne prend de décision, parce qu’il y a un risque pénal. Les médecins fuient le risque médical, parce qu’on n’a plus le droit de ne pas guérir, et l’on fuit le risque juridique parce qu’on n’a plus le droit d’aboutir à une solution qui pourrait être remise en cause. Didier Truchet : Vous avez raison, tout le monde craint le risque pénal. Une date essentielle a été le scandale du sang contaminé. De plus la pression pénale s’est beaucoup diversifiée, le nombre d’infractions possibles a considérablement augmenté, et l’opinion publique veut, non un responsable, mais un coupable, alors 22
que l’on sait que dans certains cas la voie pénale n’est pas une bonne réponse, par exemple dans le domaine des catastrophes sanitaires, car les enquêtes aboutissent rarement à des condamnations. Les juges n’approuvent pas cette appétence pour la voie pénale, car leur charge est déjà fort lourde. Et même en essayant de fuir le risque juridique, on s’expose à ce qu’il nous rattrape, car ne pas décider, c’est décider quand même et cela peut vous être reproché. Il ne faudrait toutefois pas exagérer. Combien y a-t-il en réalité de médecins poursuivis ? Pénalement, très peu. Mais quand cela arrive, il y a un tel battage médiatique que les médecins ont la conviction d’être le gibier des juges d’instruction. De même, très peu de chefs d’entreprise sont condamnés pénalement… Gérard Andreck : La soft law présente un aspect dangereux. Nous avons un droit français bien établi, un droit européen qui se met en place, et à un moment on délègue de facto à certains organismes, par exemple les organismes de contrôle pour les assureurs, une liberté relativement à laquelle il faudrait des garde-fous et pouvoir intervenir. Didier Truchet : Je suis de votre avis, et le Conseil d’Etat a émis des propositions pour en faire un meilleur usage 13. Comme je l’ai dit, la soft law est inconfortable, mais nous arrivons petit à petit à nous en accommoder. Ce que j’appelle les systèmes normatifs a-juridiques, qui se développent partout, m’inquiète davantage. Bâtis par la pratique, ils ne sont pas nécessairement immoraux, mais ils s’affranchissent du droit en vigueur et sont beaucoup plus dangereux que la soft law parce qu’ils sont très fragiles, et qu’ils s’effondrent au premier recours. Ils se développent comme des protections contre l’instabilité ou la mauvaise qualité de règles de droit qui semblent inadaptées ou inapplicables.
13. Conseil d’Etat, Etude annuelle 2013 : Le droit souple, Paris, La Documentation française, 2013. Un dossier de presse est disponible sur http://www.conseil-etat.fr.
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Gérard Andreck : Il me semble aussi qu’une condition nécessaire pour être un grand Etat est d’avoir un droit influent et de qualité. Or bien que nous ayons un droit très élaboré sur la majorité des sujets, pensez-vous qu’il puisse encore rivaliser au plan mondial ou européen face au droit anglo-saxon ? Didier Truchet : Je pense que le droit français a déjà beaucoup perdu de son influence dans le monde. Le Code Civil et la jurisprudence administrative française ont pourtant été de merveilleux articles d’exportation. Après la chute du Mur, beaucoup de pays de l’Est se sont tournés vers la France pour rénover leur droit. C’est la France, par exemple, qui au début des années 90 a remporté l’appel d’offres de l’Etat polonais pour refaire la formation de ses 6 000 magistrats. Il n’empêche : dans les institutions communautaires le droit français a été relayé progressivement par le droit allemand, et maintenant par le droit anglo-saxon. La Banque mondiale publie régulièrement un rapport Doing Business dans lequel elle évalue la qualité des systèmes administratifs et juridiques des grands pays du monde. Elle est sévère pour le droit français. Notre droit conserve pourtant une assez bonne image et il est souvent en avance, notamment en droit de la santé et en droit de l’information et de la communication. Michel Hannoun : J’ai deux questions. La première, puisque vous avez dit que le droit français dans le domaine de la santé était en avance, porte sur les class actions : sont-elles, en matière de santé, une bonne chose, ou devrions-nous éviter cette procédure ? Je voudrais ensuite avoir votre avis sur les avis… Vous avez évoqué la question de la Commission de transparence : celui qui prend la décision sans suivre l’avis devient coupable, or celui-ci n’est susceptible d’aucun appel, d’aucune discussion. Imaginez qu’un Président de Conseil général prenne une décision d’adoption contraire aux avis émis, qui en général ont tous été conformes au premier et qui, comme j’en ai fait l’expérience, peuvent ne pas du tout correspondre à une réalité locale. Comment prendre la décision, dans ce cadre, ce qui peut éventuellement signifier d’aller contre l’avis ? 24
Didier Truchet : Mes collègues spécialistes de procédure sont très réservés envers la manière dont la loi vient d’introduire la class action en France. Disons d’abord qu’il s’agit d’une procédure civile, pas d’une procédure pénale, donc les gens qui tiennent vraiment à la procédure pénale n’y auront pas recours. Comme administrativiste, je me demande ensuite dans quelle mesure la class action peut être engagée contre des personnes publiques. Je ne vois aucun obstacle à ce qu’elle puisse être engagée contre les gestionnaires de service public industriels et commerciaux, comme la RATP ou la SNCF, mais je ne sais pas si elle pourra être engagée contre les services publics administratifs. En ce qui concerne les avis, le mot désigne des réalités différentes dans notre droit administratif. Certains sont qualifiés par la jurisprudence du Conseil d’Etat comme des « mesure d’ordre intérieur » qui ne sont pas susceptibles de recours, d’autres comme de véritables décisions susceptibles de recours. Juridiquement parlant, on sait - après coup - analyser la chaîne d’avis et distinguer l’avis décisionnel et l’avis consultatif. Mais dans la pratique, et vis-à-vis de l’opinion publique, on peine, comme vous le dites, à discerner le moment où la décision s’est précipitée. Jean-Marc Raby : On parle de nos jours de management transgressif, et je me demande si prendre les bonnes décisions n’est pas aussi l’art de prendre des décisions transgressives relativement au droit ou aux règles, ou plutôt de prendre des décisions légèrement transgressives, car tout est dans la mesure. Comment jugeriez-vous une telle approche ? Didier Truchet : Le droit prévoit sa propre transgression, et sa réponse, à savoir la sanction. Vous avez la liberté de faire ce qui est interdit, au risque d’en payer le prix. De toute manière, il y a un doute ontologique dans le droit. Ceux qui demandent conseil au juriste attendent une certitude juridique comme on attend du médecin une certitude médicale. Mais dans les deux cas, cela est bien souvent impossible. Le juriste ne peut pas donner de certitude, parce qu’il y a l’interprétation de la règle, la liberté, 25
l’aléa contentieux, etc. Il est par conséquent de notre devoir déontologique de juriste, de prévenir quiconque s’adresse à nous de cette part de doute. Il me semble néanmoins qu’il faut, pour répondre à votre question, distinguer deux choses. D’un côté, ce que vous appelez « légèrement transgressif » peut en réalité être l’exercice légal du pouvoir discrétionnaire. Mais de l’autre, il peut être une violation délibérée du droit, ou son évitement par les systèmes normatifs a-juridiques, que j’évoquais il y a un instant. En cas de contestation, il revient au juge de trancher. On peut de moins en moins compter sur sa lenteur pour gagner du temps, car les procédures de référé sont devenues très efficaces. Dominique Lecourt : La lecture de textes philosophiques sur ces questions-là pourrait être utile aux étudiants, ça donne de bons résultats dans les études de médecine... Didier Truchet : Vous mettez le doigt sur un de mes regrets, avoir participé à ce qui me paraît aujourd’hui une faiblesse des études de droit, qui se sont sans arrêt technicisées et refermées sur elles-mêmes. Nous avons créé à Paris II un « Collège de droit » qui fonctionne très bien, et qui propose une licence en droit, accompagnée d’une autre composante : Économie, Humanités ou Carrière Internationale. Il s’agit d’une formation lourde, ouverte sur d’autres disciplines et très sélective. Nous faisons aussi des efforts pour les étudiants en difficulté avec une année spécifique, sans redoublement, pour les mettre à niveau, par exemple en français et en histoire. Malgré ces efforts, je crois néanmoins que les études de droit se sont beaucoup trop refermées sur elles-mêmes. Didier Sicard : L’usage juridique du principe de précaution depuis une douzaine d’années n’est-il pas paradoxalement le fossoyeur du doute, dans la mesure où il devient une sorte de joker que l’on joue lorsqu’on est précisément incapable de prendre une décision ? Cette situation ne rend-elle pas le droit d’une prudence excessive, le principe 26
de précaution n’a-t-il pas bouleversé le droit ? Didier Truchet : Il l’a en tout cas profondément transformé dans le domaine de la santé et de tous les secteurs à risque. Votre formule est heureuse : il s’agit bien d’un joker, et un joker on peut le jouer mal ou bien. Le principe de précaution a, d’un côté, des effets pervers. Il tétanise littéralement les décideurs publics, et il aboutit à sur-dimensionner les décisions. Tout un nombre de mesures sont prises même si l’on sait qu’elles sont inapplicables, par exemple dans le transport routier ou en matière médicale, car en raison du principe de précaution les décideurs ont peur des conséquences pour eux s’ils ne les émettent pas. Mais le principe de précaution a aussi un effet heureux : on réfléchit désormais davantage avant une décision essentielle qu’il y a trente ou quarante ans. On s’informe, on cherche davantage où se situe le risque. Mais là où ça ne va plus, c’est quand on revendique le risque zéro. Dans ce cas, en effet, on ne décide plus rien. Dominique Lecourt : Le principe de précaution demande en fait que le risque soit non avéré, pour être appliqué… Didier Truchet : Quand on sait quel est le risque, il n’y a pas de grande difficulté. Ce qui est extrêmement compliqué, c’est le risque de risque. Cela me rappelle le « Grenelle des ondes », qui m’a laissé le souvenir d’une cacophonie complète : il s’agissait d’évaluer des conséquences des ondes sur la santé qui pourraient n’apparaître que dans vingt ans. Les fanatiques de l’anti-onde voulaient tout interdire : Wi-fi, WiMax, télécommandes, fours à micro-ondes etc. ; de l’autre les opérateurs de téléphonie mobile juraient qu’il n’y avait aucun risque. Et nous ne savions rien, on ne pouvait croire aucun des deux, et le principe de précaution ne servait à rien. En fin de compte, un consensus mou s’est fait autour de propositions plutôt comiques comme déconseiller l’usage du téléphone mobile pour les enfants de moins de six ans… 27
Eric Hamraoui : Seriez-vous d’accord pour dire que le droit, dans notre société, s’appuie sur un certain degré de prudence, et constitue alors un antidote à la logique de l’urgence, du court-termisme, du présentisme ? Didier Truchet : Je ne suis pas d’accord, pour une raison platement technique : le droit sait traiter l’urgence. Une phrase célèbre du commissaire du gouvernement Jean Romieu, devant le Conseil d’Etat en 1902 disait que « quand la maison brûle, on ne demande pas au juge l’autorisation d’envoyer les pompiers ». Il y a ainsi depuis longtemps toute une théorie de l’urgence et des circonstances exceptionnelles permettant de mettre la légalité ordinaire entre parenthèses. Les procédures de référé, il suffit de penser à des affaires récentes comme Vincent Lambert ou Dieudonné, sont des procédures d’urgence. Bernard Granger : J’aimerais revenir sur la question de la recommandation. Un de mes collègues qui est diabétologue et aussi philosophe a écrit un livre consacré aux recommandations 14, dans lequel il montre deux choses. Premièrement, qu’entre le moment où une recommandation est édictée et celui où elle est appliquée, beaucoup de temps peut s’écouler. Deuxièmement, qu’une recommandation peut ne pas être appliquée en raison de l’ignorance du praticien, ou de son bon sens : dans 50 % des cas le fait de ne pas appliquer la recommandation se fait dans l’intérêt du patient. Or les médecins craignent de plus en plus, et probablement de façon exagérée, que ne pas appliquer la recommandation, même s’ils jugent que cela est dans l’intérêt du patient, leur fait courir un risque. Quelle est votre appréciation sur ce point ? Didier Truchet : Il devrait être clair qu’une recommandation n’est pas obligatoire dans tous ses termes, - c’est la différence
14. G. Réach, L’inertie clinique, Une critique de la raison médicale, Paris/Berlin, Springer, 2012.
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avec un règlement – et par conséquent qu’un médecin est libre, s’il a de bonnes raisons, de ne pas suivre la recommandation, sans avoir à craindre de sanction. Cela à condition qu’il tienne bien son dossier, ce qui n’est pas toujours le cas, afin de pouvoir expliquer ses décisions ensuite. Cette liberté du diagnostic médical et de l’indication thérapeutique n’est d’ailleurs pas forcément liée aux recommandations. Je pense aux AMM qui ne sont pas des recommandations, il s’agit de droit dur. Il est admis qu’il puisse y avoir des prescriptions hors AMM, à condition évidemment qu’elles soient pleinement justifiées par la situation particulière du malade. Ce qui, apparemment, n’était pas le cas dans l’affaire du Mediator, où pourtant un efficace lobbying médical a obtenu du législateur que la responsabilité des médecins qui l’avaient prescrit hors AMM un peu légèrement, ne soit pas mise en jeu, pour l’instant du moins. Jean-Claude Seys : La recommandation laisse manifestement une marge d’appréciation, vous avez mentionné votre université ou les transporteurs routiers qui ne respectent peut-être pas totalement la règle… On se demande en fin de compte si un certain nombre de dispositions législatives ou réglementaires n’ont pas pour but de dégager le politique ou l’administration de toute responsabilité, sans chercher à modifier la réalité. Si on applique la totalité des règles, on ne peut rien faire, et c’est alors comme si l’administration disait qu’elle est prête à fermer les yeux, mais seulement s’il n’y a pas de problème. C’est une dérive où des textes qui au départ doivent donner des orientations servent en fin de compte à sanctionner, tout en exonérant les décideurs politiques ou administratifs. Didier Truchet : C’est malheureusement vrai. Les juristes le déplorent et renvoient la balle aux politiques – ce ne sont pas les juristes qui font les règles… Nous sommes unanimes à déplorer ce que vous dites, à constater la baisse de qualité de la production normative. Je crois que c’est un des éléments de la crise que connaît le pays. Tout se passe comme si on croyait mettre fin à la crise, en surproduisant des règles et en les étendant constamment, alors que cela produit l’effet inverse. 29
Dominique Lecourt : On doit pouvoir faire quelque chose : je suis frappé de constater qu’en fin de compte, vous êtes d’accord sur le diagnostic, les solutions sont connues, mais pourtant rien n’est fait, et on déplore ensuite l’alanguissement de notre pays… Didier Truchet : Cela me rappelle le doyen Georges Vedel, qui nous racontait que Félix Gaillard, sous la IVème République, lui avait demandé - déjà ! - de réfléchir au malaise fiscal, et que le comité, après un travail extrêmement savant, avait conclu que la principale cause en était l’impôt… Et bien pour le droit, c’est un peu pareil.
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La décision en droit de la santé La notion fondamentale de « décision » se situe à la jointure du droit et de la médecine. En tant que telle, sa portée philosophique est indéniable. Savoir ce que signifie « suivre une règle » est, par exemple, la question sur laquelle n’a pas cessé de travailler le philosophe anglais Wittgenstein en son temps. C’est par elle que s’ouvre l’exposé qu’on va lire. Qui décide ? demande ensuite Didier Truchet qui ne cache ni les embarras des juristes, ni les angoisses des médecins devant les actuels emprunts au droit anglo-saxon. Question de responsabilité. Les exigences de l’opinion publique sont devenues très sévères depuis trente ans alors que se succédaient les grands scandales sanitaires. Transparence, conflits d’intérêts, principe de précaution… Comment éviter que la complexité de la procéduralisation de la décision n’aboutisse à ce que se répandent des « décisions sans auteur ». Rien ne serait pire… Sinon l’absence même de décision ! Dominique Lecourt Directeur général de l’Institut Diderot
Agrégé de droit public, Didier Truchet est professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II). Président du Conseil national du droit, membre du Comité consultatif national d’éthique, auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier aux PUF le « Que sais-je ? » sur le Droit public (2014).
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Didier Truchet