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Questions de la salle

politique de souveraineté numérique sans avoir notre propre matériel. Comment être souverains si notre matériel est américain, coréen ou chinois? Vous proposez un fonds de dotation pour pouvoir lancer des grands acteurs, mais je pense que, plus spécifiquement, l’urgence est de lancer un grand constructeur européen de matériel.

Matthieu Bourgeois : Oui, on pense tout de suite à de grands succès industriels comme Arianespace et Airbus. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, de champion numérique européen. Je n’ai pas de recette miracle pour en créer un, mais nous avons donné quelques ingrédients : les investissements privés, la recherche fondamentale, le fonds de dotation.

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Ali Laïdi 8 : Ne faut-il pas ajouter une couche au-dessus des trois niveaux que vous avez dégagés : le découplage numérique? Comme l’ont fait les Russes et les Chinois, qui se sont découplés du système?

Matthieu Bourgeois : Il s’agirait, comme le propose Louis Pouzin, de reconstruire un Internet, un Internet sécurisé européen ?...

Ali Laïdi : …surtout d’annoncer le découplage, comme les Russes, sans nécessairement avoir un équipementier. Les Russes n’en ont pas, mais ils ont réussi à le faire. Donc il y a déjà l’intention politique, au-dessus des trois volets présentés…

................................................................................................................................................................................................................... 8. Journaliste à France 24 et chercheur à l’École de guerre économique.

Bernard de Courrèges d’Ustou : Je suis dubitatif. C’est certes une très bonne idée. Mais évidemment, ce découplage ne serait pas national : nous n’en avons pas les moyens. Il serait européen. Or, j’ai un peu de mal à imaginer comment nous arriverons à entraîner les 27 pays européens dans cette direction. Mais pourquoi pas ? Les Russes savent le faire, les Chinois aussi. Il faudrait que nous en soyons techniquement capables, mais la vraie difficulté est politique. On peut viser cet objectif à long terme, mais, en l’état, il ne me semble pas que l’on puisse la proposer dans un rapport qui vise à infléchir tout de suite notre politique en matière de souveraineté numérique.

Robin Reda 9 :J’ai trois questions rapides. Premièrement, vous n’avez pas beaucoup parlé des administrations publiques et de leur taux d’avancement en matière de protection numérique et de reprise de souveraineté. On a le sentiment que dans beaucoup d’administrations publiques, notamment les collectivités locales, ou les hôpitaux, il y a une réticence encore assez grande sur la mise en place de la protection des données. Les référents protection des données, permis par la loi sur le RGPD, cumulent souvent cette mission avec leurs fonctions et donc ne l’exerce que de façon accessoire. Ne faudrait-il pas faire de ces référents une fonction à part entière et l’étendre pour en faire un métier dédié à la protection numérique dans les administrations?

................................................................................................................................................................................................................... 9. Député de l’Essonne.

Ma deuxième question porte sur l’écart que vous avez relevé entre les investissements dans les moyens régaliens d’État de «la vraie vie» et ceux dans l’espace numérique. La raison me semble résider dans la perception du danger, qui n’est pas immédiatement saillant dans l’espace numérique. La mise en place du métavers, avec une immersion beaucoup plus grande et peut-être une présence plus manifeste des dangers, peut-elle être de nature à rendre ce danger plus tangible et donc à susciter une réaction plus grande de l’État ?

Enfin, vous avez parlé de la relocalisation d’un certain nombre d’infrastructures, notamment des data centers. Cela semble en contradiction avec nos objectifs en matière d’écologie et de développement durable. Ne faut-il pas craindre que l’Europe se tire une balle dans le pied en commençant par imposer une sorte de principe de précaution qui aurait pour effet de ralentir la relocalisation de nos infrastructures?

Bernard de Courrèges d’Ustou : Concernant les administrations publiques, je pense pouvoir dire qu’il y a maintenant des consignes, des directives données en vue de renforcer la protection de nos installations, de nos infrastructures, de nos personnels, et de nos applications. Des critères, du type de ceux de l’ANSSI, doivent être respectés par un certain nombre d’administrations. Il est vrai que je connais surtout le niveau étatique, plus que celui des collectivités territoriales, mais en tout cas, au niveau étatique, il y a une réflexion approfondie sur le

sujet, par exemple une remise en cause de l’emploi de Microsoft par la Défense. Il y a une prise de conscience et le déploiement de solutions souveraines, ou de confiance. Au sujet des relocalisations, RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité, vient de publier une étude assez remarquable sur la situation de l’énergie à l’horizon de 2050 10. Ils retrouvent le problème que vous avez soulevé : si on veut à la fois décarboner et produire de l’électricité en France, il faut renouveler le parc nucléaire, mais il y a des réticences, et installer des éoliennes, mais là aussi il y a des réticences, pareil avec les hydroliennes et le solaire. Même problème si l’on veut reconquérir notre souveraineté industrielle, c’est-à-dire relocaliser un certain nombre d’entreprises, puisqu’il faudra alors transformer en production « durable » en Europe ce qui se fait de façon « sale » ailleurs. Le numérique n’est qu’un cas, majeur certes, de ce problème plus général. Relocaliser des data centers impliquera des coûts en vue d’assurer la compatibilité avec développement durable, mais il faudra prendre nos responsabilités et trouver un arbitrage.

Matthieu Bourgeois : Je rappelle que, malheureusement, le secteur public français a massivement choisi Microsoft dans les années 1980 et qu’à cause de cela, Microsoft s’est totalement implanté. Par un effet de dépendance au parc installé, personne n’a envie de changer.

................................................................................................................................................................................................................... 10. https://www.rte-france.com/analyses-tendances-et-prospectives/bilan previsionnel- 2050-futurs-energetiques

Le coût humain et financier serait considérable. Sensibiliser, ce serait donc aussi dire à tous les responsables publics de ne pas mettre simplement en balance prix et performance, mais aussi le coût pour la souveraineté numérique. Ce qui est rassurant, c’est qu’après avoir choisi Microsoft pour le Health Data Hub, les autorités font machine arrière et ont été assez lucides pour ne pas confier les données de santé des 67 millions de Français de la CNAM à un opérateur étranger.

Deuxième point, sur le danger : vous avez raison, il n’est pas très palpable. Il faut sensibiliser, faire de l’instruction numérique. Je voudrais donner un exemple. En 2002, les hôteliers français avaient 65 millions de clients : les touristes venant en France. Dix ans plus tard, ils n’avaient plus que quatre clients : Booking et ses concurrents. Une poignée d’intermédiaires numériques, un surtout, s’est imposée sur le marché. Les hôteliers ont perdu 20 à 30 % de marge, ils travaillent moins bien, pour un suzerain dont ils sont devenus les vassaux. Dans le droit, je le vois bien, comme avocat, la révolution numérique commence à pointer du nez : les legal techs arrivent, un certain nombre de menaces se profilent sur le marché du droit. Il faut expliquer cela à toute la profession et aux instances ordinales, en l’occurrence le barreau, en les avertissant que nous risquons de perdre notre prospérité. C’est cela aussi la menace : elle n’est pas que sécuritaire, elle est aussi économique. Le grand commerce commence à être touché, le petit a déjà été frappé de plein fouet. Il faut faire connaître tous ces exemples de secteurs sinistrés par le numérique.

Valéria Faure-Muntian 11 : Vous avez opposé, d’un côté, la souveraineté dite historique, définie par les frontières, les prérogatives régaliennes, et, de l’autre, la souveraineté numérique. Il me semble que la perte de souveraineté numérique met aussi en péril la souveraineté traditionnelle et que celle-ci risque plus généralement de disparaître, pas uniquement dans le numérique. L’extraterritorialité du droit, par exemple, s’applique autant dans le reste de l’économie que dans le numérique.

Vous avez aussi soulevé la question des compétences. Elles manquent cruellement en Europe. Il faut attirer plus de gens vers les formations dans le numérique, la cybersécurité, mais pas seulement : il faut aussi renforcer la culture numérique dans tous les métiers. La double compétence est indispensable. La capacité à mesurer l’impact du numérique et à l’utiliser de manière compétente et éclairée est encore assez faible. Certaines décisions opposables aux tiers prises par les préfectures en France se font par exemple à partir de Google Maps…

Et on voit ce genre de choses dans tous les métiers. En plus de former des spécialistes, ne devrions-nous pas commencer par éduquer et par nous prendre chacun en main pour comprendre ce qu’il y a derrière le rideau. Nous sommes des consommateurs d’interfaces : qu’y a -t-il derrière les interfaces?

11. Députée de la Loire.

Matthieu Bourgeois : La double compétence est en effet une question majeure. Le numérique n’est pas une affaire de spécialiste. Il faut « dés-expertiser » le numérique. Le numérique n’appartient pas aux ingénieurs et aux data scientists. C’est faux et c’est à cause de cette méprise qu’on ignore à ce point ce qu’est le numérique. Je suis totalement d’accord avec vous. À long terme, il faut agir par le biais de l’éducation, tout au long de l’école, et pas uniquement sur le plan technique, car le sujet est aussi de nature historique, culturelle, géographique. Mais cela ne portera ses fruits que dans une vingtaine d’années. Dans l’immédiat, à titre personnel, je pense qu’il faudrait restaurer un service national, qui ne se limiterait évidemment pas à la dimension militaire –même si je crois aussi qu’il devrait y en avoir une, car il me semble problématique que les citoyens ne sachent pas défendre leur pays. Un tel service national devrait avoir une dimension cyber, une dimension écologique aussi, et pourquoi pas, toucher à la question de la santé. L’avantage, avec le service national, est que vous « évangélisez » une classe d’âge chaque année. Ça irait très, très vite.

Bernard de Courrèges d’Ustou : Vous avez parlé de « rideau ». Je me permets de mentionner un documentaire américain, malheureusement sur Netflix… : The Social Dilemma, dont le titre a été traduit en français par « Derrière nos écrans de fumée ». C’est un documentaire extrêmement intéressant, on y voit interrogés des gens qui ont travaillé chez Facebook, Twitter, etc., qui ont lancé tous ces outils numériques que nous utilisons,

et qui montrent les dangers que ça peut représenter en matière de manipulation et de cristallisation des opinions. C’est parfois un peu caricatural, mais pour un documentaire américain sur des entreprises américaines, c’est intéressant et très illustratif des menaces qui se dissimulent derrière le rideau.

Matthieu Bourgeois : Notre conviction au Cercle de la Donnée et à Agora 41, c’est que la donnée est clef. On dit « décider en toute connaissance de cause », aujourd’hui on pourrait dire « en toute connaissance de donnée ». Parce que le problème, c’est que si les données viennent de quelqu’un qui les produit sans que nous les comprenions, alors nous devenons la chose de ce producteur. Nous pensons en fonction de ce que cette personne façonne. Les données ne sont pas en Europe, elles sont traitées par des opérateurs extérieurs selon des logiques qu’ils établissent. Dans cette situation, comment dire que nous sommes souverains ? C’est comme si je prenais la becquée tous les matins pour avoir l’information qui va me permettre de penser. Évidemment que dans cette situation, je ne suis plus souverain.

Danièle Bourcier 12 : Il me semble que la question n’est pas seulement technique ou politique, mais presque anthropologique, pour prendre un grand mot. Il se trouve que j’ai participé au projet Légifrance. Légifrance est le fruit d’une coopération. Or la notion de coopération est

12. Directrice de recherche émérite au CNRS.

trop peu présente en France, dans le secteur privé comme public. Il en va de même de la notion de «communs». Je collabore aussi au projet de licence Creative Commons et je signale que si l’on veut s’affranchir de Google Maps, dont il a été question, il existe OpenStreetMap, qui est une application ouverte et communautaire. Entre le privé et le public, il y a le mouvement des communs, fondé sur la coopération, au lieu de tout faire reposer sur la concurrence, beaucoup trop chevillée au corps des Français. Comme si seule la mise en concurrence permettait l’émergence d’une offre efficace. Les communs sont une alternative à promouvoir, par exemple pour la production d’un ministère, sans passer par le droit d’auteur d’une entité privée alors qu’il s’agit de données publiques à partager dans l’intérêt commun.

Matthieu Bourgeois : Cet angle d’approche n’est pas vraiment abordé dans l’étude que nous présentons, mais pour rebondir sur ce que vous dites, on constate que la main invisible n’a pas bien fonctionné. La libreconcurrence a donné lieu à la suprématie des plus forts, qui ne sont pas Européens. Nous pensons donc que l’espace numérique doit être réinvesti par la puissance publique pour garantir à tous la possibilité de disposer de données de bonne qualité, de manière régulée, sécurisée et souveraine. Cet appel à un réinvestissement de l’espace numérique par la puissance publique va un peu dans votre sens, puisque cela devrait favoriser les coopérations, contrairement à un Far West où une poignée d’acteurs ont la suprématie et écrasent toute forme d’initiative.

Thierry Noisette 13 : Ma question complète celle que vient de poser Danièle Bourcier sur le mouvement des communs. Les rapports parlementaires récents, notamment le rapport du député Philippe Latombe de l’année dernière 14, soulignent l’importance des logiciels libres en matière de souveraineté. Quel regard portezvous sur ce sujet?

Matthieu Bourgeois : Nous n’avons en effet pas abordé le logiciel libre. Votre question, comme celle de Mme Bourcier, pose le problème de la propriété. Estce le modèle le plus efficace ? Car qui dit propriété, dit appropriation, et qui dit appropriation, dit concurrence, et pas coopération…

Bernard de Courrèges d’Ustou : Il y a un mot que nous n’avons pas utilisé, mais nous aurions dû le faire, c’est celui de confiance. L’un des atouts des logiciels libres est qu’ils sont partagés et que par conséquent celui qui s’y intéresse et en a les capacités peut savoir comment ils ont été construits. C’est positif, cela permet de connaître et de contrôler les algorithmes derrière les applications.

André Comte-Sponville : Ce qui me frappe, en vous écoutant et en y réfléchissant, c’est la démobilisation de nos concitoyens. Tout le monde se doute bien qu’il y a

13. Journaliste à l’Obs. 14. «Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne», juin 2021, disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/souvnum/ l15b4299-t1_rapport-information.pdf.

un problème du côté des données. Mais on ne voit pas bien lequel. Chaque fois que je clique sur «Accepter les cookies», je sais que je le fais de façon inconséquente, mais en même temps, je dois avouer que je n’ai pas peur. Curieusement, nous vivons dans un pays où les gens ont peur de tout, du Covid, du vaccin, de l’arrivée de la dictature, mais pas du numérique. Peut-être faudrait-il déplacer les peurs, faire en sorte que les gens aient un peu moins peur des virus ou des vaccins et un peu plus du numérique. Mais à cet effet, il faudrait dire clairement ce qu’il y a à craindre. Qu’ai-je à craindre en tant qu’individu, que citoyen, que Français? Pourriez-vous, pour conclure cette matinée, imaginer deux scénarios catastrophes, sur les plans individuel et collectif, aussi bien, cher Maître, en temps de paix, qu’en temps de guerre, mon Général?

Bernard de Courrèges d’Ustou : Les affrontements sont quotidiens : tous les jours des actions sont menées par des organisations étatiques ou des groupes aux ordres de tel ou tel État, pour pirater des données, des plans, des installations. Une source majeure d’inquiétude, ce sont les intrusions qui se multiplient : quelqu’un est entré dans le système, a pu faire le plan des installations, des bases de données, des réseaux, des applications, et puis est ressorti, en laissant, ou pas, un dispositif. Ce qu’on peut alors craindre en temps de conflit, ce sont les détériorations de centrales ou d’installations. Je vous rappelle le cas des centrifugeuses iraniennes qui ont été sabotées à distance a priori par Israël grâce à un virus, Stuxnet.

Cela sans conflit ouvert et alors que le pays ne peut pas ouvertement revendiquer son attaque. Un ennemi peut ainsi tenter de bloquer tout le réseau électrique. La chaîne de dissuasion nucléaire en France est très protégée, mais un ennemi peut tenter de créer une catastrophe énergétique.

Matthieu Bourgeois : En temps de paix, on peut craindre plusieurs choses. Premièrement, une perte de prospérité. Des secteurs entiers sont sinistrés en Europe par le numérique.

Or, qui dit perte de prospérité, dit salaires qui s’effondrent et emplois qui quittent l’Europe ou, en tout cas, qui sont soumis au bon vouloir de l’étranger.

On peut craindre aussi une perte de sécurité, avec là aussi d’ailleurs, des effets sur la prospérité : l’espionnage étatique industriel est quelque chose de bien réel et en effet il faudrait alerter à son sujet avec des exemples très concrets, donner des exemples d’espionnage qui ont mis par terre des sociétés ou des organisations.

La perte de notre culture est aussi un problème majeur. Dans le numérique, l’outil induit l’usage. Personne n’a décidé d’abandonner la pudeur, de s’étaler à la face du monde et de se vautrer dans le voyeurisme. Personne n’a décidé qu’il voudrait prendre ses repas en photo et les donner à voir à tout le monde, comme Instagram nous y invite. Personne n’a voulu se retrouver à échanger

deux cents messages écrits par jour. Personne n’a voulu ça ; c’est l’outil qui a induit cet usage. Et c’est ce qu’il y a de pire. Nous ne sommes plus souverains parce que ces outils-là, nous ne les avons pas véritablement choisis, nous les avons subis, nous les avons pris parce que nos concurrents les ont pris, parce que tout le monde les a pris et qu’à un moment donné il fallait bien les prendre si on ne voulait pas se sentir exclu, avec des dégâts sur notre culture, notre savoir-vivre.

Le risque est ainsi de ne plus maîtriser notre destin. Si on ne choisit plus notre richesse, notre sécurité, notre culture, alors que choisit-on ?

Je terminerai sur un dernier point : l’environnement. L’impact du numérique sur l’environnement est catastrophique : il compte pour 4 % des émissions de gaz à effet de serre aujourd’hui en France ; si on ne fait rien, dans 19 ans, sa part sera de 14 %. C’est une catastrophe. Le numérique non-souverain épuise non seulement nos vies, mais aussi nos ressources naturelles. À ne pas choisir les outils que nous utilisons et à les utiliser sans discernement, nous courons un risque très grave. Tout n’est pas perdu, pas du tout, mais le danger est grave.

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