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Avant-propos
Avant-propos Avant-propos
Qu’est-ce que la souveraineté ? Un pouvoir suprême –non certes tout-puissant (aucun ne l’est), mais sans pouvoir au-dessus de lui, ce qui suppose qu’il soit aussi indépendant.
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Dans nos démocraties, cette souveraineté est censée appartenir au peuple, qui l’exerce par la médiation de ses représentants. Mais en matière numérique ? Qui décide ? Qui contrôle ? Qui limite ? Certainement pas l’État, en tout cas dans les démocraties libérales (certaines dictatures ou « démocratures » y parviennent mieux), ni donc le peuple. C’est que la souveraineté a des frontières. Le numérique n’en a pas. Le peuple a un territoire, qui est son pays. Le numérique n’a pas de patrie, pas d’État, et pas d’autre territoire que le monde.
Du moins c’est ce que nous pensons spontanément – si l’on peut appeler ça une pensée. Nous avons l’habitude de surfer en toute tranquillité et naïveté sur le Web, de stocker ingénument nos données sur le Cloud, sans que cela nous pose de problème ou suscite en nous autre chose qu’une très vague et très incertaine inquiétude. Nous utilisons quotidiennement des « applis » ou des
logiciels, souvent américains, dont nous ignorons presque tout, sur des machines – téléphones, ordinateurs, tablettes – dont nous ne comprenons pas le fonctionnement et dont l’origine, le plus souvent asiatique, nous indiffère. Nous avons tort, et c’est ce que j’ai compris en écoutant l’avocat Matthieu Bourgeois et le général Bernard de Courrèges d’Ustou, qui ont résumé pour nous les travaux fort riches de deux Think tanks spécialisés, Agora 41 et le Cercle de la Donnée. « Hume m’a réveillé de mon sommeil dogmatique », disait Kant. Ces deux-là m’ont réveillé de mon trop confiant sommeil numérique. Ils en réveilleront d’autres.
Ils nous secouent d’abord par leurs questions. Comment être souverain quand on n’est pas capable de produire ce qu’on utilise ? Quand les données sont stockées hors de France, hors d’Europe, dans des pays qui ont leurs lois propres et ne relèvent donc pas des nôtres ? Quand nous nous soumettons volontairement, en acceptant les cookies, à des « conditions générales d’utilisation qui font plusieurs dizaines de pages », que nous ne lisons pas et serions d’ailleurs incapables de comprendre ? Quand les organes de régulation du numérique (qu’on croit à tort purement techniques, alors qu’ils ont « un poids considérable ») sont tous situés hors d’Europe, principalement aux États-Unis ? Quand de quasi-monopoles « ont littéralement éradiqué la concurrence dans certains marchés » ?
On se préoccupe beaucoup, à juste titre, d’indépendances énergétique et militaire, sans lesquelles notre
liberté serait menacée. Mais la même question, montrent nos deux experts, se pose pour le numérique : « Nous sommes-nous donnés les moyens d’être indépendants ? Ou bien sommes-nous en état de servitude ? Sommesnous devenus, non pas souverains, mais vassaux ? Dépendants de puissances étrangères ? »
Toute question appelle réponse. La leur est moins rassurante qu’on ne le souhaiterait, moins décourageante qu’on ne pourrait le craindre. « Le déficit de souveraineté français et européen en matière de numérique est patent », mais rien n’est perdu si nous nous donnons collectivement les moyens d’un sursaut. Comment ? En recourant à ce que nos deux intervenants appellent « un colbertisme éclairé », c’est-à-dire un réengagement de la puissance publique pour protéger notre espace numérique et en faire, de préférence à l’échelle de l’Europe, « un espace sécurisé et garanti ». Le péril est réel. Les défis sont immenses. À nous de trouver les ressources – économiques, techniques, intellectuelles –qui permettront de les affronter. Ce que la France a réussi pour le nucléaire, civil et militaire, ce que l’Europe a réussi avec Arianespace et Airbus, pourquoi n’en serions-nous pas capables s’agissant du numérique ?
Il y a urgence. Le numérique est le lieu et l’enjeu d’une compétition intense. Les États-Unis, la Chine et la Russie y sont en position dominante. Israël et les deux Corées (celle du Nord faisant « du cyberrançonnage » de façon presque étatique, celle du Sud produisant, avec Taïwan, une bonne partie de nos microprocesseurs) sont en
avance sur nous. L’Europe a pourtant des atouts, des « niches d’excellence » sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. Le Cercle de la Donnée et Agora 41 font pour cela « sept propositions pour conquérir notre souveraineté numérique ». On les lira ci-après. Le débat a montré qu’elles recoupent en partie celles de la Commission Supérieure du Numérique et des Postes. Mais il a aussi confirmé l’importance du sujet, ses enjeux multiples, aussi bien économiques que démocratiques, écologiques que culturels et sociaux. Ni technophobie passéiste, ni technophilie aveugle. Le numérique n’est qu’un moyen, certes formidablement performant, mais qui ne saurait comporter en lui-même sa propre fin. Or ce sont les fins qui donnent sens à nos vies et à nos sociétés. Comment le numérique tiendrait-il lieu de valeurs, qu’elles soient morales ou politiques ? Pourquoi se soumettrait-il de lui-même à la démocratie ? Comment suffirait-il à la civilisation ?
Le problème est d’autant plus redoutable que ces moyens, en l’occurrence, ne sont pas neutres. « Dans le numérique, l’outil induit l’usage », note Matthieu Bourgeois, si bien que nous participons – là encore, c’est une espèce de soumission volontaire et aveugle – à des processus que nous n’avons pas voulus ni choisis. Nous nous contentons, innocemment mais bien à tort, de les subir. Le risque, conclut le même intervenant, est ainsi « de ne plus maîtriser notre destin ». Mais que reste-t-il alors de notre liberté de citoyens, et de l’indépendance de notre pays ? « Si on ne choisit plus notre richesse, notre sécurité, notre culture, alors que choisit-on ? ».
Si l’on ajoute à cela que « l’impact du numérique sur l’environnement est catastrophique », que « les quantités pharaoniques de données que nous échangeons nous épuisent, épuisent la Terre et blessent les relations sociales », on comprend que nos deux spécialistes prônent, pour finir, une certaine « sobriété numérique ». D’autres, avant eux et pensant plus généralement à l’écologie, ont parlé d’une « sobriété heureuse ». C’est en effet ce vers quoi il faut tendre. Reste à s’en donner les moyens, et rien ne sera possible sans notre participation d’utilisateurscitoyens. « Le numérique n’appartient pas aux ingénieurs et aux data scientists». Il doit nous appartenir à tous, en tout cas obéir à nos lois. C’est en quoi la souveraineté numérique est un des éléments, aujourd’hui, de la souveraineté du peuple, donc de la démocratie : notre indépendance collective et nos libertés individuelles en dépendent, et en dépendront de plus en plus.
Spinoza reprochait au régime monarchique de pousser les hommes à « combattre pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut ». Attention de ne pas laisser s’installer, à notre corps défendant mais du fait de notre passivité, un « régime numérique » qui aboutirait au même résultat !
André Comte-Sponville
Directeur général de l’Institut Diderot
Reconquérir la Reconquérir la souveraineté souveraineté numérique
L’étude que nous vous présentons 1 est le fruit de deux ans de travail mené conjointement par deux cercles de réflexion : l’Agora 41, lancé par l’ANSSI 2, et le Cercle de la Donnée, qui produit des travaux prospectifs sur le numérique.
Ces deux Think tanks ont conjugué leur force pour constituer un groupe de travail de vingt personnes, composé d’ingénieurs, de juristes, de philosophes, de gens de tous bords qui ont décidé de réfléchir sur la souveraineté numérique, sans parti pris politicien.
Ce rapport est né d’un constat : l’Europe n’a pas appliqué à l’espace numérique les règles de droit et de bienséance, les règles culturelles, qu’elle impose ailleurs. De plus, nous avons la conviction que les données, celles que chaque citoyen produit sur Internet tout le temps,
................................................................................................................................................................................................................... 1. Le Cercle de la Donnée & Agora 41, Souveraineté numérique : essai pour une reconquête, janvier 2022. 2. Autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d’information.