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UN CAHIER SPÉCIAL DE L’INSTITUT DU NOUVEAU MONDE

Que devient LA CULTURE QUÉBÉCOISE ? QUE VOULONS-NOUS qu’elle devienne ? TROIS GRANDS THÈMES 1 La culture québécoise :

2 La culture québécoise à

culture commune ou mosaïque d’identités ?

l’heure d’Internet et de la planète.

www.inm.qc.ca

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L’avenir de la culture québécoise : quels sont nos rêves collectifs ? CULTURE R E N D E Z-VO U S S T R AT É G I Q U E S

Ce cahier spécial, inséré dans Le Devoir du 20 janvier 2007, est publié à l’occasion du Rendez-vous stratégique de l’INM sur la culture. INSTITUT DU

NOUVEAU MONDE


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INSTITUT DU NOUVEAU

MONDE

Le Rendez-vous stratégique sur la culture e Rendez-vous stratégique de l’INM sur la culture a pour objectif de permettre aux citoyens, à l’aide d’experts et de praticiens, de proposer des choix stratégiques aux décideurs publics et aux acteurs de divers secteurs concernant des enjeux cruciaux dans le domaine de la culture. La conjoncture actuelle invite à une réflexion approfondie sur la culture québécoise et son devenir. Nous vous convions à un grand Rendez-vous pour en débattre. Qu’entendons-nous par culture québécoise, quelles en sont les composantes, quelles influences la traversent et comment peut-on entrevoir son avenir? Quelles sont les démarches à mettre en œuvre pour faire en sorte qu’elle devienne ce que nous voulons qu’elle soit? De grandes thématiques proposées par le comité directeur feront l’objet des trois rencontres qui composent ce Rendez-vous. Elles sont alimentées par des constats parfois contradictoires sur l’état de santé de notre culture et elles traduisent les tensions qui la traversent. Vous êtes invités à en discuter et à

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établir votre diagnostic. Par exemple, en matière de pratiques culturelles, de création et de dif fusion, le Québec est-il parmi les cancres ou les premiers de classe? Comment se vivent les rapports entre les créateurs et les publics? Le paysage québécois s’est beaucoup diversifié au cours des dernières décennies, faisant place à des cultures dites émergentes. Y voyons-nous un signe d’enrichissement ou d’émiettement de la culture québécoise? Devons-nous rechercher la consolidation d’une culture commune ou aménager la cohabitation d’une mosaïque de cultures et d’identités? Une question fondamentale coif fe l’ensemble de la démarche: quel avenir voulonsnous pour la culture québécoise? Une grande participation à travers le Québec est souhaitée car il en va de la richesse du débat et de ses résultats. Nous vous y attendons.

Gérard Bouchard et Céline Saint-Pierre Coprésidents, comité directeur du Rendez-vous stratégique sur la culture

S’informer, débattre et proposer

Céline Saint-Pierre, coprésidente du comité directeur du Rendez-vous stratégique sur la culture de l’INM

Gérard Bouchard, coprésident du comité directeur du Rendez-vous stratégique sur la culture de l’INM

L’Institut du Nouveau Monde Ce cahier est une publication de l’Institut du Nouveau Monde. Coordonnatrices: Miriam Fahmy et Céline Saint-Pierre. Révision: Léo Guimont. Mise en pages: Étienne Lavallée. Couverture: Gaétan Venne. Directrice des ventes publicitaires: Nicole Calestagne.

es uns parlent de son déclin, les autres célèbrent ses succès: que devient la cult u re q u é b é c o is e e t q u e v o u l o ns - n o us qu’elle devienne? Ce sont les questions posées par le troisième Rendez-vous stratégique de l’Institut du Nouveau Monde. Un rendez-vous stratégique est un dialogue entre citoyens et exper ts sur les grands enjeux de notre temps dans le cadre d’une formule qui a fait ses preuves et qui comporte trois grandes étapes: s’informer grâce à une documentation à la fois exhaustive et facile d’accès pour le grand public, débattre dans le cadre d’activités qui favorisent l’expression de la parole citoyenne, puis proposer des pistes d’action concrètes que l’INM s’engage à diffuser largement, notamment auprès des décideurs. Le débat se déroulera simultanément dans 11 villes du Québec pour se conclure à Montréal lors d’une rencontre nationale. Vous êtes invités à laisser de côté tabous et préjugés puis à donner libre cours à votre imagination et à l’expression de vos espérances pour le Québec de demain. À vous la parole!

L

Michel Venne Directeur général, Institut du Nouveau Monde

Michel Venne, directeur général de l’Institut du Nouveau Monde (INM)

L’ I n s t i t u t d u N o u v e a u M o n d e

Le Rendez-vous stratégique sur

(INM) est une organisation indé-

la santé, tenu au printemps 2005,

pendante, non partisane, vouée

a donné lieu à la publication des

au renouvellement des idées et à

p ro p o s i t i o n s « 1 0 0 i d é e s c i -

l’animation des débats publics au

toyennes pour un Québec en

Québec. Il a pour but de rassem-

santé» et à leur dépôt auprès des

bler ceux et celles qui ont le goût

décideurs du secteur de la santé

de l’avenir, qui veulent participer

et des services sociaux du Qué-

à des débats sur les enjeux de

bec et de l’Organisation mondiale

notre temps et contribuer à la re-

de la santé. Le Rendez-vous stra-

cherche de solutions qui leur res-

tégique sur l’économie, qui s’est

semblent. Le Rendez-vous straté-

déroulé durant l’hiver 2006, a gé-

gique de l’INM sur la culture est

néré dans sa foulée la création

le troisième d’une série de cinq

du Projet Bonheur sur les indica-

Rendez-vous stratégiques an-

teurs de bien-être et un livre à

nuels (2005 à 2009) qui portent

paraître au printemps 2007.

tous sur un thème d’importance.


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Présence, avenir de la culture québécoise Comité directeur du Rendez-vous stratégique sur la culture e concept de culture pose toujours un problème de définition. Pour les fins de nos réflexions, nous proposons la formulation suivante:

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a) Un ensemble de valeurs, d’idéaux, de croyances et d’orientations collectives, b) constitué de mémoire, d’identité et de vision d’avenir, c) soutenu par une (ou des) langue(s) nationale(s), d) incarné dans des traditions, des coutumes, des manières de faire plus ou moins institutionnalisées, e) partagé par la plupart des membres d’une collectivité ou d’une société, f) traversé néanmoins par des questionnements, des tensions, des inquiétudes qui la poussent toujours à se remettre en cause, à se redéfinir, g) constamment travaillé de l’intérieur par des forces de création, d’invention, et de l’extérieur par un apport d’idées, d’esthétiques, de sensibilités, de modes. De cette définition, retenons qu’au sein d’une société, il n’y a jamais consensus. Toute culture fait place à la diversité, à la pluralité, à la dissension, aux tensions et au changement. L’expression «culture québécoise» ne va pas de soi elle non plus. Que faut-il entendre par là? La culture produite par les Québécois et/ou issue de son histoire? Ou l’ensemble de la vie culturelle qui a cours dans notre société, en tant que nourrie à la fois de traditions, d’inventions, de mélanges et d’emprunts de tous ordres? Certains pensent qu’il faut privilégier les traditions, les coutumes, la mémoire, les traits identitaires associés au vieux noyau canadienfrançais. Mais qu’en est-il alors des autres cultures présentes dans notre société? En fonction des réponses données à ces questions, on en arrive à des conceptions très différentes de la nature et de la situation de la culture québécoise. Par exemple, elle peut apparaître soit comme un ensemble de silos juxtaposés dessiné par le quadrillage des groupes ethnoculturels, des régions, des générations, des classes sociales, soit comme un champ ouvert travaillé par une dynamique très ouverte d’interaction, d’échange. Ou encore: comme une culture qui se défait (celle des Canadiens français) et qu’il faudrait refaire? Ou comme une culture en renouvellement dans la diversité? Enfin, il impor te d’ajouter à tout cela toutes les promesses, les incertitudes et les menaces associées aux perspectives de la mondialisation. Le parcours proposé sous forme de questions et de dilemmes veut susciter réflexions et débats, conduire à des choix, des orientations, et contribuer à la formulation de propositions pour leur mise en œuvre.

La culture québécoise: état des lieux de la création, de la diffusion et des pratiques culturelles La culture québécoise: cancre ou premier de classe? Ce thème veut inviter à réfléchir sur ce qu’on pourrait appeler l’état des lieux du Québec culturel en matière d’infrastructures et d’équipe-

Enfant qui lit dans une bibliothèque publique de Montréal.

ments collectifs, en rapport aussi avec les habitudes, les pratiques culturelles, le niveau de performance des Québécois là où il peut être mesuré. Il est utile de produire un dossier statistique sur plusieurs sujets, tels: a) l’état des médias, des bibliothèques publiques, des institutions d’enseignement, des musées, du monde des arts et des lettres, de la recherche; b) les performances scolaires en termes de réussite, d’accès, de décrochage; c) les habitudes de lecture, les pratiques d’information civique; d) l’analphabétisme, l’illettrisme, l’utilisation du réseau Internet (une «fracture» numérique?); e) la situation de la transmission culturelle; f) les pratiques linguistiques; g) le patrimoine (sites historiques, monuments, archives, etc.). L’objectif est de montrer ce qui va bien et ce qui va moins bien, tout en faisant ressortir la difficulté de ce genre de diagnostic du fait de statistiques parfois contradictoires, souvent difficiles à interpréter, ou simplement déficientes ou manquantes. Cet état des lieux vise aussi à soutenir l’élaboration de recommandations en

rapport avec les besoins en matière d’informations et de recherche. Enfin, il voudrait aider à évaluer la situation du Québec en comparaison avec d’autres sociétés similaires.

Création et diffusion — Les rapports entre les créateurs et les publics: problème du côté de l’offre ou du côté de la demande? À propos de la vie culturelle au Québec, on parle tantôt d’une grande ef fer vescence, d’une créativité sans précédent, et tantôt de tape-à-l’œil, de médiocrité, de commercialisation. Par ailleurs, si l’offre d’activités et de biens culturels semble intense en zone montréalaise, on parle parfois de «désert» dans certaines régions. De même, si quelques productions culturelles bien intégrées au marché de masse jouissent d’un ample appui financier, la plupart des autres sont réduites à la portion congrue, ou tout simplement laissées à elles-mêmes, par suite du désengagement progressif de l’État et d’autres institutions publiques ou privées. Enfin, de nombreux créateurs constatent que leurs œuvres suscitent peu d’intérêt auprès de la population — on pense ici d’abord aux avant-gardes et aux

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

poètes, mais aussi à la plupart des romanciers dont les ouvrages souffrent de chiffres de vente anémiques (moins d’un millier d’exemplaires en moyenne). Ceci, sans parler des petits groupes de création, des acteurs marginaux qui œuvrent à contre-courant à l’insu des médias, sinon des publics. Les enjeux sont ici de taille. La création est sans contredit l’affaire des créateurs, dont il faut respecter pleinement l’autonomie. On sait aussi que la propriété de la création littéraire et artistique est de projeter le particulier vers l’universel. Mais l’observation sociologique enseigne néanmoins que les produits de la création, une fois diffusés parmi les publics spécialisés auxquels ils sont immédiatement destinés, débordent souvent ce cadre restreint et en viennent à nourrir la culture d’une société et son identité — entendons par là: les signes, les traits, les images, les mots, les personnages qu’elle s’approprie (ou se réapproprie) et à travers lesquels elle aime à se reconnaître et se représenter pour elle-même et pour les autres. Le créateur doit admettre qu’une fois produite et livrée au public, son SUITE À LA PAGE 4


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ture «individualisée», introduisent de nouvelles formes d’une culture partagée par la majorité des Québécois? Cette dualité ellemême est-elle inévitable? Il importe enfin de souligner les bouleversements qui s’observent déjà du fait de la présence grandissante des femmes dans toutes les sphères de la vie culturelle, aussi bien à l’université que sur le marché du travail: quelles en seront les répercussions?

Questions de société

Entrée de la Grande bibliothèque du Québec

œuvre entreprend une nouvelle carrière, devenant susceptible de diverses interprétations qui peuvent différer des visées qui l’ont motivée et du sens qui y a été investi initialement. À tout prendre, ce mécanisme de transfert et de traduction (cette «trahison», pourrait-on même dire) doit être considéré positivement dans la mesure où la création participe ainsi de la culture concrète qui se fait, se refait et se transmet dans une société. C’est rien de moins que l’identité qui est ici en jeu et il est souhaitable qu’elle puisse s’alimenter — au moins indirectement — à même les sources les plus vivantes et les plus épurées. Sur cet arrière-plan, bien des questions se posent. Par exemple, que faut-il attendre de l’État? Quelles sont ici ses responsabilités? Comment surmonter les graves déficiences du système scolaire en matière de soutien à la création et au développement culturel? Comment rendre la culture plus accessible sans verser dans la démagogie, sans en appauvrir les contenus? À cet égard, les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont en voie de mettre la création et la diffusion de la culture à la portée du plus grand nombre. Par ailleurs, compte tenu de leur potentiel et de leur polyvalence, plusieurs experts croient qu’elles sont présentement sous-utilisées. En plus, on connaît encore mal leurs retombées eu égard à l’accessibilité des publics à des contenus culturels diversifiés. D’une façon générale, la culture dite «d’élite» (celle qui fait profession de réinventer en profondeur à la fois au cœur et à distance de la mêlée, qui refait constamment le monde dans la liberté la plus totale et finit par anticiper le mouvement général) est-elle suffisamment reconnue, encouragée? La société québécoise, comme on le dit souvent, aurait-elle une dent contre les élites, les créateurs, les intellectuels? Quelle est au juste la nature du déséquilibre que plusieurs s’accordent à déplorer entre le contenu de l’offre et la demande de biens culturels? Se pourrait-il que l’offre excède la demande? Et pour quelle raison? L’artiste ne saurait plus capter, «rencontrer» la sensibilité, les états d’âme, les goûts du public? Ou serait-ce plutôt l’inverse? Dans ce cas, c’est le public qui ne ferait pas les efforts nécessaires pour s’ouvrir à de nouvelles formes d’expression, pour apprécier des œuvres plus exigeantes. Enfin, peut-on (doiton?) déborder l’alternative a) de l’élite qui rêve souvent d’«élever le niveau de la masse»,

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

et b) de l’industriel ou du marchand qui veut lui vendre son produit? Dans ce contexte, on se demande aussi ce qu’il advient de la culture populaire, de tout ce bagage de coutumes, de rites et de représentations qui était porté et transmis par les milieux ouvriers et paysans. A-t-il été absorbé, sinon annihilé par ce que nous appelons la culture de masse? Ou bien la culture populaire a-t-elle survécu et agit-elle encore, mais d’une façon détournée, moins visible?

Les cultures en émergence: promesse d’enrichissement ou facteur de dispersion de la culture québécoise? Le paysage culturel québécois s’est beaucoup diversifié au cours des dernières décennies et cette tendance semble s’accélérer. Elle est le fait d’une nouvelle génération porteuse d’une sensibilité, d’une esthétique différente. Elle est due également à de jeunes Néo-Québécois qui investissent leur culture d’origine, leur «différence», dans la vie des arts et des lettres. Elle est l’effet du réseau Internet et des autres moyens de communication récents qui permettent à tout individu de construire son univers de référence. Elle véhicule de nouveaux produits culturels (comme la télé-réalité). Elle porte la marque des dynamismes qui se manifestent en région, souvent coupés et ignorés de la métropole. Elle résulte, enfin, de nouvelles pratiques de création qui s’exercent un peu partout et se diffusent à travers des canaux secondaires auprès de publics segmentés. Il en découle une grande diversification de la vie culturelle avec des références, des identités, des sensibilités fragmentées, des modes de production (et de consommation) parfois très individualisés. Par ailleurs, c’est dans ce contexte également que prennent forme de nouvelles appartenances et solidarités. Faut-il voir dans ces changements un signe, une promesse d’enrichissement, un bouillonnement salutaire? Ou un facteur de dispersion et d’affaiblissement de la culture québécoise? Est-ce la naissance d’une culture qui ne se soucie guère d’être partagée, ritualisée, transmise, mobilisée par l’identitaire? Si tel est le cas, cette culture en miettes ne risque-t-elle pas de soumettre une grande partie du champ culturel à la logique de la commercialisation et de la compétition à outrance? Voyons-nous en action présentement des dynamismes qui, en contrepartie de cette cul-

Plusieurs analystes constatent que, depuis quelques années, d’importants segments de la création artistique et littéraire québécoise (le roman notamment) se sont largement détournés des grandes thématiques nationales, politiques et sociales qui nourrissent ordinairement l’identité collective (ou la culture nationale). La création, en se renouvelant, exploiterait d’autres thématiques, d’autres matériaux. Encore une fois, ces réorientations relèvent de l’autonomie du champ de la création: l’artiste, l’intellectuel n’ont pas à être conscrits ou mobilisés. Pour l’identité collective, il peut toutefois s’ensuivre d’importantes répercussions sur lesquelles il convient de s’interroger. Du coup, celle-ci n’est-elle pas en effet menacée d’un triple appauvrissement du fait que: a) elle est ainsi privée d’une puissante source de renouvellement, b) elle se trouve en quelque sorte livrée à la culture de masse commercialisée, c) elle risque de perpétuer des contenus symboliques de plus en plus stéréotypés, décrochés de l’histoire qui se fait? Est-il illusoire d’imaginer pour le Québec une dynamique culturelle diversifiée qui se nourrisse de l’ensemble des composantes de l’éventail culturel? Quelle est ici la marge de manœuvre? Peut-on penser à des mesures concrètes qui permettraient d’avancer dans cette direction? L’idéal de la démocratisation de la culture se propose ici comme une possible solution. Mais que faut-il entendre au juste par là? Donner une chance égale à tous les créateurs, au lieu de laisser le marché décider à lui seul? Rendre les produits de la création plus accessibles (géographiquement, financièrement)? Mieux préparer le grand public en faisant œuvre d’éducation, en haussant l’alphabétisation? Promouvoir la diffusion des productions les plus «faciles»? Ou inciter les créateurs à se soucier davantage des goûts, de la sensibilité, de la capacité d’absorption du grand public? Le rapport avec la France est un autre terrain de réflexion. Historiquement, nous le savons, la culture québécoise est issue de la tradition française, mais elle s’en est progressivement différenciée (comme on le voit dans l’évolution de la langue, des mentalités, des institutions). La culture de la France reste tout de même très vivante chez nous et elle continue de faire autorité (par exemple, dans l’enseignement de la littérature, dans la langue parlée ou écrite, dans la vie scientifique). Est-elle trop présente ou trop peu? Estelle une source précieuse de diversification, d’enrichissement? Ou une «influence indue» qui nous inhibe et nous empêche de donner libre cours à toute notre créativité en accord avec nos expériences, notre sensibilité (notre «américanité»)? Peut-on concevoir un rapport vivant à la France qui s’accorde avec notre rapport aux Amériques? Enfin, dans quelle mesure la mondialisation, comme nouvel espace de communication, re-

présente-t-elle une menace d’érosion ou un nouvel horizon de rayonnement et d’affirmation de la culture québécoise? Sous ce rapport, les Québécois sont-ils présentement en mode d’attente, de défense, de repli? Ou d’invention, de prise d’initiative, de leadership?

La culture québécoise: une culture commune ou une mosaïque d’identités? Culture commune et interculturalisme: quel bilan? Depuis les années 1970, l’État fédéral a mis en œuvre le multiculturalisme comme modèle d’agencement de la diversité ethnoculturelle au Canada. Cette politique visait le respect et la promotion de la pluralité canadienne. Pour diverses raisons (notamment parce que le multiculturalisme mettait fin à la vision d’un Canada binational mettant à parité anglophones et francophones), le Québec a tenu à élaborer sa propre politique en matière de rapports interethniques. Ce fut l’origine de l’interculturalisme. On peut dire que cette politique est notre traduction originale du grand idéal du pluralisme, avec sa double insistance sur la nécessité de a) respecter la diversité ethnoculturelle ou ethnique, et b) promouvoir les interactions entre les individus et groupes d’origine culturelle différente (comment la diversité peut-elle être une richesse si elle prend la forme d’un retranchement?). Si on dresse un bilan après une trentaine d’années, qu’en ressort-il? Où en est-on au juste dans cette double direction? Un patrimoine culturel commun est-il en train de se constituer? Est-ce encore possible? Est-ce même souhaitable? Comment se manifeste le pluralisme dans la vie quotidienne? Et dans ce contexte, qu’advient-il de l’idée a) d’un Québec francophone?, et b) d’une nation québécoise? Au-delà du discours officiel, se peut-il que l’idéal interculturaliste soit terni ou même contredit par des pratiques discriminatoires ou racistes que nous ne voulons pas voir? En d’autres mots, le geste a-t-il suivi la parole? Et s’agissant de pluralisme, prend-il la forme d’un idéal très noble auquel nous adhérons parce qu’il promet de nous grandir tous? Ou n’est-ce qu’une profession de foi que la majorité francophone fait du bout des lèvres parce qu’elle se laisse intimider par des courants d’idées d’ici et d’ailleurs, parce qu’elle n’ose pas affirmer vigoureusement comme elle le souhaiterait ce qu’elle considère comme ses prérogatives? Il importe aussi de s’interroger sur le sens même de l’interculturalisme. Ce concept est en effet très complexe et il peut recouvrir des modèles, des arrangements collectifs très différents en matière de rapports interethniques (ou ethnoculturels). Par exemple, parmi tous les scénarios possibles, on pourrait concevoir la société québécoise comme étant formée: 1. D’une nation québécoise composée d’un noyau francophone, de minorités nationales (anglophone, autochtone) et de communautés culturelles en interaction, se transformant toutes ensemble mais chacune gardant sa spécificité, son identité, au sein d’une même appartenance québécoise. 2. De diverses formations ethnoculturelles en étroite interaction, le tout convergeant à long terme vers une culture québécoise qui se nourrirait de tous les apports et en viendrait pratiquement à ef facer les «traces» initiales. 3. D’un noyau francophone auquel, à leur r ythme et sans contrainte, tous les autres groupes ethnoculturels finiraient par s’inté-


INSTITUT DU NOUVEAU grer, sinon se fondre, pour donner une culture québécoise essentiellement structurée autour et dans le prolongement de la tradition canadienne-française. 4. De trois cultures fondatrices (canadienne-française, anglophone, autochtone) et de groupes ethnoculturels minoritaires coexistant dans la bonne entente, chacune souscrivant aux mêmes règles juridiques (droits de la personne, français langue officielle, etc.), mais sans plus. 5. De trois cultures fondatrices et de cultures minoritaires (cf. modèle 4) privilégiant la langue française comme langue officielle, mais reconnaissant formellement une place de plus en plus importante à la langue anglaise dans l’espace public et soutenant l’apprentissage d’autres langues — par exemple, les langues autochtones. 6. De trois nations évoluant indépendamment (francophone, anglophone, autochtone), assorties de communautés culturelles. Dans une autre direction, il faut aussi se demander dans quelle mesure les communautés culturelles et les Néo-Québécois adhèrent au modèle interculturel proposé par le Québec. Comment se situent-ils par rapport au projet d’une francophonie ouverte à toutes les cultures? Comment interprètent-ils les appels à la constitution d’une culture publique commune? A-t-on raison de voir dans cette dernière notion une tentative détournée d’assimilation à la culture des Canadiens français? Se peut-il que la recherche de valeurs, de projets ou d’idéaux dits rassembleurs contienne un principe d’homogénéisation et contredise l’esprit du pluralisme? Que faut-il

en penser? Une culture qui rassemble, au sens conventionnel, fabrique-t-elle nécessairement des individus qui se ressemblent. À l’inverse, a-t-on raison de lui reprocher d’être trop timide, de se restreindre à un noyau de valeurs universelles et de règles de droit trop abstraites, impropres à fonder véritablement une appartenance et des solidarités? Devrait-on lui préférer des horizons plus concrets définis en termes de citoyenneté ou de projets sociaux? Mais comment mettre en œuvre une véritable citoyenneté et comment mobiliser une population autour de projets sociaux sans un commun dénominateur de valeurs, de croyances, d’idéaux — c’est-à-dire: d’identité?

L’école comme lieu de transmission On se demande aussi si l’école québécoise est devenue le lieu souhaité d’une culture publique commune, l’incubateur d’une culture qui se renouvelle dans la diversité. L’école fait-elle ici ses devoirs? Est-elle un lieu concret d’apprentissage du pluralisme ou reproduit-elle à son insu les clivages ethniques? Mais on peut aussi se demander si la population est suffisamment informée des efforts déployés par le système scolaire et des initiatives originales qui s’y déroulent? De son côté, l’enseignant perçoit-il son rôle comme passeur culturel, comme on le dit? ou simplement comme diffuseur de savoirs et de techniques?

Le français comme langue officielle, langue identitaire, langue utilitaire Dans une autre direction, quel est l’état du français comme langue officielle au Québec,

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comme porte d’entrée dans l’interculturalisme? Là encore, il n’est pas toujours aisé d’y voir clair à travers l’amoncellement de données statistiques les plus diverses, parfois contradictoires, et qui en plus doivent être interprétées dans un contexte de divisions et de controverses. À en croire certains, les Québécois d’origine francophone démontrent une inquiétude fébrile qui n’est pas justifiée, ce qui les inciterait à une surveillance tatillonne. Mais selon d’autres, ils font preuve d’inconscience en s’abandonnant à un grand laxisme inspiré par un optimisme naïf. En marge et à la faveur d’un discours officiel qui se veut rassurant, un bilinguisme institutionnel serait en train de prendre forme, surtout à Montréal. Bref, la langue est-elle en santé ou en péril? Ce qui est assuré, c’est qu’avec la diversification ethnique du Québec et l’adoption de la loi 101, le rapport à la langue a évolué. Chez la plupart des Québécois d’origine canadienne-française, le français est demeuré une matrice identitaire. Il est à la fois le siège et le symbole d’une appartenance profonde, chargée de références émotives, avec des résonances historiques et politiques. Par contre, pour la minorité anglo-québécoise, pour les membres des communautés culturelles et pour les nouveaux Québécois qui en ont fait plus récemment l’apprentissage comme langue seconde ou tierce, le français est plutôt pratiqué comme une langue de communication. Entre les deux, des francophones (les Haïtiens, par exemple) se font une place; ils préservent leur référence d’origine mais ils publient, participent aux débats publics, investissent leur sensibilité dans la culture au

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PHOTO: JACQUES GRENIER LE DEVOIR

Spectacle Corteo du Cirque du Soleil. Le paysage culturel québécois s’est beaucoup diversifié au cours des dernières décennies et cette tendance semble s’accélérer.


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quotidien. Ce sont des intégrés de l’intérieur, si l’on peut dire, pas toujours pleinement reconnus par la majorité, mais qui représentent une autre manière d’être québécois… Enfin, il y a aussi des parlant-français auxquels on n’accorde pas assez d’attention, qui semblent repoussés au large du champ identitaire: ce sont les nombreux autochtones (environ 50 %) qui ont été très tôt assimilés à la langue française et qui ont perpétué cet héritage parallèlement à leur identité propre. Langue identitaire ou langue utilitaire? Que laisse présager cette dualité quant à l’avenir de la langue française comme composante ou comme dénominateur commun de la culture québécoise? Est-elle appelée à se fondre ou à se durcir? Dans quelle mesure la maîtrise de la langue française est-elle, à la fois pour les immigrants récents et pour les anciennes communautés culturelles, une condition suffisante à l’intégration économique et sociale? La francisation est-elle une garantie suffisante à leur inclusion dans la société québécoise? D’une façon générale, le type de français parlé par la société d’accueil est-il un facteur déterminant ou accessoire? Enfin, quel est l’impact de l’exigence identitaire sur la pratique de la langue française? Par exemple, fait-elle obstacle au plurilinguisme chez les Québécois d’origine francophone?

groupes ethnoculturels, tensions interrégionales, clivages intergénérationnels…)? Pratiquement, quels seraient les projets et politiques à mettre en œuvre à cour t et à moyen terme, tant du côté de l’État que des régions et des municipalités, pour remédier aux déficiences diagnostiquées? Que faudrait-il faire pour assurer le développement de la culture québécoise dans ce nouvel environnement créé par l’interculturalisme, par les cultures en émergence, par les nouvelles conditions de création et de diffusion culturelle et par la mondialisation? Quelles seront les conséquences de toutes ces tendances sur l’avenir culturel d’une petite nation comme le Québec et, de ce point de vue, qu’avons-nous à apprendre des autres petites nations à travers le monde?

Le comité directeur du Rendez-vous stratégique sur la culture Gérard Bouchard Coprésident du comité directeur du Rendez-vous stratégique sur la culture, sociologue et historien, professeur au département de sciences humaines de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la dynamique comparée des imaginaires collectifs

Céline Saint-Pierre Coprésidente du comité directeur du Rendezvous stratégique sur la culture, sociologue (UQAM), présidente du conseil de la chaire Fernand-Dumont sur la culture (INRS) et ancienne présidente du Conseil supérieur de l’éducation

La religion dans l’espace public Dans le domaine du religieux, l’actualité récente a été marquée par des controverses autour de la laïcité, alimentées notamment par les dossiers du kirpan et des lieux de prière dans les établissements publics d’enseignement. Parallèlement, on voit poindre aussi l’idée que les démocraties occidentales (sauf quelques exceptions) se sont peut-être fondées sur une conception trop radicale de la laïcité en excluant la religion de l’espace public. Avec le recul, on découvrirait aujourd’hui toute la difficulté (l’impossibilité?) de promouvoir une vision du monde et une moralité publique for te en l’absence du religieux, d’où la nécessité de le réinsérer de quelque façon dans la Cité. De ce point de vue, on pourrait dire qu’au cours des 20 dernières années, le Québec a tenté d’élaborer une voie de compromis entre deux grandes traditions qui font partie de son héritage: a) la britannique, qui fait de la diversité religieuse un élément constitutif de l’espace public (y compris scolaire), et b) la française, où la religion est reléguée à l’espace privé en vertu d’une règle stricte de laïcité. À la croisée de ces deux voies, le Québec a privilégié la voie mitoyenne de l’accueil critique (ou de l’«accommodement raisonnable») en s’appuyant, entre autres, sur la pensée juridique. Avec le recul, ce choix paraît-il plus pertinent que les deux autres modèles, lesquels ont été beaucoup critiqués pour les effets négatifs qu’ils ont engendrés (chacun à sa façon) en matière d’inclusion? Cela dit, les propositions visant une véritable intégration du religieux dans la Cité suscitent d’importantes réticences, comme le révèlent les heurts évoqués plus haut. D’où la question: le religieux a-t-il sa place dans la culture publique commune? Le cas échéant, sous quelle forme? Comment distinguer sûrement ce qui est admissible de ce qui ne l’est pas parmi les demandes adressées à l’école et à la société? Est-il possible de préserver ce qui fonde le «vivre-ensemble» tout en faisant droit aux particularismes de chacun? Comment instituer un régime de laïcité qui n’engendre pas l’exclusion sociale — c’est-à-dire des effets contraires à ce qui est souhaité: la cohabita-

Rachad Antonius Professeur, département de sociologie, Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté, UQAM

Guy Bourgeault PHOTO: JACQUES GRENIER LE DEVOIR

Amélia, d’Édouard Lock. Les produits de la création nourrissent la culture et son identité.

Professeur, faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal

Dorval Brunelle Directeur, Observatoire des Amériques, UQAM

tion pacifique des religions, des cultures différentes?

La connaissance et reconnaissance des Premières Nations Enfin, qu’advient-il dans ce contexte de la proposition d’une nation québécoise ouverte à tous les habitants du territoire, lesquels auraient en commun — outre les institutions politiques juridiques et autres — la capacité de communiquer en français (soit comme langue première, soit comme langue seconde)? Qu’en est-il tout particulièrement des Premières Nations? Doit-on penser a) à un mode original d’intégration, respectueux de leur histoire et de leurs aspirations légitimes, ou b) à leur octroyer le statut de nation autonome, coexistant avec la nation québécoise? En somme, les peuples autochtones sont-ils dans ou hors la nation québécoise?

L’avenir de la culture québécoise Une culture en stagnation? Arrivée à maturité? En redéfinition? Les changements culturels en cours dans notre société sont souvent perçus comme des bouleversements inquiétants qui défont sans les remplacer les anciens fondements symboliques du social (les traditions, la mémoire, les normes, les croyances, les idéaux collectifs…). Dans cette direction, plusieurs partagent la conviction que la culture québécoise (et même occidentale) traverse une crise grave et ils se

laissent tenter par une forme de démission inspirée par un sentiment d’impuissance. Pour d’autres, ces bouleversements représentent une transition en profondeur, porteuse de nouveaux dynamismes, de nouveaux rêves, de nouveaux repères. Pour d’autres encore, la culture québécoise va très bien, elle s’affirme et s’épanouit. Qu’en est-il au juste?

Quels sont nos rêves collectifs? Nourrissons-nous de grands rêves collectifs mobilisateurs? Ou l’heure est-elle à l’individualisme, à l’incertitude, à l’émiettement? Que découle-t-il de la multiplication des lieux d’expression (par exemple: le passage du «broadcasting» au «narrowcasting»)? Sommes-nous en état de transition, de recherche? Avons-nous renoncé à rêver pour le Québec? Ou l’horizon est-il déjà bien meublé? En d’autres mots, fautil déplorer une perte de repères, un vide du côté des idéaux collectifs? Ou assistons-nous à un renouvellement, à une vie symbolique intense qui prend des formes nouvelles? Et à cet égard, le Québec fait-il exception par rapport aux autres sociétés occidentales? Enfin, est-il même souhaitable pour une société de se donner de grands rêves? En effet, ces rêves, ces idéaux ne risquentils pas de n’être, en définitive, qu’une source d’illusion, de désenchantement, de dérapage peut-être? Et quoi qu’il en soit, de tels horizons sont-ils encore réalistes compte tenu de la grande diversité culturelle du Québec (francophones, anglophones, autochtones,

Pierre Curzi Président, Union des artistes du Québec

Jean-Claude Icart Coordonnateur, Observatoire international sur le racisme et les discriminations, UQAM

Paul Inchauspé Sociologue, membre de la Commission des états généraux sur l’éducation

Marie-André Lamontagne Directrice éditoriale, Éditions Fides

Vincent Lavoie Professeur, département d’histoire de l’art, UQAM

Marie McAndrew Titulaire de la chaire en relations ethniques, faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal

Louis Rousseau Directeur, Groupe de recherche interdisciplinaire sur le Montréal ethnoreligieux, département des sciences religieuses, UQAM

Florian Sauvageau Professeur, département d’information et de communication, Université Laval

Ira Robinson Professeur, département des sciences religieuses, Université Concordia

Alain Roy Directeur, revue «L’Inconvénient»


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MONDE

LA CULTURE QUÉBÉCOISE : CULTURE COMMUNE OU MOSAÏQUE D’IDENTITÉS?

La transmission de la culture: les enjeux du présent outes les sociétés post-industrielles ofTmême frent à l’observateur le spectacle d’une perplexité: le pluralisme qui les caractérise constitue pour elles une formidable richesse culturelle, mais cette richesse, en raison même de sa diversité, semble exclure une évolution influencée par l’État, voire même maîtrisée de l’intérieur. Le multiple règne en maître, l’individu fait seul ses choix. Une comparaison, même rapide, avec des sociétés plus homogènes, comme celles du passé, montre un modèle de reproduction des valeurs et des normes très différent: l’unité semble désormais hors d’atteinte, les références communes inaccessibles. La compétition que se livrent aujourd’hui sans ménagement tous les acteurs sur le marché de la culture, puisque telle est désormais la situation de base, constitue l’élément déterminant de la transmission de la culture. Cette compétition est renforcée par la communication médiatique, qui favorise d’abord la demande de divertissement, et elle provoque la formation de sous-cultures, chacune se structurant selon des principes et des jugements qui n’appartiennent qu’à elle. Que peut signifier la responsabilité de transmission de la culture dans un contexte déterminé par un telle diversité et agité en tous sens par la compétition? L’éducation conserve-t-elle une responsabilité de transmission de la culture, autre que celle des savoirs techniques et des instruments fondamentaux, comme la langue ou les mathématiques? L’histoire nous enseigne que cette situation, malgré le gigantisme des appareils mis aujourd’hui au ser vice de la pluralité, n’est pas nouvelle et que plusieurs avenues différentes s’offrent aux sociétés qui entreprennent, en dépit de la puissance du vortex dans lequel elles sont plongées, de penser la transmission pour l’orienter. La première voie, celle qui a cours dans le multiculturalisme américain, consiste à trouver un noyau (core) fondamental, susceptible de porter l’identité américaine de génération en génération: laissant aux institutions éducatives la mission d’en préciser le contenu, cette approche de ce qu’on appelle «public philosophy» consiste d’abord à saisir pour le transmettre le cœur de l’expérience démocratique, ses valeurs, ses textes fondateurs et ses institutions. La décision de ne pas prescrire des contenus culturels particuliers a eu pour effet, au cours des 30 dernières années, de provoquer un débat très vif, les guerres culturelles (cultural wars), opposant deux parties: d’une part, ceux qui pensent que le noyau démocratique ne peut être transmis que dans l’éducation libérale, fondée sur la culture grecque et judéo-chrétienne; d’autre part, ceux qui, voulant accueillir les cultures venues d’ailleurs et reconnaissant aussi pour une part la faillite de l’éducation libérale dans la génération d’après la guerre du Viêtnam, ont proposé un canon ouvert et diversifié. L’expérience américaine mérite d’être étudiée de très près, car elle fait confiance à la liberté des

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Prenant acte de la profonde mutation des années 1960, les auteurs du rapport Parent ont opté pour une réforme qui privilégiait l’institution et les formes, au détriment peut-être d’un travail de réflexion sur les références et sur la culture fondamentale.

milieux et des institutions et elle n’investit d’aucune manière le projet d’une transmission unifiée. Les guerres culturelles ont mis à vif les grandes déchirures d’une culture en explosion et très inquiète, comme déjà Hannah Arendt l’avait discutée, de la rupture avec ses fondements. Les réformateurs, comme Mar tha Nussbaum, y sont nombreux, mais le principe semble stable, au moins pour l’instant. Par contraste, l’expérience française donne l’exemple d’une volonté très centralisée d’orienter la transmission, en contrôlant de l’intérieur un répertoire culturel associé à l’enseignement de l’histoire et au privilège incontesté de la littérature et la philosophie nationales. L’imposition par l’État des auteurs mis au programme des concours, l’uniformité des épreuves du baccalauréat, tout cela montre une orientation résolument différente du modèle américain: sa caractéristique principale est la volonté de fidélité aux idéaux de la Renaissance, alors que se forme le programme des humanités dans les cours classiques, dont les lycées sont la reproduction fidèle. L’unité de la culture française se fonde en effet sur une transmission unifiée et pensée selon sa conformité à une tradition et aux idéaux de la République. Ce modèle n’a pas connu la crise traversée aux États-Unis, même s’il doit affronter le pluralisme venant de l’immigration et la puissance de la culture de masse véhiculée par les médias. On peut se poser la question de savoir combien de temps encore il va résister, et cette question vaut pour tous les pays d’Europe. La culture européenne accède actuellement à une forme d’unité sur le plan des institutions et des mœurs, et cette évolution provoque une réflexion fondamentale sur la culture transmise, en particulier sur l’art, l’histoiSUITE À LA PAGE 8


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MONDE

re et la littérature. La résistance à la culture populaire américaine ne trouve pas partout une réponse identique: certains sont tentés de se replier sur les aspects plus traditionnels, alors que d’autres veulent prendre le pari de la diversité. Partout cependant, la culture d’élite est en crise et les discours de démission laissent percevoir, dans des pays de grande culture comme les pays protestants, une réelle détresse par rapport à la disparition anticipée. Les sociologues qui se penchent sur cette évolution (Bernard Lahire, La Culture de l’individu, notamment) arrivent tous au même constat: le modèle est désormais très instable. Ces deux exemples peuvent-ils inspirer une discussion qui, au Québec, n’a pas enco-

LORRAINE PINTAL Directrice artistique et générale Théâtre du Nouveau Monde

Je ne sais s’il s’agit d’une réaction aux engagements politiques pris par une partie de la communauté culturelle québécoise au milieu des années 1970, mais j’ai l’intime sentiment que l’art a abandonné ses qualités subversives en cessant d’être directement activiste. Est-ce l’illusion d’une certaine gauche qui est morte en même temps que nos idéaux? Difficile de faire le point, mais une chose m’apparaît limpide, c’est qu’en s’éloignant du politique, la culture québécoise a gagné en dimension artistique. Cette dimension se traduit par une réelle explosion d’écritures foisonnantes où la cuisine a fait place à l’agora. La mise en scène prend désormais sa vraie place, soit celle de remettre en question la société dans son devenir et non son présent. Par rapport aux nouvelles technologies qui attisent la libido des consommateurs, la culture artisanale défendue par les praticiens de l’art est le fondement même de la liberté de l’expression québécoise. Compte tenu de la force de l’affirmation de la culture québécoise et ce, à l’échelle nationale et internationale, il est désolant de constater qu’elle souffre d’une certaine incompréhension des dirigeants politiques qui hiérarchisent les besoins d’une population selon la rentabilité des services plutôt qu’à partir de leur sensibilité.

Des élèves en difficulté reçoivent une attention particulière.

re pris forme? Héritiers de modèles d’abord européens, notamment à travers la structure du cours classique, le système québécois n’a jamais renoncé à une responsabilité de transmission sur un horizon de références communes. Mais, plus proche peut-être en cela de l’expérience américaine, il n’a jamais pris non plus la décision de transmettre une culture unifiée et substantielle, susceptible de prendre le relais de la tradition des humanités. Un des héritages les plus significatifs du rapport Parent à cet égard est certainement l’indétermination des contenus de culture, si on compare par exemple avec le modèle européen. On peut le recevoir comme une liberté, on peut aussi l’interpréter comme une démission. Prenant acte de la profonde mutation des années 1960, les auteurs du rapport Parent ont opté pour une réforme qui privilégiait l’institution et les formes, au détriment peut-être d’un travail de réflexion sur les références et la culture fondamentale. Si on met à part l’essai très important de Pierre Angers (Problèmes de culture au Canada français, 1960), on ne trouvera pas beaucoup d’écrits désireux de poser ces questions. Fernand Dumont, dans ce qu’on peut lire comme son testament spirituel (Raisons communes, 1995), en faisait le constat inquiet, un constat repris dans un colloque à sa mémoire (sous la direction de Jean-Paul Baillargeon, «Transmission de la culture, petites sociétés, mondialisation», IQRC, 2002). Si aucune réflexion ne s’attache à ces questions de transmission, le résultat le plus immédiat sera un rétrécissement de la culture publique commune à la culture politique, telle qu’elle s’exprime dans les textes de nos chartes et dans nos institutions. Le reste, tout le reste, relèvera d’une évolution qui reproduira la compétition des contenus pour la visibilité sur un marché général des significations. L’expérience américaine montre

que ce choix peut être fructueux, même s’il met en péril la cohérence de l’expérience commune. Il favorise en effet une création polymorphe et il provoque en retour la reconfiguration de réseaux de reconnaissance au sein desquels peuvent survivre des cultures minoritaires, y inclus la culture d’élite qui en fait désormais partie. C’est le pari du pluralisme, et il peut être gagnant s’il est soutenu par un renforcement du cadre démocratique et un accueil de tous dans l’espace public. La nostalgie d’une culture unifiée ou hiérarchisée n’est pas de mise dans ce modèle en voie de mondialisation. À l’opposé, la décision de maintenir une transmission unifiée relève d’une philosophie de la culture qui remonte à la Renaissance et dont tous les pays européens semblent aujourd’hui vouloir conserver l’esprit, sinon la lettre. Il y aurait beaucoup à dire en effet sur le projet européen d’une réinterprétation de la tradition humaniste et sur les motifs de résister, en s’engageant dans une transmission contrôlée de l’intérieur, à une américanisation massive perçue d’abord comme facteur de dissolution. Au carrefour des cultures nationales, l’Europe veut et peut encore reproduire le projet d’une nouvelle Renaissance. Mais elle ne peut maîtriser les forces de diffusion qui l’atteignent partout en même temps, pas plus qu’elle ne peut fermer les yeux encore longtemps sur les exigences de faire sa place à la pluralité, notamment dans le cas de la culture islamique qui revendique un espace propre dans le canon de transmission. Le Québec arrive lui-même aujourd’hui à ce carrefour: d’une part, il a mis en chantier une vaste réforme de l’enseignement où l’enjeu de la transmission demeure à repenser; l’exemple de l’histoire n’est que le symptôme d’une transmission en mal de repères — on pourrait aussi parler de la littérature, de

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

l’art, de la science. D’autre part, mettant un terme à l’enseignement confessionnel, il s’apprête à ouvrir un espace entièrement neuf qui traversera tout le cours primaire et secondaire et qui sera consacré à l’éthique et à la culture religieuse. Dans cet espace, le pluralisme sera accueilli et l’expérience démocratique sera reliée aux vertus qui la rendent possible: la rationalité, le respect, la tolérance, la connaissance des traditions des autres. Cet enseignement aboutira lui-même à la formation générale offerte au collégial, qui constitue le seuil d’accès, dans la littérature et la philosophie, à la culture la plus fondamentale, c’est-à-dire au répertoire universel des significations, des symboles que la tradition a recueillis au cours de l’histoire. Faut-il assigner à ces enseignements une responsabilité précise, comme par exemple la connaissance des origines grecques de la rationalité occidentale, ou convient-il plutôt de laisser les collèges élaborer leurs modèles? Faut-il prescrire des auteurs? Cette discussion ne cesse de s’approfondir, et elle devra tenir compte désormais de toute la str ucture de l’expérience de réflexion normative proposée dans les cycles antérieurs. Ce qui s’annonce ici ne ressemble donc ni à l’expérience américaine, ni à l’expérience européenne, ce qui n’étonnera personne: le défi d’une expérience unique ne doit cependant laisser trop d’illusions à ceux qui croient possible la formation d’une culture commune, les forces actives dans notre société étant les mêmes que partout ailleurs. À la question de fond: «Pouvonsnous prétendre à un concept dense de la culture transmise?», notre réponse pourrait être encore longue à fournir.

Georges Leroux Professeur, département de philosophie, Université du Québec à Montréal


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Entre identité inclusive et culture pluraliste: où en sommes-nous? n pense souvent que le modèle québécois de gestion du pluralisme est, encore auO jourd’hui, celui de l’interculturalisme, tel qu’énoncé en 1978 dans la Politique québécoise de développement culturel. Celle-ci est célèbre pour sa métaphore: l’arbre est la culture centrale définie essentiellement par un noyau francophone, auquel viendraient se greffer les branches des autres cultures. Bien que le gouvernement ait reconnu qu’il y avait «autant de façons d’être québécois», cette approche a été critiquée à cause du statut différent qu’elle semblait accorder aux citoyens dans la définition du projet collectif, et de la frontière rigide qu’elle supposait entre cultures et porteurs de culture. Il y a plus de 15 ans, l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (1990), par le biais de son contrat moral, a donc proposé un projet plus inclusif et reflétant mieux la complexité et l’interrelation des identités et des appartenances dans les sociétés modernes. On y reconnaissait, d’abord, que le pluralisme des styles de vie et des valeurs, bien qu’alimenté par la présence de personnes issues de l’immigration, était constitutif de l’identité québécoise, comme de toutes les grandes démocraties. Son expression individuelle et collective devait donc être régulée par les mêmes principes pour tous les citoyens: le droit de décider ou non si l’on conserve des parties de son héritage culturel; le respect de limites communes basées sur les valeurs démocratiques fondamentales ainsi que l’acceptation, autant par la majorité que les minorités, du caractère incontournable de la transformation culturelle dans un contexte d’échanges intercommunautaires. L’énoncé tentait également de dépasser l’opposition dichotomique qui prévalait alors, et prévaut encore largement aujourd’hui, entre les Québécois de souche (vocable sous lequel il ne faut pas gratter beaucoup pour trouver les anciens Canadiens français) et les «communautés culturelles». Il appelait donc à l’émergence d’une nouvelle identité inclusive, où les Québécois de toutes origines pourraient se reconnaître, entre autres par leur capacité équivalente de l’influencer et de la transformer. Ces objectifs, qui s’inscrivent dans une perspective de citoyenneté pluraliste ou de libéralisme renouvelé, sont, pour l’essentiel, ceux que les gouvernements successifs, qu’ils soient du Parti québécois ou du Parti libéral, ont poursuivi ces 15 dernières années. Il est donc pertinent de se demander aujourd’hui jusqu’à quel point ils ont été atteints. Parmi les avancées indéniables vers la consolidation d’un modèle inclusif et pluraliste de nation, on doit signaler les importants efforts accomplis par diverses institutions publiques pour mieux refléter l’ensemble de la population québécoise. Quelles que soient les limites qui persistent à cet égard — probablement plus visibles aux yeux des minorités que de la majorité — il est clair, en effet, que la transformation pluraliste est amorcée. L’exemple de l’école, institution par excellence de production d’une identité commune, est particulièrement éclairant. Dans le cadre de la réforme de 1998, non seulement les anciennes structures scolaires confessionnelles ont-elles

été remplacées par des structures linguistiques, mais l’intégration des jeunes immigrants et l’éducation interculturelle figurent désormais au cœur de ses mandats prioritaires. On a aussi noté une progression constante des attitudes positives des Québécois à l’égard de l’immigration et de la diversité culturelle durant toute la décennie, même si les francophones et les répondants des régions continuent à avoir un peu plus de réserve. Les contacts sont également de plus en plus fréquents — et généralement harmonieux — entre Québécois de toutes origines, au travail, dans les loisirs, au sein des institutions et dans leur quartier, même si un important hiatus entre Montréal et les régions persiste à cet égard. Au sein des populations d’origine immigrante, l’accession des enfants de la loi 101 à l’âge adulte a aussi eu plusieurs conséquences positives. Il existe désormais une grande similarité chez les jeunes de toutes origines, en ce qui concerne les styles de vie, les pratiques culturelles et l’adhésion aux principes démocratiques. Qu’ils soient issus de la majorité ou des minorités, ils cherchent aujourd’hui à trouver un équilibre personnel entre leur identité, leur héritage culturel et leur appartenance citoyenne, ce qui induit des rapports moins polarisés que par le passé. La contribution d’artistes issus de l’immigration à la culture québécoise de langue française est également devenue significative. Toutefois, malgré ces acquis, trop d’obstacles persistent encore pour qu’on puisse considérer que le virage amorcé est définitif. Il est d’abord évident que l’identité inclusive, en progression, demeure à géométrie variable. La frontière entre francophones de souche et communautés culturelles a bougé, mais elle n’a pas disparu. Les critères d’inclusion ou d’exclusion sont variés. Parfois, comme le signalait Dany Laferrière dans une chronique récente, c’est le clivage socio-économique qui est central: pour les jeunes rencontrés au dépanneur, il est un écrivain québécois, mais eux sont des membres de «gangs de rue» haïtiens. Dans d’autres cas, notamment lors des controverses relatives aux conflits de valeurs, le critère est formulé en termes idéologiques. Les bons immigrants qui respectent nos valeurs font partie du «nous» québécois. Ceux qui insistent pour préserver leur culture, même si pour ce faire ils utilisent la magna carta par excellence de notre projet citoyen, la Charte des droits et libertés du Québec, sont rapidement relayés dans le camp des fondamentalistes, extrémistes ou obscurantistes. Les controverses relatives aux limites de l’adaptation à la diversité et à l’«accommodement raisonnable» contribuent, certes, à la clarification de ce qui constitue une pratique légitime et non légitime en régime démocratique. Cependant, il est clair qu’elles donnent lieu à certains dérapages xénophobes. Étant donné le caractère récent de l’intégration des immigrants aux institutions francophones, il est aussi plus difficile au Québec d’assurer l’inclusion égalitaire des membres des minorités. Bien que les Québécois d’origine immigrée participent de manière croissante aux grands débats sociaux à travers divers organismes et instances de la société civile, leur sous-représentation, dans la plupart des secteurs, continue de poser problème.

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Un jugement de la Cour suprême du Canada autorise le jeune Gurbaj Singh Multani à porter le kirpan à l’école. L’identité inclusive, en progression au Québec, demeure à géométrie variable, les critères d’inclusion ou d’exclusion étant variés.

De plus, la détérioration de la situation socioéconomique de la population immigrée, depuis 15 ans, et surtout celle des jeunes Québécois de deuxième génération, ne facilite ni la participation citoyenne à la définition d’une nouvelle culture, ni le développement d’un sentiment d’appartenance. Si l’identification à la société québécoise progresse globalement au sein de la population d’origine immigrée, on y trouve donc désormais trois cas de figure de résistance: les anciens partisans, désormais discrets, de l’intégration à la collectivité anglophone canadienne ou internationale; les déçus de la nonconcrétisation du projet pluraliste, nombreux parmi les enfants de la loi 101; et enfin, les citoyens du monde dont l’appartenance primordiale se concrétise dans des réseaux transnationaux, économiques, religieux ou autres. L’invocation rituelle de l’ambiguïté du statut constitutionnel comme facteur explicatif à cet égard ne s’applique qu’au premier groupe. Quant au second, il suffirait de bien peu de chose, soit d’arrimer les paroles aux actes, pour répondre à leurs attentes. En ce qui concerne le troisième groupe, toutefois, la vision optimiste de l’équilibre entre identité citoyenne et particularisme ethnoculturel du contrat moral de 1990 n’offre guère de réponses. La coexistence de citoyennetés multiples sur un même territoire est, en effet, plus complexe que le «vivre-ensemble» au sein d’une société pluraliste. Au vu du bilan qui se dégage de cette brève analyse, y a-t-il lieu de s’inquiéter? Sans doute, et davantage que nous ne l’avions envisagé en 1990. Faut-il pour autant perdre confiance dans la capacité de la société québécoise de développer une identité inclusive et une culture pluraliste? Certainement pas. Les acquis sont nombreux et une mobilisation citoyenne pour les préserver et les accentuer s’impose.

Marie McAndrew Titulaire, chaire du Canada sur l’éducation et les rapports ethniques Professeure titulaire, faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal

PHYLLIS LAMBERT CC, GOQ, CAL, FRAIC Directeur-fondateur, président Conseil des fiduciaires Centre canadien d’architecture

La culture bat au cœur de notre société. Elle engendre notre inspiration, nos visions, notre créativité. Elle se manifeste à travers une production artistique exceptionnelle, unique au monde. Elle est notre richesse intérieure. Une richesse naturelle qui engendre notre force sensorielle et intellectuelle. Elle est notre signe de distinction. La Culture devrait donc être une source d’émulation pour tous ceux qui affirment que les Québécois ne travaillent pas assez. Souhaitons que l’État québécois la reconnaisse mieux la culture en pensées, en paroles, mais surtout en actions.


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Les rôles inattendus de la référence religieuse dans le champ de la culture commune

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Le père Michel Gauvreau, de l’église Saint-Jean-de-la-Croix. Générer du sens culturel dans nos sociétés occidentales de «droits» ne peut se faire sans l’apport nourricier de l’humanisme religieux chrétien.

nscrire la question religieuse dans un programme de discussion portant sur la culture québécoise et son avenir aurait sans doute paru incongru en l’an 2000. Le gouvernement québécois venait en effet d’abolir les structures confessionnelles du système scolaire à la suite d’un amendement de la Constitution. La régulation religieuse du domaine des activités publiques perdait son dernier champ d’action et avec elle, la religion retournait dans la sphère du privé, d’où plusieurs pensent qu’elle n’aurait jamais dû sortir. Mais sur la scène tant mondiale que locale de l’histoire, les choses n’évoluent pas de manière aussi simple. À toutes les échelles, le fait religieux s’impose aujourd’hui comme un facteur incontournable à prendre en compte dans les débats publics. Gageons que, pour la majorité des Occidentaux, et singulièrement pour les Québécois, ce retour du religieux a quelque chose d’inopportun, de dérangeant, sinon de dangereux.

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La génération d’après-guerre a largement défini son identité en brisant les amarres de la tradition représentée par l’institution catholique. Partageant l’idéal progressiste des auteurs de la Révolution tranquille, elle s’est donné une forme culturelle «éclairée» en se dotant d’un opposant symbolique désigné par l’image de la Grande Noirceur. Qu’importait que le passé prenne ainsi la couleur d’une mémoire honteuse puisque l’histoire repartait à zéro avec le nouveau chantier de la culture québécoise émancipée et inclusive. Aux oubliettes le provincial Canadien français! Pour construire une société inclusive, il fallait transformer le type canadienfrançais catholique en biffant le qualificatif de catholique pour prendre en compte la montée de l’incroyance, puis le qualificatif de français pour loger tous les citoyens sous la même tente québécoise. Cette difficile opération d’émondage des différences a tellement réussi que nous nous retrouvons au-

jourd’hui assez démunis devant la tâche d’aménager un pluralisme culturel fécond. J’y vais de deux propositions liminaires. Il faudrait commencer par réécrire le récit de notre histoire québécoise commune pour y voir celle d’une société qui s’est construite, à partir du XIXe siècle surtout, en tant que société rassemblant des groupes qui géraient leurs relations en mettant en relief leurs «consciences ethniques». La définition de soi de la majorité franco-catholique dominée et de la minorité anglo-protestante dominante a pris la forme d’une conscience ethnique, déterminant l’identité des unités composantes par la construction d’une frontière que les transformations historiques majeures n’ont pas abolie jusqu’à aujourd’hui, mais qu’elles ont au contraire utilisée afin d’assurer la continuité grâce à la dichotomisation. Cette frontière a permis d’échanger de nombreux traits culturels, tout en protégeant la mesure de différence requise par la durée identitaire. La dimension religieuse a joué un rôle capital dans la constitution d’un Québec des consciences ethniques. Pour penser l’avenir de la diversité culturelle, ne serait-il pas le temps d’accepter le fait d’un Québec d’accueil né dans une pluriethnicité marquée par la différence religieuse occidentale? La deuxième proposition est reliée à la première. Nous avons tous beaucoup à gagner si nous acceptons de réfléchir publiquement et de discuter des rôles de la religion dans le champ culturel en recomposition, au Québec prioritairement, partout en Occident, mais aussi à l’échelle planétaire, marquée par un processus interactif de recomposition identitaire au sein duquel la dimension religieuse se révèle un facteur tout autant incontournable que difficile à appréhender. Illustrons diverses avenues par où se réintroduit la dimension religieuse dans l’espace de la culture publique contemporaine. Pour spécifique qu’elle soit, la situation québécoise semble bien en phase avec les questions liées à l’interculturalité mondiale.

Le retour du religieux comme facteur lourd sur la scène publique Chaque jour et à un rythme qui ne faiblit pas, les médias nous assaillent de vignettes d’actualité qui donnent à voir, à l’échelle du monde, des situations de conflits violents alimentés par des radicalismes religieux ou par des rivalités ethniques à composantes religieuses identifiables: en Inde, au Pakistan, au Sri Lanka, en Afrique de l’Est ou du Nord, partout au Moyen-Orient. L’Occident a connu les longs conflits entre protestants et catholiques d’Irlande du Nord. Inséparablement politiques, sociaux et culturels (religieux), ces conflits sont quelquefois alimentés par des visions messianiques chrétiennes de l’histoire, comme dans le cas de l’appui inconditionnel à Israël de la droite évangélique nord-américaine (Canada inclus) qui attend de la victoire totale d’Israël le prodrome du retour du Christ. La puis-

sance politique et économique de ce type de groupe de pression religieux, en plein cœur d’États démocratiques laïcisés, montre bien le caractère périmé des thèses affirmant la victoire définitive de la sécularisation. À l’échelle locale, le Québec, comme d’autres sociétés, est à la recherche de nouvelles solutions pour faire place aux requêtes de reconnaissance de la diversité religieuse. Il dispose d’un modèle juridique, «l’accommodement raisonnable», dont on espère qu’il permettra à moyen et à long terme l’invention de nouvelles modalités d’adaptation de la par t tant de la société d’accueil que des nouvelles collectivités émigrantes. Mais l’opinion publique tend à interpréter cette évolution comme une érosion des règles communes, sans contrepartie. Ceci la rend aveugle aux débats internes qui s’activent au sein des nouvelles collectivités et qui por tent précisément sur les transformations souhaitables de leurs propres héritages culturels afin de mieux contribuer à la construction d’une cité commune. Il faut miser sur l’ouver ture, mais cela suppose aussi que la société d’accueil reprenne contact avec les fondements religieux de la vision occidentale du monde qui marquent sa propre identité. La rupture générationnelle issue des années 1970 pose et posera de plus en plus, en effet, la question de l’identité historique de l’Occident. La question de l’actualité de notre mémoire fondatrice est en train d’émerger.

Population de quelques religions au Québec (1991-2001)* 1991 Catholiques 5 861 205 Protestants 359 750 Orthodoxes 89 285 Musulmans 44 930 Juifs 97 730 Bouddhistes 31 635 Hindous 14 125 Sikhs 4 525 Sans 263 900 appartenance religieuse

2001 5 939 715 335 595 105 885 108 625 89 920 41 375 24 530 8 220 413 190

Sources: Statistique Canada, 1991, No 93-319 au catalogue; 2001, No 97F0022XCB2001001 au catalogue. * Extrait de l’article de Frédéric Castel, «Des luthériens vieillissants aux jeunes musulmans», dans L’Annuaire du Québec 2005, sous la direction de Michel Venne, Montréal, Fides, 2004.

SUITE À LA PAGE 11


INSTITUT DU NOUVEAU Le sens de l’aventure de la civilisation à laquelle nous appartenons peut-il se réduire au progrès économique et à ceux des droits de l’individu? Ceux qui ne le pensent pas et qui peuvent témoigner de l’immense héritage de significations, de valeurs et de règles communes durement conquises dans la longue durée, plaident pour une réouverture du trésor d’une mémoire occidentale à réinterpréter et actualiser. La mondialisation culturelle présente partout aux sociétés le même défi: générer du sens culturel dans un paysage de relations sociales modifiées. Cela ne peut se faire, dans nos sociétés occidentales de «droits», sans l’apport nourricier de l’humanisme religieux chrétien, à côté d’autres humanismes religieux et d’humanismes issus de courants philosophiques séculiers. Cet accès au patrimoine de la mémoire religieuse est heureusement au cœur du nouveau programme d’éthique et de culture religieuse qui s’implantera dans l’école québécoise dès septembre 2008. Dans le domaine des questions éthiques également, nos sociétés libérales avancées éprouvent des problèmes avec la justifica-

tion des valeurs et finalités ultimes. Que proposer par rapport à l’injustice, à la violence, à la souffrance, à la mort? Les anciens consensus religieux n’ont pas été remplacés par les visions rationnelles ou philosophiques. Il y a une place pour les opinions religieuses énoncées sur la place publique pourvu qu’elles acceptent l’arbitrage démocratique. Depuis l’époque de la Révolution tranquille, une part importante des militants sociaux a été inspirée par l’héritage chrétien de fraternité et de justice. Mais ce foyer religieux de mobilisation était frappé «d’interdit de communication». Toute une génération — croyants et incroyants confondus d’ailleurs — n’aura rien dit de ses croyances. Cette absence de transmission générationnelle a beaucoup à voir avec le vide culturel éprouvé par les plus jeunes. C’est là également un lieu d’échanges avec les porteurs d’autres visions du monde qui viennent partager avec nous la fabrication de l’aventure québécoise.

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MONDE

La mission culturelle de l’école québécoise

Oser des questions neuves NAÏM KATTAN Écrivain (...) Un mot décrirait l’état de cette culture: elle s’est assumée. D’abord par la langue, mais également par la modernité et l’autonomie. L’écrivain québécois s’exprime en français sans dépendre de la France. Tout en s’appuyant sur une tradition française, il invente son expression et peut, par conséquent, établir des rapports et des liens d’échange non seulement avec la France, mais également avec tous les pays de la francophonie. On peut parler tout autant des autres artistes. La culture québécoise s’est mise au diapason des technologies les plus sophistiquées et affirme son appartenance à l’Amérique du Nord tout en conservant sa spécificité. Sans se dissoudre dans l’anonymat, elle a ouvert ses portes à l’apport de ceux qui, arrivés plus récemment, ont choisi de l’adopter. Tout en reconnaissant son passé — un patrimoine qui n’est pas figé dans des définitions dogmatiques —, cette culture dit clairement sa différence en même temps qu’elle accueille l’apport de la di-

Penser la réalité et préparer l’avenir d’une culture québécoise qui se diversifie, entre autres, sous l’effet de la présence d’un nouveau type de pluralisme religieux porté par les collectivités provenant de l’extérieur de l’aire chrétienne, exige de répondre à de nouvelles questions qui commencent à être entendues. La place du facteur religieux dans l’évolution actuelle de la culture québécoise peut-elle se réduire à la gestion de la diversité des croyances et des conduites qui s’introduisent sous l’influence de l’immigration contemporaine? Si oui, doit-on confier ce travail d’adaptation uniquement au pouvoir judiciaire et à l’instrument de «l’accommodement raisonnable»? Comment redonner au débat public sa place dans ce qui concerne ici non seulement les droits individuels, mais la texture même de la culture commune? Sinon, quelle place accorder, par exemple, au rapport au passé donnant accès aux héritages catholique, protestant, juif et autochtone, à leurs visions du monde, à leurs traits de «socialité» exprimés dans les institutions, à leurs orientations d’action qui sous-tendent tant d’aspects de la vie commune auxquels se heurtent sans le savoir les jeunes générations comme les nouveaux groupes immigrants? Faut-il continuer à refouler le dialogue avec la mémoire réelle canadiennefrançaise catholique ou plutôt lui poser des questions neuves libérées de la peur et de la honte? L’heure est venue pour le Québec laïc de mettre fin à la censure du religieux dans l’espace de la délibération démocratique publique. La déconfessionnalisation institutionnelle, paradoxalement, ouvre un nouvel espace à l’expression de la richesse de la dimension symbolique de la culture. Oserons-nous en discerner l’importance?

versité de ceux qui la portent et s’ouvre à l’Amérique, à la francophonie et au monde.

Louis Rousseau Département de sciences des religions, Université du Québec à Montréal

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Enfants à l’école primaire. L’école doit en premier lieu instruire aux grands domaines de la culture et ceux-ci doivent constituer les composantes essentielles du curriculum au primaire et au secondaire.

éfléchir à l’avenir de la culture québéR coise nécessite que l’on explicite la mission culturelle de l’école, une mission qui se complexifie dans la société actuelle. À cet égard, il est utile de revenir sur le projet éducatif de la Révolution tranquille et d’examiner le contexte actuel dans lequel se déploie la mission culturelle de l’école québécoise du XXIe siècle.

Les années 1960: le rôle culturel de l’école selon le rapport Parent Les grandes orientations du projet éducatif de l’école québécoise tel qu’énoncé par le rapport Parent (1963-1966) sont de plusieurs ordres: politique, social et culturel. Statuant sur la portée culturelle de l’éducation, il recommande que les contenus de programmes se réfèrent aux grands axes de la culture, soit les cultures «humaniste, scientifique et technique et la culture de masse». Ces axes doivent aussi prendre en considération la double dimension de la culture: d’une part, la culture fondée sur les traditions et l’héritage des œuvres laissé par l’histoire et par les connaissances scientifiques et techniques; et d’autre part, la culture vivante, dite culture de masse, qui se vit quotidiennement et qui est véhiculée principalement par les médias. La commission Parent souhaite que la culture en tant qu’univers polyvalent de connaissances et d’attitudes s’intègre dans le monde scolaire pour que l’élève puisse comprendre le monde dans lequel il vit et

pour éviter que ne s’opère une séparation entre les humanités et les sciences. C’est en ce sens que le rapport Parent parlera de pluralisme de la culture et proposera d’instaurer la polyvalence des programmes du secondaire et du collégial afin de pouvoir répondre à la «nécessité d’offrir à chaque élève tous les éléments de la culture: arts, sciences, humanités et techniques». C’est par l’école que passe dorénavant l’accès à la culture de la société moderne. D’où l’importance d’une fréquentation massive et obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans, puisque «[...] l’unité d’une société est compromise si une partie importante de ses membres est exclue de la culture commune. C’est ce sens que l’on attribue à l’enseignement, soit une fonction directe dans le maintien de la communauté nationale; il ne s’agit pas d’une unité idéologique ou doctrinaire, mais d’une unité culturelle dont les bases se situent dans les divers univers de connaissances». C’est à partir du rapport Parent que l’école se verra assigner un rôle direct et central de transmission de la culture et d’accès à la culture moderne.

L’école québécoise du XXIe siècle: diversité culturelle et partage d’une culture commune À partir des années 1980, les choses vont se compliquer pour le système d’éducation, car la société québécoise est en grande SUITE À LA PAGE 12


12 transformation. Les années 1980, et surtout 1990, marquent un tournant dans la composition culturelle de la population québécoise et scolaire. Avec la loi 101 (Char te de la langue française élaborée par le ministre Laurin, l978), les immigrants doivent fréquenter obligatoirement l’école française. On constate, par ailleurs, que le système d’éducation n’a pas réussi durant les années 1970 à assurer une véritable démocratisation de l’éducation et on lui reprochera de former des exclus, une réalité qui se manifeste notamment par un taux de décrochage inquiétant au secondaire. De plus, la mondialisation a des répercussions sur les objectifs de formation de la maternelle jusqu’à l’université. Dorénavant, c’est dans un terreau pluriculturel et plurisocial que l’école publique doit réaliser sa mission de transmission de la culture commune. C’est dans ce contexte que la ministre de l’Éducation, Pauline Marois, proposera dans «L’énoncé de politique éducative — L’école, tout un programme», de faire du rehaussement du niveau culturel des programmes d’études un objectif à réaliser dans la réforme à entreprendre. Est ici en cause le rôle de l’école dans la constitution et la transmission d’une culture commune faisant appel au partage de valeurs communes et à l’acquisition de savoirs communs. Deux de ses missions sont particulièrement visées: l’école doit, en premier lieu, instr uire sur les grands domaines de la culture et ceux-ci doivent constituer les composantes essentielles du curriculum au primaire et au secondaire. Par ailleurs, sa mission de socialisation repose principalement sur la transmission de valeurs propres à une société démocratique et reflétant les orientations de la culture québé-

OLIVIER KEMEID Auteur de théâtre Directeur artistique d’Espace Libre Si l’on entend la culture comme l’expression d’une idéologie regroupant les caractères propres à une nation, la culture se porte très bien au Québec. Si l’on entend la culture comme le développement du sens critique, du jugement et du goût, le constat est plus rude. Mais j’ai envie de répondre au sens premier de la question: la culture doit se porter en bandoulière, comme l’arme chez les bandits. C’est d’ailleurs sur ces «hors-la-loi» que se fixent mes attentes; le brasier qu’ils maintiennent

INSTITUT DU NOUVEAU coise. La socialisation doit aussi mener à l’apprentissage du respect des institutions propres à la société québécoise dans la perspective de préparer les jeunes à l’exercice d’une citoyenneté active. Notons ici que l’enjeu de la démocratisation du système scolaire a toujours été mieux compris dans sa dimension sociale que dans sa dimension culturelle. Il est nécessaire de corriger cette situation, d’autant plus que la dimension culturelle de la mission de l’école devient stratégique dans un contexte de mondialisation et de pluriculturalisme. Fréquentent l’école québécoise du XXIe siècle des enfants dif férents les uns des autres par leur origine sociale, par leur culture et par leur religion, par leur pays d’origine, par leur sexe, leur âge, leur condition physique et leurs capacités d’apprentissage. Chaque enfant qui fréquente l’école a une histoire, une singularité. Le sociologue Fernand Dumont a for t bien reconnu le passage obligé que l’école doit faire réussir à l’enfant et qu’il désigne par le passage de la culture première, faite de sens commun et d’une compréhension du monde quasi spontanée et sans mise à distance, à la culture seconde, composée des grands domaines de connaissance. Ce passage requiert «un renversement de la première appartenance, l’existence se constituant comme objet à distance d’elle-même» (Le Lieu de l’homme, 1968). C’est dans ce processus que se situe la mission culturelle spécifique de l’école et de l’enseignant à qui est assigné un rôle de passeur culturel.

Une double mission L’école québécoise d’aujourd’hui est l’objet d’une double demande culturelle. Elle doit favoriser la rencontre de cultures multiples, parfois fort éloignées les unes des autres, et réaliser sa mission d’élaboration et de transmission d’une culture commune composée de savoirs et de valeurs. Est-elle outillée pour y faire face? Dans la perspective que j’avance, l’école se voit ainsi assigner un rôle de transmission d’un bagage culturel qui soit composé de savoirs, de savoir-être, de savoir-faire et de savoirvivre ensemble. Ces finalités ne doivent pas être tenues pour acquises et leur contenu respectif doit faire l’objet de choix collectifs. Le projet éducatif doit donc viser la transformation de ceux et celles qui fréquentent l’école en héritiers et en acteurs du renouvellement de la société québécoise tout en les préparant à faire face aux enjeux culturels de la mondialisation et de l’américanisation. Ainsi défini, ce rôle de l’école revêt ici une impor tance capitale pour la société québécoise qui, par sa langue et sa culture, est minoritaire au sein des Amériques. Que faut-il attendre de l’école québécoise dans les prochaines décennies au regard de ces enjeux?

en vie est nécessaire. Car dans l’autodafé de nos vieilles conceptions, nous pouvons entrevoir des lueurs d’espoir.

Céline Saint-Pierre Sociologue, présidente du Conseil supérieur de l’éducation (1997-2002)

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Le français au Québec : réalités et enjeux l est indéniable que, sans l’impact décisif de la Charte de la langue française, Il’œuvre de mutation profonde de la société québécoise amorcée par la Révolution tranquille aurait été inachevée. Les jeunes générations ont peine à imaginer aujourd’hui ce à quoi pouvait ressembler le Québec d’avant la loi 101. L’omniprésence de l’anglais dans la vie quotidienne semblait aller de soi pour la majorité de la population. Qui plus est, la maîtrise de l’anglais devenait la clé du succès économique et, par voie de conséquence, l’outil principal de mobilité socioprofessionnelle. La connaissance du français n’apparaissait alors aucunement nécessaire. Le monde des affaires évoluait dans un unilinguisme quasi général. La langue dans les milieux du travail était le plus souvent l’anglais, le vocabulaire technique était bâti sur des anglicismes, les négociations collectives étaient rédigées en anglais, la langue de service à la clientèle dans les commerces et la restauration — à Montréal, tout au moins — était l’anglais, les jeunes issus de l’immigration étaient massivement scolarisés en anglais et ne venaient pas contribuer à compenser les effets du déclin démographique des francophones (par la langue maternelle). Or, la langue n’est pas un simple outil de communication, elle est aussi un vecteur d’identité, un cadre complet de vie. À ce titre, son statut reflète celui de la collectivité qui la véhicule. Une revalorisation du groupe francophone et de sa culture est donc indissociable de la revalorisation du statut de la langue française. Dans le contexte nord-américain, la promotion et la protection du français ne s’avéraient possibles que par le tr uchement d’une législation fondamentale qui reçut le nom de Charte de la langue française ou loi 101. Le texte original de la char te fut évidemment l’objet de controverses parfois houleuses et de contestations au fil des ans. Plusieurs litiges ont abouti en Cour suprême du Canada dont les arrêts désormais célèbres, notamment sur l’affichage et l’accès à l’enseignement en anglais, ont donné lieu a des amendements à la loi 101, affaiblissant ainsi sa portée. Néanmoins, près de 30 ans après l’adoption de la charte, nous sommes en mesure de dresser un bilan somme toute remarquable des succès accomplis. En effet, au terme de mon mandat à la présidence du Conseil supérieur de la langue française et m’appuyant sur plus d’une quarantaine d’études ef fectuées par l’organisme pendant cette période, je ne pouvais que constater des progrès déterminants: l’école française est fréquentée par la grande majorité des jeunes immigrants, ce qui constitue la plus grande réussite de la loi; les disparités salariales liées à la langue ont disparu; la connaissance et l’usage du français chez les anglophones et chez les allo-

phones se sont considérablement améliorés; l’usage du français par mi les travailleurs s’est accru; les immigrants s’intègrent de plus en plus à la vie collective en français; l’accueil et le ser vice en français dans les commerces et les ser vices sont presque par tout assurés; le français est prédominant dans l’affichage à Montréal. Le français devient dès lors une valeur civique commune de notre société. Pour tant, si les acquis sont considérables, il n’en demeure pas moins qu’ils sont fragiles, notamment en situation de travail où l’usage du français est loin d’être généralisé et reste un défi permanent de la société québécoise, en particulier à Montréal et dans les milieux immigrants. En effet, plus de la moitié des travailleurs allophones n’ont pas le français comme langue principale de travail et dans les milieux linguistiquement mixtes, l’anglais est très souvent la langue de convergence. Il faut préciser que le mécanisme de francisation des milieux de travail prévu par la loi repose essentiellement sur le processus de certification des entreprises, et cela compor te évidemment des limites: d’une part, 19 % des entreprises visées par la charte (celles ayant 50 employés et plus) ne possédaient pas de certificat de francisation en 2005 et, d’autre part, le tiers des travailleurs du secteur privé est exclus de ce processus puisque les entreprises de moins de 50 employés n’y sont pas soumises. Nécessaire, la certification des entreprises ne peut à elle seule accroître l’usage du français au travail. Pourtant, de cela dépend largement la sur vie de cette langue au Canada. De nouveaux défis se posent au français au Québec qui traverse, comme bien d’autres sociétés, des mutations profondes, résultat de phénomènes pas tout à fait nouveaux, mais qui ont pris une ampleur considérable ces dernières années. La mondialisation des échanges économiques, l’ouverture du Québec sur le monde, l’intégration économique du continent, la tendance à l’uniformisation des cultures, l’implantation intensive des nouvelles technologies de l’information (NTI), le développement d’une société de la connaissance, l’hétérogénéité de plus en plus grande de nos sociétés exercent des pressions considérables sur l’usage du français et constituent un risque pour la pérennité de cette langue en Amérique. Outre ces défis relatifs à l’usage et au statut du français, se pose également celui, fondamental, de la maîtrise de la langue et, par conséquent, de son enseignement. De toute évidence, la charte constitue la pierre angulaire de l’édifice d’un Québec français. Elle rassure les francophones, parce qu’elle protège et garantit l’usage et le statut de leur langue. Elle oriente l’intégration des nouveaux arrivants en émettant des signaux très clairs sur le caractère incontour-


INSTITUT DU NOUVEAU nable du français au Québec et revêt ainsi un aspect hautement symbolique. Désormais, la char te devient le pivot d’une société inclusive tout en étant respectueuse de ses diverses composantes ethnoculturelles. La loi n’a d’effet que dans le seul espace public puisqu’elle n’intervient pas dans la sphère de la vie privée. Mais au-delà de toute législation, l’avenir du français repose d’abord et avant tout sur la fierté qu’éprouvent pour leur langue les Québécois, leur motivation profonde à la défendre, leur détermination à la conserver et à la développer comme milieu de vie et fondement de l’identité collective. Enseignement de qualité, usage accru en milieu de travail, intégration des immigrants, voilà qui est crucial pour l’avenir du français. Celui-ci a donc encore du chemin à parcourir pour atteindre les objectifs de la charte: faire du français la langue commune dans toutes les activités de la vie publique. Cette lutte sera à recommencer sans cesse dans un contexte nord-américain massivement dominé par l’anglais.

Nadia Brédimas-Assimopoulos Sociologue, présidente du Conseil supérieur de la langue française (1996-2005)

La dynamique des langues au Québec (Secrétariat à la politique linguistique) Population du Québec selon la langue parlée le plus souvent à la maison Langue parlée le plus souvent à la maison 1971 2001 Ensemble du Québec Français 80,8 % 83,1 % Anglais 14,7 % 10,5 % Total (000) 6 028 7 126 Région métropolitaine de Montréal Français 66,3 % 70,7 % Anglais 24,9 % 17,4 % Autre 8,8 % 11,9 % Total (000) 2 743 3 381 Île de Montréal Français Anglais Autre Total (000)

61,2 % 27,4 % 11,4 % 1 959

56,4 % 24,9 % 18,6 % 1 783

Taux de transferts linguistiques* vers le français ou vers l’anglais des allophones ayant effectué un transfert linguistique au Québec Transferts linguistiques 1971 Vers le français 29 % Vers l’anglais 71 %

2001 46 % 54 %

Sources: Comité interministériel sur la situation de la langue française, «Le français langue commune», rapport du comité interministériel sur la situation de la langue française, 1996; Statistique Canada, recensement 2001, Nos 97F007XCB01001 et 95F0488XCB1001 au catalogue. * Un transfert linguistique indique la propension d’une personne à parler le plus souvent, à la maison, une langue qui diffère de sa langue maternelle.

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La mauvaise conscience de la majorité franco-québécoise epuis toujours, la démocratie s’est appuyée sur la règle de la majorité. Dans les nations modernes, cette règle s’est fixée presque naturellement, dans la mesure où la majorité correspondait pour l’essentiel à un groupe culturel majoritaire préexistant à la formation politique de la nation. Il ne tient pas du hasard que la France, l’Angleterre ou l’Allemagne, par exemple, se soient données chacune une langue nationale qui reflétait la prédominance de groupes culturels et linguistiques qui, parce qu’ils étaient majoritaires au moment de la formation de la nation, ont pu imposer non seulement leur langue, mais aussi une certaine écriture de l’histoire dans laquelle ces mêmes groupes célébraient leur épopée. C’est donc sans complexe que les nations modernes se sont constituées politiquement autour de cultures majoritaires.

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Est-ce à dire que d’autres collectivités étaient alors oubliées dans ce grand récit? Cela signifie-t-il que leur langue et leur culture aient été étouffées sous le règne d’une majorité exerçant un genre de monopole sur la représentation symbolique de la nation en même temps qu’elle détenait les instruments du pouvoir? La réponse à cette question est évidemment oui. C’est la raison pour laquelle plusieurs nations modernes, dont le Canada, sont traversées par une «question nationale» alors que des groupes minoritaires refusent de s’abolir dans la majorité nationale. Mais il faut constater que, jusqu’à tout récemment, le pouvoir de la majorité a pu s’imposer dans la plupart des sociétés, parce que cette dominance était perçue comme légitime. Depuis une vingtaine d’années, ce consensus autour de l’idée de majorité s’est fragilisé. C’est le principe lui-même qui a d’abord été mis en cause alors que nos sociétés assument de plus en plus leur pluralisme constitutif. On peut dire autrement que ceux que la majorité avait réduits au silence se révèlent aujourd’hui et demandent à être entendus. Les luttes qu’ont menées les suffragettes en faveur du droit de vote des femmes et les Noirs américains en faveur de l’égalité sociale au cours des années 1960 ont peut-être été les éléments déclencheurs de ce nouveau rapport à la démocratie. Ce que révélait la lutte que menaient ces mouvements, c’était que le règne de la majorité peut engendrer injustices et discriminations. À partir de là se sont multipliés dans la société les groupes qui pouvaient prétendre eux aussi avoir subi de la discrimination sur la base de leur identité particulière. Ainsi en est-il des revendications à l’égalité provenant de groupes aussi divers que des regroupements de personnes handicapées, homosexuelles, ou encore de minorités religieuses ou ethniques. Le principe selon lequel il est légitime que la majorité puisse représenter l’en-

Marcelle Ferron. Hommage à la musique, 1969. Verre antique et joints de vinyle. 203 x 2,29 m. Don de Jacques Guevremont. Collection du Musée d’art contemporain de Montréal. D 06 32 P 1. © Succession Marcelle Ferron / SODRAC (2007) PHOTO : RICHARD-MAX TREMBLAY

semble de la société et parler au nom de société qui s’ouvre à son pluralisme intertous est battu en brèche dans nos sociétés ne ne devrait-elle pas également revoir la ou chacun souhaite parler en son nom et manière dont elle discute des enjeux colfaire valoir sa propre identité. lectifs et adopte des décisions? Une nouvelle éthique sociale La plupart des sociétés Les divers projets de réforme s’installe en vertu de laquelle du scr utin, les appels en fala société doit reconnaître et modernes contemporaines veur de la démocratie particiaccepter le pluralisme identipative et la reviviscence de la taire. Ceux qui avaient été ont vu croître un genre société civile sont autant de sans voix jusque-là, ces oubliés signes d’une contestation des de la majorité, ou encore ces de mauvaise conscience anciennes façons de faire anvictimes d’une conception de crées dans la définition clasdes collectivités la démocratie selon laquelle la sique de la démocratie. Si les majorité s’érige en sujet polidiverses composantes de la somajoritaires, alors que ciété ont droit de parole, il est tique détenant le monopole de la parole, réclament la reconque les règles de la déleur est contestée leur normal naissance de leurs identités, libération s’ouvrent à la pluralicer tes minoritaires, mais qui et à la participation de chaprééminence tant du té n’en méritent pas moins le rescun, étant entendu que chacun pect. Nous savons que les voudra s’exprimer par et pour point de vue de la char tes de droits québécoise lui-même. et canadienne visent justement Nous nous réjouissons pour gouverne que de celui la protection de ces minorités la plupar t de cette ouver ture en protégeant leurs droits fon- de l’écriture de l’histoire de la démocratie aux paroles damentaux, en particulier ceminoritaires. Nous avons l’imlui de ne pas subir de la discripression qu’elle trouve là son mination sur la base de leur identité. prolongement nécessaire et peut-être Le principe de la majorité a ensuite été SUITE À LA PAGE 30 critiqué en tant que règle procédurale. Une


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LA CULTURE QUÉBÉCOISE À L’ÈRE D’INTERNET ET DE LA PLANÈTE

Le Québec, des pratiques culturelles en mutation mestiques. La scolarité demeure toujours l’une des variables les plus déterminantes dans la formation des habitudes culturelles au Québec. C’est par l’école, plus que par le milieu d’origine, qu’une grande partie de la population québécoise acquiert un capital culturel et une mobilité sociale.

ne des crises identitaires les plus profondes qui aient secoué le Québec au U cours du siècle dernier est, sans contredit, celle qui a éclaté avec la Révolution tranquille au début des années 1960 et qui couvait depuis plusieurs années. Elle a provoqué une mutation culturelle à un rythme rapide, presque sauvage. La génération de la Révolution tranquille est demeurée toutefois marquée par la culture classique dont elle est issue, en bonne partie en raison des institutions éducatives, culturelles et artistiques de l’époque qui la valorisaient. Avec le temps, cette culture a perdu de son influence et une culture de consommation courante, plus populaire et partagée par la classe moyenne, est apparue avec le développement des industries culturelles, des médias et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Depuis quelques décennies, d’importants changements structuraux sont survenus dans la société québécoise. Parmi elles, signalons l’atteinte d’un niveau plus élevé de scolarisation, le développement de l’appareil étatique, la formation d’une petite bourgeoisie d’affaires, le gonflement de la classe moyenne et le vieillissement de la population. Ces tendances, et d’autres encore, ont transformé le paysage dans lequel s’effectuent les loisirs culturels de la majorité de la population. Quelques grandes tendances déterminantes de l’avenir de la culture québécoise émergent: évolution, renouvellement et éclectisme des pratiques de type classique, vieillissement des publics et variations territoriales de la participation sur l’ensemble du territoire, et dans l’Île-de-Montréal. Les données qui servent à cette analyse historique proviennent principalement des enquêtes du ministère de la Culture et des Communications (MCC) sur les pratiques culturelles des Québécois.

Le vieillissement des publics À l’instar de la population québécoise, le consommateur de produits culturels prend de l’âge. En outre, la moyenne d’âge du public grimpe, dans certains cas, en raison de la génération des «baby-boomers» qui amplifie sa consommation culturelle. D’autres cas sont le signe d’un phénomène plus grave: le vieillissement du public se fait plus rapidement que celui de la population parce que la demande fléchit chez les plus jeunes. Cela pose la difficulté de la relève des publics, de leur renouvellement par les jeunes générations, et soulève le problème de la survie des organismes et des institutions affectés.

Le lectorat Le lectorat des quotidiens et des revues et magazines a vieilli de quatre ans au cours de la période allant de 1989 à 2004 (voir le tableau 1). Cette augmentation en âge se croise avec une forte déperdition de lecteurs chez les générations plus jeunes. Manifestement, il n’y a pas de régénération du bassin des lecteurs de quotidiens et des revues et magazines. Les jeunes vont chercher dans des sources électroniques, Internet en particulier, l’information dont ils ont besoin, alors que cette tendance est moins forte chez les personnes plus âgées. Le cas du livre est un peu différent. Il y a un vieillissement réel du lectorat, quatre ans également. Mais cela est dû en bonne partie au regain de la lecture de livres, depuis 1994, qui se manifeste chez les baby-boomers.

Le public des arts d’interprétation Croissance et déclin de l’intérêt pour les formes classiques de culture L’intérêt pour les formes classiques de culture est à la baisse depuis 1989 alors qu’il avait connu une forte croissance auparavant. Les activités comprises sous cette expression de formes classiques de culture sont celles autrefois valorisées par l’élite et les institutions culturelles telles que la lecture, l’écoute musicale, la fréquentation des arts d’interprétation, la visite des galeries d’art, des institutions muséales, des sites et monuments patrimoniaux ainsi que la participation à des événements artistiques et littéraires tels que les salons. Il y a d’abord eu un accroissement de la participation aux formes classiques de culture au cours de la première décennie puis, par la suite, une forte tendance à la baisse jusqu’en 2004. Un changement radical s’est produit, après 1989, dans le modèle des loisirs culturels des Québécois: l’intérêt pour les formes classiques de la culture a nettement décru. D’autres groupes sociaux obtenant de faibles scores au début de la période ont amélioré leur situation au cours de la décennie 1980. À terme, on assiste d’une part à une réduction des écarts entre les groupes sociaux quant à leur participa-

Betty Goodwin, Red Sea, 1984. Pastel à l’huile, pastel sec, huile et fusain sur papier vélin, 304.8 x 213.3 cm. Don de monsieur Charles S.N. Parent. Collection Musée d’art contemporain de Montréal. D 88 93 D 1 PHOTO: RICHARD-MAX TREMBLAY

tion à la culture diffusée par les institutions culturelles et, d’autre part, à un abaissement des frontières entre culture savante et culture populaire. C’est là le double effet de la massification de l’éducation et de celle de la culture. Les marqueurs qui servaient à délimiter les territoires culturels de l’élite ont ainsi perdu de leur force. Aussi, la démocratisation de la culture s’est accomplie autant et même davantage par l’école devenue accessible au plus grand nombre et par les produits industriels disponibles sur le marché que par le travail de diffusion des institutions culturelles. Le marketing aidant, les industries culturelles et les médias ont acquis, à partir des années 1980, une légitimité sociale. Ces nouveaux acteurs industriels sur la scène culturelle ont eu pour effet de minorer la culture savante et de valoriser la production culturelle contemporaine d’origine québécoise. De nouvelles références identitaires ont été établies qui trouvaient des assises plus populaires notamment parmi la classe moyenne montante.

L’éclectisme comme nouvelle forme de distinction sociale Le phénomène qui vient d’être décrit, soit le déclin de la culture classique, ne signifie aucunement une baisse d’intérêt pour la culture. Au contraire, son champ s’étant considérablement diversifié, les occasions et les modalités de participation se sont elles aussi amplifiées. Il en résulte maintenant que les différences sociales dans la participation aux activités culturelles se situent moins dans les formes autrefois hautement valorisées que dans le cumul et la diversité des pratiques. On observe une mixité des genres dans l’espace de la consommation culturelle, une diversification des formes de participation et une multiplication des expériences. Cette diversification est plus manifeste pour les activités qui se déroulent dans l’espace public, comme c’est le cas dans la fréquentation des établissements culturels et des sorties au cinéma ou au spectacle. Mais elle persiste également dans l’univers des loisirs do-

Dans le domaine des arts d’interprétation, l’évolution de 1989 à 2004 révèle un phénomène de vieillissement accéléré qui touche toutes les disciplines, ce qui pose, de façon cruciale, le problème du renouvellement de leur public. Il y a une réelle rupture générationnelle à l’égard du spectacle vivant, du moins du spectacle dans ses formes plus traditionnelles. L’audience la plus âgée se rencontre aux concerts classiques, aux théâtres d’été et aux concerts westerns. Elle a 50 ans, en moyenne, en 2004. Les autres genres de spectacles — théâtre en saison, concert rock, concert western et country, concert de chansonnier, humour, danse classique et moderne — n’échappent pas à la tendance.

Les cinéphiles Le cas du cinéma est particulier. Même si l’âge moyen de son audience s’est accru de plus de six ans, cela n’est aucunement dû à un retrait des plus jeunes. Au contraire, ceux-ci n’ont jamais été aussi nombreux à le fréquenter. Si l’auditoire est plus vieux de six ans, c’est en raison des générations plus âgées qui ont multiplié leurs sorties au cinéma. En effet, le taux de fréquentation a grimpé de près de 25


INSTITUT DU NOUVEAU points en 15 ans et les gains les plus substantiels ont été réalisés auprès des 25 ans et plus.

Le public des équipements culturels L’avancement en âge de la clientèle des équipements culturels progresse au rythme de la population et même, à l’occasion, se fait plus lentement. En outre, leur fréquentation s’est accrue. Globalement, le vieillissement des publics dans ce cas-ci, à l’inverse du spectacle, est plutôt le signe d’une plus grande rentabilité sociale et d’un meilleur partage de l’usage du parc des équipements culturels entre les différentes générations.

La fracture territoriale dans la pratique culturelle La géographie du Québec pose un défi à la dif fusion culturelle. Malgré les ef for ts consentis par les pouvoirs publics pour décentraliser l’activité culturelle et en faciliter l’accès aux populations vivant hors des grands centres, de fortes inégalités persistent et même s’accentuent dans la participation sur le territoire québécois. Les variations territoriales qui se sont produites, entre 1979 et 1999, quant à la participation de la population aux activités du type classique ont déjà été étudiées (Garon et Santerre, 2004).

Le risque d’un clivage intergénérationnel

Les pratiques du type classique et les régions

Depuis sa jeunesse, la génération des baby-boomers a joué un rôle déterminant dans la demande culturelle et on prévoit qu’elle continuera de le faire encore durant une ou deux décennies. En effet, l’abandon des sorties culturelles se fait maintenant de plus en plus tardivement. Ce n’est qu’après 75 ans que la fréquentation des établissements culturels et les sorties au spectacle baissent de façon dramatique. Le grisonnement des audiences va donc se poursuivre et le problème de la relève du public des arts d’interprétation risque de s’aggraver au cours des prochaines années. De plus, la maturation de la génération des baby-boomers, accompagnée d’une plus grande rigidité des structures mentales, sa forte présence sur le marché de la culture et son avantage démographique risquent d’infléchir à son profit le profil de la demande culturelle et d’accentuer les clivages intergénérationnels entre les univers culturels. Les jeunes, plus réceptifs aux produits novateurs des industries de la culture et des communications, ont un catalogue de pratiques culturelles différent de celui de leurs aînés. À ce titre, l’enquête sur les pratiques culturelles ne rend pas justice aux jeunes, car elle oublie ou fait peu de cas d’activités qui ont pour eux une forte connotation identitaire et qui servent à tisser des liens sociaux: leurs sorties dans les établissements commerciaux, l’utilisation de la messagerie instantanée, du «portable» et du lecteur numérique, pour n’en nommer que quelquesunes.

Les données de 2004 viennent confirmer la persistance des écarts entre les régions selon leur position géographique par rapport aux grands centres. Alors que les pratiques de type classique ont connu une baisse de près de 3 % sur l’ensemble du territoire de 1979 à 2004, les régions éloignées, elles, enregistrent une baisse de 17 % en 25 ans. Ce constat est dur, côté participation populaire, à l’égard de la démocratisation et de la décentralisation territoriale des arts et de la culture d’inspiration classique. Montréal demeure la seule région qui ressort gagnante sur ces 25 ans.

Pour simplifier la présentation, une typologie des régions administratives est utilisée plutôt que chacune d’entre elles. Quatre types de régions sont retenus selon leur position géographique par rapport aux grands pôles urbains. Les régions centrales: Montréal et la Capitale-Nationale; les régions périphériques: Laval, Lanaudière, Laurentides, Montérégie et Chaudière-Appalaches; les régions intermédiaires: Mauricie, Centre-du-Québec, Estrie et Outaouais; les régions éloignées: Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, Bas-SaintLaurent, Saguenay–Lac-Saint-Jean, Abitibi-Témiscamingue, Côte-Nord et Nouveau-Québec.

L’éclectisme et les régions Ce n’est pas seulement à l’égard des pratiques de type classique que la participation en région se différencie des grands centres. L’indicateur de diversité des pratiques culturelles de 2004 est également sensible à la dimension territoriale. Il montre lui aussi que les taux diminuent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Montréal et de Québec, là où l’éclectisme est le plus manifeste. Il va sans dire que l’offre culturelle y est pour quelque chose. Les pratiques domestiques, les sorties et les pratiques engagées sont pratiquées sensiblement de la même façon sur tout le territoire. Ce n’est pas l’accès aux équipements culturels eux-mêmes qui fasse défaut en région. Ce serait plutôt leur programmation et l’éventail de leurs produits et services. Par contre, les pratiques domestiques (écoute des médias électroniques, écoute musicale, lecture, navigation sur Internet), tout comme les pratiques engagées (bénévolat, philanthropie, perfectionnement artistique, pratique en amateur), sont moins assujetties à la programmation des salles de spectacle et des lieux d’exposition ou encore aux ser vices offerts par les autres équipements culturels; il faut chercher ailleurs que dans l’offre institutionnelle et commerciale les causes de ces différences comportementales entre les grands centres et le reste du territoire. Les variables socio-économiques n’épuisent pas, non plus, les raisons explicatives de ces différences. Peut-être que la dynamique culturelle propre aux grandes villes est plus propice à l’investissement dans les loisirs culturels, lequel serait lui-même favorisé par la sociabilité citadine et la diversification des modes de vie (qualité de vie), l’hyperactivité, l’intensité des communications et l’importance de la vie hors du foyer. La fréquentation du spectacle, du cinéma et des autres établissements culturels (les musées, les bibliothèques, les librairies, les centres d’archives ainsi que les salons du livre et des métiers d’art) peut être vue comme une mesure d’appropriation de l’espace culturel public par la population. Cette appropriation est un geste de citoyenneté culturelle qui contribue à la formation du sentiment identitaire et à la cohésion sociale, autrement dit à la formation de l’identité culturelle collective. L’examen

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qui vient d’être fait des données régionales des pratiques culturelles soulève la question du développement de cette identité en dehors des grandes agglomérations et de l’intelligence que l’on peut avoir de son patrimoine culturel.

La diversité de la pratique dans les parties de l’Île-de-Montréal La pratique culturelle n’est pas homogène sur l’Île-de-Montréal et, selon que l’on habite sa partie ouest, sa partie centre ou sa partie est, les loisirs culturels prennent des configurations différentes. La population de la partie est n’a pas un portefeuille d’activités aussi garni que celle du reste de l’île. Différentes raisons peuvent être avancées pour expliquer cet écart. Il y a distribution inégale des centres de production et des lieux de diffusion sur l’île, la plus forte concentration se trouvant au centre. Cela n’explique cependant pas pourquoi la participation dans l’ouest atteint un niveau comparable à celle du centre. Outre l’offre,

des facteurs socio-économiques jouant sur la consommation sont à prendre en considération, en particulier le niveau d’études et le revenu, deux variables for tement discriminantes sur le territoire dans le cas présent. Or, la population de l’est comprend une proportion nettement plus élevée de personnes qui n’ont pas complété des études supérieures et le revenu des ménages y est inférieur à celui de l’ouest notamment. La différenciation des pratiques sur l’Île-deMontréal ne se limite pas seulement aux pratiques du type classique. Elle s’observe également pour l’ensemble des activités de loisirs culturels.

La pratique culturelle à Montréal selon les communautés linguistiques et la population d’immigration récente On ne saurait terminer cette analyse de Montréal sans parler, même si ce n’est que SUITE À LA PAGE 16

TABLEAU 1 Âge moyen des publics et nombre d’années de vieillissement, Québec, 1989-2004* DOMAINE

Lecture régulière Quotidien Revue ou magazine Livre Sortie au cours des 12 derniers mois Cinéma Théâtre d’été Théâtre en saison Concert classique Concert rock Concert de jazz Concert western ou country Concert de chansonnier Groupe ou artiste populaire Danse classique Danse moderne Danse folklorique Fréquentation au cours des 12 derniers mois Salon du livre Salon des métiers d’art Bibliothèque publique Librairie Galerie d’art Site ou monument historique Centre d’archives Musée d’art Musée autre que d’art

ANNÉE

VIEILLISSEMENT

1989

1999

2004

42 40 41

44 43 43

46 44 44

4 4 4

35 41 39 46 27 33 42

39 47 42 48 32 38 42

41 50 45 50 35 44 48

6 8 6 4 7 11 6

36 37

38 38

43 40

7 4

40 36 41

43 38 46

47 42 44

7 6 3

42 45 38 39 42 41

44 46 40 41 44 42

45 47 43 43 44 43

3 2 4 4 3 2

38 41 38

42 43 41

45 44 42

7 3 4

* Les chiffres en gras indiquent que la valeur est supérieure à celle de l’ensemble de la population. Source: Enquêtes sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications, 1989, 1994, 1999 et 2004.


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Montréal, île ou région, a été subdivisé, pour des fins d’analyse, en trois parties, l’ouest, le centre et l’est. Le centre comprend les villes et arrondissements suivants: Westmount, Verdun, Sud-Ouest, Côte-des-Neiges avec Notre-Dame-deGrâce, Ville-Marie, Outremont et Plateau-Mont-Royal; la partie ouest inclut tout ce qui est à l’ouest du centre, incluant Saint-Laurent et Mont-Royal; la partie est pour sa part est formée du reste de l’île, à partir d’AhuntsicCartierville, Villeray–Saint-Michel– Parc-Extension, Rosemont–Petite-Patrie et Mercier–Hochelaga-Maisonneuve.

brièvement, des conditions de la pratique culturelle parmi les communautés linguistiques et parmi la population d’immigration récente. Les pratiques du type classique sont plus fréquentes parmi la population dont la langue

MONDE

d’usage est le français et l’anglais que parmi les allophones. Ces derniers accusent également un déficit général quant à l’éclectisme de leurs loisirs culturels. Cela est manifeste à l’égard des sorties culturelles. Ils vivent plus en retrait des lieux publics de la culture alors que les francophones et les anglophones les occupent largement. Il se peut que l’offre réduite de produits culturels offerts dans la langue des communautés culturelles dans les institutions culturelles et sur le marché commercial soit un obstacle à leur pleine participation à la vie culturelle collective. Ou encore, les modalités d’expression culturelle collectives ne s’harmonisent peut-être pas avec leurs valeurs et leur culture d’origine. Il demeure toutefois que cette absence des allophones sur la place publique de la culture freine l’expression de leur citoyenneté culturelle et peut avoir un impact sur leur sentiment d’appartenance à la culture québécoise, voire même à leur pleine intégration à la collectivité montréalaise et québécoise. Les anglophones ont un niveau plus élevé de pratiques engagées, en particulier pour le bénévolat et la philanthropie. Les francophones pour leur part sont plus portés vers les pratiques artistiques en amateur et le perfectionnement artistique. Enfin, en ce qui concerne les loisirs domestiques, les anglophones leur accordent moins d’importance que les francophones. Ils consacrent moins

TABLEAU 2 Taux de participation à différentes activités culturelles, Québec, 1979-2004 DOMAINE

ANNÉE

PHOTO: DENIS ROUTHIER

1979

1989

1999

2004

Lecture régulière Quotidien Revue ou magazine Livre

75,7 55,2 54,3

77,3 60,6 53,2

70,9 55,6 52,0

65,5 52,9 59,2

Sortie au cours des 12 derniers mois Cinéma Théâtre d’été Théâtre en saison Concert classique Concert rock Concert de jazz Concert western ou country Concert de chansonnier Groupe ou artiste populaire Danse classique Danse moderne Danse folklorique

n.d. 14,3 30,1 13,2 n.d. n.d. n.d. n.d. n.d. 7,3 8,1 6,7

51,0 21,1 27,9 13,8 14,7 12,1 5,0 24,3 17,5 8,9 8,8 7,0

72,0 15,7 28,8 13,0 13,1 8,2 6,6 8,2 23,5 5,0 5,5 2,3

75,5 9,3 24,2 13,7 13,7 17,0 2,5 17,0 16,7 3,1 4,4 2,6

Fréquentation au cours des 12 derniers mois Salon du livre Salon des métiers d’art Bibliothèque publique Librairie Galerie d’art Site ou monument historique Centre d’archives Musée d’art Musée autre que d’art

12,4 43,8 23,5 49,3 18,3 30,4 n.d. 23,2 17,6

14,2 24,8 34,3 59,5 23,0 37,6 8,5 28,1 24,4

18,4 20,8 37,3 61,5 21,0 38,9 9,3 30,6 22,8

15,8 21,9 47,6 71,2 33,3 40,3 11,4 32,6 26,2

Source: Enquêtes sur les pratiques culturelles des Québécois, ministère de la Culture et des Communications, 1979, 1983, 1989, 1994, 1999 et 2004.

Denis Routhier, Patriot Act, 2005. Acrylique sur tissu. 127 x 157,4 cm.

de temps à l’écoute de la radio, de la télévision, à la lecture de périodiques et à l’usage d’Internet.

Conclusion Les mécanismes de stratification sociale, en particulier le niveau d’études et le revenu, conduisent à une hiérarchisation des pratiques parmi les groupes sociaux. Il en résulte qu’une partie importante de la population, estimée au tiers environ, demeure largement écartée des bienfaits de la culture. Ces exclus se recrutent plus fréquemment parmi la population âgée, moins scolarisée et plus pauvre. Le lieu d’habitation est également un facteur qui intervient dans la formation du programme de loisir. Selon que l’on habite un grand centre ou en région, les chances de se constituer un univers culturel élargi varient. À Montréal et à Québec, la population peut s’adonner à plusieurs activités différentes, l’offre aidant. Il en est différemment dans les régions éloignées. Même sur le territoire de Montréal, il existe des configurations variées et des niveaux différents de participation. Ces éléments d’analyse, bien incomplets, soulèvent tout de même la question fondamentale du rôle de la culture dans la formation et le renouvellement du sentiment identitaire, tant à l’intérieur du tissu social que sur l’ensemble du territoire. Ils démontrent également l’importance de la participation aux activités culturelles à caractère public dans l’expression de la citoyenneté culturelle, la rentabilité sociale résultant de l’usage des infrastructures culturelles et le développement

d’une cohésion sociale consécutive à la participation publique des citoyens à la vie culturelle. Les changements démographiques qui se sont produits et ceux qui s’annoncent ne sont pas sans semer l’inquiétude quant à l’amplification du déséquilibre intergénérationnel sur le marché de la consommation culturelle et quant au renouvellement du public institutionnel. Également, l’identité culturelle des Québécois est susceptible de se transformer sous l’effet de changements se produisant dans la sphère privée de l’usage du français, à Montréal notamment, tout comme du français comme langue de consommation des produits culturels. Enfin, les technologies de l’information et de la communication posent aussi leur lot de problèmes. Les médias électroniques et les nouvelles technologies de l’information et de la communication tiennent une place de plus en plus grande dans la formation du sentiment identitaire. La place considérable des écrans dans les pratiques de loisir change le rapport à l’écrit et est susceptible de modifier le rapport au savoir. La fin du XXe siècle a été riche en changements dans la vie culturelle quotidienne des Québécois. Les facteurs sociaux, démographiques et technologiques qui en sont à l’origine promettent une accélération de ces changements au cours des prochaines décennies.

Rosaire Garon Sociologue


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MONDE

Le Québec, une société créative ? registrement sonore montre des signes de croissance au Québec alors que, à l’inverse, l’industrie ontarienne décroît de façon alarmante, comme le montrent les indicateurs sur le nombre d’entreprises, les ventes d’enregistrements d’artistes canadiens, le revenu total et l’emploi. Les producteurs québécois présentent des caractéristiques qui les rapprochent davantage des entreprises artisanales que des grandes industries. Ils produisent un grand nombre de titres, mais ont peu de revenus. La contribution relative des entreprises québécoises à la production d’enregistrements d’artistes canadiens dépasse de beaucoup celle des entreprises ontariennes.

e Québec est-il une société créative? Possède-t-il les ressources humaines et industrielles nécessaires pour assurer son développement et demeurer concurrentiel dans la nouvelle économie tant sur le marché nord-américain que sur le marché mondial? Pour mieux évaluer le potentiel créatif dont dispose le Québec, nous avons sélectionné quelques indicateurs stratégiques des ressources humaines et de l’appareil productif qui situent le potentiel québécois en le comparant, lorsque possible, à son principal concurrent canadien, l’Ontario.

L

Les professions culturelles: un indicateur du potentiel créatif en ressources humaines Selon des données du recensement canadien de 2001, l’effectif des professions de la culture et de la communication dépassait le nombre de 100 000 personnes au Québec et celui-ci était en croissance depuis 1991. Cette croissance au Québec demeure toutefois un peu plus faible que celle en Ontario et dans l’ensemble des autres provinces canadiennes. On observe une féminisation des professions et un vieillissement des effectifs. Ces professionnels ont une scolarité élevée et sont fortement concentrés dans la région de Montréal. Ils ont, plus souvent que les autres, un statut de travailleurs autonomes et ils tirent, globalement, des revenus d’emploi comparables à ceux des autres professions.

Les centres d’artistes autogérés Véritables lieux de création, les centres d’artistes sont des organismes dont la fonction première est de favoriser la recherche, la production et la diffusion de l’art actuel. Peu nombreux [64 centres subventionnés par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) en 2005], ces centres présentent néanmoins, au total, 350 expositions annuellement et ils font une large place à la relève. Ils logent, dans 60 % des cas, dans les grandes régions métropolitaines de Montréal et Québec.

L’édition de livres L’augmentation du nombre de titres publiés est le signe de la vitalité de la production littéraire québécoise même si les tirages moyens sont à la baisse. En 30 ans, de 1972 à 2002, le nombre de titres de livres déposés à la Bibliothèque nationale du Québec a été multiplié par 3,2, atteignant 6000 en 2002. Les catégories éditoriales illustrent bien les centres d’intérêt de la société québécoise. Les plus importantes sont les sciences sociales et humaines, la langue et la littérature ainsi que les sciences et les technologies. Toutefois, les sciences sociales ont vu leur part de titres baisser entre 1986 et 2002 au profit de la langue et de la littérature. Le Québec compte un nombre relativement élevé de maisons d’édition. Statistique Canada, en 2000, en dénombrait environ 200 au Québec comparativement à près de 250 en Ontario. Le nombre d’ouvrages édités progresse plus rapidement au Québec qu’en Ontario. Les éditeurs québécois ont environ 50 000 titres inscrits à leur catalogue. Du côté des exportations, les maisons québécoises

Conclusion

Alfred Pellan, Mascarade, 1939-1942. Huile sur toile, 130,5 x 162,2 cm. Collection Musée d’art contemporain de Montréal. A 76 40 P 1. © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2007). PHOTO: DENIS FARLEY

ont une activité aussi intense que les ontariennes. La taille des maisons québécoises demeure toutefois plus petite, elles comptent moins d’employés et leur marge bénéficiaire est plus faible. Côté éditorial, la littérature pour la jeunesse tient une place importante parmi les titres publiés.

L’édition de périodiques Les revues et les magazines sont des lieux privilégiés pour les débats d’idées et ils jouent un rôle capital dans la diffusion de l’information. Leur nombre et leur diversité au Québec demeurent remarquables quoiqu’ils soient en moins grand nombre qu’en Ontario. Il se publie plus d’un demi-millier de périodiques au Québec, très majoritairement en français, et leur nombre ne cesse de croître d’année en année. Les périodiques destinés au grand public sont majoritaires quant au nombre et au tirage. Ensuite, les catégories les plus importantes, par ordre décroissant, sont les périodiques d’affaires ou professionnels, puis les revues savantes, les périodiques religieux et, enfin, les périodiques qui traitent de l’industrie agricole. Au total, le tirage annuel total des périodiques en 2003 s’élève à 178,8 millions d’exemplaires, soit 24 par habitant.

Les arts de la scène Le domaine des arts de la scène au Québec est dynamique. Les compagnies des arts de la scène peuvent avoir le statut d’organisme à but non lucratif ou d’organisme à but lucratif. Le secteur lucratif en particulier a une activité qui, en matière de revenus d’exploitation, excède de beaucoup le secteur non lucratif. Le secteur non lucratif des arts de la scène, au Québec, est davantage dépendant des pou-

voirs publics dans son financement alors que celui de l’Ontario peut compter davantage sur les entrées et le secteur privé. Le secteur non lucratif au Québec accorde une place privilégiée à la création canadienne et a une forte activité à l’extérieur du Québec. Le jeune public est une composante importante de l’offre de spectacles des compagnies québécoises. Les compagnies québécoises se singularisent également par le contenu canadien de leurs représentations.

La liberté culturelle d’une société passe par la capacité d’adaptation et de renouvellement de ses contenus dans les domaines qui lui sont les plus authentiques. Le survol de quelques indicateurs des industries créatives montre que les entreprises québécoises ont une grande capacité de production dans laquelle se retrouve une diversité de contenus. Elles sont, à cet égard, le reflet de la société québécoise qui, en raison de sa position géopolitique particulière sur le continent nord-américain et de son caractère francophone, se doit d’innover pour s’épanouir et demeurer une entité distincte. Les industries créatives québécoises misent sur le professionnalisme de leurs travailleurs culturels, la créativité et la diversité de la production culturelle, tout comme la diffusion de leurs œuvres dans le reste du Canada et à l’étranger.

Rosaire Garon Sociologue

DANY LAFERRIÈRE Écrivain et cinéaste

La production audiovisuelle

C’est une situation assez étrange que

La production audiovisuelle (cinématographique, vidéo et audiovisuelle) québécoise est un secteur en croissance quant au nombre de productions et à la production d’émissions et de films pour la télévision. Les producteurs québécois demeurent toutefois des entreprises de petite taille. La production audiovisuelle a une forte composante de création d’emplois et elle contribue à la mise en valeur du talent des travailleurs culturels québécois. Les productions québécoises semblent avoir une faible capacité exportatrice. Ce fait peut tenir aux caractéristiques mêmes des productions québécoises, qui sont difficilement exportables car elles expriment plus spécifiquement l’identité québécoise. De 2001 à 2005, il s’est produit presque 350 longs métrages au Québec, dont 40 % environ étaient destinés au cinéma commercial et la moitié, à la télévision.

celle du Québec en ce moment où la

L’enregistrement sonore La musique, et la chanson en particulier, sont des véhicules puissants d’expression de la culture québécoise par lesquels elle s’est fait connaître à l’étranger. L’industrie de l’en-

vie s’apprête à rejoindre et à dévorer la culture. On a eu cette époque bien lointaine où notre idée même de la culture venait d’Europe. Puis on a confondu l’identité avec la culture. L’identité, c’est ce qu’on est de toute façon. La culture, c’est ce que nous faisons de cette réalité-là. Et depuis une décennie, on a lancé la machine à toute vapeur. Littérature, musique, arts visuels, cinéma ne se sont jamais aussi bien portés ici. Le nouveau défi du Québec, c’est maintenant le «Survenant».


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MONDE

Les politiques culturelles du Québec: état des lieux et défis orsqu’on s’intéresse aux politiques culturelles du Québec, plusieurs perspectives sont possibles: on peut faire des observations par fonction ou par secteur d’intervention (création, production, diffusion; arts, patrimoine, industries culturelles…), scruter les impacts de la démocratisation culturelle et de la décentralisation culturelle, s’attarder aux disparités régionales et au rôle culturel prépondérant de Montréal, ou encore s’interroger sur l’originalité et la spécificité de la culture québécoise. Au-delà de ces différentes perspectives que nous traiterons pour ainsi dire tour à tour, un premier constat mérite d’être fait: au cours des quatre dernières décennies, le Québec est passé d’une société où tout était à penser et à construire en matière de politiques culturelles, à une société où de telles politiques sont aujourd’hui reconnues, voire enviées au Canada et par bien des pays occidentaux.

L

Au Québec, les politiques culturelles ont d’abord été le reflet d’une volonté politique d’assurer le développement culturel de la société québécoise. Dès les années 1960, les priorités d’intervention vont (et elles le demeurent toujours) à la démocratisation de la culture et à la promotion de l’identité culturelle québécoise, mais elles visent aussi à accentuer le rôle des créateurs, des producteurs et des diffuseurs en ce domaine. D’abord influencé par la politique culturelle de la France et ce, dès 1961, avec la loi créant le ministère des Affaires culturelles calquée sur la loi française — qui faisait de la culture un objet de politique nationale —, le Québec s’en distancie graduellement en mettant en place un modèle d’intervention reposant sur une hybridation de deux grands modes de fonctionnement, soit la concession de responsabilités à des sociétés d’État et à des organismes de financement autonome, et le maintien du rôle central de la réglementation gouvernementale et d’un ministère de la Culture dans l’attribution directe de financement gouvernemental. De nos jours, ce type d’hybridation tend d’ailleurs à s’accentuer au sein de plusieurs pays européens (par exemple le Compendium de politiques culturelles du Conseil de l’Europe). Chose certaine, au fil des années, le gouvernement du Québec est intervenu de multiples façons pour développer la culture et les arts, conservant en ce domaine une nette prédominance pour une politique de l’offre culturelle. Combinée à plusieurs facteurs socio-démographiques et économiques (tertiarisation de l’économie, mutation des modes de vie, hausse des revenus et du niveau d’éducation, allongement du temps libre, développement de l’urbanisation), cette politique a contribué à l’augmentation des biens et services culturels, mais aussi des pratiques culturelles des Québécois. Leur participation à ces pratiques a impliqué des aménagements et des choix culturels collectifs qui, de leur côté, ont reposé sur une volonté politique et des stratégies publiques. L’analyse des pratiques culturelles des Québécois des dernières décennies tend d’ailleurs à démontrer que la demande de culture rencontre de nos jours une offre diversifiée constituée d’un ensemble d’activités dont l’importance en termes économiques (emplois et revenus) et sociaux (cohésion, identité, valeurs communes) est loin d’être négligeable.

Les interventions culturelles publiques se sont principalement orientées vers le soutien financier aux institutions nationales et aux industries culturelles ainsi qu’aux créateurs et artistes, la mise en place d’infrastructures culturelles (bibliothèques, musées, centres d’exposition, salles de théâtre, etc.) afin d’assurer l’accessibilité aux ressources culturelles, la mise sur pied d’organismes de réglementation pour contrôler les contenus culturels, et l’adoption de mesures protectionnistes (politiques linguistiques, d’immigration, taxation des produits étrangers) pour sauvegarder la culture nationale. À l’échelle canadienne, c’est au Québec que les dépenses culturelles publiques totales de niveau provincial sont les plus élevées, doublant presque au cours des deux dernières décennies pour atteindre les 746,7 millions de dollars en 2004-2005 (96,36 $ per capita), alors que le budget du ministère de la Culture et des Communications s’établissait à quelque 531 millions de dollars, soit 1,1 % du budget des dépenses gouvernementales totales. En comparaison, les dépenses culturelles du gouvernement ontarien étaient de 628 millions de dollars en 2004-2005 (ou 50,69 $ per capita). C’est aussi au Québec que l’on retrouve le plus large éventail de politiques culturelles et de programmes publics touchant à peu près tous les secteurs de la vie culturelle. Que dire enfin de la vitalité des artistes et des créateurs, de l’originalité de la production artistique et littéraire, de la variété des activités culturelles, des lieux de production et de diffusion, du dynamisme des organismes, des travailleurs et des professionnels de la culture ainsi que du rayonnement international de la culture québécoise dans bien des sphères d’activité. Pourtant, malgré de tels succès, la politique culturelle québécoise connaît toujours des ratés: pauvreté de la majorité des artistes et créateurs, d’où les revendications récurrentes en ce domaine; disparités régionales concernant l’accessibilité, la diversité et la qualité des équipements culturels; non-participation de tranches importantes de la population à des activités culturelles, clivages dans la consommation de la culture artistique, qui, dans plusieurs secteurs, demeure toujours le lot des tranches de population mieux nanties et plus scolarisées; préoccupations croissantes quant à cette capacité de maintenir et de protéger le patrimoine culturel et naturel (patrimoine religieux, parcs nationaux…); influence discutable de l’école dans le développement des pratiques culturelles. Par ailleurs, au-delà de ces constats, bien d’autres défis s’imposent au Québec. Il y a tout d’abord la réponse des politiques culturelles au besoin de cohésion sociale. D’ailleurs, aucun gouvernement occidental n’y échappe puisque l’exclusion culturelle de nombreux citoyens demeure un fait largement documenté. Les problématiques sous-jacentes qu’elle soulève au Québec réfèrent aux défis politiques et culturels liés à l’intégration de ses immigrants, mais aussi à la concentration croissante des communautés culturelles à Montréal. Il y a ensuite, à travers les initiatives de décentralisation, la question du rôle de l’État québécois dans la culture, mais aussi la place grandissante des régions et des collectivités qui développent leurs propres politiques et qui deviennent des parte-

Raymonde April. L’Arrivée des figurants (extrait de la 1e partie), 1997. 120 X 681 cm.

naires de plus en plus incontournables du développement culturel. La privatisation est une autre préoccupation, d’ailleurs commune à bien des gouvernements occidentaux. À des rythmes et à des degrés divers, plusieurs gouvernements tendent à stabiliser leurs investissements publics dans la culture, voire même à les réduire. Pour se maintenir et se développer, les acteurs et institutions culturels se tournent vers d’autres sources de financement alors que, du côté des gouvernements, on multiplie les stratégies afin d’accroître les pratiques de partenariat et le mécénat privé. Que dire enfin des transformations technologiques qui élargissent l’éventail des choix et ouvrent de nouveaux horizons, favorisant ainsi la diversité et l’accessibilité, mais qui entraînent aussi une homogénéisation crois-

sante des contenus culturels, conséquence d’une libéralisation économique et d’une concentration des entreprises culturelles. Et on pourrait ainsi sans peine allonger cette liste, étant donné les problématiques croissantes liées à la propriété intellectuelle et au droit d’auteur, à un marché «culturel» de plus en plus internationalisé et «agressif», au poids croissant d’instances supranationales dans l’orientation des politiques culturelles nationales et à la montée de puissances culturelles mondiales en devenir — pensons ici simplement à la Chine et à l’Inde.

Diane Saint-Pierre Professeure, INRS Urbanisation, Culture et Société


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Les joueurs de piano Au Québec, la culture d’élite est suspecte. Mais la société peut-elle s’en passer ? atie Couric, nouvelle présentatrice du K journal télévisé à CBS, met fin à la première édition de son journal en invitant les téléspectateurs à lui suggérer une phrase-conclusion à l’avenir. La télé de Radio-Canada met à l’antenne une nouvelle émission de variétés où l’on peut voir et entendre chanter l’ex-juge Andrée Ruffo. Au nom de l’Académie des lettres du Québec, l’essayiste Jacques Allard met en garde les milieux de l’éducation contre la tentation d’enseigner prématurément aux élèves une orthographe réformée, en partie boudée par les pays francophones et par la France. Trois faits de l’actualité culturelle des derniers mois en apparence anodins. Trois symptômes, pour tant, d’un travers de l’époque: le peuple roi, qui dicte ses goûts. Car au Québec, le peuple est roi, et la culture d’élite est suspecte. D’emblée, cette dernière expression en horripilera plusieurs, qui n’y verront que jugement de valeur et rejet. Pour bon nombre de gens, le mot «élite» fait hautain et ne peut renvoyer qu’à une vision verticale de la société. Mais le terme «élite», dès lors qu’il désigne un petit nombre, peut aussi s’entendre sur un plan horizontal et concerner l’étendue et la variété du spectre culturel. La démocratisation de la culture prend alors tout son sens, qui est de favoriser le mouvement sur une palette élargie et diversifiée, tandis que l’enfermement dans une conception ver ticale du mot «élite» mène le plus souvent à une pseudo-vulgarisation pratiquée sur le mode du nivelage par le bas.

Condamnés au succès Il ne s’agit pas ici d’opposer Céline Dion à la contralto Marie-Nicole Lemieux. Toutes deux, c’est-à-dire les univers qu’elles incarnent, devraient pouvoir cohabiter au sein d’une société sans devoir se disputer des terrains aussi différents — ce qu’elles font. L’ennui, c’est que les moyens dont disposent les machines de Céline Dion et ses épigones fixent les normes du succès et de l’échec, en deçà desquelles les accomplissements des Marie-Nicole Lemieux et de leurs émules seront tenus pour peu de chose. L’OSM, la Grande Bibliothèque, l’Opéra de Montréal, le Musée des beaux-ar ts de Montréal sont condamnés au succès public s’ils veulent faire taire les critiques à leur sujet ou ne pas les susciter. Il serait idiot de leur reprocher ce succès quand il survient et on ne peut, au contraire, que s’en réjouir. Mais doit-il être un préalable? Après tout, on pourrait aussi penser qu’il est juste, dans une société industrialisée et moderne, que des grandes villes comme Montréal ou Québec puissent disposer d’un orchestre symphonique, d’une grande bibliothèque et de bibliothèques publiques, de nombreuses librairies dignes de ce nom, d’un opéra, de musées, d’ensembles de musique actuelle, de lieux pour l’ar t contemporain, de compagnies de danse et de théâtre, toutes choses au rayonnement

culturel avant d’être populaire, et dont pouvait ambitionner pour ses enfants un l’existence ne soit pas toujours formulée en meilleur avenir grâce à l’instruction, consiter mes de lutte pour la sur vie ou de dérée avec respect et motif de fierté. Car conquête de publics. On pourrait aussi ils étaient cultivés, croyait-il; le médecin, le trouver nécessaire qu’il existe une vie cul- notaire, et même la toute jeune maîtresse turelle en dehors des grands centres qui d’école, au fond du rang, à la campagne, ne soit pas toujours héroïque. faisaient figure d’autorité en la matière. AuIl ne s’agit pas davantage de rêver d’une delà de leur réel bagage culturel respectif, large diffusion pour la culture d’élite, ce qui ces divers personnages de l’élite sociale serait contraire à sa nature. Mais pourquoi invitaient au dépassement. Ils montraient faut-il que ses représentants soient trop sou- une voie vers le haut qui, à la longue, n’en vent tenus de justifier leur existence même a fait paraître que plus pitoyables Maurice auprès de leurs interlocuteurs gouverne- Duplessis et ses sbires ignorants, railleurs mentaux, quand ils ne l’apprennent pas à d’écrivains, d’intellectuels et d’ar tistes, une classe politique notoirement inculte? tous «joueurs de piano» souf freteux et Pourquoi les émissions ou les pages dites inutiles aux yeux de ceux-là. culturelles font-elles autant de concessions À cette noirceur bien connue, un présent populistes dans le traitement ou le choix de radieux a succédé. Au fond, tout est plus leurs sujets? Au demeurant, si la présente simple aujourd’hui puisque, une fois passés réflexion s’attache essentiellement au rôle sous le rouleau compresseur de l’égalité scodes médias et à celui de l’école, c’est qu’il laire et du marketing, le médecin, le notaire, s’agit là de lieux importants où se joue la cul- l’enseignant, l’ouvrier et le cultivateur font ture contemporaine dans sa dimension partie de la même classe moyenne et participublique. Les premiers ont en effet un formi- pent souvent de la même culture de masse — dable effet amplificateur, et la seconde, en à quelques différences près dans le pouvoir formant les esprits, forme les publics et les d’achat, il est vrai. En cela, la société québéacteurs culturels qui seront actifs dans coise est hélas accordée aux autres sociétés quelques années. Par conséquent, tout se occidentales, mais elle ne peut s’appuyer sur tient. Y compris le «petit pain» culturel pour le substrat dont disposent les sociétés plus lequel les Québécois seraient nés, à en croi- anciennes, avec leurs salutaires coups de re ceux qui, dans des frein et le rappel de lieux divers, se croient modèles historiques régulièrement obligés invitant à la mesure. Quand la culture d’élite de réduire leurs exigences, au motif, si Une migration n’a pas droit de cité, souvent entendu, massive qu’«on est au Québec, Un peu de socioloelle ne peut influencer ici!». gie sera sans doute Mais pourquoi la utile, ici, pour comla culture dite de grand public culture d’élite n’auraitprendre les résiselle pas droit de cité au tances à la culture Québec, qui ne saurait qui s’appauvrit à son tour. d’élite au Québec. s’en passer, ni le Dans les années 1970, Québec ni aucune Ce qui était grand public on peut penser que autre société? Des c’est toute une généraImpressionnistes à la devient populaire, ce qui était tion, et non pas un pensée de Freud, l’hisindividu çà et là, qui a toire montre bien que recueilli les bienfaits populaire devient populiste ce qui était le fait d’une de la démocratisation élite, hier, devient soude l’enseignement et et ce qui était populiste vent un lieu commun migré de sa classe chez les d’origine (paysans et tombe tout simplement générations subséouvriers pour la pluquentes. L’art se nourpart) pour joindre les dans le caniveau. rit de toutes les comporangs d’une classe santes d’une société moyenne en plein (élitistes, populaires, essor. Une migration folkloristes, avant-gardistes…). Et à trop aussi massive ne peut pas avoir été sans vouloir ramener les références de celle-ci à conséquence sur le visage de cette société. l’instant et à un commun dénominateur Là où ils sont maintenant, ces écrivains, appelé «les goûts du public», qui n’est qu’un journalistes, professeurs-poètes, profesautre nom donné au commerce, ou «les seurs-romanciers, patrons de télé et de capacités de l’élève», qui n’est qu’un autre journaux, réalisateurs, producteurs, décinom donné à la paresse, la culture québé- deurs culturels, enseignants et fonctioncoise dans ses modes de fonctionnement et naires de l’Éducation ne peuvent oublier de reconnaissance, dans sa dynamique d’où ils viennent. Certains en sont gênés propre, s’expose à un appauvrissement (c’est le lamento «j’ai grandi dans une maigénéralisé. son sans livres» poussé dans plusieurs entrevues d’écrivains aux origines canaLes ambitions du peuple diennes-françaises). D’autres en ont honte Au début et jusqu’au milieu du siècle (ce qui est québécois est forcément provindernier, le cultivateur ou l’ouvrier cana- cial, donc insignifiant). D’autres font de dien-français, aussi peu instruit qu’il fût, leur ignorance un facteur de discrimination

PHOTO: WWW.STARTRECK.COM

Un Borg, personnage de la série de télévision américaine «Star Trek: The Next Generation».

dans l’abondance («ça n’intéresse personne, ces choses-là»). D’autres posent à l’autonomiste revanchard («Pourquoi enseigner Baudelaire quand on a Miron?»). Comme s’il fallait choisir. Et comme si Miron n’avait pas lu Baudelaire. Mais pourquoi s’inquiéter d’un phénomène qui semble irrésistible et ne concerne pas uniquement le Québec? Ne pas le faire, pourtant, reviendrait à oublier que l’artiste, l’écrivain et leurs publics s’inscrivent dans une société dont chacune des composantes, par un jeu de dominos, agit sur sa voisine. Quand la culture d’élite n’a pas droit de cité, elle ne peut influencer la culture dite de grand public qui s’appauvrit à son tour. Ce qui était grand public devient populaire, ce qui était populaire devient populiste et ce qui était populiste tombe tout simplement dans le caniveau. Le résultat ne peut être que mépris et ignorance réciproques. Chacun s’adosse à son public. S’enferme dans ses tics de langage et ses références culturelles. Campe sur ses certitudes. Se persuade aisément de son bon goût et qu’il a raison de ne pas s’intéresser à autrui. Aucun choc fécond ne peut avoir lieu entre des univers aussi cloisonnés. Ennui et décer velage assurés, d’autant plus pernicieux qu’ils prennent le visage présentable de la plus grande liberté de parole et de pensée. Mais le totalitarisme guette. Façon les Borgs, où toute créature apprend très tôt à s’anéantir dans le Collectif. Les Borgs, vous voyez ce que je veux dire? C’est dans Star Trek. Pour écrire les épisodes concernés, l’un des scénaristes de la série avait sans doute lu Orwell. Vous ne voyez pas? Tant pis.

Marie-Andrée Lamontagne Écrivain, éditrice, journaliste


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Les artistes, le «star-system» et la nouvelle économie culturelle e Québec a connu, depuis le milieu du XXe siècle, une indéniable croissance du champ des pratiques culturelles organisées. Le résultat le plus évident en est la formation d’un véritable «star-system» local — essentiellement lié à l’ancien noyau culturel canadien-français — appuyé sur de nouvelles industries culturelles et soutenu par une professionnalisation galopante des métiers artistiques traditionnels. Cette croissance n’en reste pas moins très paradoxale. Sous l’angle économique, par exemple, cette croissance est nettement déséquilibrée: l’offre progresse en effet à un rythme beaucoup plus accéléré que la demande. Celle-ci a augmenté sous l’effet conjugué d’une scolarisation accrue et de nouvelles technologies de diffusion. L’action des gouvernements en matière de financement d’établissements culturels a également été un facteur non négligeable. Mais la demande n’en reste pas moins à la traîne d’une offre plus frénétique encore: de la masse de produits culturels et d’artistes en tous genres soumis périodiquement à l’appréciation du consommateur, une faible fraction trouve preneur, pas nécessairement les meilleurs. Pour les artistes, les chances de faire carrière ont pu augmenter, cela est vrai; mais les probabilités d’échec se sont accrues davantage encore. L’écart entre le petit nombre d’élus et le grand nombre d’exclus creuse aussi, à partir de différences infimes de talent, des inégalités spectaculaires de statut et de revenu. Pour faire carrière, il s’agit moins d’être artiste que d’être une star, ceci écrasant cela. Le passage de l’un à l’autre tient soit du hasard, soit d’une forme de talent qui n’est pas proprement artistique, mais sur lesquels tout candidat artiste se doit néanmoins de miser.

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Cette croissance, si on ne prend garde à sa bizarrerie, se trouve à la source de deux grandes illusions: l’une conduit à concevoir la pratique de l’art sur le modèle des «vraies professions» au sens le plus conventionnel; l’autre voit dans cette croissance un formidable mouvement de démocratisation. Derrière cette double illusion réside ce postulat qui affirme — comme au début des années 1980 «La juste part des créateurs» — que la prospérité de nos artistes dépend de celle de nos industries culturelles: un nationalisme économique à saveur culturelle, mais à courte vue, que l’observation de l’évolution récente du champ culturel dément. Celle-ci est au contraire marquée par deux mouvements contradictoires: une professionnalisation forte du champ artistique, calquée sur le modèle des industries culturelles, mais largement factice et forcée, dans laquelle

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Patrick Huard et Mahée Paiment à la Soirée des Jutra.

les artistes tiennent rarement le premier rôle, et qui concerne au premier chef l’ensemble des opérateurs non artistiques de ce secteur économique; et une démocratisation faible des arts, qui tend à favoriser les groupes les mieux dotés en «capital culturel». Cette croissance déséquilibrée et inégalitaire n’est ni un phénomène passager, ni un phénomène spécifiquement québécois. Elle se trouve au contraire au cœur de l’économie culturelle du «premier monde» depuis au moins le XIXe siècle, soit depuis la fin des régulations traditionnelles de l’of fre ar tistique, jusque-là for tement contingentée à l’entrée par des académies

et des corporations; la généralisation de l’économie de marché et de la libre entreprise aux secteurs culturels y a mis un terme. Le développement ultérieur des moyens techniques de dif fusion semble pour sa part avoir moins ser vi à résoudre la crise qu’à en accentuer la visibilité: les divers opérateurs médiatiques, économiques, juridiques ou politiques, qui ont plutôt tendance à voler au secours des gagnants, sont au contraire venus approfondir le déséquilibre, renforçant la tendance à une concentration de la demande sur un nombre limité de produits. Cette tendance est fortement dépendan-

te des caractéristiques propres aux biens culturels, biens «d’expériences», toujours uniques et spécifiques, dont la valeur ne se révèle qu’à l’usage. Ce type de biens comporte une forte valeur d’incertitude, ce qui favorise précisément cette concentration de la demande sur un nombre réduit de produits réputés. La recherche de qualité implique en ef fet pour le consommateur des coûts d’information et d’apprentissage élevés; il aura tendance faute de temps à s’aligner sur les signaux les plus visibles de cette qualité (le nombre, les palmarès, les records, la notoriété). Le prix des biens culturels a dès lors beaucoup moins d’influence sur le niveau de consommation que le «capital culturel» propre à chaque individu. Comme le notait l’économiste Alfred Marshal dès la fin du XIXe siècle, ce type de bien contredit de la sorte la théorie économique standard. Au contraire des biens de consommation courants dont les utilités se réduisent à mesure que la consommation s’accroît («plus je bois moins j’ai soif»), ici «le plaisir croit avec l’usage»: plus j’écoute de la musique, plus le goût pour celle-ci augmente. Et inversement, remarquera plus récemment le sociologue Pierre Bourdieu, le manque va de pair avec «l’absence du sentiment du manque». Il n’y a pas de solution proprement économique ou politique à cette crise, ou à ce déséquilibre, à moins de revenir à la solution traditionnelle, et naïve, d’une gestion autoritaire de l’offre, comme en agriculture. Au contraire, la tension entre la souveraineté du créateur (et sa liberté d’entreprise) et la souveraineté du consommateur (à la recherche d’expériences culturelles de qualité) est constitutive du champ culturel de nos sociétés d’innovation et semble être bien là pour durer. Le déséquilibre ou l’asymétrie entre l’offre et la demande, et la surproduction d’art et d’artistes qui en résulte, est au principe de ces sociétés marquées par une nécessaire instabilité structurelle. C’est au prix du sacrifice d’une masse de candidats artistes que ces sociétés, collectivement, innovent. L’enjeu n’est dès lors pas celui d’un retour à l’équilibre, dans une perspective bêtement comptable, mais d’apprendre à s’adapter, à composer ou à ruser avec un tel système. L’emphase actuelle sur la per formance de «nos» industries culturelles et leurs impacts économiques masque d’ailleurs ces dimensions idéologiques et symboliques, voire «civilisationnelles», de la crise, et contribue moins à la résoudre qu’à l’aggraver. On évite ainsi toutes sor tes de questions préalables qui mériteraient d’être posées: par exemple, quelle est la contribution véritable de notre formidable «star-system» et de nos nouvelles industries culturelles à la civilisation mondiale?


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de journalistes et de vedettes du monde des affaires ou des affaires publiques? Il y a tout un cirque, mais en revanche fort peu de peintres ou de poètes (sauf lorsqu’ils sont décédés, comme Riopelle ou Nelligan), et aucun compositeur de musique sérieuse (mais quelques chefs d’orchestre charismatiques). Cet univers compor te bien une mince frange de dissidents (comme Richard Desjardins, par exemple), mais sur tout une multitude d’étoiles filantes (Star Académie est un excellent cas de figure) et de sous-Cowboys fringants. Ce «star-system» a aussi la par ticularité d’être essentiellement canadien-français. Leonard Cohen ou Mordecai Richler n’en font pas par tie; et il y a for t peu de NéoQuébécois, pour ne rien dire de la présence des peuples autochtones. Il est un reflet de l’entre-nous, fonctionne à l’identité et apparaît faiblement intégrateur. Les créateurs entretiennent quant à eux un rapport ambivalent à ce système: d’un côté, ils voudraient bien en être; de l’autre, tout les en éloigne. Ils apparaissent comme des planètes étranges, lointaines ou solitaires, élitistes, gravitant hors de portée, ou tirés par d’autres systèmes de gravitation, plus internationaux, ou plus intemporels. Un tel système n’est pourtant pas particulier à la société québécoise. Le phénomène est mondial; plusieurs autres sociétés constituent de tels systèmes à leur propre échelle. L’existence de ce «star-sys-

PHOTO: SHAUN BEST REUTERS

Céline Dion en concert

EMMANUEL AQUIN Écrivain

Il faut faire la différence entre la culture qui émane du Québec et la culture québécoise. La provenance géographique d’un artiste est devenue secondaire à son propos. La plupart des Québécois qui s’illustrent dans les arts n’ont pas le Québec au cœur de leurs préoccupations. Ils ont un propos international. Global. Neutre. On ne chante plus le Québec: on le mentionne dans les notes biographiques. Il ne suffit pas de pondre un artiste. Il faut l’inspirer. Et non l’encombrer. Notre société a du pain sur la planche si elle veut préserver son identité culturelle et avoir un propos national. Pas global. Pas neutre.

Plus personne n’ose aujourd’hui soulever ce genre de questions. Un économisme naïf empêche de la poser. La croissance du secteur culturel «organisé» — c’est-à-dire à la fois professionnalisé, institutionnalisé, «entrepreneurialisé» et «managérialisé» — est bien sûr une réalité qu’on ne peut ignorer. Cette croissance tient à l’action conjuguée d’un ensemble d’opérateurs qui ne sont pas tous économiques, mais aussi médiatiques, juridiques et politiques. Le marché (industriel), le droit (commercial), l’action gouvernementale (régulatrice ou redistributrice) et les médias de masse (à vocation publicitaire et promotionnelle), systématisant leurs rapports à cet univers de pratiques, sont aujourd’hui des partenaires incontournables en matière de production et de dif fusion culturelles. L’ef fet le plus voyant de cette mobilisation organisationnelle n’est pas la promotion des arts ou de la culture, mais la création d’un «star-system» où les arts et les artistes sont étrangement minoritaires, sinon totalement absents. En fait, for t peu d’ar tistes au sens fort (créateurs visuels, auteurs littéraires, compositeurs de musique) en font partie de plein droit. On y rencontre surtout des interprètes, des médiateurs et des communicateurs. Pour un ou deux cinéastes, et un auteur médiatique (Michel Tremblay, par exemple), combien d’humoristes, de chanteurs populaires, d’animateurs radio-télé, d’acteurs de téléromans ou de publicités,

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tem» domestique peut même être jugée comme une résistance positive, dans la mesure où il émerge dans le contexte d’une nouvelle économie culturelle mondialisée; on n’en trouve pas d’équivalent au Canada anglais, parfaitement assimilé de ce point de vue à l’aire culturelle anglo-américaine (mais il y a là quelques prix Nobel, ce qu’on n’a pas au Québec); il demeure en outre bien distinct du «star-system» français. Mais il prend une signification plus inquiétante si on le situe dans le contexte d’une société jeune, encore incertaine de son identité, en quête de reconnaissance internationale. De ce point de vue, il nous isole et nous distrait: il nous isole en nous distrayant. Le développement culturel n’est pas en effet un enjeu strictement local; il ne peut se résumer à la seule promotion de «nos» industries culturelles à l’étranger. Dans la mesure où notre identité dépend largement du regard d’autr ui, et qu’elle n’est pas fixée une fois pour toutes, la fixation actuelle sur notre si beau «star-system» nuit à notre diversité interne et freine nos capacités d’innovation. On ne peut que souhaiter que cesse dès lors une telle fixation, et que s’ouvrent d’autres horizons.

Guy Bellavance Professeur, chaire Fernand-Dumont sur la culture, INRS Urbanisation, Culture et Société


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Que nous disent nos cinéastes ? ominée par la comédie, le cinéma «nostalgie», les films de genre et les histoires de famille, la cinématographie québécoise accorde somme toute bien peu de place aux sujets politiques ou aux questions sociales. Qui donc se risquerait à affirmer qu’en 2006 le cinéma québécois est engagé ou politique? En fait, le cinéma national ne diffère pas tant de la société à laquelle il appartient. Le divertissement occupe l’avant-plan. On y observe une nette propension à rechercher ce qui est consensuel, des influences américaines manifestes, le ciblage de certaines clientèles et un vedettariat de plus en plus affirmé. On aurait tort toutefois d’affirmer que l’on n’a rien à dire…

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La question nationale inspire bien peu les scénaristes et les cinéastes québécois. On a certes consacré des documentaires à quelques élections et aux référendums de 1980 et 1995, mais la fiction ne s’est que bien rarement approprié le sujet. Le cinéma de Pierre Falardeau tient lieu d’exception, dans le drame comme dans la caricature. Des figures du passé, felquistes et patriotes, constituent les représentations les plus fréquentes du nationalisme québécois. Certes, le sujet fait surface dans Trois pommes à côté du sommeil de Jacques Leduc, où l’on croise l’enterrement de René Lévesque, ou dans Nô de Robert Lepage, entre une actrice exaspérée par le colonialisme et un auteur qui pose un geste politique, mais c’est peu significatif. Faut-il y voir de l’autocensure, une conséquence per verse du mode de financement des films par des organismes fédéral et provincial, ou simplement du désintérêt? Chose certaine, l’existence même d’une cinématographie distincte a, en soi, valeur d’affirmation identitaire. Les enjeux sociaux n’occupent pas une place beaucoup plus significative, qu’il s’agisse des droits des travailleurs, du partage de la richesse, de la place des femmes dans la société, de l’euthanasie, l’avor tement, la criminalité ou l’écologie. Ces sujets paraissent réser vés au documentaire ou à la télévision. On évoque une catastrophe écologique dans Panique de JeanClaude Lord, le chômage dans La Moitié gauche du frigo de Philippe Falardeau et le racisme dans Maurice Richard de Charles Binamé. Et Denys Arcand témoigne des désillusions de sa génération dans Les Invasions barbares. Soit. Le bilan reste léger. Le Lucien Brouillard militant de Br uno Carrière paraît bien loin, tout comme le cinéma de Gilles Groulx. La diversité culturelle est nettement plus présente, peut-être parce que quelques cinéastes, de plus en plus nombreux dans la génération émergente, viennent d’autres horizons, et que le cinéma québécois est principalement produit et tourné à Montréal. La volonté de représentation équitable

PHOTO: ALLIANCE VIVAFILM

Anne-Marie Cadieux dans le film Nô, de Robert Lepage.

La question nationale inspire bien peu les cinéastes québécois, le cinéma de Pierre Falardeau tenant lieu d’exception. Le sujet refait surface dans Nô, mais c’est peu significatif.

d’une société de plus en plus cosmopolite saute aux yeux. Dans Les Noces de papier de Michel Brault — l’histoire d’un mariage blanc —, l’obtention de la citoyenneté canadienne est déterminante pour un homme d’Amérique latine et ce qui pourrait se limiter à un simple contrat prend un tour plus personnel. Paul Tana illustre également les difficultés d’intégration des nouveaux arrivants dans La Sarrasine, comme par la suite Léa Pool dans Emporte-moi et Michka Saäl dans La Position de l’escargot. Après un premier film divertissant sur la présence des Haïtiens à Montréal, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer réalisé par Jacques Wilbrod Benoit, le sujet est abordé sous l’angle de l’exil, entre un jeune homme qui arrive au pays et son aîné qui rentre en Haïti, dans Comment conquérir l’Amérique en une nuit? de Dany Laferrière. Partir ou rester? La question hante également les personnages du film de Mar yanne Zéhil, De ma fenêtre sans maison. Cer tains immigrants par viennent à la réussite, mais parfois le prix à payer s’avère très élevé, comme en témoigne le destin tragique de l’homme d’af faires italien de La Déroute de Paul Tana, incapable d’accepter que sa fille s’unisse à un nouvel arrivant. Il le tue. Denis Chouinard et Nicolas Wadimoff prennent la situation en amont en reconstituant l’éprouvante traversée de l’Atlantique dans un conteneur d’un groupe d’immigrants dans Clandestins. Denis Chouinard poursuit sa réflexion dans L’Ange de goudron en pointant du doigt la terre d’accueil de Néo-Canadiens menacés d’être refoulés dans leur pays d’origine. Dans La Peau blanche de Daniel Roby, les deux protagonistes, l’un de race blanche, l’autre de race noire, amis et colocataires, sont très sensibles aux manifestations du racisme. Les Noirs, y rappelle-t-on, jouent un rôle central dans l’organisation du genre humain. Pour sa part, Robert Morin aborde le thème du racisme de manière provocante dans Le Nèg’ où un jeune Noir est malmené par des campagnards intolérants. Prenant ses distances par rapport au réalisme, Kim Nguyen présente une société multiethnique dans Le Marais. Ceux qui sont différents y font l’objet d’accusations lorsque l’ordre est ébranlé. Il arrive qu’un film s’intéresse à la violence ou à la délinquance, qu’une comédie aborde l’influence de la télévision ou la pénurie de médecins en région périphérique, mais la récolte est mince. Pourtant, ces sujets ont un indéniable potentiel dramatique. Peut-être évite-t-on de faire des vagues, ou peut-être tout cela ne correspond-il pas à l’image que l’on se fait d’un cinéma populaire au Québec aujourd’hui...

Michel Coulombe Programmateur, «Silence on court», Office national du film du Canada


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Ces œuvres que nous nous racontons nal devient horizon incontournable de la lecture et les œuvres s’enchaînent les unes aux autres par un fil mémoriel. Si l’identité nationale ne se trouve plus affichée comme dans les années 1960 ou 1970, elle n’en demeure pas moins présente, transmise et remodelée. Du côté du théâtre, Olivier Choinière, François Godin et François Archambault inscrivent aussi la collectivité dans leurs textes. Et que penser des nombreux montages, collages ou adaptations faits à partir d’œuvres québécoises (À quelle heure on meur t?, Kamouraska, L’Hiver de force, Un carré de ciel)? La aussi il y a une mémoire des textes, dont l’idée maintenant banale d’un répertoire québécois donne une juste idée. Reprendre Hosanna, ou Les Belles-Sœurs, c’est retravailler, à nouveaux frais, les questions identitaires présentes dans l’œuvre de Tremblay et les porter plus loin. Du côté de la poésie, ce n’est guère différent. Dans sa nudité, qui fait voir le sujet aux prises avec le temps et l’espace, la poésie porte en condensé l’interrogation sur soi. Comment lire les poèmes de Robert Melançon ou de Jacques Brault, ceux d’Hélène Dorion ou de Gilles Cyr autrement que cela? Il n’est pas besoin que soit affichée la revendication québécoise pour que ces œuvres agissent. L’histoire que nous nous racontons est faite de tous les récits que nous accueillons, et notre identité narrative, comme le dit Paul Ricœur, est le produit de la lente sédimentation de tous ces récits. Encore une fois, il faut reconnaître la force du regard du lecteur, qui s’incorpore les éléments et en tire un récit qui fugacement lui apparaît en adéquation avec ce qu’il est, par-delà la multiplicité des images qu’il a de lui-même.

a littérature québécoise des années 1960 et 1970 nous apparaît tenir dans sa perspective identitaire: Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay, L’Homme rapaillé de Gaston Miron, les romans de Réjean Ducharme, d’Anne Hébert, de Jacques Godbout, de Marie-Claire Blais ou de Gérard Bessette ont durablement été lus comme témoignant, dans l’ordre de l’imaginaire, de l’existence et de la vigueur de la société québécoise. Aujourd’hui, fait-on valoir, les écrivains ne se soucieraient guère de la thématique nationale et récuseraient, plus ou moins volontairement, l’idée de contribuer à la formation d’un imaginaire commun.

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Mais n’est-ce pas plutôt notre regard qui a changé? Les aventures d’un petit libraire (Le Libraire de Gérard Bessette) ne pouvaient alors que renvoyer à celles de la collectivité, semblablement empêchée, méprisée. Une grand-mère Antoinette (Une saison dans la vie d’Emmanuelle) incarnait l’autorité en voie de s’ef fondrer alors qu’une Bérénice Einberg (L’Avalée des avalés) portait la révolte de toute une génération. Les Belles-Sœurs de Tremblay étaient chacun d’entre nous. Tout cela n’allait pas sans malaise: Anne Hébert qui publiait à Paris ses romans québécois devait s’en justifier; Jacques Godbout se plaignait d’être sommé de participer à la fabrication de la «catalogne nationale». Les analyse ef fectuées par Mar tineEmmanuelle Lapointe (Écrire l’emblématique. La critique littéraire québécoise devant les romans des années 60, Fides, à paraître) conduisent à penser qu’en fait, c’est la sensibilité propre à la période qui tendait à transformer les «je» en «nous» et à inscrire les parcours individuels dans un horizon de lecture dans lequel les questions identitaires étaient d’emblée mises en évidence. Aussi pourraiton légitimement penser que le déficit de dimension collective dont souffrirait la littérature québécoise actuelle tient lui aussi, en par tie, à des ef fets de lecture. Quelques pistes me permettront de porter mon hypothèse plus loin.

La littérature migrante ou le lieu en question Depuis environ 30 ans, de nombreux écrivains nés à l’extérieur du Québec y ont publié des œuvres dans lesquelles se trouve déployées les thématiques du déracinement et de l’exil. Ces écrivains ressentaient avec raison l’étrangeté de leur projet eu égard au récit commun qui s’était construit durant la Révolution tranquille. L’appellation d’«écrivain migrant» qui leur était appliquée faisait oublier à quel point les thèmes de l’exil et du déracinement avaient été présents dans la littérature québécoise depuis le XIXe siècle. Aujourd’hui, ces écrivains — Dany Laferrière, Émile Ollivier, Sergio Kokis, Ying Chen, Stanley Péan, entre autres — participent pleinement à la littérature québécoise et occupent souvent une place centrale dans l’institution littéraire, recevant des prix prestigieux, agissant comme membres de jurys, jouant un rôle d’animateur ou de critique. La catégorisation de

Identité narrative: le récit de soi remis en question PHOTO: JACQUES GRENIER LE DEVOIR

Lecteurs au Salon du livre de Montréal.

«littérature migrante» tend d’ailleurs à disparaître, d’autant que la thématique du déracinement et de l’exil est devenue majeure dans la littérature. Guillaume Vigneault ou Nicolas Dickner présentent le déracinement comme une nécessité, une évidence à l’heure de la mondialisation. Ils nous disent ainsi quelque chose de notre rapport au monde, de notre identité. Les «voyagements» représentés poursuivent la «fictionnalisation» de notre espace. Comme lecteurs, nous sommes plongés dans les mêmes évidences et nous peinons donc à lire ce qui est pourtant là, sous le déguisement: un certain rapport à l’identité collective et à sa mémoire. La thématique nationale est présente de manière explicite dans le roman historique. Chouchou des lecteurs, celui-ci jouit d’un succès certain. Or, que nous disent ces romans, sinon l’impérieux besoin de constituer dans l’imaginaire une mémoire commune qui fasse place aux événements marquants de notre société, mais aussi aux femmes et aux petites gens? L’engouement pour ces romans, l’attention critique qu’ils

reçoivent, montrent bien que les enjeux identitaires continuent d’être présents à la fois dans les œuvres et dans l’horizon d’attente du lecteur, qui cherche à se faire raconter sa propre histoire à travers celles des figures anciennes ou contemporaines. Or, la constitution d’une mémoire commune est au centre de tout projet identitaire.

La mémoire des textes Depuis les années 1980, les écrivains québécois ont massivement investi cette mémoire. En effet, l’intertextualité — c’està-dire la masse des textes évoqués, cités, voire même incorporés à la fiction — est de plus en plus québécoise. Gabrielle Roy est un personnage dans Myriam première de Francine Noël, pastichée avec art par Michel Tremblay dans Un objet de beauté, rencontrée dans Les Yeux bleus de Mistassini de Jacques Poulin et lue dans le Figuier enchanté de Marco Micone. Ces auteurs supposent ainsi que les textes de Gabrielle Roy sont connus de tous. Il s’agit d’une r use, mais en littérature de tels gestes font advenir le réel: le corpus natio-

Il existe au Québec une faim considérable pour la réflexion sur l’identité. En témoigne l’abondance des essais qui proposent une réflexion sur notre manière d’être au monde, sur notre rapport à nousmêmes et aux autres. Les voix, souvent divergentes, qui réfléchissent à ce qu’est l’identité québécoise me paraissent révéler le rôle crucial des questions identitaires dans notre société. Il se peut que les réponses soient parfois décevantes. Mais il y a là une mise en question essentielle. Aussi faut-il applaudir à la création de nombreuses jeunes revues qui dynamisent notre vie intellectuelle (Argument, L’Inconvénient, Contre-jour, Globe, etc.) et voir que celles-ci s’appuient sur des groupes dynamiques, qui croient qu’il vaut la peine de penser à partir du lieu qui est le nôtre. Le récit identitaire prend tout son sens dans le mouvement qui l’anime, dans le caractère éphémère de ses représentations. La force de notre culture tient dans ce mouvement, qui nourrit une mémoire à jamais recommencée. Vivante donc.

Micheline Cambron Vice-doyenne, Faculté des arts et des sciences, Université de Montréal


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Attention : cultures mutantes e débat actuel sur les bouleversements culturels engendrés par les nouvelles technologies n’est pas récent. Les milieux des médias de masse et des télécommunic a t i o ns s ’ i n t e r ro g e n t s u r l ’ i m p a c t d’Internet et, de façon générale, de l’usage des réseaux à haute vitesse sur les modèles d’affaires. La réglementation qui régissait la distribution des contenus par des producteurs reconnus doit être revue en regard de l’apparition de créateursproducteurs indépendants qui évoluent à l’extérieur des réseaux réglementés. Ce foisonnement de création représente autant de groupes d’intérêt actifs sur les réseaux que de nouveaux créneaux représentatifs de la diversité des cultures.

L

Si, il y a moins de 100 ans, les collectivités s’organisaient autour des rencontres de salon, de la radio et de productions culturelles amateurs riches en expériences collectives et por teuses de carrière professionnelles pour cer tains, force est de constater que depuis, chacune des générations successives a vu son environnement graduellement transformé par les «nouvelles» technologies au rythme accéléré de une à deux transformations par génération.

L’espace culturel personnel et public En reprenant l’espace culturel personnel et public pour les commercialiser, les médias de masse ont lentement monopolisé l’offre culturelle et le temps qui y était accordé par les artistes amateurs et la communauté artistique. Si on retrace l’arrivée des médias électriques, la première vague de changement (télégraphe, téléphone) a permis au message de voyager plus rapidement que le messager. La deuxième vague (radio, cinéma, télévision) a permis la dif fusion de masse à des millions d’auditeurs, donnant naissance à l’univers des mass media et

Selon l’enquête de NeTendances menée par le CEFRIO et Léger Marketing en novembre 2006, 71,5 % des adultes québécois utilisent Internet. Une autre enquête menée par le CEFRIO et Léger Marketing en mars 2004 auprès des adolescents montrait que 89 % des 14-15 ans et 90 % des 16-17 ans utilisaient Internet sur une base régulière, et principalement pour ses outils de recherche (source: www.infometre.cefrio.qc.ca).

PHOTO: KIMBERLY WHITE REUTERS

Un enfant emploie l’ordinateur mis à sa disposition par son école.

des magnats de l’information et, par la une multitude de producteurs de contenus suite, aux «holdings» médiatiques guidés indépendants, professionnels et amateurs. par leurs actionnaires. Le territoire numérique au cœur de La troisième vague a amené avec elle notre avenir culturel ? l’informatique et la réseautique. Celle-ci a Du côté de l’espace culturel public, le très rapidement intégré la dimension culturelle à l’enrichissement des fonctions de Québec finalise la mise en place d’un réseau communication. L’ordinateur relié à Internet public des plus intéressants grâce au programme «Villes et vilInternet permet à tous, amalages branchés». Ce réseau teurs et professionnels, de La mutation vise à relier la majorité des par tager des contenus au écoles, des bibliothèques et moyen d’une simple adresse culturelle numérique des salles municipales à un électronique. Ce changement réseau Internet de 30 à 50 fois a donné naissance à des milen cours nécessite la plus rapide que le réseau dislions de dif fuseurs instantaponible à la maison. La vision nés, tous sans obligation de collaboration des qui sous-tend ce programme passer devant le bureau de la secteurs culturel, consiste actuellement à brancensure ni d’obtenir l’approcher des services Internet évobation du CR TC. Les téléviscientifique, lués et à rendre les ordinaseurs possèdent aujourd’hui teurs accessibles à tous. En plus de prises pour être ractechnologique et couplant ces moyens à des cordés à des périphériques systèmes audiovisuels numéinformatiques que d’entrées sociologique qui, riques, tels ceux utilisés dans pour les câbles et antennes les salles de spectacle, des traditionnels. L’informatique ensemble, peuvent groupes pour ront «être est désormais au cœur de nos espaces culturels personnels participer à l’émergence ensemble», voir même briser l’isolement géographique de et publics. Internet, grâce à plusieurs. Avec un territoire son potentiel d’interactivité, de propositions aussi grand que celui du remplacera graduellement le innovantes Québec, les avantages en réseau hertzien et le «broadtermes sociaux, économiques cast» d’ici quelques années et écologiques sont évidents. pour laisser plus de place à

Depuis trois ans, à partir de Montréal, un réseau de recherche national composé d’artistes en arts technologiques et de la scène, de programmeurs informatiques et d’universitaires développe les outils et processus nécessaires à la mise en place de «HubUrbains». À terme, leur proposition est de transformer les centres culturels urbains et ruraux en infrastructures collectives dédiées aux communications audiovisuelles par Inter net (à très, très haute vitesse). Celles-ci pourront être au service de la culture, de l’éducation et de la vie citoyenne. Des salles équipées de tels systèmes pourraient, par exemple, relier des classes ou des acteurs sociaux durant la journée, et des amateurs et professionnels culturels en fonction de cases horaires déterminées. Ce réseau de recherche a développé, entre autres, des stations de téléprésence permettant déjà à plus d’une dizaine de cégeps, de Drummondville à Gaspé, de se voir et de communiquer en temps réel par Internet et sans frais supplémentaires. En implantant ces stations dans les écoles et bibliothèques, il serait possible de rejoindre des centres névralgiques de services, de formation et de culture. Les systèmes de transmission audio et vidéo IP facilitent la par ticipation de toutes les formes d’expression à la culture sans égard à la provenance géographique ou aux habiletés informatiques de l’utilisateur. Sans oublier l’impact positif de leur utilisation sur la fierté et la motivation des jeunes (et moins jeunes), déchirés entre la volonté d’habiter en région et de communiquer avec le reste du Québec et de la planète. En matière d’espace culturel personnel, d’ici 12 à 24 mois, presque tous les téléspectateurs pourront relier leur téléviseur à Internet et choisir des contenus produits par des ar tistes régionaux au-delà des chaînes commerciales. Avec la mise en place de ce territoire numérique ouvert, le citoyen aura aussi le choix de se brancher à sa collectivité locale tout en étant ouvert à l’internationale. La mutation culturelle numérique en cours nécessite la collaboration des secteurs culturel, scientifique, technologique et sociologique qui, ensemble, peuvent participer à l’émergence de propositions innovantes. Il faut impérativement et rapidement soutenir les initiatives qui regroupent les créateurs et entrepreneurs québécois de la culture, des TI et des télécoms, pour développer des contenus, des technologies et des processus qui, en plus des bénéfices directs pour la culture québécoise, seront expor tables, créateurs d’emplois et de richesse collective. Ce regroupement transversal permettra à terme au Québec de prendre place parmi les chefs de file mondiaux de la création, la diffusion et la préser vation des contenus numériques, avec les pays qui ont à cœur le maintien de leur dynamisme culturel.

René Barsalo Directeur, stratégies et partenariats, Société des arts technologiques [SAT]


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Les cultures en émergence ue faut-il entendre par «culture en émergence»? Les cultures en émergence ne devraient pas être confondues avec les cultures dites de la marge ou marginales, car si les cultures émergentes passent par une période de marginalité à leurs débuts, elles perdent cet état ou s’en s’affranchissent dès qu’elles cessent d’émerger pour gagner une audience plus large. Autrement dit, l’état de marginalité n’est pas consubstantiel aux cultures en émergence, ce qui n’est pas le cas des cultures de la marge qui revendiquent ouvertement cet état et y demeurent dans les faits.

Q

Cette distinction entre cultures émergentes et cultures de la marge est loin d’être purement théorique. Elle permet, notamment, de ne pas exclure la possibilité que des cultures émergentes jouissent d’une popularité très rapide et pénètrent de façon presque immédiate le vaste champ de la culture de masse, comme ce fut le cas, par exemple, de la culture du vidéo clip, apparue il y a une trentaine d’années, et plus récemment du réseau Internet ou de la télé-réalité. Bien que ces trois exemples ne relèvent pas de l’«art d’élite», ils correspondent tout à fait à notre définition d’une culture en émergence: chacun de ces phénomènes constituait une nouveauté et chacun d’eux a dépassé le simple effet de mode pour influencer durablement la culture commune. À partir du moment où un phénomène culturel devient largement répandu, on peut de bon droit considérer qu’il cesse d’être «émergent»; mais il le reste aussi, dans une certaine mesure, lorsqu’on élargit le cadre de référence pour examiner les évolutions culturelles à l’échelle historique. Le statut de «culture émergente» est, en quelque sorte, périssable ou temporaire, ce qui n’enlève rien à sa pertinence lorsque vient le temps de décrire la nature et la fortune des nouveaux phénomènes culturels.

tion. Sous son jour positif, elle peut être associée à une nouvelle conscience environnementale, au désir d’une juste redistribution de la richesse entre pays riches et pays pauvres (projets de développement, altermondialisme, commerce équitable, simplicité volontaire); et plus qu’auparavant, les individus peuvent se percevoir comme des «citoyens du monde». Les attaches nationales ne disparaissent pas pour autant, mais elles se trouvent ainsi relativisées. À cette conscience positive et tournée vers l’autre peut être opposé un ensemble de préoccupations centrées sur l’individu lui-même. Nous touchons ici au domaine des désirs narcissiques (désir de succès, vedettariat, besoin de se réaliser, ambition, culture de compétition, culte du corps, rêve d’une jeunesse éternelle,

tements modifient la conception classique qu’on peut se faire de l’autonomie individuelle: le fait d’être constamment «connecté» favorise, du moins jusqu’à un certain degré, la délégation de certaines fonctions intellectuelles, telle la mémoire (pourquoi se souvenir de ceci ou de cela, quand toutes les informations voulues peuvent être retrouvées en quelques clics?). Toutes ces cultures jeunes sont fortement représentées dans la publicité, les médias de masse, les hebdos culturels et les chaînes de télé spécialisées (Musique Plus, Télétoon et autres). Encore une fois, il n’y a rien de très inédit dans ce tableau rapide que nous venons de brosser. La plupar t de ces phénomènes remontent à une vingtaine d’années au moins et certains d’entre eux ont des racines certai-

nement plus anciennes (qu’on pourrait faire remonter à l’émergence de la culture de masse et de l’american way of life). Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, semble-t-il, c’est à la généralisation de tous ces phénomènes, à leur plein essor. Ce qui était émergent il y a peu définit maintenant une nouvelle norme. La vitesse à laquelle s’effectue l’intégration et la diffusion de l’émergent constitue peut-être le facteur distinctif de la période actuelle: idéologie du changement, culte de la nouveauté, de l’instantané, de l’éphémère, de l’interactif.

décoration, culte du corps, etc.). Cette «dissémination» de l’expérience esthétique n’est évidemment pas sans conséquence: il en découle une nouvelle forme de rapport entre le spectateur et l’œuvre. Alors que ce rapport était traditionnellement fondé sur l’admiration — c’est-à-dire sur l’effacement du spectateur devant l’œuvre qui le dépasse en grandeur, en beauté et en richesse de sens —, il semble désormais assujetti aux goûts et caprices du «consommateur de biens culturels». Du fait d’être quotidiennement associé à la consommation de biens et de commodités, le rapport esthétique obéit désormais à une logique utilitaire, commerciale. À cet esprit ou à cette mentalité peuvent être rattachés la culture de la gratuité dans Internet (le non-respect des droits d’auteur et du travail de l’artiste grâce aux pratiques répandues de piratage et de duplication) ou encore les nombreuses initiatives institutionnelles visant à démocratiser la création artistique auprès du grand public (ateliers pratiques dans les musées et les festivals littéraires, par exemple). Tout se passe comme si la hiérarchie séculaire entre l’artiste et le public n’allait plus de soi; le public prétend à la notoriété de l’artiste, dont le savoir-faire, la maîtrise, pour tout dire la supériorité, sont désormais contestés. La dimension interactive des concours télévisés du type Star Académie permet au grand public d’avoir «droit de vie ou de mort» sur les artistes choisis; ainsi participe-t-il, de votes payants, à l’écriture du scénario télévisuel. Le rapport esthétique prend aussi une forme plus trouble, où l’envie (ou la «rivalité») du public n’est plus dirigée contre l’artiste, mais contre l’œuvre elle-même. Le rapport d’admiration devant l’œuvre cède alors la place à des attitudes marquées par le cynisme et le plaisir du rabaissement. Ainsi peut s’expliquer, du moins en partie, la vogue phénoménale des émissions de télé-réalité, sorte de «freak show» moderne où les spectateurs se divertissent aux dépens des participants dont ils moquent les travers et les ambitions immotivées de vedettariat. Le voyeurisme, partiellement nourri d’envie et de ressentiment, se fait ici résolument ironique. Le succès commercial des œuvres «faciles» peut être aussi évoqué: alors que le «grand art» est jugé élitiste, sérieux, inaccessible, les œuvres de second rang jouissent d’une faveur répandue, et ce, même auprès des classes instruites (cinéma de série B, téléséries, romans policiers, polars, science-fiction, romans sentimentaux, etc.). Ces œuvres faciles à consommer n’exigent de nous aucun effort particulier et nous n’avons pas à faire preuve d’humilité à leur endroit.

Transformation de l’expérience esthétique

Un nouveau contexte: la prolifération de l’offre

Ces manifestations diverses sur le plan des mentalités et des attitudes se transportent naturellement dans le champ de l’esthétique (qui a notamment pour ambition de les traduire et de les interpréter). Nous avons glissé un mot déjà de l’esthétisation des habitudes et des pratiques de consommation: l’esthétique n’est plus seulement l’affaire de l’art, elle a envahi aujourd’hui presque tous les aspects de la vie (design, mode, publicité,

De nos jours, l’offre culturelle excède largement la demande. Cette situation est sans doute le résultat d’une certaine démocratisation de la création artistique; dans les faits, elle a pour conséquence d’augmenter le pouvoir du public à l’égard des œuvres, puisqu’il se trouve alors dans la position de choisir au sein d’une multitude d’œuvres concurrentes; elle accroît grandement aussi le pouvoir des médias et des canaux de diffusion qui sélec-

Emmanuel Sévigny. Spectacle nouveau média. Concept et projection d’Emmanuel Sévigny et Clandestine. Mutek, juin 2006.

Nouvelles tendances et courants émergents Le terme «culture» pouvant s’appliquer à des champs de réalité très variés, divers types de «cultures en émergence» peuvent être distingués selon qu’elles touchent les mœurs, les mentalités ou les modes de vie, les transformations liées à l’expérience esthétique ou l’offre culturelle et les principaux acteurs et courants de la relève artistique.

Mœurs, mentalités et modes de vie Sur le plan des mœurs et des modes de vie, de nouvelles tendances déjà bien reconnues ont été observées depuis quelques années. Ces dernières ne sont donc pas émergentes à proprement parler: elles entrent aujourd’hui dans une phase de généralisation. On peut penser ici au climat ambiant de libéralisme, au relativisme des valeurs, à la culture du «choix individuel», à l’abandon (et à la redéfinition un peu aléatoire) des rites et des coutumes, à l’éclatement de la famille traditionnelle (divorces, union libre, familles recomposées, mariage gai). Avec le réseau Internet et les nouveaux moyens de télécommunication a surgi une nouvelle conscience planétaire: la mondialisa-

chirurgie esthétique) et des désirs matériels (culture de consommation, appétit de richesses, confort, «cocooning»), lesquels sont souvent enrobés de considérations esthétiques qui servent peut-être une fonction inavouée de légitimation (décoration intérieure, feng shui, jardinage, beaux vêtements, belles voitures). Sur les plans politique et social, l’égoïsme des individus prend des formes diverses et multiples (cynisme, désengagement, indifférence, clientélisme, méfiance). L’expression «culture émergente» peut être associée aussi aux modes jeunes et urbaines qui se manifestent classiquement dans le domaine des habitudes vestimentaires, de la musique (grunge, rap, rave, métal), de la consommation de nouvelles drogues (l’ecstasy, par exemple), des «pratiques corporelles» (tatouage, «piercing») ou des habitudes sexuelles (hypersexualisation des rapports, influence de la pornographie, précocité). Les jeunes générations sont également très «branchées» dans le sens informatique du mot: Internet, courriels, clavardage, cybercaméras et jeux vidéo font partie intégrante de leur vie quotidienne. Ces compor-


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tionnent les œuvres dont ils acceptent de parler et qu’ils choisissent par le fait même de promouvoir. Ce contexte de profusion (et de commercialisation) tend à créer deux catégories d’œuvres: a) celles qui deviennent des succès de masse, et b) les autres, c’est-à-dire toutes celles «qui n’ont pas marché» (parmi elles, certaines peuvent se consoler avec un succès d’estime, la vaste majorité étant plutôt condamnée à l’anonymat et à l’indifférence). Cette logique du succès commercial au sein d’une offre proliférante n’est pas sans effet sur la définition et l’identification des cultures émergentes, dans la mesure où nous pourrions considérer qu’une manifestation culturelle cesse d’«émerger» dès qu’elle réussit commercialement en accédant à une vaste notoriété publique et médiatique. Le succès commercial devient alors le seul étalon de mesure de la qualité d’une œuvre.

qu’elle ne semble habitée par aucune réelle pensée politique ou autre, par aucune critique, par aucun projet. La culture de l’extrême ne vise pas à contester un ordre social jugé abusif ou sclérosant; il s’agit d’une transgression «intransitive», sans objet précis, une transgression qui tourne à vide et se satisfait d’être sans signification. Aussi peut-on lui associer la culture de la violence qui a envahi le domaine des jeux vidéo, le cinéma et les paroles de la musique rap ou métal. Il est à noter que ces dernières formes de culture n’ont rien de spécifiquement québécois. Il s’agit de courants qu’on peut observer à l’échelle occidentale et qui témoignent de l’importance grandissante d’une culture mondialisée et déterritorialisée. Le métissage des genres et des cultures est d’ailleurs un autre phénomène qu’on peut qualifier d’émergent et qui devrait gagner en importance avec la croissance de l’immigration, le mélange des populations et la multiplication des technologies de communication.

La relève «émergente» Chaque nouvelle saison apporte avec elle son lot de nouveaux écrivains, de nouveaux chanteurs, de nouveaux poètes, de nouveaux peintres, de nouveaux comédiens, de nouveaux artistes. L’apparition annuelle de ces cohortes de nouveaux créateurs constitue un phénomène qu’on peut qualifier de normal (et ce notamment dans l’industrie de la musique populaire, qui carbure à la mise en marché de nouveaux visages et de «nou-

KATERINE DESLAURIERS et son grand-père MICHEL CHARTRAND

«Qui se cultive, s’humanise...» Se cultiver, c’est travailler à développer ses talents, à former sa personnalité par tous les moyens, en fonction de la vie en société. C’est, comme pour l’agriculture, entretenir et développer ce que la nature nous a donné. Ainsi, cultiver sa personne par le savoir humain, la beauté des œuvres d’art et les plaisirs d’une bonne table, c’est entrer en contact avec les autres. Contribuer à la culture québécoise, c’est enrichir le patrimoine par la mise en commun de nos connaissances et notre participation à des manifestations citoyennes. Pour constituer l’identité d’un peuple, la culture doit donc être continuellement transmise en tant que racines essentielles, mais aussi enrichie, dans l’espace démocratique, par l’expression de réalisations humaines, de rêves mis en commun dans l’action.

L’émergence comme valeur sociale

PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Filles Clin d’œil, Cosmo Girl, Jeune et Jolie, Adorable. L’expression «culture émergente» peut être associée aussi aux modes jeunes et urbaines. Mais aujourd’hui, plusieurs signes semblent indiquer que le phénomène du «jeunisme» est en train de s’épuiser.

veaux talents»). Or, tous ces artistes, du simple fait qu’ils soient de nouveaux venus, ne sont pas nécessairement porteurs de nouveautés esthétiques, de nouveaux imaginaires ou de nouvelles sensibilités. Les jeunes artistes s’inspirent fréquemment de modèles existants, tandis que c’est à l’âge de la maturité que prennent souvent forme les intuitions authentiquement fortes et originales. Cette remarque faite, on peut désigner quelques pratiques culturelles émergentes. La première, qu’on pourrait qualifier d’«institutionnelle», découle de l’apparition ou de la fondation de nouveaux espaces de création. Ainsi, par exemple, on remarque que de nombreux lieux d’édition ont vu le jour, depuis quelques années, dans le paysage éditorial québécois: de «jeunes» éditeurs ont fondé de nouvelles maisons (les Intouchables, les Allusifs, le Marchand de feuilles...) et de multiples revues d’idées ou de littérature ont fait leur apparition (Argument, L’Inconvénient, Les Cahiers du 28 juin, Contre-Jour, Zinc, Le Quartanier, Exit). D’autres initiatives participent aussi de ce désir de fondation institutionnelle, tels le paradoxal Salon de l’anarchisme ou le festival Voix d’Amérique (où poésie et «spoken word» sont à l’honneur). Des initiatives du même ordre pourraient être citées probablement dans toutes les disciplines artistiques. Un second type d’émergence est lié au genre et aux contenus des œuvres produites. Ainsi a-t-on pu observer, récemment, un retour en vogue (assez surprenant) du conte, par l’entremise notamment du jeune Fred Pellerin et des autres conteurs rassemblés autour de la maison d’édition Planète rebelle (surprenante

appellation aussi pour une maison qui se propose de faire renaître une forme de littérature orale résolument liée au passé!). Le réinvestissement du terroir québécois connaît également un certain succès dans le milieu de la chanson avec les groupes «néo-traditionnels» Mes aïeux ou la Bottine souriante; et il en va de même au cinéma où les œuvres historiques se multiplient depuis quelque temps. On remarquera, en passant, le caractère paradoxal de cette nouvelle production culturelle: la «nouveauté» consiste ici à se tourner vers le passé... Dans les milieux de l’art contemporain, de la photographie et de la littérature, on constate depuis quelques années une réelle fascination pour tout ce qui concerne le corps et l’identité. Le genre littéraire de l’autofiction pourrait être cité ici en exemple, de même que ces expositions où l’artiste se met en scène dans des photos, bandes vidéo et autres «performances». Cette culture de l’«exhibition», de laquelle participe le phénomène de la télé-réalité, entretient aussi de nombreux liens avec ce qu’on désigne comme la «culture de l’extrême». Cette forme de culture peut être vue comme le résultat d’une exacerbation de l’esthétique de la subversion: il s’agit, en l’occurrence, de pousser à bout toutes les limites, jusqu’au point où il semble que ne subsiste aucun tabou, comme si ce mouvement de table rase était garant d’une liberté plus grande, d’une liberté totale. Un grand nombre d’œuvres picturales, cinématographiques, télévisuelles, littéraires se donnent ainsi pour mission de décliner le catalogue des extrémités (que ce soit dans le registre de l’horreur, du répugnant, de la bêtise, de la sexualité, du mauvais goût). Ce qui frappe dans cette culture de la transgression tous azimuts, c’est

Il peut être intéressant de nous interroger sur la place que les cultures en émergence occuperont à court et à moyen terme au sein de l’imaginaire social. Aujourd’hui, plusieurs signes semblent indiquer que le phénomène du «jeunisme» est en train de s’épuiser. La cause peut en être cherchée du côté de la cohorte du «babyboom» qui, par le simple fait de son nombre, joue un rôle déterminant dans le façonnement des tendances sociales. Les définisseurs de tendance annoncent ainsi depuis plusieurs années la montée du «pouvoir gris» avec tout ce que ce phénomène implique sur le plan des préoccupations sociales. L’on voit d’ailleurs poindre, depuis quelque temps, dans des œuvres diverses (essais, romans, films, séries télé), une critique de la jeunesse actuelle, jugée trop matérialiste, individualiste et coupée du passé. À la lumière de ces constatations très générales, on pourrait se demander si tout n’est pas en place pour que nous assistions dans les années à venir à un basculement des mentalités, au terme duquel les valeurs de transmission, de continuité et d’héritage pourraient prendre le pas sur les valeurs de rupture, d’innovation et de jeunesse qui ont occupé le devant de la scène depuis de nombreuses décennies. Arrivant à l’âge de la retraite, la cohorte du baby-boom doit se soucier maintenant de continuité, de «passer le flambeau», de ce qu’elle laissera derrière elle, de la façon dont on se souviendra d’elle et de son héritage. Ainsi, la valeur sociale de l’émergence, dans ce nouveau contexte, pourrait perdre en importance, jusqu’à devenir marginale. La vogue du conte, la musique populaire néo-traditionnelle, les films d’époque, les romans historiques, la nostalgie, tous ces phénomènes sont peut-être des signes annonciateurs d’un déplacement de l’imaginaire social. Sans doute y a-t-il quelque chose d’un peu fabriqué dans toutes ces productions qui relèvent davantage du recyclage que de la création authentique; elles témoignent malgré tout d’un certain besoin d’ancrage et d’un possible retour du balancier en faveur des valeurs de durée, de continuité, de permanence.

Alain Roy Directeur, revue l’Inconvénient


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La diversité culturelle, le Québec et les Amériques a Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée par la Conférence générale de l’Unesco le 20 octobre 2005, s’inscrit dans la panoplie des instruments internationaux voués à la protection des expressions et manifestations culturelles sous toutes leurs formes matérielles et immatérielles. Or, si plusieurs des objectifs de la convention s’inscrivent dans le droit fil d’objectifs déjà définis dans des instruments antérieurs, il en est un, celui de «reconnaître la nature spécifique des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens» qui revêt une portée originale. Cette reconnaissance entraîne une conséquence déterminante que l’on retrouve parmi les huit «Principes directeurs» dont un, le «Principe de la complémentarité des aspects économiques et culturels du développement», qui établit que: «La culture étant un des ressorts fondamentaux du développement, les aspects culturels du développement sont aussi importants que ses aspects économiques, et les individus et les peuples ont le droit fondamental d’y participer et d’en jouir.» Plus avant, à l’article consacré aux «Définitions», toute l’étendue du principe de la complémentarité des biens et services culturels apparaît en pleine lumière, puisque la notion de «diversité culturelle» renvoie successivement à celles de «contenu culturel», «d’expressions culturelles», «d’activités, biens et services culturels», pour s’étendre ensuite aux «industries culturelles» et aux «politiques et mesures culturelles» (art. 4).

L

Ainsi, contrairement aux autres instruments adoptés ces dernières années par l’Unesco, qui touchaient surtout à la sauvegarde des dimensions patrimoniales de la culture, la convention, en voulant protéger et promouvoir «la diversité des expressions culturelles» et en étendant sa couverture aux biens et services culturels ainsi qu’aux industries culturelles elles-mêmes, étend sa juridiction dans un domaine déjà revendiqué par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La double question qui se pose alors est celle de savoir comment l’Unesco saura relever les défis posés par la diversité culturelle dans le sens le plus large de l’expression, et comment les signataires de la convention pourront réconcilier le principe du traitement national promu et défendu à l’OMC avec les dispositions de l’article 6 de la convention. En vertu de ce principe, un gouvernement ne peut adopter de mesure susceptible d’introduire une discrimination à l’encontre d’un investisseur ou d’un producteur étranger. Pourtant l’article 6 de la convention établit que «chaque Partie peut adopter des mesures destinées à protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur son territoire [et, en particulier] des mesures qui visent à fournir aux industries culturelles nationales indépen-

PHOTO: JACQUES GRENIER LE DEVOIR

Manifestation pour la promotion des arts et des lettres au Québec

dantes et aux activités du secteur informel un En effet, malgré le virage effectué par le accès véritable aux moyens de production, de gouvernement conservateur et la reconnaisdiffusion et de distribution d’activités, biens et sance récente de l’existence d’une nation services culturels». québécoise dans un Canada Mais on peut sans doute aluni, il n’en demeure pas ler plus loin et s’interroger sur Ainsi, contrairement moins que cette défense et la finalité d’une approche qui, cette promotion se font touloin de renforcer la compléjours attendre, comme le aux autres mentarité entre les grands montre avec éloquence le marqueurs de la culture que instruments adoptés sort réservé par le gouvernesont la langue et les valeurs de ment Harper à la Déclaration base, les traditions et les cou- ces dernières années des Nations unies sur les tumes, le droit et les institudroits des peuples autochpar l’Unesco, la tions, concentre surtout l’attones, qui a été adoptée par le tention sur les mesures aptes Conseil des droits de l’homconvention étend à assurer la défense et la prome de l’ONU le 29 juin 2006 motion des expressions cultusa juridiction dans par 30 voix pour et deux relles. Et même si cet objectif contre, la Russie et le Canada. est tout à fait louable, il n’en L’opposition de ce dernier reun domaine déjà reste pas moins que la défenposait sur l’article 3 de la dése et la promotion des expresclaration, qui reconnaissait le revendiqué par sions culturelles ne sont sans droit à l’autodétermination l’Organisation doute pas les seuls ni les des peuples autochtones que meilleurs moyens d’assurer l’on ne voulait pas voir brandi mondiale du l’épanouissement de la diversipar les souverainistes du té culturelle, surtout celle des Québec. commerce peuples minoritaires et celle De plus, l’appui du gouverdes peuples autochtones. nement fédéral à la conven-

tion de l’Unesco apparaît dans une tout autre lumière quand on le met en perspective avec le désintérêt quasi total que le gouvernement manifeste par rapport à la question de la diversité culturelle à l’intérieur du système interaméricain. Pour tant, le Québec et les Québécois n’ont jamais été aussi présents dans le concert interaméricain des nations et des peuples, une appartenance qui repose sur un ensemble d’initiatives et d’organisations comme la Confédération des parlementaires des Amériques (COPA), l’Organisation universitaire interaméricaine (OUI) et le Collège des Amériques (COLAM), pour ne nommer que celles-là, ainsi que sur l’implication de nombreux experts et spécialistes des questions interaméricaines dont les travaux et les recherches rayonnent à la grandeur du continent.

Dorval Brunelle Directeur, Observatoire des Amériques, Centre d’études internationales et mondialisation, Université du Québec à Montréal


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L’AVENIR DE LA CULTURE QUÉBÉCOISE : QUELS SONT LES RÊVES COLLECTIFS ?

La culture québécoise est-elle en crise ? epuis quelques décennies, de nombreux intellectuels européens, notamment français, ont affirmé que la civilisation occidentale était en crise: fin des «grands récits», des grandes idéologies et utopies qui ont soutenu le développement de l’Ouest au cours des deux ou trois derniers siècles; rupture avec les traditions gréco-romaine et judéo-chrétienne; mémoire douloureuse des horreurs du XX e siècle (génocides, totalitarismes, colonialismes…); déception, désarroi même devant une histoire qui n’a pas tenu ses promesses et qui semble maintenant se défaire, annonçant peut-être un nouveau cycle de violence et de guerres; perte des repères, des croyances, des idéaux; aggravation des signes d’anomie sociale (suicide, criminalité, désaffection institutionnelle, etc.). Il s’est ainsi créé un vide que met à profit une commercialisation à outrance, accélérant ainsi le déclin de l’ancien humanisme et accentuant les symptômes de crise.

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traits; l’obser vation de la vie quotidienne, tout comme l’histoire, en fournissent bien des exemples. Mais le mythe ne se réduit pas à cela, on aurait tort de le confondre avec ses dérapages. Il faut insister ici sur trois points. Premièrement, dans sa réalité profonde, le mythe est une représentation a) qui institue une signification associée à une valeur, une croyance, un idéal; b) qui s’incarne dans un événement historique, dans un lieu, un objet, un personnage ou une institution; c) qui est l’objet d’un processus de ritualisation en vertu duquel il acquiert un statut de quasi-tabou; et d) qui mobilise les esprits, incite à l’action. En deuxième lieu, sa propriété principale tient dans son effica-

naires, il renaît sans cesse de ses cendres, il est présent dans toutes les sociétés, il est une catégorie fondamentale de la conscience. On ne choisit pas de faire avec ou sans le mythe, il s’impose toujours à nous, sous une forme ou sous une autre — ce qui n’exclut pas qu’on puisse agir sur lui. Le mythe est un rouage de toute vie collective où il remplit des fonctions vitales: il of fre des directions à la pensée et à l’action, il dissipe l’angoisse qui, dans toute société, naît de l’inconnu ou du chaos, il crée des liens entre les groupes, les cultures, les classes, les genres, les races; il permet de négocier des compromis; il atténue les tensions, les lignes de conflit; il maintient une société unie en temps de crise. Il n’est

Tel est, sommairement résumé, le diagnostic qui semble rallier la majorité des esprits. À ce propos, deux questions se posent. Dans quelle mesure ce diagnostic très sombre résiste-t-il à un examen critique? Et qu’en est-il, plus précisément, de la culture québécoise?

Un problème de définition Si l’on veut éviter l’arbitraire, il importe d’abord de bien définir les termes et de se donner quelques indicateurs. D’abord, par la notion de culture, on entendra ici un ensemble de représentations largement partagées (valeurs, croyances, idéaux, identités) qui constituent les fondements symboliques d’une collectivité. Nous voilà dans le domaine de l’imaginaire collectif, à savoir le capital symbolique qui, dans toute société, four nit une définition de Soi et de l’Autre, propose une vision du passé, une mémoire, de même qu’une vision de l’avenir (notamment par le biais d’utopies) et, finalement, opère une appropriation de l’espace qui se trouve ainsi transformé en un territoire, c’est-à-dire un espace parcouru, nommé, raconté, etc. Il s’agit, en d’autres mots, d’un ensemble de repères qui permettent aux individus et aux collectivités de se situer par rapport aux autres, de s’insérer dans le temps et dans l’espace et de se gouver ner. Il va de soi, par ailleurs, qu’une même société peut être le lieu de plus d’un imaginaire qui se déploient en complémentarité ou en concur rence et peut-être même en contradiction. Ce qu’il faut retenir, c’est que tout imaginaire collectif — comme aussi toute culture — est soutenu par des mythes. Ce mot est souvent galvaudé, assimilé soit à de pures affabulations, soit à des distorsions délibérées et malicieuses de la réalité, soit encore à des délires collectifs pouvant conduire à des actes monstrueux. Il arrive en effet au mythe de se présenter sous ces

Des données contradictoires Que les cultures et les sociétés occidentales soient aux prises avec d’importants problèmes structurels, nul ne songera à le contester. Mais il est non moins évident que le XXe siècle a coïncidé avec des avancées spectaculaires dont nous bénéficions présentement. Le nombre d’États associés au régime démocratique a doublé depuis 25 ans, nous avons vu le déclin de l’eurocentrisme et des formes les plus brutales d’impérialisme et de despotisme, c’est au XXe siècle qu’ont été mises en place les politiques sociales, nous avons également assisté à une expansion spectaculaire de l’alphabétisation et de l’instruction, à une nette amélioration de la condition féminine, à l’abolition de la peine de mor t dans de nombreux pays, à l’essor du pluralisme (respect et promotion de la diversité ethnoculturelle), à la mise en place de mesures de protection des droits civiques, à une reconnaissance des minorités, au recul sinon à la fin des censures, etc. Ces remarques invitent à relativiser le discours de la crise. Elles veulent aussi suggérer que des mythes puissants, porteurs de progrès, sont demeurés actifs jusqu’à très récemment. Il ne s’agit pas de sombrer platement dans le jovialisme, mais simplement d’adopter un point de vue plus critique sur une vision peut-être réductrice, de rechercher un diagnostic plus nuancé qui s’accorde davantage avec la réalité. Or, cette réalité apparaît très complexe et il est certes imprudent de vouloir l’inscrire à une seule enseigne.

Et le Québec?

Isabelle Hayeur, Assise, 2002. 152 cm X 162 cm. Extrait de la Série Fondations.

cité, dans sa capacité de mobiliser des individus et des groupes autour d’un symbole, d’une finalité, comme on le voit dans le mythe du multiculturalisme au Canada anglais, dans l’ancien mythe de la survivance au Canada français, dans le mythe de la frontière aux États-Unis, dans le mythe républicain en France, dans le mythe indigéniste au Mexique, dans le mythe de la démocratie raciale au Brésil, etc. Enfin, c’est bien en vain qu’on voudrait éradiquer le mythe pour en épurer la culture, sous prétexte qu’il est un mode vulgaire et dangereux de connaissance ou de perception. Car le mythe est indélogeable; depuis des millé-

guère exagéré de dire qu’une société finit toujours par ressembler aux mythes qu’elle se donne. Ce commentaire ne se veut pas une apologie naïve du mythe, mais un simple constat sociologique à partir duquel on peut dégager un critère de définition de la crise. On pourrait dire qu’il y a crise de la culture lorsque ses mythes fondateurs se défont sans être remplacés. C’est toute la structure de la société qui menace alors de s’ef fondrer, livrant les individus à euxmêmes, sans horizon, sans direction et sans guide. Vivons-nous une situation de ce genre?

S’agissant de notre société, on note d’abord que, eu égard à la question examinée ici, elle diffère peu des autres sociétés d’Occident. Structurellement, on y relève à peu près les mêmes traits, les mêmes carences, les mêmes inquiétudes. Mais qu’en est-il en particulier des mythes? À ce propos, de nombreux Québécois sont victimes d’une illusion: celle d’un déclin brutal au cours des 20 dernières années, suivi d’un grand vide symbolique qui nous caractériserait présentement et qui serait à l’origine de bien des maux. À cette perception, on peut opposer la représentation suivante. À l’époque de la Révolution tranquille, le Québec a procédé à un renouvellement de ses mythes fondateurs, donnant congé notamment aux saints martyrs canadiens, à Dollard des Ormeaux et à la sur vivance. Il s’est donné aussi des mythes projecteurs: la modernité, l’américanité, la laïcité, le développement (le «rattrapage»), l’ascension des Canadiens français dans le monde des affaires, la souveraineté politique, la «québécitude», etc. Au cours des décennies 1980 et 1990, il est vrai que la plupar t de ces mythes ont perdu de leur mordant parce qu’ils avaient en quelque sorte réalisé leur programme, parce qu’ils avaient livré le potentiel de changement dont ils étaient porteurs. Est-ce à dire qu’ils n’ont pas été remplacés? Bien sûr que non.


INSTITUT DU NOUVEAU Sans qu’on n’y porte assez attention, de nombreux idéaux ou mythes (ou esquisses de mythes) ont émergé depuis. Mentionnons à titre d’exemples: l’interculturalisme en matière de diversité ethnique, l’ouverture au monde, la citoyenneté, la société civile internationale, le métissage, le trans-culturel, la culture publique commune, la petite nation ingénieuse, créatrice et dynamique, les identités multiples, l’éthique publique comme substitut du religieux et de la morale traditionnelle, le développement durable, l’idéal individualiste de l’«excellence», l’éloge de l’ambivalence et de la fluidité… Il serait, comme on le voit, abusif de parler de vide. Dès lors, où loge la différence par rapport à l’époque antérieure? La culture québécoise des années 1960 et 1970 était porteuse de ce qu’on pourrait appeler un archémythe, c’est-à-dire une vaste configuration symbolique qui commande et fédère un ensemble de mythes, ou encore: qui structure d’autres mythes et les subsume, si bien que toute avancée enregistrée dans la direction de l’un de ces mythes se traduit par une avancée dans l’ensemble. La figure de l’attelage reproduit assez fidèlement cette dynamique. Or, c’est un phénomène de ce genre qui est absent dans la conjoncture présente. La majorité des mythes en vigueur se présentent désormais à l’état non pas conjugué, mais fragmenté. Si l’on veut, l’atomisation a remplacé l’attelage. Avec le recul du temps, il est aisé de désigner l’archémythe de la Révolution tranquille: l’af firmation nationale des francophones québécois dans l’environnement nord-américain et atlantique. On chercherait vainement une architecture de ce genre aujourd’hui dans notre paysage culturel. On aurait tort de voir là quoi que ce soit d’anormal ou d’inquiétant. En fait, les mythes se présentent le plus souvent sous une forme fragmentée; c’est plutôt l’archémythe qui est exceptionnel. Il survient parfois dans l’histoire d’une nation ou même d’un continent sans qu’on s’y attende. Il est très difficile d’expliquer son apparition et plus encore de la prévoir ou de la provoquer.

Une nouvelle vision de soi et du monde Que retenir de tout cela? Cinq points, en ce qui me concerne. D’abord, et de nouveau, les diagnostics de crise doivent être accueillis avec méfiance, même si la gravité des problèmes ne fait pas de doute. Ensuite, toutes les évaluations et études, statistiques ou autres, doivent être interprétées avec une grande vigilance critique; la confusion que sèment les nombreuses informations tronquées ou contradictoires accroît la dif ficulté d’une connaissance exacte de soi, d’où la tentation de s’en remettre à des stéréotypes. Troisièmement, il faut s’employer à cerner des problèmes spécifiques, bien déterminés et documentés, afin d’agir efficacement sans se laisser distraire par les bilans à l’empor te-pièce qui noircissent ou blanchissent à outrance. Quatrièmement, la culture savante québécoise s’imprègne peut-être trop aisément de la morosité intellectuelle venue de France (et dont de nombreux Français — nous ne le savons peut-être pas assez — se moquent eux-mêmes). Peut-être devrionsnous nous montrer plus attentifs à d’autres voix venues d’autres parties du monde et porteuses de points de vue, de visions, de

ou glissements en cours dans la société québécoise. On pense aux inégalités sociales et au déficit démocratique croissant (consécutifs à la mondialisation), à la commercialisation et à l’utilitarisme qui menacent d’investir toutes les sphères de la société, à l’expansion des jeux de hasard, à l’infantilisation et à l’appauvrissement (teintés de vulgarité) associés à la nouvelle culture de masse, aux relâchements du système d’enseignement, à l’avenir général de l’éthique dans les institutions (publiques et privées), aux intégrismes de tous ordres qui mettent en péril les idéaux pluralistes et l’équilibre de la vie citoyenne, et enfin à l’esprit de démission, au cynisme qui menacent de s’étendre, apportant ainsi une caution bien involontaire à une dérive qu’il faudrait plutôt contenir. Mais parmi tous les périls, il faut mettre au premier rang la culture marchande, cette monoculture qui menace d’éroder l’espace critique, à savoir une distance salutaire grâce à laquelle une culture — et avec elle, toute une société — peuvent s’amender, se renouveler et progresser. La discussion sur le thème de la crise peut aisément tourner en une simple querelle sémantique et c’est pourquoi il importe de rappeler la principale question qu’elle

concevoir de nouvelles directions pour l’action, de casser la spirale de l’inaction et de l’impuissance. Il faut, en d’autres mots, revenir aux mythes, à la fois pour les promouvoir et les critiquer. À cet égard, et contrairement à un sentiment de plus en plus répandu, il est utile de rappeler que les intellectuels disposent toujours de puissants moyens pour agir sur la société. Ils sont les virtuoses de l’écrit (qui ne se porte pas si mal) et de la parole (qui se porte encore mieux); ils sont aussi les acteurs principaux, en première ligne, de tout le système d’éducation — ce n’est pas rien. Sans délaisser leur champ, il leur reste à prendre pied, d’une façon ou d’une autre, dans la formidable machine que sont les nouvelles technologies de communication de masse. Il y a là des instruments extraordinairement puissants pour qui veut agir directement sur une société ou sur une culture pour la changer. Ce serait une grave erreur que de leur tourner le dos.

Crise ou transition ? Une crise de la culture? Le constat est exagéré. Du point de vue des grands repères symboliques, on observe non pas un vide mais une diversification, une grande fragmentation (en par ticulier dans les mythes). Les changements que nous vivons, cependant, ne se réduisent pas à des ajustements; il s’agit de bien plus que du simple processus, constant et familier, de réaménagement sous couvert de continuité. C’est plutôt le concept de transition qui paraît le mieux refléter la situation présente. Les ruptures y sont nombreuses, profondes, et elles af fectent les str uctures sans instaurer une situation d’anarchie.

Gérard Bouchard Professeur, département des sciences humaines, Université du Québec à Chicoutimi

LOUISE BEAUDOIN Professeure associée Université du Québec à Montréal

Des constats alarmistes La thématique de la crise s’accompagne de constats empiriques apparemment très assurés et pourtant mal fondés. L’identité nationale québécoise est dite en crise alors qu’elle fait l’envie de bien des observateurs étrangers qui la trouvent remplie de dynamisme, capable d’une remarquable flexibilité et en voie d’accommoder d’une façon originale la diversité ethnoculturelle. En se référant à un supposé âge d’or de l’époque de la survivance, on parle volontiers d’une crise de la mémoire collective même si plusieurs indices appuieraient plutôt la thèse contraire (vigueur de l’histoire savante, forte demande dans la culture de masse, floraison de musées, sites, reconstitutions, etc.). Des études sérieuses, crédibles, montrent que la culture des jeunes reste très attachée aux valeurs fondamentales de liberté, de justice, de démocratie, de travail. On sait aussi que le discours donnant les taux de suicide chez les jeunes Québécois comme étant les plus élevés au monde se sont avérés sans fondement (même si le problème doit être considéré comme grave, sans aucun doute). La criminalité au Québec est l’une des plus basses que l’on connaisse en Occident et dans le monde (ce qui est l’un des secrets les mieux gardés qui soient), etc.

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La culture québécoise se porte bien ici et s’exporte comme jamais. Je la rencontre partout où je vais. Or, une culture qui s’expor te, j’en suis Eve K. Tremblay. Les Valseuses, 2005. 100 x 125 cm. Extrait de la série Tales without ground.

sensibilités différents. Enfin, n’est-il pas paradoxal que les deux premières générations de Québécois à avoir enfin accédé massivement à l’enseignement supérieur manifestent à ce point une tendance à la morosité, au dépit, à la démission, à la fatigue? Après tout, la mondialisation, à laquelle on impute avec raison tant de maux, ouvre également des perspectives sans précédent d’innovation et d’af firmation. Les temps de r upture, comme toujours, sont aussi des temps de recommencement.

Du travail pour les intellectuels Ce texte avait pour but de critiquer et récuser le diagnostic de crise, mais sans verser dans un optimisme facile. On a bien raison de s’inquiéter de plusieurs tendances

recèle: faisons-nous réellement face à une conjonction de tendances destructrices en forme de fatalité, au point que la résignation éclairée constituerait le seul parti raisonnable? La résignation éclairée, c’est-àdire le repli dans la lucidité retranchée, dans une révolte retenue, dans les évasions que peuvent offrir le travail quotidien ou la vie de l’esprit, dans la fausse sécurité d’une individualité «auto-fécondée», érigée en barricade — dans tous les cas, dans une forme d’impuissance collective. À l’encontre de ces tentations, il faut plutôt se convaincre que la démission des acteurs constituerait le plus sûr moyen de précipiter dans la crise une société déjà mal en point. Il revient à chacun, et tout particulièrement aux intellectuels, de restaurer les valeurs, les croyances, les idéaux, de

convaincue, est une culture vivante promise à un bel avenir. Le Québec est un pays neuf, une nation jeune, ce qui nous oblige à inventer et à construire. Notre bagage est léger, lesté d’à peine quelques siècles de souvenirs et d’histoire. Nos racines sont encore à fleur de sol. De là notre penchant naturel pour l’audace, notre envie d’aventures et d’envol vers le large portés par la langue française.


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PHOTO: JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Enfant assistant à la parade de la Fête nationale.

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même sa véritable signification. Mais il très longtemps, s’associent au parcours hisfaut également constater que la plupart des torique canadien-français. Il ne nous viensociétés modernes contemporaines ont vu drait pas à l’idée de considérer autrement croître un genre de mauvaise conscience les R yan, Johnson, Kelly et combien des collectivités majoritaires, alors que d’autres. Mais il faut aussi considérer comleur est contestée leur prééminence tant me partie intégrante de cette majorité ceux, du point de vue de la gounombreux, qui pour une raiverne que de celui de l’écrison ou une autre — la ture de l’histoire. Cer tes, langue, les af finités cultuTout en souscrivant c’est un défi théorique aurelles, l’adhésion aux valeurs tant qu’un enjeu politique québécoise, etc. — ont pris à cette conception que d’écrire une histoire naen marche le train de l’histoitionale. Que faudra-t-il re québécoise. Évoquer la conser ver de la mémoire majorité franco-québécoise, de la démocratie collective et que vaudrait-il c’est donc désigner le rasmieux oublier? Qui sera le semblement de tous ceux, faite d’ouverture sujet de cette histoire? Voilà Canadiens français de autant de questions qui font souche et compagnons de aux minorités et que le grand récit collectif route, qui se sentent appartepuisse devenir un territoire nir au Québec non pas seulede reconnaissance de luttes identitaires. Le ment du point de vue des Québec d’aujourd’hui, comdroits que procure la cime d’autres sociétés, des multiples identités, toyenneté, mais de celui de cherche à rouvrir les livres ce sentiment collectif qui d’histoire de manière à y inrend solidaire d’une aventula première chose clure la contribution de re commune. ceux, Amérindiens, femmes Tout en souscrivant à cette à faire pour la majorité conception de la démocratie ou encore ouvriers, qui en auraient été exclus. Ainsi et faite d’ouverture aux minoripar exemple, la France, l’Altés et de reconnaissance des franco-québécoise lemagne et les États-Unis multiples identités, la premièont dû revoir l’écriture de re chose à faire pour la majoconsiste dans le fait leur histoire nationale sous rité franco-québécoise consisla pression de groupes qui te dans le fait de s’assumer en de s’assumer en tant estimaient que leur mémoitant que majorité. Une sociére n’y tenait pas la place té, quelle qu’elle soit, ne peut que majorité qu’elle aurait méritée. Le se constr uire et aller de problème réside dans le fait l’avant sans être portée par que la floraison de ces «nouune volonté issue de la majoveaux» sujets de l’histoire rité constituée en sujet polirend de plus en plus compliqué le rassem- tique. La Révolution tranquille n’aurait pas été blement de la collectivité nationale autour possible sans l’élan que lui procurait le réveil d’une histoire par tagée, ainsi qu’en té- national des Québécois. De la même façon, moigne la toute récente réforme de l’ensei- l’avenir du Québec, dans le contexte de la gnement de l’histoire au secondaire qui mondialisation et de l’interdépendance dans doit, pour se faire consenlaquelle se joue aujourd’hui le suelle, se rabattre sur le prodestin des nations, dépend de jet d’une éducation à la cisa capacité à se rassembler toyenneté à défaut de pouen un sujet politique capable voir circonscrire le sujet nade parler au nom du Québec. tional québécois. Pour cela, il faudra que les Cette mauvaise conscience Québécois consentent à euxLa majorité se présente de manière partimêmes. Il leur faudra se tourculièrement paradoxale au ner vers leur histoire, y refranco-québécoise a, Québec pour un grand connaître un parcours et asnombre de Québécois qui casumer sans mauvaise largement démontré ressent l’espoir de la souveconscience le désir de le proraineté du Québec. Cela imlonger. Ce parcours demeure sa capacité plique, en ef fet, qu’il faille pour l’essentiel celui de la marassembler la nation québéjorité franco-québécoise. Elle coise en un sujet collectif qui peut légitimement vouloir à aménager ces la représenterait et qui parlequ’elle soit la trame de fond rait en son nom. Or, les Quédu Québec à venir. conflits de manière bécois adhèrent en même Il est certain que cela sitemps, et plus fortement que gnifie tensions et conflits. à respecter le projet bien d’autres sociétés, à un Mais là encore, nous ne deidéal d’ouverture au pluralisvrions pas nous inquiéter démocratique au me et à la différence. Ils veuoutre mesure du fait que lent donc à la fois ramasser vivre en société supposera leur parcours historique dans toujours luttes et dissencœur des sociétés la formation d’une nation posions. La majorité francolitique fondée sur la culture québécoise a, par ailleurs, d’aujourd’hui et l’histoire franco-québélargement démontré sa cacoises et s’ouvrir aux attentes pacité à aménager ces d’un ensemble d’identités réconflits de manière à resclamant la reconnaissance de pecter le projet démocraleur dif férence. Que faut-il tique au cœur des sociétés entendre sous l’idée de majod’aujourd’hui. rité franco-québécoise? Rassemble-t-elle uniquement les Canadiens Jacques Beauchemin français de souche? Ces derniers, comme on Professeur, département de sociologie, le sait, ont intégré de très nombreux individus provenant d’autres cultures qui, depuis Université du Québec à Montréal



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Que devient LA CULTURE QUÉBÉCOISE ? QUE VOULONS-NOUS qu’elle devienne ?

Un grand débat de L’INSTITUT DU NOUVEAU MONDE

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R E N D E Z-VO U S S T R AT É G I Q U E S

2 et 3 février 1 La culture québécoise : culture commune ou mosaïque d’identités ? 16 et 17 mars 2 La culture québécoise à l’heure d’Internet et de la planète. Une rencontre nationale à Montréal

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27 et 28 avril 3 L’avenir de la culture québécoise : quels sont nos rêves collectifs ?

> Au terme de cette rencontre nationale, l’INM publiera les recommandations des citoyens pour l’avenir de la culture québécoise. > Pour consulter le programme et la documentation et pour s’inscrire : www.inm.qc.ca ou 1 877 934.5999


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