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Dossier spécial Éthique publique 45 45

Montréal : scandales et corruption à tous les étages

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Consolider la confiance

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Éthique acrobatique

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Ces pratiques qui dénaturent l’État

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Contrats publics et pouvoirs privés

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Le piège de l’éthique

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Les Québécois sont-ils par nature corrompus ?

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Chercheurs et responsables

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U

n adage veut que plus on parle d’éthique, moins on la pratique. Si cet adage dit vrai, le Québec souffre d’une crise majeure d’éthique publique. Pendant que la classe moyenne se relève de la pire crise économique depuis les années 30 et que les gouvernements renouent avec les déficits budgétaires, les médias d’information ont mis au jour au cours des 18 derniers mois autant de situations dans lesquelles les fonds publics étaient dilapidés ou détournés dans les poches de truands. Montréal a même été comparée à Palerme. D’autres scandales ont éclaboussé des institutions financières, des courtiers ou d’autres entrepreneurs véreux. Certains ont dormi quelques nuits en prison. Outre l’argent perdu, le gaspillage de fonds publics et la valorisation du copinage qui en résulte, c’est la démocratie qui en souffre le plus. Déjà, le public fait de moins en moins confiance aux institutions publiques et à la classe politique. Les événements de l’année écoulée ont à coup sûr aggravé le problème. La popularité du gouvernement Charest a chuté, tandis que le maire de Montréal, bien que réélu, a perdu l’appui de la majorité des Montréalais. En outre, le taux de participation électorale est au plus bas. Les institutions censées protéger le bien public sont sur la sellette : à quoi servent-elles ? Et les lois, les codes ou les guides de conduite ont-ils un impact ? La question n’est pourtant pas d’abord d’ordre juridique. Elle est d’ordre politique : y a-t-il des leaders volontaires et aptes à redresser la situation au Québec ? Et puis elle révèle quelque chose de ce que nous sommes : la société québécoise est-elle devenue trop tolérante même à l’intolérable ? Le je-m’en-foutisme à l’égard de la chose publique est-il à ce point répandu que les coquins ont désormais la voie libre ?

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Montréal : scandales et corruption à tous les étages André Noël Journaliste, La Presse

La dernière année a été une période faste pour les journalistes d’enquête, qui ont trouvé dans l’actualité montréalaise de quoi nourrir leurs articles : scandale des compteurs d’eau, opérations immobilières douteuses et contrats de construction attribués de façon obscure… Comme dans les années 40 et 50, la sphère munimunicipale semble marquée du sceau de la collusion et de la corruption.

Il n’est presque jamais question de Montréal dans The Economist, un magazine plutôt bien informé, plutôt conservateur et plutôt cher. Mais le 25 juin 2009, deux articles en ont parlé. Le premier traitait d’une étude sur la dépression réalisée par un chercheur de l’Université Concordia. Le deuxième portait sur la corruption municipale. Bien sûr, il n’y a aucun rapport entre ces deux phénomènes. Néanmoins, l’image de la métropole du Québec telle que projetée dans la bible hebdomadaire de l’élite mondiale était passablement déprimante.

Titré « Corruption municipale au Canada – Eau et crasse1 », l’article commençait ainsi : « Dans les années 40 et 50, Montréal était connue au Canada pour ses magouilles municipales. De récentes allégations […] rappellent en partie ces vieux souvenirs. La police a ouvert cinq enquêtes sur de possibles fraudes, pots-de-vin et avantages divers portant sur des montants de dizaines de millions de dollars. » Quelques jours plus tard, Bernard Descôteaux signait un éditorial dans Le Devoir sur l’affaire des compteurs d’eau. « Dans toute l’histoire de Montréal, il 45


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n’y a probablement jamais eu de scandale de l’ampleur de celui qui ébranle l’administration [du maire] Tremblay, mis à part celui sur la corruption du service de police dans les années 40. Depuis, c’était le calme plat, ou presque. » Descôteaux titrait son éditorial ainsi : « Appel à l’aide », à la façon de ces randonneurs perdus qui tracent un SOS dans le sable ou la neige. Depuis septembre 2008, Montréal est en effet loin du calme plat. La dernière année a été une période faste pour les journalistes d’enquête, qui aiment répéter à la blague qu’une nouvelle, « c’est une information que quelqu’un, quelque part, pour une quelconque raison, ne veut pas voir dans le journal ». En revanche, cela a été une année horrible pour certains entrepreneurs dont les revenus, semblables aux champignons, croissent mieux dans l’ombre que dans la lumière

sondages ont montré que la vaste majorité des Québécois souhaite une commission d’enquête publique.

Des écoutes et des caméras cachées Avant de déferler à la une des journaux, les « affaires » ont commencé par une nouvelle en apparence anodine. Le 18 septembre 2008, six membres de la mafia ont plaidé coupable à diverses accusations portées à la suite d’une longue enquête de la GRC sous le nom de code « Colisée ». Le résumé d’écoute électronique, déposé par les procureurs du gouvernement fédéral, devenait public. Le document de quelque 400 pages montrait, entre autres choses, que la mafia fait tout son possible pour élargir son influence auprès de commerçants et d’entrepreneurs. Le rapport d’écoute révélait par exemple que les principaux dirigeants de la mafia montréalaise s’étaient cotiCertains revenus, semblables sés pour offrir un cadeau de retraite au promoteur immobilier Frank Catania. aux champignons, croissent L’homme d’affaires avait été filmé à son mieux dans l’ombre que dans insu avec le parrain Nick Rizzuto au la lumière. café Consenza, le quartier général de la mafia à Saint-Léonard. Les caméras et une année dévastatrice pour des poli- cachées de la GRC ont croqué une scène ticiens et des hauts fonctionnaires qu’on dirait issue d’une série B : on y voit municipaux, qui ont dû vider leurs le vieux Rizzuto qui compte une liasse bureaux, parfois accompagnés par des d’argent et qui la glisse dans sa chausagents de sécurité. En 12 mois, l’opinion sette, pendant que Catania parle dans publique a changé de façon radicale : les son cellulaire. Année après année, après des appels Montréalais, et tous les Québécois, sont d’offre en bonne et due forme, Construcdevenus beaucoup plus exigeants en tion Frank Catania et associés a raflé des matière d’éthique. Par exemple, des 46


Éthique publique

Le maire Gérald Tremblay, aux côtés de Frank Zampino.

contrats de plusieurs millions de dollars auprès de la Ville de Montréal et de plusieurs municipalités de la Rive-Sud. Frank Catania est un homme d’affaires respectable, qui contribue généreusement à des œuvres de charité. Comment, alors, expliquer des fréquentations aussi curieuses ? Il n’a pas répondu aux questions de La Presse. Mais son fils Paolo, qui a pris sa succession à la tête de son entreprise, a indiqué que Rizzuto et son père sont tous deux des paysanni originaires de la petite ville sicilienne de Cattolica Eraclea, d’où les vieux sentiments d’amitié. Le nom de Frank Catania est vite revenu dans l’actualité, cette fois en raison de transactions elles aussi insolites

avec la Société d’habitation et de développement de Montréal (SHDM), une espèce de créature bureaucratique qui sert de bras immobilier à la Ville. L’entreprise avait acheté un vaste terrain appartenant à la Ville. L’évaluation municipale était de 31 millions de dollars mais, s’appuyant sur une évaluation marchande de 19 millions et invoquant un niveau prétendument élevé de contamination, la SHDM le lui avait vendu pour 4,4 millions. De surcroît, la SHDM a engagé la Ville à assumer une bonne partie des frais pour les rues, les trottoirs, les tuyaux d’eau et d’égout et a accordé un prêt d’une quinzaine de millions de dollars à l’acheteur. En vertu de son programme Accès condos, elle a 47


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aussi promis d’acheter les condos que ne réussirait pas à vendre l’entrepreneur. Un monstre bureaucratique Frank Catania, son fils Paolo et leur entreprise ont déposé une poursuite en libelle de 24 millions de dollars quand La Presse a qualifié ces conditions d’ « avantageuses ». Le tribunal décidera si ce terme est exagéré et diffamatoire. Quoi qu’il en soit, le reportage a mené à une enquête du vérificateur général de la Ville, à la suspension du directeur général de la SHDM, Martial Fillion, puis au départ de son directeur adjoint, Jean-Guy Bertrand. Le vérificateur a trouvé tellement d’anomalies – par exemple la disparition des soumissions déposées par d’autres entrepreneurs – qu’il a transmis son dossier à la Sûreté du Québec (SQ). L’affaire était une véritable boîte de Pandore. Plusieurs journalistes ont ainsi découvert que l’administration municipale avait privatisé en douce la SHDM, qui gère une bonne partie des actifs immobiliers de la Ville, d’une valeur approximative de 300 millions de dollars. L’opération avait été orchestrée par le directeur des affaires corporatives de la Ville de Montréal, Robert Cassius de Linval. Les services juridiques de la Ville l’avaient prévenu que le changement des statuts de la SHDM était illégal. M. Cassius de Linval n’a pas tenu compte de leur avis. À l’abri des regards, la SHDM a conclu plusieurs ententes avec d’autres 48

promoteurs. Eux aussi ont pu acheter des terrains et des bâtiments de la Ville ou signer des contrats dans des conditions qui ont fait sourciller le vérificateur général. Parmi eux : Vincent Chiara, un avocat bien connu, qui a déjà défendu la famille mafieuse CuntreraCaruana et qui s’est depuis recyclé dans les activités immobilières. Un autre nom a fait surface, celui de Tony Accurso. Certains soutiennent qu’il est le roi de la construction du Québec. Il dirige, possède et contrôle un nombre impressionnant d’entreprises comme Construction Louisbourg, Simard-Beaudry et la firme Gastier. Avec le temps, il a établi des relations très étroites avec des hommes politiques et des dirigeants de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), plus particulièrement avec la FTQ Construction et le Fonds de solidarité FTQ. Il s’est associé à Dessau, la deuxième firme d’ingénieurs au Québec, dans de nombreux contrats. En 2007, la SHDM a acheté un terrain à la Ville de Montréal pour 733 000 $, dans l’arrondissement de Saint-Laurent, et l’a revendu pour un dollar symbolique (et autres conditions) à Construction Louisbourg. C’était là du menu fretin pour Tony Accurso. Bien plus important était le contrat de 356 millions de dollars conclu à la même époque avec l’administration du maire Tremblay pour installer des compteurs d’eau dans les immeubles industriels, commerciaux et institutionnels.


Éthique publique

Que d’eau  ! La Ville a estimé que ses propres professionnels n’avaient pas la compétence requise pour gérer le contrat, ni même le processus d’appel d’offres. Elle a donc confié un mandat à BPR, une autre firme d’ingénieurs qui a déjà été partenaire de Dessau. Au départ, le projet devait se limiter à installer des compteurs d’eau et coûter seulement quelques dizaines de millions de dollars. Mais il a rapidement pris de l’ampleur, pour englober tout le réseau d’eau, hormis les usines d’épuration. Plusieurs entreprises se sont montrées intéressées, mais elles ont toutes été écartées. Pour des raisons inconnues, un consortium formé par les firmes SNC, Gaz Métropolitain et Suez a décidé à la dernière minute de retirer sa soumission. Deux consortiums sont restés sur les rangs : le premier formé par Catania (qui avait acheté les terrains de la Ville ci-haut mentionnés) et le groupe SM  ; le deuxième formé par Simard-Beaudry (de Tony Accurso) et la firme Dessau. C’est ce dernier consortium, nommé GENIeau, qui a raflé le contrat. L’homme fort de l’administration Tremblay était Frank Zampino, président du comité exécutif de la Ville et maire de Saint-Léonard. Alors que la Ville négociait l’octroi du contrat des compteurs d’eau, M. Zampino est allé en croisière sur le luxueux yacht de Tony Accurso dans les Caraïbes. Puis, quelques mois après avoir démissionné de

son poste de président du comité exécutif, il a été embauché par la firme Dessau, partenaire d’Accurso dans le contrat des compteurs d’eau, à titre de vice-président, pour un salaire annuel de 400 000 $. Robert Abdallah, qui avait quitté ses fonctions de directeur général de la Ville avant le départ de M. Zampino, est devenu le patron de la firme Gastier, qui appartient à Tony Accurso. Gastier a ensuite été « certifiée » par la Ville de Montréal, avec d’autres sociétés, pour préparer la tuyauterie des immeubles en vue de l’installation des compteurs d’eau. Yves Provost, le haut fonctionnaire qui avait piloté le projet des compteurs d’eau, a été embauché par la firme BPR, laquelle avait été mandatée par la Ville pour gérer la réalisation de ce projet. En vertu du contrat, l’achat et l’installation de compteurs d’eau coûtaient de deux à trois fois plus cher à Montréal qu’ailleurs. Des experts ont montré que tout le volet d’optimisation du réseau était inutilement compliqué et coûteux. Le vérificateur général s’est étonné que des rencontres secrètes aient été planifiées entre des membres de l’administration municipale et des partenaires d’affaires. Là aussi, il s’en est référé à la SQ. Au bout du compte, le maire, Gérald Tremblay, a annulé le contrat. Le directeur général de la Ville, Claude Léger, et le directeur des affaires corporatives, Robert Cassius de Linval, ont dû démissionner. 49


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Beaucoup d’informations circulent, mais il est périlleux de les publier. Des sources sûres parlent, mais demandent la confidentialité. Elles refuseraient de témoigner en cour. Des documents, pourtant fiables, ne pourraient pas être déposés dans un tribunal. Nous ne pouvons donc pas entrer dans les détails et encore moins divulguer les noms des personnes et des entreprises corrompues ou corruptrices. Les allégations sont graves. Des policiers, des enquêteurs du Bureau de la concurrence du Canada, des fonctionnaires et des hommes d’affaires affirment qu’il existe un club d’entrepreneurs qui se partagent les gros contrats de travaux publics. Ce système coûte très cher à la société. Des données issues d’une étude de Transports Canada ont montré que la construction d’une chaussée d’autoroute urbaine à deux voies coûte 50 % de plus au Québec que dans le reste du Canada. L’écart avec l’Ontario est La construction d’une autoroute coûte 50 % de plus moins important, mais quand même significatif, avec une différence de 20 %. au Québec que dans le reste Chaque année, les Montréalais et les du Canada. Québécois payent des centaines de millions de dollars en trop pour des routes demandé des crédits supplémentaires souvent mal construites ou carrément au gouvernement du Québec pour créer inutiles. Autant d’argent qui ne va pas une escouade spéciale. Le gouverne- dans les services publics essentiels. ment a donné suite à sa demande mais, au moment d’écrire ces lignes, il refuse Note toujours la tenue d’une commission 1. « Municipal corruption in Canada. Water and grime. Montreal’s mayor under pressure », The d’enquête publique. Economist, 25 juin 2009. Des enquêtes en série La SQ a été inondée de demandes d’enquêtes. L’une d’elles a été déclenchée après les dénonciations de l’entrepreneur qui avait obtenu le contrat de rénovation du toit et des façades de l’hôtel de ville. Il a dit qu’un membre connu de la mafia lui avait réclamé 40 000 $, une somme prétendument destinée à deux membres de l’administration Tremblay. En échange, l’entrepreneur aurait pu continuer à travailler sur son chantier. Le directeur général de la SQ, Richard Deschesnes, a déclaré que, « de mémoire de policier », il n’avait jamais vu autant d’enquêtes sur des allégations de corruption dans la métropole. Il s’est dit tellement « préoccupé » par l’infiltration du crime organisé dans l’économie légale, et plus particulièrement dans l’industrie de la construction, qu’il a

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Consolider la confiance Entrevue avec André C. Côté Commissaire au lobbyisme de 2002 à 2009

L’institution du Commissaire au lobbyisme a été créée en 2002 à la suite d’un scandale impliquant des actions de lobbyisme auprès d’un membre du gouvernement. En vertu de la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme, le commissaire est chargé d’administrer un registre contenant des informations au sujet des différents lobbyistes œuvrant dans la sphère publique. Il a en outre un mandat d’enquête, qu’il exerce notam notam-ment quand des allégations de lobbyisme illicite pèsent sur un titulaire de charge publique une fois son mandat terminé ou lorsque des activités de lobbyisme sont effectuées sans enregistrement.

L’état du Québec – Avec le recul, croyezvous que le fait de ne pas avoir assujetti toutes les municipalités dès 2002 à la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme ait pu envoyer un mauvais message aux acteurs œuvrant à ce palier de gouvernement ? André C. Côté – Ma réponse à votre question est mitigée. Il faut se souvenir du contexte dans lequel cette loi-là a été adoptée et en particulier des événements que l’on a qualifiés d’affaires Bréard et Desroche, d’Oxygen 91. La loi a été préparée très rapidement, et les

municipalités ne l’ont pas vu venir. Elles y ont été assujetties, mais elles ne se sont pas senties visées par son application dans la mesure où les faits ayant mené à son adoption ne sont pas survenus en milieu municipal, mais concernaient la politique provinciale. En d’autres termes, cette loi a été imposée aux municipalités, mais celles-ci n’étaient pas en demande et se sont donc senties moins interpellées. ÉDQ – Est-ce que, selon vous, le Commissaire au lobbyisme dispose actuelle51


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Commissaire au lobbyisme du Québec

ment de ressources administratives suffisantes pour appliquer cette loi ? A. C. C. – Parce qu’elle vise à changer les mentalités et les façons de faire, il faut, pour la faire appliquer, des outils autres que la répression. Évidemment, on pourrait investir des sommes considérables dans l’institution du Commissaire au lobbyisme et multiplier, par exemple, les ressources d’enquête. Mais on a surtout cherché à mettre en place un processus didactique pour amener les administrations publiques à prendre conscience que la loi existe pour consolider la confiance que les citoyens leur accordent. Je pense que c’est beaucoup plus comme cela que cette loi doit fonctionner que par la multiplication d’inspecteurs, de poursuites et de situations controversées. Quand on fait prendre

André C. Côté 52

conscience aux administrations publiques qu’elles ne sont pas censées ignorer la loi et que la loi en question garantit aux citoyens une transparence nouvelle, il est dans leur devoir d’intégrer le droit des citoyens à être informés sur les réseaux d’influence qui gravitent autour des corps publics. Quant à la loi ellemême, les délais de prescription sont beaucoup trop courts eu égard à la complexité des enquêtes que nous menons. Ceux-ci devraient à mon sens être étendus pour permettre au Commissaire au lobbyisme de mener des enquêtes beaucoup plus efficaces lorsqu’il y a des raisons de croire que la Loi n’a pas été respectée. Actuellement, on ne peut pas poursuivre quelqu’un au pénal pour des infractions qui remontent à plus d’un an. C’est beaucoup trop court  ! ÉDQ – Combien d’enquêteurs travaillent pour le Commissaire au lobbyisme ? Ce nombre a-t-il augmenté depuis 2005 et est-il suffisant pour couvrir les 1 113 municipalités du Québec ? A. C. C. – Cette année, au moment du budget, j’ai demandé à ce que deux enquêteurs supplémentaires soient embauchés. Cela a été accepté par le Bureau de l’Assemblée nationale. Nos ressources ont donc augmenté. Vous savez, quand on accueille de nouvelles personnes, il faut du temps pour les former, car la loi qu’elles doivent faire appliquer est très particulière. Quand on engage un enquêteur, il n’est pas


Éthique publique

fonctionnel du jour au lendemain. Il faut leur faire prendre connaissance de toutes les subtilités de la Loi. ÉDQ – Pensez-vous que les restrictions concernant les titulaires de charges publiques sont suffisantes ? A. C. C. – Jusqu’ici, je parlais du devoir qu’ont les administrateurs publics de s’assurer qu’ils ne font pas affaire avec des lobbyistes qui ne respectent pas la Loi. Maintenant, celle-ci impose aussi des restrictions à certains titulaires de charges publiques de haut rang afin de les empêcher de mener des activités de lobbyisme au terme de leur mandat – ces restrictions peuvent durer de un à deux ans. Comme on est encore dans la phase d’implantation de la Loi, je vois mal la pertinence de soulever une nouvelle controverse en prolongeant de façon substantielle la période de restriction d’après-mandat. Commençons par nous assurer que les dispositions en place soient respectées. S’il y a lieu, on pourra toujours augmenter les délais de prescription par la suite. ÉDQ – Comment qualifiez-vous le déni de la Loi par certains groupes de professionnels aux échelons municipal et provincial dans divers projets ? A. C. C. – J’ai soulevé cette question à quelques reprises. Dans les milieux professionnels, disons que la Loi est perçue de façon très négative. Les gens n’aiment pas être étiquetés comme lobbyistes et ne se présentent pas

comme tels. Lorsqu’on se trouve face à des professionnels comme des avocats ou des ingénieurs-conseils et qu’on les informe que dans certaines de leurs pratiques, ils agissent parfois comme des lobbyistes, ça provoque des réactions pas toujours ouvertes et favorables. Je pense qu’il y a encore beaucoup de travail de sensibilisation à faire dans ces milieux et j’ai déploré la passivité, sinon le caractère réfractaire, de certains ordres professionnels, particulièrement du génie-conseil. C’est criant, car on n’a jamais eu à l’horizon autant de grands chantiers de travaux publics, et les relations entre les grandes firmes de génie et les pouvoirs publics sont intenses. Et ma présomption est qu’il existe un lobbyisme non déclaré.

Les gens n’aiment pas être étiquetés comme lobbyistes et ne se présentent pas comme tels. ÉDQ – Le grand nombre de municipalités de petite taille au Québec engendre-t-il plus de problèmes concernant le respect de la loi ? A. C. C. – Oui  ! Dans les petites municipalités, on croit à tort que le lobbyisme est une affaire du « grand gouvernement ». J’ai fait une campagne d’information à ce sujet, particulièrement dans le cadre du développement éolien. La fragmentation des collectivités locales 53


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apporte une difficulté supplémentaire en ce qui concerne le contrôle, car plus le nombre de petits gouvernements locaux est important, plus il est difficile de s’assurer du respect de la Loi en raison de la multiplication des occasions d’effectuer des activités de lobbyisme interdites.

amener à reconnaître, de façon beaucoup plus marquée, que les citoyens ont des droits à l’égard desquels les élus sont imputables. Il y a donc à mobiliser les administrations publiques. Je pense que c’est le message le plus important que j’ai cherché à « cristalliser » dans mon dernier rapport annuel. Propos recueillis par Christian Bordeleau

ÉDQ – Comment voyez-vous l’avenir Note de la Loi ? A. C. C. – Elle arrive à maturité. Dans 1. Roy, Hugo, et Louise Campeau, « Le cas Oxy9 », note de recherche, École nationale le milieu municipal, on doit s’asseoir gène d’administration publique, 2007. En ligne : avec les élus et l’administration locale http ://archives.enap.ca/bibliotheques/2008/ pour voir comment on pourrait les 02/030017440.pdf

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Éthique acrobatique Guillaume Bourgault-Côté Journaliste, Le Devoir

L’année politique à l’échelon provincial a été émaillée de plusieurs scandales : conflits d’intérêts dans les cas des ex-ministres Couillard et Whissel, détournement de l’argent des FIER, parachuparachutes dorés pour les dirigeants de certaines entreprises publiques… Point commun de toutes ces affaires : une notion très élastique de l’éthique, où toutes les acrobaties sont permises.

­­Pendant cinq ans, Philippe Couillard a été le portrait type du politicien compétent et efficace. L’homme à la barbe grise bien taillée guidait habilement la barque d’un ministère autrement périlleux, celui de la Santé et des Services sociaux. Son leadership naturel et sa sincérité en faisaient le plus populaire des membres du gouvernement. C’était le « bon docteur Couillard ». Mais la belle réputation de l’ex-neurochirurgien en a pris pour son rhume dans les mois qui ont suivi sa retraite politique, annoncée fin juin 2008. Aux journalistes qui l’interrogeaient à l’époque, Philippe Couillard jurait ne pas savoir ce qui l’attendait à partir de ce moment – hormis des voyages de pêche plus fréquents. Il se disait libre comme l’air.

À peine deux mois plus tard, M. Couillard annonçait avoir été embauché par le fonds Persistence Capital Partners (PCP), propriétaire des cliniques privées Medisys. L’ancien ministre devenait conseiller pour un groupe dont le mandat comprend le développement des soins de santé privés au Canada. Les accusations de conflit d’intérêts sont alors immédiates : le Parti québécois (PQ), par la bouche du député Bernard Drainville, dénonce notamment le fait que le « parrain des initiatives favorisant l’essor du privé » en santé se soit « placé dans une situation où il [allait] pouvoir en profiter personnellement1 ». Mais ces critiques ne sont que des vétilles comparées à ce qui se dit et 55


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et publics2 » unit les deux parties, dit-il. Le 17 mai 2008, un protocole d’entente est signé, et Philippe Couillard est officieusement engagé. Plusieurs noteront que durant les négociations, le ministre a fait élargir la liste des traitements médicaux spécialisés pouvant être dispensés dans des cliniques privées.

L’ancien ministre de la Santé, Philippe Couillard.

s’écrit en mars 2009, quand le commissaire au lobbyisme du Québec, André C. Côté, révèle que le ministre a négocié son transfert au privé bien avant de quitter ses fonctions politiques. On apprend dans le rapport du commissaire que M. Couillard a pris la décision de quitter la vie politique à la fin de 2007. Grâce à un chasseur de têtes, il rencontre les gens de PCP à la mi-mars 2008. Deux semaines plus tard, le ministre relance lui-même un représentant de la compagnie, qui lui fait une offre formelle à la mi-avril. M. Couillard la juge intéressante : une « communauté de vues sur les services de santé privés 56

Whissell aussi Philippe Couillard ne sera toutefois pas le seul à figurer au tableau provincial des écorchés de l’éthique politique : son collègue David Whissell, ministre du Travail, obtient lui aussi une mention. Dans son cas, c’est la saga de l’asphalte qui le force à remettre sa démission. En mai 2009, Radio-Canada révèle en effet que la valeur des contrats accordés par le ministère des Transports du Québec à la compagnie Asphalte Béton Carrière Rive-Nord (ABC) a plus que doublé depuis la nomination de David Whissell à un poste de ministre, en 2007. Or, ce dernier détient une participation de 20 % dans cette entreprise. Comme cette participation est mise — depuis 2005 — dans une fiducie sans droit de regard, le ministre jure ne pas être au courant des activités d’ABC. N’empêche : l’opposition soupçonne un conflit d’intérêts. En septembre 2009, Radio-Canada apporte de nouveaux éléments à l’histoire : selon la société d’État, le ministère des Transports a attribué sans appel d’offres deux contrats totalisant plus de 800 000 $ à ABC. Et l’un de ces contrats – d’une valeur de 564 000 $ – portait sur


Éthique publique

la réfection de routes dans la circonscription d’Argenteuil, celle de M. Whissell. Le gouvernement réplique que les règles ont été suivies, mais le mal est fait. Chroniqueurs, éditorialistes et opposition politique demandent au ministre du Travail de choisir entre l’asphalte et son ministère. Jean Charest, jusqu’alors très souple sur la question de l’éthique, se range aussi à cette option et demande à David Whissell de faire un choix. « L’apparence d’intégrité du gouvernement est tout aussi importante que l’intégrité elle-même3 », explique le premier ministre. Le jurisconsulte de l’Assemblée nationale semble d’accord : « Même si les intérêts du député sont placés dans une fiducie sans droit de regard, l’octroi d’un contrat de gré à gré pourrait laisser percevoir que l’ombre du député n’est pas étrangère au fait que le contrat a été accordé à l’entreprise en question, ce qui pourrait générer un conflit d’intérêts », écrit Claude Bisson dans un avis4. David Whissell décide donc de quitter le cabinet le 9 septembre. Des normes éthiques au cas par cas Actuellement, les règles que doivent observer les ministres sont édictées par le premier ministre – et elles se sont avérées assez flexibles : si le code ne convient pas à la situation d’un ministre, on adapte le code. C’est ce qui s’est passé en 2003 quand une directive a été modifiée pour permettre à la conjointe de Sam Hamad, propriétaire d’une

entreprise de traiteur, de continuer à faire affaire avec l’État. En 2007, c’est David Whissell que Jean Charest a accommodé en modifiant les règles pour lui permettre de conserver ses actions dans ABC. C’est de nouveau le cas en mars 2009 : cette fois, Jean Charest assouplit les normes pour permettre à Pierre Arcand, ministre des Relations internationales, de détenir des intérêts dans l’entreprise Métromédia Plus… même si elle fait directement affaire avec le ministère dirigé par le ministrepropriétaire. La seule condition : se conformer aux « mesures jugées suffisantes » par le premier ministre.

L’apparence d’intégrité est tout aussi importante que l’intégrité elle-même.  Dans La Presse du 30 avril, le chroniqueur Vincent Marissal souligne que « l’arbitraire est aux commandes » en ce qui concerne l’éthique au sein du gouvernement Charest. Le même jour, son collègue Michel David se demande dans Le Devoir comment les directives du premier ministre peuvent être moins exigeantes que la Loi sur l’Assemblée nationale – loi à laquelle les ministres, également députés élus, sont censés se conformer. M. David rappelle alors quelques cas récents pour conclure que M. Charest fait preuve d’une « désinvolture saisissante » en matière d’éthique. 57


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Le dossier David Whissell obligera Jean Charest à raffermir quelques règles en septembre 2009. Mais ce n’est pas suffisant, disent les observateurs : il faut un code d’éthique en bonne et due forme, géré par un commissaire à l’éthique. Un code pour 2010 ? Cette idée n’est pas nouvelle : Bernard Landry avait promis de la mettre en œuvre en 2002, mais il s’est finalement arrêté à la création d’un poste de commissaire au lobbyisme. Jean Charest a repris le flambeau durant la campagne électorale de 2003, mais le dossier ne s’est pas matérialisé avant 2009. Le projet de loi 48 est finalement déposé le 14 mai : il prévoit la création d’un code d’éthique et d’un poste de commissaire à l’éthique. Il prévoit également que tout député – et non plus seulement les ministres – soit obligé de remettre au commissaire une déclaration de ses intérêts personnels et de ceux de sa famille immédiate. Au besoin, le commissaire aurait le pouvoir d’exiger que le député corrige la situation dans un délai de six mois, par exemple en le forçant à se départir de ses intérêts dans une entreprise transigeant avec l’État. Au minimum, ces intérêts devraient être placés dans une fiducie sans droit de regard. Une déclaration obligatoire des cadeaux reçus par un élu serait aussi dorénavant exigée. Le commissaire à l’éthique aurait un pouvoir d’enquête et il relèverait de l’As58

semblée nationale  ; il pourrait imposer des sanctions aux députés fautifs, sanctions pouvant aller jusqu’à la perte de leur siège. Le « premier ministre ne [serait] plus juge et partie », fait ainsi remarquer Jacques Dupuis, ministre de la Sécurité publique, lors de la présentation du projet de loi. Le projet de loi 48 est toujours à l’étude en commission parlementaire au moment d’écrire ces lignes : si la nécessité de son adoption fait consensus, plusieurs détails accrochent encore. Lors des audiences, le Barreau du Québec a notamment fait valoir que le mandat du commissaire devrait être de 10 ans au lieu de 5, de manière à assurer son indépendance. Le commissaire au lobbyisme, lui, a fait part de certaines craintes au sujet de l’harmonisation avec la Loi sur la trans­ parence et l’éthique en matière de lobbyisme5. Mais si utiles soient-ils, un commissaire à l’éthique et un code officiel ne règleront pas tout d’un coup de baguette magique, prévient Luc Bégin, directeur de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval. « C’est bien de mettre en place des mécanismes de contrôle et des barrières solides, dit-il. Actuellement, les garde-fous ne sont pas suffisants. Mais tant qu’on ne travaillera pas – avec des formations – sur la qualité du jugement des personnes qui occupent des charges publiques, nous n’avancerons pas beaucoup. Il y a une culture politique qui est profondément ancrée


Éthique publique

et qui ne disparaîtra pas du jour au lendemain. » De drôles de FIER Un autre dossier a révélé quelques failles dans le système en 2009 : celui des Fonds d’intervention économique régionaux (FIER), qui ont fait les choux gras du député péquiste François Legault et les jours sombres du ministre du Développement économique, Raymond Bachand, au début du mois de mai. Un FIER est un système d’investissement dans lequel le gouvernement injecte 2 $ quand le privé en investit 1. En principe, il est là pour soutenir l’économie de la région où il a été créé : 50 % des sommes qui sont placées doivent ainsi être réinvesties dans la région d’origine. Mais cette règle est souvent bafouée : Investissement Québec calcule que 20 % des FIER ne la respectent pas. François Legault révélait d’ailleurs à la mi-avril que les gestionnaires d’un FIER créé au Saguenay ont plutôt investi les millions reçus à Montréal, dans des entreprises appartenant en partie à deux des trois administrateurs du fonds, des sympathisants libéraux notoires. Plusieurs autres irrégularités apparentes ont été mises en lumière par le PQ et l’Action démocratique du Québec (ADQ). La situation a ainsi été jugée assez préoccupante pour que le vérificateur général du Québec mène une enquête spéciale sur la question. Son rapport, déposé au début décembre, a

notamment révélé que, à 23 reprises, des administrateurs ont déclaré avoir un intérêt dans le projet visé, mais ne se sont pas retirés au moment du vote, ce qui viole les directives éthiques. À la liste des controverses liées à l’éthique, il faut aussi ajouter les déboires de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). En janvier, on apprenait ainsi que l’ancien président de la Caisse, Henri-Paul Rousseau, a reçu une prime de départ de 380 000 $ lorsqu’il a quitté ses fonctions pour rejoindre le groupe Power Corporation, en août 2008. L’annonce de cette prime a soulevé un large tollé : la Caisse n’a-telle pas connu en 2008 une annus horribilis, accusant des pertes de 39,8 milliards de dollars ? On observe, aussi bien

La CDPQ a connu en 2008 une annus horribilis, horribilis, accusant des pertes de 39,8 milliards de dollars. à droite qu’à gauche de l’échiquier politique, que M. Rousseau a quitté volontairement la CDPQ avant la fin de son mandat, juste au moment où une crise financière majeure pointait le nez. Et qu’il a touché une rémunération de 1,8 million de dollars en 2007. Dans le contexte, la prime paraît gênante. Les politiques de rémunération de la CDPQ font aussi couler de l’encre en mars : il est révélé que le contrat du 59


L’état du Québec 2010

comptes soient rendus, on refuse une certaine attitude paternaliste de la part des gouvernements. » N’empêche : ce regard plus aiguisé ne prévient pas tout. D’où l’idée de renforcer les garde-fous comme le projet de loi 48 propose de le faire pour les parlementaires. Le débat se poursuit à l’Assemblée nationale autour de la question. Mais Des prérogatives élastiques En apparence, les tractations de Phi- comme le notait le chroniqueur du Soleil lippe Couillard, l’asphalte de David Gilbert Lavoie en septembre 2009, « il Whissell, les FIER détournés ou les serait tout de même ironique qu’après primes accordées malgré des bilans avoir imposé des règles de transparence dans le rouge (dans les universités, et de déontologie au monde municipal notamment) ne présentent pas grand- [le rapport de Florent Gagné sur l’éthichose en commun. Mais il y a bel et bien que et la démocratie municipale6], le un fil, dit Luc Bégin, un fil qu’on gouvernement du Québec soit incapable retrouve dans toutes les polémiques de s’entendre avec les partis d’opposiliées à l’éthique : celui d’une mauvaise tion pour doter les parlementaires des compréhension des limites de la fonc- mêmes règles7 »… tion occupée par l’élu ou le titulaire d’une charge publique. D’où l’image de Notes l’élastique qu’on étire, qu’on étire, et 1. « Philippe Couillard au privé : des questions d’éthique », La Presse, 19 août 2008, p. A2. puis qui éclate. 2. « Ministre, il cherchait un emploi », Le Devoir, C’est ce qui s’est passé cette année. Et 18 mars 2009, p. A3. c’est ce qui se passera de plus en plus 3. « Jean Charest fait marche arrière », Le Devoir, souvent, ajoute Daniel Weinstock, phi- 10 septembre 2009, p. A3. 4. « ABC Rive-Nord devrait renoncer aux contrats losophe et directeur du Centre de sans appel d’offres du gouvernement », La Presse, recherche en éthique de l’Université de 16 septembre 2009, p. A9. Montréal. Non pas qu’il y ait tellement 5. En ligne : http ://www.commissairelobby.qc.ca/ plus de cas, mais les citoyens et les documents/File/memoire_projet_loi_no48.pdf « Québec veut assainir la vie municipale », médias sont beaucoup plus attentifs à ce 6. Voir La Presse, 15 juillet 2009, p. A2. qui se passe, dit-il. « Le regard de la 7. « Bye bye l’enquête publique  ! », Le Soleil, société a changé, on demande que des 3 novembre 2009, p. 14. nouveau président, Michael Sabia, prévoit une rente à vie de 235 000 $ par an après un seul mandat de cinq ans, ainsi qu’une généreuse prime de départ. Cette fois, la pression populaire incitera M. Sabia à renoncer à ces conditions avantageuses.

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Ces pratiques qui dénaturent l’État Christian Bordeleau Doctorant, School of Public Policy and Administration, Carleton University

L’année 2009 aura définitivement été l’année de l’éthique politipolitique. Et pour cause. Il faut remonter à 2002 et aux scandales1 qui ont mené à la création de l’institution du Commissaire au lobbyisme pour retrouver une méfiance similaire quant aux décidécisions politiques et administratives. Les nouvelles affaires qui ont émaillé l’actualité ont mis en exergue les problèmes engendrés par l’application des préceptes du nouveau management public depuis 2003 au sein des gouvernements locaux et, particulièreparticulière ment, par le parasitage croissant des institutions publiques par de puissantes firmes de consultation.

Cette année, les histoires de malversations, de corruption criminelle, de conflits d’intérêts et de manquements moraux ont mené à plus de six enquêtes criminelles de la Sûreté du Québec, à deux enquêtes formelles du vérificateur général de la Ville de Montréal, à la création d’une escouade policière spéciale baptisée « Marteau », à des demandes générales pour la mise en place d’une commission d’enquête publique sur l’attribution de contrats, notamment à l’échelon municipal, à des firmes privées

– particulièrement dans les domaines du génie-conseil et de la construction – et à des enquêtes du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Organisation du territoire (MAMROT), à Blainville par exemple. De plus, le Québec a assisté aux premières élections municipales de l’histoire dominées, un peu partout dans la province, par des questions d’éthique et de corruption. Finalement, le gouvernement du Québec a déposé un projet de loi pour réformer les mécanismes 61


L’état du Québec 2010

d’attribution des contrats par les gouvernements locaux – un projet en cours d’examen au moment d’écrire ces lignes. À l’échelon provincial aussi, moult enquêtes ont été ouvertes à la suite de révélations faites dans les médias. Ainsi, le Commissaire au lobbyisme enquête actuellement sur les agissements du député et ancien maire de Rivière-duLoup, Jean D’Amour, sur des allégations d’activités de lobbyisme. Le député et ex-ministre du Travail David Whissel, visé par des reportages au sujet des multiples contrats sans appel d’offre octroyés à ABC, sa compagnie d’asphaltage, a dû quitter son poste de ministre. Selon les médias, ces contrats accordés de gré à gré auraient permis à l’entreprise de doubler son chiffre d’affaires. La ministre des Transports, Julie Boulet, qui affirmait jusqu’à tout récemment que les firmes n’obtenaient aucun traitement de faveur de la part de son ministère, a été coincée par le rapport du vérificateur général pour des pratiques de collusion2. Le cadre législatif actuel Depuis 2002, le gouvernement provincial et les municipalités de plus de 10 000 habitants sont soumis indirectement à la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme. En 2005, cette mesure a été étendue à toutes les municipalités. Le but premier de cette législation consiste en l’enregistrement obligatoire des personnes privées effectuant des activités de lobbyisme 62

auprès de titulaires de charges publiques visés par la Loi. Corollairement, cette législation vise à restreindre le lobbyisme d’après-mandat que les titulaires de charges publiques visés par la Loi peuvent être tentés d’exercer auprès des anciens collègues dès lors qu’ils occupent de nouvelles fonctions au sein de firmes transigeant avec les gouvernements. Ces dispositions de la Loi – difficiles à appliquer – visent les positions de pantouflage qui sont offertes aux anciens titulaires de charges publiques en raison de leurs « carnets d’adresses » et de leurs connaissances de la mécanique interne des institutions, et ce, à des fins de lobbyisme. Cette dernière disposition est faible dans le sens où elle ne permet pas un contrôle adéquat : les délais de prescription sont trop courts (le délai dont le commissaire dispose pour engager des procédures est actuellement d’un an), tout comme les périodes proscrivant le lobbyisme d’aprèsmandat (deux ans)  ; de plus, le nombre d’enquêteurs est très limité. Tous ces facteurs font en sorte que, à notre connaissance, aucune accusation pénale n’a été menée à terme par le Commissaire à la suite d’une enquête que ce dernier aurait entreprise de lui-même – autrement dit, non pas à la suite de révélations médiatiques, comme c’est la norme actuellement. Lorsque l’on s’attarde aux autres règles visant à régir la conduite des ministres, on constate que le code d’éthique des membres du cabinet n’est


Éthique publique

en fait qu’un simple code d’honneur, d’application très élastique, administré à la discrétion du premier ministre, Jean Charest. Par exemple, le code a été remodelé spécialement pour accommoder le député David Whissel qui, au moment de sa nomination au Conseil des ministres, détenait des parts importantes dans l’entreprise d’asphaltage ABC. En ce qui concerne les députés n’ayant pas de charges exécutives, ils ne sont régis que par l’article 315 du Règlement de l’Assemblée nationale, qui vise la « Conduite d’un membre du Parlement ». Il s’agit d’un règlement de procédure interne qui est administré par les députés eux-mêmes et qui, à notre connaissance, n’a pas été utilisé, récemment, dans les dossiers d’éthique politique et de corruption. Quant aux gouvernements locaux, les élus municipaux décident entre eux de ce qui constitue une action non éthique, un conflit d’intérêts ou un acte de corruption. En effet, au moment d’écrire ces lignes, sur les 1 139 gouvernements municipaux du Québec, aucun n’avait mis en place de commission indépendante visant la régulation et la sanction de la conduite des élus municipaux œuvrant à temps plein ou à temps partiel. Tout au plus, quelques municipalités disposent de « motions » exprimant qu’une conduite intègre est recherchée et attendue, mais aucune sanction pénale n’y est attachée. Tout comme pour les membres du Cabinet, les membres des conseils municipaux ont des

interprétations très personnelles de l’éthique politique, et les motions ou règles informelles du maire, telle de la plasticine, sont ajustées aux besoins du moment.

Aucune accusation pénale n’a été menée à terme par le Commissaire à la suite d’une enquête entreprise de luimême. En ce qui concerne les fonctionnaires municipaux, ils sont généralement visés par des dispositions plus ou moins généreuses couvrant principalement les actions entreprises sous influence et qui se reflètent parfois par des écarts financiers, des malversations administratives et procédurales, des abus de confiance, des conflits d’intérêts et de la corruption criminelle. Certains de ces manquements peuvent être objectivés par les audits d’un vérificateur interne – lorsque le poste existe. Mais celui-ci ne peut mener que des enquêtes administratives très limitées. Les événements de l’année 2009 ont mis en exergue le fait que la majorité des municipalités recourent régulièrement aux services de firmes de consultation externes pour effectuer non seulement ces contrôles vitaux, mais aussi beaucoup d’autres actes de gouvernement – nous reviendrons sur les risques que cela comporte.

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L’état du Québec 2010

Les sommes en jeu dans le cadre des mégaprojets PPP sont énormes : 1,5 milliard de dollars, par exemple, dans le cadre du désormais caduc projet de reconstruction de l’échangeur Turcot.

Un changement de paradigme Pour comprendre les problèmes éthiques de la gouvernance au Québec – et en particulier à Montréal –, il faut savoir que les gouvernements locaux ont été les premiers et les plus prompts à déléguer au marché privé des pans importants de leurs administrations. En effet, la soustraitance est, au fil des années, devenue de plus en plus populaire grâce à la rhétorique de la « bonne gouvernance ». La Banque mondiale a même applaudi à « la disparition du rôle de l’État local », conceptualisant « le secteur public municipal comme simple “fournisseur de moyens” pour les marchés3 ». À l’échelon provincial, la réingénierie de l’État du gouvernement Charest, notamment les partenariats public64

privé (PPP), a endommagé les fondations d’un service public reposant sur l’intégrité et le respect de processus bureaucratiques visant la protection de la démocratie. Le rejet des valeurs publiques au profit de valeurs privées a de facto créé un terreau fertile pour les malversations de toutes sortes. Cette logique, issue de consultants américains en management et que l’on tente de greffer aux administrations québécoises, est axée sur la rhétorique de l’efficience. Elle vise à favoriser la pénétration des acteurs privés au sein des gouvernements. Cette pensée n’est pas nouvelle. En effet, « l’idée que les activités de l’État doivent être gérées selon des principes d’économie n’était certes pas étrangère aux promoteurs de


Éthique publique

la bureaucratie, mais l’un des moyens de réaliser cet objectif consistait précisément pour eux à réformer une fonction publique inefficace 4 » parce que pénétrée par le patronage et rongée par une corruption résultant d’un manque bureaucratique. Pourtant, aujourd’hui, on voit le retour des « recrutements discrétionnaires » et d’une re-privatisation de services pour permettre l’entrée du privé dans des territoires d’où on l’avait pourtant chassé. L’idée selon laquelle « l’administration publique doit gérer les ressources humaines de la même manière qu’un entrepreneur privé » est également très populaire. C’est dans ce contexte que « la distinction public/privé tend à s’effacer5 ». Dangereusement, « cette fétichisation de la “productivité urbaine” suscite en réalité d’énormes pressions pour la privatisation des équipements et des services urbains, sans égard pour les conséquences ». Dans un contexte de changement de paradigme tel celui-ci, les problèmes éthiques ne peuvent que se multiplier alors que les contacts publics-privés augmentent6. Évidemment, la corruption n’est pas nouvelle, et ce, peu importe le niveau de gouvernement. Mais celle-ci est devenue de plus en plus raffinée7. Ce raffinement rend la détection des délits très difficile8. Néanmoins, la détection de certains types de problèmes reliés au lobbyisme s’améliore avec la mise en place d’institutions comme le Commissaire au lobbyisme.

Si plus d’élus se font prendre la main dans la « jarre à biscuit9 », ce n’est pas nécessairement parce qu’ils ont la dent plus sucrée. En effet, les élus sont plus éthiques qu’auparavant10. Avec le retour du patronage, l’application des techniques managériales du privé et la pénétration de plus en plus profonde du

La corruption n’est pas nouvelle, mais elle est devenue de plus en plus raffinée. marché dans l’administration, il y a plus de biscuits et même de « nouvelles mains » pour les tendre aux élus. L’ironie de la « débureaucratisation » Ainsi, un paradoxe extraordinaire se présente à nous. D’une part, la bureaucratisation de l’administration publique est survenue fortement aux États-Unis, au Canada et ailleurs au début du siècle pour assainir les gouvernements corrompus par de puissants intérêts privés – pensons aux exemples de Chicago, de New York, de Los Angeles, de Toronto, de Montréal, de Québec, d’Ottawa et de Washington. C’est ainsi que la construction d’une fonction publique permanente et compétente a permis de repousser la corruption qui gangrénait l’État pour finalement rendre ses agissements éthiques, grâce à la réduction importante des pouvoirs discrétionnaires et à 65


L’état du Québec 2010

l’élaboration de règles, de procédures et de protocoles d’opération. Pourtant, au cours des deux dernières décennies, on a assisté à une « débureaucratisation » nécessaire à la « re-pénétration » du privé et au retour du patronage. La débureaucratisation devait alléger les administrations publiques  ; or, paradoxalement, on assiste à un nouveau phénomène de bureaucratisation, correspondant à l’apparition d’institutions dédiées à la régulation éthique des administrations et à leurs audits. Actuellement, selon les arrangements institutionnels dans lesquels ils baignent, les gouvernements locaux peuvent être relativement autonomes, donc peu surveillés. Le nombre effarant de municipalités où aucune opposition ne contrôle les pouvoirs importants de maires majoritaires régulièrement élus par acclamation (plus d’une personne sur deux en 2005 ou 4 905 « élus » municipaux11) n’est pas sain  ; il l’est d’autant moins lorsque la couverture médiatique de qualité est faible ou inexistante en région. Quand la culture du privé gagne le public… Les pratiques contestables du secteur privé sont en augmentation, et cela a des répercussions sur l’administration publique. Premièrement, de très nombreuses entreprises disposent aujour­ d’hui, plus que jamais, des ressources nécessaires pour pénétrer les processus bureaucratiques affaiblis par la rhétori66

que de la « bonne gouvernance ». Maintenant, les firmes puissantes peuvent se permettre d’offrir des salaires à six chiffres et des postes de pantouflage pour recruter à titre de lobbyistes d’anciens élus fédéraux, provinciaux et d’anciens maires, conseillers municipaux ou les directeurs généraux des gouvernements locaux qu’elles souhaitent parasiter. Deuxièmement, la nature contractuelle des ententes entre partenaires publics et privés crée une espèce de marché noir où la négociation des alinéas est très importante et laisse place à des tractations non éthiques, voire illicites. Troisièmement, ces ententes contractuelles sont plus fréquentes : les politiciens délèguent donc de plus en plus de tâches jadis réalisées par des fonctionnaires à des firmes amies, et cela implique des « retours d’ascenseur ». Quatrièmement, l’augmentation de mégaprojets de partenariat public-privé (PPP) suscite des pressions immenses sur les processus décisionnels : les sommes en jeu sont énormes (1,5 milliard de dollars dans le cadre du PPP, désormais caduc, de reconstruction de l’échangeur Turcot) et les concessions, accordées pour des durées très longues. Dans ces conditions, les entreprises privées sont prêtes à employer des moyens plus agressifs pour obtenir un contrat. Elles ont d’ailleurs intérêt à le faire dans la mesure où le « fardeau éthique » repose sur les épaules de l’administration publique : elles ne sont pas directement res-


Éthique publique

ponsables des gestes non éthiques qu’elles posent ou font poser par des tiers. Finalement, l’implantation d’une culture de la performance laisse aux gestionnaires une très grande liberté de manœuvre et leur permet d’avoir peu de comptes à rendre sur les moyens utilisés  ; cela peut prendre plusieurs années avant que les problèmes soient découverts. De même, cette culture favorise un régime de « portes tournantes » entre l’administration publique et les intérêts privés, et cela contribue à insuffler les valeurs non éthiques du privé au secteur public. Par exemple, engager son fils l’été à la direction de son entreprise est valorisé au sein du privé, mais la même démarche au sein d’une municipalité ou d’un ministère relève du népotisme et est interdite. Avec la pénétration du marché dans la sphère publique, on assiste à l’importation d’une culture managériale incom­­patible avec les valeurs de service public où les processus bureaucratiques sont censés être considérés comme les « moyens légitimes et éthiques » d’arriver à une « fin » démocratique. Notes

1. Roy, Hugo, et Louise Campeau, « Le cas Oxygène 9 », note de recherche, École nationale d’administration publique, 2007. En ligne : http :// a rchives.enap.ca/ bibliot heques/2008/02/ 030017440.pdf

2. Robitaille, Antoine, « Collusion aux Transports – Julie Boulet jure qu’elle n’était pas au courant », Le Devoir, 19 novembre 2009. 3. Lire à ce sujet Christian Bordeleau, « Le maillage privé-public explique les problèmes éthiques », Le Devoir, 23 avril, 2009 et Mike Davis, Le pire des mondes possibles : de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2006, 249 p. 4. Dreyfus, Françoise, L’invention de la bureaucratie, Paris, La Découverte, 2000, 289 p. 5. Davis, Mike, Le pire des mondes possibles, 2006. 6. Bordeleau, Christian, « Le parasitage croissant des firmes de consultation », Le Devoir, 13 août 2008. 7. Stark, A., « Beyond quid pro quo : What’s wrong with private gain from public office ? », American Political Science Review, vol. 91, n° 1, 1997, p. 108-120. 8. Smith, Robert W., An Explanatory Study of State Ethics Commissions : A Grounded Theory Approach, Albany, State University of New York at Albany, 1998. 9. Rosenthal, Alan, Drawing the line : legislative ethics in the states, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996. 10. Saint-Martin, Denis, « Conflict of interest and public life : cross-national perspectives », dans C. Trost et A. L. Gash (dir.), Cambridge/ New York, Cambridge University Press, xiii, 2008, 260 p.  ; Rosenthal, Alan, Drawing the line, 1996  ; Morgan, Peter W., et Glenn H. Reynolds, The appearance of impropriety : how ethics wars have undermined American government, business, and society, New York, Free Press, 1997. 11. MAMROT, Élection municipale 2005 : portrait de l’élection sans opposition, vol. 2, nº 1, 2007. En ligne : http ://www.mamrot.gouv.qc.ca/observatoire/obse_etud.asp

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Contrats publics et pouvoirs privés Marie-Claude Prémont Professeure titulaire, École nationale d’administration publique (ENAP)

Les révélations et allégations de corruption, de dérapages ou de manque de rigueur dans l’attribution de contrats publics ont secoué depuis plus d’un an l’administration publique québécoise, dont aucune zone n’a été épargnée, depuis le secteur municipal jusqu’aux plus hautes sphères du gouvernement du Québec. Sommes-nous condamnés à l’impuissance ?

Non seulement la métropole et plusieurs villes de moyenne importance ont été durement touchées, mais également l’administration centrale, dont le ministère des Transports du Québec, qui a fait la manchette plus souvent qu’à son tour. Même le conseil des ministres est montré du doigt, ayant entériné les recommandations de l’Agence des partenariats public-privé en vue de l’attribution de contrats de PPP pour les Centres hospitaliers universitaires de Montréal (CHUM). Les analyses qui ont appuyé ces recommandations ont en effet été vivement critiquées pour leur manque de rigueur et de transparence par le vérificateur général du Québec 68

dans son rapport à l’Assemblée nationale pour l’année 2009-2010. Pendant ce temps, le gouvernement du Québec maintient sa position de rejet par rapport aux demandes pressantes pour jeter un peu de lumière sur les causes systémiques sous-jacentes, par la tenue d’une enquête publique. Québec a malgré tout dû réagir quant à la couverture médiatique tenace de la dernière moitié de 2009. La mise sur pied de groupes de réflexion et le dépôt de projets de loi en vue de modifier certaines règles pour imposer un encadrement éthique plus rigoureux visent-ils à calmer la tempête de l’opinion publique ou à apporter de réelles solutions durables ?


Éthique publique

L’occasion ferait-elle le larron ? Le pro­­gramme d’investissements massifs dans la remise à neuf des infrastructures publiques du Québec est-il la source circonstancielle qui explique et alimente ces méfaits ? L’histoire canadienne comme l’expérience internationale démontrent que les marchés publics peuvent facilement devenir le talon d’Achille des pouvoirs publics. Le haut niveau de concentration de l’industrie permet aux pouvoirs privés de développer des techniques pour manipuler à son avantage les règles des marchés publics. La collusion entre gros joueurs de l’industrie, que ce soit dans le domaine de la construction, de la fourniture d’équipements ou d’autres biens, ou encore pour les services professionnels, peut permettre à l’industrie de gonfler les prix et de répartir les marchés publics entre les membres d’un club sélect. La collaboration d’acteurs publics avec les représentants de l’industrie permet certes de décupler les dommages, mais n’est pas toujours essentielle. Ces manipulations assujettissent l’intérêt public au profit d’intérêts privés et constituent une dimension déterminante des phénomènes à combattre. Le Québec a le devoir de protéger le secteur public québécois de telles manipulations. Il peut le faire en tablant sur trois axes : d’abord ne pas soumettre inutilement les marchés publics à la croissance forcée et contre-productive des marchés privés  ; ensuite réduire les besoins de financement privé pour le

fonctionnement de la démocratie  ; et enfin, mieux régir l’attribution des contrats publics. Le danger de la croissance forcée des marchés privés à même les services publics Il ne fait pas de doute que les vastes programmes d’investissements pour la remise à neuf des infrastructures publiques, lancés en synchronie par le fédéral, le Québec et les municipalités, créent une augmentation soudaine et marquée de l’ampleur des marchés publics. Mais on a pu observer en même temps deux autres phénomènes qui fragilisent sans doute davantage l’action publique : l’attribution de contrats de services professionnels qui touchent les compétences mêmes de l’administration publique et les contrats de PPP. D’abord, les grands ministères de travaux publics comme le ministère des Transports du Québec et certaines grandes et moyennes municipalités, dont Montréal, la métropole du Québec, ont remis entre les mains du secteur privé des pans entiers de leurs actions qui devraient normalement être prises en charge à l’interne. Par exemple, sans pour autant conclure à une relation directe de cause à effet, difficile à établir dans les systèmes complexes, le rapport du vérificateur général de Montréal illustre bien comment le scandale des compteurs d’eau de Montréal est survenu dans un contexte où l’ensemble du 69


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Travaux publics de voirie de l’autoroute 15, à Montréal.

processus de l’adjudication du contrat a été confié à une firme de génie conseil1. Ce processus « privatisé » de préparation et d’adjudication de contrat public s’est plus ou moins transformé en redéfini-

Comment un organisme public peut-il s’assurer que la solution retenue satisfait le meilleur intérêt public ? tion de la politique de l’eau de l’agglomération de Montréal, ce qui, en soi, soulève un problème de fond. Un organisme public qui abandonne à une firme privée par contrat de services professionnels la définition de ses besoins, la préparation des documents d’appel de propositions et la gestion de 70

tout le processus devant mener à l’attribution d’un important contrat se place dans une situation de vulnérabilité. Comment l’organisme public peut-il s’assurer que la solution retenue satisfait le meilleur intérêt public s’il n’est pas en mesure de définir, d’évaluer et de con­ trôler le processus ? Les intérêts privés peuvent alors facilement influencer outre mesure les politiques publiques. Lorsque les firmes privées guident les pouvoirs publics au point où leurs recommandations et études se transforment presque automatiquement en décisions, elles usurpent les pouvoirs de la démocratie. Une administration publique qui ne dispose plus de ressources internes pour former son jugement propre se soumet aux pouvoirs privés et s’expose indûment à la corruption. Un organisme public qui donne à contrat la définition de ses pro-


Éthique publique

pres politiques publiques ne fait rien de moins qu’abandonner sa mission publique à des intérêts privés. La politique du gouvernement Charest en matière de PPP figure aussi au chapitre de la croissance néfaste et forcée des marchés privés à même les services publics, ce qui contribue également à fragiliser le rôle de l’administra­­tion publique. Le processus d’attribution des contrats des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal du CHUM et du CUSM est particulièrement révélateur. Après avoir soutenu et vanté sur toutes les tribunes les avantages financiers de la formule PPP, le gouvernement a dû se plier aux diktats des consortiums privés retenus. En effet, à la suite d’un chantage et boycottage des travaux orchestré par les firmes privées, le gouvernement a accepté de modifier les règles du jeu. Les compensations pour les propositions non retenues ont été significativement accrues, mais surtout, les normes de partage de risques entre les deux partenaires ont été radicalement modifiées à l’avantage du partenaire privé. Ainsi, contrairement aux arguments avancés pour faire la promotion des PPP, le Québec devra avancer plus de 45 % des coûts qui devaient être financés au complet par le partenaire privé et remboursés sur une période de 30 ans. Le vérificateur général du Québec avait déjà souligné que les études financières de l’Agence étaient biaisées, mais avec la redéfinition tardive de la formule, l’Agence ellemême reconnait qu’aucun avantage

financier pour les contribuables québécois n’émanerait des PPP. Dans ce contexte, le contrat de PPP se révèle sous un autre jour, soit celui de véhicule pour imposer la croissance des marchés privés à l’intérieur même des services et accorder sous artifices une aide publique aux grandes firmes privées à la recherche de nouveaux marchés pour leur croissance propre. Le financement privé de la démocratie Le financement privé de la démocratie est une arme à double tranchant. Autant est-il important de permettre aux individus d’appuyer la mise sur pied et le financement de projets politiques, autant le flux d’argent privé est susceptible de corrompre les projets politiques au profit d’intérêts privés. Le retour d’ascenseur pour le financement des partis politiques par l’attribution de contrats publics doit être intégré dans l’analyse systémique de la corruption dans les marchés publics. Les normes québécoises en matière de financement des partis politiques ont été détournées par certaines ruses. Ces règles doivent être revues et le tir rectifié afin de fermer le robinet des enveloppes brunes, des contributions d’entreprises déguisées en dons d’employés ou dons anonymes. Plusieurs suggestions ont déjà été avancées, comme les contributions filtrées par les déclarations fiscales des individus et l’augmentation de la part du financement public des partis politiques. 71


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Il faut maintenant s’atteler sérieusement à cette question qui empêche les normes en matière d’adjudication des contrats de remplir leur rôle. Les règles d’adjudication des contrats L’administration publique québécoise, autant à l’échelle provinciale que municipale et scolaire, est soumise aux règles d’attribution des contrats publics selon une procédure transparente d’appel d’offres publiques ou d’invitation à sou­ missionner, au-delà de certains seuils de valeurs des contrats. Ces règles, conçues pour limiter les risques de copinage, tablent sur le bon fonctionnement de la concurrence pour générer le meilleur rendement pour les fonds publics. L’absence de réelle concurrence fait perdre au mécanisme son intérêt, tout en donnant libre cours aux stratégies de manipulations des marchés publics par les entreprises. Ces règles d’adjudication des contrats publics sont-elles suffisantes pour prévenir et éradiquer les problèmes soulevés ? Devraient-elles être révisées de façon significative ou suffit-il de revoir leur application et mise en œuvre, comme le suggère le rapport Gagné2 qui s’est penché sur la question dans le domaine municipal ? Lorsqu’un problème atteint l’ampleur de celui qui se dessine à l’échelle du Québec, il est contre-productif de réduire le diagnostic à une simple mécon­naissance de la loi, en arguant 72

qu’une meilleure formation des élus et fonctionnaires aux prescriptions déontologiques et éthiques permettrait de résorber les dérapages. Sans nier l’importance de la formation, il serait plus utile de poser l’hypothèse inverse, à savoir qu’une bonne connaissance des limites de la loi a permis le développement de systèmes de contournement à grande échelle. Les prescriptions législatives sont effectivement confrontées à des échappatoires systémiques qui ne peuvent relever du simple dérapage de comportements individuels. Sur la scène municipale, les dispositions législatives en matière de déontologie et des marchés publics bénéficient de plusieurs décennies d’application. Principalement inscrites à la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités3 et à la Loi sur les cités et villes4, ces dispositions sont essentiellement structurées autour du concept des conflits d’intérêts que doit éviter l’élu ou le gestionnaire. Trois catégories de mécanismes sont mises en œuvre. Le premier mécanisme interdit à l’élu municipal de détenir un intérêt dans un contrat avec la municipalité au cours de son mandat. Le second mécanisme fait la promotion de la transparence en imposant la divulgation des intérêts pécuniaires des élus, pendant que le troisième mécanisme soumet l’adjudication des contrats municipaux à la procédure d’appel d’offres publiques au-delà de 100 000 $.


Éthique publique

Même si ces mécanismes sont essentiels et doivent être resserrés, aucun ne permet directement de répondre aux faits complexes révélés par le rapport du vérificateur général de Montréal sur les compteurs d’eau. Les situations susceptibles d’engendrer des conflits d’intérêts directs ou indirects des acteurs publics doivent certes être évitées, mais les causes de cette affaire se cachent plutôt dans les deux premiers phénomènes relevés, soit la croissance forcée des marchés privés et sans doute également dans le financement privé de la démocratie municipale. Les garde-fous juridiques ont lamentablement failli à la tâche de protection de l’intérêt public dans l’attribution de ce contrat qui était pourtant le plus important de l’histoire de Montréal et pour lequel la vigilance des gardiens aurait dû être exemplaire. De plus, la sanction à un manquement des devoirs imposés aux élus se limite à une déclaration d’inhabilité à un poste électif municipal. L’élu récompensé d’avoir favorisé la conclusion d’un lucratif contrat par un entrepreneur qui le recrute par la suite à un poste privilégié de l’entreprise ne peut nullement être touché par la cible de ces sanctions : son intérêt se concrétise après son mandat, pendant que son passage à l’entreprise privée confirme que ses ambitions ne sont pas freinées par la sanction.

Le fragile équilibre des contre-pouvoirs De par leur nature, les marchés publics mettent en relation étroite les pouvoirs publics et les pouvoirs privés. La fraude et la corruption dans l’attribution de contrats publics confirment que les pouvoirs publics sont vulnérables aux manipulations par les pouvoirs privés. Aucune des mesures de protection présentes ou souhaitables soulignées plus haut ne peut donner de résultats sans une vigilance capitale du « troisième pouvoir » que représentent les médias qui sont souvent seuls capables de dénoncer et de révéler au grand jour les malversations qui peinent à sortir de l’ombre, coincées entre les pouvoirs publics et les pouvoirs privés. La démocratie ne doit jamais s’abandonner à l’impuissance. Notes

1. Rapport du vérificateur général au conseil municipal et au conseil d’agglomération sur la vérification de l’ensemble du processus d’acquisition et d’installation de compteurs d’eau dans les ICI ainsi que de l’optimisation de l’ensemble du réseau d’eau de l’agglomération de Montréal, Montréal, octobre 2009. En ligne : http ://ville. montreal.qc.ca/pls/portal/docs/page/verificateur_fr/media/documents/rce_fr_21_10_2009. pdf. 2. Groupe de travail sur l’éthique en milieu municipal, Éthique et démocratie municipale, ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, Québec, 2009. 3. L.R.Q., c. E-2.2. 4. L.R.Q., c. C-19  ; ainsi que les dispositions équivalentes pour les municipalités régies par le Code municipal, L.R.Q., c. C-27.1. 73


Le piège de l’éthique Jean-Marc Piotte Professeur émérite, Département de science politique, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Pierre-F. Côté, directeur général des élections du Québec de 1978 à 1997, affirmait, au moment de son départ, que si les mœurs électorales s’étaient fortement bonifiées sur le plan provincial, elles demeuraient toujours pourries au plan municipal, surtout dans les petites villes non soumises au regard des médias. Depuis cette déclaration, la situation s’est détériorée à un point tel que la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec rejoignent dans la perversion de la démocratie les petites municipalités vilipenvilipendées par M. Côté. Comment en sommes-nous arrivés là ? La réforme électorale de René Lévesque voulait libérer les partis politiques de l’influence des bailleurs de fonds. Or, les gens de pouvoir ont à leur service des avocats et des comptables dont la fonction est de découvrir des trous dans les lois pour en contourner l’esprit en faveur des nantis. Le Parti libéral du Québec, mis au tapis par cette réforme qui neutralisait leurs amis argentés, trouva bientôt l’astuce : les dirigeants d’entreprise distribuaient des 3 000 $ à leurs cadres qui, eux, pouvaient « légalement » financer le parti et le leader favorisés par le boss. Le PQ aurait pu, lorsqu’il était à la tête du gouvernement, boucher 74

ce trou… Il s’en est abstenu, arguant de la difficulté de colmater cette brèche à la loi électorale. Pourtant, l’État aurait pu dénicher des avocats aussi judicieux pour obturer les failles que les avocats du pouvoir économique le sont pour les découvrir. Le PQ a préféré suivre les pratiques méandreuses de son vis-à-vis. Le choix du chef d’un parti, dans le cadre d’une course au leadership, n’est pas assujetti à la loi électorale. Aussi, dans les petites localités, le futur maire peut être poussé en avant par l’entrepreneur en construction qui, en échange de contrats à venir, finance sa campagne électorale. Pourquoi les gouvernements


Éthique publique

successifs n’ont-ils pas rendu illégales ces pratiques ? Depuis quelque temps, les ministres ne peuvent plus faire immédiatement du lobbyisme lorsqu’ils quittent l’État pour l’entreprise privée. Mais les relations louches de proximité entre les milieux d’affaires et les élites politiques ne se limitent pas à cette pratique. Philippe Couillard, quelques jours avant de démissionner de son poste de ministre de la Santé et des Services sociaux, n’avait-il pas annoncé à ses collèguesministres qu’il s’apprêtait à œuvrer dans une firme privée d’investissement en santé ? Guy Chevrette, après avoir occupé plusieurs ministères dans différents gouvernements péquistes, n’est-il pas devenu plus tard porte-parole du Conseil de l’industrie forestière ? Un poste de ministre sert souvent de porte d’entrée à un emploi lucratif dans l’entreprise privée. De plus, le va-et-vient entre le privé et le public de sous-ministres et de hauts cadres est un agissement si fréquent qu’il est entré dans les mœurs et ne choque plus personne. Il faut d’ailleurs prendre bonne note que cette confusion entre le privé et le public a été encouragée depuis les années 70 par un courant, venu des États-Unis, qui confie aux départements de gestion la formation des administrateurs publics qui relevait jusque-là de science politique. La promotion du bien commun, qui était traditionnellement l’objectif de l’État et de ses employés, a été subordonnée aux usages de l’entreprise privée

dont le moteur est le profit. Les programmes et l’enseignement de l’École de l’administration publique (ENAP) illustrent parfaitement cette triste dérive. L’entreprise privée est plus efficace que l’entreprise publique, dit-on. Il faut privatiser, dégraisser la fonction publique, confier aux firmes de génie-conseil et aux cabinets d’avocats la planification des projets, les appels d’offres, la réalisation des projets et le contrôle de leur qualité. Mais ces slogans néolibéraux, véhiculés par les disciples de l’Institut économique de Montréal, masquent une petite chose : le bien commun n’existe

La promotion du bien commun a été subordonnée aux usages de l’entreprise privée dont le moteur est le profit. pas pour les compagnies qui carburent aux biens privés, au profit. Appelés à s’alimenter à l’auberge étatique, les consultants, les cabinets, les firmes et les entreprises privées s’en sont mis plein la panse. Pourtant, un État qui respecte la distinction entre public et privé aurait dû conserver ses professionnels, les rémunérer convenablement et, pour un coût moindre, défendre le bien public contre la gloutonnerie des firmes. Éthique et politique On carbure beaucoup à l’éthique, mot noble qu’on substitue à celui dévalué de 75


L’état du Québec 2010

scientifique ou technologique, un pouvoir économique, un pouvoir administratif ou un pouvoir politique. Les hommes et les femmes sont moralement capables du meilleur et du pire. Ceux et celles qui sont mus par le désir de pouvoir sont sans doute davantage portés à y sacrifier leur conscience morale, s’ils en ont une. L’objectif d’un politicien est de prendre le pouvoir et de s’y maintenir  ; l’objectif d’un dirigeant d’entreprise est le profit et sa croissance  ; l’objectif d’un chercheur est les découvertes, même si leur usage peut être catastrophique (ex. l’énergie nucléaire). Machiavel ajouterait, dans une perspecUn État qui respecte la tive utilitariste, que tous les moyens sont distinction entre public et bons et vertueux, s’ils permettent d’atprivé aurait dû conserver ses teindre l’objectif. Les éthiciens interprofessionnels, les rémunérer viennent contre cette morale utilitariste, convenablement. s’opposent à ce que la fin justifie les moyens et sermonnent les gens de pouLa mode de l’éthique répondrait au voir, en proposant une série de règles, relativisme moral engendré par la laïci- un code, où le choix des moyens serait sation de la société, par l’affaiblissement subordonné à un bien commun plus ou de l’identification des individus aux reli- moins bien défini. gions instituées. Il est vrai qu’un hédoLe code d’éthique semble remettre nisme mou, alimenté par un consumé- aux mains des spécialistes la conscience risme encouragé par le marketing et les morale dont seraient dépourvus les gens campagnes de publicité, s’est substitué à de pouvoir, soit par ignorance, soit par des morales religieuses plutôt étroites. intérêt. Or la conscience morale, qui est Mais cette explication, qui semble évi- toute intériorité, ne s’exporte pas, même dente, masque l’essentiel : les éthiciens, si elle peut être soumise à des influences qui fabriquent des codes sur mesure, ne extérieures. La multiplication des éthicherchent pas, en imitant les prêtres de ciens masque ainsi leur impuissance. diverses confessions, à régir le peuple ou Cependant, le code d’éthique se raples travailleurs  ; ils s’adressent exclusive- proche du droit lorsque le non-respect ment à ceux qui exercent un pouvoir des règles peut conduire à des sanctions. morale. L’éthique est une branche de la philosophie qui cherche à justifier rationnellement la distinction qu’elle propose entre un bon comportement et un mauvais comportement, entre un comportement juste et un comportement injuste. L’éthicien, nouveau spécialiste dont la formation est parfois philosophique (la création d’un département universitaire d’éthique est prévisible…), dicterait aux chercheurs, aux politiciens et aux dirigeants économiques comment ils devraient se comporter pour être à la hauteur des normes qu’il édicte.

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Éthique publique

Mais qui dans les réseaux de pouvoir juge ? Quelle est son autonomie ? Comment exerce-t-il ses prérogatives ? Quelles sont les sanctions prévues ? Comment sont-elles appliquées ? Si on se fie à la pratique de la plupart des corporations professionnelles, la non-conformité au code entraîne parfois des réprimandes et rarement des sanctions sévères. La boulimie éthique est directement proportionnelle à l’anorexie politique. Les codes d’éthique prolifèrent sur l’absence de lois contraignantes. Les malversations entre politiciens et entrepreneurs pourraient facilement être réduites si une loi, en assurant le financement public des campagnes électorales, en interdisait tout financement privé. Ça aurait un coût pour le contribuable, mais beaucoup moins qu’on ne l’imagine (les dons aux partis sont déductibles d’impôt) et très inférieur à celui engendré par la corruption. La liberté d’un citoyen d’appuyer le parti de son choix ne serait pas contredite : elle peut très bien se réaliser en lui consacrant du temps, sans avoir besoin de le financer. Évidemment, il est impossible de supprimer le mariage entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Tout État, quel qu’il soit, reproduit l’ordre social, en reproduisant les rapports de force inégaux entre classes sociales, entre genres, entre ethnies, entre urbains et ruraux, entre régions… Dans le système capitaliste qui est le nôtre, l’État est indissolublement lié à la bourgeoisie. Mais l’État, qui exerce le monopole de

la contrainte physique légale, ne peut se limiter à la répression sans être un État dictatorial et un État en crise. L’État, pour se maintenir durablement, requiert le consentement de la majorité de la population à sa domination. La réponse est politique Le régime démocratique est la meilleure forme d’État, car il assure aux citoyens des contre-pouvoirs vis-à-vis des gouvernements et de l’élite économique. Mais un État peut être plus ou moins démocratique. Le Québec l’est plus que les États-Unis où tout le système électoral est dominé par les puissances de l’argent. Et il pourrait l’être davantage. Le Québec et les États-Unis le sont davantage que l’Italie où le président de l’État régit la presque totalité des chaînes de télévision. En Amérique du Nord, les médias sont autonomes par rapport aux gouvernements, mais ils pourraient jouer un rôle plus démocratique, s’ils étaient également indépendants de l’État et du pouvoir économique. La démocratie n’est pas un état de fait, mais un processus jamais achevé et toujours à recommencer. La corruption, qui se répand comme une pandémie et affecte l’ensemble du corps social, entraînant cynisme et défaitisme, doit être combattue par des journalistes aguerris et des citoyens vigilants et pugnaces. La lutte contre la malversation est partie prenante de toute volonté de démocratisation. La lutte contre la corruption est politique avant d’être éthique. 77


Les Québécois sont-ils par nature corrompus ? Benoît Dubreuil Chercheur postdoctoral, Département de philosophie, Université du Québec à Montréal (Québec)

Lorsqu’un scandale de corruption éclate, on dit souvent qu’il révèle un problème « structurel », ou encore qu’il découle d’une « culture » de la corruption. On l’a dit dans le cas des scandales provenant de l’industrie de la construction : le problème vient du système, il est donc inutile de s’acharner sur les individus eux-mêmes. Les humains sont par nature corruptibles. Il est impossible de les changer. Il faut plutôt changer les institutions. Mais que faut-il précisément changer dans ces « institutions » ? Qu’y a-t-il en elles qui soit capable de nous rendre parfois vertueux et si souvent… vicieux ?

Au sens le plus élémentaire, le concept d’institution renvoie aux attentes que nous avons les uns envers les autres. Nous nous attendons à ce que le commerçant accepte l’argent que nous lui présentons. Nous nous attendons à ce que notre conjoint soit là pour nous, ou encore à ce que notre patron nous traite convenablement. Les humains ne sont évidemment pas la seule espèce animale dont les membres ont des attentes les uns envers les autres. En un sens, 78

toutes les espèces sociales en ont. Chez les primates, les individus dominants s’attendent à ce que les subordonnés leur cèdent le passage, les enfants s’attendent à ce que leur mère s’occupe d’eux, puis les rivaux s’attendent à combattre pour les mêmes femelles ou la même nourriture. Mais les humains ont des attentes particulières. Ils sont par nature motivés à s’engager dans des activités d’entraide et de coopération avec autrui. Ces


Éthique publique

motivations sont le fondement de leur intégration au monde de la moralité. Cette spécificité soulève cependant des problèmes. Notre promptitude à coopérer ou à aider autrui nous expose à l’exploitation. Pour nous protéger, nous apprenons à nous méfier des autres, à diriger nos bonnes actions vers ceux qui méritent notre confiance et à punir ceux qui nous trompent. Au sein des petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades – dans lesquels les humains ont vécu la quasitotalité de leur histoire –, il est impos­sible de profiter d’autrui très longtemps. L’information circule vite et l’on découvre facilement les opportunistes. Les moqueries suffisent d’ailleurs souvent à les ramener vers des comportements plus moraux. Dans les sociétés de plus grande taille, comme celles où nous vivons, les choses sont cependant différentes. Nous interagissons constamment avec des inconnus et des richesses colossales circulent d’une main à l’autre : profits, investissements, subventions, sans oublier les bateaux, les enveloppes brunes et les contrats de consultation. Les occasions de tirer profit de la naïveté des gens sont plus nombreuses que jamais. Il existe bien sûr des façons de se mettre à l’abri des malfaiteurs. Nous choisissons de vivre l’essentiel de notre vie dans des petits mondes sociaux où le potinage et les ragots jouent un rôle central. L’esprit de clocher d’autrefois est reproduit à l’intérieur des réseaux d’amis et de

collègues, créant un contexte qui nous oblige souvent à être plus moraux que nous ne le serions si nous étions laissés à nous-mêmes. Mais notre vie ne se limite pas à ces petits réseaux. Les institutions politiques et économiques, notamment, établissent des liens qui font dépendre notre bien-être de celui de millions d’autres individus. Ces institutions ne pourraient fonctionner sans la présence d’individus y jouant un rôle particulier : politiciens, entrepreneurs, hommes et femmes d’influence et de notoriété. Ils sont essentiels au fonctionnement de notre société, car ils établissent des liens entre la pluralité de petits réseaux fragmentés. Essentiels, ces dirigeants représentent cependant une menace pour la masse du peuple à cause de la position centrale qu’ils occupent. Personne n’est mieux placé qu’eux pour tirer profit du travail des autres. Mais qu’est-ce qui leur permet de le faire ? D’où tirent-ils leur impunité ? Cela tient à la nature de la relation que ces gens influents établissent avec les gens autour d’eux. De tout temps, la corruption a été associée à l’existence de relations de loyauté particulières, basées sur l’endettement et la protection. Dans les sociétés esclavagistes, la relation reposait sur la loyauté souvent absolue de l’esclave envers son maître, son seul protecteur dans un monde qui lui était étranger. Dans l’Empire romain, il s’agissait de la relation personnelle entre un patron et son client, le patron protégeant le client en échange d’un travail. 79


L’état du Québec 2010

celui ou de celle à qui il doit son salaire et son statut social. À ce titre, le Québécois n’est ni meil­ leur ni pire que les autres. Quel contexte social parvient à le rendre vertueux ? Disons d’abord qu’il s’agit d’un contexte où les individus ont la possibilité de faire valoir publiquement leurs qualités et leurs aptitudes. Dans une démocratie saine, les individus doivent pouvoir développer leurs talents, que ce soit dans le domaine de l’administration, de la culture, de la science, du sport, des communications, etc. C’est aussi un contexte où la renommée que l’on peut acquérir par ces voies – et non par la multiplication des loyautés privées – est le principal tremplin vers les positions d’influence. C’est généralement l’objectif que l’on souhaite atteindre grâce aux élections. Le nombre des électeurs est généralement beaucoup plus grand que celui des Au titre de la corruption, les personnes que l’on peut s’attacher grâce Québécois ne sont ni meilleurs à des faveurs particulières. Le peuple peut ainsi contrôler sans trop de risque ni pires que les autres. le comportement des puissants. La méthode est bien sûr imparfaite. Si l’inLa psychologie humaine est ainsi formation sur les candidats ne circule faite que nous hésitons à formuler des pas librement, si ces derniers disposent reproches envers ceux à qui l’on doit de ressources financières disproportout. Nous sommes plutôt prompts à tionnées et illicites, si l’électorat est leur retourner les faveurs passées en profondément et irrémédiablement fermant les yeux sur leurs fautes pré- divisé dans ses préférences, les élus rissentes. L’or­­­ganisateur politique, le quent de devenir les instruments des cadre ou encore le consultant mandaté uns ou des autres. par un ami ou un collègue sera enclin Si nous avons raison d’être en colère à fermer les yeux sur l’agissement de face aux scandales qui éclaboussent le Au Moyen Âge, elle s’incarnait dans le serment de vassalité qui liait le serf à son seigneur et lui assurait, ici encore, une certaine sécurité en échange d’une partie de son labeur. La prétention des démocraties modernes a été de délier ces loyautés particulières, en rendant l’accès aux charges publiques conditionnel à l’approbation générale, puis en soumettant l’accès à la richesse aux lois du marché et de la concurrence. Pour s’imposer socialement, l’entrepreneur doit offrir des prix compétitifs et le politicien doit être vertueux. Voilà, du moins, la théorie… En pratique, les relations de dépendance et de loyauté demeurent nombreuses. Celui qui a de l’argent ou du pouvoir trouve encore souvent l’occasion de s’attacher son prochain à l’aide de contrats, de positions, de financement électoral.

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Éthique publique

monde politique et le monde de la construction, il faut aussi les remettre en perspective. Au Québec, les dépenses consolidées des trois paliers de gouvernement tournent autour de 45 % du PIB. Cette proportion est similaire à celle que l’on trouve dans la plupart des pays industrialisés. Jamais dans l’histoire de l’humanité les pouvoirs publics n’ont transigé des sommes aussi colossales. Et pourtant, ces sommes aboutissent en grande partie dans les poches de ceux à qui elles sont destinées. Comparés aux empires et monarchies du passé, les bons vieux régimes Taschereau ou Duplessis étaient déjà des havres de transparence et de bonne gouvernance. Et que de chemin avons-nous parcouru depuis. Cela n’implique pas bien sûr de prendre la corruption qui reste à la légère. Si sa part demeure modeste à l’échelle nationale, elle continue de jouer un rôle important dans certains milieux. Lesquels ? Pour le dire simplement, son poids demeure considérable là où quelques individus peuvent accaparer subtilement des ressources financières importantes et les utiliser pour créer des liens d’endettement avec des fonctionnaires, des consultants ou des dirigeants impliqués dans la prise de décisions d’intérêt public. Ce n’est donc pas un hasard si l’in­ dustrie de la construction et le monde municipal demeurent l’épicentre des scandales de corruption. Les chantiers demeurent l’un des principaux refuges

du travail au noir et de la circulation de l’argent liquide, permettant l’accumulation de sommes colossales à l’abri des regards publics. Dans plusieurs marchés, les entrepreneurs sont peu nombreux et se connaissent bien, ce qui est susceptible de favoriser les échanges de bons procédés et de nuire à la compétition.

Ni les politiciens municipaux ni les entrepreneurs en construction ne sont par nature corrompus. Du côté politique, la décision de promouvoir tel ou tel projet repose sur des considérations souvent nombreuses et floues, ce qui donne aux élus locaux une grande discrétion dans le choix des projets qu’ils appuient. Par ailleurs, le faible intérêt de la population pour la politique municipale et l’absence d’enjeux idéologiques rendent difficile le financement populaire des partis, donnant aux politiciens un incitatif supplémentaire de s’endetter auprès d’acteurs plus intéressés. Ce n’est donc pas un hasard si la corruption s’installe dans le domaine de la construction plutôt que, disons, dans les écoles secondaires ou les régies de la santé. La manière de s’y attaquer consiste à rompre, à un endroit ou à un autre, le cycle de la circulation de l’argent nourrissant les relations de loyauté particulières. La plupart des propositions qui ont été formulées vont en ce 81


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sens. En modifiant le financement des partis, on empêche les politiciens de s’endetter indûment. En révisant les processus d’appel d’offres, on tente de briser les retours d’ascenseur entre les entrepreneurs ou à limiter le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires ou des politiciens. En modifiant les règles sur les chantiers, on s’attaque au nerf de la guerre : l’argent liquide et le travail au noir. Ni les politiciens municipaux ni les entrepreneurs en construction ne sont

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donc par nature corrompus. Comme les autres Québécois, ils sont cependant corruptibles. Pour rester polis, disons également que le contexte institutionnel dans lequel ils évoluent ne leur a pas toujours permis de révéler la plus belle partie d’eux-mêmes. Puisqu’il n’y a rien d’aussi douloureux que d’être la cible de la vindicte populaire – surtout lors­ qu’elle est légitime comme elle le fut en 2009 –, parions qu’une victoire sur la corruption représenterait une libération pour la plupart d’entre eux également.


Chercheurs et responsables Florence Piron Professeure, Département d’information et de communication, Université Laval

Réfléchir à l’éthique des sciences et de la recherche, ce n’est pas seulement définir des normes de conduite destinées aux cherchercheurs. C’est aussi comprendre ce qui nourrit la confiance d’une société dans ses chercheurs, dans ses institutions scientifiques et dans le savoir ainsi constitué, souvent à l’origine de décisions publiques qui touchent l’ensemble des citoyens. Comme l’a encore montré la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1), les sciences sont au cœur d’innombrables décisions qui transforment notre société et qui ont souvent des conséquences, parfois majeures, sur la vie quotidienne des individus et des communautés. Pensons à la recherche en santé (médicaments, chirurgie, vaccins), à celle en génie informatique (ordinateurs, téléphones), en sciences de la gestion (organisation du travail, systèmes financiers), en sciences de l’éducation (pédagogie, enseignement) ou en sciences de l’environnement (développement durable, changements climatiques). La référence à des « études scien-

tifiques » fait partie des arguments invoqués par de nombreux acteurs sociaux pour légitimer ou contester une action publique ou une position politique. Le pouvoir d’action que donne toute référence au savoir scientifique repose toutefois sur une condition fondamentale : la confiance des citoyens et des élus dans la qualité du travail des scientifiques. Par exemple, sans la confiance des pouvoirs publics et des citoyens dans la fiabilité des études qui ont identifié le virus A(H1N1), calculé le risque de pandémie et conçu et expérimenté le vaccin, est-ce qu’autant de Québécois auraient choisi de se faire vacciner au cours de l’automne 2009 ? 83


L’état du Québec 2010

Comprendre d’où vient et comment se construit et se mérite cette confiance devient alors une question essentielle tant pour les citoyens et les élus que pour les scientifiques. L’éthique des sciences est un domaine de réflexion et de pratique qui vise précisément à vérifier et à garantir en partie la qualité de la science. En effet, si les chercheurs sont intègres, honnêtes, responsables et respectueux des êtres humains, s’ils sont compétents et transparents, alors la confiance dans les propositions et les recommandations qui découlent de leurs travaux semblera pouvoir être justifiée. L’éthique des sciences couvre trois champs, chacun guidé par un souci bien Lorsque la confiance accordée spécifique : à la science est mise 1) L’éthique de la recherche avec des en défaut, la côte est longue participants humains se soucie du à remonter. respect des droits des personnes qui acceptent de participer à des projets Lorsque cette confiance cruciale est de recherche, par exemple en se prêmise en défaut – par exemple lors du tant à un essai clinique de médicascandale du sang contaminé qui a éclaté ment ou de vaccin ou à des entrevues au Québec au début des années 90 –, la de recherche en sciences sociales côte est longue à remonter et la méfiance pendant lesquelles elles confient des s’installe. Or, toute méfiance du public, renseignements personnels privés. des élus et des scientifiques eux-mêmes 2) L’intégrité scientifique se soucie de dans la qualité de la science empêchera l’honnêteté, de la transparence et de cette dernière de se développer : non la compétence des chercheurs. seulement aucun individu ne voudra 3) La responsabilité sociale des cherparticiper aux projets scientifiques qui cheurs et des institutions scientifiques lui sont proposés, mais surtout aucun se soucie des différents usages qui citoyen/contribuable ne voudra que la peuvent être faits de leurs travaux et recherche scientifique publique contides conséquences de ceux-ci sur le nue d’être subventionnée. monde contemporain. Une question de confiance Le prestige de la blouse blanche est incontestable encore à notre époque. Les élus et décideurs publics se tournent souvent vers des comités d’experts pour les aider à prendre ou, en tout cas, à légitimer des décisions qui concernent le bien commun ou l’intérêt général. Le transfert des connaissances entre les experts qui les produisent et les décideurs qui les utilisent est d’ailleurs un thème qui préoccupe de plus en plus le monde de la recherche scientifique, soucieux de bien jouer le rôle d’éclaireur de la décision publique que la société actuelle semble attendre de lui.

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Éthique publique

Un cadre éthique Le champ de l’éthique de la recherche avec des êtres humains est désormais très balisé au Québec. Deux documents gouvernementaux, qui ne sont toutefois pas des lois, obligent les chercheurs et les étudiants de 2e et de 3e cycles à soumettre tous leurs projets de recherche impliquant des êtres humains à un comité d’éthique de la recherche (CÉR), que ce soit dans le domaine de la recherche biomédicale ou en sciences sociales et humaines. Formés de membres bénévoles (au moins deux chercheurs, un juriste, un éthicien et un membre du public ou un usager sans affiliation avec l’établissement de recherche), ces comités s’assurent principalement que les projets respectent le principe du consentement éclairé des participants, c’est-àdire que les personnes sollicitées pour participer à un projet de recherche comprennent bien de quoi il s’agit, où seront conservées les données recueil­ lies, quel usage en sera fait et quelles en seront les conséquences pour elles. Parmi ces deux documents, l’Énoncé de politique des trois Conseils1 : éthique de la recherche avec des êtres humains formule de nombreuses règles qui doivent encadrer la réflexion des chercheurs et les discussions des comités d’éthique de la recherche. Publié en 1998, ce document est actuellement en intense révision. Une version préliminaire d’une deuxième édition, plus ouverte aux particularités des sciences sociales et humaines, notamment aux

méthodes qualitatives, a été mise en consultation au cours de l’année 2009. Une version finale sera proposée au cours de 2010. L’application de ce document par les universités et les hôpitaux universitaires est une exigence du Protocole d’entente qui leur permet de recevoir des subventions de recherche. Autrement dit, ce champ de l’éthique des sciences ne laisse guère de choix aux chercheurs qui voudraient s’y soustraire. Au Québec, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a produit le Plan d’action ministériel en éthique et intégrité scientifique qui, lui aussi, fait actuellement l’objet d’une réécriture. De nombreux autres documents encadrent l’activité des comités d’éthique de la recherche, que ce soit des modalités de gestion internes aux établissements de recherche ou des politiques générales. La formation des étudiants dans ce domaine n’est pas encore généralisée, mais de nombreux cours de méthode font désormais une place à l’éthique de la recherche avec des participants humains2. L’intégrité, une qualité intrinsèque ? L’intégrité scientifique, autre champ de l’éthique des sciences, est beaucoup moins encadrée dans les universités et les centres de recherche du Québec. Considérée comme un apanage du métier de scientifique ou comme une qualité professionnelle au cœur de la compétence des chercheurs, elle est supposée relever de la formation « informelle » qu’une 85


L’état du Québec 2010

Les chercheurs ont une responsabilité en ce qui concerne l’usage qui peut être fait de leur travaux, notamment en santé.

génération de chercheurs transmet à la suivante : ne pas fausser les résultats, ne pas plagier, ne pas voler d’idées à un tiers (dont les étudiants), toujours citer ses sources, expliquer de manière transparente la démarche scien­­­­tifique utilisée… tout cela est censé faire presque automatiquement partie du bagage intellectuel de tout chercheur. Toutefois, comme le montrent par exemple les enquêtes menées régulièrement aux États-Unis par l’Union of Concerned Scientists ainsi que par des magazines scientifiques, la tentation de la fraude, de la manipulation des données et des publications scientifiques mensongères reste présente. Le pouvoir et le prestige accrus des scienti86

fiques dans l’univers des politiques publiques ou dans les activités de recherche et développement des entreprises privées engendrent une pression à la performance qui peut conduire à céder plus facilement à cette tentation. L’étude réalisée par le scientifique coréen Woo Suk Hwang montrant qu’il avait créé des cellules souches humaines par clonage n’avait-elle pas fait de lui un « dieu vivant » dans son pays ? Jusqu’à ce que sa fraude soit découverte par des journalistes scientifiques curieux et vigilants… Lorsque le pouvoir politique s’en mêle et fait pression sur des chercheurs ou des centres de recherche pour qu’ils modifient leurs résultats ou même leurs acti-


Éthique publique

vités de recherche (en leur offrant des programmes stratégiques de subvention pour les attirer vers certains domaines) ou encore pour qu’ils privilégient les recherches à visée commerciale (principe au cœur des dernières stratégies de l’innovation des gouvernements québécois et fédéral), alors l’intégrité scientifique paraît réellement menacée. Au lieu de mener des débats sur cette pression à la performance et sur le rôle qu’elles y jouent, les universités publient des chartes ou des déclarations sur l’intégrité scientifique à forte connotation déontologique et moralisatrice, peu susceptibles d’aider les chercheurs à comprendre comment leurs propres « petits » dérapages peuvent conduire à de plus grosses défaillances et comment les universités, les organismes subventionnaires et les gouvernements eux-mêmes peuvent nuire à la culture de l’intégrité scientifique, pourtant essentielle à la confiance dans la science. Démolir la tour d’ivoire C’est ici que prend tout son sens le troisième champ de l’éthique des sciences, à savoir la responsabilité sociale des chercheurs et des institutions scientifiques3. Certes, à l’époque du pouvoir absolu des monarchies européennes, les premiers chercheurs scientifiques avaient senti le besoin de se doter de structures (les académies) les mettant le plus possible à l’abri de l’arbitraire du pouvoir, notamment quand leurs travaux les conduisaient vers l’athéisme.

Mais il ne s’agissait pas pour eux de se fermer aux débats sociaux et politiques de leur temps  ! Se protéger contre l’arbitraire et le dogmatisme des pouvoirs théocratiques ne signifiait pas se retirer du monde et s’en abstraire pour évoluer dans une espèce de monde à part, de tour d’ivoire, qui serait seule garante de la qualité de leurs travaux. L’idée que, au nom de la qualité de la science, les chercheurs doivent être « neutres », c’està-dire s’enfermer dans leurs laboratoires ou leurs bureaux, est à la fois réductrice et hypocrite parce qu’elle ignore tout simplement ce que le sociologue Giddens a appelé la « réflexivité du savoir » : le fait que les sociétés contemporaines carburent à la science, qu’elles agissent et se transforment à la lumière de ce que les scientifiques leur apprennent sur elles-mêmes et leur proposent. Refuser de s’intéresser aux conséquences des travaux scientifiques sur le monde contemporain pour, par exemple, privilégier la culture professionnelle axée sur la performance (publier, collecter des subventions), c’est comme lancer une bombe sans se soucier de savoir où elle atterrit et quels dégâts elle commet et ne se soucier que du processus scientifique de sa conception. L’éthique de responsabilité doit plutôt être au cœur de la pratique scientifique, comme l’a rappelé Hans Jonas dans son livre célèbre, Le principe responsabilité. Loin d’être des observateurs impartiaux situés sur une autre planète, les scientifiques entretiennent des liens complexes et chargés de 87


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ramifications politiques, éthiques et sociales avec le monde auquel ils appartiennent. Rappelons que leurs travaux sont financés soit par des ressources publiques, donc issues de l’ensemble de leurs concitoyens, soit par des ressources privées bien souvent à but lucratif. Comment pourraient-ils ne pas se soucier de l’impact de ces sources de financement sur leurs travaux ? Pratiquer la responsabilité sociale peut aussi prendre la forme d’une

cette recherche sera menée et produira des connaissances : quelles valeurs le chercheur va-t-il promouvoir ? Quelle forme de vie, pour reprendre le concept du philosophe Ludwig Wittgenstein, va-t-il susciter ? Par exemple, selon la manière dont elles sont menées, les recherches sur la pauvreté peuvent, tout en proposant des idées intéressantes pour lutter contre la pauvreté, soit contribuer à stigmatiser davantage les personnes en situation de pauvreté, soit au contraire contribuer à réaffirmer leur égalité en dignité. Cette différence n’est Réfléchir à la pertinence d’un pas anodine  ! De la même façon, en psyprojet de recherche n’est pas chiatrie, exclure des types de thérapie (par exemple par la parole) au profit de le faire entrer dans les thérapies basées sur les médicaments catégories des organismes contribue à promouvoir un certain type subventionnaires. de rapport au corps et à la souffrance : c’est tout sauf neutre. réflexion continue sur la pertinence Comment mener une telle réflexion sociale et politique des projets qu’un sur la pertinence éthique des recherchercheur souhaite réaliser. L’expression ches ? Surtout pas en restant dans sa « pertinence sociale » est utilisée par tour d’ivoire. Il est grand temps que les nombre d’organismes comme substitut scientifiques s’ouvrent réellement au au terme « utilité », quand ce n’est pas à dialogue avec leurs concitoyens, aux l’expression « capacité d’être commer- préoccupations de ces derniers face à la cialisé ou d’être utilisé par les déci- science. Une telle ouverture fait partie deurs ». Il est urgent que les scientifiques de l’éthique des sciences qui ne peut pas se réapproprient la notion de pertinence être le domaine réservé d’une catégorie afin de lui donner une dimension éthi- d’experts. Organiser des rencontres et que : réfléchir à la pertinence d’un projet des dialogues égalitaires et fructueux de recherche, ce n’est pas s’arranger pour entre chercheurs et citoyens dans le but le faire entrer dans les catégories des de construire une compréhension organismes subventionnaires ou com- mutuelle de la pertinence de tel ou tel manditaires, c’est réfléchir au sens qu’il projet de recherche, y compris une peut avoir pour le monde dans lequel réflexion sur les ressources nécessaires 88


Éthique publique

et leur origine, ainsi que sur les consé- Notes quences possibles, voilà un objectif 1. Il s’agit des trois principaux organismes subessentiel d’une éthique de la responsa- ventionnaires canadiens : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, les Instibilité en recherche scientifique. Des tuts de recherche en santé du Canada et le Conseil outils existent, des expériences sont de recherches en sciences et génie du Canada. menées qui ne doivent pas rester confi- 2. Piron, Florence, Enquête sur la formation en dentielles ou folkloriques, mais qui éthique de la science et de la recherche. En ligne : http ://com.ulaval.ca/grapac doivent prendre la place qui leur revient 3. Le numéro du printemps 2010 de la revue dans la construction de la confiance Éthique publique propose un dossier très riche sur la responsabilité sociale des chercheurs. dans la science.

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