Le_francais_une_langue

Page 1



Le français, une langue pour tout et pour tous ?



Sous la direction de

Léonore Pion et Robert Vézina

Le français, une langue pour tout et pour tous ? Livre-bilan du forum des 3 et 4 avril 2009 Montréal

Supplément de L’état du Québec

Conseil supérieur de la langue française Institut du Nouveau Monde


Le français, une langue pour tout et pour tous ? est un supplément de L’état du Québec. Une publication de l’Institut du Nouveau Monde Directeur général Michel Venne Coordonnatrice des publications Miriam Fahmy Direction Pour l’Institut du Nouveau Monde Léonore Pion Pour le Conseil supérieur de la langue française Robert Vézina Rédaction Audrey Bourget, Paul Béland, Flavie Halais, Anick Perreault Labelle, Léonore Pion, Florence Reinson, Valérie Ranger-Carbonneau, Nathalie Saint-Laurent Révision Miriam Fahmy, Léonore Pion Correction d’épreuves Sandy Torres Couverture, maquette et mise en pages Folio infographie Photographies Kiran Ambwani et rédactrices

L’Institut du Nouveau Monde 630, rue Sherbrooke Ouest, Bureau 1030, Montréal (Québec) H3A 1E4 Le Conseil supérieur de la langue française 800, place D’Youville, Québec (Québec) G1R 3P4 Les Éditions Fides 306, rue Saint-Zotique Est, Montréal (Québec) H2S 1L6


Ce livre rend compte des débats du forum « Le français, une langue pour tout et pour tous ? » organisé les 3 et 4 avril 2009 à Montréal par l’Institut du Nouveau Monde et le Conseil supérieur de la langue française. En tout, 261 personnes ont pris part à l’événement, qui s’est tenu au Complexe des sciences Pierre-Dansereau de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Près du tiers des participants était âgé de moins de 35 ans.



Sommaire Introduction Le français, une langue commune ? Mot de Conrad Ouellet Mot de Michel Venne : La langue est citoyenne Mise en scène de Mise au jeu : « Moi, c’est Sami… » La méthode de la conversation de café

1 : Se réapproprier sa langue Conférence d’ouverture : Cette langue est à vous ! Les élèves québécois à la hauteur

La parole est à vous ! 2 : Le français, pierre angulaire du vivre-ensemble québécois Table ronde : Comment le français peut-il être la langue de la cohésion sociale ? Que dit la loi 101 ? Qui parle quoi au Québec ? Plaidoyer pour être à la fois anglophone et Québécois

La parole est à vous ! 3 : Je parle, tu parles, nous parlons… français ! Table ronde : L’enseignement du français aux immigrants : la question du comment Éducation au Québec : l’anglais gagne du terrain Apprendre le français quand on est immigrant : où et comment ?

La parole est à vous ! Entrevue avec Anne Vicher : « Apprendre une langue, c’est apprendre une culture » 4 : Langue française et langues autochtones : mêmes combats ! Table ronde : Langue française et langues autochtones : vers une reconnaissance mutuelle et l’identification d’un terrain commun


La Loi sur les Indiens du Canada Un plan d’action pour sauver les langues en danger Le Wapikoni mobile, un cinéma qui roule État de la situation des langues autochtones au Québec

La parole est à vous ! 5 : Langues privées, langue publique Table ronde : Les Québécois et leur rapport à l’anglais et aux autres langues : où en sommes-nous ? Le français et les jeunes La génération 101, un portrait du Québec moderne Qui parle quoi au travail ?

La parole est à vous ! 6 : Québec un jour, en français toujours ! Table ronde : Pourquoi parler français au Québec au xxie siècle ? Immigrants en région : des problématiques spécifiques d’intégration Derrière la langue, un projet de société Encourager l’usage du français dans les PME

La parole est à vous ! Conclusion Synthèse de Françoise Guénette Le français au Québec : une responsabilité collective Conclusion de Conrad Ouellon : Regarder vers l’avenir Références Le Conseil supérieur de la langue française L’Institut du Nouveau Monde


Introduction



Le français, une langue commune ? Conrad Ouellon

Président du Conseil supérieur de la langue française M. Ouellon est président du Conseil supérieur de la langue française depuis le 18 octobre 2005. Il est titulaire d’un Ph. D. (linguistique) de l’Université Laval. À cette université, il a été directeur du Département de langues et linguistique, vice-doyen de la Faculté des lettres, directeur du Centre international de recherche en aménagement linguistique et directeur fondateur du programme de maîtrise en orthophonie de la Faculté de médecine.

De 2006 à 2008, le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) a rencontré plusieurs groupes de jeunes Québécois, d’origines diverses et en provenance de plusieurs régions du Québec. Le Conseil désirait qu’ils s’expriment sur différents sujets liés à la langue. Ces jeunes faisaient partie de la première génération à expérimenter le français comme langue commune au Québec. De plus, ils n’avaient pas vécu les débats linguistiques qui ont marqué la société québécoise au cours des années 60 et 70. Au terme de nos rencontres, il est apparu qu’ils attachaient une grande importance à la langue française, vue comme faisant partie intégrante de leur identité. Des nuances s’imposent, évidemment. On a noté, également sans surprise, que ces jeunes, même s’ils disaient attacher une grande importance à la maîtrise du français, avaient développé un rapport à l’anglais et aux autres langues différent de celui de leurs aînés1. 1. Nathalie St-Laurent, avec la collaboration d’Erica Maraillet, de Marie-Hélène Chastenay et de Caroline Tessier, Le français et les jeunes, Conseil supérieur de la langue française, mai 2008. 13


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

La question linguistique, y compris celle des rapports entre le français et les autres langues, demeure une préoccupation centrale des jeunes Québécois. La démarche de réflexion sur l’avenir de la culture québécoise, menée par l’Institut du Nouveau Monde (INM) en 2007, permettait de dégager 21 priorités, dont la première affirmait l’importance de la langue française dans la construction de la société québécoise. Le CSLF et l’INM, par des voies différentes, ont ainsi fait ressortir que la question linguistique était toujours au cœur de notre réflexion collective. Il ne faut donc pas s’étonner que, à la suite d’une première rencontre avec Michel Venne, nous ayons décidé conjointement d’organiser une série d’activités autour de la langue française. Celles-ci se clôturaient par un forum dont l’intitulé, « Le français, une langue pour tout et pour tous ? », se voulait un questionnement sur les moyens de faire de la langue un vecteur de cohésion sociale. Ce livre-bilan reprend les grandes lignes des débats du forum. Nous avons souhaité que le forum devienne un carrefour ouvert à tous, où pouvaient s’exprimer des personnes qui ne partagent pas nécessairement les visions du CSLF ou de l’INM. Un carrefour qui donnerait la parole à des citoyens qu’on entend moins souvent dans ce genre d’événement, comme les enseignants en francisation ou les didacticiens de français langue seconde, comme les représentants des peuples autochtones du Québec. Enfin, un carrefour où les enfants de la loi 101 pourraient faire part de leur expérience de la vie en français au Québec. Les panélistes et les participants ont eu plusieurs occasions de nous transmettre leurs commentaires, leurs suggestions, leurs critiques également. L’ouvrage que l’on rend public aujourd’hui rend compte de moments marquants du forum. Il ne prétend pas refléter la totalité des opinions exprimées, pas plus qu’il ne reflète nécessairement la pensée du Conseil supérieur de la langue française. Enfin, je tiens à remercier Robert Vézina qui, assisté de collègues du Conseil, a pris en charge les discussions de contenu et de logistique avec l’INM, avant de contribuer personnellement à la mise au point de ce livre. Je suis très satisfait des résultats de cette année de réflexion et de travail communs. J’espère que les débats sur la question linguistique au Québec et sur la cohésion sociale se poursuivront dans un même climat de recherche de solutions.

14


La langue est citoyenne

Michel Venne

Directeur général de l’Institut du Nouveau Monde En 2007, 1 500 citoyens et citoyennes de toutes les régions du Québec ont participé à une démarche de réflexion organisée par l’Institut du Nouveau Monde sur l’avenir de la culture québécoise. À notre grande surprise, l’une des propositions prioritaires issues de ce Rendez-vous stratégique sur la culture portait sur l’avenir de la langue française. Ne dit-on pas depuis quelque temps au Québec que la question linguistique est réglée ? Eh bien non ! La première des 21 priorités adoptées par les participants dit ceci : « Réaffirmer et promouvoir l’usage de la langue française comme : la langue commune au sein de l’espace public ; le véhicule privilégié de la culture québécoise ; le vecteur de l’expression de l’identité collective ; un moyen propice à la réduction des clivages en fonction de l’âge, de la religion, de l’ethnie et de la langue maternelle1. » La langue n’est donc pas, pour les Québécois, uniquement un moyen de communication. Non seulement porte-t-elle une identité et une culture, mais elle est aussi une médiatrice entre les groupes de notre société pluraliste. En deux mots, la langue est citoyenne. C’est à partir de ce constat que l’INM a pris contact avec le Conseil supérieur de la langue française pour proposer de pousser plus loin la réflexion. Nous l’avons fait, d’abord, lors de l’École d’été 2008 de l’INM, à travers diverses activités : un forum d’échanges, un concours de poésie, une tribune d’expression spontanée ou encore la composition de chansons engagées. Près de 1 000 jeunes adultes d’ici et de partout dans le monde ont participé à cette cinquième École de citoyenneté aux airs de festival.

1. Vous retrouverez les 21 priorités citoyennes dans Aude Lecointe et Céline Saint-Pierre (dir.), La culture, notre avenir. 21 priorités citoyennes pour la culture québécoise, Fides et INM, Montréal, 2008, 160 pages. 15


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Par la suite, nous avons conçu, ensemble, un forum intergénérationnel et interculturel pour débattre du rôle de la langue française comme instrument de cohésion sociale au Québec. Celui-ci s’est tenu les 3 et 4 avril 2009 à Montréal. L’approche de l’INM se décline toujours de la même manière. Notre mission consiste à favoriser la participation citoyenne et le renouvellement des idées au Québec. Nos activités donnent donc toujours priorité à la parole des citoyens, et ce dans un cadre convivial, voire festif, d’où le recours au théâtre et à divers moyens d’animation comme ces conversations de café que nous avons proposées lors de ce forum. Les événements que nous organisons sont des occasions de rencontre et de dialogue. Les participants viennent de tous les horizons. Nous n’avons pas peur de l’inconnu et nous cherchons à faire apparaître les tendances nouvelles, les signaux de la société de demain. Nous partons du principe qu’il faut d’abord informer la population, pour ensuite donner l’occasion de débattre, puis de proposer des pistes d’action. Ce livre rend compte du résultat des délibérations du forum d’avril 2009. Il constitue en lui-même un moyen de s’informer. Cette lecture pourra vous donner envie de débattre et, à votre tour, de proposer votre vision des choses. Je vous encourage à utiliser cet ouvrage pour poursuivre la discussion chez vous, au sein de votre famille, avec des amis, des voisins, des collègues. Avant de vous laisser à la lecture, je veux remercier ceux et celles qui ont rendu ce forum possible. Au premier chef, le Conseil supérieur de la langue française et son président Conrad Ouellon, pour la confiance manifestée envers l’INM. Ensuite, ma collègue Geneviève Baril qui a coordonné l’événement, lui a donné sa couleur, a veillé à la diversité des contenus et de la participation citoyenne. Bien sûr, les collaborateurs du Conseil et de l’Institut qui ont prêté main forte lors de l’événement et pour sa préparation. Enfin, Léonore Pion et Miriam Fahmy, de l’INM, qui ont conçu l’ouvrage que vous tenez entre vos mains et qui, avec leur équipe, l’ont réalisé de main de maître avec en tête cette idée de contribuer à ce que le débat se poursuive en toute sérénité.

16


« Moi, c’est Sami… » Le français, langue de cohésion sociale : vaste sujet pour un forum ! Afin de préparer les esprits à la discussion, la troupe montréalaise de théâtre d’intervention Mise au jeu a présenté aux participants plusieurs saynètes mettant en lumière différents enjeux et problématiques liés à l’usage de la langue française au Québec. Écrites par Nancy Roberge, celles-ci mettent en vedette un certain Sami, Africain venu s’installer au Québec. Extraits.


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Scène 1 Dans l’avion qui l’amène à Montréal, Sami discute avec un autre passager, un Québécois, qui tente de lui expliquer la dynamique propre au Québec. Sujet développé : connaître la culture du pays d’accueil pour mieux développer un sentiment d’appartenance et, de ce fait, utiliser la langue française. Passager : Comme ça vous immigrez au Québec ? Sami : Ah oui ! Dès mon premier voyage, ç’a été le coup de foudre. Je suis tombé amoureux du Canada. Passager : Vous avez visité le Canada, vous êtes allez dans l’Ouest ? Sami : Non, juste au Québec et un peu à Toronto. Hé oui… J’espère devenir un bon citoyen canadien. Passager : Ah oui, mais devenir Canadien, c’est pas pareil qu’être Québécois. Et c’est pas juste la langue ! La culture, les valeurs, c’est pas pantoute pareil. Sami : Ah oui ? Qu’est-ce qu’il y a de différent ? Passager : Ben, par exemple, les Canadiens, eux autres, ils sont accueillants… Les Québécois, ils… sont accueillants ! (Il change simplement le ton sur lequel il le dit.) Sami : Ah ! Un autre exemple, peut-être ? Passager : Euh… ben… les Canadiens aiment la fête… pis les Québécois, eux autres, ils aiment le party ! Sami : C’est très instructif ce que vous me dites là. Tout ça, c’est pas écrit dans les dépliants avant qu’on immigre. Mieux vaut parler à un autochtone. Passager : Ouais, mais moi je suis pas un Autochtone. Sami : Vous êtes bien un Québécois d’origine. Passager : Les Autochtones, chez nous, c’est les Amérindiens et les Inuits. Ils étaient là ben avant nous. Moi, mon nom de famille, c’est Gratton, ça a vraiment rien d’autochtone. Sami : Enchanté, Monsieur Gratton. Moi, c’est Sami. Mais dites, qu’est-ce que ça veut dire exactement : pantoute ? 18


Introduction

Scène 2 Sami visite un logement. Le propriétaire est sympathique, il trouve ça formidable qu’on accueille des immigrants, francophones de surcroît. Il fait l’éloge de la langue française, tout en parlant avec beaucoup d’anglicismes. Sujets développés : l’attachement au français et, parallèlement, l’envahissement de la langue par l’anglais. Proprio : Alors, Monsieur Sami, voilà l’appartement ! Comme je vous le disais au téléphone, c’est petit, mais c’est tiguidou pour quelqu’un qui vient d’arriver au pays. Vous êtes proche du métro pis du centre-ville. Sami : Ah oui ? C’est quoi ti-gui-dou ? Proprio : Ah ! C’est une expression québécoise qui veut dire que ça va être ben correct ! Vous allez voir, ça va venir, les expressions. Avec le temps, vous allez les pogner ! Sami : Ah ! Bien sûr, j’espère… Proprio : Ben déjà que vous parlez français, ça c’est un plus pour vous. Moi je trouve que c’est important, au Québec, de parler français. Là, vous en faites pas pour la porte, elle est un peu scrap, mais on va la switcher pour une autre… Comme ça, dans votre pays on parle français ? Sami : Oui, mais c’est pas tout à fait le même français que vous. Proprio : C’est sûr, avec les accents, ça sonne pas pareil, hein ? Mais au moins, c’est la même langue… Ah, là, pour la salle de bains, je voulais vous dire que le bas du mur est un peu scratché, je vais patcher ça no problem. Sami : Bien sûr… euh… et le chauffage… ? Proprio : Maudite bonne question ! Parce que j’imagine qu’on vous a dit qui faisait frette en tabarouette au Québec, hein ? Va falloir toffer l’hiver… Ici, c’est du chauffage électrique. Pis, est-ce que le logement vous intéresse ? Sami : Oui, oui, ça m’intéresse. Proprio : Entre vous pis moi, j’aimerais bien ça vous le louer. Vous m’avez l’air de quelqu’un de bien. Pis en plus vous parlez français… J’ai rien contre les anglos, mais y en a de plus en plus. Mais moi j’ai pour mon dire que 19


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Sami :

notre quartier est francophone, pis je trouve ça le fun de garder ce mood-là. Pis je suis pas ben ben bilingue, ça fait que c’est pas mal plus facile pour moi de négocier en français. Ça fait que, on se donne-tu rendez vous pour signer le bail ? Demain après-midi, ce serait tiguidou…

Scène 3 Sami se retrouve dans un magasin du centre-ville où il a du mal à se faire servir en français. Il est étonné de cette situation. Sujet développé : le français n’est pas la langue d’usage partout. Sami : (arrivant avec un produit à la caisse) Bonjour ! Caissier : Hi ! Nine forty five, please ! Sami : Euh… (Il cherche à voir le prix sur la caisse.) Caissier : What are you looking for ? I said nine forty five. Sami : C’est parce que je parle français. Caissier : Sorry, I don’t speak French. Sami : C’est parce que je parle pas anglais. Vous pouvez pas me parler en français ? Caissier : Oh my God ! (Le caissier s’impatiente, il montre la facture avec le prix.) Nine forty five. Sami : (incrédule) Comment on peut travailler avec le public dans un pays dont on ne connaît pas la langue… ? C’est bizarre, ça ! Scène 4 Dans la rue, Sami demande l’heure à un passant, qui lui répond en anglais. Sujet développé : défendre la langue française au quotidien. Sami : Passant : Sami : Passant : Sami : Passant : 20

Excusez-moi. Quelle heure il est ? (répond en anglais) Nine thirty. Have a good day ! Pardon ? Hein… ? Nine thirty… Euh, neuf heures et demie. Pourquoi vous m’avez répondu en anglais ? Je sais pas,là…. C’est parce que vous avez un accent, peut-être.


Introduction

Sami : Qu’est-ce qui vous dit que je parle anglais ? Passant : Ben… je sais pas…un réflexe… Souvent, les immigrants, ils parlent anglais… Sami : Excusez-moi d’insister, mais vous êtes francophone ? Passant : Oui, j’ai toujours parlé français. Dans ma famille, on parle français… Avec la plupart de mes amis je parle français…Y a juste au travail que je parle plus anglais… Sami : Alors pourquoi vous n’avez pas commencé à me parler d’abord en français ? Passant : Ben… je sais pas…Remarquez, vous m’avez juste demandé l’heure, c’est pas grave. Sami : Mais si tous les Québécois se mettaient à faire comme ça ? Avez-vous pensé aux conséquences ? Passant : Vous êtes drôle, vous ! On dirait que vous êtes une police de langue française. Écoutez, je ferai attention la prochaine fois. Sami : Êtes-vous d’accord avec moi qu’au Québec, on devrait privilégier le français, et toujours se faire servir en français ? Passant : Oui, mais des fois ça va plus vite en anglais… Sami : La disparition du français, ça peut aussi aller très vite. Passant : Je le sais ça. Mais pensez-vous vraiment qu’on peut y changer quelque chose ?

21


Le français, une langue pour tout et pour tous ? LA MÉTHODE DE LA CONVERSATION DE CAFÉ

Durant le forum, les participants ont expérimenté la méthode d’animation dite de la conversation de café. Le but : susciter des discussions vivantes et stimuler le partage de connaissances et d’idées. L’ambiance, volontaire informelle, reproduit celle d’un café, où l’on échange autour de tables, en petits groupes. À intervalles réguliers, tout le monde se lève et change de table. Seul un hôte, chargé de résumer la conversation précédente aux nouveaux arrivés, reste à sa place. Les conversations en cours sont alors enrichies avec les idées issues des conversations précédentes. Au terme du processus, chaque table désigne un rapporteur pour faire un compte rendu des principales idées exprimées à l’ensemble de l’auditoire. Les deux conversations de café du forum ont été animées par Jean-Sébastien Bouchard. Pionnier dans le domaine du travail collaboratif et de la gestion des connaissances, il conçoit et anime des processus qui permettent de nourrir et de révéler l’intelligence collective des groupes et de faire converger leurs visions vers des projets sensés et mobilisateurs.

22


1

Se rĂŠapproprier sa langue


Ce chapitre reprend la conférence de l’éminent linguiste Jean-Marie Klinkenberg, membre de l’Académie royale de Belgique et président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique. Son allocution, qui a servi d’introduction au forum « Le français, une langue pour tout et pour tous ? », met en exergue les dimensions politique et citoyenne de la langue française. La langue, rappelle Jean-Marie Klinkenberg, peut être un facteur de distinction et de sélection sociales, voire de discrimination. Mais, soutient-il, elle devrait surtout être un outil au service du citoyen d’où, notamment, l’importance, pour l’État, de communiquer dans une langue claire et accessible.


Conférence d’ouverture : Cette langue est à vous1 ! Jean-Marie Klinkenberg Né en Belgique en 1944, Jean-Marie Klinkenberg enseigne à l’Université de Liège (Wallonie), où il a fondé le Centre d’études des lettres francophones de Belgique et le Laboratoire des francophonies. Ses travaux portent sur la sémiotique, la rhétorique et les cultures minoritaires. Ils constituent un opus de plus de 500 publications (certaines écrites en collaboration avec l’équipe interdisciplinaire mondialement connue sous le nom de Groupe µ ) traduites en une vingtaine de langues. Citons entre autres Rhétorique générale (1970) ou Petites mythologies belges (2009). Les principes de son action, qu’il expose dans La langue et le citoyen (2001), ont été fortement influencés par la philosophie humaniste sous-tendant la politique linguistique québécoise, qu’il connait bien : il a en effet animé durant 12 ans le plus ancien centre d’études québécoises d’Europe, ce qui lui a valu d’être nommé membre de l’Ordre des francophones d’Amérique. Jean-Marie Klinkenberg préside actuellement le Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Belgique francophone.

La vie sociale est souvent parsemée de malentendus. Parmi ceux qui m’irritent, il y a d’être présenté comme un « défenseur de la belle langue française ». Lorsque cela m’arrive, je dois aussitôt rétorquer que cette langue ne m’intéresse pas. Car ce qui mérite mes soins, ce n’est pas la langue, mais ceux qui la parlent. Défendre ces usagers, comme travailleurs, comme écoliers, comme artistes, comme amis, comme frères et sœurs, comme enfants, voilà ce qui compte à mes yeux. Je résumerais cette position en une seule formule : la langue est faite pour le citoyen et non le citoyen pour elle. L’énoncer parait banal. Ce ne l’est pas. La conception essentialiste de la langue La francophonie – européenne, surtout, mais le Québec n’est pas à l’abri de ceci – est volontiers habitée par une conception de la langue que j’appellerai essentialiste. Dans cette conception, la langue elle-même exprimerait ses propres valeurs, 1. J’ai appliqué dans le présent texte des rectifications orthographiques de 1990, approuvées par toutes les instances francophones compétentes, dont l’Académie française. 25


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

esthétiques autant qu’éthiques. Ainsi le français véhiculerait nécessairement des valeurs humanistes, simplement parce qu’il est le français : nous a-t-on assez rabâché que c’était la langue des principes de 1789 ? Il suffit de penser à quelques épisodes coloniaux violents, à des mouvements politiques si français et si peu tolérants, à certains moments noirs de l’histoire de nos pays, pour nous convaincre combien de tels propos sont vains, sinon mensongers. Mais ils continuent imperturbablement à s’énoncer, dans des discours qui prennent parfois un tour religieux. Cette conception essentialiste de la langue se décline en deux thèmes, véhicule deux grandes images de la langue. D’une part, celle-ci est vue dans son unité, et non dans sa diversité ; de l’autre elle est vue dans sa spécificité, et non dans sa généricité. Unité contre diversité Dans son unité : c’est le mythe de l’existence d’un français unique et unifié. Mythe, car il en va de lui comme de toute autre langue : il n’existe pas. Pas plus que l’anglais ou l’espagnol, d’ailleurs. Ce qui existe, ce sont des français, des anglais, des espagnols. Cette pluralité interne des langues n’a rien de surprenant. Les langues doivent en effet offrir à leurs usagers de satisfaire leurs besoins, dont l’éventail est vaste : parler, travailler, enseigner, séduire, ressentir, tromper, réfuter, se situer, agir, jouer, etc. Devant remplir mille missions, les langues exhiberont fatalement à leurs observateurs des visages changeant à l’infini. Variation banale, donc. Pourtant, la mettre en évidence apparait toujours comme scandaleux, tant elle est refoulée par le discours essentialiste. Celui-ci rend en effet monolithique aux consciences ce qui objectivement n’est qu’un conglomérat de variétés linguistiques. Comme unité, le français n’est donc qu’une construction : des autorités légitimes affirment « telle langue est une », et la voilà une aux yeux de leurs sujets. Et cette puissance constructiviste du discours commun contamine même celui de la science. Pensez à cette définition de la linguistique que donne Noam Chomsky, mille fois citée et qui pourtant reste incroyable : « La théorie linguistique », pour celui-ci, « a affaire fondamentalement à un locuteur-auditeur idéal, inséré dans une communauté linguistique complètement homogène, connaissant sa langue parfaitement et à l’abri des effets grammaticalement non pertinents. » Inutile de dire qu’une telle langue n’est parlée par personne : objet de laboratoire, c’est une sorte de Frankenstein sémiotique. Cet unitarisme, on le retrouve dans toutes les communautés culturelles. Mais il s’est particulièrement développé dans la francophonie. Le francophone est un monothéiste : sa langue est grande, et l’académicien est son prophète. Monothéiste, il a un livre sacré : LE dictionnaire. 26


Se réapproprier sa langue

Oui, le français offre l’exemple sans doute le plus poussé qui soit de centralisation et d’institutionnalisation linguistiques. Cette situation a des origines historiques lointaines et complexes. Mais elle est aujourd’hui consolidée par un facteur quantitatif simple : alors que dans les autres grands blocs d’États soudés par une langue d’origine européenne, l’ancienne métropole est devenue minoritaire (cas de l’anglophonie, de l’hispanophonie et plus encore de la lusophonie), la France continue à peser d’un poids décisif dans un ensemble où seule une minorité d’usagers a le français comme langue maternelle. Cette centralisation est encore renforcée par l’hyperconscience de la norme : d’où qu’il soit, le francophone est un individu affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale. Et celle-ci secrète des anticorps contre la variation. Par exemple, oser dire qu’il y a une langue ici, et qu’on peut bien l’appeler « français du Québec » ou « québécois » semble témoigner d’un dysfonctionnement grave du métabolisme francophone. Spécificité contre généricité Je disais que le discours essentialiste véhicule deux images du français. J’ai décrit la première : la langue comme unité, et non comme diversité. La seconde la présente dans sa spécificité française, et non dans sa généricité langagière. C’est le mythe selon lequel elle aurait ce que l’on appelle mystérieusement son « génie ». Génie irréductible, caché dans un Saint des Saints auquel seuls auraient accès certains grands prêtres. Et une telle langue, une et spécifique, doit nécessairement être conforme à un modèle idéal, stable, voire immuable. Encore une fois, cette conception peut se retrouver dans l’histoire de toutes les langues. Mais elle est particulièrement prégnante dans le cas de la française. On s’épuiserait à décrire les manifestations de cette conception. Je pense par exemple à l’écrivain français du xviiie siècle, Antoine de Rivarol, qui nous disait : « C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français. » Écoutons aussi Henri Bourassa : « Faite pour l’homme qui pense, cette noble langue sait aussi exprimer les sentiments les plus généreux du cœur humain ; mais, pour donner toute sa valeur, elle doit assujettir, même dans l’expression, les élans de la passion au contrôle de la raison éclairée par la foi. Elle est devenue la seule langue vivante vraiment catholique, c’est-à-dire universelle, dans tous les sens du mot ». Ces discours complaisants, visant à concentrer nos regards sur notre nombril, nous font oublier qu’aucune langue n’exprime automatiquement une valeur donnée. 27


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Les problèmes sociaux, économiques, culturels et tout d’abord de survie que formalisent les langues se posent dans toutes les communautés, même si c’est en termes chaque fois distincts. Car si partout la langue assure le pouvoir, c’est aussi à travers elle que s’opèrent les exclusions sociales. Les manifestations en sont nombreuses : handicap sur le marché de l’emploi, en milieu scolaire, sur le milieu de travail ; l’intimidation langagière piège le client dans la vente par correspondance, fait de l’administration fiscale ou de la justice des monstres contre qui il est impossible de se défendre, rend les institutions publiques compliquées… Ce n’est donc pas seulement parce que la langue française est la nôtre qu’elle mérite nos soins, ou parce que, par une essence mystérieuse, elle serait la langue de la liberté. C’est parce que c’est une langue. Et toute langue est à la fois la meilleure et la pire des choses : instrument de sélection sociale comme instrument de libération. Une double virtualité que l’on retrouve partout : en allemand comme en anglais, en serbo-croate comme en inuktitut. La conception essentialiste de la langue a deux lourdes conséquences sociales. D’une part, elle tend à anesthésier toute réflexion utile chez celui-là qui devrait prendre en main la gestion des aspects sociaux de la langue : le responsable politique. D’autre part, elle exclut celui-là même qui devrait être le bénéficiaire de cette gestion : le citoyen. La réflexion politique bloquée L’essentialisme ouvre en effet un espace de choix pour toutes les idées reçues. Ce ne sont pas les mêmes qui se manifestent ici et là. En France, on les entend s’exprimer sous la forme de ricanements salaces et de lourdes gaudrioles quand il s’agit de féminiser les noms de métiers. Au Québec, on les entend quand un dictionnaire procède à un renversement copernicien, en décrivant tout simplement l’usage d’ici sans affecter aucun mot de la marque « québécisme », et sans plus distribuer les bonnes et les mauvaises notes que décerne la norme sacrée : « vulg., « fam. », « pop. », « région. », et quand cet ouvrage prouve du coup qu’il n’y a pas LE mais DES dictionnaires. Ce sont les mêmes idées reçues qui se font entendre lorsqu’il s’agit de donner un nom à la langue dont le Québec est le dépositaire. On les rencontre encore lorsqu’il est question de ce qu’on a toujours appelé ici, au Québec, en une formule assez dangereuse, la qualité de la langue : nous parlons mal (ou plutôt : nos jeunes parlent mal) et notre système scolaire est pitoyable (alors que dans les enquêtes PISA de l’OCDE, le Québec est remarquablement bien classé).

28


Se réapproprier sa langue LES ÉLÈVES QUÉBÉCOIS À LA HAUTEUR

Les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), menées tous les trois ans par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) dans une trentaine de pays membres et partenaires, visent à évaluer, au moyen d’un test international commun, les compétences des élèves au terme de leurs années de scolarité obligatoire. L’évaluation porte sur la compréhension écrite (lecture), la culture mathématique et la culture scientifique. En 2000, année où l’enquête a porté plus spécifiquement sur la compréhension écrite, 30 000 Canadiens âgés de 15 ans et plus, dont 4 500 jeunes Québécois, ont participé à l’évaluation. Selon les résultats des tests, le Canada est arrivé en deuxième position derrière la Finlande… et loin devant la France (14e place). Quant au Québec, il s’est classé au troisième rang des provinces canadiennes (derrière l’Alberta et la Colombie-Britannique) avec des notes supérieures à la moyenne canadienne. Source : Gouvernement du Canada, www.pisa.gc.ca

L’essentiel est de comprendre la fonction de ces clameurs. Elles s’élèvent parce qu’à travers la langue, qui les a construites, on touche aux règles sociales en vigueur. Or ces règles de distribution du pouvoir sont d’autant plus impérieuses et intériorisées qu’elles ne sont pas explicites. On le devine : vision essentialiste et idées reçues pèsent ensemble, et lourd, sur la conception des politiques linguistiques. C’est en effet le discours convenu qui est le plus souvent relayé par la majorité des décideurs politiques, européens du moins, lorsque des questions de gestion linguistique leur sont soumises. Y aller d’un couplet sur l’universalité du français ou sur son caractère fatalement démocratique, puis entonner le refrain célébrant l’excellence de la culture qu’il véhicule, voilà une liturgie à laquelle nulle personnalité publique ne saurait apparemment se soustraire. Mais une liturgie qui se détourne des vrais problèmes sociaux que la langue exprime et relaie. Une conséquence grave de tout ceci est qu’une réflexion authentique sur les aspects politiques de la langue atteint rarement les responsables et leurs conseillers : aveuglés par les mythes courant dans le corps social, ils peuvent malaisément voir que par et dans la langue s’expriment nombre de problèmes sociaux dont la gestion relève de leur responsabilité. Le citoyen minoré La conception essentialiste de la langue n’a pas pour seule conséquence la production de légendes langagières ou la carence du regard politique sur elle. Elle en a 29


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

une seconde : celle de placer le locuteur en position de sujétion. Car défendre la langue, ce sera d’abord la mettre à l’abri de ceux qui y touchent et qui, intervenant fatalement sur elle par le fait même qu’ils la pratiquent, ne peuvent que la dégrader. Ce qui constitue une bonne raison pour s’en méfier en les traitant a priori comme des fautifs, péchant contre l’essence puisque leur pratique confère à la langue un statut social et historique particulier et contingent : « Nous parlons mal, nous écrivons mal, et notre langue, ce patrimoine à sauvegarder, se dégrade ! » Reproches pervers, évidemment, quand on les trouve sur les lèvres de responsables. Car quand on risque de fauter, on se tait. Si l’on risque de transgresser la loi, on se terre. Et au bout du compte, la langue ayant cessé d’être un outil pour n’être plus qu’un monument, fétichisée qu’elle est, il n’y a plus que le silence, ennemi de toute démocratie. Devoir d’État Parce que la langue est le ciment de la citoyenneté, l’État démocratique doit briser ce silence. Se soucier du langage est pour lui plus qu’une chose naturelle : c’est un devoir. En effet, l’État démocratique n’a-t-il pas pour fin de restituer à chacun le pouvoir sur lui-même et sur les évènements ? Parce que la langue est pour le citoyen le principal instrument de développement, il est juste que l’État se demande quel rôle il peut jouer vis-à-vis de cet instrument. Parce que, pour l’individu, la langue est la promesse de son pouvoir sur les choses, il est juste qu’une démocratie garantisse au mieux ce pouvoir. Parce que, pour le groupe, c’est un facteur de cohésion et d’identité, parce que c’est aussi l’instrument du contact, du dialogue, il est juste que la collectivité offre à chacun, dans la liberté, la possibilité de s’intégrer à elle. Parce que la langue est le vecteur de l’information et du savoir, il est juste d’en offrir la maitrise au citoyen. Ce n’est qui si l’on tient compte du caractère collectif du destinataire qu’est le « vous » qu’on peut lancer le slogan « cette langue est à vous ». Qui est bien plus qu’un slogan, car si le français doit être une réalité vivante pour chaque francophone, c’est en lui en confiant la responsabilité qu’on y parviendra. Et comment pourrait-il s’investir dans cette langue, si l’on ne cesse de lui répéter qu’il n’en est pas propriétaire, mais tout au plus un locataire, un locataire constamment surveillé, gourmandé et censuré, donc condamné à l’immobilité, tétanisé qu’il est ? Il faut donc aboutir à une appropriation du français par le francophone, de la même manière qu’il y a eu jadis, chez les ancêtres de ceux qui ont mis cette langue au point, une autochtonisation du latin.

30


Se réapproprier sa langue

Le rôle pilote du Québec Mais je rougis de tenir ces propos ici, au Québec. Lorsque le Conseil de la langue française et le Service de la langue française ont été créés en Belgique, en 1985, c’est à l’instigation du Québec, désireux de ne pas rester dans un constant et infertile face-à-face avec le grand frère parisien. Cette création débouchera sur une coopération triangulaire France-Québec-Communauté Wallonie-Bruxelles qui s’élargira par la suite pour donner une partie carrée (la Suisse romande rejoindra le trio). Je ne puis, au risque d’être taxé d’immodestie, passer sous silence le rôle de passeur que j’ai toujours tenté de jouer entre mes deux pays, la Wallonie et le Québec. Linguiste, ayant participé depuis sa naissance au développement du plus ancien centre d’études québécoises en Europe – celui de Liège, que j’ai dirigé 12 années, j’ai été amené à présider de 1993 à 1999 le Conseil Supérieur de la langue française de Belgique, que j’anime à nouveau depuis 2008. Si je réunis ces données, c’est pour suggérer que l’expérience du Québec a été déterminante dans ma réflexion personnelle et, partant, dans mon action. Et c’est conclure en conséquence que le Québec a influencé, dans une mesure que je ne puis évaluer moi-même, la définition de la politique linguistique dans la communauté Wallonie-Bruxelles. Qu’il me soit permis de dire pourquoi je revendique cette influence. Si, toutes proportions gardées, aucun État, dans l’histoire, n’a investi autant dans sa politique linguistique, en moyens matériels et humains, l’essentiel est ailleurs que dans cette donnée quantitative : il est que le Québec a surtout montré l’exemple d’un État qui réfléchit aux buts et aux méthodes de son action, en veillant toujours à ce que cette dernière repose sur un important consensus (comme l’ont montré les États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française), et vise des objectifs de cohésion sociale et de promotion du citoyen. La politique linguistique du Québec m’a donné quatre leçons. La principale, c’est celle que j’ai répétée, ânonnée peut-être, tout au long de cette conférence : qu’une politique linguistique est faite pour le citoyen, et non pour la langue. Ainsi vue, la langue est un instrument pour combattre les inégalités et les exclusions, individuelles ou collectives, et pour assurer l’intégration. Surtout, la politique linguistique n’est qu’un volet d’une politique sociale globale ; elle demande donc une approche intersectorielle et interdisciplinaire. Car la langue est une chose trop sérieuse pour la laisser aux seuls linguistes. Ce que le Québec montre d’ailleurs symboliquement en faisant siéger en son Conseil des représentants des milieux syndicaux, patronaux et ethniques. La seconde leçon est une leçon de réalisme. La politique est la science du possible et l’art du souhaitable. Une politique linguistique doit donc être nourrie en amont 31


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

par le savoir, être fondée sur l’étude et la consultation : que veut le citoyen ? Qu’investit-il dans sa langue ? Quelle est cette langue ? Comment est-elle perçue et vécue ? Oui, ici, les pouvoirs publics ont puissamment et intelligemment encouragé la recherche en sociolinguistique. J’espère qu’ils n’interrompront pas la tradition, sous prétexte d’économies à court terme. La troisième leçon que nous donne le Québec est celle de la modernité. Le Québec nous a dit que la politique linguistique ne pouvait se satisfaire de ce discours trop souvent entendu sur l’excellence de la culture française et sur la défense de ses traditions ; que, outil au service du citoyen, la langue de ce dernier devait lui permettre de participer à toutes les innovations sociales, scientifiques et technologiques du xxie siècle. Oui, il y avait, il y a, une image à casser : celle d’une langue « qui se souvient », mais impuissante à signifier la modernité ; celle d’une langue de luxe, excellemment outillée pour dire la haute couture et la gastronomie, la sauce béarnaise et les bas de soie mais peu faite pour les technologies. Le double jeu du Québec, son américanité et sa fidélité, nous aide à faire évoluer cette image (un combat qui, il faut le dire, est loin d’être gagné). La quatrième impulsion venue du Québec est qu’il a puissamment encouragé la naissance d’une nouvelle conception de la francophonie. La coopération en matière de politique linguistique, malgré les hauts et les bas qu’elle connait, préfigure en effet une francophonie fonctionnant sur le modèle du réseau, où l’on circule librement de lieu en lieu, modèle qui se substituera un jour au modèle en étoile, rayonnant autour d’un centre. Peut-être apprendra-t-on qu’on circule mieux et plus vite sur les boulevards périphériques que dans les ruelles encombrées du centre. Mais ce n’est pas seulement sur la structure des organisations francophones qu’il s’agit d’intervenir que sur les représentations bien indurées chez tous les francophones du monde, et en particulier sur les représentations qu’ils se font de leur langue. Élaborant avec prudence ses propres normes, et par cela prouvant le mouvement par la marche, le Québec donne du français une vision polycentrique, et non plus monolithique. Affirmant qu’il est aussi le propriétaire de sa langue, il participe ainsi à la déculpabilisation du francophone marginal à qui l’on a trop souvent insufflé, comme je l’ai dit, une âme de simple locataire, voire de squatter voué à l’illégalité.

32


La parole est à vous ! Renier ses origines Gyslaine Blais-Rémy, retraitée de l’enseignement « Quand j’étais petite, ma famille parlait anglais sans le savoir. Mon grand-père me disait « Mets ton sweater » et « Reste sur le sidewalk ». Quand j’ai commencé mes études, j’ai longtemps parlé deux langues : le joual de ma famille et le français de l’école. Quand j’ai décidé de parler seulement français, mon père a cru que j’avais honte de mes origines. Ce n’était pas le cas, bien sûr ! Il y a moyen de bien parler tout en restant soi-même, tout en gardant son accent. On dirait que les Québécois d’aujourd’hui parlent mal le français plus par nonchalance que par ignorance, comme s’ils avaient peur de renier leurs origines. »

De l’idéal… Michel Usereau, enseignant de français langue seconde « Il y a la langue qu’on enseigne et la langue qu’on parle. Plus personne ne dit : « Quelle heure est-il ? », mais plutôt « Il est quelle heure ? » ou « T’as-tu l’heure ? » Ce n’est pas que la société parle mal, mais on est puriste : les francophones accordent beaucoup d’importance à la langue idéalisée plutôt qu’au message véhiculé. »

… à la pratique

Maryse Potvin, professeure en éducation « Le français, ça doit être aussi cool, valorisant. Si les jeunes font du rap et du hip-hop dans trois ou quatre langues et que le français est l’une d’elle, c’est qu’ils se sont appropriés cette langue, qu’ils vivent dans cette langue. »

33


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Henri-Paul Bronsard, retraité et étudiant « Au Québec, sur sept millions d’habitants, il y a un million d’analphabètes. C’est hallucinant ! »

Les stigmates de la langue

Conrad Ouellon, président du Conseil supérieur de la langue française « Je suis né au fin fond de la Gaspésie. Je suis arrivé à l’Université Laval en 1963, où j’ai pris un cours de littérature. Un des mes collègues, qui venait de Basse-Côte-Nord, a posé une question au professeur, qui lui a répondu ceci : « Monsieur, avec un accent tel que le vôtre, je ne sais pas ce que vous faites ici. » Mon collègue a disparu de l’université, et moi je me suis tu jusqu’à ma maîtrise : j’avais un accent, moi aussi. »

Autoflagellation

Elke Laur, sociolinguiste « Ça me hérisse le poil d’entendre encore parler, en 2009, de la piètre qualité de la langue française. Au Québec, on n’arrête pas de s’autoflageller à ce sujet. Depuis les années 70, des enquêtes démontrent que toutes les langues sont faites de variétés. Mais voilà : si on démocratise une langue, l’élite perd ce qui lui est propre… »

34


2

Le français, pierre angulaire du vivre-ensemble québécois


Et si tous les habitants du Québec se mettaient, sans exception, à parler français ? Et si le français devenait vraiment la langue du travail, de l’éducation, de la vie en collectivité ? Excellente idée, pensent plusieurs. Pour autant, cela résoudrait-il tous les problèmes sociaux dont souffre le Québec ? Les nouveaux arrivants seraient-ils mieux intégrés ou trouverait-on d’autres excuses que la langue pour les discriminer ? L’application plus stricte des principes de la loi 101 permettrait-elle une plus grande participation des différents groupes linguistiques à la communauté ? La généralisation de l’usage du français créerait-elle les conditions d’une véritable égalité des chances dans une société plus inclusive et plus juste ? L’utilisation d’une langue commune n’apportera pas toutes les solutions, pensent les panélistes de cette table ronde, mais cela reste le préalable nécessaire à la construction d’une identité partagée.


TABLE RONDE

Comment le français peut-il être la langue de la cohésion sociale au Québec ? Panélistes

Marie-Thérèse Chicha Professeure titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et experte en matière d’égalité auprès du Bureau international du travail (BIT) à Genève, Marie-Thérèse Chicha s’intéresse de près à l’équité salariale, aux politiques d’immigration, à l’intégration des immigrés sur le marché du travail, aux programmes d’accès à l’égalité et à la gestion de la diversité. En 2007, elle a été nommée Personnalité de l’année par le magazine L’actualité pour son engagement en faveur de l’équité salariale.

May Chiu Ancienne professeure à l’Université de Shanxi (Chine), May Chiu, avocate diplômée de McGill, s’implique désormais dans la promotion des droits humains et de la jeunesse. Responsable depuis 2009 du dossier des femmes immigrantes à la Fédération des femmes du Québec, elle a auparavant dirigé le Service à la famille chinoise du Grand Montréal (2001-2007) et s’est engagée dans le Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR). Aux élections fédérales de 2006, elle a été la première Canadienne d’origine chinoise à se présenter sous la bannière du Bloc Québécois. Depuis, elle a rejoint les rangs de Québec Solidaire.

37


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Gérald Larose Président de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) pendant 16 ans (1983-1999), Gérald Larose a également présidé la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec (2000). Professeur invité à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), titulaire de la Chaire sur l’insertion socioéconomique des personnes sans emploi et chercheur collaborateur à divers dispositifs de recherche en économie sociale et solidaire, il s’intéresse aux relations industrielles et aux pratiques de négociation, à l’économie sociale, à l’insertion et au modèle québécois de développement.

Thomas Mulcair Homme politique et avocat, Thomas Mulcair est l’actuel député fédéral d’Outremont, élu sous la bannière du Nouveau Parti démocratique (NPD) dont il est à la fois le chef adjoint, le lieutenant pour le Québec et le porte-parole en matière de finances. Il a également siégé à l’Assemblée nationale du Québec en tant que député du Parti libéral et a été ministre de l’Environnement du Québec de 2003 à 2006. Administrateur public d’expérience, il a notamment présidé l’Office des professions du Québec. Il a également enseigné au cégep et à l’université.

Dominique Ollivier À la tête depuis 2006 de l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICÉA), à Montréal, Dominique Ollivier a auparavant été attachée de presse, conseillère politique au sein de divers cabinets ministériels du gouvernement du Québec et responsable des communications du Bloc québécois. Elle a également été rédactrice en chef du magazine interculturel Images (1990-1995) et coordonnatrice du Mois de l’histoire des Noirs (1992-1996). Spécialiste des communications interculturelles, elle a publié de nombreux textes sur l’éducation interculturelle, l’expression des cultures minoritaires dans l’espace public, le pluralisme et la participation civique. 38


D

ur, dur d’être un immigrant… Quels que soient le pays que l’on quitte et celui où l’on s’installe, la réalité de nouvel arrivant est rarement rose. Poser ses valises au Québec n’est pas plus facile qu’ailleurs, en particulier quand on ne connaît pas la langue… Sur les quelque 45 000 personnes qui immigrent ici tous les ans, 39,6 % ne parle pas le français. May Chiu, jeune Québécoise d’origine chinoise, s’est parfaitement intégrée à sa société d’accueil. Cette avocate consacre d’ailleurs une partie de son temps à l’intégration de compatriotes qui, à leur arrivée, ne maîtrisent pas le français. De son expérience, elle tire une grande leçon : « Oui, l’intégration passe par le français – et les Chinois l’apprennent. Mais la langue ne suffit pas : encore faut-il avoir la bonne couleur de peau et la bonne religion – et, depuis la commission BouchardTaylor, les bons vêtements ! Les employeurs disent qu’ils aiment embaucher les Chinois. Pourquoi ? Parce qu’ils ne se plaignent pas. En d’autres termes, ils se font exploiter. La lutte pour la promotion de la langue française comme langue de cohésion sociale ne peut se dissocier de la lutte contre l’exclusion et la discrimination sociales. » Marie-Thérèse Chicha, spécialiste des relations en milieu de travail, abonde dans ce sens : « Il y a beaucoup d’enjeux cachés derrière la langue. L’avenir est en français, dit-on, mais beaucoup d’immigrants n’ont pas d’avenir, même s’ils parlent français. » Et de citer le cas des Maghrébins francophones, dont la situation s’est dégradée depuis les attentats du 11-Septembre. Pourtant, affirme Marie-Thérèse Chicha, cette population est polyglotte et qualifiée. Les jeunes issus de cette communauté détiennent même des diplômes québécois. Par ailleurs, poursuit-elle, « bon nombre d’entreprises exigent des candidats à l’embauche qu’ils parlent anglais. Cette exigence est aussi un prétexte pour éliminer les nouveaux arrivants. » Loi 101 « Seule la langue française devrait être nécessaire pour prétendre à un emploi au Québec », rappelle le syndicaliste Gérald Larose. « Aujourd’hui, l’anglais est exigé dans 70 % des offres d’emplois. Nous sommes revenus à la situation d’avant la loi 101, d’avant les années 70. Les Québécois sont mêlés en simonac : ils ne savent pas eux-mêmes que c’est en français que ça se passe ! Il faut avoir un sursaut de courage politique pour faire appliquer la loi à la lettre. »

39


Le français, une langue pour tout et pour tous ? QUE DIT LA LOI 101 ?

La Charte de la langue française, dite « loi 101 », a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec en 1977, sous le gouvernement du Parti Québécois de René Lévesque, mais a été plusieurs fois amendée par la suite. L’objectif de la Charte est de « faire du français la langue de l’État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires ». Pour ce faire, la Charte impose la nette prédominance du français, notamment dans l’affichage public, la publicité commerciale et l’étiquetage des produits. Le français est la langue de la législation et de la justice au Québec mais, conformément aux exigences de la constitution canadienne applicables au Québec, les textes législatifs sont adoptés en français et en anglais, et les deux versions ont la même valeur juridique. Afin d’assurer la généralisation du français dans tous les milieux de travail, la Charte prévoit des mesures particulières pour les entreprises de 50 personnes et plus, telles que le programme de francisation. Enfin, du primaire au secondaire, l’accès au système public d’enseignement en anglais est réservé aux élèves qui répondent aux critères d’admissibilité à l’école anglaise en fonction de diverses situations (par exemple, un enfant est admissible si l’un de ses deux parents a reçu la majeure partie de son enseignement primaire en anglais au Canada). Paul Béland et Nathalie Saint-Laurent

Une idée à laquelle le député et juriste Thomas Mulcair adhère pleinement. « Lorsque la loi 101 était appliquée, on en ressentait les effets positifs. Par exemple, les jeunes anglophones sont davantage bilingues aujourd’hui qu’ils ne l’étaient avant la loi 101. » Défenseur presque malgré lui de la langue française ‑ « Ce n’est pas moi qui suis le dossier linguistique, c’est le dossier linguistique qui me poursuit ! » ‑, Thomas Mulcair, qui a grandi dans un environnement bilingue, a d’abord travaillé au ministère de la Justice, puis, dans les années 70, au Conseil de la langue française, où il a défendu l’idée d’un affichage 100 % français sur les babillards. La pratique qui s’est développée dans les années 70 a été percutante, se souvient Gérald Larose. En quelques années, la politique linguistique de l’affichage a totalement changé, tout comme la pratique de la langue dans les entreprises. « On avait alors affirmé : « L’avenir sera en français ! » et tout le monde s’y était mis. En l’espace d’une dizaine d’années, le Québec a vécu une révolution. Grâce à la loi 101, des gens qui ne parlaient ni l’anglais ni le français sont devenus trilingues. » Les langues de l’éducation « Parler de langue et de cohésion sociale, poursuit Thomas Mulcair, c’est aussi parler d’éducation. Moi, je constate un véritable schisme au Québec, créé par 40


Le français, pierre angulaire du vivre-ensemble québécois

l’existence d’écoles publiques et d’écoles privées. Je remarque que les élites envoient leurs enfants au privé, dans les écoles anglophones. » Dominique Ollivier, spécialiste des communications interculturelles, renchérit : « Ce que je n’ai jamais compris au Québec, c’est la cohabitation de deux systèmes d’éducation – et en ce sens, la langue peut constituer un élément de division. Comment développer une vision commune dans ces circonstances ? Quelle vision les enfants peuvent-ils avoir du monde et du Québec ? Construire une vision commune, cela doit commencer à l’école. » Gérald Larose, de son côté, note tout l’absurde de ce clivage linguistique. La construction des hôpitaux Saint-Luc, francophone, et du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), anglophone, en constitue un parfait exemple. « Construire deux super méga hôpitaux universitaires, à peu près de même taille et aux coûts astronomiques similaires, reproduit un clivage typiquement « canadien » : on développe des institutions séparées pour chacune des communautés, conformément à la vieille réalité des deux solitudes, mais totalement contraire à l’avènement d’une société moderne qui s’affirme de plus en plus comme une nation française en Amérique du Nord et qui souhaite intégrer les nouveaux arrivants. » Les deux solitudes Voilà en effet de quoi mêler n’importe qui, a fortiori un immigrant, pense MarieThérèse Chicha : « Le nouvel arrivant a besoin de repères et de nommer les choses. De ce point de vue-là, les Québécois ont un rôle à jouer. Ils doivent s’interroger 41


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

sur qui ils sont. » « À partir du moment où l’on parle de langue et de cohésion sociale, on ne peut que parler d’identité », poursuit Dominique Ollivier. « La langue a toujours été au cœur du projet de refonte des identités éclatées, des identités plurielles qui existent au Québec. L’identité culturelle québécoise est traversée par l’interculturalisme. C’est fondamentalement moderne. Le Québec a, selon moi, tous les attributs d’une nation sans en être totalement une, alors la langue devient l’emblème de cette quête inachevée. » PLAIDOYER POUR ÊTRE À LA FOIS ANGLOPHONE ET QUÉBÉCOIS

En 2008, le Comité permanent de la jeunesse du Quebec Community Groups Network (QGCN), un organisme voué au soutien des communautés anglophones du Québec, a lancé un vaste processus de consultation à travers la province. Le but recherché : prendre le pouls des aspirations et des priorités des jeunes anglophones. En tout, plus de 400 jeunes de 16 à 29 ans ont pris part à la discussion. Dans un premier temps, le QCGN est allé interroger les anglophones vivant en région. Près de 300 jeunes ont participé à ces réunions qui ont permis de cerner leurs besoins, leurs inquiétudes, leurs priorités et leurs espoirs. Plusieurs thèmes ont émergé de ce dialogue citoyen : la question du bilinguisme, la problématique de l’isolement des communautés anglophones, l’accès à l’éducation et à l’emploi et la participation à la vie communautaire. Ces thèmes ont par la suite servi de base de travail lors du Forum provincial jeunesse GÉNÉRATION, qui s’est tenu en septembre 2008 à Montréal. L’objectif, cette fois, était de formuler des idées et d’élaborer des recommandations stratégiques en vue d’une meilleure intégration des jeunes anglophones. Au terme de deux jours de délibération, la centaine de participants a établi les constats suivants : - Les jeunes anglophones souhaitent continuer à vivre au Québec et contribuer à la société québécoise, tout en explorant leur identité de Québécois anglophones. - Ils veulent être bilingues et avoir un accès accru aux occasions d’apprentissage du français. - Ils souhaitent enfin établir de meilleures relations avec les jeunes francophones, en mettant en place, par exemple, des structures dirigées par des jeunes issus des deux communautés linguistiques. Voilà qui dresse un portrait positif des possibles relations entre les jeunesses anglophone et francophone, pense Shawna Dunbar, la coprésidente du Comité permanent de la jeunesse du QCGN : « Les jeunes Québécois d’expression anglaise désirent abandonner les conflits et les tensions du passé pour saisir les occasions qu’offre le bilinguisme et ainsi démontrer un désir authentique de mettre aux oubliettes les deux solitudes. » Source : Créer des espaces pour les jeunes Québécois et Québécoises : Orientations stratégiques à l’intention des jeunes d’expression anglaise au Québec, QCGN, février 2009. En ligne : www.qcgn. com

Léonore Pion 42


Le français, pierre angulaire du vivre-ensemble québécois

À la question : « Peut-il y avoir une autre langue de cohésion que le français au Québec ? », Dominique Ollivier répond non, clairement : « Pour moi, il ne fait aucun doute que le Québec et la langue française vont de pair. On a déjà dit de moi que j’étais une véritable enfant de la loi 101. Selon moi, cela signifie que je suis une personne qui a confiance en sa langue, confiance dans le fait qu’au Québec, la vie se passe en français, et qui, en même temps, est curieuse dans sa quête d’autres langues, d’autres savoirs. » En d’autres termes, résume May Chiu, « il nous faut une langue commune et cela doit être le français. » Léonore Pion et Florence Reinson

43


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Qui parle quoi au Québec ? TABLEAU 1

Population du Québec selon la langue maternelle, recensement de 2006 Langue maternelle

Ensemble du Québec

RMR de Montréal

Île de Montréal

nombre

pourcentage

nombre

pourcentage

nombre

Français

5 916 840

79,6

2 356 980

65,7

908 295

pourcentage 49,8

Anglais

607 165

8,2

448 325

12,5

321 085

17,6

Autre

911 895

12,3

783 210

21,8

594 525

32,6

Total

7 435 900

100

3 588 520

100

1 823 905

100

Source : Statistique Canada, Le portrait linguistique en évolution, Recensement de 2006, No 97-555-XIF.

GRAPHIQUE 1

Population du Québec selon la langue parlée le plus souvent à la maison, recensement de 2006 Ensemble du Québec

81,8 %

RMR de Montréal

54,2 % 17,4 %

69,1 % 54,2 %

Île de Montréal 0 %

20 %

25,2 % 40 %

Français

60 % Anglais

13,4 % 20,6 %

80 %

Autre

Source : Statistique Canada, Le portrait linguistique en évolution, Recensement de 2006, No 97-555-XIF.

44

7,6 %

100 %


La parole est à vous ! Accueillir la diversité

Ariane Émond, ancienne journaliste « Nous avons été d’une telle paresse à accueillir la diversité ! Il faut vraiment apprendre à faire du « nous » avec « eux », puisque c’est cela que l’on construit : un grand nous collectif, métissé, francophone, fier d’habiter ce coin du monde. Pour moi, un projet collectif doit d’abord trouver sa force dans un projet social : envoyons le message qu’au Québec, on combat les inégalités sociales. »

L’anglais, sésame professionnel

Nadine Cazenave, formatrice en communication

« Je suis française et j’ai vécu dans de nombreux pays avant de m’installer au Québec. Cela va faire deux ans que je suis ici et, même si je parle la langue, mon intégration n’est pas encore acquise. Par exemple, pour pouvoir évoluer professionnellement, il va falloir que j’apprenne l’anglais. C’est la première fois que ça m’arrive dans un pays francophone. »

Pour un dialogue inclusif

Jacques Léger, retraité de l’enseignement « Entre nous, on peut se le dire : le français n’est pas essentiel pour tous les Québécois. Ce soir, c’est encore entre convaincus qu’on se retrouve. Où sont les autres ? Le travail de réflexion sur l’avenir de la langue au Québec, il faut le mener dans tous nos quartiers, avec tous les citoyens qui nous entourent et non pas seulement dans des milieux un peu triés sur le volet avec des gens très convaincants, très convaincus et très intellectuels. S’il vous plaît, descendons de nos certitudes faciles et allons rejoindre la vraie vie partout où elle se manifeste, sinon on n’y arrivera pas… »

45



3

Je parle, tu parles, nous parlons… français !


Le français, quelle langue difficile ! entend-on souvent dire. Mais il faut pourtant bien l’apprendre quand on s’installe dans un pays francophone. Sinon, comment fait-on pour accomplir ses démarches administratives, aider les enfants à faire leurs devoirs ou aller à l’épicerie ? Parler français, c’est aussi essentiel pour décrocher un emploi. Pourtant, au Québec, un certain nombre d’immigrants finissent par choisir de parler anglais, et la majorité de leurs enfants poursuivent leur cégep en anglais. Cela veut-il dire que les structures mises en place pour les aider dans leur apprentissage de la langue française ne sont pas assez efficaces ? Que les méthodes d’enseignement ne sont pas adaptées à la situation particulière des immigrants ? Y a-t-il d’autres facteurs qui freinent l’apprentissage ? Six panélistes, forts de leur expérience dans l’enseignement du français langue seconde (FL2), tentent de répondre à ces questions.


TABLE RONDE

L’enseignement du français aux immigrants : la question du comment Panélistes

Mustapha Kachani Mustapha Kachani dirige à Montréal le Centre d’Intégration Multi-services de l’Ouest de l’Île (CIMOI), un organisme dont les missions principales sont l’intégration et la francisation des nouveaux arrivants. Membre nommé au Conseil interculturel de Montréal (CIM) en 2004-2005, il a contribué à détecter les problématiques d’intégration interculturelle et à trouver des solutions à soumettre aux instances politiques de la Ville de Montréal. Président du Regroupement des organismes en francisation du Québec et membre du conseil d’administration de Services Québec, M. Kachani s’est vu décerner, en 1998 et en 2008, le Mérite en francisation des nouveaux arrivants.

Maryse Potvin Politologue, sociologue et professeure en éducation, Maryse Potvin s’intéresse aux rapports ethniques, aux inégalités sociales et scolaires, aux jeunes issus de l’immigration et à l’éducation antiraciste et civique. Elle publie régulièrement des ouvrages et des articles scientifiques et collabore à des rapports d’expert, notamment sur la mesure des discriminations au Canada – pour le compte de la Commission européenne (2004) – et sur les médias et les accommodements raisonnables – pour le compte de la commission Bouchard-Taylor (2008).

49


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Carmine Somma Arrivé au Québec en 1970, Carmine Somma est d’origine italienne et détient deux baccalauréats, l’un en science politique et l’autre en enseignement de l’histoire, tous les deux obtenus à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Gestionnaire de projets à Statistique Canada de 1991 à 1996, il y a été responsable de différentes enquêtes statistiques auprès de la population ou des entreprises. En 1997, M. Somma est entré à la Commission scolaire de Montréal. Il est présentement enseignant en classe d’accueil au niveau secondaire. Il côtoie des groupes sous-scolarisés, débutants et post-accueil avancés.

Michel Usereau Michel Usereau enseigne le français langue seconde (FL2) depuis 2000 au ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC). En 2005, le MICC lui a confié le mandat de concevoir des cours et des cahiers d’activités en français écrit. Il travaille actuellement à la rédaction du programme cadre national pour l’enseignement du français aux immigrants adultes, en collaboration avec le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS). Il est aussi chargé de cours en FL2 à l’Université de Montréal. Il a donné une série de conférences à Montréal, à Québec et au Mexique sur l’enseignement du français parlé au Québec.

Akos Verboczy Commissaire scolaire depuis 2003 du quartier Westmount‑Côtedes-Neiges, Akos Verboczy œuvre dans le cadre de son mandat à l’adoption d’une politique de la langue au sein de la Commission scolaire de Montréal (CSDM). Il a également rédigé le mémoire Le système d’éducation au cœur du renforcement de la langue française au Québec, présenté à la Commission des États généraux de la langue en 2000. Akos Verboczy travaille présentement à la Conférence régionale des élus de Montréal où il a mis en œuvre des programmes d’éducation à la citoyenneté et à la démocratie, tels les projets Prends ta place ! et Électeurs en herbe. 50


Anne Vicher Directrice du cabinet parisien de formation et d’ingénierie didactique Écrimed’ et enseignante chercheuse à l’Université de Paris 3, Anne Vicher travaille depuis 25 ans dans le domaine de la linguistique et de la didactique. Depuis le début des années 80, elle s’implique dans l’intégration linguistique et l’insertion sociale et professionnelle des immigrants. Elle est l’auteure de nombreux rapports, études et articles sur cette question, ainsi que de méthodes et d’outils d’apprentissage de la langue française comme langue étrangère ou seconde.

L

es francophones du monde entier sont considérés comme de parfaits candidats à l’immigration au Québec. En effet, savoir parler la langue de son pays d’accueil est un atout considérable pour réussir son intégration. Pourtant, nos panélistes s’accordent à dire qu’être francophone peut parfois jouer des tours aux nouveaux arrivants. Ainsi, beaucoup d’immigrants découvrent avec surprise que savoir parler français, ce n’est pas suffisant au Québec, et en particulier à Montréal. Même si le français est la langue officielle, nombre d’employeurs exigent des candidats à l’embauche qu’ils parlent également anglais. À tous les efforts, démarches et tracas liés à l’arrivée dans un nouveau pays s’ajoute alors l’anxiété de devoir apprendre une nouvelle langue. « Être francophone, ce n’est nécessairement un avantage pour un nouvel arrivant », résume Mustapha Kachani, directeur du Centre d’Intégration Multi-Services de l’Ouest de l’Île (CIMOI). Selon lui, les francophones sont tout aussi susceptibles de faire face à des problèmes d’intégration et de subir des échecs dans leur recherche d’emploi que les autres. Pourquoi ? Parce que savoir parler français ne veut pas dire que l’on saura toujours communiquer de manière efficace : le nouvel arrivant doit apprendre tout un vocabulaire propre à la culture, aux institutions et au mode de vie québécois. « Quand on parle de francisation, il ne s’agit pas seulement de la connaissance de la langue, c’est aussi la connaissance des valeurs fondamentales du Québec » résume Mustapha Kachani.

51


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

En territoire connu S’installer au sein d’une communauté d’immigrants issus de son pays d’origine est un réflexe normal qui, au début, facilite l’intégration. La communauté fournit un soutien matériel et moral à ses membres et leur permet de découvrir le Québec plus rapidement. Mais cela signifie également que l’immigrant va continuer à parler sa langue maternelle une grande partie du temps. Pendant ce temps, le français… prend la poussière. Pour l’apprendre le plus rapidement possible, il faut donc sortir de sa zone de confort afin de pouvoir pratiquer. « J’ai souvent remarqué que certains de mes étudiants qui sont exclus par leur communauté ou qui s’en excluent eux-mêmes – les homosexuels, par exemple – apprennent le français de façon beaucoup plus

ÉDUCATION AU QUÉBEC : L’ANGLAIS GAGNE DU TERRAIN

Aux primaire et secondaire, les écoles française et anglaise essayent de se voler la vedette. Même si les écoles du secteur français récupèrent de plus en plus d’élèves dont la langue maternelle est l’anglais (11 % de plus en 2003-2004 qu’en 1993-1994), le nombre d’élèves ayant pour langue maternelle le français et s’inscrivant dans les écoles anglaises a plus que doublé sur la même période, passant de 10 361 à 20 902 – sous certaines conditions, des dérogations sont accordées : quand l’un des parents a effectué ses études primaires en anglais, quand l’élève a auparavant été scolarisé en anglais ou quand l’un des membres de sa fratrie a été admis à l’école anglaise. Le nombre d’élèves qui parlent une langue maternelle tierce augmente de manière significative des deux côtés. Mais, au total, le secteur français a perdu plus de 58 000 élèves depuis le début des années 90, alors que le secteur anglais en a gagné presque 12 000. Au cégep, l’anglais jouit d’une popularité croissante. De plus en plus d’élèves qui ont auparavant étudié en français choisissent de s’inscrire dans une institution anglophone (7,9 % en 2003 contre 4,9 % en 1993). C’est notamment le cas pour ceux dont la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais : en 2003, 42 % ont préféré poursuivre leurs études en anglais. La plupart des élèves qui ont suivi leur scolarité précollégiale en anglais continuent dans cette voie (97 % en 2003). A l’université, la tendance se maintient. De plus en plus d’étudiants de langue maternelle française s’inscrivent dans des universités anglophones (+8,6 % de 1986 à 2003), alors que les universités de langue française attirent de moins en moins d’étudiants anglophones (-24 % sur la même période). Par contre, une mince majorité d’étudiants allophones choisissent désormais de poursuivre leurs études supérieures en français (50,7 % en 2003). F. H. Source : Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS), Direction de la recherche, des statistiques et des indicateurs.

52


Je parle, tu parles, nous parlons… français !

rapide et naturelle, remarque Michel Usereau, enseignant en français langue seconde (FL2) au ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC). Eux se ramassent à parler français comme vous et moi. J’ai le souvenir d’une famille chinoise qui a décidé de s’installer dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, où il n’y a pas beaucoup de Chinois. Je l’ai revue quelque temps après son installation : c’était troublant de voir à quel point la petite madame, qui était auparavant hyper timide et n’osait pas dire un mot sans baisser les yeux, s’exprimait aisément en français. » Comme le soulignent les panélistes, les groupes multiethniques où n’émerge pas de langue majoritaire vont naturellement adopter le français comme langue commune, alors que les groupes plus homogènes auront tendance à se diviser selon leurs langues maternelles. Ainsi, ils ont remarqué que leurs élèves progressaient beaucoup plus rapidement lorsque les classes étaient hétérogènes. « Une langue s’apprend en faisant des erreurs » Le français est une langue difficile à apprendre ; c’est du moins l’idée que l’on s’en fait. Selon Maryse Potvin, professeure en éducation à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), il faut de cinq à sept ans d’apprentissage avant d’atteindre un 53


Le français, une langue pour tout et pour tous ? APPRENDRE LE FRANÇAIS QUAND ON EST IMMIGRANT : OÙ ET COMMENT ?

Avant le départ Les détenteurs d’un Certificat de sélection du Québec (CSQ) peuvent suivre des cours à leurs frais dans leur pays d’origine dans des institutions ayant conclu des ententes avec le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC). Le ministère peut ensuite défrayer cette formation à concurrence de 1 500 $. Temps plein, temps partiel En arrivant au Québec, les immigrants peuvent suivre des cours intensifs dans les institutions (certains cégeps, universités, organismes communautaires et commissions scolaires) partenaires du MICC. Ceux qui préfèrent étudier à temps partiel peuvent suivre une formation de 4, 6, 9 ou 12 heures par semaine, le jour, le soir ou les fins de semaines. Dans les deux cas, la durée du programme dépend du niveau de l’élève. Une aide financière est disponible pour les personnes répondant à certains critères. Apprentissage autonome Deux centres d’autoapprentissage du français (CAF), l’un à Montréal, l’autre à Québec, permettent aux immigrants de se perfectionner de manière autonome en leur fournissant du matériel pédagogique. Une formation en ligne est également disponible pour ceux qui désirent apprendre à leur rythme. En entreprise Le MICC permet aux entreprises de moins de 100 employés de mettre en place, dans leurs locaux, des cours de français adaptés à leurs besoins. Celles-ci peuvent ainsi recevoir des professeurs qui délivreront une formation à durée et contenu flexibles. Une subvention d’Emploi-Québec permet de rémunérer les employés pendant les heures de cours. F. H.

niveau suffisant pour entreprendre des études collégiales ou universitaires. D’où le constat suivant, partagé par tous les panélistes : la société québécoise aurait tendance à trop en demander à ses immigrants allophones. On les corrige, on poursuit la conversation en anglais s’ils ne parlent pas assez bien. Pourtant, souligne Mustapha Kachani, « on ne veut pas former des Molière. On forme des gens pour comprendre la société et pour communiquer. » « Je me demande très souvent si on ne place pas la barre toujours trop haut pour empêcher les gens d’apprendre le français, fait remarquer Anne Vicher, didacticienne française spécialisée dans la conception de méthodes d’apprentissage du FL2 (voir entrevue p. 59). Je croyais que c’était uniquement les Français qui se faisaient une trop haute idée de leur langue, mais je m’aperçois que c’est pareil ici. Or, pourquoi apprendre le français si cette langue est si difficile et qu’on ne la 54


Je parle, tu parles, nous parlons… français !

parlera jamais bien ? Si toute sa vie on se fait reprendre parce qu’on a un accent étranger ? Une langue s’apprend en faisant des erreurs. » Elle recommande donc un apprentissage très fonctionnel de la langue, basé sur les différentes situations dans lesquelles l’immigrant va se trouver. Au travail, à l’épicerie, il faut savoir se débrouiller, et vite. À Paris, elle a donc développé une méthode mettant l’accent sur la capacité de l’élève à communiquer dans des situations de tous les jours. Cependant, malgré la bonne volonté des professeurs et des méthodes d’enseignement adaptées aux problématiques des nouveaux arrivants, il reste qu’on n’est pas tous égaux dans l’apprentissage d’une nouvelle langue. Les non-immigrants aussi en savent quelque chose ! Lorsque les enfants entrent à l’école, certains parents de milieux défavorisés se voient incapables de les aider dans leurs devoirs ou de s’investir dans leur parcours académique. À l’inverse, dans des milieux plus privilégiés, élèves et parents n’éprouvent pas ce genre de problème, rappelle Anne Vicher. « On a quelques lycées prestigieux à Paris, comme Henri-IV et Louis-leGrand, où l’on recense 57 langues d’usage parmi les élèves, explique-t-elle. Ça ne pose aucun problème, parce que les parents sont là et suivent la scolarité des enfants. C’est particulièrement vrai dans le cas des familles chinoises : à leur arrivée en France, les adolescents suivent des cours de français intensifs et, parce qu’ils sont bien encadrés, sont très bons dans les autres matières. » Selon elle, l’apprentissage du français est problématique « dans les quartiers populaires, là où le français pose de toute façon problème aux francophones. La maîtrise du français dépend aussi du milieu, des cercles dans lesquels on agit ». L’école, noyau de l’intégration À la Commission scolaire de Montréal (CSDM), une majorité d’élèves sont désormais issus de l’immigration et parlent une langue maternelle autre que le français, rappelle Akos Verboczy, qui travaille actuellement à l’élaboration d’une politique de la langue visant à aider les directions d’écoles. « On a donc aussi une responsabilité quant à la francisation des familles immigrantes », soutient-il. Ce double rôle engendre parfois des dilemmes : faut-il traduire les bulletins de notes dans les langues maternelles des familles pour qu’ils puissent suivre les progrès des élèves ou s’en tenir à la loi 101 ? La question s’avère d’autant plus délicate que, bien souvent, l’anglais s’en mêle. Sur ce point, tous les panélistes sont d’accord : la présence de l’anglais au Québec, et en particulier à Montréal, freine l’apprentissage du français chez les immigrants. Même s’ils font l’effort d’apprendre à parler français en arrivant au Québec, il est facile pour eux de vivre leur quotidien en anglais s’ils connaissent déjà cette langue. 55


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

C’est une réalité surtout dans les écoles, où les élèves issus de l’immigration suivent leurs cours en français, mais utilisent souvent l’anglais pour discuter entre eux dans les couloirs ou après les cours. Selon Carmine Somma, enseignant en classe d’accueil au secondaire, la responsabilité est en partie celle des professeurs, qui devraient exiger la pratique du français entre les murs des établissements scolaires, en partie aussi celle des parents, qui ne sont pas toujours clairs avec leurs enfants sur ce que l’on attend d’eux au Québec. « Beaucoup d’élèves n’ont aucune idée en arrivant ici qu’ils doivent apprendre le français », révèle-t-il. La majorité des élèves allophones finissent d’ailleurs par poursuivre leurs études collégiales en anglais, une situation que les professeurs de FL2 jugent décevante. Laisser le temps faire son œuvre Enseigner le français langue seconde, c’est donc réfléchir aux méthodes et prendre en compte les facteurs sociaux et culturels, mais c’est aussi reconnaître toute la pression qui repose sur les épaules des immigrants et accepter que l’intégration prenne du temps. « On n’a jamais vraiment défini ce qu’est l’intégration, affirme Carmine Somma. C’est un très long processus, et je pense qu’on demande présentement aux immigrants de s’intégrer dans un laps de temps vraiment trop court. Il faut penser en termes de deuxième, de troisième génération. » Flavie Halais 56


La parole est à vous ! Des savoirs en concurrence Blandine Benoist, conseillère

« Mes grands-parents écrivaient un français impeccable, meilleur même que celui que j’ai vu à l’université quand j’y corrigeais des travaux. À leur époque, on étudiait le français et les mathématiques : c’était quand même assez simple. Aujourd’hui, on assiste à une concurrence dans l’apprentissage : il y a tellement de matières à acquérir... Dans ces conditions, il est extrêmement difficile de ne pas faire de fautes d’orthographe ! »

L’anglais par défaut

Louis Balthazar, politologue « Ma première femme – qui était Américaine – et moi voulions que notre fils soit bilingue. Mais j’ai insisté pour qu’il aille à l’école française parce que, selon moi, il aurait de toute façon l’occasion d’apprendre l’anglais. »

Trop de responsabilités

Lise Beauchemin, directrice d’un centre de loisir « Les enfants d’immigrants font le lien entre la société d’accueil et les parents. Ils servent bien souvent d’interprètes pour leurs parents et doivent les assister dans toutes leurs démarches quotidiennes. Ce n’est pas une responsabilité normale. »

57


Favorisons les contacts entre cultures !

Micheline Blouin, professeure de français langue seconde « Au cours des années 1990, j’ai jumelé des francophones qui apprenaient l’espagnol avec des immigrants venus d’Espagne. Mon but était de favoriser les échanges. Je rêvais que les Québécois francophones du groupe deviennent des passeurs, c’est-à-dire des personnes qui aideraient les Espagnols à s’intégrer à notre culture. Malheureusement, faute de moyens, cette initiative n’a pas fonctionné. Ce ne serait sans doute pas le cas aujourd’hui parce qu’on comprend davantage l’importance des contacts entre les immigrants et les Québécois d’origine. »

58


Apprendre une langue, c’est apprendre une culture  La didacticienne Anne Vicher considère la langue à la fois comme la clé d’une intégration réussie et comme un droit : si on oblige les nouveaux arrivants à apprendre une langue, il faut en retour leur offrir la possibilité de vivre de façon harmonieuse dans le pays d’accueil. À Paris, elle a développé une méthode d’enseignement du FL2 basée sur une approche interculturelle, dans laquelle apprenants et accueillants ont tous les deux un rôle à jouer. Y a-t-il une méthodologie particulière pour enseigner le français aux nouveaux arrivants ? Il existe tout un tas d’approches (instrumentales, fonctionnelles, communicatives, etc.), mais aucune solution miracle. Dans l’enseignement du français langue seconde (FL2), il faut toujours prendre en compte différents éléments : quel est le niveau de départ de l’immigrant à qui je vais enseigner le français ? Où vais-je l’amener en termes de maîtrise de la langue ? De combien de temps dispose-t-on pour y parvenir ? En France, les enseignants de FL2 travaillent avec deux principaux types de population : des personnes analphabètes dans leur langue d’origine et d’autres qui sont installées au pays depuis longtemps et qui, à ce titre, ont appris à se débrouiller dans la langue du pays d’accueil sans jamais l’avoir apprise. Comme ceux-là maîtrisent déjà à peu près la langue orale, on peut durant les cours utiliser l’écrit. Mais cela n’est pas le cas pour les autres : l’apprentissage du français impose cette fois une méthodologie particulière dans laquelle on ne peut recourir ni à l’écrit ni à la langue maternelle, car sur une quinzaine de personnes présentes en cours, on parle de 8 à 10 langues différentes. Dans ce cas, on commence par se fixer un premier objectif : être fonctionnel dans la langue du pays d’accueil. Dans cette approche, dite actionnelle, le français qu’on enseigne se veut très pratico-pratique : l’immigrant doit pouvoir s’en servir dans sa vie de tous les jours. Il doit savoir se présenter, exprimer ses préférences ou encore demander un service. Ce qui a beaucoup changé ces dernières années dans l’enseignement du FL2, ça a été d’intégrer le principe qu’on n’est pas tout seul : une langue se parle toujours 59


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

à plusieurs. Dans cette perspective, l’erreur doit être tolérée. On doit accepter qu’un nouvel arrivant recourre à des gestes ou même à des mots de sa langue maternelle pour se faire comprendre. L’interlocuteur doit être collaboratif et bienveillant. Mais cette dimension-là ne concerne pas tant les nouveaux arrivants que la communauté d’accueil… Tout à fait. Il y a là à mener tout un travail de sensibilisation, d’initiation à la diversité des langues, de tolérance et d’ouverture d’esprit face à un français écorché. La langue française est difficile ; or, les Français ont tendance à être puristes. Ce n’est pas le cas par exemple aux États-Unis : les Américains sont habitués aux accents, et tant pis si l’anglais est estropié en autant que les choses marchent ! Cette tolérance doit commencer dans la salle de classe. Les enseignements doivent comprendre que les copies avec du rouge partout, ce n’est pas efficace. A-t-on besoin de faire faire des dictées à des débutants ? Doit-on les obliger à s’exprimer sans faire un geste ou sans demander à leur interlocuteur de répéter ou de parler plus lentement ? Non ! Reconnaissons leurs compétences langagières, même si celles-ci sont imparfaites. Ne les décourageons pas sous prétexte de rechercher un résultat impeccable. En France, on demande désormais aux professeurs de donner un diplôme à des personnes qui font encore des fautes : je peux vous dire que certains enseignants sont scandalisés ! En ce qui me concerne, je prône depuis très long60


je parle, tu parles, nous parlons… français !

temps la pédagogie de l’erreur : c’est en en faisant qu’on peut évoluer dans sa maîtrise de la langue, mais c’est aussi grâce aux fautes que font ses élèves que le professeur va s’améliorer, puisque ces erreurs l’interrogent sur sa pratique. Vous défendez une approche interculturelle dans l’enseignement et l’apprentissage du français langue seconde. De quoi s’agit-il exactement ? J’ai commencé à l’aborder tout à l’heure quand je parlais de collaboration et de bienveillance. Langue et culture sont intimement liées : on ne peut pas enseigner l’un sans tenir compte de l’autre. Dans l’approche interculturelle que je propose, on se pose des questions comme « comment interrompre ? », « comment donner un ordre ? », « comment demander un service ? » L’enseignant amène l’élève à réfléchir aux codes culturels. C’est très important parce que les nouveaux arrivants se retrouvent très rapidement sur le marché du travail. Prenons un exemple. « Pouvez-vous répète ? » : avec un débutant, je n’ai pas de problème avec cette phrase. La structure interrogative « pouvez-vous » est correcte, l’élève a utilisé le « vous » plutôt que le « tu » et il a été poli. Si en revanche le même élève m’avait dit : « Répétez », là, ça ne serait pas passé. Certes, son français est parfait, mais en utilisant le mode impératif, il n’a pas respecté le code culturel. Cette ouverture à la culture de l’autre va nécessairement dans les deux sens. En classe, par exemple, les Asiatiques répondent tout le temps « oui », même s’ils n’ont pas compris : dans leur culture, ne pas donner la bonne réponse ou demander des explications revient à insulter le professeur. Dans ce cas, l’enseignant doit faire un pas et insister sur le fait que ce n’est pas grave de faire des erreurs. À la demande de la Mairie de Paris, vous avez mis au point un livret d’apprentissage du français pour les immigrants. Quelle est sa particularité ? Deux chiffres pour commencer : Paris, c’est 20 % d’étrangers et 15 000 personnes qui suivent des cours de français subventionnés par la Ville. Jusqu’en 2008, chaque organisme de francisation faisait sa petite sauce dans son coin. Il fallait donc mettre au point un référentiel commun. Le maire de Paris, Bertrand Delanoë, a aussi exprimé le souhait que les élèves progressent plus vite dans leur apprentissage de la langue et que les enseignants soient moins tatillons sur l’orthographe, la grammaire ou la parfaite maîtrise de l’écriture. L’idée, avec le livret que j’ai conçu, est de permettre à l’élève de se rendre luimême compte de sa progression et de pouvoir facilement faire le point sur ses connaissances et ses objectifs. Ce livret se présente comme un cahier de questions, qui correspondent à des compétences acquises au fil du temps. Au fur et à mesure que l’élève le remplit (il 61


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

a cinq ans pour le faire), il prend conscience qu’il sait faire tout un tas de choses. Ces informations sont utiles à la fois pour valoriser les individus dans ce qu’ils sont et pour ouvrir un dialogue avec le professeur. Je vous donne un exemple : la plupart des Africains ne le savent pas eux-mêmes, mais ils sont souvent quadrilingues. Où ont-ils appris ces langues ? Dans la rue, pour beaucoup. Voilà une information très utile à l’enseignant qui, dans ce cas précis, comprendra que ses élèves n’entendent rien à la grammaire. Ce livret est testé depuis octobre 2008 dans une quarantaine d’organismes parisiens de francisation. Au début, son utilisation s’est avérée un peu déboussolante, en particulier pour le public de plus faible niveau. Mais de plus en plus d’apprenants l’utilisent et, grâce à leurs commentaires, on l’améliore régulièrement. Il en est d’ailleurs déjà à sa deuxième version. Peut-on faire des correspondances entre la situation française et la situation québécoise ? Globalement, les immigrants qui viennent s’installer au Québec sont plus scolarisés que ceux qui viennent France, et près des deux tiers d’entre eux sont déjà francophones à leur arrivée. Que je sache, les nouveaux arrivants ne sont pas obligés d’apprendre le français au Québec, ce qui depuis quelques années n’est plus le cas en France. Cependant, la politique de francisation est conçue et mise en œuvre de façon beaucoup plus harmonieuse et plus centralisée qu’en France : vous avez un ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC) qui chapeaute l’enseignement du français aux nouveaux arrivants – nouveaux arrivants qui étudient tous à partir des mêmes livres. Le Québec mène depuis 30 ans une réflexion sur la didactique du FL2, et ça se ressent ! Je suis venue en 1998 voir ce qui se faisait ici en matière de francisation : mes collègues français et moi n’en revenions pas de voir les politiques, les méthodes, les formations et les équipes de travail du MICC ! En France, avant l’instauration en 2004 du contrat d’accueil et d’intégration, il n’y avait qu’une conscience très diffuse du fait que l’intégration passe par la langue. La francisation était alors l’affaire d’associations qui s’en occupaient de façon bénévole. Au Québec, l’enjeu de la langue est si important que le gouvernement y a mis le paquet depuis longtemps ! Propos recueillis par Léonore Pion

62


4

Langue française et langues autochtones : mêmes combats !


Une cinquantaine de personnes ont assisté à la table ronde sur les langues autochtones. Le sentiment prédominant ? L’indignation. Indignation face à l’indifférence dans laquelle ces langues autochtones disparaissent. Indignation aussi face aux gouvernements provincial et fédéral qui investissent si peu pour les protéger. Heureusement, l’autre sentiment dominant a été… l’espoir. Espoir que les Québécois apprennent mieux leur histoire et le rôle qu’y ont joué les Autochtones. Espoir aussi qu’ils soutiennent autant ceux qui se battent pour promouvoir le français que les membres des Premières Nations qui se démènent pour protéger l’innu ou l’iroquois. Pour que ces langues méconnues de notre bout de planète revivent et prennent la place qui leur revient.


TABLE RONDE

Langue française et langues autochtones : vers une reconnaissance mutuelle et l’identification d’un terrain commun Panélistes

Karine Awashish Originaire de la communauté atikamekw d’Obedjiwan, Karine Awashish s’est fixée des objectifs personnels et professionnels en lien avec l’affirmation culturelle et identitaire des communautés autochtones. En 2003, elle a effectué un stage au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, à Genève. Cette expérience lui a permis de tisser des liens dans diverses communautés autochtones partout dans le monde. Titulaire d’un baccalauréat en administration des affaires (UQAM), elle poursuit présentement une maîtrise en loisir, culture et tourisme à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) tout en s’impliquant auprès de la jeunesse atikamekw.

Serge Bouchard Anthropologue, chercheur et passionné de l’histoire et des cultures amérindiennes, Serge Bouchard est à la fois communicateur, conférencier, homme de radio (il anime Les chemins de travers et De remarquables oubliés à la Première Chaîne de Radio-Canada) et écrivain. Il a notamment écrit L’homme descend de l’ourse, Le moineau domestique, Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux et Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu (Boréal). Avec Bernard Arcand, il a aussi publié six volumes de la série Les lieux communs. Ses derniers ouvrages, Confessions animales, Bestiaire et Bestiaire II sont parus aux Éditions du passage. 65


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Ellen Gabriel Présidente de l’association Femmes Autochtones du Québec depuis octobre 2004, Ellen Gabriel lutte pour la défense des droits des femmes autochtones et porte leurs messages aux échelons provincial, national et international. Activiste soutenue par ses pairs, elle est connue du public canadien pour avoir agi en tant que porte-parole des Mohawks lors de la crise d’Oka, en 1990. Pour elle, l’éducation, tout comme la préservation des langues, des traditions et de la culture sont autant d’éléments qui permettront aux peuples autochtones de surmonter l’oppression et les effets de la colonisation.

Stéphane Steve Jeannotte Micmac par son père et Québécois par sa mère, Stéphane Steve Jeannote, membre de la communauté micmaque de Gespeg, en Gaspésie, se présente comme « le grand chef de l’humour autochtone du Québec ». Ses textes et ses personnages reflètent le choc des cultures autochtone et québécoise. En 2001, Stéphane Steve Jeannotte assure la première partie du spectacle de Nathalie Choquette. Il travaille par ailleurs comme adjoint de production pour le groupe Juste pour rire et l’émission Comicographies. En juillet 2007, il entre à Nish Télévision et devient l’animateur de La Piqûre, une émission jeunesse destinée aux jeunes Autochtones du Québec.

Isabelle Picard Isabelle Picard est originaire de la communauté huronne de Wendake, mais vit maintenant à Kanehsatake. Ethnomuséologue et conférencière, elle s’intéresse depuis longtemps à la sauvegarde des cultures et des langues autochtones. Depuis 2006, elle est coordonnatrice de Yawenda, un projet de revitalisation du huron-wendat, une langue éteinte depuis plus d’un siècle. Elle travaille également sur différents projets en éducation post-secondaire pour les Premières Nations du Québec.

66


Langue française et langues autochtones : mêmes combats !

Nadine Vollant Innue établie à Sept-Îles, Nadine Vollant œuvre comme travailleuse sociale dans la réserve de Maliotenam. Portée par l’urgence de retrouver dans sa communauté l’entraide traditionnelle et d’y développer des services communautaires adaptés, consciente aussi du manque de modèles positifs pour les jeunes Autochtones, elle travaille pour que les siens renouent avec leurs valeurs fondatrices, soit le partage, le sens du clan et de la famille, l’accueil et l’entraide. Nadine Vollant a obtenu un baccalauréat en travail social ainsi que deux certificats, l’un en intervention sociale et l’autre en réadaptation sociale.

A

u Québec, les relations sont parfois troubles entre les Québécois francophones et les peuples autochtones. Pourtant, les uns et les autres ont des intérêts communs et gagneraient à nouer des alliances : francophones et Autochtones connaissent l’importance d’une langue en tant que véhicule d’une culture et se battent tous deux pour la survie et la protection de la leur. Tous deux savent que « s’ils perdent leur langue, ils perdent leurs connaissances et leurs valeurs, dit Ellen Gabriel, présidente de Femmes Autochtones du Québec. Si nous, les Autochtones, perdons notre langue, nous perdons notre système de gouvernance. Toute notre connaissance, que ce soit notre relation avec la Terre ou la façon dont nos ancêtres pensaient, se trouve dans notre langue. » En atikamek, « le mot enfant veut dire petite lumière, illustre Karine Awashish, elle-même originaire de la communauté atikamek d’Obedjiwan. Cela montre comment cette nation considère les enfants. » Bref, au Québec, le français et les quelque 10 langues amérindiennes font face aux mêmes menaces. « On demande aux francophones pourquoi ils parlent français en Amérique du Nord et non pas anglais, comme tout le monde, rappelle l’anthropologue Serge Bouchard, animateur de la table ronde. Et on demande aux Amérindiens pourquoi ils parlent leur langue au Québec, et non pas français, comme tout le monde. » Méconnaissance et préjugés La voie vers de possibles alliances entre « Blancs » et « Indiens » reste toutefois à trouver. Depuis les événements d’Oka, par exemple, plusieurs Québécois, ont une 67


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

État de la situation des langues autochtones au Québec Langue Algonquin Principales communautés : - Lac-Simon - Kitigan Zibi - Pikogan - Kitcisakik - Val-d’Or - Winneway - Malartic Atikamekw Principales communautés : - Manawan - Obedjiwan - Wemotaci - La Tuque - Joliette - Trois-Rivières - Roberval - Saguenay Cri Principales communautés : - Chisasibi - Mistissini - Waskaganish - Waswanipi - Wemindji - Whapmagoostui - Eastmain - Nemiscau - Oujé-Bougoumou - Montréal Inuktitut Principales communautés : - Kuujjuaq - Puvirnituq - Inukjuak - Salluit - Kangiqsualujjuaq - Kangiqsujuaq - Akulivik - Kuujjuarapik - Kangirsuk 68

Nombre de locuteurs 2 500 995 400 265 215 145 65 50 5 555 1815 1760 1010 215 135 115 105 65 14 260 3710 2775 1800 1390 1165 755 615 600 535 185 10 165 1645 1400 1345 1165 715 570 500 460 435

Langue - Umiujak - Ivujivik - Quaqtaq - Tasiujaq - Montréal Malécite Principale communauté : Rimouski Micmaq Principale communauté : Listuguj Mohawk Principales communautés : - Châteaugay - Montréal - Oka Montagnais-naskapi Principales communautés : - Manicouagan - Betsiamites - Uashat - Maliotenam - La Romaine - Natashquan - Kawawachikamach - Matimekosh - Sept-Îles - Mingan - Mashteuiash - Pakuashipi - Québec - Baie-Comeau Ojibway Principales communautés : Montréal Québec Gatineau Total

Nombre de locuteurs 375 345 305 235 160 15 10 805 675 125 35 30 20 10 065 2445 2310 1085 1045 910 785 540 500 465 405 305 280 285 125 30 10 10 10 43 720

Source : Statistique Canada, Recensement de la population 2006.


Langue française et langues autochtones : mêmes combats !

mauvaise opinion des Mohawks, notamment parce qu’ils manient moins bien le français que l’anglais ou l’iroquois. Pourtant, la Mohawk Ellen Gabriel aime la langue de Vigneault. Et la parle. « Je n’ai pas le choix si je veux communiquer avec mes voisins de la Rive Sud ! », dit-elle avec un sourire. Son français n’est pas parfait, mais elle le parle bien mieux que les Québécois parlent iroquois, sa langue maternelle, voire mieux que certains Mohawks ! Quand elle prend la parole en iroquois, en effet, aucun des participants ne comprend ce qu’elle dit. « Le Coréen est plus proche de nous que les langues amérindiennes d’ici ! », lance Serge Bouchard. C’est un fait. Cependant, Ellen Gabriel apprécierait que plus de Québécois la soutiennent dans sa lutte pour la protection des langues amérindiennes. Certes, certains francophones sont déjà conscients de l’importance de revitaliser ces langues. « C’est un Blanc qui m’a convaincue que je devais parler innu, qui m’a aidée à valoriser ma langue maternelle et qui je suis », témoigne Nadine Vollant, Innue installée à Sept-Îles. La jeune femme revient de loin. « J’avais six ans et je parlais seulement innu quand on m’a obligée à quitter ma communauté et à aller à l’école en français. Pour moi, c’était une langue d’échec », dit-elle… dans un français parfait. Elle a longtemps eu honte de sa langue maternelle, allant jusqu’à demander à sa mère qu’elle lui parle seulement en français ! Même si quelques Québécois sont sensibles à ces réalités, la plupart connaissent mal l’histoire ou les langues des Premières Nations – et ne s’y intéressent pas. D’abord, ils perçoivent souvent ces langues comme primitives et faciles à apprendre. À tort, dit Serge Bouchard. Ces langues, aussi complexes que n’importe quelle autre, évoluent constamment. « Quand j’étais jeune, j’ai rencontré de jeunes menuisiers innus qui construisaient des maisons à Mingan, sur la Côte-Nord, dit l’anthropologue. Ils inventaient les mots dont ils avaient besoin pour décrire leurs outils dans leur propre langue. » Un autre fait au sujet des Amérindiens qu’ignore la majorité des Québécois : il y a de grandes familles de langues autochtones et des accents autochtones. Chaque village a son propre « parler », un peu comme le français n’est pas le même en Acadie, à Montréal ou à Paris. Et chacun se moque gentiment de l’accent de l’autre, comme les Québécois le font avec les Français. Oppression légale Les Québécois connaissent peu ou mal la Loi sur les Indiens du Canada. C’est d’ailleurs ce qui permet à cette loi d’exister, estime Serge Bouchard. Car s’ils la connaissaient, sans doute seraient-ils indignés. « Il y a deux lois au Canada : une pour les Canadiens, une pour les Autochtones. L’oppression continue », dénonce Ellen Gabriel, en ajoutant que Patrimoine Canada dépense à peine 2  $ par an et 69


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

par Autochtone pour sauver leurs langues. Selon Serge Bouchard, « depuis 175 ans, le projet canadien constitue une tentative officielle d’assimilation des Autochtones. Ce projet passe par la dévalorisation de la langue. La Loi sur les Indiens dit en gros ceci : “Tue la langue, tu tues le peuple.” » LA LOI SUR LES INDIENS DU CANADA

Les Autochtones sont traités, en droit, comme des citoyens à part. À ce titre, ceux qui vivent dans les réserves sont soumis à la Loi sur les Indiens et relèvent de la seule compétence du gouvernement fédéral. À l’origine, la Loi sur les Indiens, adoptée en 1876 et amendée depuis à plusieurs reprises, a été écrite dans une perspective d’assimilation. Elle définit qui peut « bénéficier » du statut d’Indien ‑ un statut similaire à celui de citoyen mineur, soumis à un régime de tutelle ‑ et régit tous les aspects de la vie personnelle et communautaire des Autochtones, du testament à l’organisation du conseil de bande en passant par l’exemption d’impôt sur le revenu, l’accession à la propriété ou l’interdiction d’emprunter de l’argent. Cependant, depuis la reconnaissance en 1982 des droits ancestraux des Autochtones, dorénavant inscrits dans la Constitution canadienne, les gouvernements sont obligés de négocier avec eux des ententes. Ce processus a conduit à des assouplissements dans l’application de la Loi sur les Indiens, en parallèle à un processus d’autonomisation des communautés. L’éducation primaire et secondaire, tout comme la santé et les services sociaux, le loisir, l’habitation et la sécurité publique sont désormais de plus en plus sous la responsabilité des conseils de bande. Léonore Pion

Les Québécois ignorent tout autant la vraie place des Autochtones dans leur histoire, ajoute-t-il. Aux xviie et xviiie siècles, bien des Canadiens et des Français parlaient des langues amérindiennes, pour des raisons économiques, bien sûr. « Nombre d’entre eux sont même devenus Iroquois, ce qui peut paraître hallucinant pour les gens d’aujourd’hui ! », lance Serge Bouchard. Québec absent Le gouvernement québécois ne fait guère mieux que le gouvernement fédéral. Dans les années 70, par exemple, il a davantage épaulé les langues des immigrants que celles des Premières Nations. À l’époque, « le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a créé le Programme d’enseignement des langues d’origine (PELO), qui permet aux immigrants d’étudier la langue de leur pays d’origine ; il n’y a rien d’équivalent pour les Autochtones ! », estime Jacqueline Romano, une citoyenne participant à la table ronde. 70


Langue française et langues autochtones : mêmes combats !

À l’instar du fédéral, le Québec « n’octroie à peu près aucun fonds aux organismes qui veulent protéger les langues amérindiennes », regrette Karine Awashish. Elle le voit quand elle demande des subventions au ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine ou au ministère de l’Éducation. Langues en péril Le résultat, au final, est que les langues amérindiennes du Québec s’éteignent. L’amendement – un court-métrage de l’Algonquin Kevin Papatie, réalisé dans le cadre du Wapikoni mobile et diffusé en introduction de la table ronde – le montre bien : la grand-mère de la famille ne parle qu’algonquin ; son fils, bilingue, parle autant le français que l’algonquin ; sa fille à lui connaît mieux le français que la langue de ses ancêtres ; sa fille à elle, enfin, ne connaît que le français. Le film, tout en silences, est chargé d’émotion. Quand elle le visionne, Nadine Vollant ne peut s’empêcher de pleurer. LE WAPIKONI MOBILE, UN CINÉMA QUI ROULE

Sillonnant les routes du Québec depuis 2004, le Wapikoni mobile est d’abord un studio motorisé contenant tout ce qu’il faut pour réaliser un film : des caméras, des unités de prise de son, des stations de montage, un studio d’enregistrement musical et même un projecteur pour organiser des séances de visionnage publiques. Mais le Wapikoni mobile, c’est aussi et surtout un projet, porté depuis ses débuts par la scénariste et réalisatrice québécoise Manon Barbeau. Son idée : sortir les jeunes Autochtones de la détresse et de l’isolement en stimulant leur potentiel créatif et leur sens de l’image. Pour ce faire, l’équipe du Wapikoni mobile fait escale dans les réserves, où elle met ressources matérielles et humaines au service d’une douzaine de jeunes, qui ont alors un mois pour réaliser leur projet audiovisuel. L’initiative a généré un tel engouement qu’en 2006 un studio permanent du Wapikoni a été inauguré dans la communauté atikamekw de Wemotaci, en Mauricie. D’autres communautés s’apprêtent elles aussi à mettre sur pied leur propre studio. En 2008, le Wapikoni a parcouru plus de 16 000 km. Au cours de cette tournée à laquelle près de 300 jeunes ont participé, 62 films et 83 enregistrements sonores ont été réalisés. Ces projets peuvent être visionnés ou écoutés en ligne : www3.onf.ca/aventures/wapikonimobile/ excursionWeb/ L. P.

Ceci dit, toutes les langues autochtones ne sont pas aussi menacées les unes que les autres. L’attikamek, par exemple, est parlé par la majorité des membres de la communauté et même enseigné. Quant au micmac, qui a perdu de nombreux 71


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

locuteurs ces dernières décennies, il pourrait retrouver un second souffle grâce à la nouvelle génération. « Je suis en train de prendre des cours de micmac à Gaspeg, en Gaspésie, dit l’humoriste autochtone Stéphane Steve Jeannotte. C’est une façon pour moi de renouer avec ma culture. Parce que, est-ce qu’on est encore Indien quand on ne connaît ni sa langue ni ses traditions ? » UN PLAN D’ACTION POUR SAUVER LES LANGUES EN DANGER

Selon plusieurs rapports alarmistes de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), la moitié des 6 700 langues parlées à l’heure actuelle pourrait disparaître d’ici la fin du siècle. La sauvegarde des langues en danger étant jugée cruciale pour maintenir la diversité culturelle dans le monde, un groupe d’experts mandaté en 2003 par l’UNESCO a mis au point une série de recommandations à l’intention des États. Voici les principales : - Que les États membres examinent et décrivent les langues en péril. - Qu’ils soutiennent activement la reconnaissance de ces langues dans leur pays. - Qu’ils encouragent la documentation sur ces langues. - Qu’ils créent des conditions pour faciliter l’utilisation active et l’accès à ces langues en leur assurant une place légitime dans le processus éducatif, les médias et le cyberespace. - Qu’ils renforcent la fierté des locuteurs envers leurs propres langues et cultures et assurent le même prestige à toutes les langues d’un État. - Qu’ils étudient les bénéfices de la diversité linguistique comme stimulus pour le développement durable. Par ailleurs, l’UNESCO a développé un outil interactif d’information sur les langues en danger : l’Atlas des langues en danger dans le monde, dont les données sont continuellement mises à jour par des experts et des membres des communautés concernées. L. P. Source : Réunion internationale d’experts sur le Programme de l’UNESCO Sauvegarde des langues en péril, Paris, 10-12 mars 2003. En ligne sur le site de l’UNESCO : www.unesco.org/fr

L’huron-wendat, à l’inverse, est une langue morte… ou presque. « Seuls quelques mots ont survécu », regrette l’ethno-muséologue Isabelle Picard. Il y a toutefois une lueur d’espoir pour cette langue, ajoute-t-elle : en 2006, grâce à une subvention d’un million de dollars du gouvernement canadien, le Conseil de la Nation huronne-wendat et l’Université Laval ont lancé le projet Yawenda. Celui-ci vise à mener des recherches sur cette langue, à la développer, à la faire connaître et à la transmettre. « Le but est de l’enseigner dans les écoles primaires d’ici trois à quatre ans », dit Isabelle Picard.

72


Langue française et langues autochtones : mêmes combats !

Et demain ? Les défis à venir sont toutefois immenses. En effet, ce n’est pas de tout repos pour un Autochtone de s’intégrer à une société francophone tout en apprenant une langue amérindienne. « Dans notre communauté, tous les cours du premier cycle du primaire sont enseignés en atikamekw ; ensuite, les élèves passent au français, explique Karine Awashish. Malheureusement, quand ils arrivent au secondaire, les jeunes maîtrisent mal le français, échouent leurs cours et risquent davantage de connaître le chômage. » N’empêche : il faut que ces langues revivent afin de préserver les identités et cultures autochtones. « Nous sommes les seuls dans le monde à parler iroquois, atikamekw ou innu ! », rappelle Ellen Gabriel. Bref, il faut chanter ces langues, les parler et les jouer. Les archiver ne suffit pas. « Quand j’étais jeune, on chantait Elvis Presley sans comprendre l’anglais. Quand on utilise les mots d’une langue, ils nous rentrent dans les oreilles », dit Serge Bouchard. Bref, entendre une langue, c’est l’apprivoiser et, à terme, se l’approprier. L’objectif de faire renaître les langues amérindiennes via la culture est fort noble. Mais y aura-t-il suffisamment d’acheteurs pour des livres, des disques ou du théâtre amérindiens ? « On est sept millions au Québec et on se demande toujours s’il y 73


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

aura un marché pour des produits culturels d’ici. Or, il n’y a que 19 000 locuteurs innus sur la planète », rappelle Serge Bouchard. Qu’importe ! répondent en chœur les Autochtones assis autour de la table. L’important est que les jeunes se reconnaissent dans leur langue et s’identifient à elle. Qu’ils l’apprennent et, surtout, qu’ils l’enseignent à leurs enfants. Avec le soutien, évidemment, des Québécois francophones… Anick Perreault-Labelle

74


La parole est à vous ! Geste politique

Conrad Ouellon, président du Conseil supérieur de la langue française « Aujourd’hui, on a assisté à une première : c’est la première fois que des Autochtones sont invités à participer à un débat sur les questions linguistiques. Jusqu’à présent, ils figuraient seulement dans le préambule de la Charte de la langue française. Politiquement, c’est un geste discret, mais fort. »

Identités imbriquées

Marie-Hélène Bois-Brochu, chargée de projet à l’Office Québec-Amériques pour la jeunesse (OQAJ) « On voit la survie des langues autochtones comme un combat qui ressemble à la survie du français. Pour moi, c’est plus que ça. C’est grâce aux Autochtones que les Français ont pu survivre ici. Alors quand une langue autochtone disparaît, c’est une partie de la culture du Québec qui disparaît. »

Des racines communes Laurent Desbois, retraité

« Ma tante a marié un fier Autochtone de Pointe-Bleue. Un jour, elle est venue me voir et elle m’a dit : « Je suis mal prise. Il vient que je suis la seule à table à ne pas être Autochtone. Même les enfants ont leur carte. Toi qui fais de la généalogie, peux-tu me trouver une grand-mère amérindienne ? « Je lui en ai trouvé deux. Si je vous raconte cette anecdote, c’est pour vous dire que votre histoire me touche et me ressemble. »

75





5

Langues d’usage, langue publique


« Bonne connaissance de l’anglais nécessaire », « maîtrise de l’anglais exigée » ou encore « maîtrise parfaite du français ET de l’anglais » : voilà ce qu’on lit dans un grand nombre d’offres d’emploi publiées au Québec. Sur le marché du travail, maîtriser le français ne suffit donc pas toujours. Que doivent faire les Québécois pour que le français devienne vraiment la langue « normale et habituelle du travail », conformément au principe édicté dans la Charte de la langue française ? Laisser le marché fixer les règles de la dynamique linguistique ou créer les conditions pour une nette prépondérance du français ? Individus, collectivité, État : tous ont un rôle à jouer pour défendre notre langue – une langue qui n’est pas seulement celle des Québécois… mais de plus de 130 millions de personnes à travers le monde !


TABLE RONDE

Les Québécois et leur rapport à l’anglais et aux autres langues : où en sommes-nous ? Panélistes

Louis Balthazar Professeur émérite au Département de science politique de l’Université Laval et président de l’Observatoire sur les États-Unis à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, Louis Balthazar est l’auteur de nombreux écrits sur le Canada, le Québec et les États-Unis. Citons en autres Le Québec dans l’espace américain (1999) et La politique étrangère des États-Unis : fondements, acteurs, formulations (2008), écrit avec Charles-Philippe David et Justin Vaïsse.

Christian Dufour Avocat, politologue et chercheur, Christian Dufour enseigne à l’École nationale d’administration publique (ENAP), à Montréal, et analyse l’actualité politique dans les médias. Ses recherches portent sur le fédéralisme canadien, la réforme des institutions et le rôle de l’État en matière identitaire. Sa dernière publication, Les Québécois et l’anglais – Le retour du mouton (2008) critique la valorisation, chez un nombre croissant de francophones, de l’anglais et du bilinguisme.

81


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Christine Fréchette Coordonnatrice au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), Christine Fréchette dirige le Forum sur l’intégration nord-américaine (FINA), une ONG qu’elle a fondée et qui organise des simulations de sessions parlementaires nord-américaines. Elle agit aussi comme consultante auprès du Conseil supérieur de la langue française (CSLF) sur les enjeux linguistiques dans le contexte de la mondialisation. Elle parle couramment le français, l’anglais et l’espagnol.

Ruba Ghazal Arrivée au Québec à l’âge de 10 ans, Ruba Ghazal, jeune femme d’origine palestinienne, œuvre depuis plus de six ans dans le domaine de l’environnement tout en s’intéressant à l’intégration des personnes issues de l’immigration. Présentement conseillère en environnement dans une petite entreprise, Ruba Ghazal s’est présentée, sous la bannière Québec solidaire, aux élections provinciales de décembre 2008 dans la circonscription de Laurier-Dorion.

Mathieu Laberge Actuellement directeur de projet et économiste au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), à Montréal, Mathieu Laberge a auparavant été économiste à l’Institut économique de Montréal (IEDM), enseignant et collaborateur aux pages Forum du quotidien La Presse. Ses recherches portent principalement sur l’économie des comportements sociaux (terrorisme, sécurité nationale et criminalité) et des finances publiques (principes de gouvernance, gestion des infrastructures, éducation et fiscalité) et sur la modélisation mathématique des phénomènes économiques.

82


J

«  e suis ici pour partager avec vous mon expérience », commence Ruba Ghazal. Immigrante originaire de Palestine et enfant de la loi 101, la jeune femme parle plusieurs langues avec la même aisance : l’arabe – c’est sa langue maternelle –, l’anglais – qu’elle a appris avant d’arriver au Québec –, et le français, qu’elle a appris ici. Aujourd’hui conseillère en environnement dans le secteur manufacturier, elle utilise souvent l’anglais dans le cadre de son travail, et pour cause : elle doit communiquer avec des clients américains. « Mais, remarque-t-elle, quand je cherchais du travail, la connaissance de l’anglais était toujours exigée. Je ne suis pas sûre que c’était toujours nécessaire… » Indispensable, peut-être pas ; mais pratique, c’est un fait : « Mes collègues, presque tous bilingues, communiquent plus naturellement en anglais qu’en français. » Dans de nombreux milieux professionnels, en particulier à Montréal, l’anglais est en effet souvent la langue de convergence. Il reste encore du chemin à faire pour que le français devienne la véritable langue du travail. QUI PARLE QUOI AU TRAVAIL ?

Selon le recensement de 2006, 48 % des allophones parlent le plus souvent le français au travail, 14 % parlent le plus souvent le français et l’anglais, et 38 % parlent le plus souvent l’anglais. On remarque que l’origine des allophones influence l’usage des langues au travail. Ainsi, parmi les immigrants allophones de langue maternelle latine ou nés dans un pays de la francophonie arrivés au Québec en 1971 ou après, environ 65 % parlent le plus souvent le français au travail alors que parmi les autres, ce pourcentage est plutôt d’environ 15 %. Ces pourcentages ne varient pas, que ces immigrants soient arrivés récemment ou il y a quelques décennies. Dans la région métropolitaine de Montréal, où l’enjeu concernant la langue d’usage au travail est le plus crucial, 90 % des francophones utilisent le plus souvent le français au travail, comparativement à 20 % des anglophones. Paul Béland et Nathalie Saint-Laurent Source : Paul Béland, Langue et immigration, langue du travail : éléments d’analyse, Conseil supérieur de la langue française, juin 2008.

Les langues du profit Si le bilinguisme est si répandu dans le milieu du travail, c’est sans doute parce qu’il est payant. Selon l’économiste Mathieu Laberge, les Québécois maîtrisant l’anglais et le français ont un revenu plus élevé que les unilingues francophones. Mais l’argent n’explique pas tout, bien au contraire. Pour Christine Fréchette, analyste de la politique américaine, le nombre d’offres de travail ciblant des professionnels maîtrisant l’anglais, voire d’autres langues, va continuer de s’accroître. 83


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

« Nous vivons dans une économie du savoir, et les langues sont des outils essentiels dans un monde multipolaire. Les gens multilingues ont plus de facilité à établir des contacts avec l’ensemble de la planète pour assurer notre survie économique. » Voilà une idée qui interpelle le politologue Louis Balthazar : « Connaître plusieurs langues représente un avantage pour chaque individu, mais il faut d’abord connaître la sienne, sinon on ne fera que produire de faux bilingues. » Le programme d’enseignement des langues d’origine (PELO), dont a profité Ruba Ghazal, a d’ailleurs été conçu dans cette perspective : « Après l’école, raconte-t-elle, j’avais une heure de cours d’arabe par semaine. L’idée, c’est qu’un enfant apprend mieux le français s’il comprend sa langue maternelle. » « Connais-toi toi-même » L’inverse aussi est vrai : « À chaque nouvelle langue étrangère que j’ai apprise, j’ai réaffirmé et raffiné mon lien à la langue française », assure Christine Fréchette. Même si, selon elle, l’apprentissage de l’anglais ne devrait commencer que lorsque les enfants maîtrisent correctement le français, il en va de l’intérêt général de favoriser la diversité linguistique. Cela commence par la reconnaissance des 84


Langues privées, langue publique

connaissances linguistiques des immigrants : « Les allophones qui continuent de parler leur langue ne constituent pas un échec, mais une richesse pour tout le monde », assure-t-elle. Mais « c’est aussi dans l’intérêt des immigrants d’apprendre le français, reprend Ruba Ghazal. Ils ont tout abandonné pour venir au Québec : amis, maison, références culturelles… Alors si apprendre cette langue est bon pour eux, ils ne diront pas non ! »

LE FRANÇAIS ET LES JEUNES

Comment les jeunes adultes d’aujourd’hui perçoivent-ils la situation linguistique au Québec ? Telle est la question sous-jacente à une étude qualitative menée par le Conseil supérieur de la langue française auprès de Québécois francophones, anglophones et allophones âgés de 23 à 35 ans. De façon générale, les jeunes sont conscients des enjeux linguistiques propres à leur génération. Ils ont une vision optimiste de l’avenir du fait français au Québec, mais constatent que la vigilance est de mise, notamment sur la question de la langue d’usage au travail et dans les commerces, et sur celle de l’intégration linguistique des immigrants. Dans l’espace public, ils considèrent dérangeantes, voire inacceptables, l’absence du français dans l’affichage, ainsi que sa non-utilisation comme langue d’accueil et de service. Puisque le français est la langue officielle du Québec, les jeunes s’attendent à ce qu’il soit présent dans les interactions langagières en public. Cependant, certains comportements entrent parfois en contradiction avec les opinions exprimées. Ainsi, en situation de communication avec un interlocuteur qui n’est pas de langue maternelle française, les jeunes sont très conciliants et ont tendance à opter rapidement pour l’anglais lorsque l’autre ne maîtrise pas bien le français ou encore lorsqu’il a un accent étranger. Dans leur milieu du travail, l’usage du français est bien implanté, mais une présence de l’anglais est généralement acceptée pour des raisons de pragmatisme, d’efficacité et de service à la clientèle. Somme toute, la langue anglaise, comme toutes les langues d’ailleurs, ne représente pas une menace en soi, puisqu’elle est perçue avant tout comme un atout et une compétence sur le marché du travail, ainsi qu’un outil de communication qui ouvre sur le monde. La bonne maîtrise du français est quant à elle associée à une image de crédibilité professionnelle. Pour la plupart des jeunes, la langue française constitue un élément fondamental de l’identité québécoise et l’usage, même minimal, du français est perçu comme la clé de l’intégration au Québec. Préférant de loin les mesures incitatives aux mesures coercitives pour consolider la place du français au Québec, ils souhaitent inciter les non-francophones à partager le vouloir-vivre en français au Québec plutôt que de les y contraindre. Le rapport Le français et les jeunes (2008) est accessible sur le site Internet du Conseil au www.cslf.gouv.qc.ca. N. S.-L. 85


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

De fait, pense Louis Balthazar, « pour un petit peuple comme le Québec – on ne représente que 2 % de la population nord-américaine –, c’est une réussite d’avoir intégré autant d’immigrants à une langue minoritaire. Cessons le nationalisme pessimiste, affirmons-nous et soyons positifs ! Le français est autant la langue de Joseph Facal, de Maka Kotto et d’Amir Khadir que de Pauline Marois et des autres Québécois de souche. » De son côté, Christian Dufour ne partage pas ce jovialisme. L’auteur des Québécois et l’anglais : le retour du mouton se veut « résolument réaliste » : « D’abord, il y a une véritable compétition entre le français et l’anglais. Si les immigrants parlent leur langue plus longtemps, c’est parce qu’il y a un conflit entre ces deux langues. » De plus, poursuit-il, « une partie des francophones, sous prétexte de mondialisation, accepte la disparition du français ». Et de citer en exemple un comportement très répandu chez les Québécois qui consiste à répondre en anglais à quiconque s’adresse à eux avec un accent étranger. « L’anglais n’est pas une langue comme les autres ; de ce point de vue, le Québec vit une situation très particulière : l’anglais fait partie de notre identité, mais il reste la langue du dominant. Le bilinguisme, pourquoi pas, mais à condition qu’il soit individuel, et pas institutionnel. Pour une nette prédominance du français, il faut dire non au bilinguisme d’État. » 86


Langues privées, langue publique LA GÉNÉRATION 101, UN PORTRAIT DU QUÉBEC MODERNE

Trente ans après l’adoption de la Charte de la langue française, l’heure est au bilan. Dans La génération 101, le réalisateur Claude Godbout nous propose le sien. Sa démarche est soustendue par une interrogation constante : « Les immigrants apprennent le français, mais s’intègrent-ils vraiment à la société québécoise ? » Pour y répondre, il part à la rencontre des enfants immigrants et des enfants d’immigrants, tous des enfants de la loi 101. Le documentaire s’attache en particulier à quatre jeunes (dont Ruba Ghazal, Akos Verboczy et Farouk Karim) qui, chacun à leur façon, s’impliquent dans leur société d’accueil. Le résultat est une galerie de portraits qui témoigne de ce que le Québec est devenu : une société non pas seulement francophone, mais aussi multilingue et de plus en plus ouverte sur le monde. À la question « les nouveaux arrivants s’intègrent-ils ? », Godbout offre une réponse toute en nuances : si le processus est facile pour certains, il est en revanche beaucoup plus difficile pour d’autres. La génération 101, de Claude Godbout, est sorti en salle en 2008. Il est distribué par les Films du 3 mars. L. P.

À bat le bilinguisme d’État ! Enfants de la loi 101, Mathieu Laberge et Christine Fréchette défendent eux aussi l’idée que le français doit être la langue d’expression commune, quelle que soit la langue d’usage à la maison. Cela ne saurait être si l’élite ne montre pas l’exemple, soutient le politologue Louis Balthazar : « Louis-Joseph Papineau, Henri Bourassa et René Lévesque étaient tous des champions de la langue française et, en même temps, parlaient un excellent anglais. Mais ce n’est pas parce qu’ils étaient bilingues qu’ils auraient accepté qu’on s’adresse à eux en anglais dans un contexte institutionnel. » Audrey Bourget et Léonore Pion

87


La parole est à vous ! Service à la clientèle

Dominique Beaulieu, ingénieur stagiaire « Ne confondons pas service à la clientèle et service de traduction. On n’accuserait pas un dentiste de mal servir son patient s’il refuse de réparer sa voiture : ce n’est pas son métier, tout simplement. De la même façon, ne pas servir quelqu’un en anglais ne s’apparente pas à un mauvais service puisque le travail du préposé consiste à fournir un service précis : la traduction ne fait pas partie de sa définition de tâche. Ça, c’est le travail d’un traducteur. »

Langue du pain

Raymond Fleury, retraité de l’enseignement « Le français doit être la langue du pain, pas seulement de la culture. Dans ma Beauce natale, je vois tous les ans fleurir dans les journaux des publicités pour des écoles de langues. Le message est celui-ci : « Apprenez l’anglais pour trouver du boulot ! » De fait, quand ils arrivent sur le marché du travail, les enfants de la loi 101 frappent un mur. Et un mur, c’est un wall. »

Langue de l’État

Thomas Mulcair, député « À Ottawa, l’existence de deux langues officielles est un mythe selon moi. Il y a l’anglais… et l’anglais traduit en français. »

Les mots pour le dire

Amine Alaoui, informaticien « Je me rappelle la première fois que mon père, d’origine marocaine, a eu des problèmes avec sa voiture au Québec. Il connaissait le nom français des pièces. Le mécanicien, non ! » 88


6

Québécois un jour, en français toujours !


Au recensement de 2006, le Québec compte environ 7,6 millions1 d’habitants, dont 41 % déclarent connaître le français et l’anglais. Dans la région métropolitaine de Montréal, cette proportion est plus forte : 52 % de la population maîtrise les deux langues. C’est peu ? C’est trop, répondront les plus inquiets, car quand on vit sur l’un des rares îlots francophones d’Amérique du Nord, le risque est grand de se faire emporter par la vague anglophone. Cette inquiétude résulte notamment du fait que seule la moitié (52 %) des nouveaux arrivants allophones2 choisissent le français comme langue d’intégration, en dépit de la volonté, inscrite dans la loi, d’en faire la langue commune des Québécois. Comment les encourager à l’apprendre, à se l’approprier, à la transmettre ? Comment inciter les personnes bilingues à privilégier le français ? En faisant de la langue la base d’un véritable projet de société, analysent certains. Ce n’est qu’à cette condition que les immigrants investiront dans cette langue, porteuse d’intégration, de culture commune et d’identité.

1. À chaque recensement, un certain nombre de résidents ne sont pas rejoints par Statistique Canada. Après l’enquête, l’organisme corrige l’estimation du nombre total d’habitants. Toutefois, il ne peut corriger les nombres lorsque ces personnes sont réparties selon diverses caractéristiques. Cela explique pourquoi, dans le tableau 1 (chapitre 2), le nombre total d’habitants est estimé à 7,4 millions. 2. Les allophones résidant dans la région métropolitaine de Montréal arrivés en 1986 ou après représentent environ les deux tiers des immigrants.


TABLE RONDE

Pourquoi parler français au Québec au X XI e siècle ? Panélistes

Farouk Karim Né à Madagascar, Farouk Karim est arrivé au Québec à l’âge de deux ans. Aujourd’hui, il est organisateur au Conseil du Québec/UNITE HERE, un syndicat représentant 10 000 travailleurs dans plus de 130 usines et commerces de détail à travers la province. Le public a pu faire sa connaissance dans le documentaire de Claude Godbout, La génération 101, qui présente le parcours atypique de quatre jeunes immigrants, tous impliqués à leur façon dans leur société d’accueil. Au-delà des débats linguistiques et identitaires qu’il soulève, le documentaire évoque une histoire d’amitié et de partage.

Céline Saint-Pierre Professeure de sociologie, Céline Saint-Pierre s’intéresse aux transformations du monde du travail, aux changements technologiques et organisationnels, aux pratiques en éducation et au transfert de connaissances. Elle a entre autres été membre de la Commission des États généraux sur l’éducation en 1995 et 1996 et présidente du Conseil supérieur de l’éducation de 1997 à 2002. Fellow de la Société Royale du Canada (Académie des sciences humaines), elle siège aussi au conseil d’administration de plusieurs organismes et comités consultatifs de centres de recherche universitaires.

91


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Marie-Claude Sarrazin Coprésidente du chantier Promouvoir une société équitable au Sommet du Québec et de la Jeunesse (1999-2000) et commissaire à la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec (2000-2001), Marie-Claude Sarrazin, avocate au cabinet Borden Ladner Gervais, a publié des articles sur les transformations provoquées par la Charte de la langue française et sur la conception du vivre-ensemble partagée par sa génération, celle des enfants de la loi 101.

Joseph Yvon Thériault Joseph Yvon Thériault est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie (Chaire MCD) au Département de sociologie de l’UQAM. Ses travaux portent principalement sur le rapport entre démocratie et identité, à la fois dans une perspective d’histoire de la pensée et dans le contexte du Québec, de l’Acadie et de la francophonie minoritaire canadienne. De ses nombreuses publications sur ces questions on rappellera deux ouvrages récents : Critique de l’américanité (2005) et Faire société (2007).

«

L

a loi 101 nous a fait un cadeau énorme : on est né dans une société qu’on pensait avoir toujours été francophone. » Née à la fin des années 70, Marie-Claude Sarrazin, tout comme son homologue panéliste Farouk Karim, fait partie de ce que l’on appelle « les enfants de la loi 101 ». Les combats identitaires qui ont mené à la construction d’un Québec officiellement francophone font pour eux partie de l’Histoire, une histoire pas si ancienne, mais qu’on apprend dans les livres, faute de l’avoir vécue. Cette même histoire est encore bien vivante dans les mémoires des sociologues Céline Saint-Pierre et Joseph Yvon Thériault. Le 3 septembre 1969, la ville de Saint-Léonard, sur l’île de Montréal, est le théâtre des seuls affrontements interethniques que le Québec moderne ait connu. Céline Saint-Pierre y fait pour la première fois l’expérience des gaz lacrymogènes. Bataille 92


Québécois un jour, en français toujours !

de rue ? Non, combat de société : « Je me battais pour l’intégration des enfants d’immigrants à la société francophone. » « Mon rapport au français, poursuit-elle, s’est construit en même temps que la volonté collective de faire survivre la langue. » De 1950 à 1965, raconte-t-elle, la société québécoise vit une période défensive : on cherche à protéger la langue transmise par les générations d’avant pour mieux défendre le modèle canadien-français. De 1965 à 1985, les lois, mais aussi les mouvements sociaux qui les sous-tendent, viennent au secours de la langue et font du français la langue de l’État québécois. Enfin, depuis 1985, pense Céline Saint-Pierre, l’usage du français au Québec fait l’objet d’une revendication permanente. Luttes communes Comme Céline Saint-Pierre, Joseph Yvon Thériault, Acadien d’origine, s’est battu pour sa langue. « Au début des années 60, les jeunes Acadiens étaient les premiers à percevoir le français comme une langue de société. On n’avait pas la même attitude que nos parents qui, eux, se soumettaient à l’usage de l’anglais. Il y avait là une certaine forme de fatalisme… Nous, les jeunes, on partageait quelque chose avec les Québécois : on croyait qu’on pourrait travailler en français, que c’était notre droit et qu’on n’avait pas à se soumettre, même dans un contexte aussi minoritaire que l’Acadie. C’était le grand combat. Cela explique que les gens de ma génération sont les moins bilingues. » Pour le sociologue, la loi 101, aboutissement des revendications linguistiques des années 60 et 70, « a eu des effets, non seulement ici, mais ailleurs dans la francophonie. Notre langue n’est plus une langue de dominés : il n’y a plus personne aujourd’hui qui parle du français au Québec comme d’une langue de colonisés. » « Avant la loi 101, la majorité francophone était traitée comme si elle était minoritaire au sein de la société québécoise, poursuit la juriste Marie-Claude Sarrazin. Une partie de cette majorité a voulu reprendre sa place. La loi 101 lui a permis de le faire, en faisant du français la langue du système scolaire, de l’économie ou encore du travail. En d’autres termes, la loi 101 fait du français la langue publique commune au Québec, créant ainsi un certain sentiment de sécurité linguistique. » Pour autant, l’arsenal législatif adopté dans les années 70 n’a pas scellé le sort du français au Québec. Selon Joseph Yvon Thériault, « les lois définissent ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Elles ne convainquent pas. » De fait, une petite partie de la société québécoise, surtout dans la grande agglomération montréalaise, ne parle pas français… C’est en particulier le cas pour un certain nombre de nouveaux arrivants, qui choisissent l’anglais comme langue du travail et, partant, comme langue d’intégration. « L’usage du français au Québec ne sera jamais quelque chose de normal, poursuit le sociologue. L’anglais reste une langue struc93


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

turante, et on peut très bien s’intégrer au Québec via la communauté anglophone. Il faut donc motiver les gens à participer aux institutions du Québec français. » Contrat moral Tout l’enjeu est là : comment convaincre les immigrants qu’il est important de parler français au Québec sans toutefois leur imposer la langue de force ? Difficile quadrature du cercle, pense l’organisateur syndical Farouk Karim : « Je me mets à la place des nouveaux arrivants, dont la priorité est de mettre du pain sur la table. À ces gens-là, on dit : « Vous venez ici et on vous apprend le français » ou « Vous venez ici parce que vous parlez le français et, en retour, vous participez pleinement à la vie du Québec et vous êtes intégrés. » Manifestement, il y a un problème, car l’équation « intégration = français » n’est pas tout à fait vraie. » Et Farouk Karim de rappeler quelques chiffres : « Depuis 2003, le Québec reçoit en moyenne 45 000 immigrants par an : 60 % d’entre eux parlent le français, 75 % des travailleurs qualifiés parlent le français, et 98 % des personnes issues de la communauté maghrébine parlent le français. Or, parmi ces derniers, les taux de chômage oscillent de 25 à 30 %... » En d’autres termes, il y aurait beaucoup d’hypocrisie dans le débat sur l’usage du français en tant que vecteur de cohésion sociale. « Les nouveaux arrivants sont souvent relégués à des emplois où la langue ne constitue pas une qualification nécessaire, continue Marie-Claude Sarrazin. Quel est l’intérêt, dans ce cas, d’apprendre le français ? » « La connaissance du français n’ouvre pas les portes du bonheur, ajoute Farouk Karim. On gaspille du capital humain. La société d’accueil ne respecte pas son contrat moral. » 94


Québécois un jour, en français toujours !

Gardienne de l’identité d’un peuple « Notre société d’accueil est en effet souffrante, pense Céline Saint-Pierre. La transmission de la langue aux nouveaux arrivants ne doit pas se faire seulement à l’école ou dans la famille. Créons de nouveaux espaces sociaux dans les quartiers, dans les centres culturels, pour faire émerger de nouveaux passeurs ! » Cela ne pourra se faire, selon elle, qu’en enseignant « le langage de la langue » : « Ce langage, c’est 400 ans d’histoire d’un peuple qui s’est construit et qui s’est battu. Ces blesIMMIGRANTS EN RÉGION : DES PROBLÉMATIQUES SPÉCIFIQUES D’INTÉGRATION

À l’hiver 2009, l’histoire de la famille Liu, originaire de Taïwan, a fait la manchette : au Canada depuis 13 ans, elle est allée s’installer à Saint-Prosper, en Mauricie, pour reprendre la cabane à sucre Chez Roger. Mais si les médias n’ont pas manqué de souligner ce bel exemple d’intégration, ce n’est pas seulement en raison de son caractère singulier. Les immigrants sont en effet encore peu nombreux à poser leurs valises en région. De toutes les personnes accueillies au Québec de 1998 à 2007, plus des trois quarts se sont installées dans la région métropolitaine de Montréal (Montréal, Laval et Longueil), contre 4,1 % dans la région de la Capitale-Nationale, 3,9 % en Montérégie, 2,5 % dans l’Outaouais, 1,9 % dans les Laurentides et en Estrie et 1,5 % dans Lanaudière. Les municipalités régionales de comté (MRC), en partenariat avec le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC), déploient pourtant d’importants efforts pour attirer les nouveaux arrivants, dont la présence solutionnerait bien des problèmes (dépeuplement, vieillissement de la population, pénurie de main d’œuvre, dénatalité, etc.). Certaines villes, comme Sherbrooke et Québec, se sont même dotées de politiques d’accueil des nouveaux arrivants. Choc culturel Les attirer est une chose ; les faire rester en est une autre. La ville de Rimouski en sait quelque chose : sur les 120 immigrants venus s’installer en 2002 dans le cadre du programme de régionalisation de l’immigration du MICC, la plupart sont repartis… Les associations locales font état de nombreux freins à l’insertion sociale et professionnelle des nouveaux arrivants, au premier rang desquels figure l’incompréhension réciproque des accueillants et des immigrants en ce qui concerne leurs culture et habitudes de vie respectives. À ces chocs culturels, ajoutons des problèmes de logement (en nombre insuffisant ou trop petits pour accueillir des familles nombreuses) et d’insertion sur le marché du travail. La tâche des MRC, des villes et des associations est d’autant plus ardue qu’un quart (24,4 %) des nouveaux arrivants qui s’installent en région sont des réfugiés. Leur situation est bien plus précaire que celle d’autres immigrants : non seulement beaucoup d’entre eux ne parlent pas le français, mais en plus ils disposent de ressources limitées. L. P. Source : Direction de la recherche et de l’analyse prospective, Présence en 2009 des immigrants admis au Québec de 1998 à 2007, MICC, mai 2009. En ligne : www.micc.gouv.qc.ca.

95


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

sures et ces conquêtes, on doit pouvoir les dire et les écrire en français. C’est de cette manière qu’on découvrira ce qu’est la culture québécoise. Dans cette perspective, abandonner la langue française, c’est renier son identité. » Mais l’identité, qu’est-ce que c’est ? Pour Farouk Karim, il est clair que le concept ne se résume pas à ce qu’on a été : « Si le Québec n’a pas de vision de ce qu’il veut être, s’il n’y a pas de clarté autour d’un « projet québécois », comment voulez-vous que la langue française devienne un pôle d’attraction ? La loi 101, ce n’était pas juste « parler pour parler ». Il y avait derrière un véritable projet de justice sociale. » « Au Québec, renchérit Joseph Yvon Thériault, vit le seul groupe en Amérique du Nord qui n’a pas adopté l’anglais comme langue de société. C’est sans doute que l’expérience de vivre autrement sur ce continent valait la peine d’être vécue. Mais le projet est-il encore suffisamment stimulant ? » Pour quoi ? Dans ces conditions, la question se pose de nouveau, et avec toujours la même acuité : pourquoi parler français au Québec au xxie siècle ? Parce que, de façon très pragmatique, on en tire des avantages ! Pour Farouk Karim, il est clair ultimement que si l’on veut évoluer, grandir et atteindre un potentiel quelconque au Québec, ça passe avant tout par l’usage du français. Pour Marie-Claude Sarrazin, c’est dans ENCOURAGER L’USAGE DU FRANÇAIS DANS LES PME

Le français est la langue du travail, affirme la Charte de la langue française. Si la loi prévoit des programmes de francisation pour les entreprises de plus de 50 salariés, il n’en existe pas pour les petites et moyennes entreprises. Afin de les encourager dans leur démarche de francisation, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, en collaboration avec l’Office québécois de la langue française (OQLF), lance le prix Mérite du français dans la PME. Ce concours vise à souligner les efforts des PME qui mettent en œuvre des actions concrètes pour améliorer le « fait français » dans leur organisation (cours de français, service à la clientèle en français, outils terminologiques, etc.). Date limite de participation : 1er février 2010 Remise du prix : mars 2010, dans le cadre de la Francofête Pour plus d’information, consultez le site www.ccmm.qc.ca/merite-francais-pme.

Ruba Ghazal, conseillère en environnement « Dans l’entreprise dans laquelle je travaille, beaucoup de mémos circulent en anglais. Tout le monde les comprend dans la mesure où rares sont les unilingues français. Eh bien pour mettre un terme à cette situation, mon boss a écrit un courriel – plein de fautes, mais qu’importe ! – pour qu’on fasse l’effort de communiquer dans les deux langues. » 96


Québécois un jour, en français toujours ! DERRIÈRE LA LANGUE, UN PROJET DE SOCIÉTÉ

Dans son avis Le français, langue de cohésion sociale (2008), le Conseil supérieur de la langue française propose un véritable projet de société qui vise à la fois la promotion de la langue française au Québec, sa maîtrise et la progression de son usage par tous les Québécois. Dans certains domaines, la situation de la langue française s’est nettement améliorée depuis l’avènement de la Charte de la langue française. Il n’en demeure pas moins que le chemin parcouru reste insuffisant dans d’autres domaines où il est nécessaire d’agir en priorité : l’intégration des immigrants et la langue du travail. C’est le constat que tire le Conseil de son analyse de la situation linguistique à partir des dernières données disponibles. Pour le Conseil, deux principes fondamentaux doivent guider les efforts pour relever avec succès le défi du développement du français en tant que langue d’usage public au Québec, particulièrement dans le contexte de l’accueil accru de nouveaux arrivants : - L’offre de francisation doit être globale et n’exclure aucun groupe de personnes. - Les actions et les moyens mis en œuvre doivent être conçus et appliqués de manière concertée par l’ensemble des ministères et des organismes concernés ; ils doivent aussi, le plus possible, mettre à contribution les autres acteurs sociaux, communautaires, syndicaux et économiques du Québec. S’appuyant sur ces principes, le Conseil a centré sa réflexion autour de deux pôles majeurs pour favoriser l’intégration et la francisation : l’école et le monde du travail. Le Conseil propose en effet de redéfinir le rôle de l’école, qui en plus d’accomplir sa fonction primordiale de scolarisation, devrait s’ouvrir davantage sur sa communauté afin de regrouper tous les services d’intégration et de francisation et devenir un lieu physique de rencontre pour tous les habitants d’un quartier. Une intégration sociale réussie en français n’est possible que si les nouveaux arrivants retirent des bénéfices tangibles de leur connaissance de la langue d’usage public. Il faut donc que la langue française leur permette d’améliorer leur sort et d’avoir accès à un emploi intéressant, où leurs compétences sont mises à profit. Les efforts doivent donc se concentrer à la fois sur l’accès au marché du travail pour les immigrants et les membres des communautés culturelles, et sur une offre de travail où le français est la langue d’usage principale. Le texte complet de l’avis est accessible sur le site Internet du Conseil au www.cslf.gouv.qc.ca.

cette langue que nous sommes collectivement les meilleurs : « Si on parle encore français ici en 2009, c’est bien parce que tous nos succès des dernières années, qu’ils soient culturels, économiques, scientifiques ou même personnels, sont dans cette langue-là ! Les avocats québécois, par exemple, sont incontournables dans le contexte nord-américain puisqu’ils sont doublement bilingues : sur le plan de la langue (français-anglais) et sur le plan du droit (droit civil-common law). » Pour Céline Saint-Pierre, il faut surtout parler français pour pouvoir se penser, se raconter. « La langue est l’essence-même de l’être : elle permet de saisir la nuance, 97


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

de comprendre qui est l’Autre. C’est la raison pour laquelle les immigrants veulent recréer ici leurs communautés d’origine. » On pourra invoquer tout un tas d’arguments ; reste, selon Joseph Yvon Thériault, « qu’il n’y a pas de raison objective à parler français au Québec. Jusqu’aux années 60, cela ne présentait aucune plus-value. Cela a changé parce qu’on l’a voulu. On parle une langue parce qu’on y adhère de façon émotive. Cette valeur-là mérite qu’on s’y accroche. » Léonore Pion et Valérie Ranger-Carbonneau

98


La parole est à vous ! Quel projet gagnant ?

Michel Charron, retraité de la fonction publique « Les immigrants ont tout quitté pour venir ici, en Amérique du Nord ; ils veulent donc faire partie de l’équipe gagnante, c’est-à-dire parler anglais. Après la Révolution tranquille et les référendums sur l’indépendance, quel est le projet gagnant associé au français ? »

La langue de ses émotions Charles Brochu, retraité

« À 14 ans, j’ai quitté le Québec pour l’Ontario. L’anglais est devenu ma langue de tous les jours ; j’ai alors perdu beaucoup de mon français. Mais une partie de moi ne trouvait pas à s’exprimer en anglais. Après l’université, j’ai décidé de revenir au Québec parce qu’on y parle la langue de mes émotions, de mes sentiments, ma langue maternelle. »

Ne pas être un mouton

Connie Vachon, fondatrice de la Brigade des Hurluberlus « Il y en a, des magasins où l’on ne peut que se faire servir en anglais. Moi, si on ne parle pas en français, je sors de la boutique ou du restaurant. Je fais cet effort. Je ne veux pas être un mouton. »

Un véhicule

Jean-François St-Pierre, moniteur de français et de linguistique

« On a des écrivains, des dramaturges, comme Robert Lepage ou Michel Tremblay, qui peuvent porter notre culture jusqu’au Japon, en Chine, en France... La langue : voilà un véhicule de l’art, de la culture. »

99


Devoir de mémoire

Alain Lavallée, professeur et blogueur « Les langues, ce sont des manières de penser, de concevoir, de créer, de produire de la diversité et de la beauté. Protéger le français, c’est faire en sorte que sur la planète, quelque part, il y ait des grands groupes qui puissent s’exprimer dans une autre langue. C’est un devoir de mémoire à l’égard d’un rameau humain qui, pendant 400 ans, a développé une société originale. Les nouveaux arrivants peuvent penser que nous menons une certaine forme de résistance face à une volonté d’uniformiser la planète. »

Terre promise

Fabrice Fua, consultant en environnement « Quand je suis arrivé au Québec il y a 28 ans, je suis allé m’ouvrir un compte dans une banque de Côte-des-Neiges. La dame au comptoir m’a dit : « Vous savez, il y a 148 nationalités différentes ici, dans cette banque. » Et vous savez ce que je me suis dit ? Je me suis dit que le Québec était une terre promise : un petit coin de territoire où l’on trouve un échantillon de tout ce que le monde a à offrir et où l’on vit bien. C’est une richesse incroyable, unique et un bel exemple pour la planète entière ! »

100


Conclusion



SYNTHÈSE DU FORUM

Le français au Québec : une responsabilité collective Françoise Guénette Journaliste indépendante, Françoise Guénette a été reporter à la radio de Radio-Canada, corédactrice en chef du magazine La Vie en rose et animatrice de quelques émissions de télévision, dont Droit de parole à Télé-Québec. Elle vit à Québec, où elle collabore à l’émission Ça me dit de prendre le temps à la radio de Radio-Canada. De plus, elle anime régulièrement des assemblées publiques portant sur des enjeux sociaux, politiques ou culturels. Le forum Le français, une langue pour tout et pour tous ? en est un exemple. Elle y a animé trois des cinq tables rondes.

Quel bilan faire de cette journée et demie que nous venons de passer ensemble à débattre du français en tant qu’outil de cohésion sociale ? Commençons par deux mises en garde, auxquels plusieurs participants ont fait écho durant cette fin de semaine. D’abord, le forum a abordé les problématiques linguistiques d’un point de vue essentiellement montréalais, sans tenir compte des autres régions du Québec, certes moins touchées par l’immigration et la progression de l’anglais, mais tout autant concernées par l’enjeu global du statut de la langue. De la même façon, le débat selon certains n’a pas suffisamment tenu compte du petit peuple, des ouvriers et travailleurs victimes de la crise économique, pour qui les débats linguistiques sont affaire d’élite montréalaise… Passons maintenant aux constats. Première évidence qui a émergé de la discussion : il n’y a pas consensus sur les deux sujets abordés pendant le week-end, à savoir la qualité actuelle de la langue des Québécois et l’état des lieux : le français est-il ou non en péril ? Un premier camp manifeste un sentiment de danger. Ce sont surtout des babyboomers (représentés par Louis Balthazar, Christian Dufour et plusieurs participants) qui constatent un recul, voire un relâchement général, de la qualité du 103


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

français. Ceux-là s’interrogent aussi sur la possibilité d’en faire la véritable langue commune des Québécois compte tenu de la progression incontestée de l’anglais dans l’économie du savoir, mais aussi de la stagnation de la francisation dans les entreprises, de l’augmentation du nombre de Montréalais qui ne parlent pas français chez eux ou encore du manque de volonté gouvernementale. Un deuxième camp plaide pour la dédramatisation, le réalisme économique et l’ouverture au monde. Ceux-là sont plus jeunes (pensons à Mathieu Laberge, à Christine Fréchette, à Michel Usereau et même à Anne Vicher) et estiment que le français québécois se porte plutôt bien. Évitons, disent-ils, de culpabiliser les Québécois par un terrorisme de la norme. Ils pensent aussi que le bilinguisme individuel (et même le trilinguisme) est devenu une nécessité pour faire sa place dans une économie mondialisée, qu’il est possible, enfin, de concilier multilinguisme et prédominance du français au Québec. La biculture des jeunes qu’ils côtoient, enfants de la loi 101, jeunes Montréalais d’origines diverses, leur semble une richesse et non une menace pour la collectivité. Contrat moral Là où les deux camps se rejoignent, me semble-t-il, c’est sur la distribution des responsabilités. La majorité des participants admet facilement que l’avenir du français dépend essentiellement de la société francophone – de la société d’accueil ‑, et non des immigrants, anglophones ou allophones, qu’on aurait tort de blâmer. C’est à la majorité (et à ses élites) d’affirmer sa langue, de retrouver la combativité des années 70, de ne pas céder à la facilité de l’anglais. Ainsi, l’intégration linguistique et sociale des immigrants relève-t-elle d’abord de la société d’accueil, qui doit elle-même respecter le contrat moral proposé aux nouveaux arrivants : « Tu apprends le français, je te permets d’en vivre. » Cette responsabilisation collective implique autant l’État que les individus, les institutions et les groupes sociaux. Quel est le rôle de l’État ? Faire respecter ses propres lois, en particulier dans les milieux de travail ; communiquer d’abord en français avec les citoyens et les entreprises ; donner aux immigrants les moyens réels de se franciser et de s’intégrer ; redéfinir, autour de la langue, un projet social porteur de justice ; enfin, renforcer la promotion de la langue en mettant en valeur les réussites d’intégration. Quel est le rôle des individus ? Améliorer la maîtrise de leur propre langue ; transmettre à leurs enfants et à leurs proches le sens de l’histoire linguistique du Québec ; affirmer leurs droits de francophones dans la vie quotidienne, au bureau 104


Conclusion

comme dans les services ; enfin, ne pas hésiter à viser une connaissance de plusieurs langues. Le rôle des institutions et des groupes a été aussi évoqué, en particulier l’importance de l’école comme creuset d’une identité à la fois commune et plurielle, comme lieu premier d’intégration des minorités et comme lieu d’apprentissage de la citoyenneté.

105


Regarder vers l’avenir Conrad Ouellon

Président du Conseil supérieur de la langue française M. Ouellon est président du Conseil supérieur de la langue française depuis le 18 octobre 2005. Il est titulaire d’un Ph. D. (linguistique) de l’Université Laval. À cette université, il a été directeur du Département de langues et linguistique, vice-doyen de la Faculté des lettres, directeur du Centre international de recherche en aménagement linguistique et directeur fondateur du programme de maîtrise en orthophonie de la Faculté de médecine.

L’intitulé du forum a pu entraîner quelques confusions. Il ne s’agissait pas d’un constat, mais bien d’une interrogation qui aurait pu se formuler ainsi : « Le français est-il devenu la langue publique commune des Québécois ? » Poser la question, c’est y répondre ! Le forum voulait essentiellement fournir une occasion, dans un cadre de discussion original, d’explorer des voies nouvelles pour développer la cohésion sociale par le partage d’une langue commune, le français. Divers sujets ont été abordés au cours du forum. J’en ai relevé plusieurs dans le discours synthèse prononcé en clôture de l’évènement. En voici quelques extraits. Objectif de la rencontre « Nous vous avons réunis ici pour vérifier certaines des perceptions que nous avions et pour valider des hypothèses de recherche, car l’un des buts que nous poursuivions était d’étoffer une proposition d’un projet de recherche que le Conseil supérieur de la langue française juge important et qui se situe dans la suite du Rapport sur l’évolution de la situation linguistique au Québec, présenté par l’Office québécois de la langue française en 2008. L’une des questions qui nous préoccupent peut se formuler ainsi : comment peut-on en arriver à ce que la société québécoise, qui vit de profonds changements, demeure une société de langue française, tout 106


Conclusion

en restant ouverte sur le monde et sur la diversité linguistique et culturelle ? Et c’est là le défi ! Les législations linguistiques sont nécessaires, on en convient. Mais il faut aller plus loin et se demander de quelle façon nous pouvons attirer au Québec, et retenir ici, des personnes qui, en nombre croissant, possèdent les compétences professionnelles et linguistiques leur permettant de s’établir ailleurs en Amérique et dans le monde. » Le contrat moral « Je reviens sur l’expression « contrat moral ». La définition que j’en donne est inspirée du mémoire présenté par le Conseil à la commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodements raisonnables en décembre 2007. Tout immigrant qui s’établit au Québec conclut un contrat moral avec la société d’accueil dans lequel il s’engage à s’intégrer en respectant les valeurs fondamentales de la culture publique commune. Parmi les obligations qui lui incombent, la connaissance du français est incontournable. Pour y parvenir, il a accès à une initiation aux valeurs de la société québécoise et à une formation linguistique qui facilite son installation, qui permet de répondre aux besoins de la vie quotidienne, de communiquer avec les pouvoirs publics, etc. En contrepartie de ces efforts, l’État et la société québécoise doivent donner accès à des emplois qui fassent appel aux compétences linguistiques et professionnelles acquises, et favoriser le développement d’un environnement de langue française. Les propos entendus au cours du forum montrent que les problèmes ne sont pas tous réglés. Plusieurs nouveaux arrivants qui parlent français, et qui possèdent les qualités professionnelles voulues, ne peuvent se trouver un travail. Diverses études, dont celles de l’Institut de recherche en politiques publiques, l’ont démontré, et certains programmes du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles visent à corriger la situation. Mais il faut faire davantage pour que la situation s’améliore. L’intégration aux réseaux sociaux, au réseau socioéconomique surtout, la participation à des activités sociales et, j’insisterais, la participation à des activités sociales avec des Québécois, sont des facteurs qui, à terme, amènent à mieux nous comprendre, à avoir le goût de vivre ensemble. Différence de perception selon les générations Le monde tel qu’il existe maintenant, et plus particulièrement la société québécoise actuelle, ne correspondent pas exactement à ce qu’on avait prévu qu’ils soient en 1970, à l’époque de l’adoption de la Charte de la langue française, et on peut comprendre que, pour les gens de ma génération, cela puisse être déconcertant. Cependant, bien que l’avenir de la société soit la responsabilité de l’ensemble des 107


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

citoyens, je crois toujours que ceux qui ont 30 ans en ont une toute particulière. » « On a déploré à quelques reprises l’ignorance assez répandue de l’histoire du Québec et en particulier de la situation linguistique à la source des législations linguistiques. On retrouve peut-être là une des sources des réactions des jeunes Québécois et des nouveaux arrivants devant les contraintes imposées par la Charte de la langue française : l’accès contrôlé à l’école anglaise est l’un des points les plus mal compris de la Charte. Ces contraintes sont trop souvent jugées comme contraires au désir d’ouverture sur le monde. » Du principe à son application « Il faut s’interroger sérieusement sur les façons de rendre le Québec plus « français ». Les principes sur lesquels on doit s’appuyer sont bien établis. On les retrouve dans la Charte, dans le « contrat moral », dans les divers énoncés ministériels, dans les pratiques et avis des organismes linguistiques. Là où il faut progresser, là où il faut intervenir, c’est dans la manière de faire passer ces principes dans la vraie vie. Ouvrir véritablement notre société à l’autre, c’est une responsabilité sociale qui doit être assumée de diverses façons : - dans l’accueil : l’accueil ne doit pas être qu’institutionnel, il doit également être citoyen, être vécu dans le village, dans le quartier, etc. On ne peut laisser toute la charge de l’accueil à l’État, si l’on souhaite donner allure humaine au processus ; - dans l’insertion dans le réseau socioéconomique ; - dans la francisation du monde du travail ; - dans la vie scolaire. On retrouve là plusieurs des points soulevés dans notre avis Le français, langue de cohésion sociale (juin 2008). » Le Conseil supérieur de la langue française trouve matière à réflexion dans les échanges, les commentaires auxquels a donné lieu le forum. Les conversations informelles ont également été riches d’information et de suggestions. Le forum va contribuer à alimenter la pensée et les travaux du Conseil au cours des prochaines années. Nous tenons à remercier l’Institut du Nouveau Monde pour sa tenue. Notre collaboration a été fort fructueuse.

108


Références Jeunes

BEAULIEU, Isabelle. « Le premier portrait des enfants de la loi 101, sondage auprès des jeunes Québécois issus de l’immigration récente », dans VENNE, Michel, (sous la dir. de), L’annuaire du Québec 2004, Montréal, Fides, 2003. CROP. Les enfants de la loi 101. Groupes de discussion exploratoires, novembre 2000. Accessible en ligne : www.cslf.gouv.qc.ca GAUTHIER, Madeleine, et Mégane Girard, Caractéristiques générales des jeunes adultes de 25-35 ans au Québec, Institut national de la recherche scientifique, préparé pour le Conseil supérieur de la langue française, 2008. SAINT-LAURENT, Nathalie, Le français et les jeunes, Québec, Conseil supérieur de la langue française, 2008.

Immigrants

ARCHIBALD, James, et Jean-Louis CHISS (sous la dir. de). La langue et l’intégration des immigrants. Sociolinguistique, politiques linguistiques, didactique, Collection Logiques sociales – Série études culturelles, L’Harmattan, 2007. ARCHIBALD, James, et Stéphanie GALLIGANI (sous la dir. de). Langue(s) et immigration(s) : société, école, travail, Paris, Collection Logiques sociales – Série études culturelles, L’Harmattan, 2009. AMIREAULT, Valérie, et Denise LUSSIER. « Représentations culturelles, expériences d’apprentissage du français et motivations des immigrants adultes en lien avec leur intégration à la société québécoise. Étude exploratoire », Langues et sociétés, no 45, 2008. BÉLAND, Paul. Langue et immigration, langue du travail : éléments d’analyse, Québec, Conseil supérieur de la langue française, juin 2008. CHICHA, Marie-Thérèse, et Éric CHAREST. « L’intégration des immigrés sur le marché du travail à Montréal : politiques et enjeux », Choix, vol. 14, no 2, mars 2008. GIRARD-LAMOUREUX, Catherine, La langue d’usage public des allophones scolarisés au Québec, Québec, Conseil supérieur de la langue française, 2004. R ENAUD, Jean, et Tristan CAYN. Un emploi correspondant à ses compétences ? Les travailleurs sélectionnés et l’accès à un emploi qualifié au Québec, Québec, ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2006.

109


Le français, une langue pour tout et pour tous ?

Cohésion sociale

COMMISSION DES ÉTATS GÉNÉRAUX SUR LA SITUATION ET L’AVENIR DE LA LANGUE FRANÇAISE AU QUÉBEC. Le français, une langue pour tout le monde : une nouvelle approche stratégique et citoyenne, Québec, La Commission, 2001. CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE, Mémoire présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, Le Conseil, 2008. CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE, Le français, langue de cohésion sociale, Québec, Le Conseil, 2008. QUÉBEC. MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT. L’école en partenariat avec sa communauté, Québec, Le Ministère, 2006.

Général

BÉLAND, Paul, Louise SYLVAIN, et Pierre GEORGEAULT (sous la dir. de). Les navetteurs et la dynamique des langues sur l’Île de Montréal, Montréal, Québec Amérique, 2001. GEORGEAULT, Pierre, et Alexandre STEFANESCU (sous la dir. de). Le français au Québec, les nouveaux défis, Montréal, Fides, 2005. GEORGEAULT, Pierre, et Michel PAGÉ (sous la dir. de). Le français, langue de la diversité québécoise, Québec, Conseil supérieur de la langue française, 2006. OFFICE QUÉBÉCOIS DE LA LANGUE FRANÇAISE. Rapport sur l’évolution de la situation linguistique au Québec, Québec, L’Office, 2008. PLOURDE, Michel, et Pierre GEORGEAULT (sous la dir. de). Le français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, Québec, Conseil supérieur de la langue française, 2008. STATISTIQUE CANADA. Le portrait linguistique en évolution, Recensement de 2006, Ottawa, Statistique Canada, 2007. Accessible en ligne : www12.statcan.ca STATISTIQUE CANADA. Langue, Recensement de 2006, Ottawa, Statistique Canada, 2007, no 97-555-XCB2006015 au catalogue. Accessible en ligne : www12.statcan.ca


Économie et conditions de vie

111


Inm = incubateur d’idées + créateur de citoyenneté L’Institut du Nouveau Monde (INM) est une organisation non partisane dont la mission est de développer la participation citoyenne et de renouveler les idées. Cette boîte à idées québécoise s’est, depuis sa fondation en 2004, imposée comme l’un des acteurs privilégiés du dialogue entre les citoyens et entre la société et ceux qui la gouvernent.

DES CITOYENS DES IDÉES DES PROJETS

L’INM œuvre dans une perspective de justice et d’inclusion sociales, dans le respect des valeurs démocratiques et dans un esprit d’ouverture et d’innovation. Par ses actions, l’INM encourage la participation des citoyens, contribue au développement des compétences civiques

partIcIper, pour quoI faIre ? pour pour u pour u pour u pour u u

revitaliser la démocratie améliorer les politiques et les services publics créer les conditions d’émergence d’innovations sociales développer les capacités des individus et le sens des responsabilités civiques renforcer la cohésion sociale

la méthode : informer + débattre + proposer Informer pour contrer le sentIment d’Incompétence des cItoyens Les citoyens ne peuvent participer à des débats sur des questions complexes s’ils ne savent pas de quoi ils parlent. L’INM met à leur disposition une information impartiale et accessible sur les grands enjeux en débat : documents imprimés, cahiers spéciaux dans des journaux quotidiens, sites Web, conférences, vidéos, etc.

inm.qc.ca

débattre pour faIre émerger les Idées nouvelles Délibérer force les citoyens à

s’écouter les uns les autres et à se faire leur propre opinion. Cela permet aussi de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises idées, car une idée ne vaut rien si elle ne subit pas avec succès le test de la confrontation et de la réfutation. Le processus de délibération sert également aux décideurs, qui s’informent ainsi des préférences, des besoins et des attentes des citoyens.

proposer pour agIr Tous les processus de participation doivent aboutir à un résultat

concret : les citoyens refuseront de participer si leurs délibérations ne sont pas suivies d’effets. L’INM s’engage à recueillir la parole citoyenne, à la mettre en forme et à la faire connaître auprès du public et des décideurs. La formulation de propositions est également une étape essentielle 112 dans la formation des citoyens, qui se commettent, tranchent, établissent des priorités.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.