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Le rôle de l’expert-comptable dans la publication d’informations en matière de durabilité
Dans un entretien accordé par le Président de l’ITAA, Monsieur Bart Van Coile, à Madame Carine Coppens, responsable de la formation en gestion financière à la HOGENT, Bart Van Coile a insisté sur la notion de durabilité qui intervient dans la vie des entreprises et dans celle de leurs plus proches conseillers, les membres de l’ITAA.
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Cet interview s’adresse en premier lieu aux étudiants futurs experts-comptables ou conseillers fiscaux, mais également, à toute la profession, et particulièrement les stagiaires ITAA et aux jeunes dîplomés qui exercent déjà la profession, qu’ils soient externes ou internes. L’objectif est de les sensibiliser à cette notion de durabilité qui s’inscrit dans le Pacte vert pour l’Europe élaboré par la Commission européenne.
Nous souhaitons à nos lecteurs une fructueuse lecture.
Le 21 avril 2021, la Commission européenne a publié la proposition de directive sur la publication d’informations en matière de durabilité (CSRD, pour Corporate Sustainability Reporting Directive). Cette directive est une mise à jour de la directive sur la publication d’informations non financières (directive 2014/95/UE) qui, depuis 2017, oblige les grandes entités d’intérêt public (telles que les sociétés cotées en bourse, les banques et les compagnies d’assurance) de toute l’Union européenne (UE) à publier un rapport non financier. Le champ d’application de la nouvelle proposition de directive est considérablement élargi. À l’avenir, toutes les grandes entreprises et toutes les sociétés dont les titres sont cotés sur un marché réglementé UE devront également appliquer les nouvelles normes UE relatives à la publication d’informations en matière de durabilité. Cette proposition s’inscrit dans le cadre du Pacte vert et vise à accroître la transparence en matière de durabilité. Les rapports en matière de durabilité sont alignés sur les rapports financiers. Les entreprises devront rendre compte de leurs performances au niveau financier et en matière de durabilité dans un rapport annuel intégral. Les changements s’appliqueront dès l’exercice commençant le 1 er janvier 2023.
À la lumière de ce plan ambitieux, Carine Coppens, responsable de la formation en gestion financière à la HOGENT, a interviewé Bart Van Coile, président de l’ITAA, sur ces avancements, le rôle que les experts-comptables jouent à cet égard et sur l’incidence de ces développements sur la profession.
La publication d’informations classique répond-elle encore aujourd’hui aux attentes des parties prenantes ? Leur procure-t-elle une image suffisamment complète et fidèle ?
Bart Van Coile: « Il faut remettre tout cela dans son contexte social. D’un point de vue juridique, la publication de données financières permet aujourd’hui d’avoir ce que nous appelons une image fidèle. La question que nous devons nous poser est plutôt la suivante : quelle direction les entrepreneurs veulent-ils emprunter ? Il ne faut jamais oublier qu’un expert-comptable est au service de l’entrepreneur et, dans un contexte plus large, de l’intérêt social qu’il doit servir. Il était autrefois impensable que le bilan social fasse partie de cette image fidèle, alors que ce document est aujourd’hui obligatoire pour le dépôt de comptes annuels. Aujourd’hui, les parties prenantes reçoivent des informations sur l’emploi dans l’entreprise, sur la proportion d’hommes et de femmes etc. Ces informations intéressent désormais les actionnaires. Ils ne veulent pas seulement connaître les chiffres, mais aussi ce qui se passe dans l’entreprise. On constate également que la lutte contre la fraude devient plus importante. Il suffit de penser à toutes les obligations imposées par la loi anti-blanchiment. Dans chaque bureau, mais aussi sur le site web de l’ITAA, il existe un point de lancement d’alerte où chacun peut communiquer un problème au sein d’une entreprise concernant le rôle et/ou le travail de l’expert-comptable. Cet intérêt public pour la durabilité est croissant, sans faire encore l’objet d’obligations légales. Des mesures en faveur de la durabilité sont toutefois lentement adoptées. »
Que pensez-vous de cette phrase : « Le développement durable demeure un angle mort pour les experts-comptables en Belgique en 2021 » ? En d’autres termes, dans quelle mesure les experts-comptables se mettent-ils déjà à la publication d’informations en matière de durabilité ?
« On sent bien qu’il y a une demande de la part de certains entrepreneurs, même s’ils sont encore minoritaires. Du côté de la société, par contre, il y a clairement une demande à cet égard. Mais nous savons que la réglementation a toujours un certain retard par rapport aux évolutions sociales. Néanmoins, si vous me demandez s’il y a un angle mort dans la profession... eh bien oui, indubitablement. Nous observons l’évolution de la société, et voyons au sein d’Accountancy Europe que le rapport intégré fait l’objet de débats dans le cadre du Pacte vert. L’EFRAG a par exemple été chargée d’élaborer des normes en la matière. La question débattue à cet égard est la suivante : combien d’entreprises seront soumises à cette obligation ? À mon avis, la CSRD sera opérationnelle d’ici 2024-2025. Cette directive s’appliquera alors à quelques 49 000 entreprises en Europe. Cela montre clairement qu’un mouvement a été amorcé. La réglementation que les experts-comptables doivent prendre en compte est déjà si étendue aujourd’hui que nombre d’entre eux ne réagiront que lorsqu’un cadre légal sera mis en place. »
De quel œil les experts-comptables voient-ils la publication d’informations en matière de durabilité ?
« Il y a ceux qui vont immédiatement s’y mettre, et d’autres qui seront moins enthousiastes. Il faut savoir que chaque expert-comptable est conscient de son rôle social, et comprend clairement qu’il doit aider les entrepreneurs. Si la demande de publication d’informations en matière de durabilité augmente, que ce soit de la part des autorités ou des entreprises, l’expert-comptable sera heureux d’y répondre. »
L’expert-comptable peut-il jouer un rôle important à cet égard en tant que conseiller ?
« Certainement. C’est déjà le cas aujourd’hui. Si un entrepreneur veut réaliser quelque chose aujourd’hui, il lui faut obtenir de nombreuses autorisations et introduire diverses autres demandes, notamment des permis d’environnement. Il s’adressera aussi d’abord à son expert-comptable pour toutes ces questions. L’expert-comptable devient le coach qui veille à ce que toutes les parties compétentes soient contactées pour que cette autorisation soit délivrée. D’autres parties devront fournir ces informations dans un rapport d’activité. Nous regrouperons également toutes les attestations dont nous avons besoin. Les experts-comptables sont les meilleurs conseillers dans ce domaine. »
Constatez-vous une différence de mentalité entre les jeunes experts-comptables et ceux qui sont plus expérimentés ? Comment cela se manifeste-t-il ?
« Nous observons en effet cette différence au sein des cabinets aujourd’hui. Les jeunes sont nettement plus sensibles aux questions de durabilité. Mais il n’y a pas qu’eux qui doivent se retrousser les manches. Il s’agit d’une évolution sociale à laquelle nous devons tous prêter attention. Nous voulons tous le meilleur pour notre planète, n’est-ce pas ? Si nous souhaitons attirer des jeunes collaborateurs, nous serons bien obligés d’accorder plus d’attention à la durabilité. »
Pouvez-vous décrire ce dont les cabinets auront besoin, par exemple en termes de formation et de logiciels ?
« Tout d’abord, il faut qu’une norme ou un standard spécifique soit mis en place. Au sein de l’ITAA, on entend par norme quelque chose que les membres ont l’obligation de mettre en œuvre. Une norme est approuvée par le Conseil supérieur des Professions économiques. Comme celle-ci sera également applicable aux réviseurs d’entreprises, il y aura une consultation publique et le ministre devra donner son approbation. Une fois que cette norme sera en place, il faudra organiser de nombreuses formations. Cela doit commencer par un processus de sensibilisation soulignant l’importance de la norme et donnant des garanties concernant les objectifs communs. Un exemple clair : si une personne A procure un certificat de prestation énergétique d’un logement, sommes-nous certain qu’il corresponde à l’attestation établie par la personne B ? Un expert-comptable doit en être sûr avant d’affirmer qu’une garantie peut être offerte au grand public.
Selon mon expérience personnelle, certaines attestations offrent encore très peu de certitudes. C’est pourtant une condition sine qua non pour un bon rapport durable. Si une profession requiert d’étudier en permanence, c’est bien celle d’expert-comptable. Nous suivons ainsi les évolutions de la société et c’est extrêmement enrichissant. »
Quel rôle joueront, selon vous, les établissements d’enseignement ?
« Une bonne coopération entre l’enseignement et les praticiens constitue indubitablement une valeur ajoutée. Le sujet s’inscrit dans un cadre plus large : il s’agit en effet de questions à propos desquelles aucun expert-comptable n’a reçu de formation, pas même ceux qui obtiennent leur diplôme aujourd’hui. Cette vue d’ensemble doit être fournie par l’enseignement. La coopération est essentielle à cet égard. »
Comment les experts-comptables belges peuvent-ils se préparer à ces évolutions ?
« Comme je l’ai dit précédemment, il faut d’abord miser sur la sensibilisation. Accountancy Europe est déjà très enthousiaste. Il appartient aux instituts nationaux et aux associations professionnelles de poursuivre dans cette voie. Les experts-comptables qui sont déjà sur le terrain doivent suivre des cours. Entre les deux, il faut prévoir des moments clairs pour nous concerter sur le chemin parcouru dans le cadre prédéfini. Il faut du temps pour qu’une idée soit fortement assimilée. »
De nombreux rapports de durabilité sont-ils déjà élaborés aujourd’hui avec l’aide d’experts-comptables ?
« Les experts-comptables ne sont impliqués que de manière sporadique. Plus dans le contexte d’un projet particulier que dans le cadre de rapports réguliers. Les personnes qui souhaitent vraiment un tel document sont souvent des entrepreneurs qui ont un lien avec un produit durable. Parmi les entrepreneurs “normaux”, surtout les PME, c’est encore l’exception plutôt que la règle. »
Dans quelle mesure les cadres existants (comme GRI, IIRC, SDG’s) constituent-ils un guide en la matière ?
« Toutes ces normes émanent d’organisations privées. Dans ces normes individuelles transparaît souvent la prédominance d’un certain groupe de pression. Nous ne disposons pas, aujourd’hui, de norme européenne ni internationale indépendante. C’est souhaitable si l’on veut, de manière très objective, donner à chaque entrepreneur un signal clair. Pour faire une comparaison : si demain vous vous rendez dans un magasin, que vous prenez un produit dans les rayons et qu’un logo de durabilité figure à l’arrière, il vous est impossible, en tant que consommateur, de savoir à 100 % ce que ce logo signifie. Il faut aussi aux experts-comptables un code, un cadre, qui leur donne clairement le fin mot de l’histoire lorsqu’ils comparent A et B. Aujourd’hui, chacun établit ses propres normes. Selon moi, ce n’est pas une bonne chose. Il est préférable de ne disposer que d’une seule norme, qui serve également l’intérêt général. »
Pensez-vous que l’on accorde moins d’attention au rapport intégré en Belgique qu’aux Pays-Bas ?
« Je dois bien admettre qu’il y a des pays qui vont plus vite que la Belgique en la matière. Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas combler ce retard. L’ITAA a lui aussi accordé relativement peu d’attention à la question. Il devrait certainement plus s’y consacrer. »
Suite à la mise en œuvre de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité, les grandes entreprises seront légalement tenues de publier des informations non financières. De quel œil voyez-vous cette évolution ?
« Au nom de l’Institut, nous sommes tous favorables à ce que des mesures supplémentaires soient adoptées en ce sens. Mais il nous faut un cadre. L’initiative que l’Europe a prise est certainement déjà un pas dans la bonne direction. Ce que nous voulons absolument éviter en tant qu’organisation, c’est l’enlisement dans un débat politique trop manichéen. »
Que pensez-vous d’une éventuelle mise en œuvre de cette directive au niveau des PME ? Quels avantages voyez-vous au fait que les PME publient des informations non financières ?
« Il y a certainement des avantages, mais nous devons tenir compte du coût que cela implique. Prenons l’exemple d’un étudiant entrepreneur. Ça l’intéressait de gagner quelques milliers d’euros en plus. Mais voilà qu’on l’oblige déjà à établir un rapport de durabilité... Son enthousiasme s’estompera rapidement. À ce jour, je n’ai pas encore rencontré un seul entrepreneur qui m’ait dit qu’il était devenu entrepreneur parce qu’il avait pu publier un bilan social. N’oubliez pas non plus que la notion de PME est très large en Europe. Il est important de prendre en considération la taille de l’entreprise. La barre au-dessus de laquelle il faut établir un rapport de durabilité doit-elle être identique pour toutes les PME ? Comparez cela au dépôt, où nous faisons quand même une distinction entre une petite, moyenne ou grande PME. »
Dans le cadre d’un rapport de durabilité, les PME publient par exemple des informations sur l’écologisation de leur parc automobile. Elles ne peuvent cependant pas en exprimer de manière mesurable l’incidence financière. Les experts-comptables peuvent-ils les aider ?
« L’entrepreneur est libre. Ce n’est pas la tâche de l’expert-comptable d’aller au-delà de ce que la réglementation impose aujourd’hui. Gardons les pieds sur terre : les experts-comptables peuvent apporter leur pierre à l’édifice, prendre des initiatives et motiver. Mais seulement dans un cadre social qui n’est pas véritablement encore en place aujourd’hui. »
Avez-vous le sentiment que les clients insistent de plus en plus sur l’aspect durabilité ?
« Cela dépend beaucoup d’un entrepreneur à l’autre. Tout dépend encore fortement de l’intérêt commercial des entrepreneurs. Ils prennent en considération le public qu’ils veulent atteindre. Ceux qui s’adressent à un public vert mettront davantage l’accent sur l’aspect durabilité dans leurs publications. »
Mot de la fin : « Les expertscomptables peuvent-ils sauver la planète ? »
« Nous ne ferons pas baisser la température, même d’un petit degré, mais nous veillerons certainement à ce que les entrepreneurs assument leur responsabilité à cet égard. »