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Au delà de la commémoration, la réhabilitation

Journal d'Etudiants en Science Politique et Relations Internationales

INTERNATIONAL.INK

Mai 68 :


.EDITO « 1968…attends…laisse moi réfléchir…l’année de naissance de Céline Dion ! » Ma voisine de classe ne semble pas être assez cultivée pour se rappeler que 1968 c’est avant tout l’année de création des championnats d’Europe de Badminton. Trêve de plaisanterie, notre dernière édition de l’année est consacrée au mouvement révolutionnaire issu des 60’s : la révolution de Mai 68 et son impact. Encore un journal consacré à Mai 68 ? Et bien oui, notre statut de journal d’étudiant ne nous permet pas de passer à côté d’un tel évènement. Rassurez-vous, nous avons tout fait pour créer un dossier décalé qui, nous l’espérons, saura se distinguer de celui des autres journaux. L’objectif n’a pas été de commémorer Mai 68 à la

«Sous les pavés, la plage»

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manière d’un simple anniversaire, mais de se concentrer sur l’essence même de la révolte, soit sur ses idées et la compréhension des raisons de la contestation, bref ce qu’était et ce qu’est Mai 68. Dans un contexte qui nous touche plus directement, le Grand Conseil va sûrement voter la nouvelle loi sur l’université durant la pause estivale. Le ciel va-t-il tomber sur la tête des étudiants ou au contraire la nouvelle loi va-t-elle redynamiser notre lieu d’étude ? La question se reste en suspend et ne paraît pas réellement intéresser les étudiants. La dernière assemblée générale de la CUAE, le syndicat « représentant des étudiants », qui traitait du sujet n’a réuni qu’une soixantaine de personnes. Un nombre bien faible lorsque l’on pense aux

personnes directement concernées par ce vote : 15’000 étudiants de l’Unige. Désintérêt de la part des étudiants ? Approbation tacite de la loi ? Ou simplement une mauvaise information ? Difficile de trouver des réponses à ces questions. Même si nous savons que seulement quelques uns d’entre vous réussiront, il ne reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance pour la session d’examen ! Nous espérons vous retrouver l’an prochain. Une année qui s’annonce riche en évènements : tout d’abord l’Euro va mettre le feu au bout du lac, puis en novembre, les élections étatsuniennes mettrons enfin un terme à plusieurs mois de débats et peut-être à l’investiture républicaine et sans oublier en 2009 les 450 ans de l’université.

Elise Nussbaum - http://www.flickr.com/photos/missbuenosaires/

Clément Bürge / Cyril Granier


INTERNATIONAL.ink n°03 Portrait 4

Joschka Martin Fischer

Dossier : Mai 68 6 9 10 12 13 16 18

Introduction M.A.S.H. ou comment dénoncer avec humour. La philosophie de mai, Guy Debord et la critique totale La novlangue néolibérale le discours dominant de l’après 68 L’Autogestion, pour une réhabilitation du politique Mai 68 la Suisse prise dans le souffle contestataire Est-il interdit d’autoriser?

Politique 20 25 29 32 36

Que s’est-t’il vraiment passé le 12 septembre 2001 La crise du logement à Genève Les pays de l’est dans l’UE: quelles conséquences La russie, un pays en quête de puissance et de reconnaissance Somalie, retour sur une tragique année

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Sources

.SOMMAIRE INTERNATIONAL.ink n°03 Mai 2008: Edité par l’Association des Etudiants en Science Politique et en Relations Internationales. (AESPRI). Imprimé par Repro Mail. Financé par la Commission de Gestion des Taxes Fixes (CGTF). Rédaction : Rédacteurs en chef: Clément Bürge et Cyril Granier Membres: Joëlle d’Andrès, Romain Aubry, Jeremy Chauvin, Cléa Comninos, Mélanie Escobar Vaudan, Danica Hanz, Matthieu Heiniger, Lukas à Porta, Antoine Roth, Samia Swali, Lionel Thorens. Graphiste: Léo Felder Illustration : Matthieu Heiniger Rédacteurs externes: Lucas Lazzarotto, Omar Tarabay Retrouvez-nous sur notre site web www.aespri.unige.ch rubrique journal !

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.PORTRAIT

Joschka Martin Fischer Un des politiciens allemand des plus connus, Joschka Martin Fischer, est issu des mouvements étudiants des années 60. Né le 12 avril 1948 à Gerabornn en Bade-Wurtemberg, il est le troisième fils d’une famille d’origine hongroise. Pendant sa jeunesse, il participe aux mouvements étudiants allemands des années 60 et 70. Dans les années 80, il change de milieu et quitte les luttes de rue pour commencer une carrière politique dans le parti écologiste «Die Grünenh». En 1998, il est nommé vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères. Son parcours, intrépide et turbulent, fut fortement marqué par l’époque de sa jeunesse.

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Kevin Ris


.PORTRAIT Revenons au début de sa vie mouvementée : sa jeunesse. Il étudie au lycée à Stuttgart-Bad Cannstadt qu’il quitte avant de finir son bac. Il commence alors un apprentissage de photographe, qu’il arrête également en 1966. Durant cette année, il voyage et va notamment en Turquie et dans d’autres pays européens. Puis, il interrompt son voyage pour s’occuper de sa sœur, gravement malade. Finalement, Fischer retourne en Allemagne et travaille dans un magasin de jouets. En novembre 1966, sa sœur et son père meurent. En 1967, lorsqu’il déménage à Francfort-sur-le-Main, Fischer commence sa vie d’activiste dans les mouvements révolutionnaires étudiants. Rappelons que les mouvements allemands ont leur propre signification. Créés dans les années 50, ils atteignent leur apogée en 1968 comme dans d’autres pays. Ce mouvement anticapitaliste est une rupture radicale avec les anciennes valeurs ; la famille, les autorités, la morale sexuelle et les anciennes idoles sont remises en cause. On redécouvre le marxisme, ainsi que le mépris et l’incompréhensibilité envers le passé national-socialiste en Allemagne montent en puissance. Une nette volonté de rompre avec les anciennes valeurs et la vieille génération est affichée; cette dernière pût admettre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Le militarisme, réinstallé rapidement en Allemagne durant la Guerre froide, est également l’objet de nombreuses critiques. Ce mouvement propose aussi un programme de réforme des formations et constitue une opposition politique contre le parlement allemand. Dès 1968, bien qu’il ne se soit jamais inscrit à l’Université, il suit des cours de Jürgen Habermas, Theodor W.

Adorno et d’Oskar Negt et lit des textes de Karl Marx, de Hegel, de Habermas et d’autres. De plus, il entretient des liens avec la fédération allemande des étudiants socialistes. Fischer se lie d’amitié avec Daniel Cohen-Bendit, activiste dans le mouvement étudiant français, avec lequel il habite temporairement en collocation. À Francfort, il gagne sa vie avec de petits jobs. Jusqu’en 1975, il est membre d’un groupe militant et radical de gauche qui s’appelle « Revolutionärer Kampf ». Il participe alors à plusieurs manifestations, dont quelques-unes contre la guerre du Vietnam et contre la politique étrangère des Etats-Unis. Ces manifestations finissent le plus souvent par des luttes de rue contre la police. Plus tard, lorsqu’il est ministre des Affaires étrangères, il s’excuse de la violence de ces luttes mais il ne reniera aucun de ses actes. En 1971, il est employé par Opel SA à Rüsselshain où il est un des membrefondateurs d’un groupe de travailleurs dans lequel Fischer essaie de sensibiliser les ouvriers à la politique ce qui l’amène à être licencié. Lors d’une manifestation organisée pour porter le deuil d’Ulrike Meinhof, une journaliste et une des guides de la « Rote Armee Fraktion (RAF) », une organisation terroriste d’extrême gauche de la République fédérale de l’Allemagne, il est arrêté. Suite à la violence de l’automne allemand de 1977, où la « Rote Armee Fratktion » tue le fonctionnaire économique Hans Martin Schleyer et organise plusieurs attentats, Fischer décide de se détourner de l’activisme. En 1982, il entre dans le parti des Verts. En 1985, il devient ministre de l’environnement et de l’énergie. Son style déclenche de multiples trou-

bles, car il se présente avec des baskets et des vêtements peu appropriés à l’image d’un politicien. En 1998, il devient vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères sous le régime de Schröder. Fischer jouit alors d’une grande popularité et, même aujourd’hui en tant que ministre, il n’a rien perdu de son énergie et de son engagement. Ainsi, par exemple, il soutient en 1999 la participation militaire allemande au Kosovo afin, d’après lui, d’éviter une situation proche d’un holocauste. Avec cette mesure, il heurte les sensibilités des Allemands concernant les sujets de guerre. C’est pourquoi on le surnomme également le « criminel de guerre ». En 2000, il s’exprime sur la guerre en Tchétchénie et considère qu’il est légitime de lutter contre le terrorisme. Cette prise de position est choquante car, en 1995, il condamnât les activités cruelles des Russes contre les Tchétchéniens. En 2002, il critique les conditions d’internement des Talibans et des membres d’Al-Quaida à Guantánamo. Puis, en 2003, lors de la conférence de sécurité à Munich, Joschka Fischer explique devant la presse à Donald Rumsfeld, sur un ton clair et presque rude, qu’il n’est pas convaincu par les arguments avancés par le gouvernement américain pour déclencher une guerre en Iraq. Fischer ajoute qu’il ne peut pas plébisciter cette guerre auprès du peuple allemand, alors qu’il ne croit lui-même pas aux raisons invoquées pour la légitimer. Ces exemples montrent que la politique étrangère de Joschka Fischer est ambiguë. Cependant il ne s’est pas reposé durant son mandat, ce qui à mon avis, parle pour lui. En 2005, il se retire de la vie politique.

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.DOSSIER

Introduction dossier mai 68

Célébrer une commémoration des événements qui se sont déroulés au printemps 68 revient à se souvenir du mouvement comme quelque chose d’achevé ou de dépassé. Nous ne sommes pas là pour fêter un anniversaire revenant à se lamenter sur les années écoulées depuis le paradis perdu ou jusqu’à l’âge de la maturité. Le rappel de la révolution qui a fissuré l’ordre dominant est pourtant nécessaire ; ce qui s’est passé ne doit être ni enterré, ni embaumé, voire momifié ; qu’on se le dise. Le but que nous

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nous proposons dans cette édition n’est donc pas de présenter la chronologie d’une période révolue mais à l’inverse de saisir les jalons qu’elle a permis de poser ; des bases qu’il ne s’agit pas de vénérer mais avant tout de comprendre. Le jeu du pouvoir (pensons à la volonté de liquidation sarkozyste) et de ses commanditaires (Luc Ferry et Alain Renaut dans La pensée 68) a été tout d’abord de fixer définitivement mai 68 dans l’histoire pour ensuite mieux en falsifier le contenu. La question qui se pose est

alors de savoir à quoi sert aujourd’hui la compréhension de l’histoire ; peuton réactualiser une pensée afin de mesurer son caractère déterminant ? Les événements nous permettent seulement de voir à l’œuvre des théories ou plutôt ce sont les théories – c’està-dire « ce qui doit être » – les idéaux, qui émergent des événements, de la pratique. C’est pourquoi nous ne pouvons nous contenter de ce qui s’est passé dans les rues parisiennes ; l’année 1968, loin de n’être qu’un ensemble de bouleversements ayant

Lucas Lazzarotto


.DOSSIER mis en péril l’ordre établi, constitue le symbole, la référence atemporelle à toutes les luttes, le modèle des revendications du siècle à venir. De l’occupation de Nanterre au Printemps de Prague, des émeutes sur les campus étatsuniens à la contre-culture hippie, on voit se dessiner partout le profil d’une contestation – qui ne peut pas être appréhendée avec une adulation béate ou une nostalgie passéiste – considérons plutôt ces poussées vers l’illégalisme et l’insoumission comme une ligne directrice qui pose une démarcation entre ce qui ne peut plus être et ce que l’avenir sera. Avoir à l’esprit que l’explosion de 68 n’est pas limitée dans le temps et qu’elle ne se déroule pas dans un espace restreint amène à insister sur sa critique totalisante. On a, d’une part la prise en compte d’une réalité sociale dans son ensemble et, d’autre part, sa mise à l’épreuve par ses contresens mêmes. L’effervescence qui a tant marqué l’avènement de la seconde mondialisation ou la mise en place du néo-libéralisme – n’en étant absolument pas l’expression comme on a pu l’affirmer – innovent par rapport aux anciennes crises. Le changement se trouve dans cette remise en question globale de tout ce qui s’érige d’indélébile et de sacré. Avant le premier choc pétrolier et la crise écologique actuelle qui manifestent les fatals dérèglements inhérents au mode de production et de distribution capitaliste, le mouvement qui a agité la jeunesse et le monde ouvrier a mis en avant de façon anticipatrice la régression qu’entraînent nécessairement la bureaucratie financière et les intérêts marchands. Le refus d’une société organisée par et pour les dirigeants ainsi que pour ceux qui disposent des capitaux commence par une vision globale des problèmes. Aujourd’hui, les mobilisations qu’on peut ranger

sous le terme de « gauchistes » ou « gauchisantes » sont dramatiquement parcellaires. Ainsi, on se dit révolutionnaire en adhérant à un syndicat et on se convainc que le monde changera grâce à son soutien à Greenpeace. Ce qui fait peur aux tenants de la hiérarchie politique, économique et sociale, c’est une négation et une offensive qui vise non pas des cibles précises mais l’ensemble des valeurs et des pratiques instituées. En saisissant d’abord la racine des problèmes et en tentant de l’extirper des esprits et de la réalité sociale, l’avant-garde de 68 manœuvre dans une direction qui ne peut être tolérée par les tenants de l’iniquité ambiante. C’est une critique sans compromis qui effraie ceux qui jouissent des privilèges accordés par le système. Les partisans ou les membres de l’oligarchie au pouvoir développent une hostilité ferme visà-vis de tout ce qui met réellement en danger l’organisation qu’ils défendent. Ne pouvant pas réduire la contestation en France à une révolte étudiante, c’est bien dans ce milieu que prend naissance l’élan qui entraînera par la suite la paralysie de la machine économique avec une grève générale de dix millions de travailleurs. Les tentatives de relier les revendications universitaires à l’insubordination ouvrière se concrétiseront par la mise en place d’une entente et d’une collaboration dans la lutte. Jean-Paul Sartre visite les grévistes, les manifestations se font dans le même sens avant d’être séparées par l’action des syndicats réformistes. La CGT appellera par exemple au retour au calme, c’est-à-dire à l’ordre hiérarchisé où son rôle est justifié. L’idée de l’avantgarde est d’abord de pousser plus loin les exigences, au-delà des morceaux et des désirs tronqués. La mixité

dans les dortoirs de l’université, de meilleures conditions de travail dans les usines ? On pourrait parler de détails si l’on se plaisait à l’ironie. Il faut certes des parties pour construire un tout mais le traitement de la maladie globale – de la pandémie – guérira également toutes les cellules. L’évolution des aspects particuliers vers le rétablissement naturel ne sera que la conséquence ; le retournement des structures de production et de régulation au profit d’une société entière, et non plus d’une élite séparée, ne peut qu’être profitable. Lorsque Pierre Viansson-Ponté écrit dans le monde le 15 mars 1968 que la jeunesse qui s’ennuie pourra au moins opposer à l’absurdité, le sentiment de l’absurde, il relève le symptôme de notre époque. Sa remarque qui lie l’ennui à l’absurdité ressentie socialement préfigure l’ampleur de la contestation qui aura lieu. « Ne nous ennuyons plus » : cette phrase renferme toute la politique de cette heure. Non pas pour paraphraser Saint Just mais pour définir ce besoin général qui a tenu les tripes des étudiants tout comme des travailleurs. On se sera rendu compte qu’ici le passé n’est pas séparé du présent, mai 68 et les idées qui s’y sont développées par les expérimentations révolutionnaires – autogestion du travail et de la vie quotidienne, pleine jouissance de ses passions, réappropriation de l’espace public par ses habitants – a fait de la rue l’espace de falsification et de justification d’idées nouvelles. Pour rappeler rapidement ce que tout le monde a retenu des événements, le mouvement commence par l’occupation des bâtiments de Nanterre par un groupe d’« extrémistes » ou de gauchistes (22 mars). Après l’évacuation de la Sorbonne et son occupation, cette fois ci par les forces de la vio-

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.DOSSIER lence légitime, les tensions s’accroissent et dans la nuit du 10-11 mai les barricades vont fermer les rues du quartier latin et « ouvrir la voie » au désir d’abolir la consommation, la propriété, l’Etat. Larges perspectives qui débutent par des « Libérez nos camarades » scandés par les étudiants pour aboutir comme on l’a dit à une remise en cause globale de l’appareil répressif et de l’organisation aliénante. Volonté de mettre à bas un monde qui glorifie les apparences en éviscérant le sens. La Bourse de Paris est incendiée le 23 mai, la France vit sans essence et sans téléphone, De Gaulle tient bon, la grève se poursuit. Les élections législatives de juin donnent

finalement la victoire aux partisans de l’Etat et de sa sauvegarde. Dans le monde, Martin Luther King a été assassiné le 4 avril, les noirs affrontent la garde civile, les chars soviétiques écrasent la révolte de Prague en août, l’armée mexicaine massacre la foule sur la place des Trois-Cultures début octobre. Que dire de ces confrontations si ce n’est qu’elles sont symptomatiques d’une époque, qu’elles représentent les chocs indépassables de la société actuelle et ne sont en vérité que les premiers cas du vacillement du régime pénitentiaire dans lequel nous nous trouvons enfermé. Nous avons choisi ici de mettre l’accent davantage sur les liens qui unissent ces

différents mouvements – il sera question de leurs dénonciations et projets communs – ceci pour ne pas faire une histoire fastidieuse de leurs différences et de leurs spécificités. Les raisons de leur échec se résument par la supériorité matérielle et médiatique de leur adversaire : des gaz contre des pierres, des chars contre des poings, trop d’audace contre trop de peur, la fête contre l’inanité. Soixante-huit… devenu un mot incontournable ? Oui et comme l’écrit Pierre Rosanvallon, « nous avons toujours besoin en politique de mots qui récoltent la moisson de nos désirs pour constituer le pain de nos rêves. »2

Ce fanatique des nuages A le pouvoir surnaturel De déplacer sur des distances considérables Les paysages habituels De rompre l’harmonie agglomérée De rendre méconnaissable les lieux funèbres Au lendemain des meurtres productifs

Paul Hegi

René Char, « La luxure », Poèmes militants, 1932

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Lucas Lazzarotto


.DOSSIER M.A.S.H. ou comment dénoncer avec humour

En 1970, M.A.S.H., comédie dénonçant la guerre de Corée et du Vietnam sur un fond de valeurs soixante-huitardes, remporte un Oscar et la Palme d’or du Festival de Cannes. Courte analyse. En juin 1970 éclate la guerre de Corée, opposant la République de Corée au Sud à la République démocratique et populaire au Nord (voir chronologie). Contrairement aux films de guerre classiques, le récit de Robert Altman ne se situe pas sur le front mais à quelques kilomètres de là, dans un hôpital de campagne. Blagues potaches, alcool, sexe, parties de golfe et séances de bronzage; le ton n’est pas à la glorification de l’armée. Au contraire, les trois protagonistes principaux (Donald Sutherland, Elliot Gould et Tom Skerrit), médecins militaires récemment arrivés sur place, vont se plaire à chambouler systématiquement tout le fonctionnement du camp. Les règlements vont rapidement être balayés pour laisser place à une atmosphère de camp de vacances. En signant M.A.S.H., Altman réussit

Samia Swali

à concilier humour et critique cinglante. C’est là que réside la force de ce long métrage. En effet, en donnant à son film un statut de comédie, Altman peut plus aisément faire passer son message: lutter contre les guerres et plus particulièrement contre celle du Vietnam. Or, pour pouvoir dénoncer la guerre du Vietnam en 1969-1970, lorsqu’elle atteint son paroxysme, il est nécessaire de ruser. Le réalisateur s’en sort habilement en situant son récit durant la guerre de Corée et en gommant un maximum de références à celle-ci. Les deux conflits se ressemblant sur plusieurs points - agression communiste du Nord sur le Sud, affrontements sans véritable front etc. - l’amalgame est facilité. Tourné en 1969, on retrouve dans M.A.S.H. beaucoup de valeurs acquises en 68. Le conformisme est fortement attaqué. Effectivement, tous les militaires du campement ayant un comportement conventionnel, respectant l’ordre établi et possédant une foi inconditionnelle dans les règlements ne font pas long feu. En revanche, les délurés s’en sortent à merveille. Supporter les horreurs de la guerre paraît

ainsi impossible sans pratiquer la dérision. Le message peut donc se résumer en une phrase: profiter un maximum du moment présent en se fichant de toute moralité. Chronologie Suite à la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis et l’URSS occupent la Corée et se partagent la gestion des pays. L’URSS se charge du Nord et les Etats-Unis administrent le Sud, la frontière se situant au 38ème parallèle. 1948: Les Etats-Unis instaurent la République de Corée au Sud. 1949: Les Etats-Unis se retirent. L’URSS instaure la République démocratique et populaire au Nord avec au pouvoir Kim Il-Sung. 25 juin 1950: Les Etats-Unis, ayant quitté le Sud, la République de Corée est envahie par la République démocratique et populaire du Nord. 27 juin 1950: Le Conseil de Sécurité de l’ONU condamne l’invasion et organise une aide militaire. La défaite du Nord est quasicomplète. Ainsi, en novembre, les Chinois s’impliquent ouvertement et militairement dans le conflit. La guerre devient ainsi internationale. 27 juillet 1953: Après sept vagues d’offensives, le statu quo initial est rétabli, avec la frontière au 38ème parallèle toujours d’actualité.

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.DOSSIER La philosophie de mai, Guy Debord et la critique totale « J’ai trouvé bon de m’adonner au renversement de la société, et j’ai agi en conséquence. J’ai pris ce parti dans un moment où presque tous croyaient que l’infamie existante, dans sa version bourgeoise ou dans sa version bureaucratique, avait le plus bel avenir. »1 Pour comprendre le mouvement de mai, il faut s’intéresser autant aux idées qu’aux événements qui ne sont que leurs compléments nécessaires, et sans doute plus à ceux qui ont portés des rêves qu’à ceux qui les ont déformés ou détruit. On ne peut pas comprendre mai 68 sans faire référence à la pensée qui motivait les actions les plus créatives ; slogans, occupations, autogestion de la vie et du travail, AG ou affrontements. Les actions, en vérité, ont réalisées les idées. Autrement dit, il n’y aurait pas d’un côté un « théoricien des révolutions », de l’autre une réalité à laquelle il faudrait appliquer un plan précis. C’est dans les têtes de ceux qui se sont sentis acculés que nous nous placerons ici, nous tenterons de comprendre le dilemme indépassable qui nous met en face de la révolution ou du suicide de la société. Guy Debord, né en 1931, a indéniablement donné son style au combat de 68, sa pensée est fondamentale pour passer au dessus des interprétations négationnistes de ce qui devient malheureusement de l’histoire poussiéreuse et publiée. Non, mai 68 ne fut ni une insurrection étudiante en faveur d’une université plus libre ni une vague de destruction gratuite. Par contre, on peut parler d’un désir de liberté exigé à tous les niveaux impliquant la destruction de ce qui entrave cette liberté. Encore faut-il s’entendre sur le sens

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de ce terme galvaudé. Liberté, ça peut vouloir dire, non pas liberté de faire n’importe quoi, mais liberté au sens d’indépendance dans l’emploi de son temps, fin de l’exploitation salariale, des hiérarchies et des pyramides sociales et politiques. C’est une valeur qui a une histoire, le but n’est pas d’en tracer la généalogie mais de mettre en avant la synthèse intellectuelle des événements qu’elle représente. Insoupçonnée, spontanée, passionnée, la révolte de 68 venait d’abord d’une couche étudiante peut être plus sensible à l’ennui ambiant, aux conditions de vie insensées qui l’attendait. Les pavés, l’émeute ou le mégaphone supposait tacitement un ensemble de valeurs. Ce qui a été mis à bas s’élève de nouveau, de manière plus imposante, plus incontestable, mais les théories qui n’ont fait qu’un avec ces renversements, restent vivantes et dangereuses. Une barricade

peut bien céder, être nettoyée, les débris d’émeutes peuvent s’effacer, le sens de la contestation être évincé, les idées réelles elles, ne peuvent pas s’oublier. Faire le portrait de l’homme qui a, par l’étendue de sa critique, récolté la haine unanime du monde dominant, un tel portrait dépassera les classifications qu’utilise ce même monde pour qualifier ses opposants. Essayer de retenir la figure de Guy Debord dans une catégorie, sous un terme plus ou moins spécialisé, entraîne nécessairement une simplification d’archiviste. Quand je dis impossibilité de ranger Debord sous une norme déterminée par le langage de cette société ou de l’affilier à une idéologie ou à un parti, je ne veux pas dire impossibilité de saisir une trame de vie, un style, une singularité. Si c’est sans doute la personnalité la plus ardente et la plus subversive qui s’est attaquée aux va-

Lucas Lazzarotto


.DOSSIER leurs et à l’organisation de la société actuelle il est aussi celui qui a su créer de nouvelles formes d’art en opposition à une expression assujettie. Ainsi, le langage utilisé par le système est considéré comme sous-déterminé par les intérêts bourgeois (financiers ou capitalistes) ou bureaucratiques (étatiques ou communistes). Il est important d’avoir à l’esprit que Debord s’attaque à l’Etat comme un appareil dont le but premier est de sécuriser une domination économique – qu’elle soit libérale ou communiste – le but étant toujours de défendre une oligarchie séparée des intérêts des dominés. Le pouvoir en place va utiliser un certain nombre de moyens servant à sa reproduction. Le premier pan de la critique situationniste (du nom de l’Internationale créée en 1957 et auto-dissoute en 1972) est d’abord cette mise en avant de toutes les présuppositions du langage, des cadres qu’il fixe, donc des frontières qu’il impose dans un mode de compréhension dicté par une économie particulière. Cette incidence de l’économie-politique dans la représentation du monde se retrouve tout particulièrement dans la saisie des phénomènes historiques. Le pouvoir ne veut voir qu’une histoire orientée vers lui-même, le justifiant comme issue d’un processus linéaire : « la propagande de l’économie-politique veut que l’histoire soit naturelle, c’est-à-dire à l’abri du négatif, à l’abri de toute pensée qui ne soit pas la pensée bourgeoise. »2 L’imposture qui domine aujourd’hui cherche à faire d’un ordre particulier un ordre universel. Pour la raison qu’il est général, c’est-à-dire étendu à toute la société, on le veut et on le montre comme définitif. On note l’admirable sophisme qui fait apparaître perpétuellement un ordre particulier, le glorifie en images (publicité, médias, rapports marchands, éducation)

afin d’imposer son inévitabilité, son caractère irréversible, le but étant de masquer sa contingence et son orientation vers des intérêts spéciaux. L’histoire, abordée par un système politique, ne peut être orientée que vers la recherche de sa propre légitimité. Sous la Révolution française, on a cherché des antécédents démocratiques et égalitaires dans la philosophie des Lumières, dans une pensée qui était pourtant majoritairement propice au despotisme éclairé. Ainsi un Parti ou un Etat-Parti « gouverne en effet grâce à une conformité nécessaire entre le développement historique et ses propres analyses »3. Pour imposer son caractère indépassable, l’Etat, en plus de dicter une certaine compréhension des choses, a recours à un processus d’auto-justification ; c’est là qu’intervient le spectacle. Le concept de spectacle, sur lequel il s’agit d’insister, est la construction abstraite de la domination de la marchandise, réalisée par l’accumulation et la répétition de son image. On ne peut cependant pas limiter cette domination uniquement à une dimension économique (en terme de publicité) ; le spectacle est aussi « la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse » en même temps que « le monologue élogieux »4 que la société tient sur elle-même. Les médias, l’urbanisme, les films gros budget, l’organisation des transports, les divertissements, le « réalisme socialiste » ou les affiches électorales sont autant de manifestations spectaculaires, visibles et quotidiennes qui sont pensées comme des moyens de conserver l’ordre établi. En ce sens, le spectacle a un impact sur les consciences qui n’est pas à strictement parler une incitation à la consommation, mais, plus profondément, elle induit des rapports humains faussés qui font des individus des parcelles du pouvoir, acquis aux

logiques hiérarchiques et dépossédés du libre emploi de leur vie. Ce que condamne Debord, les situationnistes et la pensée de mai est en réalité cette distance qui est placée entre « l’ennui d’aujourd’hui » et « l’espoir de jouir demain ». Cette distance réside dans la représentation de la vie qui s’oppose au vécu authentique de celle-ci ; le gain périodique de quelques miettes de cette vie diminuée et la satisfaction de cet état s’appelle la survie. C’est sur cette dépossession que Debord a axé également toute une partie de sa critique. En soulignant le fait que le travailleur produit toujours un bien qui lui échappe, c’est-à-dire un bénéfice qui lui sera redistribué de façon minime et toujours pour qu’il le réinvestisse dans la consommation. Autrement dit, c’est le consommateur qui entretient son état de dépendance matérielle, il produit son aliénation en l’acceptant ; le salariat est l’état où « le travail forcé se transforme en sacrifice consenti »5. Pourtant, le producteur aliéné n’est pas assimilable à l’esclave antique dans la mesure où il pourvoit lui-même à sa subsistance et à l’élaboration continue de sa servitude. De plus, il est toujours à la recherche de la liberté dans un lieu de soumission qu’il ignore ; le salarié moderne ou le « cadre » suppose trouver le contentement dans l’accumulation de marchandises équivalentes. Ce qu’il ignore ou ce qu’il redoute c’est finalement l’infinité de ses manques et l’infinité de sa dépossession. Après avoir parcouru rapidement ce vaste paysage d’idées dévastatrices on peut raisonnablement se dire que l’enterrement de cet « héritage » ne pourra se faire qu’avec beaucoup de peines et de mensonges, ces remises en question qui de toute manière ne feront que resurgir encore et tant que ce monde nous étalera ses contradictions ou qu’il faillira à les dissimuler.

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.DOSSIER La novlangue néolibérale : le discours dominant de l’après 68 La contestation intégrale d’un système dominant prit sa retraite suite à Mai 68, quarante ans plus tard Alain Bihr réveille les pantouflards pour leur redonner une jeunesse. Professeur de sociologie, Bihr, observateur attentif et rigoureux du discours néolibéral nous offre une analyse pertinente de ce sujet –ledit discours- bien peu discuté mais pas moins dangereux dans un récent ouvrage : La novlangue néolibérale, la rhétorique du fétichisme capitaliste1. Au cours d’une récente conférence à l’Université de Genève, cet ouvrage fut présenté dans un exposé clair et synthétique de l’auteur. Retour sur la conférence. Partant de l’ouvrage de Georges Orwell : 19842, qui décrit un fascisme aboutit, Bihr utilise le concept de novlangue non pas comme un outil d’étude mais comme une étude en soi. La novlangue décrit ce discours constitué d’expressions, de slogans et aussi de mots dont la manipulation vise à construire une pensée, un comportement et une attitude. Insidieux, le discours néolibéral permet de légitimer la politique dominante. La référence aux politiques publiques fait le lien entre l’apparence et le réel par un flou global qui vise à embrumer l’esprit moyen. L’aboutissement d’un système totalitaire ne peut s’effectuer sans une appropriation de la culture et notamment ce bien commun qu’est le langage. Les mots prennent parfois un nouveau sens mais celui-ci est dans tous les cas unique. La liberté, l’égalité, la propriété, l’ordre, le respect et d’autres termes se voient attribuer un seul sens. Toute autre interprétation du mot est assimilée par le discours dominant à une erreur de raisonnement. L’auteur prend en exemple le mot égalité. Il note que l’égalité dans sa notion large, en opposition à la

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pensée libérale classique, est une valeur défendue par le discours néolibéral. Ceci ne signifie en rien que les néolibéraux prônent la stricte égalité des conditions de vie mais plutôt que l’égalité ne peut exister que dans sa forme juridique et politique. Les inégalités de toute autre forme sont une condition sine qua non à cette égalité.

En plus d’avoir étudié la novlangue néolibérale, Bihr s’est intéressé à la rhétorique du fétichisme capitaliste. Le fétichisme décrit ce comportement qui consiste à donner une valeur surnaturelle à un objet, une chose. Ainsi l’auteur remarque que le capitalisme fétichise la marchandise, observation que l’on retrouve chez Marx et notamment dans Le Capital. Cette marchandise, selon l’analyse marxiste, est en apparence un bien pour l’homme mais est en réalité ce qui le détruit. Le capital ayant pris, entre autre, la forme humaine dans le discours néolibéral, le marché n’a plus qu’à réguler la société par ses lois. On passe « du gouvernement des hommes à l’administration des choses »3 selon l’expression repris par Rosanvallon. Dès lors, la marchandise et son origine : le marché, se voient attribuer une valeur surhumaine de par leur capacité à structurer les rapports sociaux. On ne comprend pas exactement comment ça marche mais on y croit. La « main invisible » d’Adam Smith est cette alchimie qui permet la régulation de la

société. Ainsi, on assiste dans le discours (néo)libéral à une inversion des rapports entre la valeur et la chose, entre l’homme réduit à une chose et le marché (et ses corollaires) qui se voit attribué une valeur intrinsèquement surhumaine. La soumission à des règles impersonnelles échappant au gouvernement des hommes est le signe de l’aboutissement du système dominant –totalitaire- comme le montre Orwell. A partir de cette impuissance de l’homme, Bihr fait le parallèle avec Dieu et affirme au cours de la conférence « Dieu est descendu sur terre pour prendre la forme du capital ». Le caractère divin accordé au capital le rend invulnérable à l’égard de toute critique. Après tout, qui peut monter aux cieux de son vivant pour abroger le capital et son emprise sur la société ? C’est ainsi que le discours néolibéral caricature les théories contestataires et les catégorise dans des domaines tels « théorie du complot », « théories staliniennes », visant ainsi à les discréditer. L’auteur compare certains économistes, médias, politiciens, chantres du libéralisme à des prêtres. Ceux-ci, en prêchant la bonne parole, constituent l’avant-garde du développement constant du capitalisme. Aux remarques mettant en lumière les failles de leur croyance, les ecclésiastiques appellent à plus de libéralisme, car si cela ne fonctionne pas, c’est parce-qu‘on n’est pas suffisamment libéral. Quand on fâche le Capital, ce dernier sévit. Pour conclure, je souhaite remercier Alain Bihr pour son ouvrage et sa conférence. En espérant que cette succincte présentation vous aura plu, je vous recommande son livre qui constitue une bulle d’air pour la pensée, noyée dans un flux de désinformations.

Cyril Garnier


.DOSSIER L’Autogestion, pour une réhabilitation du politique A l’heure où on le dégrade dans la cour militaire, le mouvement de Mai 68 prend la forme d’un bouc émissaire. A l’instar de Dreyfus, la pensée soixante-huitarde est affublée de tous les maux de nos sociétés. Désormais la paresse, la désinvolture, le désordre et tout autre vice ciblé par la pensée néo-conservatiste (aussi néolibérale) est attribué à l’esprit de Mai 68. L’Affaire Dreyfus dépassait de loin la simple histoire d’espionnage au sein de l’État-major français. Elle s’est immiscée dans la société pour devenir une crise politique majeure où plutôt nous devrions dire une crise majeure du politique. La criminalisation de Mai 68 ne vient pas par hasard, elle suit une longue idéologie – néolibérale - qui tend à faire l’économie de la politique face à un mouvement qui a eu le mérite d’avoir soulevé la question des problèmes sociaux dans leur ensemble. A cette économie, la pensée autogestionnaire, qui a représentée les idéaux du mouvement soixantehuitard, oppose la politique de l’économie. Explication d’une pensée trop rapidement oubliée dans la mémoire collective. Qu’est ce que l’Autogestion ? Littéralement, l’autogestion est la gestion par soi-même. Cette description ne peut en aucun cas définir le concept de l’Autogestion. On peut donc rajouter que l’autogestion a pour considération que « les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde et les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques »1. L’Autogestion est aussi bien une philosophie de vie qu’une philosophie politique, sociale et économique. Elle constitue une approche pour comprendre les problèmes tout comme elle fournit une base

théorique aux solutions. Cependant, affirmer que l’Autogestion fournit des solutions toutes faites aux problèmes politiques est une aberration allant à l’encontre de son principe essentiel : la gestion des différents domaines de la vie collective par les individus respectivement concernés, ceci s’effectuant dans le cadre d’un système politique développé et participatif. C’est en ces termes que l’on pourrait définir ledit principe. On entend les domaines de la vie collective par l’ensemble des lieux, des institutions, des associations, des politiques et autres structures collectives. Ce qui englobe des domaines aussi quotidiens que l’immeuble, l’université, l’entreprise qu’événementiels comme des spectacles ou des voyages. La pensée autogestionnaire s’est fortement développée dans les années septante au travers d’auteurs tels que Rosanvallon, Bourdet, Meister et d’autres mais on peut trouver son origine chez Proudhon et certains socialistes du XIXe tels Fourier ou Saint-Simon. Au préalable à toute présentation de la théorie autogestionnaire, il convient d’apporter une vue générale des pratiques autogestionnaires dans la mesure où celles-ci ont, du moins pour une part, précédées les théories sur l’Autogestion2. Les premiers signes rattachables à l’autogestion peuvent déjà se situer dans la période de la Grèce antique. On y retrouve l’attachement à la démocratie directe, défendue fièrement. C’est ainsi que « l’armée, c’était le peuple en armes ; quant à la police, elle était faite par des esclaves, preuve du mépris que l’on tenait de telles fonctions »3, mais aussi preuve d’une aversion pour l’autorité répressive, celle-ci étant rendue obsolète par la démocratie directe. S’en suit divers

événements de lutte contre l’exploitation économique. Notamment lors du processus de métamorphose de l’économie rurale avec la première série de paupérisation urbaine en Europe. Cette première constitution d’un prolétariat, effectuée du XVe au XVIIIe, déboucha sur les premiers exemples de lutte contre le capitalisme naissant. La pratique autogestionnaire n’est pas pensée pour le combat contre l’exploitation mais au sein de ce combat. C’est une solution spontanée et efficace qui aboutit à une critique constructive d’un système économique, social et politique. C’est cette logique qu’ont suivi les acteurs des événements de la Commune de Paris en 1871. Profitant du conflit franco-prussien, les communards, armés initialement par l’Etat français, ont pu défendre Paris aussi bien des assaillants prussiens que de l’autorité bourgeoise, reste d’un Etat français fortement disloqué. Les insurgés réorganisèrent dès lors la ville fortement détruite et développèrent une nouvelle organisation de la production où les ouvriers nommaient leurs chefs, avec droit de révocation, choisissaient leurs horaires et leur salaire. Cette politique de la production s’accompagnait d’un gouvernement totalement démocratique. Délestées de l’ordre marchand et autoritaire, les structures sociales, institutionnelles et politiques furent repensées : processus de décision politique, armée, société civile, famille, propriété, Etat. Les pressions constantes et l’encerclement, organisés par la force militaire supérieure du gouvernement, vinrent à bout de la révolte ouvrière, mouvement qui fut le premier cas concret de l’Autogestion. Par la suite, dès le début du XXe, d’autres tentatives

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.DOSSIER d’établissement d’un pouvoir révolutionnaire et autogestionnaire eurent lieu mais la plupart échouèrent. On peut citer la tentative des « soviets » d’organiser la production par le biais de conseils ouvriers. Elle fut liquidée par les bolcheviks. En Allemagne, la révolution avortée des années vingt constituait, du moins pour certaines organisations, un rapprochement vers l’Autogestion mais le parti communiste aligné sur Moscou centralisa la lutte aux détriments desdites organisations. L’échec de la révolution fut la conséquence logique des scissions du mouvement. En Espagne, tout comme en Europe dans les années 30, le fascisme monte, porté par Franco. « Les républicains », alliance de sociaux-démocrates, communistes et anarchistes luttent contre le putsch militaire. De nouveau, le parti communiste imposa la centralisation de la lutte, diktat qui ne put s’appliquer sans une lutte sanglante entre anarchistes et communistes. Ces combats affaiblissaient le front avec les fascistes. De plus, la centralisation tendait à paralyser l’économie. Franco eut peu de difficultés à s’imposer par la suite. Cependant, en Catalogne et en Aragon, les expériences autogestionnaires se sont particulièrement développées notamment dans l’agriculture où les villages reprenaient le contrôle démocratique de la production, fruit d’une intense campagne anarchiste dans les milieux ruraux. Suite au partage bipolaire du monde après la seconde guerre mondiale, les revendications autogestionnaires exprimaient une contestation du modèle politique, social et économique aussi bien pour les occidentaux que pour les soviétiques. Dans les démocraties populaires, les conseils ouvriers se développèrent en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie notamment. L’Autogestion pratiquée dans ces cas est très significative des

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possibilités d’auto-organisation dans les pays sous le joug soviétique. Cette tentative d’Autogestion se caractérisait par un fort démocratisme au niveau de l’organisation du travail mais plus on montait vers les sommets de l’organisation de la production, plus l’entropie démocratique était intense. Le développement de cette « bureaucratie autogestionnaire » fut tout de même contrôlé par les réactions de la base qui tentait de se réapproprier l’outil de production quand celle-ci la mettait sous son contrôle. C’est donc sous un double pouvoir qui se respectait et se contrôlait mutuellement que la Yougoslavie a formé son autogestion. Compte tenu de l’emprise de l’URSS, celle-ci n’a pas échoué mais elle a agit dans le cadre restreint qu’il lui était donné. Albert Meister a écrit de nombreux ouvrages sur l’Autogestion yougoslave auxquels on peut se référer pour plus d’informations. De ces expériences, de ces contestations d’un modèle de développement et d’organisation de la vie collective, sont nées les théories autogestionnaires dont le mouvement de Mai 68 s’est inspiré pour conduire une lutte idéologique et politique. L’Autogestion, au-dessus du communisme et du libéralisme. En avant-propos, il est important de préciser les conditions et les sources de la théorie autogestionnaire4. Comme nous avons pu le noter précédemment, la pratique de l’autogestion est avant tout un moyen de lutte contre des modèles socio-économiques et politiques contestés et contestables. Ces modèles sont empreints d’une idéologie, on parle bien entendu du libéralisme et du communisme. De plus, la seconde chose fondamentale dans l’approche des théories autogestionnaires est de bien comprendre que celles-ci sont multiples non pas à cause de la diversité des opinions mais

bien grâce à la diversité des pratiques. Ce qui implique que la pratique précède la théorie, ces théories sont avant tout une observation de la société, une observation du vivant. Ces considérations sur la société comme être biologique sont centrales dans l’étude du libéralisme et du communisme et de leurs pratiques respectives. Ainsi, nous commencerons par aborder la théorie libérale. En aucun cas ces quelques lignes ne peuvent couvrir le sujet abordé; seuls les éléments utiles à notre explication seront mis en exergue. Il est important de noter que le libéralisme possède avant tout une dimension morale. Il est pensé au XIXe comme une philosophie émancipatrice où l’individu est l’acteur de sa réalisation personnelle. La suprématie du droit et l’ordre par le marché sont les outils de cette réalisation, ces deux parties composent le libéralisme politique. Philosophie politique qui définit l’application concrète des principes moraux du libéralisme utopique5 (régulation sociale automatique par le marché). L’influence des thèses libérales sur la constitution des Etat modernes est remarquable. Cependant, la justesse des théories économiques libérales est bien moins remarquable. Celles prédisant richesse et prospérité généralisée ont du s’interroger sur les notions d’inégalités et d’exploitation. A la paupérisation des masses, le communisme est advenu comme un nouvel idéal. La promesse de l’égalité ajoutée à la prospérité et à la liberté s’est transformée en un modèle d’oppression conduisant à la misère. Bien entendu, on n’ignore pas le fait que la théorie n’est pas toujours pratiquée dans les pays capitalistes et les pays communistes. Mais quoi qu’il en soit, lorsqu’on étudie la crise des systèmes économiques et politiques de ces pays, on note une certaine crise du politique, crise qui

Cyril Garnier


.DOSSIER se répercute sur l’économique et réciproquement selon la thèse de Pierre Rosanvallon6. Nous allons expliciter ce point-là. Comme le note la thèse libérale, les besoins de la société ne peuvent pas être déterminés par une institution, un homme, un comité mais ils ne peuvent pas non plus être l’expression égoïste de la somme des individus, idée reprise par le communisme. Le libéralisme nie le social tout comme le communisme nie l’individu. Au problème de la définition des besoins, la théorie autogestionnaire avance qu’on ne peut penser une politique sans que les acteurs concernés aient participé à son élaboration. L’élaboration d’un bien commun par et selon les préférences de chaque individu pour chaque domaine tend à dissoudre le pouvoir dans le tissu social pour chaque entité le composant de telle sorte que la politique soit le lieu d’élaboration de tout bien commun, ceux-ci étant complémentaires aux biens individuels. A l’inverse, il y a d’une part la politique perçue comme un marché où chaque acteur agit pour son intérêt égoïste. Telle est la conception du champ politique dans la théorie économique néo-classique. Cette vision tend à réduire le champ politique à une stricte discipline dont le but est le bon fonctionnement d’un modèle de production : le marché et son combustible : la concurrence. La thèse de l’Etat au service de l’économie n’est pas désuète, preuve en est dans les événements récents où l’Etat protectionniste tant haïe par les libéraux est venue à la rescousse des banques privées sans qu’aucune restriction ne soit imposée au capitalisme financier. Ceci au frais bien entendu du contribuable (cf. la nationalisation de la Northern Rock au RoyaumeUni). Ainsi, on en déduit que dans la conception libérale, le politique n’est qu’un domaine de l’économie, celui-

ci suivant un processus de rationalisation économique. L’objectif étant une économie de la politique. D’autre part, l’approche communiste en opposition aux principes autogestionnaires résout le politique à sa dimension la plus faible, tout comme les libéraux. Cependant, il procède différemment, par la définition d’un bien commun dit « objectif » auquel l’individu doit se conformer. Ce conformisme s’effectuant tant en acte par la participation à la réalisation du bien qu’en idée par l’adhésion inconsciente voir la soumission à un objet insaisissable : le bien commun. Ce graal aussi étranger que supposé supérieur à l’individu inhibe la conscience politique pour la transférer à une logique technocrate qui se réalise dans la bureaucratie. La pratique du communisme est froide, mécanisée, vidée de son vivant révolutionnaire. Le prolétariat reproduit de nouveau les conditions de sa propre exploitation. Cette absence de débat et de démocratie, justifiée par la dictature du prolétariat, résout le politique aux politiques publiques du parti. L’économie de la politique se réalise dans le communisme tout comme dans le libéralisme. L’Autogestion est donc à ce niveau un dépassement de ces deux idéologies car elle définit le bien commun par et pour les intérêts des individus. Le bien commun existe mais n’est pas insaisissable; il est construit par la pratique de la démocratie directe. L’individu fait usage de ses droits et ses corollaires - les obligations pour se réaliser - individuellement et collectivement par la pratique politique. Pour approfondir, il serait intéressant d’aborder la question de la propriété qu’on ne peut détacher de la question du bien commun, cette institution symbolisant aussi l’impasse que représente le libéralisme et le communisme, mais il est peu utile de l’aborder sur quelques

lignes. Réhabilitons le politique ! De nos jours, on ne pose plus les problèmes sociaux de manière globale. Le système, qu’il soit économique, sociale ou politique n’est plus remis en question. Les problèmes sociaux ne sont pas la conséquence d’une mauvaise économie ou d’une politique sociale aveugle. Le discours libéral fait l’économie de la politique en identifiant clairement l’origine du problème tout en coupant court à tout débat7. C’est en ce sens que Sarkozy, empruntant les recettes idéologiques des conservateurs, cible les immigrés, les chômeurs, les grévistes, les fonctionnaires, les jeunes de banlieue. « C’est là une vieille recette de la droite : pour ne pas avoir à s’étendre sur la question des intérêts (économiques), ce qui est sage quand on défend ceux d’une minorité de la population, il faut se montrer intarissable sur la question des valeurs : ordre, respect, mérite, religion »8. De plus, l’utilisation des faits divers et leur manipulation via les médias sont de bons outils pour jouer sur l’émotion des gens. On noie le débat politique par ces faits divers et on surcharge l’agenda politique par des réponses parcellaires à des problèmes plus globaux. La pensée autogestionnaire possède donc une force, celle de redonner sa place au politique. Obtenir les moyens de se réaliser par la pratique démocratique et la formation d’une politique globale implique une lutte, aussi bien contre les intérêts privés que les intérêts étatiques. Ces luttes ne se situent pas uniquement dans les livres d’histoire mais aussi dans notre monde. Actuellement, du Chiapas autogéré au Mexique jusqu’aux coopératives agricoles répandues en Europe qui tendent à révolutionner le mode de production et de consommation « traditionnel », les expériences démontrent que la Liberté peut s’extraire des fers.

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.DOSSIER Mai 68 : la Suisse prise dans le souffle contestataire Le Musée historique de Lausanne (MHL) organise actuellement une exposition retraçant les événements survenus en Suisse durant la période contestataire de 1968, qui a vu de nombreux étudiants se rassembler pour protester contre l’ordre établi dans plusieurs grandes villes du monde. Bien des gens vous diront que pendant que les étudiants parisiens montaient les barricades et rassemblaient les pavés pour faire face aux forces de l’ordre de la capitale française, en Suisse - où l’esprit de contestation est peut-être moins fortement ancré dans les mentalités – tout était calme. Il est vrai que les mouvements en question ne sont pas comparables à ceux engendrés à Paris ou à Berlin. Cependant, le souffle contestataire qui a marqué la fin des années 60 ainsi que les années 70 a également eu son effet sur certaines villes de Suisse. A travers l’exposition Une Suisse rebelle. 1968-2008, le MHL nous invite à le découvrir. Le visiteur est convié dans la première salle : une pièce d’un appartement familial typique des années 60. Le contexte général est lancé ! La salle est parfaitement ordonnée, moderne, le dernier aspirateur à la mode, le nouveau récepteur radio. Quelques journaux présentent des titres anticommunistes et un portrait du Général Guisan (élu en 1939 par l’Assemblée nationale dans le but de « sauvegarder l’indépendance du pays et maintenir l’intégrité du territoire ») est même suspendu au papier peint. Il faut savoir que la Suisse vivait dans un contexte fortement marqué par le conservatisme et le formalisme d’une élite masculine et militaire. C’est

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principalement contre cela que vont se soulever les étudiants suisses qui prendront part aux manifestations. Mais continuons notre cheminement, nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard. Nous passons une porte dérobée et arrivons dans une salle où les bruits de foule grondent, un tas de pavés jon-

che le sol. Sur les murs, des photos de manifestants ainsi qu’un film projeté retraçant les événements de Locarno, Genève et Zürich. Car, c’est dans ces trois villes en particulier que se sont concentrés les mouvements contestataires en Suisse. Et c’est à Locarno que tout à commencé, en mars 68, deux mois avant

Lionel Thorens


.DOSSIER que les manifestations parisiennes ne débutent. Le 9 mars, quelques 200 étudiants occupent l’aula de l’école normale de Locarno pour s’opposer principalement au directeur de l’établissement, qui cumule également le poste de maire de la ville. Ils demandent également des réformes dans le domaine de l’éducation, notamment pour un assouplissement de l’autorité des enseignants ainsi que pour une participation active au fonctionnement de l’école. Après trois jours de soulèvement, le mouvement se tarira par manque de soutient, mais aura eu le mérite de lancer en Suisse le mouvement de protestation témoignant du malaise des jeunes par rapport à la société figée et codifiée à la laquelle ils étaient sujets. Puis c’est Genève qui prend le pas : le 14 mai 68. De nombreux jeunes se réunissent sur la place Neuve pour s’opposer aux Journées de l’armée. Les forces de l’ordre sont présentes et tentent de réguler la situation, mais aucune altercation n’aura lieu. Les étudiants prennent, par la suite, possession d’un amphithéâtre de l’université pour faire valoir leurs revendications concernant des études plus démocratiques, une égalité des chances, et de manière plus générale, pour une société plus égalitaire. Des thèmes qui alimentent encore de nombreux débats au sein de notre université à l’heure actuelle. A Zürich, les événements seront plus musclés. A la suite d’un concert de Jimi Hendrix, des altercations violentes ont lieu entre la police et les manifestants. Mais la situation monte réellement en intensité entre le 28 et le 30 juin lorsque des groupes de jeunes s’opposent à l’interdiction d’utiliser un ancien entrepôt de Globus pour créer un espace autogéré. Des coups sont échangés, certains manifestants jettent des barrières sur les policiers,

qui répondent à coups de lances à eau et de matraques. Plus de 60 personnes seront blessées suite à ces événements. Malgré le soutien des mouvements politiques progressistes zurichois, les manifestants n’obtiendront pas gain de cause. Il faut également relever que les étudiants de l’Université de Lausanne se sont mobilisés en nombre le 13 mai 2008 pour soutenir les mouvements à Paris.

Ainsi on ne pourra plus dire qu’il ne s’est rien passé en Suisse en 68. Et même si l’importance des événements est à la mesure de la taille de notre pays (petite !), elle aura participé à ce souffle contestataire qu’on appelle Mai 68 et qui bouleversera les années 70. C’est ce que nous présente la troisième partie de l’exposition du MHL. De nouveaux mouvements, de nouvelles revendications apparaissent : le féminisme, la libération sexuelle, l’écologie, le droits des homosexuels, les anti-nucléaires, des visions plus sociales de la société… Les concepteurs de l’exposition ont choisi d’exposer de nombreux journaux, tracts, affiches, de diffuser des moments de radio qui témoignent de l’activité contestataire qui a pris forme en Suisse à la suite des événements de 68. S’il nous est courant d’être confrontés à de pareils documents provenant

de France, il est plus rare que ceux-ci viennent de notre pays. La quatrième partie de l’exposition traite de l’état actuel des valeurs de Mai 68. Cependant, cette question est discutée dans l’article de Cléa Comninos dans ce même numéro, ainsi nous ne nous attarderons pas dessus. Cette exposition a le mérite de traiter d’un sujet souvent méconnu par nos concitoyens, ou obscurci par les événements bien plus importants qui ont eu lieu en France, en Allemagne ou encore aux USA, et permet de relativiser un peu notre image de Suisse sage et calme où rien ne se passe. Il faut être conscient que ces événements sont la source de mutations profondes au sein de nos sociétés occidentales et quelles ont permis de porter au grand jour des formes de malaise social pour en alimenter les débats publiques. Cette exposition ne se contente pas de retracer des faits, elle nous propose des questionnements qui étaient d’actualité il y a quarante ans, et qui le sont toujours (ou à nouveau) actuellement, et donc qui méritent qu’on s’y intéresse, car certains ce retrouvent de nos jours en danger. Pour les personnes intéressées par l’exposition « Une Suisse rebelle. 1968-2008 », celle-ci sera présente au Musée historique de Lausanne jusqu’au 10 août 2008. Le musée est ouvert du mardi au dimanche. Emportez votre carte d’étudiant, c’est gratuit ! Plus d’informations sur www.lausanne.ch/mhl. Des images d’archives tournées à Locarno, Genève et Zürich peuvent être consultées sur le site internet de SSR idée suisse à l’adresse suivante : http://www.ideesuisse. ch/58.0.html?&L=1

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Est-il interdit d’autoriser ? Quarante ans après les évènements de mai 68, les valeurs qui sous-tendaient ce mouvement semblent perdre de leur importance aux yeux de la collectivité. Moins de libertés pour plus de sécurité: ce changement d’orientation est singulièrement reflété par le succès du « paternalisme soft »(1).

Certains la disent « liberticide », d’autres l’estiment nécessaire et parfois même s’en réjouissent. Que dire de cette nouvelle direction dans laquelle les Etats occidentaux s’engagent : celle de la protection des individus contre eux-mêmes et leurs semblables ? Qu’en dire, alors même que – commémoration oblige – mai 68 et ses échos libertaires sont de retour pour leur quarantième anniversaire ? « Le confort, l’efficacité, la raison, le manque de liberté dans un cadre démocratique, voilà ce qui caractérise la société industrielle avancée »(2), telle était la critique adressée par Herbert Marcuse – intellectuel de référence du mouvement de mai 68 – à la société de l’époque. C’est contre cette société là que se sont soulevées les masses en 1968…c’est vers cette société là que nous récidivons aujourd’hui. Tout en se gardant de faire des comparaisons qui – ne serait-ce qu’en raison de contextes socio-économiques, sanitaires et environnementaux fondamentalement différents – n’auraient pas lieu d’être, on ne peut s’empêcher de voir le gouffre qui se creuse entre les valeurs qui sous-tendaient mai 68 et celles qui, aujourd’hui, justifient le retour du « paternalisme soft ». Selon Eliane Perrin, sociologue chargée de cours de socio-anthropologie à l’Université de Lausanne, la peur et l’insé-

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curité ont aujourd’hui pris le dessus sur le désir de liberté insufflé par le mouvement de 68. Peur du chômage, de la précarité, de l’étranger, peur de perdre le contrôle des jeunes, de ne plus pouvoir payer la retraite des vieux, peur du réchauffement climatique, de la concurrence, du cancer et du terrorisme… Ces craintes-là préoccuperaient l’électorat au point de le faire adhérer aux limitations de ses propres libertés et à la remise en cause ou du moins au questionnement de certains acquis sociaux et culturels du mouvement de mai 68. Entre les mesures contre l’obésité (prévues pour certains pays et déjà en vigueur pour d’autres tels que le Royaume-Uni), l’interdiction de fumer dans les lieux publics, le durcissement de la loi sur l’alcool (0,5 pour 1000), la remise en question de la liberté d’expression (voir l’affaire des caricatures danoises ou encore les récents cas de censure en France), la réaffirmation des positions gouvernementales contre le suicide assisté, le regain des mouvements contre l’IVG, l’utilisation de plus en plus massive de la vidéosurveillance, la pratique de la « détention préventive » pour lutter contre le terrorisme, et test ADN (grande nouveauté dans les politiques d’immigration) ; plus de place pour le doute : le voilà arrivé le règne du politiquement, socialement, sanitairement, et éthiquement correct. Aujourd’hui il ne nous reste plus qu’à espérer que Rousseau ait vraiment eu raison lorsqu’il écrivait qu’ « obéir aux lois, c’est être libre »(3), parce que dans le cas contraire, nous serions forcés d’admettre que nos libertés sont en grand danger… Savoir si c’est une mauvaise chose en soi n’est certainement pas de mon

ressort. Sachant surtout que toutes ces mesures ne sont pas à mettre dans le même sac, une distinction s’impose: si en fumant, en conduisant en état d’ébriété, ou en polluant à outrance je suis susceptible de nuire à mon entourage, lorsque je suis obèse, en revanche, je ne nuis à personne (sauf, selon certains, aux services sociaux à qui je coûte cher, mais c’est là une autre question…). Mais cette démarcation, en apparence évidente, soulève souvent plus de problèmes qu’elle n’en résout : que dire de l’avortement par exemple? Pour répondre à cette question il faudrait entrer dans des considérations éthiques, et la discorde ne pourrait alors qu’être au rendez-vous. S’il est possible d’admettre que certaines de ces mesures et lois puissent être utiles et inciter les individus à se comporter de façon plus saine ou plus écologique, il semble impératif de rester vigilant et d’empêcher une dérive vers une limitation abusive des libertés individuelles. Par ailleurs, en reconnaissant que la vague révolutionnaire de 68 a souvent pris des airs de crise d’adolescence sociale, il ne faut que peu de mauvaise foi pour se demander si cette nouvelle vague du « paternalisme soft » ne correspond pas, en quelque sorte, à un retour vers l’enfance, marqué par une confiance de plus en plus restreinte en l’être humain. Plus que les mesures elles-mêmes, c’est donc l’image qu’elles projettent qui inquiète. L’image d’une société dans laquelle la notion de liberté ne s’accorde plus qu’avec la sphère économique, une société qui, pour reprendre la formule de Freud, « a fait l’échange d’ une part de bonheur possible contre une part de sécurité »4.

Cléa Comninos


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.POLITIQUE Que s’est-il vraiment passé le 12 septembre 2001 ?

« C’est un complot interne! » Le mot, tel une bombe, est largué. Le 11-septembre, événement extrêmement filmé et médiatisé, fait encore l’objet de vives controverses, relayées notamment par un grand nombre de sites web. Mieux, des théories dissidentes se sont formées, contestant la version communément admise des attentats. Début 2008, la polémique a une nouvelle fois atteint les rives du Léman, occupant quelques semaines durant la presse romande. Enquête sur les pistes des théories alternatives.

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Avant de nous échouer sur les bords dudit lac de Genève, resituons-nous dans le contexte. Le 11 septembre 2001, les Etats-Unis subissent l’attaque terroriste la plus meurtrière de leur histoire : un peu moins de trois mille personnes périssent suite au détournement et au crash de quatre avions de ligne. Dix-neuf pirates de l’air sont identifiés et suspectés d’être liés à la mouvance terroriste Al-Qaida, dont le chef et fondateur n’est autre que le saoudien Oussama Ben Laden. En parallèle à ces investigations, des

rumeurs émergent des ruines encore fumantes du World Trade Center (WTC) : le Mossad (un des services de renseignement israélien) aurait été au courant des attaques ; les deux tours du WTC, et une troisième, le WTC 7, auraient été dynamitées ; aucun avion ne se serait écrasé sur le Pentagone ; et d’autres encore. Ces points de discorde, parés d’arguments à vocation scientifique, mèneront à terme à la formation de diverses théories alternatives, concurrentes de la version officielle. Thierry Meyssan, journaliste français et auteur du best-seller l’Effroyable Imposture, paru en France le 11 mars 2002, a contribué à populariser une de ces théories. Dans cet ouvrage, vendu à des centaines de milliers d’exemplaires et traduit en vingt-sept langues, il affirme que le 11-septembre est le résultat d’un complot interne aux Etats-Unis1 et laisse entendre qu’Oussama Ben Laden est un agent de la CIA2. Selon lui, l’administration Bush a construit cette machination pour légitimer les guerres en Afghanistan et en Irak et, plus globalement, pour remodeler le Moyen-Orient. Face au succès du livre, les médias français, et plus particulièrement la presse, se devaient de réagir. C’est ce que fera Libération le 16 mars, suivi par le Monde, qui publiera un édito et plusieurs articles le 21. Ces deux journaux, entre autres, condamneront l’ouvrage de Meyssan, accusant notamment l’auteur de révisionnisme. Plus près de nous, en Suisse romande, la Tribune de Genève, le Temps et le Courrier, qui y consacrera sa une le 28 mars, couvriront le développement de ces théories alternatives, adoptant un regard globalement critique. Puis, l’année 2002 consommée, le soufflé

Lukas à Porta


.POLITIQUE retombe…Jusqu’à janvier 2008. Quand la polémique s’invite au Forum de Meyrin Le 31 janvier 2008, une association, « le 11 septembre en question », est créée à Genève. Cette décision est prise suite à la projection, fin 2007, à Genève et à Lausanne, du film « 9/11 Press for Truth ». Le but de cette association est de soutenir la « collecte et la diffusion auprès du public suisse d’informations indépendantes sur les événements du 11 septembre 2001. Elle encourage le débat public y relatif »3. Portée par le succès de ces deux premières séances, l’Association décide de répéter l’exercice le 28 février au Forum de Meyrin. Quelques semaines avant l’événement, la presse romande commence à répercuter l’information. Le 6 février, Christian Campiche, journaliste à la Liberté, écrit un article dans Le Courrier, où il fait état de controverses autour du 11-septembre et annonce la conférence à venir4. Six jours plus tard, la Tribune de Genève lui emboîte le pas, relayant efficacement l’appel au débat de l’Association5. Le 20 février, l’Agence Télégraphique Suisse (ATS) diffuse une dépêche mentionnant la création de l’Association et la tenue de la conférence à Meyrin. De plus, la Radio Suisse Romande (RSR) consacrera deux interviews, l’une à Daniele Ganser, professeur d’histoire contemporaine à Bâle, et l’autre à Richard Golay, président de l’association « le 11 septembre en question », tous deux intervenants de la conférence du 28 février. A noter que toutes ces références ont été soigneusement répertoriées sur le site de l’Association6. La machine médiatique est lancée. Et alors cette conférence, qu’est-ce que ça donne ? Forum de Meyrin, jeudi 28 février, 20h : la salle est quasi com-

ble, environ 4 à 500 personnes, d’âge mûr pour la plupart, se sont acquittées des CHF 12.- requis avant d’investir l’amphithéâtre. La conférence débute par un speech de Richard Golay. Apparemment très satisfait par la couverture médiatique de l’événement, il dit : « je voudrais remercier les médias traditionnels romands qui ont donné un très bon écho à cette conférence ». Il rappelle ensuite les buts et objectifs de son association et cède la parole à un certain Bertrand, administrateur du site « ReOpen911.info ». Ce dernier prendra notamment la défense de Meyssan, « ostracisé [par la presse française] depuis la publication de l’Effroyable Imposture ». S’ensuit la diffusion du reportage « Oil, Smoke & Mirrors » (Pétrole et écrans de fumée) de Ronan Doyle7. Il y est question du pic pétrolier, soit le moment où la production de pétrole aura atteint son maximum, et de la guerre contre le terrorisme menée principalement par les Etats-Unis. La thèse défendue ici est que cette guerre représente un prétexte à l’appropriation par la 1ère puissance mondiale des ressources pétrolières du MoyenOrient. Après la projection d’un court-métrage, « 911 logic evidence », mettant en lumière des irrégularités constatées dans la version officielle du 11-septembre, Christian Campiche, modérateur de la soirée, prend la parole. Il présente les invités de marque débauchés par la jeunette association genevoise, à savoir Marc Chesney et Daniele Ganser. Le premier est professeur de finance à l’université de Zurich, quant au second, c’est le professeur d’histoire contemporaine à Bâle précédemment cité. C’est Chesney qui ouvre les hostilités en nous présentant la question épineuse des délits d’initiés pré-11-septembre, dans un exposé qu’il jugera lui-même

« aride ». On ne peut que lui donner raison, tant la présentation fut fastidieuse. Sans notes de bas de page et donc impossible à vérifier, sa démonstration de « statistique et d’économétrie », n’a guère semblé marquer le public, resté religieusement silencieux jusqu’à la dernière parole de l’orateur. Puis ce fut le tour du second professeur, Ganser, qui s’évertua à faire le lien entre le bellicisme américain et le pic pétrolier, s’inscrivant ainsi dans le sillage du reportage diffusé préalablement. Prenant le contre-pied de son ennuyeux confère, il utilisera moult images pour agrémenter son allocution. Le public est conquis. Quand il affirme, un sourire au coin des lèvres, que l’avion ayant heurté le Pentagone a dû voler « très très bas », les gens s’esclaffent dans un élan d’approbation. Ce fut ensuite au public de prendre la parole. Sitôt que l’occasion se présente, je m’empare du micro et m’adresse à Ganser : « si les attentats du 11-septembre ont été orchestrés au plus haut niveau de l’administration Bush, qui sont selon vous les commanditaires des attentats de Madrid et de Londres, respectivement commis en mars 2004 et en juillet 2005 ? ». Apparemment embarrassé, Ganser me rétorque qu’il faut laisser s’écouler au moins cinq ans avant de pouvoir étudier un fait. Un peu agacé par sa non-réponse, je lui fais remarquer que l’attentat de Madrid a été perpétré il y bientôt cinq ans et qu’il aurait pu le prendre en considération. Il me répond alors qu’ « un historien a besoin d’au moins vingt ans de recul pour pouvoir étudier une époque »8. Mais combien de temps a attendu ce chercheur avant d’étudier les attentats du 11-septembre et de déclarer que la version officielle était fausse ? Alors que la discussion s’éternise, je décide de quitter la salle, le ventre plein et la tête vide.

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.POLITIQUE Invincible Amérique ? Ayant consacré plusieurs paragraphes à la présentation de ces théories dites alternatives, il me paraît légitime que l’on s’attarde sur l’argumentaire déployé par leurs promoteurs, c’est-àdire Ganser, Meyssan, et compagnie. En y regardant de plus près, on pourra trouver quelques invariants, ou caractéristiques partagées par bon nombre de ces argumentations alternatives. Tout d’abord, il y en a pléthore. Certaines d’entre elles, dont celle défendue par Ganser, s’intéressent principalement à la mystérieuse tour WTC 7, montrant qu’elle n’aurait pas dû s’effondrer, puisqu’aucun avion ne l’a percutée. D’autres, comme celle de Thierry Meyssan, se concentrent sur l’attaque contre le Pentagone. Jusqu’ici on pourrait encore se hasarder à parler de complémentarité, mais cela se corse sérieusement quand on spécule sur l’identité des commanditaires des attentats. Sur cette question, on désigne pêle-mêle les Etats-Unis seuls, c’est le cas de Meyssan, ou alors les Etats-Unis avec le RoyaumeUni9. Enfin parfois, c’est l’Etat israélien qui est impliqué par l’entremise du Mossad, voire présenté comme le seul commanditaire des attentats. Un ancien ministre allemand, Andreas Von Bülow, hôte du reportage précité, affirme par exemple dans son livre Die CIA und der 11. September, qu’une société israélienne de télécommunication aurait même prévenu, deux heures avant que les avions ne décollent, deux de ses employés travaillant au WTC, permettant à ceuxci de quitter l’immeuble tout en prévenant leurs familles ainsi que leurs proches10. Meyssan mentionne ce « fait » dans l’Effroyable Imposture, affirmant que « cette information a été diffusée de manière déformée par un présentateur d’Al Jazeera, qui a es-

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sayé de l’utiliser pour accréditer que les attentats auraient été perpétrés par le Mossad et que celui-ci aurait préalablement averti les employés juifs du WTC »11. Il ajoute, se distançant manifestement de cette rumeur, que « la chaîne qatarie a immédiatement licencié le journaliste affabulateur »12. Qu’importe ces multiples incompatibilités, de fond comme de forme, les faiseurs de théories alternatives semblent faire peu cas de ces divergences, usant d’un sens critique à géométrie variable. Rassurons-nous, les chemins menant à la Vérité sont, paraît-il, multiples. En marge de cette pluralité de Vérités, les théories alternatives ont tendance à simplifier à l’extrême le comportement des Etats-Unis. Ces derniers seraient animés des plus viles intentions, incapables, sauf erreur malheureuse, d’agir selon une morale vertueuse. Pourquoi ? Car ils ont un dessein caché : l’appropriation des puits pétroliers du Moyen-Orient. Selon le reportage susmentionné, nombre d’actions exécutées par les EtatsUnis peuvent être expliquées à l’aune de cet insatiable appétit d’or noir. En d’autres termes, les intérêts vitaux de la Nation américaine se réduisent au pétrole. Ce n’est ni la croyance de Bush et de sa clique dans la suprématie de la démocratie-en-kit, ni leur volonté d’évincer les talibans puis Saddam Hussein, - en fait de justifier la guerre par des idéaux -, qui les ont poussés à mener pareille croisade. L’idéologie, ou le pouvoir des idées, est reléguée au second plan, voire occultée. Or, il faut ici souligner qu’il apparaît difficile de dissocier dans les actions d’un Etat, ou d’un acteur comme le président des Etats-Unis, ce qui relève de l’idéologie, de ce qui est déterminé par un intérêt mercantile et calculateur. Ces théories se basent sur une vision, un parti pris, parti pris qui

n’a pas valeur universelle car découlant d’un choix subjectif et en l’occurrence réducteur: le pétrole comme le moteur et l’explication centrale de l’impérialisme américain. Que les théoriciens alternatifs soient animés d’une certaine aversion des Etats-Unis peut s’expliquer, au regard de la politique exécrable menée par l’administration américaine. Mais comment expliquer que cette répulsion puisse prendre des allures de fascination? Le pays de l’Oncle Sam devient infaillible, quasiment invulnérable. « [Le FBI] aurait dû établir ce qui s’est vraiment passé au Pentagone. Il aurait dû traquer les financiers initiés. Il aurait dû remonter à la source des messages d’alerte […] envoyés pour prévenir les occupants du WTC » 13. Il est tout à fait surprenant que des personnes accusant et critiquant ouvertement le gouvernement des Etats-Unis, ici une de leurs agences de renseignement, soient contraintes, pour construire leur argumentaire, d’affubler à ces mêmes entités des pouvoirs surdimensionnés. Néanmoins, à y regarder de plus près, il n’y a rien de bien étonnant à cela : comment une puissance embourbée en Irak et en Afghanistan, impuissante à faire avaler à la communauté et à l’opinion publique internationale son mensonge sur la possession d’armes de destruction massive par Saddam Hussein, pourrait-elle en même temps être la source d’un complot politique aussi complexe et bien ficelé? « La version officielle est une impossibilité physique » Pour l’heure ces stéréotypes peuvent être laissés de côté. Par contre, quand les argumentaires alternatifs visent des groupes d’individus identifiables, ils deviennent nauséeux. Dans le reportage de Ronan Doyle, nous apprenons que les citoyens améri-

Lukas à Porta


.POLITIQUE cains sont aisément manipulables, et sans doute ignorants et imbéciles : « As long as the American people are so susceptible to propaganda through the television and mass media, I really can’t see how they can get themselves out of the predicament where they are now »14. Autre exemple, la vision des Arabes véhiculée par ces théories. Sous prétexte de vouloir innocenter les dix-neuf personnes suspectées d’avoir commis les attentats du 11-septembre, en majorité des individus originaires du Moyen-Orient, on laisse entendre que des Arabes armés de cutters seraient incapables de réaliser une telle opération. Alexander Cockburn, figure de la gauche radicale américaine, s’indigne de ce procédé15. En résumé, au moins trois postulats douteux fondent ces théories alternatives: l’omnipotence de l’Amérique ; l’ignorance et la bêtise de ses habitants ; l’impuissance et l’incapacité des Arabes. En passant, que doit-on penser de cette rumeur qui voudrait qu’aucun Juif ne soit mort dans les tours du WTC et qui laisse donc entendre à toute oreille inattentive que les Juifs présents auraient fui le bâtiment en toute discrétion, sans avertir leurs collègues ? Ou de celle-ci qui « argue au contraire que ce sont les chauffeurs de taxi – presque tous arabes – qui avaient déserté Manhattan le 11 septembre 2001 »16 ? N’ayons pas peur des mots, il plane ici une légère odeur de racisme. De plus, la méthode utilisée est problématique. Notre historien bâlois, nourri par des interprétations recueillies auprès d’experts de l’EPFZ, explique qu’il est inimaginable que la tour du WTC 7 se soit effondrée sans avoir été touchée par un avion17. En introduisant des « preuves » scientifiques dans un argumentaire traitant d’un événement essentiellement politique, cela exclut de fait toutes les

personnes qui ne sont pas expertes en physique des matériaux, ou dans les chutes-d’immeubles-percutéspar-des-avions-de-lignes, c’est-à-dire une bonne partie de la population. Au rebut le dialogue et la prétention de l’Association qui « encourage le débat public […]»18. Ainsi, un événement comme les attentats du 11septembre, qui appelait des interprétations politiques voire historiques, - Meyssan et Ganser ne sont-ils pas historien et journaliste ? -, devient du coup la chasse gardée de personnes qui ne sont spécialistes ni du terrorisme, ni d’histoire, et encore moins des Etats-Unis ou du Moyen-Orient. Bien sûr, à ceci on rétorquera qu’il est tout à fait admissible, même bienvenu, que des domaines comme les sciences dites dures, de la physique à la chimie, soutiennent de manière ponctuelle le travail des chercheurs en sciences sociales. Le problème, c’est que la plupart de ces théories alternatives ont comme noyau dur des « vérités » physiques. Jacques Baud, spécialiste en terrorisme, confronté à Ganser lors d’un débat diffusé sur la RSR, lui explique qu’il est « hasardeux d’élaborer une théorie politique sur un phénomène physique »19. Mais voilà, ces arguments, souvent présentés comme scientifiques, peuvent facilement être ébranlés par de simples témoignages. Concernant la Tour WTC 7, le pompier Richard Banaciski affirma le 6 décembre dans une interview au New-York Times : « […] on aurait dit qu’il n’y avait presque aucun dégât, mais si on regardait ensuite la face Sud [de la Tour WTC 7], on voyait quelque chose comme un trou haut de 20 étages dans le bâtiment, avec du feu sur plusieurs d’entre eux »19. Il ajoute que « les sauveteurs à Ground Zero [lieu d’écroulement des tours] ont réalisé dès 15h00 le 11 septembre que les dé-

gâts importants causés à la partie basse du WTC 7 provoqueraient son effondrement »20. Une agence associée au bureau du commerce américain, la « National Institute of Standards and Technology », a mené des enquêtes sur l’effondrement des édifices du WTC et émis des hypothèses quant à la chute du bâtiment WTC 7. Elle avance qu’une des colonnes centrales du WTC 7 aurait été endommagée, soit par la chute de débris provenant des deux tours, soit par un large incendie, soit par les deux, ce qui aurait à terme mené à l’effondrement de la structure21. Plus intéressant, ce groupe d’experts s’est également penché sur la probabilité d’un dynamitage du bâtiment, qu’il réfute en ces termes « While NIST has found no evidence of a blast or controlled demolition event, it is evaluating the magnitude of hypothetical blast scenarios that could have led to the structural failure of one or more critical elements »22. On le constate, les théories alternatives proclament des Vérités physiques là où subsistent des hypothèses qui doivent être corroborées par des expériences, ou par des modélisations physiques, ce que tentent de faire les membres de la NIST. Mais qui sait, peut-être que cette agence est une officine de la CIA ? Rien de tel que la diffamation pour décrédibiliser son concurrent. Que peut-on rétorquer à Meyssan, qui affirme, photos à l’appui, qu’aucun missile n’aurait touché le Pentagone ? Une simple chose : mais où donc est passé le Vol 77, qui aurait, selon la version communément admise, finit sa course encastré dans le Pentagone? En postulant qu’aucun avion n’a heurté ce bâtiment, Meyssan fait disparaître dans les airs plusieurs tonnes de ferraille. Dès le début de son Effroyable Imposture, notre investigateur fait mine de s’interroger : « Qu’est de-

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.POLITIQUE venu le vol 77 d’American Airlines ? Ses passagers sont-ils morts ? Si oui, qui les a tués et pourquoi ? Sinon, où sont-ils ? »23. Tant d’interrogations, si peu de réponses. En laissant entendre que les personnes embarquées dans cet avion pourraient être en vie, - flottant peut-être dans une autre dimension ? -, Meyssan sombre dans la confusion. Comment notre enquêteur va-t-il s’extraire du bourbier dans lequel il s’est plongé ? Et bien, rien de plus simple, il va sommer ceux qu’il dénonce de répondre à sa place : « Autant de questions auxquelles l’Administration américaine doit répondre »24. Habile manière de s’en sortir, sauf qu’il apparaît amusant que le journaliste français, à l’instar d’Andreas Von Bülow25, en soit réduit à quémander des explications à l’entité même qu’il mitraille de critiques. Est-il bien judicieux d’exiger du condamné qu’il fournisse les preuves de sa culpabilité ? Jusqu’à nouvel ordre, c’est à notre prestidigitateur de dire où est passé l’avion, pas à l’Administration américaine, qui affirme que ce dernier a fini sa course dans le Pentagone. A la lubie de Meyssan, Cockburn répond avec dérision : « Les adeptes du complot vont-ils objecter […] que les identifications dentaires ont été falsifiées [des dents ont été retrouvées dans les ruines du Pentagone], que le Boeing 757 [le Vol 77] a été détourné vers le Nebraska pour un rendez-vous avec le président Bush, lequel a ensuite abattu les passagers, brûlé les corps sur le tarmac et offert les dents de l’ami de M. Spinney à M. Cheney, afin que celui-ci puisse les faire tomber de son pantalon troué lors d’une inspection des débris du Pentagone... ? »26. Prenez garde, les soucoupes volantes ne semblent pas être bien loin…27.

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Epilogue Des alternatives, ces théories ? Assurément non. Nous sommes au mieux en présence de pseudo-théories à prétention académique, qui se fourvoient et échouent lamentablement à réfuter la version des attentats telle qu’elle est présentée notamment par l’administration Bush. Eh non, il n’y a pas d’un côté des théories officielles, sponsorisées par l’Administration américaine et diffusées docilement par les médias traditionnels, et de l’autre des théories alternatives, dont les hérauts seraient des chercheurs indépendants et rigoureux. Les journaux et la télévision ne sont pas les officines de propagande du gouvernement américain, n’en déplaise à « l’équipe de Thierry Meyssan [qui] est remontée à la source des informations diffusées par les médias. Elle a observé que l’unique source sur laquelle se fonde la presse n’est pas civile mais militaire »28. Waouh ! Est-ce à dire que le pompier qui témoignait quelques lignes plus haut était un agent de la CIA, un militaire haut-gradé déguisé ou, moins probable encore, un pompier ? D’apparence banales, ces pseudothéories sont cousines des théories révisionnistes, et disposent parfois d’éléments négationnistes. Le philosophe français Robert Redeker soutient cette idée dans Le Temps. « Le succès dans les masses de cette façon de raisonner faux, conduisant à tenir pour vérité le contraire de la vérité, dès lors que celle-ci est officielle, ne lasse pas d’inquiéter – c’est ainsi qu’argumentent les négationnistes, ces autres faussaires de l’histoire »29. Thierry Meyssan, en plus de rejeter systématiquement toute vérité officielle, du moins quand elle est incompatible avec ses allégations, envoie dans les limbes les personnes qui ont pris le Vol 77. De fait, elles sont entre la vie et la mort, sans existence, niées.

Quant à Ganser, il confère une caution académique à ces pseudo-théories, dont le pouvoir de nuisance est ainsi décuplé. Il jette en plus le discrédit sur la profession qui est la sienne, entachant au passage ses collègues. Mais comment, dans « le cas Ganser », l’administration de l’université bâloise a-t-elle pu tolérer un séminaire sur la « question » du 11septembre30? Les théories révisionnistes sur le 11septembre sont à l’histoire ce que le créationnisme est à l’évolution : une vaste fumisterie. Leurs livres ne sont bons qu’à trôner au côté des Protocoles des Sages de Sion voir, au mieux, entre quelques mauvais romans de science-fiction. Comme dirait Marion Cotillard: « je ne crois pas tout ce qu’on me dit »31. Pour pousser cette logique dans ses derniers retranchements, j’ajouterai qu’il ne faut pas non plus croire tout ce que l’on ne nous dit pas.

Lukas à Porta


.POLITIQUE

La crise du logement à Genève

Les taxes universitaires vont augmenter et les loyers poursuivent leur ascension; la situation financière des étudiants risque de se dégrader en cas d’absence de réaction politique de la population. Bien que l’on connaisse l’origine du problème de la hausse des taxes, les causes de cette crise concernant les loyers sont bien plus floues, en tout état de fait, elles ne se résolvent pas à deux droites sur un graphique. Quelle crise, quels problèmes, quelles conséquences ? Trouver un logement à Genève sans « piston » et sans grande ressource financière n’est pas une mince affaire,

Cyril Granier

les étudiants et les catégories sociales peu aisées en font la douloureuse expérience lors de leur installation dans le canton. Bien que le problème du logement soit récurrent dans les grands centres urbains, son intensité et sa fréquence varient en fonction du relief et des caractéristiques économiques et sociales desdits centres. Avant toute explication, il convient de préciser ce que l’on entend par crise du logement. Cette expression désigne la situation de pénurie de logements disponibles aussi bien sur le marché immobilier que sur le marché locatif. Ceci se caractérisant par un fort déséquilibre de l’offre et de la demande, ce qui en résulte une forte

hausse des loyers et des prix de l’immobilier. Le taux de logements vacants ne dépasse pas 0,19% selon l’Ocstat alors que l’on estime, pour garantir une fluidité et un équilibre sur le marché, que ce taux doit atteindre 2%.1 Ce décalage est symptomatique de la pénurie de logement disponible à Genève. Dès lors, quels sont les problèmes hque pose cette pénurie ? Concentration des populations arrivantes et des ménages peu aisés dans des immeubles parfois insalubres, risque d’expulsion permanent donc précarité pour les personnes ne pouvant se loger autrement que par l’occupation illégale d’immeuble2 et spécula-

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.POLITIQUE tion qui augmente artificiellement les prix (entre 15% et 20% du cours des fonds de placement immobilier est dû à la spéculation et à la bulle qui se crée3). De plus, on observe une violation récurrente du droit des locataires portant sur l’augmentation des loyers par le biais de pressions et de mises en congé4. Cette situation est une difficulté au quotidien pour les étudiants obligés de travailler à côté et au détriment de leurs études pour assurer leur subsistance et un logement décent. A ces problèmes, les réponses ont été nombreuses, venant aussi bien de la société civile que de la société politique : du côté des associations, on peut mentionner les coopératives immobilières qui proposent des logements à loyers faibles sous condition d’une vie en communauté et d’une participation active au sein de l’association. A cet égard, on peut nommer la CODHA mais aussi la CIGUE5 qui s’adressent plutôt aux personnes en formation. Cette gestion et cette offre de logement jouent un rôle important dans les solutions à la crise du logement. Ainsi, ces deux coopératives permettent l’accès à un logement pour près de 350 personnes mais ne peuvent à elles seules satisfaire la demande. Pour atteindre un seuil de fluidité du marché, 30000 logements doivent être construits sur dix ans6. Du côté militant, l’Asloca (association suisse des locataires) est bien connue pour son soutien, notamment juridique, auprès des locataires. Quant à l’Assemblée des mal-logés, ses nombreuses manifestations et actions visent à une mobilisation de la population, mobilisation nécessaire pour faire pression sur les politiques7. Cependant, bien que la crise se soit accentuée ces vingt dernières années, on remarque en consultant la littérature sur le sujet qu’il s’agit d’un phénomène endémique à Genève auquel

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les différentes politiques publiques ont pu apporter des réponses et non des solutions. Parmi ces politiques, on peut citer au niveau fédéral les mesures visant à faciliter l’accession à la propriété et la construction de logements via des crédits d’impôts. Mesure populaire auprès des politiques mais critiquée par les associations dont l’Asloca du fait de leur utilité pour la minorité de locataires les plus aisés parmi ceux ne pouvant acquérir un logement au prix du marché. Au niveau cantonal, les mesures portant sur l’aménagement du territoire et la construction de logements ont servi de cadre à des mesures plus concrètes visant à solutionner la crise. Bien qu’aucune de ces dernières n’ait considérablement modifié la situation immobilière, elles ont permis d’un côté une protection des locataires pour lutter contre les abus de position dominante - parmi celles-ci, citons notamment la loi générale sur le logement et la protection des locataires de 1977 - et de l’autre une augmentation de l’offre avec la loi générale sur les zones de développement. L’arsenal législatif développé par les pouvoirs publics est important mais il est peu utile de l’aborder dans un cadre strictement politique, il est plutôt nécessaire d’étudier son influence sur les mécanismes de la crise, essentiellement économique. Ce bref aperçu de la problématique présentée ne peut couvrir l’ensemble du problème mais introduit à un sujet au cœur du débat politique auquel chaque citoyen est amené à se prononcer vue la fréquence des votations portant sur ce sujet. Dans le cadre des Midis de Science PO, Carole-Anne Kast (PS) et Christophe Aumeunier (Libéral) débâteront sur ce sujet au cours d’une conférence le mercredi 14 mai8.

Les mécanismes de la crise En préalable à une explication des mécanismes de la crise du logement, il semble judicieux de préciser les spécificités du marché immobilier par rapport aux autres marchés. Tout d’abord, la production de logements ne peut être délocalisée, elle est locale et liée aux contraintes météorologiques. De plus, la variation quantitative du parc immobilier est très lente du fait des temps de construction/démolition. D’autre part, la production ne peut se faire sans terrain, ressource naturelle essentielle et très rare. Enfin, les gains de productivité sont infimes : dans l’industrie, le bâtiment est le secteur où les gains ont été les plus faibles et les prix des matières premières ont considérablement augmenté. Il est à noter que la mise à disposition de logements est une condition essentielle à tout développement urbain et à une poursuite de la croissance (diagramme 1). Dès lors, quel est l’élément déclencheur de cette crise propre à l’immobilier ? En premier lieu, la croissance économique augmente l’attractivité d’une ville. Il en résulte un fort accroissement de la population d’origine naturelle et migratoire (la population genevoise est passée de 293 000 habitants en 1965 à 447 000 en 2008 selon l’Ocstat). Cette hausse augmente la demande de logements, phénomène accentué par l’évolution des mœurs qui tend à une réduction de la taille des ménages. Cette variation de la demande déséquilibre le marché, les prix augmentent au titre de critères discriminants pour l’attribution des logements. Le dynamisme économique dont jouit la ville appelle les investissements immobiliers dont la rente s’accroit au fur et à mesure que la pénurie s’étend. A ce déséquilibre du marché, la théorie économique classique répond que l’offre étant stimulée, le marché retrouve son équi-

Cyril Granier


.POLITIQUE libre peu à peu. Cependant, dans la réalité, celui-ci ne revient pas ou du moins que partiellement. Le problème se situe dans la formation de l’offre. En effet, comme nous avons pu le noter, le temps de construction d’un immeuble est très long. Ces délais ont plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est un investissement considérable que de placer des fonds dans l’immobilier, de part le montant investi par unité de bien comparé à d’autres secteurs mais aussi de part le temps nécessaire entre la décision d’investir et la première recette (rentrée des premiers locataires dont le temps est estimé entre 8 et 10 ans). Cette contrainte ralentit la formation de capitaux nécessaires à la constitution du projet. Cependant, dès que celui-ci est établit, il doit passer par le lourd processus administratif, conséquence de l’arsenal législatif sur la construction et l’aménagement du territoire. De commissions en offices, des problèmes financiers aux problèmes techniques, la réalisation d’un projet subit un fort ralentissement. Ces temps de procédure ne sont pas imputables dans leur intégralité à l’administration mais aussi aux experts et architectes qui répètent les mêmes erreurs lors de la préparation du projet. Au final, ces délais réduisent l’intérêt du placement immobilier (la rentabilité annuelle diminuant), ce qui a pour conséquence soit son abandon, soit la hausse de son coût; hausse qui se reporte sur le consommateur. A ce réescompte du rendement, d’autres facteurs tendent à tirer vers la hausse les coûts de construction. Tout d’abord, l’évolution des besoins et les mutations de l’économie poussent à une hausse du coût de la masse salariale pour les promoteurs. Phénomène non compensé par des gains de productivité qui sont, on l’a vu, très faibles. A cette hausse du coût de la masse salariale, il faut rajouter les

coûts des matières premières et des infrastructures lourdes qui sont bien moins rentabilisées qu’auparavant car le nombre de logements construits par an a diminué, mais aussi les normes de construction qui augment au fur et à mesure les coûts de fabrication, un phénomène qui s’est amplifié ces dernières années avec la problématique de l’environnement. Toutes ces contraintes aboutissent à brider l’offre de logements.

ve comme on a pu le noter précédemment. Dès lors, les pouvoirs publics sont sollicités pour lutter contre cette hausse et mettent en place différentes mesures. Tout d’abord, en étant propriétaire de logement, l’Etat conserve un contrôle sur les loyers. Cependant, bien qu’il possède un droit de préemption sur les transactions, il reste limité par son budget médiocre comme le note le conseiller administratif, Rémy Pagani.10 On peut citer

Il en résulte au final l’apparition d’un déséquilibre fort et persistant entre l’offre et la demande comme on peut le voir sur le diagramme 1. La hausse des loyers issue de cette situation conduit à une réduction de la croissance et du pouvoir d’achat. De plus, cette hausse est accentuée par la spéculation qui modifie artificiellement et injustement l’équilibre sur le marché, phénomène bien présent à Genè-

l’encouragement à l’accession à la propriété comme solution provisoire et partielle mais aussi les mesures de protection des locataires comme la loi LGL de 1977. Le contrôle des baux et de la hausse des loyers permet certes d’apporter des réponses aux problèmes des locataires en réprimant les abus mais ne donnent pas de solution à la pénurie que subissent les mal-logés et les sans logis. On peut même

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.POLITIQUE affirmer qu’elles vont à l’encontre de leurs intérêts vu que les propriétaires augmentent artificiellement les prix à l’entrée par prévoyance d’une hausse future de la valeur de leur bien, augmentation qu’ils ne pourront pas faire payer, du moins pas totalement, aux locataires installés. De plus, politique courante mais ne pouvant être une solution, les subventions en fonction du type d’habitat ont un rôle considérable dans l’accès et le maintien des classes populaires en ville. Cependant, elles coûtent chères à la collectivité. Enfin, les pouvoirs publics peuvent jouer sur un facteur essentiel qu’est l’attribution de terrain. En effet, le terrain est la ressource essentielle et rare pour la construction. Il y a une cinquantaine d’année, le canton a mis en place une zone de développement où il devait y avoir au moins 2/3 des logements qui soient des logements sociaux mais dans la réalité cette zone a vu le développement de nombreuses villas et la loi sur les LUP (logement d’utilité publique) a réduit ce quota à 30%.11 Le terrain disponible se fait rare et les milieux immobiliers font pression sur les pouvoirs publics pour le déclassement de zones agricoles qui représentent une source de logements considérable mais butent contre les défenseurs du patrimoine et du terroir genevois. Pour conclure, on peut noter que la crise du logement est un phénomène cyclique ayant une interdépendance avec la croissance économique et que l’exiguïté du territoire sur lequel s’établit une ville détermine en grande partie la fréquence et l’intensité des crises, ceci expliquant les fortes crises que subissent des villes telles Genève ou Grenoble (2e ville dont les biens immobiliers sont les plus chers en France après Paris alors qu’elle se classe 12e en terme de population) dont les territoires sont forts restreints.

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Des solutions existent-elles ? Les politiques du logement conduites jusqu’à présent ont apporté des réponses au problème du logement de certaines catégories sociales mais elles ne sont en aucun cas de nature à trouver des solutions sur le long terme. D’une part parce qu’on sait que l’économie ne peut prévoir que sur le court terme mais aussi parce qu’il existe un niveau de pauvreté socialement acceptable, politiquement négligeable, qui, lorsqu’il dépasse ses limites, revient sur l’agenda politique. Cependant, il convient de préciser quelques propos pour apporter ou critiquer des arguments qui se présentent dans le débat politique. Tout d’abord, il est faux de croire que de conduire des politiques sociales du logement contraignantes pour le promoteur diminue l’investissement immobilier parce que des capitaux disponibles existent et cherchent à être placés, comme on peut le voir au sein des caisses de prévoyance et des fonds de pension qui tendent vers un placement sûr plutôt que rentable. Ceci s’explique par l’origine des capitaux, c’est-à-dire les retraites et épargnes de millions de personnes. A cet égard, il faut noter que l’immobilier est considéré comme l’un des placements les plus sûrs, quasiment au niveau de l’or. Et de plus, ceci étant spécifique à Genève, le nombre de hauts fonctionnaires et d’organismes internationaux jouent un rôle considérable dans le dynamisme et l’attractivité de Genève. Leur présence pousse certes les prix de l’immobilier vers le haut mais il s’agit aussi d’un gage de prospérité économique essentielle pour Genève, ce dont l’OMC a bien pris conscience en menaçant le canton de départ si aucune aide ne lui était attribuée pour la rénovation de ses locaux. Autre précision, la pénurie de logements ne bloque pas forcément la croissance.

Une politique des transports efficace limite cet effet comme le démontre de nouveau l’exemple genevois où le nombre de frontaliers a considérablement augmenté, passant de 35000 en 2002 à 60000 en 2007 selon l’Ocstat. Pour conclure, on peut constater qu’il n’existe aucune solution capable de résoudre le problème mais il est nécessaire de redonner de la cohérence à la politique du logement, politique sociale essentielle à la ville. Tout d’abord, l’Etat doit faire évoluer ses méthodes et ses pratiques administratives pour accélérer la réalisation des projets et en réduire leurs coûts. De même, il doit augmenter son soutien aux initiatives civiles visant à une offre sociale de logements, dont les coopératives. De plus, une segmentation du marché immobilier par la concentration de bureaux et locaux commerciaux sur un terrain donné - projet actuellement en discussion - visera à soulager la pression sur le marché du logement en libérant des espaces. Ce choix implique d’accepter qu’un centre des affaires se crée à Genève. D’un point de vue plus social, une politique plus tolérante vis-à-vis des squats et la reconnaissance du droit d’occupation d’un logement vide permettront de réduire la hausse des loyers par une diminution de la demande. Ce qui implique donc la condamnation de la spéculation. Cependant, ces propositions se heurtent à des obstacles idéologiques mais répondent à des besoins sociaux. Il est à noter qu’elles figuraient au programme du parti socialiste en 1920,12 mais les temps ont bien changé.

Cyril Granier


.POLITIQUE Les pays de l’Est dans l’UE : Quelles conséquences ? L’élargissement de l’Union Européenne est un thème très actuel et qui revient par conséquent souvent sur le devant de la scène médiatique. Pourtant, on parle beaucoup des futurs arrivants ou des négociations d’adhésion avec un pays mais lorsqu’un pays a adhéré on n’en parle plus tellement. Qui sait ce qu’est devenu Malte ou Chypre au sein de l’UE… Pas grand monde ! Nous avons voulu en savoir un peu plus sur la question et avons rencontré René Schwok, professeur d’intégration européenne au Département de Science Politique. International.Ink : L’Europe est traditionnellement fragmentée par plusieurs ethnies. Plusieurs Etats ont attendu longtemps avant d’obtenir leur indépendance. Pourquoi cette volonté de l’UE de s’élargir toujours plus et de regrouper à nouveau ces Etats à un niveau supra national? René Schwok : Il y a 3 dimensions qui expliquent la volonté d’élargissement de l’UE. Premièrement, une dimension idéologique. L’UE dit incarner l’Europe et a promis de rassembler les Etats européens. Elle est donc quelque part obligée de s’ouvrir toujours plus. Deuxièmement, une dimension sécuritaire. On veut réussir à pacifier l’Europe par la « soft security », c’est-à-dire sans offrir de garantie militaire comme à l’OTAN, mais par la prospérité économique. La troisième dimension est liée à cela puisqu’elle est d’ordre économique. L’UE est une plaque tournante pour de nombreux marchés qui sont avantageux pour tous les états y compris d’Europe occidentale. Ce qui explique la volonté de ces derniers de vouloir s’ouvrir à l’Est.

Sebastien Lambelet

I.I : L’UE a mis plusieurs conditions à l’entrée des pays de l’Est tout en les encourageant et en les aidant à atteindre les buts qu’elle leur avait fixés. Est-ce que cet investissement des deux parties se révèle payant (pour les deux) aujourd’hui ? R.S: Oui. Je ne vois pas de points négatifs. Tout d’abord, l’adhésion a offert à tous les pays de l’Est une grande stabilité. Aujourd’hui, le coût d’un conflit avec l’UE serait tellement élevé qu’un retour vers la dictature y est inimaginable. Sur le plan économique, les pays de l’Est ont actuellement une croissance de leur PIB respectif allant de 3,5% à 8%. Pour eux, les avantages sont donc relativement grands. Même les paysans de l’Est (notamment polonais puisqu’aujourd’hui la moitié de la population paysanne de l’UE vient de ce pays) qui auraient du souffrir le plus de l’adhésion sont devenus presque pro-européens car ils touchent énormément de subventions de Bruxelles. Pour l’UE, il est clairement bénéfique d’avoir des voisins qui commercent plus avec elle (son PIB a augmenté d’environ 0,5%) et surtout qui soient pacifiés. De plus, l’UE de par son élargissement a toujours plus de poids dans les négociations internationales car elle représente toujours plus de monde. I.I : En plus des avantages de développement économique et social, y a-t-il des motifs particuliers qui ont poussé les pays de l’Est à l’adhésion ? R.S: Je dirais une volonté de rompre avec la Russie et de tourner définitivement la page avec un passé communiste qui les a traumatisés. C’est pour cette raison que ces pays ont

de manière générale une ligne politique très libérale, sont moins étatistes et souvent plus pro-américains que l’ancienne Europe. C’est un peu le syndrome du néo-converti qui est toujours plus rigide dans sa façon d’agir que les anciens. En outre, plusieurs nouveaux membres de l’UE ont également adhéré à l’OTAN car la Russie leur fait peur. Cette double alliance avec l’Europe et les EtatsUnis montre clairement leur volonté de rupture. I.I : L’élargissement a fait passer le Parlement Européen à 785 sièges ce qui est énorme. Pourquoi augmenter autant le nombre de sièges plutôt que de repondérer la population de chaque Etat en gardant le même nombre de sièges au total ? R.S: Il y a eu une repondération mais relativement faible. On a décidé d’augmenter le nombre de sièges afin de permettre de représenter toutes les forces politiques même d’un petit pays. Par ailleurs, le nombre de sièges va être réduit dès l’année prochaine à 751 ce qui ne changera fondamentalement pas grand-chose mais ce qui démontre que l’UE est consciente du problème que l’élargissement cause pour le fonctionnement du Parlement. I.I : Au conseil des ministres qui compte 27 membres, il y a maintenant 345 voix réparties selon la population de chaque Etat membre. Les pays de l’Est comptent tous ensemble 108 voix ce qui fait qu’ils ont une capacité théorique de blocage car la majorité requise est de 255 voix. Y’at-il quelque chose à craindre de cette capacité de blocage ?

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.POLITIQUE R.S: Non. En tout cas en pratique les pays de l’Est ne se sont jamais alliés dans un bloc commun afin de faire échouer un projet. On pourrait penser que ça serait le cas sur un objet particulier concernant la Russie mais cela ne s’est jamais vérifié. Vous savez, dans toute l’Histoire de l’UE on a cru qu’il pourrait y avoir des alliances entre pays proches pour défendre des intérêts communs, mais à l’arrivée ça n’a jamais été le cas. Pour vous donner un exemple, en Europe occidentale on confond souvent les noms des 3 pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) et on les associe toujours. On pourrait donc penser qu’ils sont toujours alliés sur le plan européen. Mais ce n’est pas du tout le cas. En réalité, ils se détestent cordialement. I.I : Et au Parlement, y’a-t-til eu des alliances concrètes (ndlr : les pays de l’Est possèdent 215 sièges sur 785 soit 27,4 %) ? R.S: Là non plus des cas d’alliance ne se sont pas produits. De toute façon, les clivages partisans sont beaucoup plus importants que les clivages nationaux. Un socialiste français se sentira beaucoup plus proche d’un socialiste polonais que d’un UMP français. Pour toucher des subventions, les pays de l’Est étaient tous d’accord. Mais ils ont également trouvé du soutien d’autres pays donc on ne peut pas parler de coalition de l’Est. I.I : La Commission européenne fonctionne comme un collège et comprend 27 juges (un de chaque Etat membre). On entend souvent parler en Suisse de problèmes de collégialité alors que le Conseil fédéral n’a que 7 membres. N’y a-t-il pas à craindre du rendement d’un collège de 27 ? R.S: Il est vrai que les membres de la Commission ont une responsabilité collégiale mais ils peuvent voter. De

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plus, comme les enjeux sont moins importants que ce qui est décidé au Conseil Fédéral, les conflits sont moins marqués. La Commission est en fait plus une grosse administration qu’un véritable gouvernement. En 2014, il est prévu de réduire le nombre de juges à 18 (plus que 2/3 des états seront représentés), mais c’est plus pour des questions de lourdeur démocratique et d’efficacité que de véritables conflits. I.I : En résumé, pour quel organe de l’UE l’arrivée massive de nouveaux membres a-t-elle provoqué le plus de changements ? R.S: Bonne question ! Au Conseil je pense car c’est l’organe le plus important et c’est là qu’il y a les plus grosses bagarres. Mais c’est étonnant de voir à quel point les nouveaux Etats s’adaptent très bien et très vite. Bien sûr les séances en plénum (surtout au Parlement) sont plus longues et surtout plus denses mais ça n’altère pas le fonctionnement général. Je n’ai pas lu d’études sur ce sujet mais je n’ai vu personne se plaindre. I.I : Depuis 2004, le nombre de langues officielles dans l’UE a plus que doublé. Ceci ne fait-il pas perdre beaucoup de temps dans le processus de décision ? R.S: Non car maintenant tout est centré sur l’anglais. Avant, au Parlement, on traduisait depuis les langues nationales (car un député a toujours le droit de s’exprimer dans sa langue nationale) vers l’anglais, le français et l’allemand. Maintenant, tout passe par la langue pivot anglaise. Lorsqu’un député s’exprime dans sa langue, c’est traduit en anglais et c’est tout. D’ailleurs, ils sont en train de licencier des traducteurs. C’est un appauvrissement bien sûr mais c’est le prix à payer. En revanche, l’augmentation

du nombre de langues officielles implique tout de même une logistique conséquente car lorsqu’une loi est adoptée, il faut la traduire dans toutes les langues. I.I : Dans lequel des 3 organes principaux (Parlement, Conseil, Commission) pensez-vous que les pays de l’Est ont le plus d’influence et peuvent amener le plus d’idées ? R.S: A la Commission, ils sont un peu à la traine car il y a des vieux fonctionnaires qui ont leurs habitudes et qui connaissent déjà beaucoup de langues. Dans la Commission, on entre sur concours, le profil occidental est donc plébiscité. Les pays de l’Est sont obligés de se fondre dans le moule. Au Parlement, il y a plus d’incertitudes car c’est le peuple des Etats membres qui élit ses représentants. On aura par conséquent des gens plus atypiques. Ce qui pourrait éventuellement permettre au pays de l’Est d’amener plus d’idées. Cependant, les groupes parlementaires existent déjà, ils ont leur histoire. Donc, les nouveaux parlementaires sont obligés d’aller dans des groupes déjà existants s’ils veulent se faire entendre. De plus, au Parlement, l’importance des lobbys économiques et des réseaux n’est pas négligeable pour être influent et amener des idées à terme. Or, dans ce domaine, les pays de l’Est sont clairement en retard par rapport aux autres qui connaissent déjà par cœur tous les rouages du système. C’est par conséquent bien à nouveau au Conseil que les pays de l’Est peuvent amener le plus d’idées et avoir plus d’influence. Car les réseaux sont moins importants et il y a une grosse administration derrière eux pour les aider.

Sebastien Lambelet


.POLITIQUE I.I : En ce qui concerne les traités internationaux qui doivent être approuvés par tous les Etats membres : la capacité de blocage n’est-elle pas maintenant beaucoup trop importante avec 27 Etats ? R.S: On a craint avec le traité de Lisbonne que les frères Kaczynski créent un blocus car ils étaient très nationalistes. Mais pour finir, le traité est passé et les frères Kaczynski ont perdu les élections. Mathématiquement, la capacité de blocage est évidemment beaucoup plus importante mais en pratique ceux qui ont une fois bloqué un traité européen ce sont la France et les Pays-Bas ! Par ailleurs, le traité de Lisbonne qui a finalement été plébiscité est beaucoup plus ambitieux que ceux du temps de l’Europe des 15.

I.I : Les pays de l’Est sont-ils plus considérés comme europhobes ou europhiles ? R.S: Ni l’un ni l’autre ils sont pragmatiques et intéressés. Ils ont peu de grands sentiments pour l’Europe, la dimension idéologique est beaucoup moins présente à mon avis. Ça s’est vu lors de leur adhésion, il y a eu quelques manifestations officielles mais pas une grande joie nationale. On ne peut donc pas les déclarer europhiles. Pourtant, ils ne sont pas europhobes non plus car ils savent bien que c’est bon pour eux d’être dans l’UE. Ne serait-ce que par leur volonté de tourner la page avec le communisme qu’ils ont détesté. Je dirais qu’ils sont assez « main stream ».

I.I : Finalement, ce que l’on peut retenir c’est que l’élargissement n’a pas changé grand-chose ? R.S: Etrangement, la machine arrive à fonctionner malgré tout. Elle a bénéficié d’une grande capacité d’adaptation. On n’est même pas sûr qu’elle fonctionnait mieux avant. C’est clair qu’aujourd’hui un changement radical de ligne politique est impossible. On va toujours plus tendre vers le centre. Donc finalement ce qu’on peut retenir c’est que bizarrement l’élargissement n’a fondamentalement rien changé.

I.I : Avec l’arrivée des pays de l’Est, le nombre de petits Etats (i.e. avec moins de 3% des sièges) est passé de 6 à 14. Quelles conséquences apporte cette explosion du nombre de petits Etats pour le fonctionnement général du Parlement ? Que peuvent faire concrètement ces Etats avec un nombre aussi faible de députés ? Créer des coalitions entre petits ? R.S: Il n’y a pas vraiment de coalitions de petits Etats. Les représentants au Parlement ont de toute façon tendance a se diviser en fonction des partis plutôt qu’en fonction des Etats. L’explosion du nombre de petits Etats n’est donc pas un problème pour le fonctionnement du Parlement car les partis en place auparavant n’ont pas changé. Il y a maintenant un ou deux députés perdus qui ne sont dans aucun groupe parlementaire mais ils ne servent pas à grand-chose puisqu’ils n’ont accès à aucune commission. Finalement ces députés sont assez folkloriques.

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.POLITIQUE La Russie, un pays en quête de puissance et de reconnaissance

La perte du statut impérial et l’érosion de l’influence russe sur la scène internationale depuis une quinzaine d’années ont été vécues par les Russes comme un traumatisme dont l’ampleur, aggravée par la profonde crise socio-économique des années 90, a souvent été sous-estimée dans les pays occidentaux. Depuis quelques années, la manne des hydrocarbures et la stabilisation apportée sur le plan interne par Vladimir Poutine ont provoqué chez les autorités russes un regain de confiance qui, en termes de politique extérieure, s’exprime de plus en plus aujourd’hui par un raidissement et une posture de défi visà-vis des Occidentaux. Les difficultés qui se font jour depuis deux ou trois ans dans les relations

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entre la Russie et les pays européens tiennent en grande partie à des appréhensions différentes des notions de droits de l’homme et de démocratie. L’origine de ces différences de valeurs est à chercher dans le cheminement historique et culturel particulier qu’a suivi la Russie depuis plusieurs siècles. Ce durcissement de la politique russe ne semble pas être conjoncturel et devrait se poursuivre à moyen terme. Néanmoins, de nombreuses incertitudes subsistent sur ce que seront les choix stratégiques des futures autorités russes et différents scénarios d’évolution peuvent être distingués. Dans ce contexte, les Européens sont dans la nécessité de faire un effort d’union et de solidarité pour aborder

ce partenaire offensif et moins prévisible qu’auparavant. Le risque principal est celui de la « re-bilatéralisation » des relations entre la Russie et les pays européens. D’une manière générale, les Européens doivent définir des lignes rouges et mener une politique de fermeté à l’égard de la Russie. Davantage que des changements rapides en matière de respect des droits de l’homme, cette politique devrait se fixer pour objectif de contraindre la Russie à respecter les termes d’un partenariat équilibré, prioritairement dans le domaine énergétique. Il sera également essentiel pour la crédibilité de l’UE de se donner les moyens de réagir fortement et d’assumer un rapport de force au cas où la Russie entreprendrait des actions brutales

Omar Tarabay


.POLITIQUE sur des théâtres régionaux tels que la Géorgie et la Transnistrie ou encore la Biélorussie. 1 Le raidissement russe Plus de quinze ans après la dislocation de l’URSS, la Russie continue à vivre avec difficulté le rétrécissement de son territoire et l’érosion de son influence dans les anciennes républiques soviétiques. Cette frustration est d’autant plus vive que, aujourd’hui, la puissance des grandes compagnies pétrolières et gazières, le renouveau de l’industrie lourde, y compris en matière d’armement, le rouble fort, l’accès au club des dix PNB mondiaux les plus élevés, procurent aux Russes le sentiment d’une grandeur retrouvée. Celui-ci, qui s’exprime avec une certaine brutalité, notamment dans les relations qu’entretient la Russie avec son « étranger proche » et certains anciens pays du Pacte de Varsovie, s’accompagne de la certitude que le retour d’une Russie puissante sur la scène internationale déplaît aux Américains et aux Européens, suspectés de préférer voir perdurer une Russie faible et refoulée au-delà de toutes ses anciennes zones d’influence. Moscou estime avoir fait des efforts politiques et militaires depuis dix ans sans obtenir de contrepartie de la part des Occidentaux. Son attitude et ses initiatives récentes montrent qu’elle n’accepte plus d’être ce partenaire que l’on ne fait que consulter, qu’elle souhaite être traitée comme un décideur, un acteur à égalité avec les États-Unis et l’Union européenne, enfin qu’elle se sent suffisamment forte pour résister aux pressions occidentales et refuser le respect de règles communes quand celles-ci sont jugées contraires à ses intérêts. Cette volonté est particulièrement visible dans l’affirmation d’une politique propre au MoyenOrient. Notamment en Iran, sur la

question Biélorusse, ainsi que dans la posture adoptée par les autorités russes sur la question du règlement du statut du Kosovo, qui a déclaré son indépendance, sans être reconnus par la Russie. Cette dernière s’est toujours efforcée de freiner le processus de règlement soutenu par les États-Unis et les principaux pays européens. En le contestant sous prétexte de vouloir favoriser un règlement par un accord entre les protagonistes, la Russie cherche principalement à affirmer sa capacité à conduire une politique indépendante. Fondamentalement, l’attitude de la Russie s’explique par la volonté de se voir reconnue à nouveau son rang de grande puissance, particulièrement dans son environnement géographique immédiat où elle perçoit, au delà d’un activisme américain peut-être conjoncturel, une progression à plus long terme d’un modèle européen jugé indésirable car concurrent, voire contraire, aux traditions et valeurs spécifiquement russes (cf. infra). L’objectif de Moscou est de marquer son désaccord vis-à-vis de ce qu’elle considère comme un empiètement illégitime des Occidentaux sur sa zone d’influence naturelle en Ukraine, en Biélorussie, en Transnistrie, dans le Caucase du sud et en Asie centrale. Ainsi, Moscou a donné ces dernières années la priorité au renforcement de son emprise sur son « étranger proche » et tente, en usant tant de pressions économiques que politiques, de se prémunir contre de nouvelles « révolutions de couleur ». Tandis que la relation russo-américaine poursuit sa dégradation depuis la fin 20031, la relation UE-Russie semble tourner à vide et pâtit d’un raidissement de Moscou, qui appréhende de plus en plus sa relation avec Bruxelles en termes de compétition plutôt que de coopération. Cette évo-

lution est nettement perceptible dans le domaine de l’énergie, la Russie ayant refusé de ratifier la charte européenne de l’énergie et le protocole de transit. Par ailleurs, le fait que la Russie ne cherche plus depuis plusieurs mois à accélérer le lancement des négociations sur le futur cadre de la relation UE-Russie, qui doit remplacer l’actuel Accord de Partenariat et de Coopération (APC), est révélateur de cet état d’esprit. Ce durcissement ne semble pas être conjoncturel mais marquer plutôt une évolution profonde et sans doute durable de la Russie. Les récentes tencomme sions russo-estoniennes2, l’annonce par le président Poutine du moratoire sur l’application du traité FCE sont des signaux destinés avant tout aux Européens. En faisant pression sur l’Estonie, Moscou a fait la démonstration d’une capacité de rétorsion et de nuisance éventuellement extensible à d’autres territoires et cherche à instiller un sentiment d’insécurité et de division au sein de l’Union européenne élargie. Cette crise témoigne de la volonté de Moscou de tester la solidarité intra-européenne, si possible, de diviser l’UE pour traiter individuellement avec des États membres. Ainsi, il convient de voir de façon réaliste que la Russie se comporte désormais comme une grande puissance eurasiatique qui teste ses capacités face à une Union européenne à 27 qui éprouve des difficultés à définir sa politique à l’égard de Moscou. 2 Pourquoi les Russes ne sont-ils pas des Européens comme les autres ? Pour tenter de comprendre les raisons de l’attitude actuelle de la Russie et des difficiles relations qu’elle entretient avec les pays occidentaux, il convient de rappeler certains paramètres historiques et culturels. Depuis le

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.POLITIQUE début du XVIIème siècle, les Russes ont fondé leur identité nationale par opposition à l’Europe et au catholicisme. Marquée par la crainte des invasions venues tant de l’Est que de l’Ouest, la Russie, sous l’influence de l’Église orthodoxe, s’est très tôt attribuée la sainte mission de défendre la foi contre les barbares et les « hérétiques ». Cette perception a engendré au fil du temps la prééminence du groupe et du rassemblement sur l’individu et le particulier. L’idée nationale russe se fonde aussi sur la conviction que la Russie, pays au climat rude et aux dimensions hors normes, ne peut être que dotée d’un État fort et centralisé ayant à sa tête un dirigeant qui, pour être efficace, doit être dur et autoritaire. Il résulte de ce cheminement particulier le sentiment très répandu chez les Russes que leurs valeurs, comme leur mode de gouvernement, ne peuvent être que spécifiques à leur pays, et donc différents de ceux adoptés par l’Europe. Ainsi, les notions de droits de l’homme et de démocratie demeurent des points d’achoppement entre la Russie et l’Europe : en Russie, le primat de l’individu est rejeté car il est interprété comme une incitation à l’égoïsme, à une vie sans règle, au laissez-faire. Cette thèse est soutenue par l’Église orthodoxe, l’institution en laquelle les Russes croient le plus après la personne du Président Poutine. Le 13 mars 2007, le métropolite KIRILL déclarait à l’UNESCO à Paris : « les droits de l’homme ne peuvent justifier le fait que des comportements minoritaires, jugés immoraux par la majorité des grandes religions et grands courants de pensée dans le monde, soient imposés comme normes à une majorité ». Officiellement, cette vision n’est pas soutenue par le Kremlin, mais celui-ci laisse dire. La démocratie est l’autre pomme de discorde entre la

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Russie et l’Europe. Pour les Russes, ce système de gouvernement est peu adapté à leur pays car il suscite, selon eux, la division et contredit le principe de rassemblement du peuple autour d’un chef. Il est également un facteur d’affaiblissement de l’État, phénomène qu’ils ont durement éprouvé dans les années 1990 et qu’ils ne sont pas, surtout aujourd’hui, prêts à endurer une seconde fois. Dès lors, il n’est pas étonnant que le Président Poutine jouisse d’une telle popularité : sa vision d’une démocratie contrôlée rejetant « ceux qui ne sont pas d’accord »3, sa conception autoritariste de l’État, sa manière abrupte de réaffirmer la Russie sur la scène internationale, tout cela plaît aux Russes car en accord avec les fondamentaux historiques et culturels les plus ancrés chez eux. Et il semble que cette politique ne va guère changer sous Medvedev. Quelles évolutions possibles ? La Russie pourra compter dans la décennie à venir sur ses ressources énergétiques pour doper sa croissance, qui restera toutefois pénalisée par la vétusté des infrastructures et des outils de production ainsi que par la décroissance forte de la population active. Le gouvernement sera-t-il capable de poursuivre les réformes économiques indispensables afin de moins dépendre des exportations de matières premières, de mener efficacement la lutte contre la corruption, d’encourager les investissements étrangers ? Sur le plan diplomatique, la Russie devrait poursuivre sa politique de rapports de force, d’autant plus qu’elle n’a toujours pas défini de ligne de conduite précise en politique extérieure et donne l’impression de procéder au coup par coup. Contrairement à l’approche « gagnant/gagnant » des Occidentaux, le Kremlin consi-

dère toujours que la politique internationale se joue à somme nulle et que ce qu’un pays gagne, un autre le perd. La Russie parviendra-t-elle à surmonter sa méfiance et ses anciennes inimitiés vis-à-vis des Occidentaux ? Fera-t-elle le choix d’une alliance avec la Chine ? A ce stade, plusieurs scénarios d’évolution peuvent être envisagés : - Le statu quo, est pour l’instant, le scénario le plus approprié La succession de Vladimir POUTINE en 2008 se déroule sans heurt et son dauphin Vladimir Medvedev, a largement remporté les élections. Cette stabilité du pouvoir permet la poursuite des réformes engagées, tant dans la sphère économique et sociale que militaire. Confiant dans l’avenir, le Kremlin cherche à renforcer sa position sur la scène internationale tout en poursuivant sa politique d’équilibre entre l’Est et l’Ouest. Ce scénario semble être le plus probable à court et à moyen terme. - L’affaiblissement du pouvoir central La transition de 2008 se passe mal et le successeur de Vladimir POUTINE arrive au Kremlin prisonnier de certaines alliances. Il n’est pas en mesure de contrôler l’ensemble des institutions ni d’arbitrer efficacement entre les différents clans et cercles d’intérêts. Le gouvernement se retrouve paralysé par les intrigues et n’a plus la capacité de conduire les différentes réformes. Une sorte de retour à un système « eltsinien » s’effectue peu à peu, avec la réapparition d’oligarques, le renforcement des mafias et l’autonomisation croissante des pouvoirs locaux. Bien qu’il ne puisse être écarté, ce scénario de la fragilisation du pouvoir central n’est pas celui qu’il convient de privilégier actuellement, Vladimir Poutine – ayant réussi à placer ses partisans

Omar Tarabay


.POLITIQUE et ses fidèles à tous les postes clés de l’appareil d’État – va rester au sein de gouvernement en tant que Premier Ministre. Toutefois, ce scénario ne peut être écarté à moyen terme. - Le renforcement des relations Russie/Europe La Russie et les pays européens arrivent à dépasser les facteurs d’irritation qui les opposent actuellement et à établir une relation de confiance et un véritable partenariat. Un pacte énergétique est conclu et la coopération économique se développe. Sur le plan militaro-industriel, ce rapprochement se traduit par une multiplication des partenariats entre des sociétés russes et les entreprises d’armement européennes. La Chine s’inquiète des conséquences économiques (approvisionnement énergétique) et sécuritaires (sentiment d’encerclement) de ce qui ressemble à une nouvelle alliance. Ce scénario, qui suppose une convergence progressive des conceptions occidentale et russe de la démocratie ainsi qu’un plus grand respect mutuel, est improbable à court ou moyen terme, la Russie restant très réticente concernant tout ce qui pourrait porter atteinte ou limiter sa souveraineté. Néanmoins, cette hypothèse ne peut être exclue à long terme. - La Russie se détourne de l’Occident Un affaiblissement du pouvoir central en Russie ou un durcissement des relations internationales provoquent un mouvement de repli des autorités russes, qui se braquent contre toute velléité d’extension de l’influence de l’OTAN à l’Est et n’acceptent plus les critiques européennes concernant les atteintes aux droits de l’homme et à la démocratie. Ce mouvement entraîne un renforcement du contrôle russe sur les pays de la CEI, au besoin en employant la force, ainsi qu’un rapprochement avec Pékin. Ce scénario,

qui reste peu probable dans un avenir proche – les critiques internationales ne sont pas a priori susceptibles de provoquer un durcissement aussi brutal de Moscou, qui dépend de surcroit assez largement de l’Occident pour l’évacuation de ses hydrocarbures – est celui qui aurait les effets les plus dommageables pour les pays occidentaux. Quelle politique à l’égard de la Russie ? Les évolutions récentes de la Russie – prospérité retrouvée grâce à la manne énergétique ; volonté d’affirmation comme puissance globale – en font un partenaire plus difficile et moins prévisible qu’auparavant. Dans ce contexte, les Européens doivent cesser d’aborder la Russie en ordre dispersé et prêter le flanc à une Russie offensive, qui se félicite de ce manque d’unité et compte bien tirer avantage de la moindre faille. Le risque principal est celui d’une « re-bilatéralisation » des relations entre la Russie et les pays européens. Partant du constat que les autorités russes ne comprennent et ne respectent que le langage de la force, l’UE doit faire l’effort de définir des lignes rouges et de mener une vraie politique de fermeté à l’égard de la Russie, notamment sur l’utilisation de l’énergie comme moyen de pression politique, ainsi que sur les conditions d’exploitation des hydrocarbures, d’ouverture aux investissements étrangers, etc. Dans le domaine politique et sécuritaire, la Russie et l’Union européenne peuvent être amenées à s’opposer sur plusieurs théâtres régionaux. Cet éventuel rapport de force doit être assumé, la Russie ne devant pas penser que les Européens pourraient accepter le retour de pratiques impériales faisant usage de méthodes brutales. A contrario, concernant les questions

des droits de l’homme et de la démocratie, il serait illusoire de croire que des critiques systématiques et des pressions réitérées sur les autorités russes permettraient un recul du Kremlin et une percée des valeurs occidentales. Une telle politique demeurera inefficace, voire contre-productive, avec des autorités qui refusent d’entendre ce type de discours et une population pour qui le concept même de démocratie, traditionnellement jugé inadapté aux spécificités de la tradition russe, a perdu en crédibilité durant les années 90, beaucoup jugeant qu’elle n’apporte que désordre et corruption. Les Occidentaux doivent donc se résoudre à ne pas pouvoir obtenir rapidement de résultats concrets en matière de démocratisation et de droits de l’homme en Russie. Les changements positifs et le rapprochement des valeurs ne pourront venir que de l’intérieur, même s’il est certain que le processus d’ouverture générale du pays au monde extérieur, en particulier sa proximité avec l’Union européenne, jouera un rôle important dans l’évolution des mentalités russes. Cela ne signifie pas que les pays européens ne peuvent rien faire pour favoriser une meilleure convergence des valeurs. La manière la plus pertinente de faire évoluer les choses est d’agir en direction de la classe moyenne russe, qui peut seule, à terme, être l’acteur du cheminement vers la démocratie. Pour ce faire, le vecteur des ONG apparaît toutefois relativement compromis, le pouvoir les percevant clairement comme des agents de l’influence étrangère et exerçant en conséquence sur elles un contrôle croissant. Pour mener une action durable et en profondeur, il est nécessaire que les grands pays européens lancent des initiatives conjointes (dans le domaine de la santé, de l’éducation) suscep-

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.POLITIQUE tibles de toucher les Russes et de leur montrer une image positive de l’Occident, allant à l’encontre de ce qu’ils entendent régulièrement. L’approche européenne à l’égard de la Russie, y compris celle de la France, est demeurée trop « politisée », en visant essentiellement l’appareil d’État. Il conviendrait de diversifier nos approches, d’élargir nos contacts, de cibler davantage les jeunes élites politiques et économiques dans les régions, de mener plus d’actions ayant un impact sur la société russe elle-même. La France, qui bénéficie encore d’un fort capital de sympathie dans ce pays, pourrait, en association avec l’Allemagne (premier investisseur européen en Russie), avoir un rôle moteur dans l’élaboration et la conduite de cette politique. 1. Moscou accuse Washington de soutenir et de financer les « révolutions de couleurs » dans les nouveaux pays indépendants (Géorgie en décembre 2003, Ukraine en décembre 2004). 2. Le déplacement du « soldat de bronze », monument à la mémoire des soldats soviétiques à Tallinn, a provoqué fin avril de nombreux incidents entre les forces de l’ordre estoniennes et des manifestants appartenant à la minorité russe d’Estonie. En rétorsion à ce que la Russie a dénoncé comme des violences policières, ce sont probablement les services russes qui ont lancé des attaques informatiques contre des sites Internet gouvernementaux estoniens et organisé, via des organisations de jeunesse pro-Kremlin, des manifestations et des manœuvres d’intimidation devant l’ambassade estonienne à Moscou. 3. « La marche de ceux qui ne sont pas d’accord » est l’appellation donnée aux manifestations de l’opposition organisées à Moscou et Saint-Pétersbourg (en décembre 2006, mars et avril 2007) par le Front civique unique présidé par Garry KASPAROV et Mikhaïl KASSIANOV. Ces manifestations ont toujours été bloquées par les forces de l’ordre et ont donné lieu à de nombreuses arrestations.

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Somalie, retour sur une tragique année En décembre dernier, l’armée éthiopienne décide de lancer une intervention pour chasser de Somalie l’Union des tribunaux islamiques (UTI). Certains leaders radicaux avaient alors instauré la charia et décrété le djihad contre les forces du gouvernement fédéral transitoire (GFT) chargé par l’ONU en octobre 2004 de former un Etat central somalien.

L’Union des tribunaux islamistes a été crée en 2002. Agrégat des différents tribunaux islamiques locaux, elle rassemble à la fois des chefs de clans et des leaders religieux plus ou moins radicaux. En effet, pour pallier la chute des juridictions civiles, de nombreux tribunaux islamiques se sont mis en place à partir de 1995 dans la foulée de l’initiative de Cheikh Ali Dhere. « Le but premier était d’enrayer la violence à Mogadiscio et de rétablir un peu de justice. A l’époque, il n’y avait déjà plus d’Etat et les tribunaux somaliens avaient disparu », rappelle Cheikh Akhmed, l’un des premiers fondateurs. La justice qui y est rendue tire ses sources du Coran et du droit traditionnel somalien, le Xeer. En 2004, ces tribunaux qui avaient pris de l’importance se sont dotés d’une organisation armée et ont peu a peu conquis le Sud puis le centre du territoire somalien dont Mogadiscio en juin 2006 (le Nord du pays restant des régions semi autonomes : le Somaliland, vestige de la colonie italienne, situé a la frontière de Djibouti et contrôlé par le clan des Isaas ; et le Puntland, pointe orientale du pays, sous contrôle du clan des Darods). Ils chassèrent de la capitale les « seigneurs de la guerre » qui y avaient semé le chaos pendant plus de 15 ans et instaurèrent un ordre politique islamique. Ce retour a la sécu

rité dans la capitale leur assura une large sympathie auprès de la population locale malgré certaines mesures contestées, prises par les franges les plus radicales des tribunaux, telles que l’interdiction du qat (drogue nationale très appréciée des couches les plus défavorisées) ou encore les différentes formes de pressions visant a l’obligation du port du voile, a la fermeture des vidéos club… Mais leur progression territoriale vers le Nord a peu a peu réduit le territoire du gouvernement fédéral de transition (GFT) à une peau de chagrin. Le GFT, pris en étau entre le Puntland et la remontée de l’UTI et ne disposant plus que d un contrôle territorial très relatif sur la ville Baidoa où il avait établi son siège, se trouva contraint d appeler à l’aide les troupes éthiopiennes. Cette intervention, vue d’un bon œil de la part de la communauté internationale, devait restaurer la sécurité relative nécessaire pour que le GFT, seul gouvernement reconnu, puisse mener à bien la mission qui lui avait été confiée par l’ONU et l’UA (Union Africaine), c’est-à-dire préparer des élections pour 2009, une fois la réconciliation nationale achevée. Les Etats-Unis pêchent en eaux troub1es L’intervention éthiopienne a reçu un soutient indirect mais actif des EtatsUnis, d’une part parce qu’elle entre dans le cadre de la guerre contre le terrorisme mais aussi car cette région occupe une place stratégique pour le contrôle du transit maritime d’hydrocarbures en provenance de la péninsule arabique via le golfe d’Aden. L’UTI est en effet classée comme une organisation terroriste affiliée à Alquaeda par le Pentagone et qualifiée de « talibans africains » par Washing-

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.POLITIQUE ton. Dès 2006, les EU, via la CIA, ont apporté leur soutien aux seigneurs de guerre afin de repousser les offensives des forces de l’UTI, en vain. C’est donc tout naturellement que la maison blanche accorda son feu vert lorsque son allié dans la région, l’Ethiopie, évoqua la possibilité d aller « secourir » le GFP et de contrer la montée d’une UTI de plus en plus radicale. Le 19 décembre 2006, date de l’invasion éthiopienne en Somalie, la porte parole du département d’état américain Jannelle Hironimus apporta son soutient ouvert à cette action. Il s’agissait alors d’endiguer le flot d armes arrivant dans le pays pour soutenir l’UFI (ici l’Erythrée est clairement visée) malgré l’embargo décrété en 1992 par l’ONU (résolution 733). Cependant, Washington avait fait passer, deux semaines plus tôt, la résolution 1725, permettant ainsi d’armer les forces du GFT. Les intérêts de l’Ethiopie et de l’Erythrée : un conflit par clans interposés En effet, l’invasion éthiopienne s’inscrit aussi dans le cadre d’un conflit par procuration contre l’Erythrée. Selon l’ONU, « des allégations ont fait état de l’ingérence constante de pays voisins dans les affaires de la Somalie » (Rapport du Secrétaire général sur la situation en Somalie du 23 octobre 2006). L’Erythrée et la Somalie sont les plus vieux ennemis de la corne africaine. Après s’être battus pendant plus de trente années (1961-1993), les hostilités concernant la démarcation frontalière de la région du Tigree ont repris en 1998. Un accord de paix, signé à Alger en 2000, devait conclure la fin de ce litige qui avait déjà fait 70 000 victimes. Une commission fut alors chargée d’établir les frontières. Le tracée situait la ville de Badmé, cau-

se principale de la discorde, dans le territoire Erythréen. Par conséquent, l’Ethiopie ne reconnu pas le travail de cette commission et la zone frontalière demeure aujourd’hui encore une zone d’affrontements où chaque belligérant fait pression par d’importants mouvements de troupes provoquant à chaque fois la panique dans le camp adverse. Et ceci malgré la présence de 4300 casques bleus. D’où le soutien accordé par Asmara (Erythrée) aux membres de l’UTI farouchement anti-éthiopiens. De nombreuses armes sont donc livrées aux membres des tribunaux islamistes, situation dénoncée à de nombreuses reprises à l’ONU, en vain. De plus, la diaspora somalienne, par nature hostile à l’Ethiopie, a trouvé refuge en Erythrée. Toutes les composantes du conflit par procuration sont donc présentes. Pour l’Ethiopie, il s’agit de se désenclaver en contournant la mainmise de l’Erythrée et de Djibouti sur les débouchés portuaires de la corne africaine. Pour cela, l’Ethiopie défend son champion, c’est-à-dire le chef du GFT, Abdullahi Youssouf. Quant à l’Erythrée, son but est avant tout de réduire l’hégémonie militaire et la pression éthiopienne à ses frontières en créant un nouveau front en Somalie. L’invasion de l’Ethiopie Les premiers combats opposants l’UTI aux forces éthiopiennes ont éclaté fin décembre 2006 dans la région de Baïdoa. L’Ethiopie avait été «contrainte d’entrer en guerre pour protéger la souveraineté de la nation et repousser les attaques répétées des terroristes des tribunaux islamiques et des éléments anti-éthiopiens qui les soutiennent» argua alors Meles Zenawi, premier ministre éthiopien. Les forces islamistes ont rapidement

été mises en déroute par les tanks et l’aviation éthiopienne, celle-ci disposant d’images satellites « offertes » par Washington. En une dizaine de jours, les milices de l’UTI étaient « défaites » ou du moins toute résistance organisée avait disparue. Après la prise des bastions islamistes des villes de Beledweyne et de Bandiradley, la fermeture des frontières a été décrété par le GFT et les avions éthiopiens ont alors bombardé les deux aéroports contrôlés par l’UTI, espérant ainsi couper court à l’arrivée de djihadistes étrangers. Le 28 décembre, les forces du GFT et de l’Ethiopie sont entrées dans un Mogadiscio vidé des islamistes. Le dernier fief de l’UTI, le port de Kismaayo, deuxième ville du pays, a été déserté le 1er janvier. L’Ethiopie, qui a reconnu tardivement sa responsabilité dans la lutte contre les tribunaux, aurait envoyé entre 15 000 et 20 000 soldats pour cette offensive éclaire. S’en suit alors une chasse aux islamistes dans le maquis somalien. Le premier ministre éthiopien ne manque pas d’entretenir le flou en déclarant partir «dans deux semaines, le temps d’atteindre la stabilité, comme nous l’a réclamé le gouvernement somalien. ». De son côté, le premier ministre du GFT, affirme que «les Ethiopiens partiront lorsqu’ils auront éliminé les terroristes et pacifié la Somalie. Cela prendra des semaines et des mois». Quant aux leaders de l’UTI, ils promettent une « irakisation » du conflit. Enfin, la communauté internationale, via le groupe de contact, appela à l’envoi d’une force de maintien de la paix comme le prévoyait la résolution 1725 votée début décembre 2006. En attendant, le statu quo prévalait. Réflexe clanique Cependant, dans la capitale somalienne, le départ de l’UTI a provoqué un

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.POLITIQUE réflexe clanique. Les anciens chefs de guerre se sont empressés de reprendre le contrôle de la ville, réinstaurant les péages et autres rackets des civils. Le GFT avait lancé un ultimatum, dès l’entrée à Mogadiscio, sommant les différents clans de déposer les armes. Au lieu de les rendre gratuitement, de nombreux miliciens les ont vendues sur le marché de Bakara. Or, les différents clans se sont jetés sur cette opportunité pour reconstituer un arsenal en leur faveur. Le prix de l’AK-47 est passé de 100$ à 350$ en quatre jours, ce qui montre l’ampleur du phénomène et la relativité de l’embargo sur les armes. Ainsi, un flot massif de soldats du sous-clan Majerteen venu du Puntland, celui du président du GFT Addulahi Yusuf, arriva dans la capitale provoquant la peur des autres clans d’un retour à une suprématie des Darods et donc un réarmement massif. L’échec de l’Union Africaine A la fin du mois de janvier s’est tenu un sommet de l’Union Africaine (UA) rassemblant 53 pays. Une force de maintien de la paix, l’AMISOM, devait être rapidement déployée. Or, l’UA avait estimé à 8000 le nombre de soldats minimum nécessaires. A la fin du sommet, seuls cinq pays s’était engagés à envoyer la moitié des effectifs: l’Ouganda, le Ghana, le Malawi, le Nigeria et le Burundi. Après 16 ans de chaos, la poudrière somalienne fait peur. De plus, l’UA avait stipulé que ces contingents ne devaient pas inclure les pays frontaliers de la Somalie car ils seraient clairement perçus comme force d’occupation. Le président de l’UA, Alpha Oumar Konaré, avait alors mis en garde ses membres : «si les troupes africaines ne sont pas mises en place rapidement, ce sera le chaos». Une normalisation du conflit semblait donc envisageable. En effet, l’Ethio-

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pie affichait sa volonté de se désengager rapidement tandis que les premiers convois ougandais arrivaient début mars (accueillis au mortier à Mogadiscio). Le gouvernement somalien était même retourné s’installer dans la capitale et une première conférence nationale de réconciliation se préparait pour le 16 avril.

au troisième jour de l’offensive. Plus de 10 000 personnes ont alors fuit la capitale somalienne tandis que les appels à la résistance contre l’occupation éthiopienne se multipliaient. «En quelques mois, un différend politique entre deux groupes qui luttaient pour le pouvoir s’est transformé en différend religieux, puis en cause

Le tournant du conflit : l’offensive du 29 mars 2007 Cependant, dès l’arrivée du gouvernement à Mogadiscio, la situation s’est peu à peu embrasée dans la capitale. Pour y remédier, l’Ethiopie a lancé une vaste offensive dans les quartiers sud de Mogadiscio le 29 mars. Appuyée de chars, d’avions et d’hélicoptères, l’armée éthiopienne, sans les forces de l’AMISOM non mandatés pour cela, affirmait avoir tué 200 rebelles

nationale», avança alors Ahmed Abdisalam Adan, le directeur de Hornafrik, l’une des rares télévisions privées de Mogadiscio. Un premier hélicoptère fut abattu et les premiers soldats tués traînés dans les rues, rappelant étrangement le fiasco de l’opération « Restore Hope » décrit par Ridley Scott dans « la chute du faucon noir ». Si le harcèlement subit par le GFT tout le mois de mars a probablement été orchestré par les nombreux djiha-

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.POLITIQUE distes étrangers et les chefs du clan Hawiye, cette offensive, parce qu’elle a aboutie à la mort d’au moins 300 civils tués par des bombardements massifs des quartiers populaires avec des bombes au phosphore (notamment autour du stade de la ville), a déclenché un changement du conflit. D’une guerre clanique entre Hawiye (UTI) et Darods (GFT), la situation dans la capitale est passée à une résistance à une occupation étrangère avec en teinte de fond une lutte religieuse (les somalis sont musulmans à 99% et l’Ethiopie est un pays majoritairement chrétien). Ce que de nombreux observateurs étrangers redoutaient s’est donc produit : Mogadiscio a explosé. A la fin du mois d’avril, Le HCR estimait à 391 000 le nombres de civils ayant fuit la capitale. Les insurgés et les forces éthiopiennes se sont livrés pendant un mois à des combats à l’arme lourde au cœur de la capitale. La conférence de réconciliation avait été depuis longtemps enterrée tandis que les 1200 soldats Ougandais restaient terrés dans leur base, sans les soldats promis par les autres pays de l’AMISOM. Fin avril, la situation semblait normalisée : « des combats intenses se sont poursuivis jusqu’au 27 avril, date à laquelle les forces gouvernementales et éthiopiennes se sont emparées des places fortes des insurgés dans Mogadiscio Nord » (rapport du l’ONU). Une conférence de réconciliation entre amis? Une trêve tacite s’étant engagée, 90 000 civils rentrèrent à Mogadiscio en mai (chiffres du HCR) malgré les attentats quotidiens, l’absence d’eau et d’électricité ; constatant ainsi l’ampleur des pillages et des destructions. Dans ce contexte, une conférence nationale de réconciliation semblait

donc possible. Les antagonismes se sont alors cristallisés autour des représentants devant y assister. Les membres de l’UTI et de l’opposition, dont l’ancien président du Parlement Sharif Hassan et de nombreux exparlementaires en exil, affirmaient qu’ils ne participeraient pas à cette conférence si elle n’avait pas lieu en territoire neutre et si les forces éthiopiennes ne se retiraient pas. Mais ces conditions se révélaient inacceptables étant donné la main mise de l’Ethiopie sur le GFT. De son côté, ce dernier avançait que tout membre rejetant la violence et acceptant la Charte fédérale de transition pouvait participer à la conférence. Qu’il s’agisse d’une politique de l’autruche ou de la sourde oreille, une réconciliation qui ne rassemble pas tous les antagonistes d’un conflit est destinée à un important déficit de légitimité. La conférence fut encore repoussée du 15 juin au 15 juillet puis commença finalement quatre jours plus tard à Mogadiscio dans un contexte de recrudescence de la violence. Le Congrès fut marqué par la reprise des affrontements inter claniques notamment au sein du clan Hawayie , certains sous clans assistant à la conférence et d’autres non. Moalim Harun, participant à la conférence, a ainsi été assassiné le 18 août. Par la suite, à cinq jours de la clôtures, une attaque à la grenade visa l’hôtel où se tenait la conférence et le numéro deux de l’UTI annonça une intensification de la guérilla contre l’armée éthiopienne. Dans l’ensemble, la conférence n’a pas apporté beaucoup de solutions. « Le GFT a déterminé qui allait y participer et qui n’y serait pas. Vous ne pouvez pas imposer des conditions aux participants si vous essayez de réconcilier un pays », faisait remarquer Timothy Othieno, spécialiste Corne de l’Afrique à Johannesburg.

Début septembre, l’opposition s’est réunie pendant deux semaines à Asmara (Erythrée), formant un nouveau mouvement politique : l’Alliance pour la libération de la Somalie. Le comité dirigeant est constitué de 191 membres dont un tiers provenant de l’UTI et le reste partagé entre la diaspora et les anciens parlementaires. De nombreux observateurs regrettent que le seul dénominateur commun soit la volonté de chasser les éthiopiens du territoire national. Enfin, le GFT apparaît divisé à la sortie de cette conférence. La querelle interne entre le président et le premier ministre s’aggrave après l’arrestation, le 21 septembre, du président de la Cour Suprême et de l’un de ses juges accusés tous deux de corruption. Le premier ministre Ali Mohamed Gedhi a alors demandé une libération immédiate des deux juges et la démission du ministre de la Justice. Ce à quoi le président Abdullahi Yusuf a rétorqué par un décret démettant de ses fonctions le président de la Cour Suprême et en maintenant le ministre de la Justice. Dans le courant du mois d’octobre un autre différend juridique portant sur la fin ou non de l’échéance pour le fédéralisme aboutit à la démission du Premier ministre. Un retour à la guerre civile ? La sécurité n’a fait qu’empirer depuis cette démission. Les attentats contre les membres du GFT et les troupes éthiopiennes sont constants. Un bon indicateur du chaos installé est la phase du plan de sécurité de l’ONU : c’est la phase cinq (évacuation de tout le personnel) qui est en vigueur à Mogadiscio tandis que seules les opérations d’urgence sont autorisées sur le reste du territoire. De plus, des combats ont éclatés entre le Puntland et le Somaliland pour le contrôle de la ville de Laascaanood. Les sous clans Darods

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.POLITIQUE (Marehan et Majerteen) se disputent quant à eux le port de Kismayo. Mais cette situation est avant tout préjudiciable aux civils qui subissent les tirs sans distinction des insurgés et des forces somalo-éthiopiennes. Human Right Watch a dénoncé les forces armées éthiopiennes qui tirent sur les civils sans distinction, bombardent des zones densément peuplées et torturent, mutilent ou exécutent arbitrairement les insurgés. Ces derniers exhibent les dépouilles des soldats tués et les traînent dans tout Mogadiscio. Vers une catastrophe humanitaire La situation s’est terriblement détériorée sur le plan humanitaire au cours de l’été. Le nombre de déplacés est passé de 400 000 à 750 000 début novembre. Les nouveaux arrivants rejoignent des camps déjà surpeuplés quand ils ne noient pas en tentant de traverser le golf d’Aden en direction du Yémen. Les bateaux du PAM (Programme alimentaire mondial) n’ont pu livrer leur nourriture, victimes de la reprise de la piraterie, jusqu’au mois de novembre quand la marine française à finalement daigné leur prêter une frégate. Quand bien même cette aide parvient en Somalie, les camions du PAM font l’objet de rackets quand ils ne sont pas simplement détournés. Le directeur du PAM en Somalie a même été arrêté par les troupes gouvernementales avant d’être relâché quelques jours plus tard. « L’insécurité, tant sur terre qu’en mer, a beaucoup nui aux travaux des organismes humanitaires ces derniers mois. Près de 80 % de l’assistance du Programme alimentaire mondial à la Somalie est acheminée par la mer, mais le nombre de navires qui acceptent de la transporter a diminué de moitié à cause de la piraterie », indiquait le secrétaire général de l’ONU

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dans son dernier rapport sur la Somalie. Or, à la fin du mois d’octobre, ce même rapport estimait à 1,5 million le nombre de personnes ayant besoin de l’aide humanitaire. De plus, cette situation est aggravée par les faibles pluies du printemps et une récolte désastreuse. 500 000 personnes dans le centre du pays subissent une sous-nutrition bien au-dessus des seuils d’urgence. Un échec manifeste de la communauté internationale De multiples pays, après avoir soutenu l’envoi d’une force propre à l’Union Africaine (AMISOM), n’ont pas mis à disposition les fonds nécessaires à l’envoi de ces troupes. Aujourd’hui, seuls les soldats Ougandais sont déployés sur le terrain, légitimant ainsi une présence des forces éthiopiennes qui ne fait qu’envenimer la situation. L’envoi d’une force multinationale dans le cadre de l’ONU a souvent été évoqué mais après 16 années de guerre civile, la Somalie est un pays qui a de quoi effrayer. Le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, fait l’aveu de cet échec dans son rapport sur la Somalie de novembre dernier :« considérant la situation politique actuelle et les conditions de sécurité qui règnent dans le pays, je suis d’avis que le déploiement d’une opération de maintien de la paix des Nations Unies ne peut pas être considéré comme une option réaliste et viable. En outre, il n’a pas été possible, pour des raisons de sécurité, d’envoyer une mission d’évaluation technique en Somalie ». Depuis, la situation s’est encore détériorée mais la communauté internationale reste muette. Les rares convois humanitaires ne parviennent plus et très peu d’informations sont disponibles. John Holmes, Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires à l’ONU, faisait état le 6 décembre

dernier de l’ampleur du désastre humanitaire qui s’y déroule : « quelques 230.000 personnes vivent sur une portion de route longue de 15 kilomètres entre Mogadiscio et la petite ville d’Afgooye et il s’agit probablement du plus grand groupe de personnes déplacées au monde aujourd’hui ». Condoleezza Rice a beau appeler à une paix des braves depuis AddisAbeba, il n’en demeure pas moins que les Etats-Unis sont, en autres, responsables du désastre actuel dans la mesure où les éthiopiens n’auraient pu intervenir, et court-circuiter le déploiement d’une force de maintien de la paix de l’ONU, sans le feu vert de Washington. Il s’agirait de la troisième opération militaire pilotée par le gouvernement Bush dont le but est de lutter contre le terrorisme et qui n’a finalement pour conséquence qu’une polarisation encore plus forte des conflits internes. En effet, les tribunaux islamistes, bien loin d’avoir été écrasés militairement, tirent profit d’une situation où chaque jour passé de l’armée éthiopienne en territoire somalien leur apporte plus de partisans. Le chaos actuel en Somalie est clairement de la responsabilité de la communauté internationale, qui laisse l’ONU se faire court-circuiter sans émettre la moindre protestation, ou encore qui n’apporte pas les contributions financières promises. La mise à disposition rapide de fonds pour aider au déploiement complet de l’AMISOM aurait évité une partie de ce carnage qui ne fait que commencer. Aujourd’hui, l’ONU estime à 400 millions de dollars la seule aide nécessaire pour résoudre la crise humanitaire en 2008.

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.SOURCES Portrait de Joschka Martin Fischer www.wikipedia.org www.dhm.de www.spiegel.de www.whoswho.de www.schmidt.devlib.org www.ta7.de Introduction au dossier 1. René Char, Le marteau sans maître, Paris, Gallimard, 2002, p.70. 2. Pierre Rosanvallon, L’Age de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976, p.14. La philosophie de mai, Guy Debord et la critique totale 1. Tiré du film In girum nocte et consumimur igni, réalisé par Guy Debord en 1978. 2. Jean-P. Voyer, Une enquête sur la nature et les causes de la misère des gens, Paris, Champ libre, 1976, p.39. 3. Marc Ferro, L’histoire sous surveillance, Paris, Calmann-Lévy, 1985. 4. Guy Debord, La société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, § 20, 24. 5. Raoul Vaneigem, Banalités de base, Paris, Verticales, 2004, § 19. La novlangue néolibérale : le discours dominant de l’après 68. 1. Alain Bihr, la novlangue néolibérale – la rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Edition Page deux, 2007. 2. Georges Orwell, 1984, Oxford, Clarendon Press, 1984. 3. Pierre Rosanvallon, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, Le Seuil : 1979. L’Autogestion, pour une réhabilitation du politique 1.Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion, Editions du Seuil, Paris : 1976. 2.Pour plus d’information sur les pratiques autogestionnaires, le lecteur pourra se référer à l’ouvrage : Guillerm, Alain et Yvon Bourdet, Clefs pour l’autogestion, Editions Seghers, Paris : 1975.

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3.Guillerm, Alain et Yvon Bourdet, Clefs pour l’autogestion, op.cit. p.121. 4.La théorie autogestionnaire peut être approchée avec plusieurs ouvrages de référence tels : Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion. Op.cit. André Dumas, L’autogestion, un système économique ?, Bordas, Paris :1981. Guillerm, Alain et Yvon Bourdet, Clefs pour l’autogestion, op.cit. 5.Pour plus d’information : Pierre Rosanvallon, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, Le Seuil : 1979. 6.Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion. Op.cit. 7. On peut citer à cet égard les propos de Sarkozy sur les liens entre le suicide ou la pédophilie et les gènes. (cf. Débat Onfray-Sarkozy, Philosophie magazine, Avril 2007). 8. Serge Halimi, Les recettes idéologiques du président Sarkozy, Le Monde diplomatique, n°646 : Janvier 2008. Mai 68 : la Suisse prise dans le souffle contestataire 9. Genecand, Marie-Pierre. « Mai 68, un printemps helvétique », Le Temps, 8 avril 2008, p.37. 10. « Une Suisse rebelle. 1968-2008 ». Dossier de presse. Musée historique de Lausanne. 11. Sources vidéo concernant les événements de Mai 68 en Suisse : http:// www.ideesuisse.ch/58.0.html?&L=1 Est-il interdit d’autoriser? 1. The state is looking after you, the rise of soft paternalism, In “The Economist”, 8 avril 2006. 2. Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, 1964. 3. Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, 1764. 4. Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté, 1919. « Que reste-t-il de mai 68 ? », Courrier International, N° 894-895, 20 décem-

bre 2007. « Interdit d’interdire ? », Courrier International, N° 908, 27 mars 2008. http://www.rue89.com http://www.humanite.fr/40-ans-apresmai-68-initiative-de-l-AMUL Que s’est-il vraiment passé le 12 septembre 2001 ? 1. MEYSSAN Thierry, l’Effroyable Imposture, 2002. France : éditions Carnot, p.161. 2. Ibidem, p. 119. 3. http://www.11septembre.ch/Statutsassociation-le-11-septembre-en-question.pdf. Consulté le 3 avril. 4. CAMPICHE Christian. « Question sur le 11 septembre ». Le Courrier, 6 février 2008 5. ULMI Nic. « 11 septembre : dossier rouvert à Genève. ». Tribune de Genève, 12 février 2008. 6. http://www.11septembre.ch/, rubrique « Dans les médias ». Consulté le 5 avril. 7. DOYLE Ronan, 2006. Documentaire « Oil smokes and mirrors ». RoyaumeUni, 50 minutes. 8. GROSJEAN Antoine, « 11 septembre : la théorie du complot fait recette ». Tribune de Genève, week-end du 1er au 2 mars 2008. 9. DOYLE Ronan, 2006. Documentaire « Oil smokes and mirrors ». RoyaumeUni, 50 minutes. 10. VITKINE Antoine, NECEK Barbara, 2004. Documentaire « le 11 septembre n’a pas eu lieu ». France, 45 minutes. 11. MEYSSAN Thierry. Ibidem p.37. 12. Ibidem 13. Ibidem, p.63. 14. DOYLE Ronan, 2006. Ibidem. 15. http://www.monde-diplomatique.fr/2006/12/COCKBURN/14270. Consulté le 6 avril. 16. STEVAN Caroline. « La version américaine sur le 11 septembre continue de susciter la méfiance ». Le Temps, 28 février 2008. 17. GANSER Daniele,. « Der erbitterte


.SOURCES Streit um den 11-September ». Tages Anzeiger, 9 septembre 2006. 18. http://www.11septembre.ch/Statuts-association-le-11-septembre-enquestion.pdf. 19. http://info.rsr.ch/fr/rsr.html?siteSe ct=201&playerMode=normal&&bcIte mId=8763280&bcid=556759&content Display. Ecouté le 5 avril. 20. http://graphics8.nytimes.com/ packages/pdf/nyregion/20050812_ WTC_GRAPHIC/9110253. PDF#search=%22Banaciscki%22. Consulté le 5 avril. 21. http://www.nist.gov/public_affairs/ releases/wtc_062907.html. Consulté le 5 avril. 22. http://wtc.nist.gov/media/NCSTAC_December18MEYSSAN Thierry. Ibidem, p.37 23. (Sunder).pdf. Consulté le 5 avril. 24. MEYSSAN Thierry, L’Effroyable Imposture, p.24 25. Ibidem 26. VITKINE Antoine, NECEK Barbara. Ibidem. 27. http://www.monde-diplomatique.fr/2006/12/COCKBURN/14270. Consulté le 3 avril. 28. http://www.pentagate.info/sommaire-en.html, consulté le 6 avril 29. REDEKER Robert, « Marion Cotillard et les complots, un tour d’esprit si répandu… ». Le Temps, 1 avril 2008. 30. http://www.danieleganser.ch/e/lehre/index.htm. Consulté le 5 avril. 31.http://www.marianne2.fr/Plus-fortque-Thierry-Meyssan-Marion-Cotillard-!_a84388.html. Consulté le 6 avril. La crise du logement à Genève, présentation 1. Poirson, Philippe. « La bulle immobilière va-t-elle faire exploser Genève ? », Le Courrier, 29 octobre 2007. 2. Le nombre de squats évacués à considérablement augmenté l’année dernière, signe d’un changement de politique et de l’existence d’une population

considérable vivant dans al précarité. 3. Poirson, Philippe. Le Courrier, op.cit. 4. L’Asloca (Association Suisse des Locataires) a dénoncé ces pratiques auprès du Procureur Général : http:// www.asloca.ch/actualite_cantonale. php?id=52, consulté le 20 mars 2008. 5. Pour plus d’information : www. codha.ch et www.cigue.ch 6. Poirson, Philippe. Le Courrier, op.cit. 7. Pour plus d’information : www.asloca.ch et http://slnd.net/mal-loges/ 8. La conférence-débat se déroulera le mardi 14 mai de 12h15 à 13h45 au bâtiment Uni-Mail, salle M2160. 9. Ces propos sont issus principalement d’une synthèse de plusieurs ouvrages : Pierre-Alain Champod, Politique sociale du logement, l’exemple genevois, édition CSP, Genève : 1987. Pawel Dembinski, Immobilier : une analyse économique de la crise du logement, In: Dossiers publics, Genève : N°44, 1985. Marian Stepczynski, Le logement à Genève, Genève : 1991. Irène Ziegler et Lucienne Marguerat, La crise du logement et l’intervention des pouvoirs publics, Université de Genève, Genève : 1967 10. Chevalier, Philippe. « La ville de Genève jouera les promoteurs immobiliers », Le Courrier, 30 octobre 2007. 11. Ibidem 12. Parti socialiste genevois, La crise du logement à Genève : sa solution, Lausanne, 1920. 13. Issue de : Bassand M., Chevalier G. et Zimmerman E., Politique et logement, Presses polytechnique romandes, Lausanne, 1984. Les pays de l’Est dans l’UE : Quelles conséquences ? Nous remercions chaleureusement René Schwok pour le temps qu’il nous a consacré.

http://www.touteleurope.fr/fr/organisation/institutions/conseil-de-l-union-europeenne.html http://europa.eu/index_fr.htm http://fr.wikipedia.org/wiki/Union_ europ%C3%A9enne La Russie, un pays en quête de puissance et de reconnaissance Un grand merci à Mr Arnaud Migoux, employé du Ministère de la Défense Nationale de la République Française, Affaires Internationales et Stratégiques pour ses informations. 1. Moscou accuse Washington de soutenir et de financer les « révolutions de couleurs » dans les nouveaux pays indépendants (Géorgie en décembre 2003, Ukraine en décembre 2004). 2. Le déplacement du « soldat de bronze », monument à la mémoire des soldats soviétiques à Tallinn, a provoqué fin avril de nombreux incidents entre les forces de l’ordre estoniennes et des manifestants appartenant à la minorité russe d’Estonie. En rétorsion à ce que la Russie a dénoncé comme des violences policières, ce sont probablement les services russes qui ont lancé des attaques informatiques contre des sites Internet gouvernementaux estoniens et organisé, via des organisations de jeunesse pro-Kremlin, des manifestations et des manœuvres d’intimidation devant l’ambassade estonienne à Moscou. 3. « La marche de ceux qui ne sont pas d’accord » est l’appellation donnée aux manifestations de l’opposition organisées à Moscou et Saint-Pétersbourg (en décembre 2006, mars et avril 2007) par le Front civique unique présidé par Garry Kasparov et Mikhaïl Kassianov. Ces manifestations ont toujours été bloquées par les forces de l’ordre et ont donné lieu à de nombreuses arrestations.

http://www.europarl.europa.eu/

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