I N T E R N A T I O N A L
N°15 ENQUÊTE D’ÉMANCIPATION
JOURNAL D’ETUDIANTS ET ETUDIANTES EN SCIENCE P O L I T I Q U E E T R E L AT I O N S I N T E R N AT I O N A L E S
SOMMAIRE RUE DANDY
DOSSIER : ENQUÊTE D’ÉMANCIPATION 1.(En)quête d’Emancipation : Adrià Budry Carbò 2.L’Emancipation Inachevées des Noirs-Africains Paulos Asfaha 3.Adieu !
P.4
1.Afternoon in Utopia 3 :
P.30
P.6
P.32
4.La Faim Justifie les Moyens
P.10
5.Mai 68 et le Terrorisme Culturel
P.13
6.Emancipation et éducation
P.16
2.Le Rap C’était Pas Mieux Avant Alexis Rapin 3. Big Bang Jason Pegat 4. Die Kunst Aufzuräumen : L’Art de Ranger de Ursus Wehrli Ian Florin 5. Le Festival tous Ecran Augmente Sa Qualité d’un Cran Anaïs Pascal et Charlotte Ruiz 6. Maurras et L’Action Frnçaise, passé et présent une idéologie
7.Les Damnés de la Terre
P.18
Benjamin Danbakli Fitore Muharremi Youri Hanne Théo Aiolfi
Adrià Budry
Claire Camblain
P.8
Joffrey Chadrin
1.La Féministe Est-elle un Loup pour L’Homme?
P.20
2.Le Porno, La Culture et Le Féminisme
P.22
Justine Chinaski
Mélissa Dumont 3.Les Putes se Rebiffent Charlotte Ruiz
VOYAGE 1.Voyage Vers une Dictature en Devenir Paulos Asfaha
P.24
2.La Dissolution de la Faculté des SES :
P.28
Une réaction, un commentaire ou envie de participer à la rédaction? Visite notre site web www.internationalink.ch ou contacte-nous par mail à l’adresse suivante : international.ink0@gmail.com
REDACTION Coordinateurs : Matteo Maillard, Théo Aiolfi
Photographe : Valeria Mazzucchi
Rédacteurs : Paulos Asfaha, Adrià Budry Carbo, Claire Camblain, Joffrey Chadrin, Justine Chinaski, Benjamin Danbakli, Mélissa Dumont, Youri Hanne, Ian Florin, Fitore Muharremi, Anaïs Pascal, Jason Pegat, Alexis Rapin, Charlotte Ruiz,
Photo de couverture : Joseph Gobin, Matteo Maillard, Justine Chinaski
Illustrateur dossier: Robin Junod/Herji (universelle-ratatouille.com)
P.50
P.51
1.Brèves D’Amphi
Claire Camblain
P.26
Graphiste : Diego Thonney
P.40
BRÈVES
1.Le BARI à la Croisée des Chemins
Benjamin Danbakli
P.38
P.44
VIE UNIVERSITAIRE Théo Aiolfi
P.36
P.42
7. La Taranta Matteo Maillard 8. Portfolio
ZOOM : LA FÉMINISTE EST-ELLE UN LOUP POUR L’HOMME?
P.35
Contact : international.ink0@gmail.com www.internationalink.ch
Illustration 4ème de couverture : Pierre Andrey Edité par l’Association des étudiants en Science politiques et Relations Internationales (AESPRI) Imprimé par l’atelier d’impression Comimpress Financé par la Commission de Gestion des Taxes Fixes
2
Bûcher des libéralités Matteo Maillard L’attente a été longue, mais le repos de courte durée. Après vous avoir servi l’apocalypse sur un plateau d’argent en décembre passé, Ink revient porter la mauvaise nouvelle. Rien n’a changé ! Ni les effondrements craints, ni les soulèvements attendus n’ont eu lieu. Aucun cataclysme n’a fait œuvre en 2012 et nous sommes là, toujours las. C’est parce qu’on s’était trompé de date, sots que nous sommes ! La fin du monde, enfin celle de notre petit monde de sociologues, de géographes, d’économistes et de politologues, c’est pour 2013. Car depuis la rentrée de février, ça remue dans le microcosme académique. Le chahut : c’est une lettre du rectorat qui a circulé durant les vacances révélant un projet de dissolution des sciences économiques et sociales. Ce dernier, gêné et acculé face à la grogne, est venu s’expliquer devant un parterre de professeurs et d’étudiants en jouant une pièce vacillante, entre apaisement et menace. On nous présente un recteur-boucher pour équarrir la faculté, comprenez, la vieille bête fatigue. Quelques coups de couteaux sous les tables, les chiens s’agitent, on sonne l’heure de la curée. Il faut souffler dans le cor et répartir les morceaux. HEC, qui a la faveur d’avoir demandé son divorce des SES, aura son UPER (Unité principale d’enseignement et de recherche) et ses crédits. Les autres se partageront les abats, que le rectorat essaiera d’amalgamer pour donner vie à un bachelor unique, étouffant par là même la richesse et les particularités de l’éventail des formations en sciences sociales. Non, rien n’a changé. Sur cette même page de notre numéro 6 daté de septembre 2009, mes prédécesseurs raillaient déjà l’apathie démocratique au sein des instances universitaires. Le manque de transparence du rectorat mais aussi le manque de volonté et d’intérêt que les étudiants portent à leur vie politique. C’est une époque de disette pour les associations qui se vident. Le corps des activités estudiantines paraît décharné. On surprend dans les couloirs des étudiants qui pensent que pour trois ans de bachelor mieux vaut faire profil bas, la tête entre les jambes en espérant que les réformes passeront après leur bout de papier diplômant empoché. Individualisme et petites lâchetés ordinaires. On pouvait regretter que les étudiants ne soient jamais consultés par les instances dirigeantes ou si peu. Et si on commençait à en prendre l’habitude, nous n’y prenons toujours pas goût. Pourtant, depuis mai, un sursaut de conscience politique électrise le corps étudiant. Aux élections de l’Assemblée
International.ink
universitaire, une liste alternative vient concurrencer l’habituelle liste des associations chapeautée par la CUAE. Pour offrir un regain de démocratie et de dialogue ? - Pour améliorer la représentativité étudiante kidnappée par « une poignée de militants qui se permet de parler au nom de tous » répondent-ils. Pour ces nouveaux venus, point de rapport de force à engager avec le rectorat et ceux-là qui décident pour les étudiants, mais au contraire, jouer le consensus jusqu’à la compromission. Ils ont permis l’introduction électoraliste de problèmes inexistants sur le terrain comme la nécessité d’« une politique de sécurité responsable » et créé un slogan de campagne qui fleure bon la charentaise : « être jeunes ne veut pas dire être contre » ; soit la négation de tout ce qui fait que la politique est ce champ de forces et de débats polarisants. Dans cette liste, modèle de démocratie, seules 5 facultés et 3 associations sont représentées ; alors qu’on compte 8 facultés et 19 associations pour la liste des associations. Maigre bénéfice de cette compétition attendue, la participation des étudiants au vote est passée de 3% à 9%. La démocratie a triplé ses gains pour une somme finale bien médiocre. Le camouflet était à prévoir pour la nouvelle liste. Sur les 10 postes réservés aux étudiants dans l’Assemblée universitaire, seul trois leurs reviennent. Fait remarquable, les trois nouveaux élus de la liste sont tous affiliés au jeune Geneva University Investment Club, groupe de tâteurs en bourse, sans doute tout aussi intéressés par la défense des intérêts étudiants que par la gestion de leur portefeuille d’actions. Ou quand la démocratie universitaire donne un grand coup de pied dans la porte pour y laisser entrer les intérêts privés. A Ink, ces petites apocalypses nous ont donné envie de vous parler d’émancipation, cette ombre crachée au mur qui n’a de forme que celle qu’elle épouse sur la paroi ; les failles et les lézardes qui la creusent, comme les proéminences et les bosselures qui la gonflent, la déforment, lui donnant corps. Les deux pieds sur le char prométhéen, nous avons alors tendu la main pour récupérer ce tison ardent lâché par notre Roi soleil de sa chaire rectorale, afin de vous passer la flamme. Soufflez sur les braises, allumez foyers ou bûchers selon votre envie, mais participez réellement à la vie de votre université. Soyez des Prométhée voleurs de feu et non des Icare cherchant à s’attirer les faveurs du Roi soleil pour mieux s’y brûler les ailes et la peau. Il vous reste l’été pour ça. Les plus sages resteront à l’ombre du rectorat, histoire de ne pas attraper de mélanome.
Numéro 15
3
mai/juin 2013
(En)quête d’émancipation…
Adrià Budry C’est suite à un colloque international organisé par l’Université de Lausanne que toute l’équipe d’International.Ink a décidé de dépoussiérer pour vous un concept décrié, incompris, mais en même temps tellement actuel : celui d’émancipation humaine. Dans ce numéro, nous vous proposons donc un dossier de 6 articles contant la quête émancipatoire et son éternel recommencement, ainsi qu’un zoom spécial sur les nouvelles mouvances féministes. Dans un climat de crise économique et sociale et de désillusion idéologique, ce nouvel opus affiche donc une volonté assumée de retour sur les grands projets humanistes. Vous l’aurez compris, la rédaction d’Ink vit dans le déni apocalyptique et continue de parier sur l’inépuisable capacité humaine de se réinventer, de repenser des projets anti-hégémoniques. Bien que souvent associée au marxisme, la notion d’émancipation1 va bien au-delà de tout carcan idéologique en ce sens qu’elle s’inscrit dans un projet commun : celui de progresser vers un avenir affranchi de domination. Ne reste plus qu’à s’accorder sur les moyens… Sisyphe, Prométhée et d’une certaine manière le Jardin d’Eden… L’imaginaire collectif regorge de mythes contant la perpétuelle quête humaine d’affranchissement vis-à-vis des conditions naturelles, de la volonté des Dieux ou du destin. Si ces tentatives ne sont pas toujours couronnées de succès, comme dans le cas d’Œdipe, elles s’inscrivent néanmoins dans une constante réaffirmation de l’autonomie de la volonté humaine. D’origine intellectuelle diverse, la notion d’émancipation présente une surcharge sémantique qu’il convient
d’affiner. Si la libération peut être condition de l’émancipation, cellesci ne sauraient être confondues. L’émancipation ne s’oppose pas uniquement aux forces externes ou à la violence structurelle mais également aux contraintes que l’on s’impose à soi-même2, il s’agit comme dirait Foucault « d’interpeller le pouvoir sur l’ensemble de son territoire ». Le concept d’émancipation contrairement à la libération qui privilégie le résultat - met l’accent sur la notion de processus, sur l’idée de cycle. Pourtant, l’émancipation étant si englobante dans sa portée et si diffuse dans ses aboutissants, la question de la tangibilité du projet subsiste. Le processus est-il bien réel, concret ? De multiples épisodes historiques viennent toutefois confirmer la palpabilité et même la traçabilité du projet émancipatoire. Que ce soit l’instauration de l’éducation publique et obligatoire, le mouvement de Mai 68, la fin de l’Apartheid ou le Printemps arabe, partout des femmes et des hommes se sont élevés contre des conditions qu’ils considéraient comme aliénantes. Phénomène historique, le projet utopique peut cependant également être destructeur. Des contreexemples liberticides n’ont de cesse de s’offrir à nous dans l’étincelante clarté de faits historiques : la libération de la bourgeoise après la Révolution française entraîne de nouveaux rapports de production, la technique est mise au service de la domination des Hommes par les Hommes et le développement nous rappelle notre dure condition de dépendance vis-à-vis des ressources naturelles et notre vulnérabilité face à leur rareté. De constants retours
4
en arrière, brimades historiques, semblent jalonner notre parcours. Mais alors, peut-on envisager le progrès ? Sommes-nous esclaves d’un perpétuel recommencement ? Un autre monde est-il possible ? Force créatrice, moteur du changement, le projet émancipatoire n’en demeure pas moins pétri de contradictions. Si les avancées sont souvent confisquées, détournées, corrompues, c’est que le processus reste à tout moment réversible. Evitant toute dérive téléologique, rejetant toute idée de sens ou de fin de l’Histoire, le projet émancipatoire replace l’être humain au c ur même de son historiographie, lui restituant les rênes de son destin. Ainsi, le projet utopique - sans cesse renouvelé - est partie intégrante de notre réalité, il est le mouvement, le catalyseur de l’Histoire. L’émancipation humaine, c’est cette indicible capacité de redessiner les contours de sa société. L’enjeu n’est donc pas tant de s’interroger sur la potentialité d’un autre monde mais de prendre conscience de la perpétuelle (re) production des structures de domination et, en même temps, de leurs fragilités… A chaque instant se jouent de multiples alternatives possibles, de multiples projets de société. A chaque instant nous nous réinventons.
1 Puisque toute définition entraîne son lot de références latines et juridiques, émancipation vient d’emancipio qui désigne - en droit civique romain l’acte par lequel l’enfant soumis à la Patrias Potestas acquière les droits de l’individu libre (Lemarchand, 2000 : 15). 2
C’est le « Sapere Aude ! » entonné par Immanuel Kant : « Ose te servir de ton propre entendement ! »
Prométhée offrant à l’humanité le feu sacré de l’Olympe ; Friedrich Heinrich Füger (1751-1818)
5
International.ink
L’émancipation inachevée des noirs sud-africains Meurtres, discrimination, pauvreté, violence policière : tant de mots qui marquaient la période d’apartheid en Afrique du Sud. 20 ans après, les choses ont-elles réellement changé ? Les « coloured » ont-ils été émancipés ?
Paulos Asfaha
les coloured représentent toujours la grande majorité des classes populaires et des personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté
Après la lutte, l’espoir. En 1993, Nelson Mandela et Frederik de Klerk recevaient le prix Nobel de la paix. Pourquoi ? Parce qu’ils mettaient fin au système d’apartheid. Cet événement est considéré comme majeur dans l’histoire contemporaine de notre monde. La libération de Mandela puis son accession à la présidence mettait fin à un système qui soumettait les couloured peoples (Sud-africains noirs, indiens, chinois et métis) à la tyrannie de la suprématie blanche.
que ceux des Blancs et vivaient, pour la grande majorité, dans une pauvreté extrême.
sans jugement et même de meurtres comme lors du massacre de Sharpeville en 19601.
Cette période marque aussi des transferts de populations d’envergure. Les groupes raciaux doivent être regroupés. En effet, le gouvernement organise des déplacements forcés de populations durant les années 1960 et 1970. Il crée des zones noires, les fameux bantoustans, où l’État est inexistant si ce n’est à travers la police et l’armée.
« Si le Noir a effectivement le droit de vote, ce dernier lui permet uniquement de choisir quel pouvoir va lui tirer dessus et le maintenir dans la pauvreté et la maladie »
Entre 1948 et 1994, les coloured, bien que représentant l’écrasante majorité de la population (près de 80%), étaient privés de nombreux droits humains fondamentaux. Ils étaient exclus du vote, de l’administration publique, disposaient de services publics de moins bonne qualité
En plus d’être des citoyens de seconde zone, les coloured étaient violemment réprimés par l’appareil sécuritaire de l’état sud-africain. Les manifestations, grèves et autres soulèvements populaires non-violents étaient suivis de centaines d’arrestations, de torture, d’emprisonnements
Economiquement, les non-whites sont cantonnés aux tâches inférieures, ils sont le prolétariat. Ils ont les tâches les plus ingrates – le travail minier par exemple – et sont mal payés. Ils ne peuvent simplement prétendre qu’à
6
1 Un rassemblement populaire non-violent protestant pour la fin de certaines règles d’exception pour les noirs « dont l’obligation d’avoir un pass pour entrer dans les zones blanches » et l’augmentation des salaires était réprimé par l’armée sud-africaine. Près de 70 personnes furent tuées.
Dossier
la classe moyenne, l’élite politique et économique étant réservée aux Blancs. Toutes ces raisons mènent à l’émergence de nombreux mouvements syndicaux, politiques et associatifs réclamant l’émancipation de cette méga-classe de seconde zone. S’émanciper dans le sens de s’affranchir
d’une autorité, d’une domination, d’une tutelle, d’une servitude, d’une aliénation, d’une entrave ou d’une contrainte morale ou intellectuelle.
« La lutte pour l’émancipation apparaît donc comme sans fin, si ce n’est entièrement utopique. » 1993 apparaît dès lors comme l’aboutissement de la lutte pour tous les militants et sympathisants anti-apartheid. Les Noirs sont désormais autorisés à voter, ils n’ont plus besoin de laissezpasser pour sortir de leur zone d’exclusivité et les coloured dans leur entier sont légalement les égaux des blancs. Le monde entier et les anciens exclus, enthousiastes, considèrent que le combat est arrivé à sa fin, que la lutte pour l’émancipation est achevée, qu’ils ont remporté une victoire. Bilan de 20 années d’émancipation Pourtant, des événements récents ont remis l’Afrique du sud sur le devant de
la scène. En août 2012, trente-quatre mineurs sont tués par la police alors qu’ils étaient en grève pour réclamer une augmentation de leur salaire. Cet événement rappelle la violence policière de l’apartheid ; on tire sur des manifestants non-armés. La similitude ne s’arrête pas là : il existe d’autres domaines où l’Afrique du sud n’a pas changé. L’exclusion frappant les coloured des services publics ne s’est pas réellement altérée avec la fin de l’apartheid. L’exemple le plus flagrant est l’accès des séropositifs aux traitements antirétroviraux. Selon l’OMS, seuls 28% des sud-africains infectés par le virus recevaient un traitement régulier en 2008. En conséquence, 280’000 personnes sont décédées du SIDA en 2010, principalement si ce n’est entièrement issues des populations noires. Les bantoustans même s’ils ont légalement disparus existent encore dans la réalité. Le mélange ethnique se fait toujours attendre. Les noirs vivent pour la grande majorité entre eux et dans des conditions insalubres. Même chose pour les blancs qui vivent dans des communautés fermées. Le ghetto de Soweto, qui n’a pas miraculeusement disparu avec la fin de l’apartheid, en est l’illustration criante. Economiquement, les coloured représentent toujours la grande majorité
« Toutes ces humiliations mènent à l’émergence de nombreux mouvements syndicaux, politiques et associatifs réclamant l’émancipation des sud-africains noirs »
des classes populaires et des personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté. L’apartheid n’a pas amené un changement radical dans les structures socio-économiques. Les professions les plus dangereuses sont toujours détenues par les noirs, notamment les métiers liés à l’industrie minière. Les non-blancs sont toujours sous-payés et leur accès à la consommation est restreint aux biens fondamentaux. Ainsi les non-blancs représentent 90% des salariés les moins payés tandis que les blancs représentent 72% des hauts revenus2. Une partie des coloured a accédé à la catégorie des très riches, mais il s’agit uniquement d’une microminorité d’individus liés au parti au pouvoir l’African National Congress. Peut-on dès lors considérer qu’il y a une évolution concrète des droits des coloured peoples ? Leur lutte d’émancipation a-t-elle eu des résultats autres que l’accès au vote et à l’éducation primaire ? Les conditions sociales de ces populations ont-elles réellement évolué après la fin du système d’apartheid ? Autant de questions qui mènent à la même réponse : Non. Il semble donc que le combat pour l’émancipation de ces populations est loin d’être achevé. Si le Noir a effectivement le droit de vote, ce dernier lui permet uniquement de choisir quel pouvoir va lui tirer dessus et le maintenir dans la pauvreté et la maladie. L’enthousiasme suscité par la fin de l’apartheid n’a pas permis de régler tous les problèmes de l’Afrique du sud. La lutte pour l’émancipation apparaît dès lors comme sans fin, si ce n’est entièrement utopique. 2 MORIVAL Elodie.Top incomes and Racial inequality in South Africa [Mémoire], Paris School of Economics, 2011 : piketty.pse.ens.fr/fichiers/enseig/ Memoire2011Morival.pdf
7
International.ink
Adieu! Tel l’adolescent désirant fuir un cadre familial trop contraignant et des parents trop encombrants, l’individu moderne a cherché à s’émanciper de sa relation avec les croyances religieuses et l’entité divine. Benjamin Danbakli Il suffit d’aller à la messe un dimanche pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène de sécularisation auquel nos sociétés occidentales contemporaines sont frappées. En effet, ce n’est pas une simple sécularisation institutionnelle qui touche nos sociétés actuellement, mais une sécularisation des mentalités, c’est-à-dire un « déclin religieux » touchant la population dans son ensemble. Ce phénomène n’est pas sans précédent. L’Europe a connu trois périodes de sécularisation. Une première lors des guerres de religion durant lesquelles l’Église a vu ses biens dispersés, mais ce n’était là qu’une sécularisation d’institutions permettant à certains États de s’émanciper du pouvoir de l’Église catholique. Une deuxième phase peut être énoncée ; il s’agit du processus entamé par la Révolution française qui s’est ensuite étendu à toute l’Europe. Ce fut le temps de la spoliation des biens ecclésiastiques mais aussi de la naissance d’une volonté d’indépendance vis-à-vis de l’Église au profit de l’Etat-nation. Enfin, la dernière étape est marquée par l’année 1905, en France, avec la loi dite de séparation des Églises et de l’Etat. Le XXe siècle commence ainsi dans un désir d’émancipation non seulement des institutions religieuses mais aussi de la divinité en elle-même. Mais quelles en sont les causes ? Pourquoi les sociétés européennes ont-elles cherché cette émancipation ? Mais surtout, comment en sont-elles arrivées à remettre en question l’existence même d’une divinité ? Les explications sont multiples, mais celle qui
prime sur les autres est celle de la soit disant « incompatibilité » de la religion avec la modernité. L’ère industrielle a fait perdre à la religion le monopole de la raison au profit de la science. Cette perte de crédibilité a, pour de plus en plus de personnes, sonné le glas des croyances religieuses. Cependant, cela ne suffit pas à expliquer ce « recul du religieux ». Il se pourrait qu’il y ait, comme le théorise l’historien français Pierre Renouvin, des « forces profondes » expliquant ce phénomène. Il semble ainsi que la sécularisation trouve des explications, non seulement scientifiques et politiques, mais également sociologiques, voir psychologiques. Ces dernières étant liées à une forte volonté d’émancipation de la Nation face aux pouvoirs religieux mais aussi de l’individu face à une entité trop « encombrante » et « contraignante ». Néanmoins, tous les lieux de cultes n’ont pas fermé et les prêtres, pasteurs, imams et rabbins ont encore un large écho dans la société. Les religions ont su s’approprier ce que la science et la modernité ne peuvent apporter en ne posant plus le problème du « comment » de notre existence sur terre, mais du « pourquoi ». Toutes les têtes ne sont pas encore tombées.
« L’Église n’offre plus que l’image d’un carcan enserrant l’individu dans une culture du rite et de dogmes inutiles, piètre reflet d’un passé qui ne passe pas »
8
Avec l’émergence des États-Nations au XIXème siècle, comment l’Église aurait-elle pu conserver sa légitimité à dominer les États européens ? Comment une telle institution à l’héritage monarchique pourrait-elle encore exercer son pouvoir sur des démocraties et républiques indépendantes ? En perdant son pouvoir politique, l’Église a perdu son emprise sur ses sujets. Et le Pape, tel un roi déchu, est descendu de son trône. Que l’on soit croyant ou pas, l’affaiblissement radical de l’influence de l’Église et de ses préceptes est axiomatique. Avec la naissance de la société moderne, ce sont tout un ensemble de normes et de valeurs qui ont vu le jour. La religion, qui a longtemps joué le rôle de tutrice sur les populations européennes, est aujourd’hui incapable de répondre aux attentes de sociétés ne partageant plus les mêmes valeurs. Les normes sociales et familiales imposées par l’Église sont devenues trop contraignantes. L’individu, en quête perpétuelle d’émancipation, s’est progressivement défait de la pression de l’Église. Cependant, nombreux sont ceux qui ont choisi de défier les institutions religieuses, non pas en les reniant mais en les « trompant ». L’hétérodoxie et le relativisme prime dorénavant sur le respect des préceptes imposés par l’institution religieuse. Dès lors, l’Église n’offre plus que l’image d’un carcan enserrant l’individu dans une culture du rite et de dogmes inutiles, piètre reflet d’un « passé qui ne passe pas ». Afin de se libérer de ce poids, beaucoup, croyants ou pas, créent leurs propres religions et mélangent les rites et les croyances. C’est ainsi dans un souci
Dossier
d’émancipation vis-à-vis de l’autorité confessionnelle ou institutionnelle que l’individu s’est détaché de la religion.
« Ce n’est pas une simple sécularisation institutionnelle qui touche nos sociétés mais une sécularisation des mentalités » Comment couper le cordon ombilical ? Si nos sociétés ont cherché à s’émanciper de l’autorité qu’est l’Église, elles ont aussi cherché à s’émanciper de l’Autorité elle-même. L’individualisme naissant a eu pour conséquence une remise en question de tout ce qui pourrait s’élever au-dessus de l’homme. Passant de l’état de sujet à celui de citoyen, l’être humain est entré dans une relation à sens unique. Il n’y a plus d’êtres inférieurs ni d’êtres supérieurs. Avec ce nouveau postulat, l’existence de Dieu est remise en question. Dieu devient ce père que l’on renie. On le perçoit dès lors comme une entité encombrante, un père autoritaire, une mère étouffante ou bien encore comme un frère contrariant. L’homme moderne entre ainsi dans une « crise d’adolescence » où tous les moyens sont bons pour trouver une échappatoire face à la pression parentale. Freud expliquerait cela par l’« œdipe », l’homme étant le fils dont l’ultime but serait de tuer le père. Ce moment de rupture, commencé dès le XVIIIème siècle, a interrogé de nombreux penseurs. Nietzsche voit dans cette scission, la « mort de Dieu » qui affranchit l’homme. Selon lui, l’abandon de la croyance en Dieu permettrait à la créativité humaine de se dévoiler. En utilisant la métaphore d’un grand océan ouvert devant nous, à la fois excitant et terrifiant, Nietzsche présente comment l’homme, libéré des multiples interdictions et com-
mandements imposés par Dieu, peut montrer sa juste valeur et atteindre ainsi un horizon incertain dont lui seul serait le maître. Cependant, on entend beaucoup parler d’un « retour du religieux » correspondant en une reconnaissance de la dépendance de l’homme à l’égard de Dieu. Ce phénomène, que certains associent au contexte de crise économique que vivent nos sociétés contemporaines, peut être ainsi assimilé à une volonté de « ré-enchanter » un monde « désenchanté ». Nous assisterions ainsi à un paradoxe de la théorie weberienne, correspondant en un retour en arrière dans la
9
conception téléologique de l’être humain. L’homme ne serait plus cet être recherchant constamment son émancipation, mais il serait un être perdu, en quête de repères et d’identité. Cette « crise d’adolescence » qu’ont connue les sociétés occidentales à l’égard de Dieu, serait-elle aujourd’hui en train de s’achever ? Et si oui, estce parce que l’homme moderne, en « grandissant », s’est aperçu de l’importance d’une dimension spirituelle dans sa vie, l’entraînant ainsi vers sa phase adulte ? Ou bien est-ce là un retour en enfance, dans lequel il reconsidérerait l’importance d’avoir un père qui veille sur lui en des temps difficiles ?
International.ink
La Faim justifie les moyens ! Mettre fin à la famine et à la malnutrition est le plus urgent des combats qui attend l’humanité. Ceci simplement parce que ces dernières nuisent essentiellement au processus de développement propre à chacun. Quels progrès peut-on souligner dans le combat contre la faim ? Qui confisque les avancées ? Et quels sont les défis à venir ? Fitore Muharremi
Suite aux atrocités commises lors de la Seconde Guerre Mondiale, une seconde version de la déclaration universelle des droits de l’Homme précisant les droits fondamentaux des individus, est adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 19481. Sans rappeler son contenu détaillé, il demeure important de mentionner que cette dernière reconnaissait, entre autres, le droit pour tout homme à une vie décente, incluant ainsi le droit à une alimentation adéquate. Réjouissance En 2000, les objectifs du millénaire pour le développement sont adoptés
par l’ensemble des membres de la communauté internationale. Le premier objectif touche la sécurité alimentaire mondiale et vise à réduire de moitié la sous-alimentation dans les pays en développement d’ici à 2015. A en croire le récent bilan sur l’avancée de ces objectifs, présenté par le secrétaire général des Nations Unies M. Ban Ki-Moon, le combat poursuivi par la communauté internationale ces vingt dernières années a entraîné de bien meilleurs résultats qu’espéré. L’extrême pauvreté aurait été réduite de moitié, et ceci, cinq ans avant l’échéance.2 Le rapport de la FAO sur l’état de l’insécurité mondiale, quant à lui, nous informe que l’objectif
10
visant à réduire de moitié la sousalimentation pourrait également être atteint, et ceci à condition de maintenir et de redoubler d’efforts dans l’ambitieuse lutte contre la faim au XXIème siècle.3 Face à une réalité froissante Cependant, les progrès se tassent depuis 2008 à cause notamment de la crise économique mondiale qui n’a fait qu’augmenter les prix de la nourriture et du carburant. Les effets néfastes de la récession économique sont visibles auprès des populations vulnérables.3 Le droit à une alimentation adéquate pour tout un chacun semble, dans ce cas, loin d’être une réalité plus de soixante
Dossier
ans après la déclaration universelle des droits de l’Homme. De nos jours, 870 millions de personnes dans le monde se trouvent dans une situation d’insuffisance alimentaire, 25’000 personnes meurent de faim et 24% des personnes vivent avec moins de 1,25 dollar par jour.4 Peut-on, alors que l’on connaît la dure réalité actuelle, se réjouir des progrès accomplis jusqu’ici ? Il paraîtrait grotesque de ne pas acclamer les résultats positifs atteints dernièrement dans la lutte contre la faim et la pauvreté. Néanmoins, nous ne pouvons rester sur nos acquis. Les efforts doivent être renouvelés pour faire face à la crise alimentaire qui perdure. La seule question pertinente qui se pose ici reste de savoir quelles solutions et stratégies permettraient un recul significatif des statistiques présentées auparavant. Il semble nécessaire de souligner l’existence d’un lien très étroit entre la réduction de la pauvreté et le combat contre la faim. Effectivement, moins il y aura de pauvres moins il y aura de personnes affectées par la malnutrition. Il faudrait, par conséquent, réduire la pauvreté pour espérer pouvoir combattre ce fléau. Comment dans ce cas réduire la pauvreté dont les premières victimes sont les pays les plus vulnérables ? Quand l’entrepreneuriat agace Beaucoup soutiennent l’idée selon laquelle les gros investissements dans les pays en voie de développement déboucheraient sur un recul conséquent de la pauvreté dans le monde. Bien évidemment, nous ne pouvons nier les innombrables atouts engendrés par ces injections de fonds (création d’emplois et de richesse, construction de grandes infrastructures etc.). Ils représentent clairement le carburant du moteur de croissance économique. Toutefois, un carburant produit souvent des externalités allant
à l’encontre du bien-être environnemental et sociétal. Ainsi, plusieurs effets pervers se font remarquer, tel le recul de l’agriculture familiale, l’exode rural et la surexploitation des ressources naturelles.5 Prenons l’exemple des politiques économiques des multinationales. Ce n’est plus un secret, leur but premier reste de produire un maximum à bas prix afin de dégager d’énormes profits. L’accumulation de profit est une fin et peu importe les moyens utilisés pour y arriver. Aucune de ces grandes entreprises transnationales ne tient compte de la rareté du bien qu’elle exploite, du déplacement des populations, ni des promesses faites. Et, dans la plupart des cas, les multinationales interagissent avec des Etats aux institutions et juridictions limitées, simplement parce que leurs faiblesses facilitent l’acquisition de terrains agricoles bon marché. Mais pourquoi donc ce carburant injecté dans l’économie ne profite-t-il pas aux populations locales avec plus d’efficacité ? La pollution émise par la combustion de ce carburant suffirait-elle à faire prendre conscience de la nécessité de trouver de nouvelles solutions allant de pair avec le bien-être général ? Cibler la faim pour l’affaiblir Un autre aspect n’a pas encore été introduit jusqu’ici. Il s’agit de cibler les régions les plus vulnérables face à la malnutrition et la famine. On remarque que les régions en conflit et celles connaissant des instabilités politiques sont les plus touchées par l’insécurité alimentaire.6 La Somalie, la République Démocratique du Congo ou encore le Tchad figurent dans ces régions à risque. Les instabilités provoquées par les conflits armés diminuent le nombre d’offreurs sur le marché. Les populations locales demandent plus de biens de première nécessité que ce que le marché peut offrir. Ce
11
surplus dans la demande pousse à l’augmentation des prix et fait entrer la population dans une situation où elle n’arrive plus à subvenir à ses besoins. Comment permettre à ces populations vivant dans des zones conflictuelles d’avoir une alimentation adéquate ?
« De nos jours, 870 millions de personnes dans le monde se trouvent dans une situation d’insuffisance alimentaire, 25’000 personnes meurent de faim et 24% des personnes vivent avec moins de 1,25 dollar par jour » Lors d’une conférence sur la sécurité alimentaire mondiale organisée par notre université, Fabien Pouille - l’agronome principal du CICR mettait l’accent sur le défi qui attend l’agriculture mondiale et le rôle important que jouera son institution.7 Selon lui, les experts et les politiques se tournent trop souvent vers les grands producteurs. En temps de conflit, les grands producteurs ne produisent que de manière limitée. Beaucoup d’aliments manquent, alors que l’accès à la nourriture est crucial pour les populations. Seule une agriculture locale permettrait un accès ininterrompu à l’alimentation, et ainsi assurerait la survie de la population. En effet, le petit producteur agricole, en même temps qu’il assure sa subsistance, approvisionne également le reste de la communauté qui manque de multiples aliments.8 La spéculation ou l’intolérable toléré A l’inverse de ces politiques constructives menées et soutenues
International.ink
sur le terrain, un phénomène actuel parvient à inverser les progrès accomplis contre la famine. Ce phénomène n’est rien d’autre que la spéculation boursière sur les denrées alimentaires. Il ne fait qu’augmenter les prix et ainsi condamne de nouvelles personnes à la pauvreté et à la faim. Lorsque l’on pense à cette pratique, le plus accablant réside dans les profits réalisés par les spéculateurs.9 A noter également que cette insoutenable activité boursière a pour centre mondial Genève ! Ne paraît-il pas scandaleux de tolérer ce type de comportement au cœur de la coopération internationale ? La jeunesse socialiste suisse a lancé une récolte de signatures pour une initiative populaire visant à interdire la spéculation boursière sur les denrées alimentaires. Une telle mesure relève du bon sens. Si elle
venait à passer, elle stopperait la spéculation et permettrait à plus de gens de se nourrir à prix raisonnables. Mais interdire la spéculation en Suisse ne suffirait pas à éradiquer le phénomène, qui persisterait ailleurs.
« La spéculation boursière sur les denrées alimentaires augmente les prix condamnant de nouvelles personnes à la pauvreté et à la faim » La lutte contre la famine demeurera donc un long processus. A chaque nouvelle avancée, des reculs se font ressentir. Néanmoins, ne soyons pas défaitistes, gardons espoir ! En effet, de nombreux progrès ont été
12
enregistrés et cela se poursuivra certainement dans le futur. N’oublions pas, cependant, qu’il ne suffira pas de crier haut et fort, un somptueux ‘’ YES, WE CAN’’ pour que les affamés soient sauvés. 1 http://www.un.org/fr/documents/udhr/ 2 http://www.undp.org/content/undp/fr/home/ librarypage/mdg/the-millennium-developmentgoals-report-2012/ 3 http://www.fao.org/publications/sofi/fr/ 4 http://www.undp.org/content/undp/fr/home/ mdgoverview/mdg_goals/mdg1/ 5 www.agter.asso.fr/IMG/pdf/document-depositionnement.pdf 6 Voir la carte donnant l’index de la sécurité alimentaire mondiale, http://maplecroft.com/ portfolio/mapping/maplecroft/?initial_map_ slug=pr_food_security_risk_2013 7 http://www.unige.ch/communication/ archives/2012/alimentation.html 8 http://reliefweb.int/report/world/ journ%C3%A9e-mondiale-de-lalimentationle-r%C3%B4le-des-petits-producteurs-dans-las%C3%A9curit%C3%A9 9 http://www.infosud.org/Les-speculateurs-sontdes-requins,10268
Dossier
Mai 68 et le terrorisme culturel « Mai 68 témoigne de la plus remarquable manipulation idéologique de l’après-guerre, celle qui assura le passage de la Vieille France à la Nouvelle France du libéralisme sauvage ». Retour sur ce psychodrame émancipatoire. Youri Hanne
Octobre 2012. Sur le plateau de Ce soir ou jamais, Marie-France Garaud1, candidate à l’élection présidentielle de 1981, démontre qu’elle conserve son sens de la formule : « La France n’est plus un État ». Nous goûtons surtout son sens de l’État. Le raisonnement de M-F Garaud s’appuie sur la définition de l’État par Régis Debray : « Un peuple, des frontières, une transcendance »2. C’est lorsque ceux-ci sont menacés que la figure et le corps de l’État sont en péril et se désagrègent. Il y a alors la place pour ce que Michel Clouscard appelle le néo-fascisme culturel. Une société qu’exècre, entre autres, Pier Paolo Pasolini3, poète et cinéaste italien. Ces personnalités partagent un constat amer sur la société de l’après-guerre, baptisée, au gré des auteurs, société du spectacle4 ou de consommation5. Le tournant étant aujourd’hui unanimement perçu dans les événements de mai 68. Une révolte, sire, ou une révolution ? Précisions étymologiques. Comme le souligne Julius Evola6, le terme « révolution » est « dérivé du latin re-volvere : ce substantif exprimait un mouvement qui reporte au point de départ, à l’origine »�. Or, les événements de mai 68 n’ont dans leur référentiel aucune trace d’un retour à l’origine. Ils participent, avant tout, du progressisme à la Cohn-Bendit7, 1 GARAUD, Marie-France, ancienne députée européenne et femme d’influence. 2 DEBRAY, Régis in Éloge des frontières, 2010, éd. Gallimard. 3 PASOLINI, Pier Paolo in Écrits corsaires, 1976, éd. Flammarion. 4 DEBORD, Guy in La Société du Spectacle, 1967, éd. Buchet-Chastel. 5 BAUDRILLARD, Jean in La société de consommation, 1970, éd. Denoël. 4 DEBORD, Guy in La Société du Spectacle, 1967, éd. Buchet-Chastel. 6 EVOLA, Julius (penseur italien) in Les Hommes au milieu des ruines, 1984, éd. Pardès. 7 Figure phare de Mai 68, Daniel Cohn-Bendit reste aujourd’hui le héros de ce psychodrame et un des principaux artisans de l’éviction de Charles De Gaulle.
soit la négation de la légitimité de la Tradition. Pour Evola, la Tradition est « une réalité métahistorique et, en même temps, dynamique […] qui a la consécration d’une légitimité supérieure […] qui s’exerce tout au long des générations en s’appuyant sur des institutions, des lois, des formes d’organisation ». La victoire idéologique et médiatique des revendications estudiantines – mais surtout bourgeoises et libertaires – a balayé une dynamique révolutionnaire en lui substituant l’idéologie « soixante-
« La France n’est plus un État » huitarde ». C’est cela que Michel Clouscard qualifie de manipulation. Et c’est ce que nous appellerons tragiquement « émancipation ». Souvarine et foule sentimentale8 Dans Germinal, Zola met en scène un anarchiste désabusé, d’aucuns diront lucide, d’autres nihiliste9. Souvarine – c’est son nom – met le doigt sur la pertinence de la lutte ouvrière, des revendications salariales à l’endroit du patronat. Il renchérit que les ouvriers n’ont rien à obtenir de la grève. Essoufflés, affaiblis, ils sont plus enclins à courber l’échine. En 68, la jonction du prolétariat – installé dans le système – et des étudiants des classes moyennes -sentant leur cœur enfin palpiter8 SOUCHON, Alain, Foule sentimentale, chanson de 1993. 9 Voir à ce sujet le « terrorisme individuel » dont parle Albert Camus dans L’Homme révolté, 1951, éd. Gallimard.
13
eût été terriblement possible. Des barricades aux amphithéâtres de la Sorbonne, « il est interdit d’interdire » et « US Go home » scandés par les élites culturo-mondaines ont finalement plus d’impact qu’un pavé ou qu’une grève. Le « terrorisme culturel » théorisé par Clouscard, soit « l’irresponsable […] désir sans limites » est le fondement du « néofascisme ». Comprendre ici l’apologie de la jouissance et de « la consommation transgressive [au] mépris du producteur, du travailleur ». L’inverse de ce que l’on peut sainement appeler le progrès. Comme en 1789 et en 1848, le peuple de France, croyant tenir à bout de canon la graine pour un monde meilleur, s’est fait berner – à défaut de massacrer10. De la désignation de l’ennemi ; choisis ton camp, camarade ! Les auteurs marxistes ont parfaitement théorisé les rapports de production. Le freudo-marxisme, courant qui emprunte à ces inspirateurs ce qui l’arrange, consiste en l’abandon de la vocation révolutionnaire pour lui préférer « l’émancipation », un terme flou sinon suspect. De Jaurès11 à Mélenchon12, en passant par les soixante-huitards façon Cohn-Bendit, la gauche s’est choisi une série d’ennemis et de luttes, parfois à juste titre. Comme l’énonce Carl Schmitt13 dans sa théorie sur l’ennemi, il est primordial de hiérarchiser les objectifs, de désigner 10 Voir FERRAT, Jean in Ma France, 1969, « celle dont M. Thiers a dit : Qu’on la fusille ! ». 11 JAURÈS, Jean (1859-1914). Figure historique du socialisme parlementaire. Ce courant sort vainqueur de sa compétition avec le socialisme révolutionnaire de Georges Sorel. 12 Jean-Luc Mélenchon, Coprésident du bureau national du Parti de Gauche. 13 SCHMITT, Carl (1888-1985), juriste allemand, philosophe et théoricien de droit. Auteur d’une œuvre très controversée du fait notamment de sa compromission avec le régime nazi.
International.ink
rante ans, les parlementaires – de gauche comme de droite – votent des budgets déficitaires ; on perçoit mieux les conséquences d’une telle loi15. Mai 68 et les enfants de la bourgeoisie auront réussi, d’un coup de pavé, à liquider le Parti Communiste Français (PCF) d’une part, et la tradition maurrassiste de l’appareil d’État gaullien d’autre part, cédant la place aux suppôts de l’impérialisme américain. Kouchner, Glucksmann et Cohn-Bendit entre autres, toujours en place aujourd’hui pour services rendus16.
France Soir annonce la mort du Général de Gaulle. (AFP) des ennemis prioritaires, avant de se disperser sur le reste. Or, aucun de ces trois acteurs majeurs n’a pris pour cible le système bancaire. Pire même, certains ont servi et servent encore ses intérêts. Chute de De Gaulle et soumission à la banque Clouscard résume le psychodrame de Mai 68 avec un jeu de rôle : « le père sévère (de Gaulle), l’enfant terrible (Cohn-Bendit), le libéral débonnaire (Pompidou) ». Il a fallu, dans ce mauvais western, « l’alliance sournoise du libéral et du libertaire pour liquider le vieux, qui a dû s’en aller ». Clouscard explique que ce « meurtre du père », freudien justement, a débouché sur le « permissif » et le marché du désir. Au-delà de cette émancipation, de cette libération des mœurs, s’ensuit une libéralisation économique. Un néolibéralisme qui provoque une double aliénation et un dédoublement de la personnalité : l’auto-exploitation de l’individu, à la fois maître et esclave dans la course à la satisfaction de son propre désir, engendré par le « terrorisme culturel ». Une schizophrénie inculquée par la bourgeoisie
aux autres classes qui n’ont pas les moyens de leurs prétentions. Cette transformation idéologique et culturelle est la face visible, esthétique de la victoire remportée, main dans la main avec son complice libertaire, par le monde de la banque incarné par Pompidou14.
« Le meurtre du père a débouché sur le permissif et le marché du désir » En 1973, Pompidou est chef de l’État. L’éviction du Général de Gaulle – au nom d’ailleurs de l’anti-impérialisme – lui permet de consacrer un long travail de sape – idéologique et politique – avec la loi PompidouGiscard-Rothschild. Cette loi de 1973 est l’abandon par la France de son pouvoir régalien de battre monnaie. Autrement dit, la fin de la possibilité pour le gouvernement d’emprunter à la Banque de France à taux zéro. En empruntant aux banques privées, le gouvernement crée un déficit abyssal… et s’endette quasi éternellement auprès d’elles. Depuis qua14 Avant de devenir Président de la République, Georges Pompidou a été Directeur général de la Banque Rothschild.
14
« Mai 68 aura réussi, d’un coup de pavé, à liquider le PCF et la tradition maurrassiste de l’appareil d’État gaullien » Extra muros et esthétisme La souveraineté de la France et son indépendance héritée du gaullisme est mise à mal sur la scène internationale. Son retour au sein de l’OTAN (dont de Gaulle s’était désengagé), son interventionnisme en Libye et son ralliement systématique aux intérêts américains, voire israéliens, en sont des exemples flagrants. Libéralisme sauvage, consommation sans entrave pour le plus grand plaisir… des publicitaires, triomphe de la mode sur fond de différentialisme exacerbé17�, débats sur des sujets sociétaux (les femmes, les jeunes, les homosexuels, les nevrosés…) pour évincer les questions sociales ; autant de comportements qui constituent la France dans et hors de ses frontières. Des frontières qui, dans le contexte de l’Union européenne, n’ont plus grande utilité ni signification. Sous la tutelle des banques et de Bruxelles, à quoi tient la nation ? Probablement au sens que nous lui 15 De Gaulle avait d’ailleurs, dès 1965, exprimé sa volonté d’un retour à l’étalon-or comme référant monétaire, face à l’hégémonie du dollar américain. 16 Voir les analyses d’Alain Soral, essayiste français. 17 Des prémisses du consumérisme déjà pressenties par Henry David Thoreau dans le chapitre « l’Économie » de son ouvrage Walden ou la vie dans les bois, 1854.
Dossier
Mai 68, Daniel Cohn-Bendit. (AFP)
International.ink
Emancipation et éducation Tiraillée entre deux aspirations contradictoires, l’Université reste une des rares institutions ayant un potentiel émancipateur. Mais entre préparer l’entrée dans le monde du travail et développer la pensée critique, difficile d’isoler le véritable rôle de celle-ci. Théo Aiolfi L’émancipation fait partie de ces mots, à l’image de la liberté, la religion ou la sécurité, qui évoquent un certain nombre d’idées mais dont il est difficile de donner une définition unique et précise. Dans le champ des sciences sociales, quelques relents de marxisme émanent du concept, reliquat d’une idéologie enterrée vivante. Mais, comme l’exploitation et la lutte des classes, l’émancipation a encore son mot à dire aujourd’hui. Pourtant, le monde académique semble être passé à autre chose ; et il a bien tort, parce que les acteurs de l’enseignement supérieur sont parmi les plus impliqués dans le processus d’émancipation humaine. Deux pôles contradictoires Ken Booth, universitaire spécialisé dans les liens entre sécurité et émancipation, définit celle-ci comme « [la] libération des gens, en tant qu’individus et groupes, des contraintes sociales, physiques, économiques, politiques et autres, qui les empêchent d’entreprendre ce qu’ils choisiraient de faire librement ». Or l’éducation, du latin ducere, « conduire hors de », s’impose donc comme une des méthodes les plus évidentes pour parvenir, du moins partiellement, à cet objectif. Et quelle institution pourrait prétendre être mieux placée que l’Université dans la réalisation de cette émancipation par le savoir ? Pourtant, le constat est loin d’être aussi évident, et l’Université dans sa forme actuelle est partagée entre deux finalités qui entrent en tension. La première est d’initier les individus au savoir, d’éduquer ceux qui entrent dans le « temple de la connaissance »
afin de s’affranchir de leurs préjugés et de développer leur esprit critique. Peut être est-ce moins flagrant dans le cas des sciences exactes ou des savoirs appliqués, mais les étudiants en sciences sociales ne peuvent ignorer l’importance de cet objectif latent. En somme, cette première fonction quelque peu idéalisée de l’Université s’insère parfaitement dans la perspective d’un savoir permettant de se « libérer » au niveau intellectuel et mérite sans aucun doute le qualificatif d’émancipatrice.
« l’enseignement modulaire sectionné en crédits entraîne une logique d’accumulation en contradiction avec bien des principes pédagogiques fondamentaux en sciences humaines » La seconde finalité des institutions de l’enseignement supérieur est bien plus pragmatique : elle concerne la préparation à l’insertion des individus sur le marché du travail. Dans cette vision, les étudiants ne sont que des clients carriéristes et l’Université ne constitue qu’un lieu transitoire destiné à développer des compétences qui leur seront utiles lorsqu’ils intégreront le milieu du travail. Les effets de la fragmentation du savoir Toutefois, la seconde aspiration de l’Université semble progressivement et insidieusement prendre le pas sur la première. La réforme de Bologne,
16
en introduisant le système de crédits ECTS en Europe, est un pas de plus vers la professionnalisation de l’Université : l’enseignement modulaire sectionné en crédits entraîne une logique d’accumulation en contradiction avec bien des principes pédagogiques fondamentaux en sciences humaines. Comment peut-on espérer apprendre convenablement la philosophie si on ne peut l’appréhender dans son intégralité ? Les professeurs se retrouvent réduits à un découpage artificiel de leurs matières pour qu’elles s’insèrent dans le cadre d’un nombre d’heures prédéfini. Le système modulaire place même des œillères aux étudiants qui ne voient que les objectifs à court terme et non plus la cohérence de l’ensemble de leur matière. Et l’homogénéisation de toutes les filières postule une égalité absolue entre toutes les disciplines sans tenir compte des fossés séparant l’apprentissage, par exemple des mathématiques et de la sociologie. Le système ECTS a pourtant les qualités de ses défauts : il facilite les échanges, les équivalences, améliore la lisibilité internationale des programmes, réduit le flou initial du savoir en segmentant la formation. Et il reste possible en faisant quelques efforts de retrouver une certaine continuité et un fil rouge guidant toute formation. Mais où est le problème avec l’émancipation dans tout cela ? De la différence entre former et formater La contradiction apparaît surtout parce que l’accent est de plus en plus mis sur les savoirs acquis et qu’il de-
Dossier
vient impératif dans les programmes de parler de compétences obtenues. L’Université vue comme prélude au monde du travail perd intégralement sa visée émancipatrice, favorisant au contraire le formatage et l’uniformisation des individus. Le seul objectif qu’il leur reste alors est de reproduire les schémas de leur société en s’insérant dans ceux-ci sans jamais penser à les questionner. Au lieu de les affranchir de leurs tutelles, l’Université leur impose un conformisme exacerbé. Le pire reposant sur le fait que la plupart d’entre nous n’en a même pas conscience. Mais tant que l’on s’en sort convenablement et que l’on gagne bien notre vie à la fin, à quoi bon ? L’Université n’a-t-elle pas d’autres buts que d’augmenter notre niveau de vie ? Difficile d’en attendre plus d’une société qui prône l’individualisme et le matérialisme. Une telle façon de penser devient donc, au mieux sous-jacente, au pire primordiale dans la façon d’être de chacun. Nier cet aspect égoïste et penser que chaque être devrait agir par pur désintéressement est malheureusement soit candide, soit hypocrite. Le paradoxe du savoir critique inaccessible Autre élément nuisant à la possibilité d’une émancipation par le savoir, l’arrogance que ce dernier peut procurer. Rentrer à l’Université, c’est aussi quelque part intégrer une certaine élite, faire partie des individus les plus éduqués (mais peut-être pas les plus intelligents) de la planète. Ici encore, la motivation égoïste altère la soif de connaissance émancipatrice et, en renforçant la distance entre soi et les incultes par le biais d’un jargon obscur, on se déconnecte du commun des mortels. Se pose alors un problème encore plus subtil, ultime estocade pour achever la vision idéaliste de l’Université : l’émancipation par le savoir ne peut avoir lieu que par le biais de
l’accès à des savoirs critiques. Or, ces derniers nécessitent le recours à un vocabulaire hautement conceptuel et abstrait qui demeure par définition très élitiste et écarte la compréhension de tous. Les individus des classes sociales les moins favorisées ayant le moins de chance d’y avoir accès sont paradoxalement ceux à qui ce savoir bénéficierait le plus.
« L’Université vue comme prélude au monde du travail perd intégralement sa visée émancipatrice, favorisant au contraire le formatage et l’uniformisation des individus » Et inversement, se centrer sur les savoirs concrets, plus faciles à transmettre car nécessitant des degrés de conceptualisation moins élevés, nous ferait à nouveau basculer dans la vision utilitariste de la transmission des savoirs. Même en sciences sociales, les théories les plus simples à appréhender sont souvent les moins à même de saisir la complexité et la subtilité de la société que les théories plus critiques cherchent à mettre en évidence. Ainsi même une personne altruiste et désintéressée ne peut échapper à ce paradoxe de l’éducation qui fait que l’accès au savoir critique est cloisonné à un élitisme subi, alors même que sa vocation serait d’émanciper la société entière. Remettre en cause les perceptions de chacun Faut-il pour autant abandonner tout espoir de voir un jour l’Université occuper le rôle noble pour lequel elle a été conçue ? La réponse est bien évidemment non, et la question de l’émancipation peut être au centre de réflexions visant à replacer l’enseignement supérieur dans une perspective critique. On peut trouver des éléments de réponse dans la per-
17
ception partagée qu’a la communauté académique, étudiants comme enseignants, de l’institution elle-même et dans laquelle chacun a son rôle à jouer. La prise de conscience des éléments évoqués plus haut reste un premier pas pour se rendre compte que, même si l’Université possède un fort potentiel d’émancipation, ce dernier est menacé par une perception collective utilitariste. Repenser l’ordre des priorités de l’Université est également essentiel : il est indéniable qu’elle joue un rôle transitoire pour tous les étudiants ne se réservant pas à une carrière académique, se voiler la face en l’ignorant ne ferait qu’isoler encore l’institution. Qui plus est, cela déconnecterait d’autant plus l’Université du monde qui lui est externe : la tour d’ivoire donne l’avantage de la prise de distance, cruciale pour l’analyse critique, mais cette distance est à double tranchant. Quant à la question des types de savoirs menant à l’émancipation, elle reste ouverte. Est-il possible de simplifier les critiques pour les rendre plus accessibles ? Ou la réalité sociale est-elle trop complexe pour se laisser appréhender et vulgariser ? Mais rappelons-nous qu’il n’est pas de grandes découvertes sans grands défis. S’il reste encore bien difficile de concevoir des alternatives dans l’enseignement supérieur, plus propices à l’émancipation qu’à la marchandisation des étudiants, l’émancipation est aussi un processus individuel et il ne tient qu’à chacun de nous d’essayer d’y aboutir.
International.ink
Les damnés de la terre : des peuples sans Histoire aux nations sans peuple Scindant le monde entre métropolitains et indigènes, le régime colonial érige – par son essence - l’inégalité en dogme et la dépersonnalisation du colonisé en valeur absolue. Si l’obsolescence du système n’est plus contestée aujourd’hui, subsistent néanmoins de nombreuses interrogations relatives au bilan de la décolonisation. Adrià Budry Carbó
Manifestation après l’assassinat de Chris Hani en Afrique du Sud. Jodi Bieber, 1993. © Goodman Gallery Johannesburg
Dans sa préface à l’ouvrage de Frantz Fanon Les damnés de la terre, Sartre écrivait : « Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cents millions d’hommes et un milliard cinq cents millions d’indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient ». Détenteur des modes de vérité, le colon fait l’histoire : il est le commencement
absolu. L’asservissement colonial, puisqu’il porte sur l’être, ne concerne pas uniquement les peuples mais également les sujets dans leur éclatante individualité. Face à la négation systématisée, le colonisé est contraint de se reposer continuellement la question « Qui suis-je en réalité ? ». Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, alors que de nombreux
18
nouveaux Etats ont vu le jour tant en Afrique qu’en Asie, se pose la question du bilan de la décolonisation. Simple transfert juridique de souveraineté, formalité destinée à assurer la continuité de la présence occidentale ou véritable rupture dans l’ordre mondial ? Les conceptions divergent quant à la valeur à accorder au processus de décolonisation. Changement
Dossier
systémique, le mouvement suppose néanmoins la reconnaissance de la légitimité des revendications de souveraineté des colonisés ainsi que la mise en cause dudit « fardeau de l’homme blanc ». Les réformes sont si profondes et brutales que de nombreuses interrogations relatives à la stabilité des nouveaux Etats persistent. Comment découper le
« Face à la négation systématisée, le colonisé est contraint de se reposer continuellement la question « Qui suis-je en réalité ? »
territoire après la décolonisation, comment s’insérer dans de nouveaux rapports avec l’ancienne métropole ; enfin, comment s’assurer de l’indivisibilité de la nation ? L’étatisation du concept d’autodétermination, négation nationale(s) A partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les élites indigènes formées la plupart du temps dans les universités de la métropole - se saisissent de l’administration coloniale. Bien sûr, la métropole pilote souvent à distance. L’ordre international et son contexte idéologique conditionnent les options ; c’est le concept d’Etatnation qui – en tous lieux - remporte la bataille idéationnelle. Le besoin de stabilité contraint les nouveaux dirigeants à continuer à travailler dans le cadre et les frontières tracées par les Occidentaux. Dans le sous-continent indien c’est même l’acte d’indépendance voté par le parlement britannique en 1947 qui organise la partition entre l’Inde et le Pakistan et le déplacement de millions de personnes, débouchant sur la plus grosse vague de violence qu’ait connue la région. Que ce soit en Afrique occidentale ou en Asie, la décolonisation suit le lit de la domination occidentale.
Pourtant, reste encore à définir « qu’est-ce que la nation ? » et la question de Renan prend tout son sens dans des territoires à présent marqués par des guerres fratricides. Souvent, la période d’occupation occidentale sert une fonction presque mystique dans une rhétorique de renaissance nationale, un supposé point d’inflexion vers une nation affranchie de domination. Ce discours, dirigé contre la caste ou ethnie indigène gouvernant avant la venue des Européens, définit les responsabilités, véhicule une idée de déclin civilisationnel (Chatterjee, 1994) et finalement justifie le processus de renouvellement, le modèle émancipatoire1. Le « plébiscite de tous les jours » est confisqué par les classes dirigeantes, inscrites à présent dans des rapports néo-impérialistes avec l’ancienne métropole. Confluant Etat et nation, étatisant le concept d’autodétermination (Mayall, 1990), les élites périphériques s’arrogent également le
« La politique du peuple se heurte à ce douloureux constat : libération n’est pas émancipation » droit exclusif de répondre à la question « qui est la nation ? ». Religion civile, l’Etat n’est plus qu’une scène de bataille pour le contrôle des ressources alors que la question de la nation demeure en suspens. La Révolution est confisquée et les masses rurales - qui étaient la plupart du temps celles qui avaient pris les armes - sont renvoyées chez elles. La politique du peuple se heurte à ce douloureux constat : libération n’est pas émancipation. Tandis que Senghor déplore la balkanisation de l’Afrique de l’Ouest, des guerres interethniques mettent à mal les nouveaux Etats. Les anciens tracés coloniaux, découpage organisé pour le contrôle des indigènes, deviennent 1 En Inde, l’historiographie nationale s’est largement construite en tournant le dos à l’héritage moghol tout en valorisant la culture hindoue (Chaterjee, 1994).
19
autant de lieux de luttes et de cultes nationalistes. Il semblait - comme l’académicien Chaterjee l’énonçait ironiquement - que l’Histoire avait
« Que ce soit en Afrique occidentale ou en Asie, la décolonisation suit le lit de la domination occidentale »
décrété que le monde colonial devait rester un « consommateur perpétuel de Modernité […] même nos mémoires devaient pour toujours rester colonisées ». L’être nouveau, processus perpétuel Pourtant, alors que Frantz Fanon raconte l’émancipation dans Les damnés de la terre, il soutient le besoin de transformer le nationalisme en force transnationale, de cesser de se définir par rapport à des valeurs passées et de reconnaître les limitations de l’indigénisme par rapport au projet universel. Ainsi, l’ouvrage de Fanon va bien au-delà d’un pamphlet libératoire. Véhiculaire d’un projet de communauté dans lequel l’universalisme l’emporterait sur les particularismes il projette la fin des hiérarchies issues de l’impérialisme. La décolonisation vise donc non seulement à réinscrire l’indigène dans l’Histoire mais également à « remonter les chemins de l’histoire de l’Homme damné par les Hommes et […] rendre possible la rencontre de son peuple avec les autres Hommes » (Fanon, 1961 : 283). Projet humaniste mettant l’accent sur un processus constant de découverte et réinvention, il définit l’émancipation comme moteur de l’histoire. La quête perpétuelle de nouveaux modes de gouvernance présuppose la déconstruction de l’historiographie coloniale depuis sa racine même, elle permet finalement - l’existence de l’indigène hors des pratiques discursives d’opposition.
LA FÉMINISTE EST-ELLE UN LOUP POUR L’HOMME ? Parce que l’ablation de leurs parties génitales n’est pas l’unique chose que les hommes peuvent attendre du féminisme. Justine Chinaski
Quatre ans après cette publication, ce combat doit continuer. Car en 2012, les mouvements féministes sont encore un sujet largement couvert par les médias, prouvant par là, une fois encore, leur goût pour le sensationnalisme et leur déconnexion totale des véritables préoccupations du peuple. Comme l’explique brillam-
« Revendiquer des essences différentes, c’est aussi légitimer par la nature l’existence de pulsions violentes masculines »
ment Alain Soral1, le féminisme est avant tout une création de l’oligarchie mondiale visant à assouvir la femme à la société marchande, usant de sa naïveté et de sa faiblesse. Pensé par la nébuleuse du pouvoir mondial, c’est bien la seule explication au fait que « les féministes, qui ont toujours été si peu nombreuses, ont toujours été très très flattées par les médias et le pouvoir, contrairement aux vraies luttes sociales ». Sous couvert de revendications mensongères et narcissiques, comme l’accès à l’espace civil ou l’indépendance financière, c’est sans aucun doute que « [c]es idiotes utiles », parfois même « collabos », n’ont fait que participer à la régression des véritables luttes.
Propagande féministe visant à l’émasculation du mâle. « Rien n’est plus destructeur du désir que l’abolition des frontières, le lissage minutieux des aspérités au nom de notre incapacité millénaire à penser la dualité. Messieurs, ne soyez pas dupes des injonctions contradictoires des femmes. Elles vous parlent d’égalité, de partage des tâches, elles se veulent libres et indépendantes. Et c’est en effet ce dont elles ont besoin. Comme elles ont besoin de cette figure rassurante de l’homme protecteur, autoritaire, assumant ses devoirs et symbolisant la loi ; l’homme qu’on vous a sommés de ne plus être.»
Que ceux qui pensaient que, de nos jours, ces lamentations grossières n’avaient plus cours déchantent : il semble que certaines, incapable d’appréhender les manipulations dont elles sont victimes, s’obstinent toujours. En 2012, les SlutWalks en étaient l’illustration flagrante. Se plaignant de récolter les fruits qu’elles ont elles-mêmes semés « en fracturant la boîte de Pandore de la morale sexuelle, [libérant ainsi] un vieux réflexe de prédation que la morale chrétienne avait passé des siècles à enfouir2 », ces femmes devraient peut-être méditer cette phrase : « Ajouter un –isme à la féminité, c’est la pervertir »3.
Extrait de L’homme est l’avenir de la femme. Natacha Polony. JC Lattès, 2008. Natacha Polony, remplaçante du très regretté Eric Zemmour dans l’émission française « On n’est pas couchés » et méritante par sa résistance envers ce fléau bien connu, le politiquement correct, nous livra, dans son ouvrage L’homme est l’avenir de la femme, sa lutte contre les nouveaux rapports entre sexes. Dans une société succombant chaque jour un peu plus aux sirènes féministes, il est éclairant qu’une femme prenne de front ce discours dominant, afin de réaffirmer les différences fondamentales et naturelles entre l’homme et la femme.
Trêve de plaisanterie. L’ensemble des propos ci-dessus n’ont été compilés que pour une unique raison : leur existence démontre en soi tout le bien-fondé du féminisme, cette année encore. Et oui, quel désenchantement pour ceux qui pensaient lire enfin « un article de qualité » dans « ce torchon bien-pensant et conformiste » ; c’est raté. 1 http://www.youtube.com/user/ERTVtube 2 Citations tirées de : http://www.lesobservateurs.ch/societe/salopes-en-marche. 3 Citation d’Oskar Freysinger, conseiller national. Article disponible sur : http://georgemag.ch/si-je-suis-feministe/
20
Revenons sur les propos précités. Que cela soit parce que les féministes essayeraient de nier des évidences naturelles, quelles participent à l’hégémonie du pouvoir capitaliste ou car, sous couvert de revendiquer une égalité des sexes, ces dernières n’auraient comme seul but la castration de tous, les raisons de ces oppositions sont variées. Par contre, ces discours démontrent tous la persistance de schémas de pensée sans nuance, basés sur une exclusive opposition essentialiste entre deux identités sexuelles.
sonnes dangereuses ; invariablement esclaves de leurs pulsions. Répondre à un viol par la culpabilisation de la victime, c’est admettre que cette dernière aurait dû s’attendre à engendrer ces comportements ; qu’ils sont prévisibles. Collectivement, prévenir les viols par le contrôle social de la femme, c’est déclarer que l’on considère comme impossible l’élimination des instincts masculins de chasse, qu’ils sont un attribut ineffaçable de l’homme. Ainsi, plus les stéréotypes genrés véhiculeront l’image d’une femme faible demandant protection, plus l’homme se verra défini, de manière dialectique, comme son prédateur. Entremêlés dans ce schéma stéréotypé, il semble que masculinité et féminité ont tous les deux gagné le revers de la médaille. Le féminisme, par sa volonté de déconstruction des rôles genrés, se veut émancipateur de la femme. Il se pourrait bien qu’en plus, il puisse contribuer à émanciper l’homme. Car se battre contre les rôles sexués, c’est se battre pour que toutes et tous puissent faire des choix non cloisonnés. C’est sortir d’une dichotomie des genres qui est nuisible à chacune et chacun.
Un certain nombre de courants, se définissant comme féministes, luttent contre l’idée d’une nature différenciée selon le sexe car d’une part celle-ci engendre des inégalités sociales en défaveur des femmes, et d’autre part car ils réfutent le postulat définissant cette distinction comme « naturelle ». Ainsi, ne pas se battre contre ce postulat reviendrait à stigmatiser, à cataloguer comme « anormal » tout individu qui ne s’accorderait pas à un certain stéréotype genré. Mais surtout, c’est pousser le plus grand nombre à la performance sociale continue visant à être en adéquation avec « son » genre ; c’est enfin
« Entremêlés dans ce schéma stéréotypé, il semble que masculinité et féminité ont tous les deux gagné le revers de la médaille »
Dans une société où l’individu a largement pris le pas sur la collectivité, pour le meilleur et pour le pire, l’épanouissement personnel est sans cesse édifié en finalité. Essayer de concilier cet objectif intime avec une pression sociale externe, visant à faire correspondre chacun à des genres exclusifs et sans fluctuation, ne semble pas être cohérent. La lutte contre le cloisonnement institué par des visions genrées est un combat pour l’émancipation individuelle du plus grand nombre. Y prendre part lorsque l’on est une femme, c’est défendre sa condition féminine face à des schémas de pensée imposés et une société inégale dans de nombreux domaines. Mais c’est aussi défendre la vision d’une masculinité multiple, subtile et ne correspondant pas à l’idée d’un patriarche assujettissant. En 2013 encore, notre inadéquation avec les rôles à jouer se fait sentir de toutes parts ; leur démantèlement requerra donc toutes les forces vives.
ne même pas rendre compte, théoriquement, de possibles individus qui ne se considéraient ni d’un genre, ni de l’autre. Mais ces mouvements sont-ils véritablement anti-hommes ? Les féministes n’envisageraient-elles que la lutte frontale contre ces messieurs auxquels s’adresse Natacha Polony ? Par leur lutte, n’empêcheraient-elles pas les hommes d’assumer ce vers quoi ils tendent tous, à savoir n’être que d’ « authentiques machos » ? Ces « spécimens en voie de disparition » dont le stéréotype serait « [un] être qui ne repasse pas ses chemises, qui paie l’addition au restaurant, [qui] veut toujours avoir raison, et qui fait tout à [la place de sa femme] parce qu’il estime que, par principe, il le fait mieux qu’[elle] ». Si tel est le cas, les hommes auraient mille fois raison de ne pas supporter les mouvements féministes. Inversement, Messieurs, si certains d’entre vous ne devaient pas être convaincus par cette description et peut-être, aspirer à une autre construction identitaire, le féminisme n’est peut-être pas votre ennemi. Si la femme est faible, naïve et vulnérable - inévitablement et par nature - l’homme n’est pas seulement protecteur, il est aussi prédateur. Revendiquer des essences différentes, c’est aussi légitimer par la nature l’existence de pulsions violentes masculines. Pour en revenir à la fameuse SlutWalk ; considérer qu’une femme prend le risque conscient de se faire violer en raison de son habillement ou de son attitude, c’est intégrer qu’elle fait face à des per-
Vandalisme « communautariste-victimaire ».
21
LE PORNO, LA CULTURE ET LE FÉMINISME Du porno féministe au Mummy porn, les nouvelles voies d’ingestion d’un érotisme calibré pour femmes. Mélissa Dumont
Le porno féministe prône également l’émancipation de la femme à travers sa sexualité Emancipation. Voilà un mot bien vague. On pense pouvoir l’expliquer et puis finalement le doute surgit. Le dictionnaire définit l’émancipation comme l’action de se libérer, de se dégager d’une dépendance morale, des préjugés de son époque. Nous y voilà. Prenons donc le porno, sujet majeur de l’humanité, et le féminisme, pour ajouter un peu débat. N’oublions surtout pas d’être précis quant aux définitions des concepts. Mot fantasmagorique qui résonne comme un interdit, le porno est plus qu’un phénomène1 ; c’est une facette non négligeable de notre société. Le féminisme se définit, lui, comme un mouvement social qui a pour objet l’émancipation de la femme, l’extension de ses droits. Il y a deux courants majeurs dans le féminisme, le courant égalitariste qui considère que l’égalité entre les êtres humains et le rapport homme/femme découle d’une production sociale, et le courant différentialiste qui revendique quant à lui l’égalité dans la différence. Nouvelle tendance en croissance, le porno féministe se placerait donc sous la coupe de l’émancipation. Selon les réalisatrices et actrices, il serait destiné à présenter la sexualité féminine autrement qu’à travers les yeux des hommes.
Des hurlements de joie et de plaisir se font entendre. Tout le monde s’affole. La chaleur augmente. Il était attendu, le voici maintenant arrivé : « Fifty Shades of Grey ». On l’appelle le Mummy porn, de quoi faire bondir les puritains. La ménagère de 50 ans, accro au petit livre interdit ? Serions-nous en train de vivre un coït généralisé ? Le livre qui fait scandale Un peu cliché tout ça, non ? D’abord car le livre renvoie à l’image de la femme au foyer frustrée sexuellement qui se libère à travers la lecture affamée d’un roman dont l’écriture laisse à désirer. Ensuite, car l’héroïne semble un petit peu sous-alimentée intellectuellement. Car, oui, elle subit tout. Attention, loin de moi l’idée que les femmes qui subissent sont stupides mais, le fait est qu’ici le personnage principal apparaît comme totalement naïf et manipulable par un jeune homme beau, riche et dominateur. Enfin, le surnom Mummy porn est légèrement vexant. Car si cela avait été tourné d’un point de vue masculin, il est difficile d’imaginer qu’on aurait attribué le surnom de Daddy porn au genre. L’auteure de « Fifty Shades of Grey » est une femme. Est-ce là un livre porno écrit par une femme, pour les femmes (puisque elles sont les principales acheteuses du livre) ? Ou bien juste un roman osé, comme il en serait de même pour toute autre fabrique pornographique, tel un film, auquel qui on ne demande pas tant de raffinerie stylistique quant au scénario. La réponse à cette question, est nuancée puisque les femmes considèrent le livre comme un porno alors que les hommes le trouvent fade, pas assez cru. Le monde se réveille-il soudain en se disant : « tiens, et si les femmes appréciaient le porno en fait ? »
« La question est de se demander pour quel public le porno féministe est-il destiné, et quelle en est la finalité : Défendre les femmes ? »
Est-ce qu’un livre vendu à plus de 20 millions d’exemplaires peut souffler un vent de nouveauté sur la relation femme/ porno ? Un consommateur sur trois de films pornographiques serait une femme. Il y a donc un vrai intérêt des femmes pour le porno. Le porno féministe au cinéma existe déjà depuis les années 80’s, mais il ne rencontre pas le même succès. Pour Pierre, un étudiant en droit, le porno féministe est « un porno où il y a toujours une histoire et pas seulement des scènes sexuelles. C’est un peu plus sophistiqué. Pour les hommes le scénario n’est pas important. C’est pour cela que les femmes adorent les livres pornos ! Car il y a une histoire détaillée, pas besoin d’images. »
Les réactions féminines face au sujet ne sont pas très enthousiastes. Le plus souvent les femmes se demandent quel est l’intérêt de cette cinématographie, n’en regardent pas du tout ou très peu, et ne semblent pas emballées par le projet. Cécile, étudiante, explique que pour elle « les deux mots sont contradictoires. On ne peut pas associer porno et féminisme, cela n’a pas de sens ». Pour Laura, étudiante elle aussi, « le porno féministe…hum. Je n’en ai jamais vu. Et je n’ai aucune opinion là-dessus. Le porno féministe 1 956 millions de pages sur Google alors que le porno féministe n’en compte que 173’000.
22
pour moi c’est du porno soft, en tout cas, c’est-ce que ça m’évoque ».
ne s’affirme pas contre les hommes. Pour elle, les clichés de la pornographie peuvent également être étouffants pour la gente masculine. Car oui, le porno a une certaine influence sur la société. Le grand combat de Mia Enberg est de mettre en avant le plaisir des femmes, avec des actrices dites « normales » dans le but de faciliter l’identification. La grande différence entre le porno « classique » et le porno féministe, c’est que ce dernier combat l’idée du premier : l’idée selon laquelle le plaisir des femmes découle de ce qu’on leur demande de faire et que celles-ci sont toujours disponibles et à disposition.
La question est de se demander alors pour quel public le porno féministe est-il destiné, et quelle en est la finalité : Défendre les femmes ? Montrer la vraie sexualité féminine? Les vraies attentes qu’elles ont ? Certes le porno reste un milieu d’hommes mais est-il possible de faire évoluer l’imaginaire collectif sur la sexualité féminine avec un porno différent dont l’angle d’attaque serait uniquement le plaisir féminin ? Le porno féministe aurait-il pour but de libérer l’image de la femme à travers une représentation de la sexualité des femmes faites par les femmes ?
Le succès en salle, baromètre social ? Le porno féministe ne rencontre pas de véritable engouement. Pour une fois que le plaisir féminin est mis en scène de manière réaliste ne ressortant pas du fantasme masculin, il est étonnant de se dire que la gente féminine le délaisse. Est-ce parce que justement il opte pour une vision trop axée sur la femme et son plaisir, et pas seulement sur relation de plaisir à deux ? La position trop engagée du porno féministe peut également mettre mal à l’aise. Ou bien serait-ce déjà trop tard pour bouleverser la vision dominée/dominant ?
La Suède et sa production cinématographique Dirty Diaries sorti en 2009 est, dirons-nous, un nom connu dans la catégorie porno engagé. Tout droit venu de Suède, il a fait couler beaucoup d’encre. Non, il n’est pas question ici de sublimes blondes aux visages félins mais d’un film réalisé par 12 réalisatrices et mettant en scène 12 propositions qui ont pour ambition de repenser la pornographie. Film X financé par les pouvoirs publics suédois grâce à une aide de 48 000 euros, voilà de quoi nourrir les discussions de comptoir !
Pour l’imaginaire collectif, il est peut-être trop bien établi que les choses sont telles qu’elles sont, c’est-à-dire que le porno -plutôt visuel- ressort du domaine masculin, et que les romans à l’eau de rose érotico-porno -selon les préférences- sont pour les femmes. Et si de tels livres secouent l’ordre médiatique, c’est peut-être que finalement, les gens n’aiment pas l’idée qu’on bouleverse tout ça. De là à dire que le porno féministe émanciperait la femme, le doute persiste étant donné le maigre succès remporté. Pour changer les mentalités, il faut apprendre aux jeunes générations que le porno n’est pas un interdit certes, mais qu’il ne reflète pas la réalité non plus. L’important c’est de rester à l’écoute des attentes ressenties par son partenaire. Après tout, tous les hommes ne sont pas des férus de porno confondant écran et réalité.
« Le porno féministe au cinéma existe déjà depuis les années 80’s, mais il ne rencontre pas le même succès » La réalisatrice Mia Enberg se revendique clairement comme féministe, comme d’ailleurs toutes les actrices présentes. Selon elle, les femmes commencent petit à petit à accéder au monde masculin de la pornographie. Dans les interviews, elle tient à mettre au clair qu’elle
1
23
LES PUTES SE REBIFFENT ! Sur le bitume, la foule gronde. Les prostitués1 sont dans la rue, non pas pour travailler, mais pour y chercher une certaine reconnaissance. Charlotte Ruiz
Le 24 juin dernier, Najat Vallaud-Belkacem, nouvelle ministre des droits des femmes et porte-parole du gouvernement français, affichait dans Le Journal du Dimanche sa volonté de voir disparaître la prostitution. A la suite de cette déclaration fracassante, les débats entre féministes, abolitionnistes et non abolitionnistes ont repris de plus belle. Si chaque camp s’enorgueillit de défendre les droits des femmes et des travailleurs du sexe en général, ils ne se rejoignent que sur un point : la situation actuelle est inacceptable et un changement doit se fait sentir. Précarité, clandestinité et stigmatisation sont devenues courantes pour un bon nombre de travailleurs du sexe. Mais que faire et comment ? C’est là que les opinions divergent. Du point de vue abolitionniste, légaliser et tolérer la prostitution revient à accepter une société dans laquelle les hommes possèdent le droit d’acheter le corps des femmes. Le consentement est imposé par l’argent, et ne serait pas le fruit d’un désir quelconque. A cela, les abolitionnistes ajoutent que la pression socioéconomique serait en soi une entrave à la notion de consentement. Les plus radicaux vont même jusqu’à faire une analogie entre viol et prostitution. L’abolition de la prostitution, à travers la pénalisation du client notamment, serait ainsi pour eux essentielle à une société juste et égalitaire.
victimes d’abus dans leur jeunesse, victimes de la drogue, le mot est sur toutes les bouches. Le problème de la victimisation des travailleurs du sexe est qu’elle amène à une décrédibilisation pure et simple de leur parole. Comme le STRASS (Syndicat du Travail Sexuel français) le rappelle : « Tout le monde a le droit apparemment d’avoir une opinion sur le travail du sexe sauf les travailleurs du sexe eux-mêmes dont la parole n’est que rarement reprise politiquement et jamais considérée comme une parole d’expert ». Parler d’émancipation et de libération sans faire intervenir la parole des premiers concernés peut sembler absurde. Malgré tout, le débat s’est principalement déroulé entre personnes étrangères au milieu, autoproclamés experts en la matière. Les travailleurs du sexe ne sont pas entendus et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Ces dernières années, travailleurs et travailleuses du sexe ont commencé à s’organiser en syndicat. Le premier du genre a été créé en 1973 en Californie. Baptisé COYOTE (pour Call Off Your Old Tired Ethics), il visait à décriminaliser la pratique de la prostitution. Dans la même veine, la France possède son comité depuis 2009, le STRASS, créé à la suite de l’adoption de la loi sur le racolage passif de 2003. Pour Genève, c’est en septembre dernier que le STTS (Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Sexe), a été crée, en réponse notamment au projet de loi déposé par l’UDC visant à faire disparaître la prostitution autour des écoles. Ces syndicats prennent une forme peu classique. On ne milite plus seulement pour faire face au patronat. La principale requête consiste plutôt à ce que la prostitution soit reconnue comme un véritable métier à part entière et non plus comme une activité souterraine et marginalisée. Un travail, mais plus une identité. En ce sens, le STTS revendique principalement deux choses : il faut que les salons de massage soient tenus par des travailleurs du sexe et non pas par des proxénètes et qu’il existe une meilleure protection en matière de loyer. Ces derniers peuvent actuellement atteindre la somme astronomique de 100 francs par jour à Genève. La création de cette organisation pourrait aussi être l’occasion d’apaiser les tensions entre travailleurs du sexe étrangers et autochtones, regroupés autour d’une même cause. Une association comme l’Aspasie2 atteint en effet ses limites dans le domaine politique, du fait notamment que ses deux champs de lutte principaux sont ceux de la santé et de la discrimination. Bien loin d’être des événements anonymes, la création de ces organisations ne laisse personne indifférent. Les syndicalistes les plus archaïques soutenus par les féministes abolitionnistes vont même jusqu’à avancer que les travailleurs du sexe ne peuvent pas s’organiser de cette façon, car leurs pratiques franchissent le seuil de la dignité et de l’intégrité humaine. Loin des questions normatives, les plus
« Tout le monde a le droit apparemment d’avoir une opinion sur le travail du sexe sauf les travailleurs du sexe eux-mêmes dont la parole n’est que rarement reprise politiquement et jamais considérée comme une parole d’expert ». Actuellement, personne ne détient la solution ultime, ni le modèle parfait pour gérer le « problème » de la prostitution. Malgré cela, politiques, intellectuels et féministes, chacun y va de sa petite opinion. Les seules personnes que l’on n’entend que très peu sur le sujet sont les travailleurs du sexe eux-mêmes. Pour comprendre ce phénomène, un retour sur l’argumentaire dominant est nécessaire. Bien souvent, les prostitués sont relégués au rang de victimes. Victimes du système,
24
réfractaires à cette forme de syndicalisation avancent cependant des questionnements intéressants quant à la manière de transformer l’activité de prostitution en un métier normal. Quid des contrats de travail ? De l’âge de la retraite ? Des modes de recrutement ?
concerné. Tout le monde s’accordera à dire qu’il faut lutter contre le proxénétisme et les trafics. C’est ici que se situe l’urgence. Mais dans ce cas de figure, le problème n’est pas intrinsèque à la prostitution, il relève de la traite des êtres humains et de l’esclavage moderne. Pour atteindre ces personnes et prendre des mesures efficaces en la matière, qui de mieux placé que les associations et les syndicats qui sont en contact direct avec ces véritables victimes ? Le fait merveilleux des sociétés prônant la liberté d’expression est que théoriquement, dans celles-ci, on n’ait plus besoin de s’exprimer à la place des autres. On légifère contre les prostitués comme on légifère contre les femmes voilées, sans jamais leur laisser droit à la parole. C’est peut être làdessus que devraient se pencher nos politiques, avant d’interdire, légaliser ou encore réglementer à tour de bras.
« On légifère contre les prostitués comme on légifère contre les femmes voilées, sans jamais leur laisser droit à la parole. »
1 L’article a été entièrement écrit en se référant aux travailleurs ET travailleuses du sexe au masculin pour éviter l’amalgame habituel qui veut que la prostitution soit une activité exclusivement féminine. Bien entendu, le masculin se veut, dans ce cas de figure, neutre, et inclut homme, femme, transsexuel-le, queer et pangender. Voir le communiqué de presse du STRASS du 02/03/2011: http://site.strasssyndicat.org/2011/02/les-feministes-doivent-soutenir-et-inclure-les-travailleusesdu-sexe/ 2 Du nom de la célèbre courtisane grecque. Pour plus d’information sur l’association, voir : http://www.aspasie.ch
Ce qui est regrettable dans l’argumentaire abolitionniste, c’est que la dignité humaine y soit encore une fois placée en dessous de la ceinture. Il y a comme un vieux relent désagréable de patriarcat dans des opinions qui prônent l’idée selon laquelle une personne ne pourrait en aucun cas vendre des prestations sexuelles par choix. La moralisation de la notion même de consentement est un exercice périlleux, car la prostitution est multiple et diverse ; elle n’a pas qu’un visage, de l’étudiante à, l’escort boy en passant par la mère de famille, c’est un ensemble de personnes très différentes qui est
25
International.ink
Le BARI à la croisée des chemins L’ANNÉE 2012 MARQUE UN VÉRITABLE TOURNANT POUR LE BARI : LA CRÉATION D’UNE NOUVELLE STRUCTURE, QUI L’ÉMANCIPE D’UNE GOUVERNANCE PLURI-FACULTAIRE, OUVRE EN EFFET DE NOMBREUSES OPPORTUNITÉS. PLAIDOYER EN FAVEUR D’UNE VISION AMBITIEUSE POUR LE FUTUR DE CETTE FORMATION. Théo Aiolfi Le Baccalauréat universitaire (ou Bachelor) en Relations Internationales (BARI) est issu d’un double évènement : la fin de la licence donnée conjointement par l’Université de Genève (UNIGE) et l’Institut universitaires de hautes études internationales (HEI) et l’alignement sur le système de Bologne imposant un cycle d’études en trois ans. Formation volontairement hybride et fondée sur la pluridisciplinarité, le BARI est issu de la collaboration entre les facultés de Droit, de Lettres et de Sciences Économiques et Sociales (SES), cette dernière ayant été jusqu’à présent responsable administrativement de la formation.
« Doit-on imaginer le passage du Bachelor en Relations Internationales à un Bachelor en Etudes Globales ? Une formation dépassée par son succès Très vite et de façon plutôt inattendue, la filière devient une des formations phares de l’UNIGE, attirant chaque année un nombre croissant d’étudiants : à sa création en 2005, le BARI accueille 257 nouveaux inscrits, contre un nombre variant entre 500 et 600 étudiants en première année depuis 2009. Bien que cette croissance constitue une manne financière grandissante pour l’Université, force est de constater que ni le rectorat, ni la Commission de
Direction du BARI - organe chargé réglementairement de la « coordination entre les facultés partenaires » - ne sont capables de gérer cet afflux d’étudiants. Suite aux demandes soutenues – via l’AESPRI notamment – de la communauté estudiantine et aux inquiétudes grandissantes des membres des corps intermédiaire et professoral, le rectorat mandate en décembre 2009 un groupe de travail chargé de « formuler des scénarios relatifs au développement du domaine des études internationales à l’UNIGE ». Le rapport Keller, du nom du professeur chargé de superviser le groupe, évoque alors trois faiblesses majeures du BARI : l’insuffisance des ressources, une gouvernance inadaptée et un manque de visibilité. Il apparait entre autres que cette Commission de Direction n’est pas dotée des armes administratives nécessaires pour prendre des mesures rapides et efficaces, tout changement majeur devant recevoir l’approbation des six instances : les trois collèges des professeurs et les trois conseils participatifs des facultés concernées. Et nul besoin d’un rapport pour constater l’aberrant ratio étudiants/professeur dans les cours ex cathedra en première année, les files d’attente interminables à chaque début de semestre ou encore les batailles à mener pour intégrer un des séminaires, euxmêmes poussés au maximum de leur capacité.
26
Et le « messie » arriva enfin Le rapport Keller suggérait finalement la création d’une Unité d’Enseignement et de Recherche (UER), structure moins lourde qu’une faculté mais dotée de moyens plus importants et d’une autonomie bien plus élevée que ne l’était jusqu’alors le BARI. Les dirigeants de l’Institut Européen de l’Université de Genève (IEUG) y voyant des intérêts convergents, une proposition est lancée visant à fusionner ce dernier avec le bachelor. Et c’est ainsi que le projet voit le jour le 28 septembre dernier, lorsque le rectorat annonce officiellement la création d’un « Global Studies Institute », initialement traduit en français par l’étonnant « Institut de Gouvernance Globale ». Les buts assumés de celui-ci sont de contribuer au rayonnement universitaire de la Genève internationale et de créer un nouveau pôle dans les études globales. Par ailleurs, concernant le BARI, l’institut est censé lui assurer une meilleure visibilité nationale et internationale, lui allouer des moyens enfin adaptés (humains comme financiers) et régler l’ensemble des problèmes de gestion. Des objectifs louables, on ne peut le nier, mais une telle solution miraculeuse paraît trop belle pour être vraie et il est temps de remettre un peu en question ce nouveau messie. Outre les débats sur le choix d’un nom principal en anglais, la pertinence du qualificatif de « global » est à l’heure actuelle contestable, sur-
Vie universitaire
tout sachant que l’institut ne proposera initialement, au niveau master, que des études européennes. Par ailleurs, le choix de « global » face à « international » a énormément d’implications intellectuelles et pédagogiques. Doit-on imaginer le passage du Bachelor en Relations Internationales à un Bachelor en Etudes Globales ? Il faut également évoquer l’arrogance d’un nom français incluant le terme « gouvernance » : une telle dénomination, loin de toute exigence de neutralité éthique, implique la perspective d’une science appliquée. Va-t-on enseigner aux étudiants la façon de « gouverner » globalement ? Faut-il redouter l’idée de cours de « management des pays en voie de développement » ou toute autre absurdité teintée de néocolonialisme ? « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » Mais l’heure n’est pas encore au pessimisme : la structure naissante que constitue cette UER n’en est qu’à ses balbutiements administratifs, surtout que les étudiants ne seront immatriculés auprès de l’institut qu’à la rentrée prochaine. Par ailleurs, la création de celui-ci a instauré une dynamique au sein de l’UNIGE qui semble plus ouverte que jamais au changement. Ce contexte est une opportunité à saisir pour les étudiants : il s’agira d’imposer une vision cohérente au BARI et de proposer un véritable projet sur le long terme. Il sera surtout primordial d’éviter que le nouvel institut ne se transforme en coquille vide, reproduisant à l’identique toutes les faiblesses actuelles de la filière. En décembre 2010, quatre membres du corps intermédiaire rendaient sur demande du rectorat un document intitulé « Réflexions quant
à la mise en œuvre d’une UER en études internationales à l’UNIGE ». Ce document ambitieux proposait une véritable vision, à la fois réaliste et argumentée, de ce que pourrait devenir idéalement cet institut nouvellement créé. En plus d’une proposition de structure spécifique pour l’UER et de la demande d’engager des professeurs et assistants spécifiquement rattachés à celle-ci, on peut isoler dans ce rapport deux éléments particulièrement fondamentaux pour les étudiants.
« [Il faut] éviter que le nouvel institut ne se transforme en coquille vide reproduisant à l’identique toutes les faiblesses actuelles de la filière. » Le premier de ces points visionnaires est la suggestion de refonte majeure du BARI, qui prévoit notamment l’insertion, dès la première année, de séminaires pluridisciplinaires ainsi que d’un cours de Relations Internationales (notons l’incongruité d’entrer en deuxième année de sans jamais avoir eu un cours sur le sujet, ni savoir en quoi consiste la matière !). Notons également la proposition remarquable d’insérer en deuxième partie, au lieu de cours épars et sans liens, des modules thématiques (la géopolitique, le développement, les organisations internationales,…). En effet, étudier une problématique sous ses angles juridiques, politiques, historiques et économiques, ceci par le biais de plusieurs cours et séminaires en relations, représente certainement une avancée en termes de cohérence académique. Bref, des mesures pour améliorer la cohésion du programme et jouer sur le point fort du BARI : sa pluridisciplinarité. Le second point saillant évoquait la
création dans l’UER de masters successifs au BARI capables d’attirer les étudiants étrangers; des masters sélectifs, donnés en français et en anglais, tenant compte des spécificités de la recherche à Genève. On trouvait des propositions de masters en recherche (« Sécurité et régulation des conflits », « Globalité, mobilité, identités », …) ou professionnels (par exemple « Pratiques humanitaires », en collaboration avec le CICR). Cette proposition a l’avantage d’éviter un double écueil : à savoir créer un potentiel « master-poubelle » sans débouchés et concurrencer sur ses terres le prestigieux IHEID. Aussi argumentées et pertinentes qu’elles soient, le rectorat n’a donné aucune suite à ces réflexions. Pourquoi laisser pourrir dans les archives des propositions aussi intéressantes ? Certes, ce rapport n’est peut-être pas exhaustif dans ses demandes - on pourrait par exemple insister sur le développement des enseignements proposant des théories alternatives et développant l’esprit critique des étudiants – mais il pourrait servir de base à un potentiel questionnement au sein de l’Assemblée Participative de l’UER. Le contexte actuel est particulièrement propice au changement et aux grandes tentatives de bousculer le statu quo : il est grand temps, chers étudiants, de prendre en main le destin de notre formation. La balle est dans notre camp, à nous de faire entendre notre voix.
International.ink
La Dissolution de la faculté des SES : Une pièce qui se joue dans votre dos Benjamin Danbakli Depuis le début de l’année, des murmures et de multiples rumeurs ont été prononcés entre les murs de l’université concernant la dissolution de la faculté SES. Les informations sont mal passées et beaucoup d’étudiants se sont sentis trompés, oubliés, laissés en marge des décisions les concernant directement. Ce qui s’est passé depuis ces derniers mois relève d’un coup de force qui blesse profondément la démocratie universitaire. Cependant, aujourd’hui, le rideau semble se lever et l’avenir de notre faculté, bien qu’incertain, commence à revenir entre les mains des concernés. Une histoire encore obscure pour nombre d’entre vous, et qui mérite de s’y arrêter quelques instants. Acte 1 : Entre tragédie et comédie Le premier acte débute par une lettre du recteur, Jean-Dominique Vassalli, datant du 6 février, qui énonce la volonté de créer deux nouvelles facultés. La première, axée sur l’économie et le management, et la deuxième, sur les sciences sociales et politiques. Un calendrier a été dressé et cette décision devait passer au Conseil d’État cet été pour ensuite être appliquée dès janvier 2014. Hors, cette procédure a eu lieu juste après les examens, pendant les vacances, dans le dos des étudiants. Cette lettre a ouvert la porte à de nombreuses rumeurs dont l’origine est trouble. L’idée de créer un bachelor unique en sciences sociales et politiques a vu le jour et s’est diffusée à travers les couloirs de l’université. L’idée de ce bachelor était de réunir toutes les disciplines des sciences sociales et politiques dans une même et unique formation. En deuxième année, tous les étudiants concernés partageraient deux tiers de leurs cours en
tronc commun puis un tiers en troisième année. Acte 2 : Coup de théâtre au Conseil participatif C’est dans une ambiance de doutes et de suspicions que débute ce deuxième acte. Les non-dits et les multiples informations officieuses courant les couloirs réveillent un sentiment de révolte de la part des plus sensibles parmi nous à la politique universitaire, prenant ainsi conscience qu’ils ont été bernés. La peur grandissante d’être victime d’une manipulation dont le but est de détruire nos bachelors et de dévaloriser nos diplômes a poussé certains à l’action. La première de ces actions a été menée à l’initiative de l’AESPRI (Association des Étudiante-s en Science Politique et Relations Internationales) à travers une lettre adressée au recteur à la mi-mars. Les réactions sont multiples. Tout d’abord, elles concernent la forme du dossier, donc la procédure à proprement parler. L’AESPRI dénonce une décision qui va à l’encontre de deux articles de la loi sur l’université concernant la transparence (article 7) et la participation (article 8). Les délais, eux aussi, essuient nombre de critiques. Il a fallu quatre ans au Global Studies Institute pour voir le jour. Le délai accordé à cette dissolution (janvier 2014) apparaît, par conséquent, outrageusement court. Enfin, des critiques ont été soulevées sur le fond du dossier. Si l’AESPRI reste ouverte quant aux modalités concernant le départ d’HEC de la faculté SES, une idée est vertement refusée, celle de créer un bachelor unique en sciences sociales et politiques. Une décision qui pourrait fortement diminuer la qualité des enseigne-
28
ments dispensés, ainsi que leurs richesses et leurs diversités. Comment confondre la géographie, la sociologie, l’histoire économique, la science politique, la socioéconomie, bref, tout un ensemble de disciplines, dans une même formation ? Certes elles sont sœurs en sciences sociales, mais chacune a son histoire propre, un champ d’étude spécifique, une analyse particulière de la société. Chaque disciple de ces sciences, chaque élève de ces formations, trouve dans ces dissemblances leur indépendance et leur légitimité. Et puisque le modèle de bachelor unique proposé par le recteur est directement calqué sur celui de l’UNIL, cela pose aussi la question primordiale de l’uniformisation des formations universitaires suisses. Doit-on défendre une uniformisation efficace des universités suisses, ou un particularisme enrichissant de par la diversité des formations proposées ? Ces questions que pose l’AESPRI forment le corps d’une revendication plus large, qui demande « l’arrêt immédiat de toute négociation concernant la réorganisation de la Faculté tant que les personnes concernées par cette dissolution ne seront pas associées au processus ». S’il y a restructuration de la Faculté, cela doit se faire en son sein, au Conseil Participatif SES (l’organe législatif de la faculté). Acte 3 : Une révolte entre vos mains Le troisième acte est le dénouement de la pièce. Le Conseil Participatif SES s’est réuni le vendredi 22 mars 2013. C’est dans une petite salle d’Uni Mail, prise d’assaut par de nombreux étudiants, professeurs et assistants que le destin de la faculté a changé de main. La mobilisation
Vie universitaire
étudiante a été surprenante. A la clameur d’un « Non au divorce précipité des SES », la communauté étudiante a su faire entendre sa voix. L’AESPRI exprime son étonnement, comme bon nombre de professeurs, d’assistants, et de membres du personnel administratif et technique, quant à la gestion hasardeuse, hâtive et confidentielle du rectorat dans ce dossier. Ce dernier s’est défendu d’une précipitation du processus en expliquant que « nous sommes bien en amont d’une quelconque décision ». C’est parce que la balle est désormais dans notre camp – celui du Conseil participatif et donc en partie des étudiants, selon les dires du recteur – que le CP a pris la décision de reprendre en main la situation. Le roi déchu laisse place désormais à une commission légitime et démocratique où sont présents des représentants des étudiants, des assistants et du corps professoral. Cette commission décidera prochainement du calendrier à tenir concernant toute réorganisation envisagée au sein de la faculté.
Cependant, ne nous réjouissons pas trop vite. Si nous avons remporté aujourd’hui une grande bataille, nous n’avons pas gagné la guerre ! Si les étudiants étaient nombreux lors de cette réunion, rien ne nous dit qu’ils seront toujours présents lorsque des décisions concrètes devront être apportées. Si vous, lecteurs, croyez que cette bataille a été menée en toute facilité et que les prochaines pourront se passer sans vous, détrompez-vous ! Soyez prudents et attentifs aux évènements à venir car ils vous concernent directement. Toute aide est précieuse dans ce combat. Qu’aurions-nous fait sans ces étudiants qui luttent pour nous, dans l’anonymat du plus grand nombre, sacrifiant de leur précieux temps d’étude pour de justes causes ? Qu’aurions-nous fait sans l’intervention du clairon irlandais et le comique d’un fichier word défectueux ? Des décisions doivent désormais être prises. Pour cela, un consensus entre les filières économiques
29
et sociales doit avoir lieu pour que chaque partie reparte gagnante. La séparation aura bien lieu, le rectorat est impératif sur le sujet. C’est sur ses modalités que la question se pose à présent. Comment faire sortir HEC de la faculté sans mutiler les sciences sociales ? Telle est la question que se posera la commission pendant les vacances d’été, en espérant qu’aucune décision ne sera prise, encore une fois, à l’insu des étudiants alors en examens ou en vacances et qui ne peuvent savoir qu’un cadeau empoisonné les attend à la rentrée. Par conséquent, que vous soyez de HEC ou de sciences sociales, l’avenir est entre vos mains. Quant à vous, étudiants en sciences sociales, sachez que l’enjeu est beaucoup plus grand. Ce ne sont pas les sciences sociales de Genève qui sont touchées, mais les sciences sociales dans leur ensemble. Depuis trop longtemps elles sont bafouées et mises au ban des formations universitaires, jugées inutiles et onéreuses. A vous de les défendre !
International.ink
Afternoons in Utopia 3 Choderlos de Laclos, avec ses « Liaisons dangereuses », nous livrait des lettres trouvées dans une vieille malle poussiéreuse. XXIe siècle oblige, ce sont normalement des mails retrouvés par hasard dans les dédales d’un ordinateur abandonné que je vous présente dans les numéros d’International.Ink. Pourtant, c’est une lettre manuscrite que j’ai cette fois le plaisir de vous divulguer.
Claire Camblain Paris, le 21 juillet **** Pour toi ma Chérie… Je pleure par dépit. Parce que je ne peux rien faire. Imagine. Je suis loin et tu me racontes tout ça. Je suis loin, je ne sais pas quelles proportions ça prend chez toi. Je ne peux pas t’en vouloir. Je suis juste loin. Je suis loin, je ne peux rien mesurer. Je ne peux pas suivre ta vie au jour le jour. Je voudrais bien pourtant ! Mais j’imagine qu’il y a des choses qui sont plus simples de plus loin. J’imagine que de là où je suis je n’ai pas toutes les retombées au quotidien. Mais là, pour le moment, je pleure. Pourtant, je suis heureuse tu sais. Je n’ai pas peur de demain, ni de la semaine prochaine. Je pense pas que la vie soit nulle, ni que le monde soit pourri, ni qui les gens soient corrompus. Alors peut-être que je ne pleure pas de tristesse. Peut-être que je pleure aussi de bonheur de t’avoir rencontrée. Peut-être que je pense au hasard, toujours ce fichu hasard, qui aurait tout changé… Peut-être que je pense à tout ce que tu m’apportes, malgré ce que tu penses croire. Peut-être que je pense à quel point tu m’enrichis. Tu es mon amitié la plus ancienne, je tiens à toi plus qu’aux autres. Tu es une amie incroyable. Lise, tu es ma force. Je dois sûrement aussi penser au fait qu’on se ressemble énormément et que ce qui nous sépare n’est que ce petit tournant que tu as pris et que j’ai ignoré. Ce petit tournant qui coûte dix tu-sais-quoi et quelques relations. Ce petit tournant qui fait certainement ce pour quoi je pleurais. Mais maintenant j’ai séché mes larmes. Je te regarde et tu es rayonnante. Même en pyjama/T-shirt de capoeira. Et oui, je te promets. Oui, on a le droit d’être des adolescentes sans cervelle et totalement dépourvues du sens des réalités et des priorités. Promis, je ne l’oublierai plus. Promis je ne laisserai pas le problème nous envahir. Parce que tu es autre chose que malade. Parce que même en dehors de ça, on est amies. Amies avant tout, hein. On s’en est pas trop mal sorties l’année dernière, mais là on va faire encore mieux, hein. N’oublie pas de sourire. N’oublie pas de ne plus penser. Prends soin de toi, un point c’est tout. Je t’aime Je t’aime Je t’aime Il est plus de minuit, mais comme je suis encore en train de t’écrire on va dire qu’on est encore hier, ok ? Bon anniversaire, ma Chérie ! Ton Anouk.
30
Rue dandy
31
International.ink
Le Rap, c’était pas mieux avant Alors que la scène rap underground américaine voit naître jour après jour nombre de jeunes talents prometteurs, les amateurs proclamés du vieux continent semblent faire la sourde oreille et se complaire dans leur nostalgie. Alexis Rapin Ils s’appellent Torae, Fashawn, Reks, Action Bronson, Ruste Juxx, Skyzoo, Roc Marciano… Ils sont jeunes, pleins de talent, et constituent, avec d’autres, ce qu’on pourrait appeler la « new school » du Rap underground américain. Vous ne les connaissez pas ? Eh bien vous devriez. Ces jeunes loups ont en effet tous les atouts pour séduire : ils sont épaulés par les meilleurs producteurs du milieu, peuvent se targuer d’un haut niveau de MC’ing et sortent des albums de qualité. Adeptes des réseaux sociaux, ils bénéficient de surcroît des outils de promotion les plus redoutables qui puissent actuellement exister.
« Arborant un t-shirt - Le Rap c’était mieux avant -, on se prend à rêver d’un âge d’or révolu, maudissant une industrie musicale qui aurait tout détruit de la belle époque » Et pourtant… Et pourtant, le public rap, européen tout du moins, semble largement ignorer l’existence de ces newcomers. On est même en présence d’un phénomène plutôt étrange : la plupart des auditeurs se revendiquant comme fans de Rap Underground semblent nostalgiques, voire blasés. Arborant fièrement un t-shirt « Le Rap c’était mieux avant », on se prend à rêver d’un âge d’or qui serait révolu, maudissant une industrie musicale qui aurait tout détruit de la belle époque pour le remplacer
par une soupe insipide, seul plat au menu aujourd’hui. Et puisque l’âge d’or est indubitablement terminé, aucun intérêt donc à s’intéresser aux nouveaux venus. Mais qu’est-ce donc que cet âge d’or ? Est-ce plutôt les eighties, avec Run DMC, les Beastie Boys et autres KRS one ? Ou est-ce plutôt les nineties, avec des Cypress Hill, Wu-Tang Clan, De La Soul, etc. ? S’étendraitil même jusqu’au début des années 2000, avec Eminem ou Method Man et Redman ? Sur cette question déjà, les avis des nostalgiques commencent à diverger, comme des protestants américains qui débattraient de savoir qui, des luthériens ou des mormons, est le plus proche de la vérité divine. On n’est pas tout à fait d’accord sur les dates, mais en gros on trouve finalement indiscutable que ce qui se faisait « avant » était mieux. « Avant quoi ? » serait une première question à élucider. Ce que nous nous plaisons souvent à appeler « old school » n’est pas un grand compost dans lequel s’accumulent couche par couche des fossiles musicaux indissociables. Entre un tube de Grandmaster Flash et un morceau de Rakim, qu’on rangera tous deux allégrement dans le tiroir estampillé « old school », il y a déjà un océan. Briser le mythe Il convient donc déjà de relativiser la notion d’ancien. Ce qui est ancien pour l’un sera récent pour un autre. Dans son célèbre livre Can’t stop won’t stop, Jeff Chang explique d’ailleurs que des artistes comme Run DMC ou LL Cool J ont longtemps été considérés comme faisant par-
32
tie de la new school, la old school se rattachant uniquement aux grands pionniers tels Kurtis Blow, Afrikaa Bambataa et consorts. Que faut-il donc en tirer ? En premier lieu, une leçon très simple : l’Histoire s’écrit en permanence. On aime bien être passéiste. Ca a quelque chose d’un peu sexy finalement, l’ancien. Mais ce n’est bien souvent que pur relativisme. On déteste quelque chose au moment X, et on l’adorera au moment postérieur Y, parce qu’il sera devenu éligible au Hall of Fame du old school. Faut-il donc attendre qu’un morceau soit estampillé comme « vieux » pour se décider à l’écouter et l’apprécier ? En second lieu, il faut briser ce mythe, cette vue de l’esprit, qui voudrait peindre un tableau tout rose (bien qu’en noir et blanc) d’une époque glorieuse où le rap était bien meilleur qu’aujourd’hui. Ce propos, que les nostalgiques tiennent aujourd’hui, d’autres l’ont tenu, dans les nineties comme dans les eighties. Des mauvais MC’s, des vendus, des imposteurs et des stars qui ne méritent pas leur place, il y en a toujours eu. Sugarhill Gang ou MC Hammer ont par exemple longtemps été considérés comme des traîtres à la cause (probablement à raison), pourtant les foules d’aujourd’hui s’enflamment lorsqu’un DJ les joue en soirée. A leurs débuts, House of Pain était pointé du doigt comme une bande d’intrus dans le Hip-Hop, à présent tout le monde est amoureux de « Jump Around ». Et n’oublions pas que KRS One et MC Shan, aujourd’hui vénérés pour leur authenticité, ont mis fin à leur rivalité historique en réalisant une pub pour Sprite… L’âge d’or a aussi ses heures sombres.
Rue dandy
33
International.ink
Neva Forget Attention néanmoins, ne mettons pas la cellule avant le vinyl. Il ne s’agit pas ici de nier la valeur de toute la old school, et reléguer ainsi les pierres blanches de l’histoire du Rap au grenier. Les grands noms mériteront toujours respect, si ce n’est pas en leur érigeant des statues, tout du moins en continuant à hocher vigoureusement la tête lorsqu’on entend un classique cracher à travers les enceintes. Le propos défendu est tout simplement le suivant : il n’y a aucune incompatibilité entre old school et new school. Pourquoi ne pourraiton pas aimer les deux ? A moins que l’on soit véritablement psychorigide, même l’oreille la plus exigeante trouvera toujours son bonheur dans le flot abondant de nouvelles productions musicales. Preuve en est que nombre d’artistes affichant quelques kilomètres au compteur continuent de sortir de nouveaux albums, qui ravissent la plupart des fans de la première heure. On pensera par exemple à Nas, The Roots, Buckshot, Pete Rock, Ice Cube ou encore Large Professor. Le paradoxe La seule condition pour dénicher de nouvelles perles serait encore de se donner un semblant de peine à les chercher. Le mot underground paraît à cet égard lourd de sens. Quel intérêt à aimer l’underground si on n’a pas pour souhait de l’explorer et découvrir quelque chose que l’industrie musicale de masse ne peut nous offrir ? La cohérence voudrait donc déjà que, si on est attaché au rap underground, on s’échine un minimum à défricher de nouvelles terres. « Diggin’ in the crates » comme disaient les anciens. Une fois ce pas franchi, on pourrait encore dire que, puisque ce qu’on cherche est censé être du domaine des non-initiés, la tâche est ardue. C’était peut-être vrai il y a vingt ou
dix ans, mais l’excuse est aujourd’hui irrecevable. A l’heure des téléchargements pirates et du bouche à oreille des réseaux sociaux, on voit mal ce qu’il y a de complexe à découvrir de nouveaux talents cachés. Ecoutez-en un sur Youtube, et c’est trois, quatre ou cinq autres nouveaux noms qu’on vous proposera automatiquement, accessibles en un seul clic. Le constat est donc un mystérieux paradoxe : il n’a jamais été aussi facile de découvrir, écouter et obtenir de la musique nouvelle, et pourtant très peu d’amateurs de rap underground, ni même de DJ’s, ne se donnent cette peine.
« On déteste un morceau au moment X, et on l’adorera au moment postérieur Y, parce qu’il sera devenu éligible au Hall of Fame du old school » Un fossé qui se creuse ? Le phénomène est-il irrémédiable ? Le rap est-il condamné à se déchirer en deux, avec d’un côté les Drake, Kid Cudi et autres Wiz Khalifa, brillants sous les projecteurs, et d’un autre les Nottz, les Joey Bada$$, et Doppelgangaz, restant méconnus de notre côté de l’Atlantique ? Peut-être pas. Tout d’abord, on voit que quelques jeunes MC’s ambitieux commencent à percer. Mac Miller, Kendrick Lamar, Big K.R.I.T. en sont des exemples. On pourra les écouter sur Couleur 3, percevoir leurs noms dans quelques conversations çà et là, voire même les entendre en soirée. On peut bien entendu débattre de leur appartenance ou non à la scène underground, mais notons malgré tout le progrès. Par ailleurs, on peut éventuellement
34
compter sur la mue entamée par l’industrie musicale pour faire pencher un peu la balance. Un constat s’impose : l’auditeur lambda recourt désormais plus à Spotify et à Youtube qu’à MTV pour étoffer sa culture musicale. On peut donc éventuellement espérer que, plus les règles du jeu qui ont prévalu jusqu’alors dans le show-business de masse seront mises à mal, plus il sera facile pour des artistes émergents (issus du rap dans notre cas) de se faire connaître. Cette prédiction prend d’ailleurs déjà en partie forme, puisque la plupart des albums des artistes précités se vendent sur l’iTunes Store, avec un certain succès, pour ne pas dire un succès certain. Faudrait-il encore que ce succès se manifeste en Europe. On peut néanmoins penser que le phénomène devrait être appelé à croître, et donc que nos jeunes loups ont de bonnes chances de faire leurs marques, petit à petit. « Time will tell ». En tous les cas, une chose est sûre : si des grandes légendes, comme DJ Premier, Dr. Dre, 9th Wonder ou Lil’ Fame commencent à collaborer avec nos nouveaux lascars, c’est indubitablement que la course se trouve au point où les concurrents se passent le relais. Tout ce qui manque, ce ne sont donc que quelques spectateurs en plus dans le stade.
Rue dandy
BIG BANG !!! x4 click x12 click x36 shit ! x4 2011 Du chaos fusionnant aux clartés contraires De l’éclat incendiaire à l’obscur océan Du tremblement irradié aux déserts troublés L’éveil du monde sera métamorphosé. ……………………………… …………………………. …………………… ……………… ………… ……
…… ………… ……………… …………………… ………………………… ………………………………
2012 Place au gouffre. Noir et troublé L’incendie déclaré est maintenant cendré Qui a gagné, qui a perdu ? Le Mal rigole, le Bien est boiteux.
2013 ??? Jason Pegat
35
International.ink
Die Kunst Aufzuräumen : l’art de ranger De la chambre de Van Gogh aux piscines municipales, un artiste zurichois maniaque de l’ordre « range » œuvres contemporaines et objets du quotidien. Une approche critique de l’art contemporain toute suisse-allemande. Ian Florin Si Ursus Wehrli devait avoir une devise, on peut être sûr qu’il choisirait celle-ci : « propre en ordre », ou plutôt « Guet ufgrumt », en zurichois dans le texte. C’est qu’Ursus adore ranger, et de cet amour pour l’ordre il a créé un véritable art. Avec son concept du Kunst Aufräumen il propose de « ranger l’art », d’y mettre de l’ordre, au sens propre et très pratique du terme. L’idée est simple comme bonjour : Wehrli découpe les différents éléments qui composent une œuvre pour les réarranger de manière à trouver un nouvel agencement plus ordonné, plus rationnel. Après s’être attaqué à quantité d’œuvres célèbres, il s’est intéressé aux objets du quotidien puis au rangement « grandeur nature » (parking, piscine municipale…!). De son art, Ursus Wehrli a tiré trois livres qui compilent son travail : les œuvres originales y sont confrontées à leurs alter ego « rangées ». Son approche intrigue et plaît : ses ouvrages sont traduits en quatre langues et vendus à un demi-million d’exemplaires dans le monde entier.
« Le travail de Wehrli fait réfléchir sur l’art contemporain, en procédant à une déconstruction plutôt qu’à une facile destruction » Si l’intéressé se dit lui-même surpris de son succès, c’est qu’avant d’être une démarche artistique, son concept de Kunst Aufräumen est surtout une bonne plaisanterie. Ursus Wehrli n’est ni peintre, ni critique
d’art, il est comique professionnel. Cela fait 20 ans qu’il écume en duo les planches de sa Suisse-allemande natale, et a « rangé » sa première œuvre sur scène, juste pour la blague. Il raconte à qui veut l’entendre qu’il a eu l’idée de ranger l’art grâce à une peinture de Donald Baechler exposée dans son salon : Ursus se serait un jour ému du sort du personnage principal du tableau, condamné à regarder un amas désordonné de carrés rouges à longueur de journée. Il aurait décidé d’empiler soigneusement les carrés pour apporter plus d’harmonie au tableau. C’est depuis cet épisode qu’il dit avoir commencé à regarder l’art moderne de plus près et à développer son intérêt pour le rangement. Que l’on ne s’y trompe pas, si Ursus Wehrli a poussé le dogme du rangement helvétique à l’extrême, c’est aussi pour mieux le tourner en ridicule. Il dit aimer « cette idée que le rangement et l’ordre puissent aboutir à quelque chose de complétement absurde ». Ce que Clémenceau disait à propos de la guerre, Ursus Wehrli semble le suggérer à sa façon pour l’art contemporain : c’est une chose bien trop drôle pour être confiée à des critiques d’art. Une nouvelle façon d’appréhender l’art contemporain Si la démarche de ce dérangé du rangement est avant tout ludique, elle est tout à fait intéressante dans sa manière d’appréhender l’art contemporain. Comme l’explique Wehrli, il s’agit pour lui de porter un regard nouveau sur certaines œuvres en les rangeant, de faire apparaître des éléments invisibles dans leurs configu-
36
rations initiales. Il propose ainsi une nouvelle façon de les appréhender extrêmement simple et assimilable par le plus grand nombre. Il voit dans sa méthode une « façon simplifiée de comprendre l’art » qui « insiste sur la liberté d’interprétation et d’appropriation d’une œuvre ». Ursus Wehrli affiche sa volonté de vulgariser un courant culturel qu’il trouve trop inaccessible et voit dans sa démarche un moyen de « réconcilier l›art contemporain et ses opposants les plus sceptiques. »
« Ursus Wehrli adore ranger, et de cet amour pour l’ordre, il a créé un véritable art » Si on peut voir dans son travail un hommage à certaines œuvres, on peut tout autant y voir un affront. Quand Wehrli dit vouloir rendre plus lisible l’art contemporain, c’est bien parce qu’il le trouve illisible de prime abord. En moquant les artistes pour leur manque de sens, de logique, Ursus Wehrli reflète le malaise actuel par rapport à l’art contemporain : il va jusqu›à taxer certaines peintures de gribouillages ou encore de productions totalement hasardeuses faites à la va-vite. Humour certes, mais non-dénué de sens. Le travail de Wehrli fait réfléchir sur l’art contemporain, en procédant à une déconstruction plutôt qu’à une facile destruction : là où Kassovitz faisait détester l’art à trois jeunes banlieusards au détour d’une galerie, Wehrli choisit la pitrerie et non la haine. Sources images : http://www.kunstaufraeumen.ch/
Rue dandy
37
International.ink
Le Festival Tous Ecrans augmente sa qualité d’un cran L’événement a fêté cette année ses 18 ans, âge prétendu de la majorité et de la maturité. A cette occasion, de nombreux changements ont été opérés à la fois dans l’organisation et dans la programmation, afin de promouvoir encore plus la fiction sous toutes ses formes.
Anaïs Pascal et Charlotte Ruiz
Le 18e Festival International de la Fiction, Tous Ecrans, s’est déroulé à Genève du 2 au 8 novembre 2012. Au cours de cette dernière édition, les spectateurs ont pu découvrir une infinité de créations, produites par des réalisateurs parfois jeunes, parfois confirmés et reconnus. Entre la maison des arts du Grütli, l’auditorium Arditi, le restaurant du parc des Bastions et le Little Buddah, plusieurs événements et projections spéciales ont été organisés autour de différents thèmes, à l’exemple du Game Day (journées de conférences sur le parallèle entre cinéma et jeux vidéo). L’ancien Festival de Cinéma Tous Ecrans est devenu cette année
le Festival Tous Ecrans. Outre ce changement de nom, beaucoup de nouveautés sont apparues en regard des éditions précédentes : l’entrée est devenue libre et gratuite, le Forum Nouvelles Vagues a fait son apparition et six nouvelles catégories ont été ajoutées à la compétition. Alors pourquoi assister à ce festival et qu’a-t-il de plus que les autres ? Tour d’horizon de ce qui fait de cette manifestation un événement unique en la matière. Parmi les changements les plus notables, on soulignera la nouvelle gratuité de la manifestation. C’est grâce aux partenaires du Festival
38
que l’entrée libre a pu être instaurée. Ceci constitue une première pour un festival international en Suisse. Toute personne souhaitant se rendre à une projection ou à une conférence a simplement eu à réserver son billet sur le site internet du festival. Comme les organisateurs l’ont souligné lors de la soirée de clôture, l’expérience de l’entrée libre a été un véritable succès. En effet, la fréquentation a augmenté par rapport aux éditions précédentes, comme le prouve le taux d’occupation des salles qui était en moyenne de 90%. Partenaire du festival depuis maintenant deux ans, le 48 Hour Film Project est un concours réunissant de
Rue dandy
jeunes cinéastes venant de Genève et de Renens. Durant cette compétition, les réalisateurs ont 48 heures pour faire un court métrage, dont les organisateurs dictent les grandes lignes. Chaque participant a tiré au sort le genre du film qu’il allait devoir réaliser. D’autres exigences étaient également posées : un personnage (Nicholas ou Nicole Jardin dont le métier est concepteur de jeux), un accessoire (un sèche-cheveux) ainsi qu’une ligne de dialogue (« J’aurais dû y penser plus tôt ») devaient faire leurs apparitions dans le film. Le mercredi 7 novembre, une soirée a été consacrée à cet événement, durant laquelle le « best of » (les 9 meilleurs films parmi les 35 réalisés) a été diffusé. Sinister Games, par l’équipe GRAHAL, a raflé 5 prix sur les 7 remis au total par le jury, remportant entre autres ceux de la meilleure réalisation et du meilleur film. Ce court métrage met en scène deux inspecteurs de police qui retrouvent le cadavre d’une jeune femme dans les bois. A la suite de cette découverte, ils élaborent différents scénarios, tous plus saugrenus les uns que les autres, pour découvrir ce qui a bien pu lui arriver. Les deux grandes équipes gagnantes de cette compétition, à savoir GRAHAL et YesWeCam, ont reçu chacune un billet d’avion, avec à la clé une participation à la Filmapalooza, la compétition internationale qui se tient à Hollywood. Pour ce qui est de la représentation des nouveaux médias projetés à l’occasion du festival, on soulignera l’introduction des fictions et documentaires interactifs. Situés à la frontière entre films et jeux vidéo, leurs présences au Tous Ecrans font de celuici un pionnier en la matière. C’est dans cette idée que la réalisatrice canadienne Katerina Cizek était invitée au festival pour présenter son projet « Highrise : Out my window », un des premiers webdocumentaire filmé à 360°. Diffusé uniquement sur
internet, ce reportage tourné dans 13 villes permet d’explorer l’intérieur des gratte-ciel au travers des histoires de vies de divers personnages. Le deuxième projet transmédia présenté au cours du Forum Nouvelles Vagues était Gesamt, plateforme de création initiée par le réalisateur Lars Von Trier. Dans un registre plus classique, les webséries ont aussi occupé une place de choix durant cette semaine. Celles-ci ont réussi, au cours de ces dernières années, à développer leurs propres ressorts techniques et dramatiques. C’est ce qui justifie leur présence au cours de la manifestation. Trois séances de projection ont eu lieu à cette occasion.
même le plus réfractaire des spectateurs. De l’amateur de blockbuster, avec Scott Pilgrimm Vs The World, à l’artiste torturé avec The Secret Society of Fine Arts en passant par l’amateur de politique avec Game Change, chacun aura pu y trouver son compte.
Parmi les formats les plus conventionnels pour un festival du genre, les séries TV n’ont pas été en reste, un week-end entier leur étant consacré. Parmi les plus notables, on peut citer la diffusion de Girls, nouvelle série d’HBO réalisée par Lena Dunham. Véritable pied-de-nez à Sex and the City et autres séries du genre, Girls retrace avec humour l’histoire de quatre jeunes diplômées dans la ville de New-York. Cependant, c’est One night, série anglaise crée par Paul Smith, qui a finalement été primée dans cette catégorie. De nombreux courts métrages internationaux et suisses ont également été projetés, à l’exemple de Résurrection, réalisé par Jeremy Rosenstein, étudiant à l’ECAL (Ecole Cantonale d’Art de Lausanne), qui conte l’histoire d’un couple tentant de réaliser un court métrage à caractère religieux. Ou encore Demain c’est loin, de Thomas Szczepanski, portrait très juste et réaliste d’un jeune français, bardé de diplômes, éprouvant quelques difficultés à trouver un emploi à Genève. Pour ce qui est du grand classique de la fiction, le long métrage, il a pu garder sa place d’honneur, avec une diffusion variée qui aura su séduire
L’événement s’est clôturé le jeudi 8 novembre par la remise des différents prix, suivi de la projection du film Le Capital de Costa Gavras. Le cinéaste était d’ailleurs présent à cette occasion afin d’assurer le discours de clôture. Un air de grand festival a régné ce soir-là à l’entrée de l’auditorium Arditi. Les invités avaient revêtus leurs habits les plus élégants, le tapis rouge était déployé et on pouvait voir les membres du staff s’activer vigoureusement pour terminer la manifestation en beauté. Grâce à la variété de ses projections, qui ont eu le mérite de séduire un public hétérogène, le festival aura permis à chacun de faire sa moisson d’images et de souvenirs. Sans trop d’audace on peut donc dire que le pari est réussi, et la maturité atteinte. Le franc succès enregistré par le festival lors de cette édition 2012 traduit sa capacité impressionnante de renouvellement et d’innovation. On vous donne d’ores et déjà rendez-vous du 1er au 8 novembre 2013, pour fêter le 19e anniversaire du festival qui, sans l’ombre d’un doute, saura encore une fois nous étonner.
39
« Grâce à la variété de ses projections, qui ont eu le mérite de séduire un public hétérogène, le festival aura permis à chacun de faire sa moisson d’images et de souvenirs. »
International.ink
Maurras et l’Action Française, passé et présent d’une idéologie Si d’aucuns se réclament aujourd’hui ‘’maurrassiens’’, savent-ils pour autant toute l’histoire du personnage et de son idéologie? En effet, au-delà du simple nationalisme basé sur une défense de la Nation par tous les moyens, sait-on que l’Action Française fut en même temps profondément antisémite et un vivier de futurs résistants? Sait-on que Pierre Messmer, grand résistant, ministre sous de Gaulle et premier ministre de Pompidou, était un maurrassien accompli? Autant de points qui incitent à retracer l’histoire de cette idéologie.
Joffrey Chadrin
L’Action Française naît en 1898 en tant que mouvement antidreyfusard. Elle est alors républicaine et traditionaliste, militant pour un Etat fort et centralisé afin de défendre la Nation contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. Maurice Barrès, influent nationaliste, donne de la visibilité au mouvement mais il est vite détrôné par un écrivain et poète très charismatique. En 1908, Charles Maurras, qui a rejoint les rangs de la ligue qu’est l’Action Française, fonde et prend les rênes de la Revue d’Action Française, l’organe de presse du mouvement. Très vite ses talents d’écrivain en font le personnage incontournable du nationalisme français. Charles Maurras est le théoricien du nationalisme intégral. Il s’agit une doctrine contre-révolutionnaire qui veut l’unité de la Nation et la restauration de sa grandeur. Il est antiparlementariste, car le parlement c’est la division, les luttes intestines, et le théâtre où se prélassent des bourgeois, la plupart juifs, décadents et inefficaces à préserver la France. Charles Maurras réussit à rendre l’Action Française royaliste. En effet, d’après lui la monarchie catholique assure la cohésion de la Nation par un ordre fort qui s’appuie sur la foi du peuple et la grandeur du roi. Pour lui, la société française est menacée par la corruption de toute part. Il y a des ennemis qui essaient
de la détruire de l’intérieur. C’est ainsi qu’il crée la notion des ‘’quatre Etats confédérés’’ qui menacent la France. Ces quatre ‘’Etats’’ seraient les juifs, les francs-maçons, les protestants et les métèques. Tous seraient unis dans une anti-France. S’il ne les nomme pas dans cette théorie, il ne laisse toutefois pas de côté les communistes : ceux-ci prônant la lutte des classes, mettraient en péril l’unité sacrée de la Nation. L’instabilité de l’entre-deux-guerres permet à l’Action Française de s’épanouir et de recruter de nombreux membres dont beaucoup de jeunes. Elle se dote même d’une branche armée, corps essentiellement composé de jeunes munis de cannes de fer qui n’hésitent pas à aller se promener dans les rues parisiennes pour passer à tabac les métèques ou les grévistes. On les nomme les camelots du Roy. Lors de heurts en 1936, les camelots du Roy agressent sauvagement Léon Blum, le leader juif du Front populaire était la cible privilégiée des attaques d’Action Française. Il finira à l’hôpital, et la violence de cet évènement conduira le gouvernement français à interdire les ligues très peu de temps après. L’Action Française devient de plus en plus violente et elle est condamnée par le Vatican alors qu’elle se réclamait très catholique. La guerre arrivant, nombre de ses membres entrèrent en résistance contre l’en-
40
vahisseur allemand. Cela peut paraître paradoxal mais ne l’est absolument pas. Malgré l’antisémitisme, la haine des soviétiques, et de tous les ennemis de l’intérieur, l’Action Française n’est ni fasciste ni nazie. Elle défend avant tout la France et ne peut donc à ce titre tolérer une menace extérieure, qui plus est venant des Allemands, ennemis naturels des Français depuis Napoléon III. Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, était un fervent partisan de la ligue. Mais Charles Maurras s’est contenté de suivre le régime de Vichy. C’est à ce moment qu’il fut désavoué aux yeux de la société française et même de ses partisans d’Action Française. Il fut d’ailleurs condamné à la prison à vie après la guerre pour ‘’intelligence avec l’ennemi’’.
« Maurras est à la fois l’homme qui a renforcé et porté l’Action Française et qui l’a délégitimée par la suite en se rangeant du côté du Maréchal Pétain. » Maurras est à la fois l’homme qui a renforcé et porté l’Action Française et qui l’a délégitimée par la suite en se rangeant du côté du Maréchal Pétain. C’est pourquoi le maurrassisme est aujourd’hui éteint voire tabou. Voilà pourquoi il est difficile au-
Rue dandy
jourd’hui d’affirmer haut et fort qu’on est maurrassien. De nombreuses personnes partagent la vision d’un Etat fort qui passe par une monarchie catholique. Mais peu de gens sont enclins à porter aux nues le Maurras collaborateur et antisémite.
« D’après Maurass la monarchie catholique assure la cohésion de la Nation par un ordre fort qui s’appuie sur la foi du peuple et la grandeur du roi. » De nos jours, l’Action Française est plutôt considérée comme le mouvement royaliste orléaniste le plus crédible de France. En outre, beaucoup de ses sympathisants et cadres ne semblent retenir de l’ancienne ligue ultra-nationaliste que la volonté d’unifier la Nation autour d’un
Roi de droit divin. L’Action Française existe encore, sans que l’on songe à la remettre en cause. Il va sans dire qu’elle a modifié ses statuts dans lesquels figurait son but : « renverser la république et rétablir la monarchie ». Mais elle a survécu au XXè siècle et n’est pas (ou plus) interdite par la loi. Peut-on être maurrassien en 2013 ? S’il on peut se réclamer d’un maurrassisme d’Etat en insistant sur le côté nationaliste, on ne peut tout de même pas considérer le danger des ‘’quatre Etats confédérés’’ sérieusement. (Je n’interdis cependant à personne de penser ce qu’il veut). Si l’on regarde attentivement, on trouve des traces plus ou moins visibles du maurrassisme dans l’extrême-droite française : le FN ne veut-il pas protéger les Français contre ceux qui les menacent, de l’intérieur (la bourgeoisie qui emplit le parlement et les postes clefs de la société) comme de l’extérieur (les immigrés) ? Mais les
41
sympathisants du FN sont-ils prêts à assumer le passé maurrassien de l’extrême-droite française ? Il semblerait que non, car aujourd’hui les populismes européens auxquels le ‘’rassemblement bleu Marine’’ n’échappe pas, se gargarisent d’un côté social voire redistributif qu’exécrait l’Action Française. Aussi est-il raisonnable de s’intéresser à ce qu’on prône avant de le crier sur les toits ou avant de le critiquer vertement en se basant sur des arguments fallacieux. Il en va de même pour toutes les idéologies issues du passé: tous ceux qui se revendiquent trotskistes sont-ils au fait de l’histoire et du présent du trotskisme? N’oublions pas ce qu’ont été les choses dont on parle, car « Une tête sans mémoire est une place sans garnison » (Napoléon Bonaparte).
International.ink
La Taranta
Matteo Maillard L’histoire prend place au coeur craquelé des terres rouges du Salento, à l’exacte verticale d’un soleil arachnide, qui depuis des siècles ronge les herbes et comprime les corps. C’est dans cette étendue solitaire, sous la flaque d’ombre que forment les rochers, dans les recoins des églises croulantes, que la petite reine des sueurs et des folies diurnes prit vie. On ne sait pas qui, de la jeune fille ou de la tarentule, a esquissé la première les signes du mal. Tout ce qui s’est su par la suite est que la jeune fille, en revenant des champs, s’était assoupie trop longuement sous le vieil olivier qui borde la masseria. Ce furent les cris stridents qui rameutèrent d’abord les hommes occupés au labeur des champs ; tous se pressant autour de la fille. Des visages de cuivre creusés par la canicule sur lesquels se figèrent des moues de dégoût à la vue des deux trous rouges inscrits à son poignet droit. On la porta chez ses parents, des paysans misérables qui l’installèrent au centre de l’unique pièce que comportait leur maison. La fièvre la renversait en convulsions, puis la figeait dans les draps en des positions extatiques. Le venin pulsé circulait dans tout le corps conférant à ses veines l’aspect de rameaux noirs et creux, sillons gravés à même sa peau diaphane. Au bout de quelques jours tous ses membres étaient raides. Tout d’abord, on la cru morte. Ses parents firent le tour du village pour récolter auprès des habitants les quelques sous nécessaires à sa sépulture. Lorsqu’on la tira du lit pour la placer dans le cercueil, le corps inerte s’agita, une morsure au bras d’un des porteurs lui fît lâcher prise sous la douleur. Elle fut précipitée au sol, rampa pieds et mains pour atteindre la grande armoire sous laquelle elle recroquevilla son maigre corps dans la pénombre. Les jours suivants furent plus rêches et cassants que la canicule écorchée qui sévissait. La jeune fille ne parlait plus, aucune émotion n’animait son visage, et son corps autrefois élancé se tordait, maintenu au sol par la force d’une terreur animale. Elle s’installa dans un recoin de la grange. On la nourrissait avec un peu de viande broyée et des fruits qu’elle saisissait d’un bond à l’entrée de la tanière qu’elle s’était confectionnée dans le foin, les deux bras lancés comme des chélicères pour ramener dans sa cache les aliments trouvés. Les habitants étaient terrifiés, et condamnèrent bientôt cette fille maudite, et mirent sa famille au ban, comme une croix blanche tracée à la porte. Ce qui circule plus vite que le venin dans ces campagnes, ce sont le rumeurs et les superstitions qu’elles époussettent, comme autant d’idoles abandonnées qu’on remet au goût du jour par peur d’être victime d’un mal qu’on imaginait scellé. La crainte des villageois les poussèrent à agir. On s’organisa dans la précipitation, suivant le rituel mystique qui incombe en ces situations. Faire dévaler par exorcisme le rythme hypnotique et les saccades lancinantes du tarantisme.
42
Rue dandy
Pour l’occasion, le barbier devint violoniste, le fossoyeur accordéoniste et le paysan se saisit du tambourin pour battre la mesure. Sur la place du village, au pied de l’église, on forma un cercle en se donnant la main. Au centre, la jeune fille qui n’avait plus aucun coin d’ombre pour se retirer, se traînait comme acculée par des bêtes encore plus immondes que celle qu’ils voyaient en elle. La musique ne s’élevait pas, elle rampait avec la fille, gesticulant sur le sol poussiéreux avec elle, se tordait et roulait, roulait dans un sens puis dans l’autre, sous les éclats stridents du violon que supportaient les cris nerveux de la foule. Le tambour battait et battait, la soulevait puis la rabattait sur la terre, s’accélérait, tapait et tapait en multipliant les spasmes. Chaque paume frappant la peau tendue répercutait la vibration comme autant de coups de bâtons sur le dos rond de la tarentule qui s’arc-boutait. Elle semblait se débattre, battre, battre une force invisible au corps à corps, ses cheveux sur la face. Après plusieurs heures de cette lutte sonore, les musiciens à bout de force pensaient l’avoir terrassée, car elle était étendue visage sur les dalles se balançant en des roulis apaisés. Lorsque le silence se mit à bourdonner, la foule s’était rassise, étourdie, et les fronts dégouttaient la chaleur accumulée des heures durant. La jeune fille semblait immobile. Elle se mouvait par de lentes reptations. Sa longue robe accrocha un pavé pour s’effiler à chacun de ses gestes. Elle commença par tourner autour des musiciens assoupis, en silence, le fil de son vêtement enlaçant le sommeil des habitants. L’étreinte de soie enveloppait soigneusement le corps de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant, son vêtement s’amenuisait au fil de ses déplacements à travers la foule. Lorsqu’ils furent tous enserrés, elle tira sèchement, manipula sa toile, agitant les bras et les jambes des musiciens qui paralysés recommencèrent à jouer, de leur propre effroi. Des coups d’archet stridents à trancher des gorges, des coups de tambours vibrants pour éclater les cœurs et l’accordéon creva ses soufflets comme des poumons. Le tempo de la mélodie s’agitait, les habitants se dressaient les uns après les autres comme des pantins hypnotisés, gesticulant, se roulant au sol, tirés de toute part en une danse frénétique de pendus grimaçants. Ils tournèrent si longtemps que lorsqu’elle relâcha son emprise, ils restèrent possédés en des épilepsies vagues, ivres derviches prostrés, ne pouvant marcher qu’à l’aide de leurs quatre membres. Derrière la masse informe et râlante, la jeune fille s’éloigna avec la démarche précieuse de l’araignée étirant le dernier fil de son vêtement. Aux limites du village, la nuit bleue révéla sa nudité. Elle pénétra une allée d’oliviers tors qui bordaient le chemin de leurs troncs noueux, recroquevillés près de cette terre qui macule d’ocre les fourrures et les peaux. Sous leur frémissante canopée qu’argentait la lune, elle redressa avec délicatesse la nuque, les épaules, puis le dos ; jusqu’à se dresser sur ses jambes-hunes. Elle psalmodia quelques mots. Un pas, puis deux, suffirent à mettre de la distance dans ce champ rocailleux. Au bas, hideux, de la colline, sa silhouette opaline disparut des yeux. Elle fuit, elle fuit, corps délié et langue meurtrie, se substituant aux regards des hommes dans la profondeur sourde de la nuit. Lorsqu’on te fait bête, ne t’écrase pas, ris! Entre dans leur danse, s’ils te pressent, sé vis! Danse! danse! danse! Jusqu’à faire tien le rythme initié Et la malédiction glissera de tes barreaux Pour faire de leur âme celle des suppliciés.
43
LES MURS N’ONT PAS D’OREILLES MAIS UN Valeria Mazzucchi
IS UNE LANGUE
46
47
48
49
International.ink
Voyage vers une dictature en devenir
Paulos Asfaha Anxieux, excité, intrigué : trois mots qui définissaient mon état au moment de prendre mon vol pour Buenos Aires. L’Argentine, patrie du Che Guevara, de Diego Maradona et d’Eva Perón, m’attendait. Un pays qui trottait dans mon imaginaire depuis longtemps. Une nation dont on parle tant et si peu en même temps. La patrie citée en exemple comme ayant résisté contre le FMI et la Banque mondiale, le seul pays ayant donc résiste contre le diable. Je me voyais flâner sur l’Avenida 9 de Julio , boire du maté devant la Casa Rosada, siège de la présidence, boire du Malbec en me moquant des danseurs de tango, chanter avec les supporters du Boca Juniors, cracher sur ceux du River, aller voir la fondation Borges et répéter “Che“ et “boludo“ toute la journée. Je me voyais faire tout ça parce que pour moi, l’Argentine rimait avec liberté. Officiellement, depuis 1983, l’Argentine est une démocratie. Après plus de dix ans de répression, d’assassinats et de disparitions, les Argentins découvraient le droit de vote, la presse libre et oubliaient les
couvre-feux et contrôles policiers quotidiens. Depuis 2003, la famille Kirchner est au pouvoir. D’abord avec le mari, Nestor et désormais avec Christina. En arrivant, un sentiment étrange m’envahit. Malgré les élections, la liberté de mouvement et de parole, de nombreux éléments rappellent les dictatures les plus kitsch. Premièrement, Buenos Aires est tapissée dans son entier de portraits de Christina Kirchner ; Christina qui rit, Christina qui pleure, Christina qui embrasse un bébé, Christina devant le drapeau argentin : tiens, un peu comme Saddam Hussein et Kim-Jong Il qui ont placardé l’Iraq et la Corée du Nord avec des portraits. Ensuite, l’amie Kirchner se réclame idéologiquement du péronisme, doctrine politique de Juan Domingo Perón qui a dirigé l’Argentine d’une main de fer de 1945-1955 et de 1973-1974. Le militaire se réclame ouvertement de la doctrine fasciste de Benito Mussolini et était fasciné par l’oeuvre -littéraire et politique- d’Adolf Hitler, quels beaux référents démocratiques. D’ailleurs, Perón est vice-président
50
d’Argentine lorsque le pays déclare la guerre aux pays alliés en 1944. Tel le bobo chic urbain, j’achetais le journal et décidais de m’informer de la situation politique du pays en buvant un café sur une terrasse. Surprise, Christina Kirchner est en première page et monopolise 20% du contenu. La brave présidente propose une réforme constitutionnelle qui l’autoriserait à briguer des mandats supplémentaires. Étrange, ça me rappelle vaguement quelque chose... Ah oui, ces présidents africains qui , après deux mandats, modifient la constitution pour mourir président durant leur sixième mandat. Rassurez-vous, j’ai bu du maté, j’ai vu le Boca jouer, j’ai craché sur les hinchas de River et j’ai mangé des morceaux de viande de 500 grammes. En soi, j’ai vu tout ce que je voulais voir, j’ai bu tout ce que je voulais boire et j’ai su tout ce qu’il y avait à savoir. Alors, chers lecteurs, profitez et visitez l’Argentine avant que Christina Kirchner ne se proclame impératrice, ça ne saurait tarder.
Brèves
Brèves d’amphis Claire Camblain
Oris : « Quand on a un enfant et qu’on en a un deuxième notre cœur devient plus grand donc il y a toujours une même part d’amour pour chacun des deux.
Bing : « Si le territoire disparaît j’aurais l’air con avec ma thèse. »
Baudoui : « Vous saviez, par exemple, moi, quand je travaillais pour un ministre, les décisions étaient à prendre en dix minutes chrono. On se rassemblait, on discutait et on donnait la réponse. Et si, le jour d’après, votre Premier ministre sautait, vous sautiez avec lui ! »
Debarbieux : « les Parisiens sont schizo…enfin, ça on le savait déjà. »
Crivelli : « Tous les chemins mènent bien à Rome, alors ils mènent aussi au plan d’études. »
Rousseau :
[Pour suivre un séminaire il faut aller chaque semaine à Bramois, en Valais]
« Quand vous prenez un faisceau lumineux jaune, et que vous le mélangez avec un faisceau lumineux rouge (…) vous obtenez…De la merde ! » Note de la rédaction : Le professeur Rousseau a eu l’élégance de révéler, une semaine plus tard, qu’il faisait librement référence au journal de Paul Signac, en octobre 1894 : « J’attache de plus en plus d’importance à la pureté de la touche et j’essaye de donner à celle-ci son maximum de pureté et d’intensité. (…) Pourquoi – lorsque l’on peut peindre avec des joyaux – se servir de merde ? »
Etudiante : « Ca compte comme Erasmus ? »
Oris : (parlant du choléra, la peur bleue du 19e) : « Vous savez, le choléra vous donnait une diarrhée du tonnerre de Dieu. »
Baudoui : « L’inversion sociale doit être contrôlée pour revenir à la normal. Un exemple d’inversion sociale est bien sûr le carnaval. On boit un coup, on montre ses fesses…c’est un peu comme la Gay Pride. »
Lévy :
« Je n’ai pas d’expérience phénoménologique lorsque je consulte mon petit réseau Académia. »
Bing : « Un francophone qui n’est pas clair, c’est un génie. Un anglophone qui n’est pas clair se fait casser. »
51