OPHERA MUET - FRANCES

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[à la date du 3 septembre 2014] Vues partielles (image-texte) et fragments d’un film inachevé

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… - OHPERA HPERA – MUET - … H [à la date du 3 septembre 2014]

CONTES :

OHP ERA MUE T …-…

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OHP Il était une fois, des petits hommes qui avaient eu l’idée de construire une « capitale du monde » ou « capitale mondiale », en imaginant une idée de Monde-Tout-Entier rentrer dans une maquette qui viendrait assouvir leurs envies de jouer, tels des enfants qui n’atteindraient jamais l’âge adulte, à la Guerre. Ils inventeraient pour leurs fins un présent éternel, quelques histoires à plaquer dans du marbre et des machines à faire disparaître les enfants-adultes. Ce projet prévoyait entre autres sur une très grande place, une halle pour ce peuple d’enfants rois, et faisait de cette place principale une forteresse qui serait imprenable en cas de révolte vu que toutes les fenêtres de la place devraient être munies de lourds volets blindés en acier, les portes devraient être en acier et l’unique accès à la place devrait être fermé par une lourde grille de fonte. La courte histoire de ce conte, il est connu qu’elle aura laissé une incalculable diversité d’êtres sans vie et une non moins importante d’autres sans sommeil. Il est raconté que bien plus tard, ailleurs que là où l’histoire de ce conte est arrivée à se sentir le plus vivement, un enfant devenu musicien, aurait confié à 80 ans, en enfant adulte qu’il serait resté, avoir entendu arriver cette histoire trop tard sous la forme d’un chant. Fredonné par un petit attroupement de personnes dans une langue qui n’était pas celle qu’on lui avait apprise, ce chant évoquait une libération. S’approchant, il se serait retrouvé devant un kiosque à journaux où une série d’images le marquera à jamais. Sur le chemin de retour chez lui, on relate qu’un bruit de fond s’incrustera dans sa tête et ne le quittera jamais plus. Il passera pourtant les années qui suivent à écrire de la musique et à la jouer en dissociant le son des images et en prenant au sérieux cette histoire d’un bruit qui va au fond. Jusqu’à ce qu’un évènement advienne. Se trouvant en tournée, toujours dans le lieu où il était né, il aurait vu un jeune homme dont le mode d’être là l’avait touché. Il le suit du regard et tout deux se retrouvent côte-à-côte dans les reflets des baies vitrées d’un des magasins où tant de choses sont exposées aux regards des passants anonymes. Il voit alors son ombre et celle du jeune homme proches, elles se touchent presque, quand brusquement le jeune homme est enlevé par d’autres hommes arrivés dans une voiture où il se voit forcé de pénétrer. Le jeune homme crie dans la bousculade un numéro avec le souffle coupé, demandant aux passants d’appeler. 34


Le musicien dans la violence du moment ressent que sa propre ombre s’en va avec lui, et tentera depuis de se souvenir des nombres que le jeune homme avait chuchotés-criés, dans le choc de manière entrecoupée, pour faire cet appel sans succès. Et ceci tout au long de son existence. Le jour de l’évènement, en rentrant chez lui, il aurait demandé à ses proches pourquoi et quoi faire. On lui aurait répondu « cela doit bien être pour quelque chose ». Depuis, isolé de son milieu qui aura esquivé des réponses audibles, ce musicien aurait perdu la raison. Tombé amoureux du jeune homme disparu il n’écrira depuis que des O, puis des H, puis des OH ! répartis de manière irraisonnable entre des notes de Fa et de Si, entrecoupées d’autres lettres comme C, T, E, S, notes et lettres qui ne devaient pas être jouées, mais entendues, l’ensemble pour des opéras qui, muets, feraient advenir une musique, où des chanteurs-chanteuses lyriques mimeraient dans les rues des nombres, des lettres et des actions, parfois drôlement, destinés à être lus par des passants distraits qu’il était impératif de détourner de leurs occupations coutumières. Un ensemble musical qui selon lui, à une époque, aurait pu sauver de la mort, et l’être qui aura réveillé en lui un sentiment amoureux, et la musique, mais qu’hélas, son époque plongée dans un futurisme sourd d’un hier-aujourd’hui-bloqué, n’aura pas perçu. Il semblerait que la seule question qui le travaillait jusqu’à sa fin, aurait été : comment lire son époque, et la musique qui l’accompagne. Et quelle musique peut sauver.

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Montmartre en 1848 – 1850. Photographie de Gustave le Gray

ERA On raconte qu’ERA cachait dans ses voyages dans le temps des nombres, des chiffres et des contes. Qu’elle imaginait des combinaisons de chiffres qui précédaient les titres de ses contes, lesquels réunissaient des fragments d’idées autour de différents moments d’une période de temps assez longue. Elle appelait d’ailleurs ces moments des « ères » et prenait soin de dire que pour elle il s’agissait aussi bien d’« aires », de zones selon elle habitables. Il n’y avait pas pour elle un ORDRE clair avec une progression, un seul fil qui tiendrait le tout dans une seule direction. Elle prétendait tendre plusieurs fils lancés dans maintes directions, souvent abandonnés durant de très longues périodes, ce qui donnait à ses contes l’apparence de s’effilocher. Cet effilochement était selon elle la condition indispensable pour faire place à ce qui pourrait arriver sans elle tout en lui soufflant le ton juste pour recevoir cet inattendu et envisager une reprise de ses contes, qu’au fond, elle reprenait par-ci par-là, sans jamais les terminer. Son goût des chiffres était un fait poétique et sonore. Elle employait par exemple le 9 pour commencer et rappeler son premier conte dont le titre paraît-il était Les Avant-choses. Le 0 lui servait pour les contes « entre-actes », le 5 pour le conte le plus actuel. Cela continuait en se complexifiant. Ainsi par exemple le 579003 portait comme titre Adjacent, espace vide à côté de quelqu’un. Ce conte était très important pour elle car il devait rappeler qu’il est impossible de comprendre une des ères sans ressentir à quel point elle est l’adjacente non finie d’une autre infinie, et que c’est leur condition d’infinies qui leur permet de vivre côte à côte. Et elle notait que si, à tout hasard, une des ères — qui correspondaient à des zones 65


habitables il ne faut pas l’oublier —, venait à interdire le mouvement infini de construction de l’autre en obstruant la place vide —cet adjacent nécessaire entre les deux, cet espace de jeu possible pour chacune, cette zone des rencontres sans présupposés—, en l’occupant, en l’interdisant d’entrée à l’autre, en la contrôlant, en la violant de toutes parts, qu’une guerre terrifiante ne pouvait que les détruire toutes les deux et prônait dans ce cas là, un appel à une sorte de grève de l’Encore-vivant à travailler à ces formes d’occupations et à recréer dans ces trêves, partout où il serait possible, des fentes seuls espaces restant de refuge possible au lointain de ce qui nous est pourtant si proche. Des Administrateurs de son temps, mécontents de la voir ne rien finir, à préparer des aires pour y battre des grains, à planter et chanter en désordre ses bouts de contes à un public de poètes et perdu-es mises au ban, l’ont contrainte à une commande précise : créer une division du temps selon des évènements uniquement humains et déterminants, choisis comme points de départ, et noter un seul grand évènement qui se ferait remarquer pour chaque compartiment-époque, qui s’ouvrirait et se f fermerait à jamais, époques qui se déploreraient sous la forme des progrès sans retours. On rapporte qu’Elle ne serait pas arrivée à concilier sa conception poétique avec un ORDRE existant qui lui imposait l’invention d’un Temps-Linéaire-Unique. Et la légende dit qu’elle se serait donnée la mort en laissant ses contes inachevés, qu’elle les aurait complètement effilochés jusqu’au bout, en les racontant en secret à une amie proche de peur que les fonctionnaires les détruisent, voire les brûlent. Et qu’elle aurait transmis à son amie une technique ancestrale de communication en pensée qui lui permettrait de transmettre en silence à d’autres les contes sans avoir recours à de longs rouleaux de papiers, et sans avoir besoin de les dire à voix haute. D’autres soutiennent qu’elle aurait perdu la raison et en rentrant dans la Grande Halle « Espace des Inventions » des Administrateurs, qu’elle aurait commencé à se cogner la tête de manière systématique contre chaque vitre d’une longue paroi vitrée, à se cogner une fois dans la vitre, une fois dans chaque barre métallique séparant les plaques en verre, barres ou lignes droites, qu’elle confondait avec les Grands Evénements qui devaient, selon la vision des Administrateurs, marquer les moments de passage des ères, sans retour, sans possibilité de dialogue entre elles, de transposition. Son amie proche, blessée à vie par sa mort, aurait tenté d’écrire quelques lignes dans son conte sur « l’adjacent » sans arriver à faire plus 76


que décrire le mur vitré où ERA s’est donné la mort, avant que des gardes ne vinrent la chercher. Voici ses lignes : « Une séparation ainsi construite par un mur vitré transparent, n’en semble pas tout à fait une pour un distrait qui pourrait tenter de passer à travers. Dans cette gestion de la division des espaces, une rencontre entre dedans et dehors ne serait possible que par l’Image et bien moins par le Son car la vitre est bien là pour contenir, parfois même isoler le plus possible du Son mais pas des images. La plus petite chance que plus de sonore ne se glisse à l’intérieur dépendrait des fentes dans les joints qui font rencontrer les grandes plaques de verre avec le métal qui les retient. Mais devant une paroi vitrée, un mur se cache. Il n’y a plus de vue. Ne pouvant plus, à des moments choisis, rien ouvrir ni rien fermer concrètement, il n’y a plus, dans le mur vitré, de fenêtres. Ou bien il y a une surcharge de fenêtres virtuelles qui se donnent à voir et se disposent les unes les autres sans relâche. Et alors la profondeur de ce vers où, vers quoi, les fenêtres étaient sensées nous ouvrir, se voit contrariée. Devant le grand mur vitré il n’y a plus de fragment. Le Dehors semble un Dedans-Aplati. Il est nié, capturé par un intérieur qui le rend son Entier-Dedans. Aux crédules de la transparence rien ne semble leur échapper. Sauf que ce rien reste opaque, comme l’air qui ne peut pas être dessiné. Cette partition de l’espace entre un dedans et un dehors ainsi définis, isolerait ceux-celles à l’intérieur, tout autant de la chaleur que du froid, des éventuelles intempéries comme des évènements extérieurs, leur donnant en même temps l’impression d’embrasser un vaste dehors ainsi démarqué et encadré. La lumière ambiante autour est ainsi canalisée à l’intérieur par toute la surface des parois et la lumière intérieure artificielle colonise au-delà des frontières de son dedans si aisé. Les cadres métalliques répartissant harmoniquement en plaques rectangulaires de tailles légèrement différentes, les espaces vitrés, ils font oublier à leur tour la séparation que la Transparence avait déjà cachée. Il n’y a plus de vue, car tout est en apparence devant soi au premier plan. Une sensation de vertige émerge alors comme si nous étions à l’intérieur, submergés dans un aquarium, et que depuis l’extérieur nous n’ayons pas le choix que de visualiser cet enfermement. Mon amie aurait peut-être préféré qu’il n’y ait ni aquarium, ni mur vitré, ni TRAGÉDIE, mais des passages. » 78


Ancienne carrière de Gypse, aujourd’hui Parc des Buttes-Chaumont, Paris. (Charles Marville)

MUE Il est raconté que dans son temps libre, un scribe, ou un sofer sta"m, ou un aj ts'ib, « celui qui peint-écrit », aurait retranscrit des fragments de notes laissées par deux ouvriers de la T. G. H. G. F. ou des Grands Travaux des Halles Générales de Foires de leur époque, cités ici comme « ceux qui regardent ». Ces façonniers auraient laissé un propos liminaire attestant du jour où ils se seraient mis d’accord pour mettre en œuvre une technique excédentaire de celle qui leur était d’habitude ordonnée, et au sujet de laquelle il était convenu entre eux de ne pas parler à voix haute. Mettre à l’épreuve cette technique consistait à simplement pratiquer leur métier à leur manière, vu qu’au final elle était discrètement mais déjà aisément utilisée. Ils se proposèrent ainsi d’écrire tard la nuit une fois chez eux, les pensées qui leur venaient à l’esprit par associations libres au moment d’accomplir leurs tâches habituelles, de décrire ce face à quoi ils se trouvaient, dont le lieu, le sol, la tâche demandée, les alentours, histoire de commencer un journal imaginaire dans lequel ils espéraient — sans pouvoir trop le divulguer —, partager leurs inquiétudes dans un temps où la guerre civile non reconnue officiellement, sévissait pourtant. 98


Tous deux faisaient partie d’un comité se chargeant en particulier du sol des bâtiments, de ses dalles et de leur agencement, et le plus important, de la « dilatation du bâtiment », vu que tout bâtiment est soumis à une sorte de mouvement imperceptible, de minimes secousses, il vibre ! et il faut savoir s’y prendre pour éviter un trop plein de fissures… Leur position leur avait permis de comprendre mieux que tout autre, que quoi qu’il en soit, quels que soient les travaux, à un moment donné, il y aurait « fissure ». « Aucun sarcophage même en béton ne pourra retenir sans fuites un nuage toxique. Un sol, même en béton s’use, il n’est pas exempt d’érosion, il est poreux et rentre en contact avec l’eau dans l’air ; la vapeur de l’eau, l’humidité et le gel, puis le dégel, l’alcali et la réaction sulfurique interne, peuvent le faire fendre » notèrent « ceux qui regardent ». Leurs notes transcrites par le scribe attestent du fait que la première tentative de mettre en place leur technique fût rythmée de pauses et se poursuivit jusqu’à la fin de leur tâche du jour, laquelle ne nécessitait pas plus qu’un tournevis, un marteau et quatre mains, et qui consistait à : - Retirer un caoutchouc usé recouvrant une fente dans un sol en ciment. - Gratter à l’intérieur de la fente. - Sortir tout ce qui a pu bien se loger là-dedans, poussière ou les petites pierres faufilées au fil du temps dans la fente. - Recouvrir la fente avec un caoutchouc neuf. Concrètement, précisaient-ils dans leur journal, « ce caoutchouc par sa souplesse devait faire “joint” entre les grandes plaques en ciment qui, pour ne pas se fendre un peu partout, nécessitent, et fente, et joint flexible, pour borner à deux un “espace de jeu”. Espace d’ouverture certes minimal mais nécessaire entre les plaques, vu que le ciment comme le béton, mine de rien, bougent et rétrécissent, et qu’un bâtiment en soi vibre toujours. » Mais ce sont quelques lignes du journal à propos de la forme d’un serpent que le long bout de caoutchouc noir leur évoquait, qui attirèrent l’attention du scribe. Ces notes revenaient sur un souvenir autour d’un village nommé Walpi. En voici un extrait, rapporté par le scribe :

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« Au cœur de l’été, en août, quand la culture du maïs est menacée par la sécheresse, les habitants de Walpi, de Walla, qui veut dire “un espace ou fente dans les falaises” et qui signifierait pour les MOKIS “lieu de l’écart”, rentrent en contact durant des cérémonies dansées avec de très dangereux serpents à sonnettes sans les sacrifier. Les OCCID-EN-TOUT rapportent leur étonnement, et voient dans ces danseurs les dompteurs de serpents qu’il ne sont pas. En réalité c’est un dialogue où l’animal vivant et les danseurs forment une unité magique dont la finalité bien pratique est de faire advenir un orage salvateur en surmontant à la fois la peur des serpents et celle qui suscite l’orage. Le serpent participe de son plein gré — ou du moins sans faire usage de ses facultés d'animal féroce — à des cérémonies qui durent des jours entiers, ce qui dans d’autres mains serait impossible sans domptage, sans force… Il n’est pas question dans ces danses d’imiter les animaux mais de les intégrer sous la forme la plus directe, comme des acteurs participants, comme des intercesseurs, non pas pour y être sacrifiés, mais afin de faire pleuvoir. Les OCCID-ENTOUT pensent qu’il s’agit pour les MOKIS d’obliger les serpents euxmêmes à intercéder. En réalité ceci m’a été raconté autrement. Il ne s’agit pas d’obliger, ni de dompter, ni de sacrifier, mais de rappeler au serpent que sa forme zigzagante est aussi celle d’un éclair, et qu’il a en lui la possibilité de le faire advenir. Pour cela les serpents sont ramenés de la plaine du désert et restent près des humains durant seize jours au cours desquels ils reçoivent des soins dans une pièce souterraine appelée “kiwa”. Là ils sont soignés, lavés dans de l'eau consacrée où ont été versées toutes sortes de médecines. Puis on les projette avec décision sur deux tableaux réalisés avec du sable sur le sol de la kiwa de sorte que le dessin, représentant quatre serpentséclairs, ainsi qu’une masse de nuages dont sortent quatre éclairs de couleur différente en forme de serpents correspondant aux quatre points cardinaux, se mêle au corps du serpent qui se mêle à son tour au sable coloré. Ceci fait qu’il y a réunion entre le dessin symbolisant l’aspiration à, le désir de, et le corps du serpent qui en touchant ces peintures se rappelle qu’“il est l’éclair” et de ce fait efface celles-ci. Les OCCID-EN-TOUT décrivent cela différemment car il pensent que les peintures dans le sable sont détruites au contact des “serpents”, et ne voient peut-être pas combien elles muent, ni combien les serpents muent à leur tour, ils soulignent plutôt un ordre lancé par les MOKIS aux les serpents d’amener la pluie. 10 11


Mais c’est plutôt une forme de reconnaissance des MOKIS du besoin d’aide des serpents, et les serpents ainsi consacrés deviennent, en s'unissant aux Indiens, des faiseurs de pluie et des intercesseurs. Vers la fin de la cérémonie les serpents sont saisis vivants à pleine main même en pleine bouche puis sont lâchés dans la plaine comme messagers. Les serpents sont peints comme ambivalents par les OCCID-EN-TOUT, ils sont, soit entièrement ceci, soit entièrement le contraire. A Waipi, c’est subtilement différent, à mes yeux. Car ce moment où le serpent se mêle au dessin qui lui rappelle son côté d’éclair, est comme une brèche, non pas exclusion ni jugement, mais potentialité de, appel à devenir dans la relation, celui que l’autre voit en nous. Après tout, nous qui travaillons dans les fentes près du sol, même artificiel, nous savons qu’il y a un monde souterrain s’abritant sous terre, et que ceci personne ne pourra jamais le spolier entièrement, car cela s’apparente avec le temps des rêves. » Le scribe aurait annoté à son tour en bas de l’extrait très simplement ceci : « Il y a différentes sortes de fissures plus ou moins profondes à l’intérieur d’un édifice, à l’extérieur, touchant un mur portant, sur le sol… Si cela fissure c’est qu’il y a des causes structurelles. La façon dont s’est fissuré le béton ainsi que le temps d’apparition des fissures sont pour ceux qui se réclamant experts en la matière, des indications pertinentes pour leurs diagnostics. Ainsi ils observent l’orientation de la fissure, est-elle verticale, horizontale, oblique et sa localisation dans la partie de l’ouvrage. Ces experts s’adonnent à des traitements tels que l’auscultation, méthodes non destructives s’apparentant à des radiographies, prélèvements et analyses en laboratoires, prescriptions, réparations (médicaments). Ils peuvent parler de “pathologie dans le matériau” et s’appliquent à réduire “les éléments qui favorisent la propagation de la pathologie.” Ils proposent ainsi par exemple “des systèmes permettant à l’eau de ne pas pénétrer.” Mais une brèche est aussi un espace, un moment où nous n’obéissons pas, où nous refusons de nous soumettre à cette dynamique et où nous agissons en fonction de ce que nous considérons comme désirable ou nécessaire. C’est un refus-etcréation, une dignité. Les brèches peuvent être petites ou grandes, mais elles existent partout. Et la philosophie peut commencer par la rencontre avec un ami. » 11 12


T Aucune ligne ne serait écrite à propos d’un cinéma oublié du centre, écarté des grandes villes. Une boîte noire comme toutes les autres avec un grand écran et au fond de la dite salle de cinéma, la photographie d’un projectionniste qui ne projette plus, et qui serait restée accrochée sur le mur de la cabine de projection. Ce cinéma aurait été abandonné et quelque chose qui n’a pas de nom, ou de nom connu dans nos langues, se serait frayé un chemin depuis cet abandon. Dans les quatre murs l’entourant, trois ouvertures se sont avérées possibles depuis. Deux de côté, une au fond. Elles se seraient greffées une place ne laissant plus si seule la seule ouverture possible dans un cinéma : la fenêtre que chaque film propose. Une de ses nouvelles ouvertures est une fenêtre concrète avec certaines de ses vitres brisées et où une plante se serait mise à pousser entre le dehors et l’intérieur de ce cinéma-là. La deuxième ouverture est plus petite, une lucarne presque, et la dernière est une ouverture sans cadre apparue dans le mur du fond, là où il y avait la cabine de projection. De sorte que ce cinéma abandonné a laissé place à l’expérience du « sans image » qui serait le refuge de toute image. L’invisible là. De trop grands projecteurs ont tendance à écraser ce qu'ils veulent montrer, alors que ce qui compte, c'est ce qui ne se voit pas. 12 13


…« Il était une fois une lavande en pot qui aurait poussée mieux avec de l’altitude sur les versants ensoleillés des montagnes, et deux humains. Tous trois partis à la recherche d’un quatrième… et d’une forêt. Le quatrième ayant passé une annonce : “Vends vingt-huit hectares de forêt vierge. Excellente terre rouge, faune sauvage, orchidées originaires…, vues fantastiques du mont Natif. Avec papiers et impôts en règle. Pour des raisons financières indépendantes à nous, nous n’avons pas pu concrétiser nos idées. Sauf urbanisation, sommes à l’écoute des propositions.” Arrivés à sa rencontre, les deux premiers et la plante n’exposeront pas leurs motivations profondes au propriétaire. Le couple s’étonne : Vous n’avez pas de voiture, c’est encore loin d’ici ? En signalant la plante en pot, le propriétaire s’étonne à son tour : Vous n’avez que ça comme bagage ? Non sans difficultés, le groupe trouve quelqu’un qui accepte de passer le barrage de police pour rentrer dans la zone du terrain. Le conducteur de la voiture, le propriétaire de la terre, la plante, et le couple, parcoururent ainsi très longuement montées et descentes du mont ayant une vue sur de la terre rouge. Le propriétaire avait un appareil dont il était persuadé qu’il lui permettait de détecter la position de n’importe quel lieu du globe dans n’importe quelle condition climatologique durant les vingt-quatre heures de la journée, et ne le quittait ni des yeux ni des mains. Mais alors que les batteries de son appareil le lâchaient peu à peu, sans descendre de la voiture — étrange lieu de la transaction —, il demandait de temps à autre au conducteur de s’arrêter pour observer des portes d’entrées, à droite comme à gauche, cherchant celle de son terrain. 13 14


Des conversations remplissaient l’attente et le propriétaire actuel citait son prédécesseur “venant d’un pays qui avait déclaré la guerre à bien d’autres, et la compagnie venue aussi d’ailleurs avant elle, et restée assez longtemps pour exploiter ces terres,” assurait-t-il. Puis il se lâcha un peu, pour évoquer vaguement une séparation qui l’accablait et qui lui f peu la tête. “Parler d’amour, après tout, les philosophes faisait perdre un peu ne parlent que de ça,” s’excusa-t-il. Quatre heures se passeraient ainsi, chacun préoccupé à sa manière, le conducteur d’aller le plus loin possible pour gagner le mieux possible, le propriétaire d’évacuer ses pensées lourdes et trouver le site à vendre où il n’était pas retourné en deux ans, et le couple d’arriver sur une terre où se retrouver et où planter la lavande qui commençait à peiner de cette errance. Au bout d’un moment, le couple n’en peut plus et demande à s’arrêter, n’importe où, pour descendre et respirer. Une fois dehors, le propriétaire reconnaît qu’il ne retrouve pas son propre terrain. Tout le monde se dit au revoir et se promet de se donner de nouvelles. Entremêlées que se trouvent “choses-êtres-et-situations” dès qu’il est question de soin, d’usage et d’habiter, le possesseur de ce conte comme de la forêt du conte, demeurera ainsi anonyme. Après tout, une forêt n’a pas de porte, mais dix milles entrées possibles. Aucun papier ne sera jamais à la hauteur d’un fragment de terre et de ce qu’y se passe. Quant à la lavande, elle fut plantée bien plus tard, le temps que le couple se perdant parmi d’autres eut repris ses esprits. »

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-… Avant que le soleil ne se couche, la question avait été posée : « Jamais un lieu ne vous a appelé ? » Il n’incombe pas à ce conte, ni à aucun de ce groupe de contes, de s’étaler sur le comment cette question arrive-t-elle dans les grandes villes hostiles, ou sur le comment des réunions « entre des lieux » surgissent. La question de l’appel, de comment l’entendre, tout comme celle d’un lieu, préoccupent au fond toute sorte d’êtres. De là que, bien que sans textes, bien que sans images, bien que sans sons, les questions survolent, percent et touchent. Ainsi une luciole mal en point, avec l’extrémité de son abdomen malade émettant des lumières plus faibles que d’habitude, aurait évoqué que la « lumière du vivant » était en crise. Qu’il y avait de moins en moins de lieux où la rendre visible. « Je suis un lieu, dira-t-elle qui nécessite un lieu où mon lieu trouve refuge. » Sans porte-parole, car ce n’était pas une histoire des humains mais de ce qu’ils avaient oublié, abandonné au juste, un récit perdu, porté par f irruption. des sans voix, fait Concrètement il était une fois des humains en uniforme. Croyant pouvoir imposer par la terreur leur gouvernement à quiconque, ces humains portaient, parmi d’autres, le projet de s’éteindre « sur la rivière » pour construire le plus gigantesque complexe sportif qu’ils auraient pu imaginer. Une très, très, large rivière où des promenades bordant ses côtes avaient été construites pour les passants venant admirer les reflets dans l’eau. Dès lors dans leur folie, il fallait recouvrir f une partie de la rivière avec du gravas. Et pour faire du gravas, il a fallu démolir un grand nombre de maisons et défigurer des quartiers entiers que seules d’énormes colonnes en béton pour porter d’interminables autoroutes ont recouvertes. Et sous certaines desquelles — l’idée n’était pas neuve —, placer des centres de rétention et de torture pour les opposants. Les placer « sous des autoroutes » pour qu’aucune voix ne soit audible dehors. Et c’est occupés à bien des horreurs, entre autoroutes ultra-visibles et disparitions de corps encore en vie, y compris en les balançant vivants la nuit dans cette même rivière, que ces humains en uniforme ont laissé tomber la construction du très grand complexe sportif. 15 16


Mais fait non imaginé par eux et peu relevé, bouts du gravas et débris déposés dans la rivière commencèrent à sentir l’eau, à être travaillés par l’action des vents emportant des graines. Durant plus de trente ans, les racines de tout petits pots de plantes abandonnées par les expulsé-es des bâtiments ou maisons démolies, ont pu grandir sur la rivière, d’abord fragiles, puis peu à peu de manière certaine. Sans aucune intervention de l’homme, de ce lieu laissé à l’abandon sur des hectares et des hectares de terre du gravas a émergé, spontanément, une forêt. Hélas, des humains ont à nouveau balisé le lieu et certains provoquent même des incendies pour le récupérer et bâtir, d’autres l’exposent en lieu exotique… l’ouvrant et le fermant, le remplissant de pancartes. Sur la question des lieux, un ancien à la voix douce et aux mains malades, tremblantes, s’est fait entendre pour dire qu’il existe une infinité de monteurs, comme il existe une infinité d’âmes peuplant les sphères infinies. En disant que plus que d’un mot il s’agissait d’un souffle, il rapporta celui d’« AMAUTA ». Un souffle de l’ABYAYALA. La terre dont le nom a été changé il y a cinq cent ans… et sur laquelle il dit avoir vécu avec ses ancêtres quarante cinq mille années sans que l’eau ne soit polluée. Il exprima combien la question du lieu se pose dans la philosophie « amauta » ou « pensée communale », horizontale, philosophie pour laquelle personne n’est plus qu’un autre, mais chacun est à sa façon, faisant place à ce qui ne parle pas, la terre, les arbres, l’eau, l’air, les étoiles, la lune… Puis, il s’arrêta. « Je souffle ceci tout bas pour transmettre. Impossible de parler ou écrire ainsi simplement sans que cela ne soit d’avance condamné par d’autres langues que la mienne, banni des TRÈS GRANDES BIBLIOTHÈQUES remplies d’Histoire, mais sans souffles…» Cette voix qui récite, presque chante, revient sur ces temps de l’ABYA-YALA, temps qui jamais ne furent linéaires et au cours desquels l’humain ne venait pas sur terre pour souffrir mais pour vivre heureux dans et avec cette terre. L’humain n’était ni le centre ni l’axe de tout, mais vivait dans un quelque part dont il était bon de prendre soin. Temps où les aliments, les lacs n’étaient pas barbelés. Lieux où aliments et eau n’étaient pas en vente. « Dieu, disent les tenants de ce présent congestionné, rajouta-t-il, est au-dessus de toute chose, il est le début et la fin de l’homme. 16 17


Vue partielle, février 2014. Démontage de la statue de Christophe Colomb, Buenos Aires.

Mais pour le “amauta”, Dieu n’est pas le Dieu, c’est un autre, toujours encore un autre, c’est la nature, bien qu’étant nous-mêmes fait de nature et toute chose liée, les arbres sont nos frères, les animaux sont nos autres frères, le soleil peut être un père, la terre pourquoi pas une mère, l’eau “mamacocha”, est celle qui nous nourrit. Tous ces éléments sont en nous et de toutes ces choses dont la liste est infinie, nous avons des choses. Nous sommes partis non pas d’un Univers abstrait, mais de cet univers de choses infinies en nous et en contact avec ». Et il a dit se touchant le derrière de la tête : « Regardez ce cerveau-là, il est égal à l’Univers-infini, dans ce cerveau rentrent autant d’idées, autant de principes, autant de connaissance parce qu’il n’y a pas de fin à l’univers. Pour mon peuple indigène quand nous tentons de transmettre de la connaissance à nos enfants, “nous leur ouvrons la tête”, là où d’autres la ferment, clôturent. C’était simple et sage, encore il respira-t-il, quand au Cuzco, les sages amautas faisaient dans la terre, dans la pierre, un trou concave, comme de la forme d’une grande bassine qu’ils remplissaient d’eau, puis ils s’asseyaient et observaient là, les nuits, le mouvement des étoiles, c’est de là d’où sortaient les connaissances de la “chacana”, un univers, et non pas un ordre fiché de l’UNIVERS CLASSIQUE, mais une composition d’harmonies variables. Après tout, dans l’immensité de l’espace il n’est point de distinction entre le haut, le bas, la droite, la gauche, l’avant et l’arrière… »

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La rencontre s’achève avec l’intervention d’un autre philosophe dont il est dit que le ton de sa voix s’efface au fur et à mesure de ses conférences. Ainsi pense-t-il, seules restent des pensées-images dans l’air de tous. Mais fait non prévu, aux premiers mots prononcés l’orage fait irruption. Cinq fois de suite il interrompt le philosophe qui arrête et recommence, puis arrête. Son intervention fût ainsi ajournée. Pour s’adresser non pas au philosophe mais à tous les présents, les dires décrivent une femme qui se serait mise à fredonner des sons divers et variés en signe d’incompréhension. Comment le philosophe a pu s’exprimer longuement sans dire un mot sur l’évènement qui lui avait entrecoupé la parole ! Et elle aurait dit : « Colon, celui dont le marbre craque, il a été descendu ! Colon, il dort, il est tombé et enfin ! Il réclame de faire son analyse !! Et il n’est pas le seul, il y en d’autres… » Quelques voix émergent ensemble à cet instant pour annoncer : « kãnêyxaktux ‘ûkumuk », ce qui, en Maxakali, veut dire que « les appareils d’enregistrement ont été éteints ». La réunion et ce conte se terminent sobrement ainsi, sans fin.

Vue partielle, 18 mars 2014.

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#21 JEOVASA RAÑEÍE’Y (ORE ÑEÉ RUETE) 1. A – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a 1. A – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a 2. Aiporami arojae’ô – ô – ô – ô – ô Alors je chante une chanson désenchantée ô – ô – ô – ô – ô 3. Nde yvarapy – y – y – y – y – y – y – y – y – y – y – y – y 3. Pour votre monde – e – e – e – e – e – e – e – e 4. Nde remimbo jeguakava 4. Pour vos enfants jeguakava – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô 5. Ndevy che yvarapi 5. Pour ce monde duquel je suis aussi une partie 6. Aipo Ñamandu yvaroka – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a 6. C’est cela, Ñamandu, pour votre monde – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô 7. arojae’o – o – o – o – o – o – o – o – o – o – o – o – o – o 7. Je chante une chanson désenchantée – ô – ô – ô – ô – ô – ô – ô 8. Ñamandu arojae’o 8. Ô Ñamandu! 9. Opa marãngua ete 9. Pour que les maux qui nous suffoquent nous quittent 10. Nê mba’e ra’ã rovapy 10. Pour que la traversée dont nous faisons partie soit aisée 11. Aipo rity’i – i – i – i – i – i – i – i – i – i – i – i – i 11. Pour que les mots de notre chant fait avec soin (mba’ ea’ ã) 12. Aipo ñane mba’ea’ã – a – a – a – a – a – a – a – a – a – a 12. Puissent avoir le même sens, la même grâce, le même étendue, la même lumière, la même force intérieure des mots de votre chanson fait avec soin (mba’ ea’ ã).

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Danseurs Hopi en haut d’une Kiva.

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Les contes (images-textes) publiés ici, écrits par A. Riera, font partie d’un matériel plus large concernant un film inachevé à la date du 3 septembre 2014 et en cours avec le groupe UEINZZ. UEINZZ : Adélia Faustino, Aílton Carvalho, Alexandre Bernardes, Amélia Monteiro de Melo, Ana Goldenstein Carvalhaes, Ana Carmen del Collado, Arthur Amador, Eduardo Lettiere, Erika Alvarez Inforsato, Fabrício Lima Pedroni, Jaime Menezes, José Petrônio Fantasia, Leonardo Lui Cavalcanti, Luis Guilherme Ribeiro Cunha, Luiz Augusto Collazzi Loureiro, Maria Yoshiko Nagahashi, Onés Antonio Cervelin, Paula Patricia Francisquetti, Pedro França, Peter Pál Pelbart, Rogéria Neubauer, Simone Mina, Valéria Felippe Manzalli. En page 20, extrait de : Kosmofonia Mbyá-Guarani, traduction de Guillermo Sequera, adaptation de textes et édition Douglas Diegues, Mendonça & Provazi Editores, São Paulo, 2006. Remerciements à : cacique Mario Leoncio Barrios et Anaomar Iris Santana, Enrique Mamani (Organización de Comunidades de Pueblos Originarios), Sergina Morte et Javier Ortuño (activistes afro-descendants de Buenos Aires). Nuria Enguita y Pablo Lafuente, Olívio Jekupé, Tupã Minrin da aldeia Krukutu Et particulièrement à Daniel Bohm, Enrique Vega, Peter Pál Pelbart, Jorge Zulueta, Jacobo Romano, Catherine Chevalier, Lore Gablier, Marine Boulay, Alejandro Zanelli, Thomas F. Macdonough et Dean Inkster. Durant les 3 et 17 septembre, les 1, 15 et 29 octobre, les 12 et 26 novembre, le petit cinéma en plein air a été a été conçu avec Andreas Maria Fohr.

Publié par n-1 / septembre 2014 22 23


… - OHPERA – MUET - … [à la date du 3 septembre 2014] Vues partielles (image-texte) et fragments d’un film inachevé RIERA - UEINZZ

Présentations à venir : Les 3 et le 17 septembre, les 1, 15 et 29 de octobre, les 12 et 26 de novembre 2014, quand le soleil commence à se coucher

Rendez-vous à l’emplacement autour de l’actuel CECOO, Centro de Convivência e Cooperativa, ancien hangar devenu refuge provisoire des activités de la cinémathèque —dont un ciné-club—, après l’incendie de 1957. Entrée 5, du parc Ibirapuera.

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