Poivre des murailles

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Poivre des murailles

Jacques Païonni

Poivre des murailles (sédum âcre)

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Poivre des murailles Ao没t 2006 Paionni.jacques@neuf.fr(

ISBN : 978-2-9527853-4-1

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Poivre des murailles (sédum âcre)

Jacques PAIONNI

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Il n’est de parfum plus doux Que celui de la fleur la plus simple Si elle est de mon jardin. (Proverbe japonais)

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1 Près du canal

Dans la cabane de planches, un sifflet joyeux retentit. La porte est grande ouverte, une poussière grise en sort, propulsée par un vieux balai que Rosco pousse avec application. Il est content Rosco. En début d'après-midi, il a touché son RMI. Les billets neufs sont là, sur le lit de Pierrot. C'est sa façon d'être honnête. Quand il touche, il partage et pour prouver sa bonne foi, il dépose tous les sous sur le lit de Pierrot ou de Futé jusqu'à leur retour. Il ne manque que quarante balles, le prix des commissions : Un Coulommiers moelleux, le pain, du jambon et du lait. Ça ! Jamais Rosco ne dépenserait l'argent sans l'accord de

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Pierrot ou de Futé. C'est grâce à eux s'il dort maintenant sous un toit, au chaud, et surtout, à l'abri des mauvais coups des clodos éméchés du quartier des Halles. Sept mois qu'il est là, avec eux, s'occupant de l'intérieur et de la soupe. Il a son lit, avec des couvertures sèches, une étagère pour ses affaires, et sa chaise... Le luxe pour lui, émigré Sénégalais, orphelin, sans famille... alors qu'il frise la cinquantaine... Il connaissait Pierrot depuis des années, comme ça, au hasard des Restos du Cœur ou des rafles. Ils n'avaient pas vraiment sympathisé, mais avaient échangé quelques mots sans importance. Lui, Rosco, tout le monde le charriait. C'est déjà pas drôle d'être noir, mais quand en plus on a un nom russe ... Et d'abord il n'est pas tout a fait noir. Doum, sa mère, il s'en rappelle encore, car il avait douze ans quand elle l'a déposé chez les frères blancs... Elle avait la peau claire. Les gens l'appelaient Doum ou Lamétissée, parce que son père n'était pas de Dakar, c'était un missionnaire musulman, qui avait plusieurs femmes et ne savait même pas combien il avait d'enfants... N'empêche, quand Doum est revenue enceinte d'un marin Russe, ça a fait du ramdam dans les casbahs. Le russe a été obligé d'épouser Doum. Ensuite, il est reparti sur son gros bateau. On ne l'a jamais revu... Doum aussi est partie, emportant son marmot serré dans son dos. Elle a trouvé un travail dans une conserverie de poissons, à l'autre bout de la ville. Les années sont passées, puis, quand Doum a rencontré son nouveau mari, Rosco a été placé chez les frères blancs. Il avait douze ans, ne parlait que le M'baf et quelques mots d'arabe. Il a appris le français, mais n'a jamais voulu ni lire ni écrire, alors il s'occupait des chambres des frères. Plus tard, il les a suivis en France quand ils ont été chassés par les événements politiques. Mais la France n'a rien à voir avec l'Afrique. Si là-bas on lui reprochait sa peau trop claire, ici, on la trouvait trop foncée. Au service militaire il n'a jamais su pourquoi on lui demandait

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toujours : - T'es russe rouge ou russe blanc ? Comme il ne comprenait pas, il est devenu le russe noir... Ça faisait rire tout le monde sauf lui... Et de russe noir, son nom est devenu Ruscof puis Rusco et enfin Rosco... Ce qui lui convient bien, quoique ce soit très éloigné d’Omar Petcnoukoff, son véritable nom. En octobre dernier, il venait de se faire piquer ses sous. Des jeunes, habillés en cuir noir et crânes rasés... Ils lui ont collé une avoine et l'ont jeté dans une grande poubelle avant de se sauver en poussant des cris de guerre... Les blessures n'étaient pas méchantes, mais quand on n’a rien pour se soigner ... Pierrot passait par là, les cris l'ont attiré, il a vu la scène. C'est lui qui a dégagé Rosco de la poubelle. Ensuite, il l'a ramené ici, à SaintDenis, dans la cabane. C'est tout Pierrot ça ! Rosco s'est soigné, il a apprécié le confort de la baraque et a demandé s'il pouvait rester. Futé a été ramasser quelques planches sur un chantier et lui a construit un lit au-dessus du sien. Il n'y a que Gaspard qui a rouspété, mais lui il n’est jamais content. D'ailleurs, c'est connu, il est têtu et rouspéteur. C'est un polonais. Il a un accent pas possible, même quand il ne râle pas, Rosco ne comprend rien à ce qu'il dit. Ça fait deux ans que Pierrot, Futé et Gaspard habitent ici. Ils ont déniché ce coin, le long de la voie SNCF, pas trop loin de l'écluse du canal de L’Ourcq, dans le grand terrain vague. Au début, ils s'étaient installés un abri dans des grands tubes en béton qui servent à construire les égouts. Il y en avait deux. Avec des planches et une vieille couverture, ils se sont protégés du froid pendant tout un hiver. Au printemps, Futé a commencé à traîner dans les chantiers avoisinants. Il en a rapporté des planches, des clous, des bouts de ferraille. Avec ça, ils ont construit la cabane. Ils auraient pu la faire assez grande pour trois, mais Gaspard ne voulait pas travailler et

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il disait qu'on ne les laisserait pas terminer, que les flics allaient venir les virer... Du coup, il est resté dans son tube en béton. Il y est encore ! Futé lui a quand même fait un lit en planches et une porte de chaque côté. Le Gaspard peut rouspéter tant qu'il veut, personne ne l'entend. La cabane n'est pas trop grande, les lits sont à chaque bout, une table au centre avec, maintenant, l'appareil à gaz qui sert de réchaud pour les aliments et de chauffage en hivers. Elle sent bon ! Les planches qui étaient neuves, arrivaient directement d'une scierie de montagne. Futé les a détournées, à peine déchargées d'un camion. Bien sûr, il n'y a pas d'eau et encore moins d'électricité. Futé a installé une gouttière et l'eau de pluie tombe directement dans un grand tonneau en fer. Elle permet de faire une petite toilette quotidienne et d'arroser les légumes. Pour le reste, quand il fait nuit on dort ! Gaspard s'occupe du potager. C'est lui qui sème et qui désherbe une bandelette de terrain sur lequel il fait pousser des tomates, des courgettes, des haricots et des salades. Il a même construit une palissade pour bien délimiter le terrain. Avec des palettes récupérées derrière chez Cora. Ça donne un air de propriété. Futé a planté des arbres, mais aucun n'a pris. Il reconnaît lui même qu'il n'est pas doué pour le jardinage. Pierrot, lui, c'est différent, il s'occupe des fleurs. Au début c'était par jeu, histoire de donner une âme au jardin. Pour ça, il a planté des marguerites qu'il a arrachées dans le terrain vague. Et puis, il a pillé un rond-point, en ville, sur lequel les jardiniers de la commune venaient de planter des fleurs de toutes les couleurs. Il s'est servi la nuit, ça lui a permis de faire une bordure assez jolie autour du coin de pelouse, devant la cabane. Mais sa grande passion, il se l'est découverte plus tard, quand il a dressé un petit mur de pierre, sous la voie ferrée qui surplombe le jardin d'une dizaine de mètres. Pour retenir le talus,

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il a récupéré des cailloux et des pavés qu'il a assemblés avec de la terre mouillée. Quand il a voulu planter des fleurs entre les pierres, elles ont fané. Puis un jour, en traînant vers le canal, il a remarqué une plante qui poussait sur un mur. Elle était rachitique, mais donnait des fleurs minuscules d'un jaune brillant comme de l'or. La plante a bien supporté la transplantation, et, appréciant les soins et les arrosages, s'est développée magnifiquement. Par la suite, Pierrot a découvert d'autres plantes similaires ou presque. Chaque fois, il les a prises et les a repiquées sur les rocailles du jardinet. Ces petites fleurs lui sont devenues un passe-temps à temps complet. Voilà pourquoi tout le monde l'appelle Pierrot la rocaille. Futé n'a pas droit au RMI. C'est lui qui le dit. Il parait que sa femme est pleine aux as. Lui il était boulanger. Un bosseur de nuit. Il aimait son travail, ses gosses et sa femme. Une nuit, il s'est tranché le doigt en coupant la pâte à croissant. Il l'a fourré dans sa bouche pour arrêter le sang et est monté à l'appartement, deux étages au-dessus de la boulangerie. En entrant, il a entendu un bruit suspect dans le salon. Il pensa aussitôt à un cambrioleur et à sa femme qui dormait seule et sans défense. Il prit un couteau dans la cuisine, le plus grand qu'il trouva, et se précipita dans le salon. Janine, sa femme, était allongée sur la table, les jambes à la verticale contre les épaules du prétendu cambrioleur qui semblait sacrément occupé à la fourailler, drôle de façon de compter les valeurs. Le sang de Futé n'a fait qu'un tour (et encore, en a-t-il eu réellement le temps ?). Le couteau a valsé net et précis, dans un souci évident de vouloir les séparer. L'amant a eu un morceau du sexe tranché et Janine un morceau de fesse en moins. Les voisins accoururent aux hurlements de douleur, la police et le SAMU ne tardèrent pas. Futé fut conduit en prison. Janine et son galant se retrouvèrent à l’hôtel Dieu dans le service

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coutures et tuyauteries... Chance pour le jeune homme, le médecin aperçut quelque chose d'anormal entre ce qui restait des fesses de Janine. Il saisit la chose et constata que c'était le morceau qui lui manquait... Après trois mois de prison, Futé retrouva sa famille. Ses filles le traitèrent de fou pour avoir levé la main sur leur mère. Elle, après s'être faite à l'idée qu'on pouvait vivre avec une seule fesse, refusa de divorcer. Sa moralité chrétienne et l'intérêt du commerce l'en empêchaient. Alors, Futé fit son bagage et s'enfuit une nuit, se fiant au hasard, sans argent ni but... Naturellement, depuis trois ans, il n'a jamais donné signe de vie. Gaspard non plus n'a pas droit au RMI. Il est Polonais. Comme il ne parle jamais de lui, impossible d'en savoir plus, sauf qu'il doit bien approcher des cinquante berges, comme Futé. Pierrot c'est autre chose, Il n'a jamais été marié, n'a jamais connu de vie de famille et prétend que la seule condition humaine supportable en ce bas monde est l'individualisme et l'égoïsme. Depuis qu'il est en âge de penser, il a toujours agi dans son propre intérêt. Quand son père est mort, il avait quatorze ans. Ses deux frères aînés avaient déjà quitté la maison, études faites et situations assurées. Ils sont venus chercher leur part d'héritage. Pierrot a vu les meubles de valeurs sortir de la maison, devant sa mère qui avait du mal à retenir ses larmes, tenant le dernier (Ludovic, 6 ans) dans ses bras. Ses frères ne l'ont jamais su, mais pendant qu'ils chargeaient le camion, Pierrot leur a volé tout l'argent qu'ils avaient dans leur porte-feuille... Ils ne purent toucher à la maison, car elle était au nom de leur mère... Mais ils ne revinrent jamais. L'argent manquait, le petit frère prenait beaucoup de place dans le cœur de sa mère, et Pierrot devait se débrouiller seul. À quinze ans il a fait sa valise

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et s'est embarqué sur un bananier, destination Ceylan. Manque de chance, la compagnie fit faillite pendant le voyage et il fut débarqué au Cap, en Afrique du Sud. Sans un sou, il décida de rentrer à pied en longeant la côte Ouest. Ça lui prit vingt ans pour parvenir jusqu'au Maroc. Il resta encore deux ans en Espagne puis deux ans dans les départements du sud de la France. Depuis, il vivote à Paris... Le sol de terre battue est propre. Rosco le sait, plus il balaiera, plus il y aura de poussière. Le temps est sec depuis plusieurs semaines, à tel point que même le tonneau est vide et qu'il faut aller jusqu'au canal pour prendre de l'eau afin d'arroser le jardin. Il entend Gaspard ronfler. Chaque après-midi, Gaspard fait une sieste. C'est le seul de l'équipe qui boit de l'alcool, mais comme il boit comme quatre, le compte y est. La vodka est son seul liquide. Quand les sous entrent, (comme aujourd'hui), il touche sa part et en dépense la moitié en vodka. Ensuite, soit il la vole, soit il boit directement dans les grands magasins. Il prétend qu'aucune loi n’interdit de goûter les aliments. Avec son estomac de chameau, il est capable de siffler une demi-bouteille et de ressortir la bouche pleine pour restituer le tout dans une bouteille vide qu'il cache sur le parking. En quatre ou cinq va-et-vient, il fait son plein pour la semaine... Quand Gaspard ronfle, on ne peut pas l'ignorer. Les tubes en béton résonnent et se renvoient un écho tournant. Seul le bruit des trains parvient à le couvrir. Heureusement, aux heures de pointe, les trains passent toutes les trois minutes. Futé rentrera tard, car il est parti le long du canal repérer un coin tranquille pour pécher des écrevisses. Oui, il y en a, il en a capturés près de l'écluse... Pierrot a promis à Rosco de lui rapporter une planche pour faire un banc devant la porte de la cabane.

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Pour cette fois, pas besoin de prendre de risques, il ne lui faut qu'une simple planche, pas très longue. La première chute venue devrait suffire. Justement, les travaux d'installation du câble, jumelés avec le chauffage urbain, lui permettent de trouver une véritable mine de bois. Les ouvriers sont partis, personne ne surveille. C'est en pleine ville, les gens traversent pour éviter le chantier. Pierrot passe sous la bandelette de plastique jaune et rouge qui délimite le chantier. Il tâte les planches. Elles sont toutes un peu longues. Il les soulève, les déplace. Ha! Voilà qui fera l'affaire. Il la hisse sur son épaule et quitte le chantier. Il n'a pas vu la voiture de police sur le trottoir d'en face, avec deux jeunes flics zélés qui l'observent avec délectation... Il passe devant eux, absorbé par une pensée qui l'obsède... Où trouver un bouquin sur les plantes de rocaille ? - Hé toi là ! Où vas-tu comme ça ? Pierrot sursaute. Il se retourne. Bon sang, c'est après lui qu'ils en ont. - Moi ? - Oui toi, avec la planche que tu viens de voler, et devant notre nez en plus... Tu ne doutes de rien toi ! - J'ai rien volé, j'avais juste besoin d'un bout de bois. Vous voyez, c'est une chute. Il tend la planche. L'un d'eux la saisit et la propulse contre le mur. - Tu as tes papiers ? - Mes papiers ? Oui, bien sûr. La carte d'identité de Pierrot a tout juste 25 ans. Sur la photo, l'adolescent n'a pas de poil au menton, mais par contre, il a quelques points noirs parfaitement mis en relief par la qualité du photomaton. Heureusement, tout cela est largement caché par les plis, les froissages, les lavages, les trempages, les nuits à la belle étoile, les traversées de rivière à la nage, les séchages sur les bouches de métro, les coups de soleil... - C'est quoi cette merde? Tu te fous de nous ? - C'est ma carte d'identité...

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- Elle est illisible. Elle n'est plus valable... Allez, monte en voiture, on va t'emmener faire un tour du pays... Quand le commissaire Pailloul passa au commissariat, il demanda au planton : - Quoi de neuf ? - Rien chef, juste Dufourt et Monthochal qui ont ramené un clochard. Ils lui font passer le supplice de la question, histoire de tuer le temps. - Qu'est-ce qu'il a fait ? - Il a ramassé un morceau de planche sur le chantier, dans la rue. - C'est tout ? - Ouais, ses papiers sont pourris, illisibles. - Je vois. Il pousse la porte du bureau des gardiens de la paix : - Hé Starky et Hutch ! Pendant que vous restez là à branler les mouches, il y a des grands-mères qui tremblent dans les rues, des devantures de magasins qui se disloquent et des murs qui se chargent de tags. Alors, faites-moi le plaisir de déposer ce type à l'Armée du Salut pour qu'il se lave et se change et mettez-vous au travail ! - Bien chef! Le transfert s’effectue dans un silence total. Pierrot se laisse trimballer sans l’ouvrir. On a toujours intérêt à la boucler quand on est en compagnie de poulets antipathiques. Arrivé au centre, une petite vieille insiste pour que Pierrot prenne une douche. Comme il n'est pas contrariant, il cède. Elle en profite pour lui confisquer ses vêtements et lui en donner d'autres qui sortent du nettoyage. Pierrot ne dit rien, il sait que dans ces cas là, même si la dignité en prend un coup, il vaut mieux la fermer... - Vos papiers sont à refaire. La mairie prend les frais à sa charge pour les démunis. Vous voulez que je vous inscrive ?

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- C'est pas la peine madame, pour refaire une carte d'identité, il faut une adresse ou une quittance de gaz... Moi je n’ai rien ! - C'est vrai... Vous n'avez pas de domicile? - Non, je vis dehors. - Et l'argent, comment faites-vous pour payer votre nourriture ? - Je vole, je fais la manche, je jeûne... J'ai l'embarras du choix. - Vous touchez le RMI ? - Non ! Je n’ai pas de papier... - Mais vous pouvez quand même ! Voyons ! C’est un droit. Attendez là, je vais appeler madame Lemza. C'est elle qui s'occupe des RMIstes à la mairie. Pierrot ne pensait pas que ça marcherait. Il avait laissé son nom, rempli un formulaire et mangé le paquet de gâteaux qu'on lui avait donné. Bon, après tout il n'avait rien à perdre. Si ça marche, tant mieux, ça doublera les sous pour nourrir l'équipe, sinon, tant pis... N'empêche, il se dépêcha de retourner à l'endroit où ce couillon de flic avait jeté la planche... Pourvu que personne ne l'ait ramassée... Le téléphone sonna dans l’arrière-boutique de la pharmacie. Sandrine, la jeune étudiante, décrocha puis appela monsieur Bépin. Celui-ci s’excusa auprès d’une cliente et rejoignit Sandrine : - C’est pour vous... Maître Gadraum... - Merci Sandrine... Occupez-vous des clients... Il s’enferma puis porta le combiné à son oreille. Cinq minutes plus tard, il regagnait la boutique, l’air songeur. Marguerite, sa femme, l’interrogea du regard... Jean-Paul Bépin, pharmacien à Tours, cinquante-six ans, petit, chauve au-dessus du crâne, rondouillard avec de petits yeux gris enfoncés dans un visage bouffi, toussota légèrement comme pour donner de l’importance à ce qu’il avait à dire...

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- Ils ont retrouvé Pierre ! Madame Bépin marqua un silence d’étonnement qui se traduisit par une bouche ouverte sur des dents écartées, puis, secouant son gras menton, elle exprima un soulagement : - Enfin, ce n’est pas trop tôt ! Il est donc vivant le bougre ? - Il semblerait. - Ou est-il ? - À Paris... - Qu’est-ce qu’il y fait ? - Je ne sais pas. Je dois prévenir Richard. Le notaire veut nous voir cet après-midi pour nous remettre le rapport d’enquête... - Ça va coûter cher ? - Je ne sais pas... De toute façon, les frais seront retenus sur sa part... - Y a pas de raison qu’on paye pour lui ! - Bien sûr, c’est prévu. Bépin s’enferma dans l’arrière-boutique. Il composa le numéro de son frère. C’est la secrétaire qui décrocha. Elle lui expliqua que Richard Bépin était en déplacement sur un chantier. Jean-Paul refusa de laisser une commission... Cette histoire de famille ne regardait que les frères... Vingt minutes plus tard, Richard appela la pharmacie. Il fut convenu de se retrouver chez le notaire en début d’après-midi... - On prévient Ludo ? - Pour quoi faire ? Jusqu’à présent il n’a pas manifesté d’intérêt pour nos recherches. - C’est vrai... on verra plus tard avec lui... La bonne nouvelle arriva par la voix de Futé. Pierrot était en train de fixer une grosse pierre sous une racine d'arbre à papillon. Il avait l'intention d'y planter une nouvelle plante de rocaille qu'il venait de ramasser sur un trottoir, dans les vieux quartiers en démolition. Elle poussait là, tout simplement, entre

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les graviers et les crottes de chien. - Pierrot ! Futé revenait d'une virée en ville. - J'ai vu Dédé. Il m'a dit qu'on te cherchait partout. Un type de la mairie veut te voir. Parait que c'est pour ton RMI. - J'y ai droit ? - Pourquoi pas ? T'es français, y a pas de raison ! - J'espère que ça ne cache pas quelque chose. - Vas-y. Tu ne risques rien. C'est ainsi qu'avec une belle carte plastifiée à son nom et une liasse de billets de deux cents balles, Pierrot ressortit de la mairie de Saint-Denis, et qu'il décida d'aller faire un tour à SaintMichel, du coté des bouquinistes. Il fit d'abord une approche timide, se contentant de passer devant les caisses de livres, sans oser toucher. Ses cheveux grisonnants en bataille, sa barbe de huit jours, ses fringues chiffonnées et rapiécées, tout le désignait comme ce qu'il était ; un clochard. Mais comme il n'arrivait pas à lire les titres des livres, il dut s'approcher et faire comme tout le monde, prendre en main et toucher les couvertures. Un instant, l'odeur des vieux livres lui rappela l'école et la chambre de sa mère où il faisait ses devoirs étant gosse. Il refoula vite ces pensées et tourna les pages. - Vous cherchez quelque chose en particulier ? Le vendeur était un petit bonhomme sans âge, sans cheveux et sans sourire. - Oui, je cherche un livre sur les plantes de rocaille. - Les plantes de rocailles ? - Enfin, plutôt les plantes de murailles... ou de trottoir Le vendeur le regarda avec un air pincé et douteux. - Vous connaissez le titre ou le nom de l'auteur ? - Non ! Je regarde si ça existe... - Vous ne trouverez pas ça ici. Ni chez moi ni sur ce trottoir.

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Le coin est plutôt spécialisé dans les livres policiers et les biographies. - Merci, je vais aller voir ailleurs. Il marcha toute l'après-midi, longeant le quai jusqu'au Pont Neuf et revenant sur ses pas par l'autre quai. Il était fatigué et se souvint soudain qu'il avait des sous. Il s'installa à une terrasse de café et commanda un demi. Le garçon le servit, mais demanda à être payé immédiatement... - Trente-cinq balles pour un verre de bière ! Tu me prends pour un touriste ! - C'est le prix en terrasse. Si tu viens pour faire du tapage, j'appelle les flics. Pierrot se leva et partit sans payer et sans boire. Trente-cinq balles... de quoi acheter au moins vingt-quatre canettes chez Cora ! Il se dirigeait vers le R.E.R., décidé à rentrer bredouille, quand, en suivant deux étudiants, il entendit leur conversation ; - T'as trouvé ta documentation sur les mages d'Afrique centrale ? - Non, toujours rien. J'ai la trouille, mon examen est dans trois semaines et j'ai rien révisé... - Tu devrais allez voir chez Gilbert-Levieux. On trouve de tout chez lui. - C'est vrai, je n’y avais pas pensé. On y va, c'est juste à côté... Pierrot les suivit. La boutique était grande, tout en longueur et occupait en plus la moitié du trottoir. Pierrot se laissa guider par les panneaux « Encyclopédies et Guides ». Il monta à l'étage et se retrouva devant un étalage de bouquins de toutes tailles, mais surtout énormes et lourds. Tous ces livres d'occasion étaient parfaitement protégés par des couvertures en plastique. Pierrot

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n'osa toucher. Une fillette (15-17 ans peut-être) s'avança vers lui ; - Je peux vous aider monsieur? - je cherche un livre sur les plantes de rocaille ou de muraille... Je ne sais pas trop au juste. Elle fit semblant de réfléchir pour gagner du temps avant d'appeler la police et déjà Pierrot s'apprêtait à filer... Mais ; - J'ai quelque chose qui pourrait convenir. Tenez, c'est ici. Elle tira un volumineux album d'une étagère « Les plantes de nos montagnes ». Elle le posa sur un tas de livres et l'ouvrit. - Ça parle des plantes de montagne... C'est plein de photos en couleurs... - Non, moi ce que je veux, c'est un petit livre. Tout petit. Et qui parle des plantes de rocaille, des plantes sauvages qu'on trouve sur les murs ou sur les cailloux. - Ca m'étonnerait que nous ayons. C'est très peu demandé, comme nous ne faisons que du livre d'occasion.... Mais attendez, j'ai un petit guide que j'ai trouvé plutôt bien quand il est entré... je vais voir si nous l'avons encore... Elle souleva une pile de bouquins puis tâtonna dans le tas. Pierrot n'en revint pas de voir qu'une si jolie jeune fille puisse être assez gentille pour lui consacrer du temps... - Le voilà, regardez « Guide des Fleurs Sauvages» ! C'était un petit livre cartonné d'environ trois cent pages. Pierrot le saisit et l'ouvrit. Au début un tableau de détermination permettait de s'orienter dans le livre en fonction de la forme des fleurs, ensuite sur chaque double page, la droite présentait une dizaine de dessins et la gauche les textes s'y rapportant. Pierrot tourna les pages avec excitation. « Aigremoine, sanguisorbes, alchémilles, violettes, pensées, ombellifères... Même les ombellifères y sont, six pages rien que pour elles, au moins cinquante espèces différentes pour ces carottes sauvages. » « Pyroles, statices, liserons, myosotis, brunelles, ballottes, népétas, menthes, chardons, épervières, potentilles,

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crucifères... » Devant la mine subjuguée de Pierrot, la fillette ne put s’empêcher d'éclater de rire ; - Vous aimez ce livre ! - Il est magnifique. Les dessins sont superbes, précis... C'est exactement ce que je cherche. Je suis sûr que je vais trouver mes fleurs là-dedans... Il coûte combien? - C'est écrit au dos... quarante-cinq francs. Vous payez en bas, à la caisse. On le laissait prendre le livre, on lui faisait confiance. Cette petite était vraiment bien... La caissière était moins gracieuse, mais comme Pierrot sortit sa liasse de billets, elle ne dit rien, encaissa et rendit la monnaie. Dans le métro, Pierrot s'assit sans s'occuper de ses voisins qu'il bouscula un peu. Il ouvrit son livre et chercha tout de suite dans la table de détermination s'il trouvait sa fleur de muraille. Il la connaissait si bien qu'il la reconnaîtrait au premier coup d’œil... L'homme assis à côté de lui leva les yeux de son journal. Il le regarda avec surprise en le reconnaissant : - Tiens tiens, ils vous ont relâché ? Pierrot ferma brusquement son livre et leva le nez. - Bonjour commissaire, je ne vous avais pas vu... - Qu'est-ce que vous lisez de beau ? - C'est un livre sur les fleurs sauvages... Je viens de l'acheter... - C'est vrai, c'est vous Pierrot la rocaille, le fanatique des petites fleurs... J'ai entendu dire que vous alliez toucher le RMI ? - Oui, c'est fait. C'est un peu grâce à vous. - N'en parlons pas... Alors, et ces fleurs, laquelle vous intéresse ? - Je cherche le nom de celle que je trouve sur les murs des vieux quartiers... Vous permettez ? - Je vous en prie, je ne suis pas en service et vous n'avez rien à craindre de moi tant que vous

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vous consacrez aux fleurs... Pierrot ouvrit le livre à la table de détermination. Il oublia très vite le commissaire Pailloul pour replonger dans sa recherche : Quatre pétales ? Non, plus... Six pétales, oui voilà... couleur jaune... : anémone, gentiane... Non là, c'est plus ressemblant : Pages 102 ou 180 ou 262... Merveille, la page 102 était la bonne. Oui là, pas de doute, c'était elle, il allait enfin connaître son nom : Famille des Orpins, Crassulacées. Il y avait une dizaine d'espèces représentées. Pas de doute possible, la sienne était la deuxième, oui, avec sa tige montante, ses feuilles minuscules et charnues et la fleur qui s'ouvrait largement vers le ciel... Voyons: « 2- Poivre des Murailles: sédum âcre. Rampant, bas, feuilles persistantes, goût poivré, 3-6 mn, ovales, non étalées, jaunâtres. Fleurs 12 mn, jaune vif. Endroits sec, murs, souvent sur calcaire. C'était elle ! Absorbé par sa lecture, Pierrot rata la gare de St Denis. Cela lui permit de contempler la cabane de bois et le jardinet, en contrebas de la voie de chemin de fer. Il dut changer de train au Bourget et revenir sur ses pas. Il s’arrêta chez l’arabe pour acheter une bouteille de mousseux et une boite d’engrais universel. Ils l’attendaient avec impatience. Gaspard, grognon comme d’habitude, doutait évidement. Futé n’en doutait pas. Rosco était sans avis. En apercevant la bouteille, les doutes tombèrent. Ils l’entourèrent en poussant des cris de joie. Rosco décida d’entamer les réserves et d’ouvrir une boîte de choucroute qu’il gardait pour dimanche. La table fut mise en un rien de temps. Les verres s’emplirent du liquide pétillant et ils portèrent un toast au RMI. Futé remarqua le paquet d'engrais :

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- C’est quoi ce truc ? Pierrot lui sourit ; - Y pas de raison qu’on fasse seul la fête. Il ouvrit le paquet et saupoudra les plantes de rocaille d’une bonne poignée de granulés. La nuit tomba sur le terrain vague, douce nuit de printemps, annonçant un été riche et chaud. Le mousseux aidant, Gaspard se retira dans son tube de béton et le roulement de ses ronflements s’éleva bientôt, berçant les rêves de fortune des habitants de la cabane de bois. Deux RMI pour quatre, presque l’abondance, dans le meilleur des mondes...

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2 L’héritage

Les frères Bépin s’échangèrent les feuillets du rapport. Maître Gadraum attendait, manifestement satisfait du résultat de l’enquête... - Nous avons eu beaucoup de chance. Sans sa demande d’inscription au RMI, votre frère aurait été introuvable. L’agence de détectives a fait du bon travail. Jean-Paul tendit le dernier feuillet à son frère. Un sourire de contentement largement affiché sur son visage rond. - Depuis le temps... Si j’avais supposé qu’il était devenu clochard... Tout de même. Richard, moins expressif, n’en pensait pas moins. - J’ai toujours su que c’était un vaurien et un voleur... Rappelle-toi du jour ou l’on a débarrassé maman des meubles. Tu ne voulais pas me croire quand je t’ai dit qu’il nous avait fait les poches de nos vestes... Le notaire reprit le document pour le glisser dans le dossier : - Plus rien ne nous empêche de boucler la succession de votre mère. Je vais préparer les actes, puis convoquer vos deux frères. Avez-vous décidé du type de répartition que vous vouliez faire ?

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- Quels sont les biens à partager ? - La maison de Tours, estimée à 350 000 francs, un terrain bâti en Corrèze, mais la maison est en ruine l’estimation approche les 70 000 francs, et le montant du livret ; 98 533 francs exactement, intérêts compris. - Vous êtes certain de la valeur de la maison de Tours? En ce moment rien ne se vend... elle est assez petite, sans terrain, sans garage... Nous n’en tirerons pas plus de 200, 250 milles francs. Le notaire saisit la fiche d’évaluation. Il relit la description, estima mentalement la valeur par rapport au marché actuel... - Non, je pense que nous ne pouvons pas faire d’estimation plus basse. La reprise des ventes se confirme. Je suis sûr que vous en tirerez bien plus. - Nous pensions que nous pourrions laisser l’argent et le terrain à nos frères, et nous même reprendre la maison que nous transformerions en deux ou trois studios pour les louer. Il serait dommage que le bien familial soit vendu. Ludovic a toujours besoin d’argent, le liquide lui conviendra. Quant à Pierre, j’ignore ses besoins, mais s’il vit comme un clochard, c’est certainement l’argent qui l’intéressera. Le notaire exprima un mouvement d’incertitude. Il s’y connaissait en affaires de famille et ne souhaitait pas privilégier davantage les frères Bépin. Il avait déjà fait suffisamment pour eux, car c’étaient d’éventuels clients. Il n’en ferrait pas plus. - Je crois que nous pouvons présenter le dossier tel qu’il est. Si vos frères sont d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient. Je doute cependant qu’ils ne réclament pas une partie de la maison à titre de compensation... Ce sera à vous de voir. En recevant la convocation du notaire, le commissaire Pailloul ne fit pas la relation entre Pierre Bépin et Pierrot la rocaille... Il entrouvrit la porte du bureau des agents. - Un certain Pierre Bépin, sans domicile fixe, inscrit au RMI de St Denis. Ça vous dit quelque chose ? Un des inspecteurs lâcha son journal :

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- Moi je le connais. Je sais ou le trouver... Le commissaire lui tendit le dossier : - Il est convoqué chez un notaire à Tours. Voilà une enveloppe à lui remettre. Pailloul se retourna dans le couloir et s’apprêtait à regagner son bureau, quand il entendit une remarque : « C’est le clodo qui piquait des planches... » Il rouvrit la porte... - C’est le fameux Pierrot la rocaille ? - Heu oui chef... Enfin, je crois. - Rendez-moi le dossier, j’irai le lui porter moi même. Rosco sifflotait, comme d’habitude, alors qu’il épluchait les pommes de terre pour le dîner du soir. Gaspard entretenait sa cirrhose en sommeillant dans le fond du potager. Pierrot était agenouillé dans l’herbe, admirant le poivre des murailles qui prenait sa place, jour après jour, entre les fissures des pierres du talus. Le moteur de la Renault attira leur attention. Ce n’est pas souvent qu’une voiture s’aventure sur le terrain vague, mais quand cela arrive, c’est toujours en direction du canal... Ce sont toujours des amoureux, un pêcheur... Là, la voiture venait droit sur eux, les couleurs de la carrosserie ne laissant aucun doute sur l’identité de ses occupants. - Les flics s’exclama Rosco. Il courut se cacher dans la cabane. Gaspard cracha en grommelant. Il s’approcha de Pierrot qui se relevait. - Qu’est-ce qu’ils nous veulent ces emmerdeurs? Pierrot le calma : - On n’a rien à se reprocher. Laisse-moi faire. Tu sais ou est Futé? - Il pose du papier chez une vieille, il aide le fils Legrand. - J’espère qu’il ne lui est rien arrivé... Le commissaire Pailloul se gara devant la cabane. Il saisit l’enveloppe et sortit lentement de la voiture. C’est la première

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fois qu’il venait dans ce coin. Il avait entendu parler de la cabane et du potager, mais comme personne ne se plaignait, il avait laissé faire avec bienveillance. La propreté du lopin le surprit. Il s’attendait à trouver un dépotoir de ferrailles et de matelas crasseux, il découvrait une véritable petite maison en planche, un jardinet bien tracé avec allées, légumes et fleurs... De quoi l’ébahir. Pierrot le reconnut et vint à sa rencontre : - Bonjour commissaire. Vous nous apportez de mauvaises nouvelles ? - Non, rassurez-vous. J’ai un message à vous transmettre. Une convocation pour une succession. Rien de répréhensible... Rosco montra le bout de son nez. - Dites-moi, vous êtes bien installés. C’est vous qui avez construit tout cela ? - Ce n’est pas grandiose. Mais nous sommes tranquilles. - Je vois. La cabane a l’air solide... de belles planches. Il adressa un clin d’œil à Pierrot. - Tenez, cette lettre est pour vous. Vos frères vous font rechercher depuis trois ans... Ça concerne la succession de votre maman. Pierrot fut saisi de surprise. Machinalement, il saisit l’enveloppe et la regarda sans dire un mot. Le commissaire l’examina et vit une ride lui barrer le front... - Vous ignoriez son décès ? Pierrot se détendit. - Je n’avais plus de nouvelles depuis des années... Depuis qu’à quinze ans j’ai quitté la maison. C’est un autre monde pour moi... Que faut-il que je fasse ? - Prenez contact avec le notaire. Il vous donnera la marche à suivre. Vous avez de quoi téléphoner ? - Oui, ça ira. Merci commissaire. Pailloul fit demi-tour, mais s’arrêta soudain. - Il parait que vous collectionnez les plantes de rocaille ?

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J’aimerai les voir si c’est possible... - Elles sont là, sur les pierres du talus. Ce n’est pas vraiment une collection. C’est mon jardin. Les fleurs de rocaille pour moi, l’homme du pavé... Sandrine posa le combiné sur le bureau et revint dans l’officine. Le patron était aux prises avec une vieille demoiselle qui désirait un produit pour débarrasser son chat d’une puce qu’il avait attrapé au contact du chien d’une de ses voisines... - Excusez-moi mademoiselle Lachal, Sandrine va s’occuper de vous... Il s’enferma dans l’arrière-boutique. - Allô, Maître Gadraum? Un ennui ? - Un contretemps. Je viens d’être joint par votre frère. Il appelait d’une cabine. Il ne semble pas possible qu’il vienne ici à Tours. Il m’a laissé entendre qu’il ne se sentait pas concerné par l’héritage de votre mère et qu’il ne disposait pas de suffisamment d’argent pour prendre le train... - Qu’est ce que ça veut dire ? - Qu’il ne consent à venir que si vous lui faire parvenir un mandat pour son billet et quelques vêtements... - Je croyais qu’il touchait le RMI ? Le pharmacien serra les dents. Il ne manquait plus que cela ! - Que dois-je faire ? Insista le notaire. - Vous pensez qu’avec cinq cents francs il aura assez ? - Il y a le train, aller-retour, plus quelques affaires de rechange, une valise... Vous devriez mettre mille francs... - Bon, d’accord, allez-y, mais à condition qu’il se dépêche. Je ne veux pas l’entretenir pendant des semaines... « Ah le bougre ! Mille balles pour venir signer chez le notaire. Il me prend pour Crésus... Si Marguerite l’apprend, elle va m’en faire une jaunisse... »

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- Tu vas mettre ça ? Tu n’as pas peur d’être un peu ridicule ? - C’est un jean ! Tout le monde porte un jean ! Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule. - Tu as déjà vu un vrai clochard avec un pantalon serré aux fesses ? C’est chaud l’été, froid l’hiver, inconfortable, salissant... - Rosco, fiche-moi la paix. Je ne vais quand même pas prendre le train avec mes pantalons rapiécés et une ceinture en ficelle de lin. Maintenant qu’on a deux RMI, on va pouvoir s’habiller plus décemment. Mes frères n’apprécieraient pas que je me pointe chez le notaire en crasseux. N’oublie pas qu’ils sont notables dans leur patelin... Et en plus, c’est eux qui paient le voyage et les fringues. - Et le jeune, qu’est qu’il fait ? - Chais pas ! C’est vrai qu’il devrait être là lui aussi. Il était tout minus quand j’ai mis les voiles... Futé arrive à ce moment avec une valise en toile bleue marine. - J’ai trouvé ce qu’il te faut. L’arabe me l’a prêté. C’est toujours ça de gagné... Houa ! Super ! On dirait un rocker. Dommage que tu n’as pas de Santiags... - Les baskets iront à la perfection. T’as vu la marque ? « Aigles » s’il te plaît... C’est pas de la merde. - Oui, et bien magne-toi, car ton train est à 13 h 55. Les T.G.V. n’attendent pas. La valise fut vite remplie et bouclée. Pierrot se mira une dernière fois dans le morceau de miroir... Bien rasé, cheveux coupés et peignés, chemise claire et propre, jean neuf... Impeccable. Le billet dans la pochette de la chemise, tout est OK. - Et attend ! C’est Rosco qui le rattrape. T’as oublié de mettre de l’eau de Cologne. - Ha non, pas de parfum. Tu me prends pour une gonzesse... Allez, salut les potes, à demain... Il disparaît au bout du terrain vague. Il longe la voie ferrée jusqu’à la gare ou il attrape de justesse un R.E.R.

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Pour Pierrot, le T.G.V. c’est un peu comme l’avion. Déjà, le billet n’a rien à voir avec un ticket de métro. Il est grand, en couleur, dans une pochette en papier. Ça fait riche. N’empêche, il ne regrette pas de s’être acheté des vêtements neufs. C’est la première fois depuis des années qu’il ne sent pas peser sur lui les regards des gens. On le prend pour un honnête citoyen qui partirait passer quelques jours en vacances... Ça n’est pas désagréable. Au kiosque de la gare Montparnasse, il achète un magazine « Fleurs et Jardins », puis il se dirige sur le quai et consulte le grand panneau électronique. Tours, Quai numéro 4. Départ dans vingt minutes. Il a le temps. Pourtant, le quai est long. Les grands wagons bleus et gris semblent interminables... Voilà, voitures 12... Il monte dans le train et en découvre l’ambiance ouatée et climatisée. Il choisit sa place près d’une fenêtre. Les passagers commencent à se presser. L’heure du départ approche. Pierrot mâche un chewing-gum et tente de lire un article de son magasine, mais rien à faire. Comme un gamin impatient, il est attiré par l’agitation du départ... Une sonnerie agaçante retentit. Sans une secousse, le train s’ébranle. Il roule entre d’autres grands trains bleus, puis s’engage sur une voix peu bruyante. Les grands murs gris l’empêchent de reconnaître où il est. Beaucoup de tunnels, des voies encombrées de trains... enfin, l’espace s’élargit. Il reconnaît la banlieue, sans vraiment savoir où il est. Ses yeux sont fous. L’allure augmente, comme le volume cotonneux du son. C’est la première fois de sa vie qu’il va rouler à trois cent à l’heure... Il s’éveille, le magasine sur les genoux, le soleil lui éclairant le visage. Paris est loin. La campagne défile derrière la vitre. Une légère angoisse pèse sur sa poitrine. Dans quelques minutes il va retrouver sa ville natale. Il va retrouver ses frères. Comment sont-ils ? Que sont-ils devenus ? Sûrement riches et importants. Tant mieux après tout. S’il est

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devenu ce qu’il est, c’est par choix personnel. Il a vécu en marginal et accompli sa vie de vagabond parce qu’il était fait pour ça. Bien sûr, il y avait maman. Pourquoi ne pas l’avoir contacté quand il le pouvait, après être revenu en France ? La honte ? La peur des reproches ? La crainte de gêner ou d’être pris pour un raté, un solliciteur ? Un peu tout cela sans doute... Dieu ! Comme la gare de Tours a changé. Heureusement, s’il était jeune en quittant la région, il se souvient parfaitement du quartier de la Madeleine. Il sait qu’il n’aura pas de mal à trouver l’adresse du notaire. Le rendez-vous est fixé à 17h, il a largement le temps d’y aller à pied en s’offrant une ballade de touriste. Ses pas l’orientent vers les vieilles rues. Son instinct le guide vers les endroits qu’il préfère. Il a déjà une idée en tête, découvrir les obligatoires plantes de murailles... Il les découvre sur un mur de clôture, près d’un cimetière de quartier. La ressemblance avec le poivre des murailles est frappante. Même forme de feuilles, petites et charnues, mais d’un vert plus franc, plus terne. Par contre, si la plante présente des dimensions comparables, c’est à dire rampante de 6 à 7 centimètres, en touffes épaisses, les fleurs s’élèvent sur des tiges dressées elles sont blanches, en corymbes très ramifiées. Pierrot extrait son guide de la valise. Il l’ouvre immédiatement à la page 103... Voilà, pas d’erreur possible, il s’agit de l’Orpin blanc; Sédum album. Pierrot saisit la motte qu’il arrache délicatement du mur. Les racines sont courtes, mais s’accrochent hardiment, et de ce fait, elles entraînent un peu de poussière et de débris de roche... Pierrot dépose le tout dans la valise, entre le slip de rechange et la paire de chaussettes. Heureux, il reprend sa promenade.

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Il fait chaud. Pierrot est en avance. Il entre dans un bar, à quelques pas de l’étude. Il commande un verre de Mont-Louis, souvenir de jeunesse. La salle est presque déserte. Il ouvre son magazine, tourne les pages... Un gros homme joufflu, transpirant abondamment, entre et s’installe à une table près de lui. Leurs regards se croisent. Rien ne se passe. Deux minutes plus tard, un autre homme entre et rejoint le premier qui se lève. Ils s’embrassent sur la joue. - J’avais peur que tu ne sois en retard. Ta secrétaire ne comprend jamais rien à ce que je lui dis. - Tu as des nouvelles de Ludo? - J’ai réussi à le joindre à l’hôpital. Il semble d’accord sur notre proposition... Il faudra peut-être rallonger la sauce... Il demande au moins 13 briques... - 13 briques? D’accord, mais pas plus. Faut quand même qu’il nous reste quelque chose. Et Pierre? - Pas de nouvelles. Le notaire lui a communiqué nos coordonnées. Marguerite ne quitte pas la pharmacie pour le cas ou il appellerait... - Tu vas voir qu’il va nous faire faut bon. - Manquerait plus que ça. Je lui ai fait envoyer mille balles pour qu’il prenne son billet... Il serait un peu gonflé. - Remarque, s’il se contente de mille balles, on n’aura pas à se plaindre. Pourvu qu’il ne soit pas trop gourmand... - C’est un clochard ! Il ne doit pas avoir la notion de l’argent... De toute façon, pas question de lui faire de cadeaux. Il réapparaît au bout de vingt cinq ans... Faudrait pas qu’il la ramène. Pierrot observe les deux personnages. Jean-Paul et Richard ! Ses frères, là, à quelques mètres de lui. Ils ne le reconnaissent pas, et lui serait incapable de dire lequel est Richard, lequel est Jean-Paul... Le pharmacien... Ce doit être Jean-Paul. L’autre était plutôt dans l’architecture ou la construction... Et Ludo ? Ils ont parlé

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d’hôpital? Serait-il docteur. En tout cas, ils ne sont pas plaisants, vraiment pas! - Tiens, voilà Ludo! Ils se lèvent, paient au comptoir et sortent rejoindre un grand type un peu maigre, barbu, vêtu d’une blouse blanche, qui descend d’une ambulance. Pierrot quitte également le bar. Son petit frère est ambulancier ou infirmier... Dommage, il aurait aimé le savoir mieux nanti. Il les laisse prendre un peu d’avance, par timidité, mais soudain Ludo se retourne et s’exclame “ Pierre! C’est Pierre. ” Et s’approche de lui... - Tu m’as reconnu ? - Je n’ai pas de mérite, avec ta valise. Franchement, tu as le même regard qu’autrefois. Pierre n’en revient pas, Ludo lui saute au cou et le sert contre sa poitrine. Les autres frères sont moins enthousiastes. Ils lui serrent la main avec un sourire de complaisance... Maître Gadraum profite de quelques instants de silence, pour étudier le visage de ces quatre frères. Enfin, il lit les actes et en vient aux biens. Il fait part de la proposition de partage que font les aînés, puis, tend une copie de l’acte à chacun. Pierrot n’avait même pas envisagé qu’il y aurait un héritage. Depuis le temps, il pensait que sa mère avait fait le partage de son vivant et qu’il ne resterait que quelques fringues et des bibelots à partager. Bon sang ! Ca fait beaucoup de sous tout cela ! - Vous êtes bien gentil les frangins, dit Ludovic, mais moi je me suis renseigné. La maison vaut au moins cinquante briques. Vous voudriez que je me contente de dix ou douze briques alors que vous allez en empocher vingt cinq chacun. - C’est faut s’exclame Richard. En tant qu’architecte, je sais de quoi je parle. Cette maison est très mal conçue. Pour la revendre un bon prix, il faudrait refaire la toiture et tout le sanitaire. Moi je dis qu’elle ne vaut pas plus de 30/35 briques....

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- Et sans compter les charges, renchérit Jean-Paul, toi tu touches ta part tout de suite, nous, nous devrons engager des travaux, car tu sais que nous tenons à garder cette maison dans la famille, elle nous vient de maman. C’est très important pour nous... Ludo éclate de rire: - Arrête Jean-Paul, tu vas me faire verser une larme. Tu crois que je ne sais pas ce que vous allez en tirer? Trois petits studios, de quoi vous rapporter 120 000 francs par ans... Ma part en quelque sorte... Pas question ! - Tu ne peux pas raisonner comme ça. Nous allons investir dans cette maison. Reconnais que toi-même ne peux le faire... - Je veux 20 briques! - Quoi? Tu es fou mon vieux! - Qu’en pense le notaire? - Ho moi je n’en pense rien. C’est à vous de faire votre choix. Cependant, si personne ne veut céder, je serais obligé de mettre la maison en vente et de partager le bénéfice entre les quatre frères... - Les quatre frères? - Hé oui, vous êtes quatre. Les regards se tournent vers Pierrot qui n’a pour l’instant rien dit. Il avance une main devant lui et s’excuse... - Faites comme vous voudrez, moi je vous fais confiance. Le notaire reprend: - Si l’on vend tout, j’estime que le montant s’élèvera à un peu plus de 500 000 francs. Vous retirez les frais, il vous reste 120 000 francs chacun... - Pas question de vendre la maison, s’emporte Richard en se levant. Ce serait indigne... Bien sûr, je comprends que Pierre n’ait pas les mêmes attaches que nous, et que vu sa situation, il préfère de l’argent. C’est pour cela que nous avions pensé lui laisser l’entière propriété sur le terrain de Corrèze. Qu’en pense tu Pierre. Tu pourras le vendre sans demander rien à personne, et nous prenons sur nos parts les frais de succession.

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- C’est gentil à vous, Si ça peut vous arranger... - Il n’y aura pas de problème. - Si, quand même... ajoute Pierrot. Le notaire à parlé de 120 000 francs par personne. Le terrain ne vaut que 70 000... Il faudrait ajouter... Disons 15 000 chacun. Je me contenterais de ça. Richard en reste bouche bée. Jean-Paul a le bec cloué, Ludo lui adresse un clin d’œil discret. Une heure plus tard, Pierrot se retrouve sur le trottoir, face à Ludo. - Je te dépose à la gare? - Si ça ne te retarde pas. - J’ai tout mon temps. Ils montent en voiture. Pierrot n’arrive pas encore à assimiler l'idée qu’il est devenu propriétaire... Ludo est content de l’opération. - On les a bien eus. Ils pensaient nous arnaquer en douceur. Ce sont deux filous... Ha ha ha... Toi et ton air innocent, comment tu les as eus avec ton coup des "15 000 balles chacun". - Tu t'en tires bien toi aussi. Tu récupères 150 000 francs. C'est beaucoup plus que moi. - C'est vrai. Mais personne ne t'obligeait à accepter. Quant à nos frères, ils vont réaliser une belle opération... - Parle-moi de maman... Comment a-t-elle réagi après mon départ? Ludo reste un moment silencieux. Il conduit prudemment dans la circulation assez dense de la fin d'après-midi. - Tu sais, j'étais jeune... Ca ne m'a pas sauté aux yeux... Je peux te dire que moi, tu m'as beaucoup manqué. Quant à maman, elle t'a attendu toute sa vie... - Ha! - Je sais pourquoi tu es parti. J'ai mis longtemps à le comprendre, mais aujourd'hui, si je dois en vouloir à quelqu'un, ce n'est sûrement pas à toi. Mais ce sont des histoires anciennes. Notre enfance s'est enfuit et aujourd'hui nous sommes ce que nous sommes.

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- Ca a été dur pour moi, tu sais. - N'en parlons plus Pierrot. Simplement, j'aimerai que tu ne disparaisses pas à nouveau de ma vie. - Tu es marié? - J'ai failli... trois fois... - Trois fois? Avec la même? - Non, bien sûr que non! Mais les filles que j'ai connues veulent tout de suite une maison, une belle voiture, des gosses... Moi je n’avais pas les moyens. Pour les gosses je ne dis pas, mais pour le reste, s'il faut vivre à crédit toute sa vie pour conduire une BM, je préfère rouler dans une poubelle et pouvoir dire merde à mon patron! - Et maintenant que tu as un peu d'oseille? - J'ai repéré une petite baraque à douze kilomètres d'Amboise... Je travaille à Amboise. Je peux l'avoir pour 20 plaques... C'est comme si c'était fait... Mon banquier me prêtera bien la différence. - Si tu as besoin, je te prête le reste. - Et toi, tu ne veux rien acheter? - J’n’en sais rien... Moi, j'ai toujours vécu dans la rue... En plus, depuis ce mois-ci je touche une rente. Le RMI. C'est dix fois plus que ce que je n’ai jamais eu pour vivre... - T'est gentil Pierrot, mais un conseil, garde ton fric et placele. Un jour tu seras content de le trouver, crois moi... Huit heures. Le quai de la gare Montparnasse est presque vide. Les voyageurs descendent rapidement des trains et se ruent vers le métro ou les taxis. Pierrot avance lentement, songeur. La succession n'est pas réglée. Il faut encore débloquer les fonds, attendre l'accord de l'administration, régler les droits... Tout un tas de trucs qui le dépassent. Le seul élément palpable qu'il ramène, c'est une adresse et la copie de l'acte de priorité pour un terrain en Corrèze sur lequel s'élèvent les vestiges d'une ruine.

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Ce terrain, Pierrot le connaît. Il y a passé quelques mois de vacances, du temps du vivant de son père. Il s'en souvient bien, quoique les noms soient sortis de sa mémoire. Déjà, à l'époque, la famille descendait chez une vieille tante, la sœur de son père, qui habitait le village, car la maison familiale était en ruine. Il ne doit pas rester grand-chose. - Alors le millionnaire, tu as touché le gros lot? - Vous n'allez pas me croire les amis... J'hérite d'une propriété à la montagne. - Arrête, se fend Futé. Regardez-le, il blague. - C'est où ? dit Rosco. - C'est pas des conneries? Ajoute Gaspard. - Aussi vrai qu'un et un fassent deux! - Raconte, t'es riche? - Riche, ça oui... Pas autant que la femme à Futé, mais suffisamment pour être appelé Monsieur dans mon pays. - C'est une propriété ou un château que t'as hérité... - Ben... c'est presque un château... En tout cas... ça l'a été autrefois... avant les guerres de religion... - C'est une ruine ton truc? dit Futé qui s'y connaît en histoire. - Comment veux-tu que je le sache, j'y ai pas mis les pieds depuis trente cinq ans... A l'époque c'était pas trop mal... Faut voir si ça a bien vieilli... Et en plus, je vais toucher un chèque de 45 000 francs. “ COMBIEN ? ” S’exclament les trois voix haletantes ! Le dîner se prend dehors, pour profiter du temps doux. Le menu est exceptionnel. Rosco avait prévu des patates en salade, mêlées aux premiers radis pour accompagner un poulet acheté cuit chez l'arabe. Et en plus, une bouteille de vin de Touraine... Rosco a toujours des attentions... Après mangé, alors qu'ils épluchent leur banane, et que la nuit pointe sont front large et rose à l'horizon, Futé, pensif, leur

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annonce la mauvaise nouvelle... - Parait que notre terrain vague va disparaître! Pierrot mord sa banane, prend son temps pour répondre et dit: - Veulent faire des immeubles? Futé déglutit le morceau qu'il avale: - Non, j'ai entendu dire qu'ils allaient faire ici un grand stade... On parle de coupe du monde de foot... Tu sais, Platini... - C'est pas pour demain, ils n’arrêtent pas de changer d'avis. Non les gars, rien à craindre. Leur stade ils ne vont pas le construire ici vu qu'on est à dix minutes du Parc des Princes... Gaspard ajoute - Sans compter que c'est déjà le bordel pour rouler sur l'autoroute du nord. Manquerait plus que ça! Rosco, qui ne se prononce jamais sur ces discussions, se permet de dire: - Justement... Ils en sont bien capables!

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3 La Corrèze

Les quelques semaines qui suivirent n'apportèrent que du tracas. Le Poste de radio à pile que Pierrot acheta, leur permit d'être informés sur les évolutions que prenait le projet du grand stade. Ils furent rassurés quand enfin, ils apprirent que celui-ci devait être construit plus au nord, sur l'ancien site des cuves de produits chimiques. Seulement, trois jours plus tard, des ingénieurs vinrent faire des prélèvements et des relevés topographiques. Futé alla les interroger et revint avec la terrible nouvelle: On allait construire une nouvelle gare R.E.R. pour le grand stade. Les voies allaient être élargies, passant juste sur leur jardinet. Le reste du terrain vague deviendrait un parking! Gaspard ne se priva pas de rappeler ses prédictions, mais Futé le fit taire en voulant rassurer tout le monde: D'ici la coupe du monde, ils avaient de beaux jours à vivre ici en attendant le début des travaux. Pas la peine de se faire du souci.

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C'était vrai. En plus, le mois de juin offrait ses longues soirées, avec, en guise de cerise sur le gâteau, des jours de grèves à la SNCF, donc le calme plat côté trains. Ils en profitèrent pour construire un petit barbecue à l'aide de parpaings récupérés sur un chantier voisin. Rosco put se lancer dans la cuisson de grillades, parfumées d'herbes dites de Provence, que Gaspard faisait pousser dans le jardin. Ils avaient définitivement renoncé aux merguez que préparait l'arabe. Trop épicées à leur goût. Ils préféraient les cotes de porc ou même, les cuisses de poulet. Quelques fois, des copains du quartier venaient dîner avec eux. Mais il n'y avait pas beaucoup de volontaires, rapport au fait que ni Futé, ni Rosco, ni Pierrot ne buvaient d'alcool au quotidien, et qu'ils ne souffraient pas de voir les invités se cuiter à leur table. Gaspard était la seule exception à cette règle, mais Gaspard, c'est Gaspard! Un soir, donc, Dédé était venu dîner avec Duduche, sa compagne. Ils ne sont pas vraiment de la cloche. Duduche possède un box dans une allée de garages. Ils y ont installé leur studio avec tout le confort (électricité, un robinet, un frigo, un vrai lit). Ils vivent là avec leurs huit ou dix chats et leurs trois cabots. Dédé travaille de temps en temps pour la commune. Il fait des petits boulots qui lui permettent de vivoter et de toucher le chômage. Il a pas mal de relations à la mairie. C'est pourquoi il est toujours le premier au courant des ragots. Ce soir-là, après avoir parlé du grand stade, des affaires politiques, du projet de monter une grande équipe de foot... Il aborda le projet de la nouvelle gare. Naturellement, tout le monde l'écoutait avec intérêt, sauf Gaspard qui surveillait les cabots, parce qu'ils pissent sur ses légumes... - Comme il m'a dit, le maire lui-même, les travaux commencent dans trois jours! - Dans trois jours? Mais on n'a pas été prévenu. Ils ne peuvent

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pas nous faire partir sans nous prévenir! S’offusqua Rosco - Ils vont se gêner, lui répliqua Futé. - Moi, j'ai pas de conseil à vous donner, mais à votre place, je déplacerais la cabane vers le canal. Là-bas vous seriez tranquille au moins pour un an... Gaspard leva la voix: - Et mes légumes, tu crois qu'ils suivront comme des toutous? S'ils réchappent aux jets de pisse de tes sales cabots... - Faites comme vous voulez, je vous aurai prévenu... Les légumes t'auras qu’à en planter d'autres. Ils repousseront - Et les fleurs de Pierrot... Bon sang Pierrot, tu dis rien toi? Ca te fait rien si on abîme tes rocailles. - Je voudrais voir ça. Dieu, je vous jure que pas un de ces types n'approchera de mes fleurs. - Je ne voudrais pas te sous-estimer Pierrot, mais toi seul contre des bulldozers, tu ne feras pas le poids. Dédé et Duduche partirent, entraînant leur meute (un berger alsacien... Oui, pas tout à fait allemand, un presque épagneul et un affreux kiki). Futé ne put s'empêcher de donner un grand coup de pied dans la cabane. - Merde, elle est solide. C'est quand même dommage d'être obligé de décamper. - On était sacrement bien ici, ce sera difficile de trouver un autre coin aussi peinard. dit Gaspard. Rosco ne dit rien, mais le léger tremblement de ses mains trahissait son inquiétude. Alors, Pierrot, haussant les épaules, dit: - Si c'est ça, je vais me dépêcher de vendre mon terrain. Avec les sous on achètera un box, comme Duduche. Et là, personne ne viendra nous emmerder. On sera chez nous. - Et comment tu vas faire pour vendre? C'est à plus de cinq cent bornes. Dit Gaspard. - Il n’y a qu’à y aller, proposa Futé. Sur place il trouvera une agence qui s'occupera de tout. C'est comme ça que j'avais acheté

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ma boulangerie... - C'est ça, je vais y aller. Mais le billet de train va coûter cher. La Corrèze, c'est pas la porte à côté et j’ai pas encore touché mon capital... - On va se débrouiller. Gaspard n’a qu'a voler sa vodka pendant une semaine, et nous, on arrête les grillades... On ne va quand même pas faire les fines « mouches ». Le lendemain matin, dès le levé, Futé alla acheter une carte routière de la Corrèze. Comme le moral n’était pas haut, il acheta également des croissants. Rien de tel qu’un bon petit déjeuner pour motiver les troupes... Rosco avait préparé du café fort. Ils déjeunèrent en plaisantant... Ensuite, après avoir débarrassé la table, ils déplièrent la carte. - Comment s’appelle ton patelin? Pierrot sort une feuille de l’enveloppe. Il la parcourt des yeux pour y trouver une adresse... - Feintrin... F.E.I.N.T.R.I.N. Futé se penche sur la carte... - T’as pas autre chose comme nom? - Si, hameau de Darazac. - Jamais entendu parler... Tu dois bien te rappeler le nom d’une grande ville. Faudrait qu’on puisse déjà cerner la zone. - Je me souviens qu’on descendait du train à Brive-laGaillarde... après, on prenait un car. - Ha, voilà Brives. Ca au moins c’est du concret... Fais voir ton papier.... C’est quoi St Privât? - Ha oui, on allait y faire des courses. Ca ne doit pas être loin. Rosco pousse un cri: - Là ! St Privât. J’ai trouvé. Ils découvrirent également Darazac sur la carte, mais pas de trace de Feintrin. - Ca doit être tout petit. Tu trouveras sur place.

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Trois jours plus tard, Pierrot se retrouvait sur le quai de la gare d’Austerlitz face au Capitole. Rien à voir avec le T.G.V. Il va moins vite, mais il est moins impersonnel... Question de goût ou de culture. Il monta dans le train sans hésitation, trouva sa place et s’installa. Quatre heures pour rallier Brive-la-Gaillarde. De quoi faire un bon somme, mais aussi de parcourir le guide de fleurs sauvages. Pierrot en profita pour recenser une nouvelle fois les fleurs de sa collection. Parmi la trentaine de touffes qu’il avait transplantées, il identifia le Poivre des Murailles, l’Orpin Blanc, l’Orpin Réfléchi, l’Orpin d’Angleterre, l’Orpin Hérissé, la Tillé Mousse et deux sortes d’artichauts nains: la Joubarbe Prolifère et la Joubarbe des Toits. Huit plantes qui constituaient l’intégralité de son trésor. Avec une préférence nettement marquée pour le poivre des murailles dont il possédait une quinzaine de touffes qui s’étalaient à leur aise sur le talus. A Brives, il prit le car qui le conduisit jusqu’à St Privat. De là, il se fit indiquer la direction de Darazac. Cinq kilomètres à pied sur une petite départementale de montagne, bordée de murets, de haies, de prés de maisons aux toits gris. Pierrot huma l’air. Les premiers foins parfumaient l’atmosphère des senteurs de trèfles, de coquelicots, de plantains et de menthes... Il emplit ses poumons et se mit en marche. Les coteaux aux dos ronds s’harmonisaient avec les vallées larges et vertes. Il vit quelques vaches paître, insouciantes, des poulains libres trotter en joyeuses compagnies, sous le regard tendre et méfiant des juments. Il vit aussi une bande de gros porcs se chamailler autour d’une mangeoire, en grognant et

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mastiquant goulûment. Il entendit l’appel du Geai, invisible dans les grands chênes, et le vol stationnaire des buses, toujours en alerte et prêtes à piquer sur un campagnol... Pierrot reconnut ce paysage qu’il avait enfoui au plus profond de lui. Le pays de son père, si lointain, du temps où il n’était qu’un gosse sans problème, acceptant les taloches pour les bêtises, mais recevant aussi les flots d’amour que seul un papa peut donner à son gosse. Il se revit marchant vers la rivière, sa main dans celle du père, portant la canne à pêche en bambou et chantant en chœur avec ses deux grands frères qui gambadaient devant. Les retours triomphants quand il rapportait un ou deux goujons qu’il montrait fièrement ont maman qui avait préparé un goûter de pain frais et de confiture de fraises. Juste avant Darazac, un panneau fatigué l’orienta vers Feintrin sur une route cabossée. Le cœur battant, il arriva aux premières maisons, renifla longuement, essuya une petite larme qui lui taquinait l’œil. Comme tout avait changé... La première construction était une ruine. Rude maison de pierres, comme toutes celles de la région, elle était entourée d’un jardin clos d’un muret en pierres sèches d’environ un mètre de haut. Plus loin, une autre maison, presque identique, avait encore son toit. Un chat blanc dormait, douillettement enroulé sur lui même, devant un massif de roses. Un vieil homme sommeillait sur une chaise longue, à quelques pas du seuil. Pierrot s’arrêta, incertain de l’accueil qu’on allait lui réserver. Le chat le vit, s’étira nonchalamment et vint frotter ses oreilles sur le bas de son jean. Pierrot avança dans le jardin et toussotât. Le vieil homme releva la tête et lui sourit... - Bonjour monsieur, je suis Pierre Bépin, je cherche la propriété de madame Raoul Bépin... Le vieux se leva et l’observa: - Pierre Bépin? Le petit Pierrot, le troisième fils de Raoul?

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- Oui, c’est moi. - Tiens, je te croyais disparu... qu’est ce que tu viens faire au pays petit? - Je viens voir le terrain. C’est moi qui l’ai reçu en héritage... - Ha, c’est vrai que ta maman est morte aussi... La pauvrette... C’est bien d’être venu. On ne voit plus personne par ici... C’est ta cousine qui va être contente. - Ma cousine? - Mais oui, la Berthe. Tu ne te souviens pas d’elle? Pourtant, crénons, tu lui en as fait voir de drôles quand tu étais gamin. C’est moi qui te l’dis! - Je ne savais pas qu’elle était encore vivante... Quel âge a-telle donc? - Ho, elle doit bien avoir dix ans de moins que moi, elle doit avoir dans les quatre vingt. Elle va être surprise la Berthe... Et moi, tu ne te souviens pas de moi? Benjamin! Le père Benjamin. On allait ramasser des champignons ensemble... Mais tu devais n’avoir guère plus de sept ou huit ans... Tout ça est bien loin pour toi... Benjamin s’était levé et, d’un pas contrôlé mais ferme, l’entraîna dans la Grand-rue. Deux autres maisons étaient en ruine, charpente effondrée, murs minés, avec des buissons de sureau et des massifs d’orties poussant au cœur des pièces. La maison suivante, craquelée, était encore en assez bon état. - C’est là. Elle doit être de l’autre côté, à s’occuper de ses poules... HO! LA BERTHE! De la visite pour toi! Une petite bonne femme tout en noir apparue, suivie d’un vieux chien obèse au poil en bataille. Pierrot la regarda. Il eut la sensation qu’il retrouvait un fantôme. Elle ressemblait (très vieillie, naturellement) au souvenir qu’il avait de son père. - Regarde la Berthe; c’est le petit Pierrot, le fils de Raoul. Elle porta les mains à son visage, interloquée: - Mon Dieu, Pierrot, le portrait de son père... Mon Dieu, c’est bien toi?...

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- C’est moi cousine. Je suis venu pour voir mon terrain. - Et tout le monde qui te croyait mort... Ta pauvre mère... Hou là, si je m’attendais... Mais tu es venu de la ville à pied ? Tu dois avoir soif. Entre donc te rafraîchir... Benjamin le poussa vers la porte et le fit entrer dans la maison. - Assieds-toi petit. On va s’occuper de toi. Déjà Berthe préparait trois verres qu’elle posait sur la table. - C’est la Salers... Tu te souviens, tu aimais quand tu étais petit. Non, Pierrot ne se souvenait pas, mais à voir avec quelle satisfaction Benjamin porta son verre à ses lèvres, il devinât que ce devait être bon. Il goutta la Salers. Très amère, très rafraîchissante... - Tu restes jusqu’à quand petit? - Je ne sais pas. Je suis venu ici pour voir le terrain. J’ai tout mon temps. - Je vais te préparer une chambre. Pendant ce temps, Benjamin te montrera le terrain de ton père... Déjà Benjamin s’était levé - Y a pas grand-chose à voir, à moins que tu aimes les cailloux... Et les fleurs de rocailles... Pierrot eut une sorte de tournis. Sans doute l’émotion et le bonheur de retrouver ces gens, ce village. Bien sûr, les souvenirs étaient vagues, d‘ailleurs, il n’avait même pas reconnu sa maison en passant devant. Mais il y avait ce parfum de liberté, de vastes étendues sans limites, qui envahissaient son esprit... Et là, dans chaque fissure de mur, des fleurs de rocaille s’épanouissaient sans rivale, offrant leur minuscule beauté aux regards des vrais connaisseurs, tels que Pierrot... Benjamin l’entraîna dans son sillage, en appelant le chien; - Pingeon, viens par ici! Laisse Berthe tranquille! Aussitôt, le chien sauta le muret et s’approcha, queue entre les pattes, tête basse, babines dressées sur de splendides canines... - T’inquiète pas petit, il n’est pas méchant, au contraire. Il

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montre souvent les dents, mais c’est parce qu’il est content, il sourit! Pierrot tendit la main pour lui donner une caresse... - Salut Pingeon... Mais... Pingeon, c’est pas le nom d’un cycliste? - Eh si mon gars! Son père s’appelait Bobet, alors on a perpétué la tradition. Pierrot sourit. Ils redescendirent la rue vers la première maison en ruine. Pierrot pensa à son petit jardinet parisien qui allait devenir un stade, et, par comparaison, essaya d’imaginer ce village, transformé en vélodrome... Benjamin poussa la petite barrière de bois, enfin, ce qu’il en restait. Il pénétra dans le jardin, suivi de Pierrot. Sur la gauche se trouvait le puits, qui, lui aussi était en piteux état. Il s’approcha pour se pencher au-dessus. - Il a l’air profond! - Ca tu peux l’dire. C’est le plus profond du village, neuf mètres. Avec ça t’es tranquille. Dommage qu’il ne soit rempli que d’eau! Ils s’approchèrent de la maison. “ C’est bizarre, pensa Pierrot, dans mon souvenir elle était beaucoup plus grande ”. Avant de passer le seuil il remarqua la grosse poutre de granit sur laquelle était gravée l’année de construction: 1619. En entrant, Pierrot ne fit même pas attention à l’odeur de pourriture causée par l’humidité qui rongeait les angles des murs et les vestiges de charpente. Il ne remarqua que cette grande cheminée, gigantesque, avec, à l’intérieur, entourant le foyer, deux bancs taillés de chaque côté, dans des renfoncements. - Houa! La cheminée! s’écria-t-il. - Ben boudiou, c’est le cantou, répliqua Benjamin. C’est vrai que c’est pas à Paris qu’on peut voir ça... té! Pierrot n’en revenait pas. - Dieu, qu’est ce qu’on doit pouvoir faire comme grillade!!! Rosco serait content de voir ça! - Ah mon gars, des grillades, oui, si tu veux, mais ça ne vaut

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pas une omelette aux cèpes ou une bonne poule-chaise. - Une poule-chaise? - Tu ne connais pas ça? C’est la spécialité du coin, un bon gros gâteau rempli de farce et de pruneaux... J’t’en ferai une mon gars, si Berthe me vole pas mon idée... A Paris on a pas le temps de faire des bonnes choses... Pierrot continua la visite des lieux. La vaste pièce principale, faisant office de cuisine et de séjour se terminait sur la droite par une monumentale voûte en pierre... - Là, c’est la souillarde, expliqua Benjamin, l’arrière cuisine en quelque sorte. C’est par ce trou qu’on donnait à manger aux cochons... Comme ça, chacun reste chez soi. Pierrot passa sa tête par le trou. Il y avait un conduit taillé dans la pierre, lequel arrivait directement dans la porcherie. - Ingénieux... Tout était fait pour sortir le moins possible de la maison, pour profiter de toute source de chaleur. - C’est que par ici, les hivers sont rudes, dans le temps, on chauffait au bois et à la chaleur animale... Tiens, là, juste derrière, il y a le four à pain. Ils sortirent par-derrière. Le four, avait dû servir de nid pour les poules, il disparaissait sous les ronces. - Faudrait donner un bon coup de faux, dit Benjamin, et dégager la maison des pourritures. L’autre jour, j’ai failli me prendre une lauze sur le crâne... Mais bon, ça se retape tout ça! Et puis les pierres, c’est du solide. Frappant sur le mur, quelques poussières d’effritement s’envolèrent... Ils retournèrent chez Berthe. Pierrot avait les idées en fouillis. Il ne pensait pas retrouver un tel enchantement en revenant dans ce village... - Et toi petit, qu’est ce que tu deviens? T’as un bon travail à Paris? - Je ne travaille pas! - Ha... T’es au chômage, toi aussi...

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- Non, je suis RMiste. J’ai pas droit au chômage car j’ai jamais travaillé. - Jamais? - Jamais... J’ai voyagé toute ma vie. J’ai jamais eu de maison, toujours de passage, au grès du vent... - Et ça te mène où ton histoire? T’as quel âge bonhomme? - Bientôt quarante cinq... - T’es clochard en sorte? T’as pas de famille... T’es seul au monde... - J’ai des souvenirs. De merveilleux souvenirs... - A quarante ans on n’a pas le droit de vivre de souvenir. J’ai le double de ton âge, je peux te dire que c’est pas les souvenirs qui t’aident à vivre... Ce serait plutôt le contraire... Vrai Pierrot ! Te voilà marchant à côté d’un homme qui représente deux fois ta vie... Toi qui te croyais vieux... Tu as encore de quoi faire... - Je regrette qu’une chose, ajouta Benjamin, c’est de n’avoir pas de petits enfants... Mes fils sont partis travailler en ville, à Bordeaux. C’était juste après la guerre, ils voulaient réussir... Ils sont morts tous les deux avant moi, sans enfant. Vois-tu Pierrot, la solitude, quand on est vieux, c’est ce qu’il y a de plus dur. Ici, personne ne vient plus nous voir, Berthe et moi. Et quand l’un de nous deux va mourir, l’autre ne pourra pas rester seul ici. Pierrot opina. - Pour moi, il n’est plus question de fonder une famille. Je n’ai rien, pas d’argent, pas de travail, et je commence à atteindre la limite âge... En plus, je ne me vois pas entouré d’une marmaille de gosses pleurnicheurs... C’est pas mon truc. - Pourtant, t’as bien été mouflet toi même. Boudiou! Qu’est ce que tu crois. Les gosses c’est la vie. Toi t’es jamais qu’un vagabond, dans la vie et les sentiments... Tu changeras d’avis en vieillissant, mais il sera trop tard. Ils arrivèrent chez Berthe. Elle avait monté la valise de Pierrot dans sa chambre et l’avait déballée, surprise du contenu.

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La table était mise, les assiettes blanches sur la nappe à carreaux rouges... - Benjamin, tu dînes avec nous. Pour une fois qu’il y a du monde... - C’est pas de refus ma fille. Je vais aller fouiller dans ma cave, des fois qu’il y aurait une bonne vieille bouteille... C’est ainsi qu’ils passèrent la soirée, les vieux parlant abondamment du pays, de ses traditions et de ses habitants, tant morts que vivants... Pierrot écouta, enfant émerveillé, rattrapant un passé gâché par la vie, ses choix pas toujours judicieux, sentiments mêlés de regrets, mais aussi d’espoir, de nostalgie et de vrai bonheur. Il passa la nuit dans un grand lit. Les draps embaumaient la lavande. Il avait oublié comme c’est bon de se sentir bien dans un lit. Berthe lui avait sorti un pyjama en toile dure, datant d’un vieil oncle. Elle avait également ajouté du linge de corps dans sa valise, l’assurant que s’il ne le prenait pas elle serait obligée de le jeter... Dans la nuit, un orage éclata brusquement. Pierrot se pelotonna sous l’édredon, le long frisson qui lui parcourut l’échine, lui semblant délicieux dans ce paradis ouaté. Le tonnerre et la foudre se déchaînèrent pendant une heure... sans que la moindre goutte d’eau ne traverse le plafond de la chambre, sans que la porte ne s’ouvre violemment... En paix... Pierrot reprit le car puis le train vers Paris, le cœur chaviré. Benjamin aurait voulu l’accompagner jusqu’en ville, mais son Aronde Simca ne roulait plus depuis trois ans et avait refusé de démarrer. Il emporta avec lui quelques provisions, “ le goût du pays ” comme disait Berthe, “ pour que tu aies envie de revenir ”... Le cœur chaviré, avec un peu de déception, mais aussi une grande joie. Il était évident que la valeur estimée du terrain était loin de ce qu’avait dit le notaire... Ce terrain était invendable...

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Mais, dans un sens, Pierrot n’aurait pas pu couper des racines qu’il venait de retrouver... Il fut à St Denis dans la soirée. Ses amis l’attendaient, l’œil triste, abasourdis par la mauvaise nouvelle: Le commissaire Pailloul leur avait signifié de quitter les lieux avant deux jours et d’aller trouver un refuge ailleurs. Déjà, des poutrelles métalliques et des montagnes de sables étaient entreposées, arrivées le matin même. Dans le fond du terrain vague, des cabanes de chantier avaient été montées... - J’ai moi aussi une mauvaise nouvelle les gars, le terrain ne sera jamais vendu. Personne n’achète par là-bas... Rosco serra les poings: - C’était trop beau. Qu’est ce qu’on va devenir? Pierrot ouvrit sa valise, sortit les provisions qu’il posa sur la table... - Ca vous dirait de vivre loin du train, loin des bulls, loin des flics, de la soupe populaire, des autos, des feux rouges, du bordel. Dans un pays ou l’herbe est verte, ou quand il pleut t’es heureux d’être abrité sous un toit de lauzes. Ou les chiens et les chats n’ont pas de collier. Ou l’eau des ruisseaux est potable, ou les gens ne te demandent pas combien tu gagnes... Ca vous plairait? - Qu’est-ce que t’as Pierrot, tu débloques? - Je crois les gars. En tout cas, j’ai envie de mettre les bouts et de retourner dans ma maison. Elle est en ruine, mais c’est chez moi. Et là-bas, je sais que les gens m’aiment bien... - Y a de la place pour tous les quatre? - Dieu du ciel! Y a toute la place qu’on veut. C’est tout un village pour nous... Des granges, des maisons, une place, des jardins... Même un cimetière comme on n’en fait plus... tout pour nous si on veut. Gaspard émit un grognement...

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- L’eau des fontaines c’est bien, mais avec quoi on va vivre? On a besoin de faire des courses, de picoler un p’tit coup de temps en temps... - Là-bas, tu fais toi même ton pinard et ta goutte. Tu cultives tes légumes, tu élèves tes poules et tes lapins... et on a mes 45 000 balles pour les frais d’installation... et toujours nos deux RMI. Futé tapa du point sur la table ! - Chiche les gars. On fait nos bagages, on se tire et on dit rien à personne... Tant pis pour ces cons qui n’apprécient pas nos personnes.... Parce que l’Armée du Salut ou les Restos du cœur, j’en ai ma claque... Deux heures suffirent pour assembler les bagages, fleurs de rocaille comprise... Surtout elles !

Orpin d’Angleterre

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4 Véronique

Ils furent à Brives au milieu de l'après-midi. Empêtrés par les cartons, ils prirent un peu trop de temps pour descendre du train puis pour sortir de la gare. De ce fait, ils ratèrent le car et durent attendre le suivant, deux heures plus tard. Rosco fut commis de garde auprès des paquets, pendant que les autres allèrent faire un tour en ville. Gaspard s'arrêta à une terrasse de café. Une chaleur orageuse troublait son organisme, la soif lui arrachait la langue... Futé alla acheter une carte postale. C'était une idée de Pierrot. Il choisit un paysage montrant des cascades de montagne. Il y écrivit un mot qu'il adressa à ses filles. Pierrot, lui, descendit vers la rivière qu'il longea en examinant les murets dans l'espoir d'y trouver une nouvelle variété d'Orpin... Pour une fois, il revint bredouille. A 17 heures, ils retrouvèrent Rosco. Le car était déjà la, les bagages chargés dans la soute. Le chauffeur ne sembla pas apprécier l'aspect négligé de leurs nippes. Seul Pierrot semblait propre... Il accepta tout de même l'argent des billets, mais en

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marquant une moue qui ne plut pas à Gaspard... Il faut dire qu'il avait bu un peu plus que de raison... - C'est les sous qu'on te donne qui te font faire la grimace? Le chauffeur sursauta, surpris du ton de la voix heurtée et dure. - Je n'apprécie pas les tenues débraillées... C'est mon droit! Il y va du respect des autres clients. - Ben si tu veux, on peut se changer. T'as qu’à sortir nos cartons, on va chercher dans notre garde-robe. On trouvera bien quelque chose de seyant qui te plaise. Pierrot l'agrippa par une épaule et le força à s'asseoir. - Laisse tomber Gaspard. Tu vas nous attirer des emmerdes. La route est longue jusqu'à St Priva, profites-en pour piquer un roupillon et fous-nous la paix. Le car parti. Le chauffeur roulait lentement, observant ses passagers dans le rétro. Futé remarqua le manège et le signala à Pierrot: - Ce type ne me plaît pas, il n'arrête pas de nous reluquer. Je suis sûr qu'il nous prépare un mauvais coup... - T'en fais pas, on est en règle, on n'a rien à craindre. - N'empêche, je lui collerais volontiers ma main dans la figure... Dix kilomètres plus loin, le car ralentit et stoppa devant une voiture de police qui surveillait un carrefour. Le chauffeur ouvrit sa vitre et parla avec l'un des policiers. - Préparez vos papiers, chuchota Pierrot à ses amis. Et, pour ne pas risquer de réveiller Gaspard, qui n'était jamais très agréable dans ces moments là, il lui prit son portefeuille dans sa poche. Les policiers vinrent directement vers eux: - Vos papiers s'il vous plaît! Ils étaient prêts. Ils les examinèrent avec attention sans y déceler la moindre faille (la carte de Pierrot était neuve)...

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- On peut voir vos bagages? Ils sont en dessous, dans la soute. Le chauffeur se fera un plaisir de vous guider... Le policier ne sembla pas apprécier l'humour de Futé. Il prit un ton ferme: - Accompagnez-moi! Les cartons et la valise furent ouverts. Il n'y avait que quelques fringues, des accessoires de cuisine et des plantes... - C'est tout ce qu'ils ont? Le chauffeur acquiesça. - Dans ce cas, ils n'ont rien à se reprocher... Vous pouvez repartir. Le car reprit sa route. Le chauffeur était assez mal à l'aise, surtout que Futé s'était assis juste à côté de lui, à l'avant... - Dites-moi, vous rendez souvent des petits services à la police? Vous faites arrêter beaucoup de bandits? - Non, jamais... C'est la première fois... Je vous demande pardon, mais avec tout ce qui se passe dans les journaux... On est jamais trop méfiant. - Mon copain ne va sûrement pas être content quand il va se réveiller. Il n'aime pas qu'on le prenne pour un voleur... - Ecoutez, je m'excuse. Je ne peux pas faire mieux. J'ai eu tort, je le reconnais, mais vous n'avez pas eu d'ennuis. Vous êtes libre et je vous conduis à St Privât... Que voulez-vous de plus? Me provoquer? - Pas du tout! Mais pas du tout. Seulement, à cause de vous, nous avons perdu un bon quart d'heure, et je crains bien que la personne qui devait venir nous chercher ne nous attende pas... Nous avons sept kilomètres à faire avec nos bagages... Vous pourriez vous faire pardonner en faisant un petit détour... C'est ainsi que le car les déposa directement à Feintrin, juste devant la maison de Pierrot. Gaspard s'éveilla sans comprendre

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pourquoi le car était venu jusqu'ici... Ils préférèrent ne rien lui dire pour éviter des énervements... - Voilà le palais... Qu'en dites-vous? - Y a pas à dire, y a de belles pierres... Ca a dû être une belle demeure.... On est quand même loin du châtelain - Hé! Pourtant, Il y avait un château ici, autrefois... Dit une voix derrière eux... - Benjamin! Je te présente mes amis... - Vous venez pour les vacances? - Nous venons pour habiter... Nous avons été chassés de notre coin... Nous avons pensé qu'on serait mieux ici... - Ca c'est une sacrée bonne idée.... C'est ainsi que la nouvelle vie commença pour eux. Très vite, les tâches furent réparties. Naturellement, pour le nettoyage du bâtiment, ils s'y mirent tous. Les ronces et les buissons furent arrachés et brûlés dans le jardin. Les pierres tombées furent disposées en tas à l'extérieur, de manière à rendre le sol de la maison aussi propre que possible. Futé s'octroya de droit la réparation de la toiture. Les poutres ne manquaient pas dans les autres maisons en ruine, et, conseillé par Benjamin, il se faisait fort de remettre une partie de la toiture en état. Les lauzes (ces pierres plates utilisées comme tuiles) furent réunies et triées... Pratiquement, ces premiers travaux ne nécessiteraient pas d'investissement, si ce n'est quelques sacs de ciments... Gaspard découvrit le jardin. Ce n'était plus une bande de terrain minuscule... Il s'agissait d'un vaste pré, descendant légèrement vers la vallée et délimité par un muret. Il cracha dans ses mains et, armé d'un quelques outils que Benjamin lui avait prêtés, il commença à défricher... les premiers mètres carrés du futur potager. Rosco et Pierrot devaient donner un coup de main, en

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alternance, soit à Futé, soit à Gaspard... Mais il s'avéra très vite que Gaspard n'aimait pas qu'on vienne marcher sur ses platesbandes. Ce vieux bougon préférait le travail en solitaire... Ils devinrent donc couvreurs à plein temps. En outre, Pierrot devait s'occuper des achats et des extérieurs (refaire la barrière, remonter les murets...). En attendant le chèque du notaire, c’était lui qui gérait l'argent et donc, devait calculer juste pour faire vivre la compagnie. Heureusement, la belle saison leur permit de ne pas craindre les intempéries. À part les orages assez fréquents, ils n'eurent pas de gros problèmes. Berthe s'occupait de leur confectionner des repas, et Benjamin, fournissait légumes et pommes de terre qu'il avait toujours largement à profusion... En une semaine la charpente fut refaite sur le bâtiment principal. Une autre semaine fut nécessaire pour couvrir. À partir de là, chacun put occuper une pièce et avoir sa propre chambre. Benjamin aimait aller s'asseoir sur le muret entourant le potager, et tailler une bavette avec Gaspard. Il venait toujours avec une bouteille et les deux hommes se trouvèrent au moins un point commun... La prune! Les outils étaient archaïques, cependant, Gaspard se débrouillait bien. Chaque jour, il agrandissait son espace cultivé de dix, voire quinze mètres, qu'il semait aussitôt. Il travaillait de six heures jusqu'à midi. Ensuite, après le bon repas chez Berthe, il allait rendre une petite visite de courtoisie à Benjamin... C'est ainsi qu'il découvrit la Simca... Benjamin l'avait acheté en 58. Elle avait roulé sans problème jusqu'à ces dernières années, et terminait sa vie dans le hangar, sous une couche de crottes de poules et de paille... Il souleva le capot, nettoya le carburateur, décalamina les bougies, souffla les gicleurs, remit de l'eau dans la batterie, et, pour finir, jeta deux seaux d'eau sur le pare-brise. L'Aronde refusa de démarrer.

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Alors, il la poussa jusque dans la rue, face à la descente, lui donna de l'élan et se glissa au volant. Il y eut quelques toussotements, des soubresauts, une petite explosion, un cracha de nuage violet... Puis soudain, le moteur partit... C'est ce jour-là qu'ils apprirent que Gaspard avait été mécano autrefois... Il y a bien longtemps. L'Aronde fut remisée dans son hangar. Elle pourrait toujours servir en cas d'urgence... Par contre, il ressortit un vieux vélo, si vieux que Benjamin l'avait oublié, qu'il retapa correctement, et que Pierrot s'attribua pour aller faire les courses... Juillet commençait. La famille Cagnac arriva de Toulouse et s'installa dans sa maison de compagne... La dernière maison du village, seule rescapée de l'oubli avec celles de Berthe et de Benjamin... Les parents Cagnac n'étaient pas désagréables. Lui surtout, petit bonhomme de trente cinq ans, toujours en maillot de corps sur un short trop serré, et une boite de bière a la main. Sa femme passait son temps à lire sur un transat, sous un parasol délavé. Les deux gosses, Jules et Camille (12 et 13 ans) s'intégrèrent très vite à la bande. Ils devinrent les "arpètes" de Futé et Rosco. Pierrot commença à sillonner la région. Il avait acheté une carte détaillée, et parcourait les chemins en visitant les villages plus ou moins abandonnés. Sa récolte de plante était féconde. Chaque après-midi, il partait sur son vélo. Il ne rentrait que le soir, les sacoches du vélo regorgeant de fleurs... C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Véronique Elle chantait. Pierrot avait posé son vélo contre un mur à l'entrée d'un bourg. Trois ou quatre bâtisses envahies de ronces et de lianes laissaient penser que les lieux étaient à l'abandon depuis pas mal de temps. Il venait de recueillir des touffes d'Orpins dasyphille Sedum dasyphyllum, espèce très rare, d'après le guide, qu'on ne trouvait

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qu'en montagne, vers le sud... L'étonnant, c'est qu'en arrachant la motte, une partie du revêtement calcaire du support était venu avec, ainsi qu'une fourmilière de fourmis minuscules. Pierrot déposa la motte sur le sol, pour permettre aux fourmis de fuir vers un endroit où elles pourraient construire une nouvelle fourmilière. Accroupi, il étudiait la réaction des fourmis, quand il entendit la voix d'une petite fille qui chantait. Il se redressa. La fillette devait être de l'autre côté du mur. Habituellement, Pierrot serait parti discrètement. Ce n'était pas dans ses habitudes de jouer les curieux. Mais là, dans cet endroit désert, la présence d'une fillette le surprit, et il passa la tête au-dessus du mur. Elle était assise sur une grosse pierre, au milieu d'un jardin sauvage. L'herbe était haute, les arbustes à fruit étouffaient sous les liserons. Manifestement, personne n'en prenait soin. Elle chantait en habillant une poupée de chiffon. Elle paraissait seule. Sa chanson était triste. Pierrot ressentit un sentiment d'abandon, de solitude. Pourquoi fit-il cela? Va savoir. Avec Pierrot, il faut s'attendre à tout: - Bonjour demoiselle. Comment s'appelle ta poupée? La petite posa ses grands yeux brillants sur lui. Pierrot comprit qu'elle avait peur de lui. Il trouva cela naturel, et, pour la rassurer, lui sourit, lui fit un signe de la main et lui dit "au revoir". Mais il ne bougea pas. Quelque chose d'anormal se passait... Une fillette qui a peur, aurait dû se lever et s'éloigner, rejoindre ses parents. Or, elle restait là, immobile...

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- Vous savez où est maman? - Ta maman? Tu cherches ta maman? - Oui, je veux voir maman. Elle va venir tout à l'heure? Pierrot se sentit fondre: - Qui te garde petite? Où sont les grandes personnes qui s'occupent de toi? - Le monsieur va venir tout à l'heure, mais il me défend de sortir de la maison et de parler aux gens... Tu ne lui riras pas ? - Non, je ne dirais rien. Mais, où est ta maman? Pourquoi estu ici? - C'est parce que maman a du travail. Elle pourra venir quand elle aura fini... Mais c'est long. Tous les jours je l'attends. - Elle travaille en ville? - Non, elle travaille pour frère François et le mage. Mais elle ne les aime plus. Elle voudrait bien qu'on soit ensemble pour pouvoir partir. Pierrot ne comprit pas tout ce qu'elle disait. Les enfants ont des mots, parfois, qui pourraient faire avoir des idées. - Ils sont où ? Tu connais le nom de la ville? - C'est loin, au Gourmât. Mais moi je n'ai plus le droit d'y aller, à cause de maman, parce qu'elle a voulu partir... Tu connais le mage? - Non ma petite, moi je ramasse des fleurs. - Ho! C’est un beau métier... - Si l'on veut. Tu veux les voir? - Oui, mais le mur est trop grand et si frère François arrive, il va encore me punir... Je dois rentrer à la maison. - Alors au revoir, tu t'appelles comment? - Véronique, et toi? - Pierrot. Si tu veux, je reviendrais te voir un autre jour... Elle lui sourit et fila. Il la vit se faufiler entre les hautes herbes, atteindre la fenêtre d'une maison dont les volets étaient cloués, grimper sur un tonneau, écarter une des planches et se glisser à l'intérieur.

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Pierrot était toute chose. Pour rentrer, il pédala plus vite qu’à l'ordinaire. C'est complètement en nage qu'il arriva. Ses amis prenaient l'apéro devant chez Benjamin. Futé et Rosco jouaient au palet avec les deux garçons. Gaspard et Benjamin sirotaient une prune, à l'ombre du figuier... Pingeon se grattait derrière le cou avec sa patte arrière. Le chat était endormi sur la table, près de la bouteille. - Et bien? D'où arrives-tu comme ça? Tu fais la course? Pierrot posa le vélo contre l'arbre. Il s'assit près de Benjamin pour reprendre son souffle... - Et bien fiston, tu as découvert une nouvelle plante? - Oui, justement c'est vrai. Il faut que je la repique. Dis-moi Benjamin, tu connais un patelin qui s'appelle Gourmat ? - Le Gourmat? Oui, bien sûr. C'est de l'autre côté, vers St Priva. J'ai connu une fille par là-bas, avant la guerre... Belle poulette ma foi. Elle s'est mariée avec un américain. Il ne doit plus y rester grand monde. C'est comme par ici. C'est de là que tu viens? - Non, aujourd'hui j'étais vers la Cordienne. Mais j'ai rencontré quelqu'un qui m'en a parlé... J'irai y faire un tour un de ces jours. Trois jours passèrent. Pierrot eut peu de temps libre, car il dut participer à un travail palpitant. La mise à jour du sol d'origine de la maison. Rosco, toujours nettoyant, avait découvert que sous la terre battue, il y avait un dallage en pierre. Malgré cette activité, Pierrot ne pouvait arracher de ses pensées qu'une petite file était seule dans une grande maison... Et son intuition lui disait que quelque chose n'était pas normal. Dès qu'il le put, il refit un tour en vélo à la Cordienne. Il ne rencontra pas Véronique. Le jardin était désert. Par contre, il remarqua qu'une camionnette bleue était garée devant la maison. Quelqu'un était avec la petite... Il retourna vers le village, se demandant s'il ne se faisait pas un film. Il est courant que des gosses un peu rêveurs fassent

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prendre aux adultes des vessies pour des lanternes... Il revint pourtant le lendemain. Pas de camionnette, un silence d'abandon. Il laissa son vélo contre le mur qu'il contourna pour se rapprocher de la maison. Le portail métallique était fermé par une lourde chaîne et un cadenas. Il hésita, puis considérant qu'il ne pouvait y avoir personne pour le voir, il escalada le mur et sauta dans le jardin. Il atterrit dans un épais tapis d'herbes hautes et sèches. La maison était fermée. Il en fit le tour. Toutes les fenêtres étaient condamnées par des volets de bois, renforcés de planches cloutées. Il reconnut le tonneau, s'approcha de l'endroit par où la fillette était rentrée. Il inspecta les planches. L'une d'elles n'était clouée que par le haut. Il suffisait de forcer un peu pour qu'elle se détache des autres. Le passage ainsi dégagé ne pouvait lui permettre de pénétrer à l'intérieur. Il se contenta de passer la tête et d'observer. La pièce était sombre, toutes les ouvertures étant bouchées, aucun rayon de lumière ne permettait d'y voir. Il allait repartir, quand il entendit un balbutiement. Ses yeux s'habituèrent à l'obscurité, il la vit. La fillette était là, à deux mètres de lui. Elle dormait sur une couverture, directement sur le sol... Il distingua vaguement la poupée, une bouteille d'eau et un panier contenant des fruits et des paquets. Bouleversé, Pierrot rebroussa chemin. Il pouvait se rendre au Gourmat par une route de traverse. Il enfourcha son vélo. Depuis près d'un mois qu'il roulait tous les jours, il avait connu différents stades. Les premiers jours, des courbatures et une horrible douleur à la selle. Ensuite, l'impression que le vélo se faisait de plus en plus léger. Maintenant, il pouvait rouler des heures sans ressentir aucun effet de ses efforts. Moins d'une heure lui suffit pour rejoindre Gourmat. Quinze ou vingt maisons se serraient sur un dôme. De

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nombreux chênes poussaient sur le bord des chemins. Les ruines, comme partout, étaient majoritaires, mais, surprise, il y avait une dizaine de voitures stationnées un peu partout. Des gens allaient et venaient. Le village vivait. Il mit pied à terre pour le parcourir. Sur une petite place centrale, une fontaine répandait une eau claire. Il s'en approcha et but. Une femme d'une quarantaine d'années le salua amicalement. Deux autres personnes le saluèrent également. Il traversa le village, regardant dans toutes les cours, sans rien voir d'anormal. Plusieurs passants le saluèrent, certains même échangèrent quelques mots avec lui sur le temps et la beauté de la région. Déçu, il enfourcha son vélo et allait donner un coup de pédale, quand il vit la camionnette bleue sortir d'une cour et s'engager sur la route. Il voulut la suivre. Il savait où elle allait, il en était certain. Mais il la perdit vite de vue et s'égara en voulant prendre un raccourci. Il dut demander son chemin à un paysan qui fauchait les foins... - Feintrin? Vous descendez sur la gauche, vous allez retomber sur vos pas... - Vous êtes du pays? - Ben pourquoi? J’ai l'air d'un touriste? - Je voudrais savoir si vous connaissez les gens qui habitent le Gourmat. J'y ai vu beaucoup de monde avec des voitures... C'est surprenant par ici. - Ah! Vous êtes tombé sur les fêlés. C'est comme ça qu'on les appelle. Ce sont des gens de la ville, Brives, Libourne ou même de plus loin... C'est une secte. Ils ont un mage de chais pas quoi... Des fêlés j'vous dis. Mais ils ne font de mal à personne... - Merci... Alors, il regagna Feintrin comme un fou, certain qu'il se passait quelque chose de louche dans ce village. Rosco avait déniché une table que Futé avait consolidée. Pour

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ce premier repas pris dans leur maison, il avait soigné le menu, surtout que Berthe et Benjamin étaient conviés au festin. Il ne manquait que Pierrot pour se mettre à table. Gaspard servait la troisième tournée d'apéro, sous l’œil attendri de Benjamin. Futé en profitait pour peaufiner les joints du four à pain. Il avait l'intention de le faire fonctionner et de se remettre au pétrin. Pierrot arriva comme une fusée. Il entra énervé. - Gaspard, la voiture peut rouler? - La Simca? - Oui! - Pourquoi? tu veux aller au bal? Pierrot se calma. Il réalisa qu'il devait des explications à ses amis. Il décida de tout leur dire...

Orpin Sedum Album

Orpin Rhodiola

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5 Pierrot

Ils laissèrent la voiture un peu plus loin, dans un chemin, afin d'approcher discrètement. La camionnette était là. Ils contournèrent le mur d'enceinte et se glissèrent dans le jardin en l'escaladant. Ils rampèrent dans l'herbe afin de s'approcher de la fenêtre. Rosco n'avait pas voulu venir. Il ne voyait pas d'un bon oeil ce projet d'expédition. Gaspard, lui, voulait tout de suite régler le problème en fonçant chez le mage pour obtenir des explications... On avait dû également le laisser à la maison. Futé avait une meilleure vue du problème. - C'est sur que la petite est prise en otage par ce mage. Sa mère est retenue contre son gré... Il faut délivrer la petite, puis, quand elle nous aura dit comment s'appelle sa mère, il sera facile de la retrouver et de l'aider à s'enfuir. Personne n'eut l'idée de prévenir la police... Huit heures! Ils entendirent des pas dans la maison. La porte s'ouvrit et se referma. La grille fut actionnée. Une portière claqua, le moteur démarra. La camionnette bleue s'éloigna. Pierrot se releva pour s'approcher de la fenêtre:

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- Véronique ! Coucou, c'est moi, Pierrot, tu sais, le monsieur qui ramasse des fleurs... Je t'avais promis de revenir... Je vais t'emmener voir ta maman. Aussitôt la planche s'écarta et le visage de la petite fille apparut: - Vrai ? On va voir maman? - Promis. On y va tout de suite. Prend ta poupée, on s'en va. - Le frère François veut bien? - Non, on ne lui a rien dit. Dépêche-toi, nous devons faire vite pour retrouver ta maman. Sans hésiter, elle sauta dans l'herbe et les rejoignit. - Voilà Futé, c'est lui qui conduit la voiture. Elle leur fit la bise et leur prit une main à chacun. - Vite, je suis contente. Je vais revoir maman... Ils repassèrent le mur et coururent jusqu'à la voiture. Futé prit le volant. Pierrot installa la gamine derrière. Pendant le trajet, il lui posa plein de questions sur l'endroit ou pouvait se trouver sa mère. Il apprit ainsi qu'elle s'appelait Claudia, faisait la cuisine et le ménage pour le mage. - Comment je vais la reconnaître, comment est-elle? - Elle est belle. - Oui, bien sûr qu'elle est belle, mais il y a plein de jeunes femmes là-bas. Il faut me dire comment elle est. La fillette ne savait pas. - Elle s'appelle Claudia, elle est Italienne? - Oui, maman est italienne. - Elle a un accent? - Non, pourquoi? C’est quoi un accent? ─ C'est quand on ne parle pas tout à fait bien une langue. Elle est en France depuis longtemps? Quel age a-t-elle? ─ Maman à 28 ans. Elle est en France depuis que je suis née, depuis qu'elle a connu papa. ─ Et ton papa, où est-il?

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Il est mort dans un accident de voiture... Il y a longtemps, quand j'étais toute petite. Futé conduisait nerveusement. Il réfléchissait sur un plan pour retrouver Claudia sans se faire repérer. ─ Pierrot, tu connais déjà un peu les lieux. Tu iras discrètement voir si tu la trouves. Elle doit avoir un accent italien... La petite et moi nous t'attendrons dans la voiture à l'écart. En cas de problème, tu cries, je fonce dans le tas et je t'embarque. Pierrot les laissa dans un chemin de sous-bois et gagna le village. Il marchait détendu, mains dans les poches, comme un promeneur en vacances. Les trois ou quatre rues étaient assez agitées. Des voitures étaient garées sous les arbres, un peu plus que l'autre jour. Il se mêla aux groupes qui discutaient amicalement. Les gens attendaient quelque chose. Il comprit vite que le mage devait sortir pour dire une messe en plein air. Ne restait qu’à attendre. La procession sortit d'une maison. Le mage, vêtu d'un drap blanc, marchait pieds nus, bénissant la foule d'admirateurs. Près de lui, un prêtre coiffé d'un chapeau bleu tenait une ombrelle. Derrière, des fidèles en aube verte, priaient et chantaient des cantiques. Pierrot se dissimula derrière les voitures et s'approcha de la maison. La colonne s'éloignait vers la place, il entra dans la maison. Il entendit des voix. Deux femmes discutaient dans la cuisine. Il s'approcha pour écouter. L'une, voix forte et autoritaire, donnait des directives pour le repas de midi. L'autre voix avait un léger accent italien... Pierrot comprit qu'une collation devait être prête dans dix minutes, avant le retour des prêtres. Il jugea qu'il n'y avait pas de

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temps à perdre. Sans hésiter, il entra dans la cuisine: - Il y a quelque chose à manger par ici? Les deux femmes le regardèrent avec étonnement... - Pour qui? demanda la grosse voix. - Pour moi. Je suis parti ce matin sans déjeuner, j'ai des étourdissements. Il me faudrait une croûte de pain et un verre d'eau... - Vous venez pour l'initiation? - J'accompagne un ami. Il veut me présenter au mage. - Ha, dans ce cas... Attendez, je vais vous donner du lait... Claudia, coupe un morceau de pain pour monsieur. Pierrot s'approcha d'elle - Laissez, ne vous dérangez pas, je vais me servir... et à voix basse; "Je viens de la part de Véronique, elle est libre, elle vous attend, faites-moi confiance, suivez-moi discrètement" - Tenez, dit la grosse voix (de la grosse dame). Elle lui tendit un verre de lait. - Et bien Claudia, qu'est ce que tu as? Tu es devenue idiote? Donne du pain à monsieur. - Ho oui, excusez-moi. Elle coupa un morceau de baguette. Pierrot ressortit et l'attendit dans la cour. Quinze secondes après, elle sortait à son tour pour lui parler discrètement: - Où est ma fille? - A deux cents mètres d'ici, elle vous attend - C'est impossible, je suis très surveillée. - Nous n'avons pas beaucoup de temps. Dès qu'ils s'apercevront que Véronique s'est enfuie, vous serez vraiment surveillée. C'est maintenant ou jamais. - Claudia? Où es-tu? - Il faut que j'y aille. Sinon elle va ameuter tout le quartier... Mais j'ai une idée... Elle retourna dans la maison. Pierrot s'énervait. Il surveillait la procession qui arrivait au bout de la place...

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Soudain une porte claqua... Claudia surgit en courant: - Vite, je l'ai enfermée dans un placard. Où allons-nous? - Suivez-moi. Ce n'est pas loin... Ils coururent en se baissant pour rester cachés par les voitures. Arrivés au bout de la rue, ils accélérèrent leurs foulées. Futé était prêt. Il n'avait pas coupé le moteur. Ils montèrent au moment ou il démarrait. Véronique se jeta dans les bras de sa mère en criant de joie. Claudia serra sa fille sur son cœur, lui parlant doucement en italien. Pierrot et Futé échangèrent un regard complice. Ils étaient fiers d'eux... Pierrot essuya une petite larme qui lui agaçait l’œil... Quand le mage et ses apôtres voulurent prendre leur petit déjeuner, ils trouvèrent la table déserte. Le thé et le café n'étaient pas faits... Ils cherchèrent quelqu'un, ils trouvèrent Janine dans le placard à balais, à demi asphyxié. A Feintrin, ils étaient attendus avec appréhension. Même si les faits tels que les imaginait Pierrot semblaient évidents, ils craignaient un quiproquo, suivi de nombreux ennuis. L'arrivée de l'Aronde mit fin au suspens. Berthe accueillit Claudia et Véronique chez elle. Elle leur donna une chambre. Gaspard se dépêcha de cacher la voiture. Ensuite, tous se réunirent autour de Claudia pour avoir des explications... " Je suis entrée dans l'APU (assemblée du Partage Unique) il y a un an. A l'époque, je venais de perdre Pierre, mon mari. Véro n'avait que trois ans, je me suis retrouvée seule auprès d'elle, pratiquement sans ami, sans travail, avec une déprime à mourir. Des voisins m'ont parlé de l'APU, me vantant la qualité des membres, m'assurant que j'y trouverais entraide et soutien. Effectivement, dès les premiers jours, j'y ai rencontré une

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chaleur humaine qui me faisait défaut. La mort de Pierre avait laissé un vide d’ou la nécessité de croire en quelque chose... J'avais besoin de m'accrocher à un espoir... Je l'ai trouvé chez eux... Au début, tout le monde m'aidait. J'avais l'impression de revivre au sein d'une nouvelle famille. Ensuite, comme mes problèmes financiers s'aggravaient, ils me proposèrent d'entrer dans la mission et de travailler pour eux. J'étais logée, nourrie, et ils me donnaient un peu d'argent. Je n'avais ni le choix de refuser, ni suffisamment de clairvoyance pour me rendre compte que je me liais à une secte. Les mois ont passé, petit à petit j'ai vu clair. Je me suis exprimée, les informant de mon intention de reprendre ma liberté. C'est alors qu'ils m'ont fait venir ici et qu'ils ont séquestré ma fille pour me tenir. J'avoue que sans votre miraculeuse intervention, je ne sais pas comment je m'en serais sortie." Berthe lui prit la main: - Tout ceci est maintenant terminé. Ici, vous allez pouvoir récupérer des forces, prendre des vacances. Ensuite, nous aviserons pour vous permettre de retourner en ville et retrouver du travail. Pierrot caressait les nattes de Véro qui s'était assise sur ses genoux... - Vous pensez qu'ils vont vous rechercher? - C'est certain. Le mage, et surtout son acolyte, frère François, sont pugnaces. Ils n'aiment pas que quelqu'un quitte leur secte. Ils vont tenter de me retrouver... Il faudra faire attention. - Et si l'on prévenait la police? Demanda Benjamin. - Inutile! D'autres avant moi ont essayé de le faire. Il n'y a jamais de preuves contre eux. Vous n'imaginez pas comme ils ont des relations influentes. - Ils ne vous trouveront pas. Ici vous ne risquez rien. Pour Pierrot, une nouvelle vie commençait. Insensiblement attiré par l'innocence de Véro, il s'y attacha. Claudia reprenait

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goût à la vie. D'une silhouette insignifiante et inquiète, elle se transforma en une jeune femme souriante, pleine de charme et de gentillesse. Le clan des vieux gars (C'est ainsi que les nommait Benjamin) craqua devant sa séduction. C'est à qui lui rendrait service. Les journées devinrent de vraies vacances pour tout le monde. Futé fit sa première fournée, cuisant neuf gros pains de campagne à la mode ancienne, dans le four remis à neuf. Berthe en avait profité pour confectionner un gros gâteau au chocolat qu'il cuisit après le pain. Gaspard, pour régaler ces demoiselles, avait repiqué des melons, une vigne, des pieds de rhubarbe, qu'il avait dégotté on ne sait où . Rosco, avait restauré le puits, refait un petit toit par-dessus, et offrait aux enfants des sirops qu'il maintenait frais en les descendant dans un seau au fond du puits. Il leur racontait des histoires qu'il inventait, ou il était toujours question d'un enfant noir vivant en Afrique qui chassait des lions ou des serpents... Mais comme il avait l'imagination limitée, elles se terminaient toujours de la même façon et les enfants riaient comme des fous. Berthe avait adopté Claudia comme une fille qu'elle n'avait jamais eue. Elle lui parlait beaucoup, sa jeunesse, ses regrets, sa vie monotone de fille de campagne... Claudia l'écoutait avec sympathie. Elles échangeaient des secrets de femmes... Benjamin retrouvait une sorte de jeunesse. Les marmots lui faisaient des tours, mais il aimait les entendre courir et rire. Même Pingeon retrouvait des forces pour gambader avec eux. Véronique s'était liée d'amitié avec Jules et Camille. Les deux garçons lui faisaient découvrir la campagne et ses merveilles. Ils ne rataient pas une occasion de faire des bêtises, comme ce jour où Camille, malade, se mit à rendre dans le jardin, effrayant Rosco par la quantité et la couleur verte du vomissement. Il courut chez les parents du garçon, ameuta et affola tout le monde, voulait appeler l'hôpital. - Il vomit tout vert, c'est affreux, c'est très grave...

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Futé examina la chose, trouva la couleur très vive pour de la bile, huma... On découvrit très vite que Camille, gourmand, avait bu le litre de sirop de menthe tout pur. Avant même que Rosco ait réalisé, Camille avait récupéré et s'était sauvé pour se cacher. Quant à Pierrot, ce qu'il aimait, c'était les balades avec Véro. Elle lui prenait la main et l'accompagnait dans ses promenades pédestres, à la recherche des fleurs de rocaille. C'est en sa compagnie qu'il trouva l'Orpin sedum telephium et l'Orpin des Alpes; qu’ils replantèrent ensemble dans les murets du jardin.

C'est aussi grâce à Véro qu'il eut l'idée de construire un rondpoint à l'entrée du village, autour d'un rocher. L'un et l'autre mirent la main à la patte. Il apporta des pierres pour agencer la rocaille et exigea que le poivre des murailles soit à l'honneur, entre chaque pierre. Elle planta l'Orpin Attratum tout autour, en pleine terre. L'effet des couleurs jaunes d'or et mauves des fleurs fut magnifique. Véro lui parlait souvent de son père dont elle n'avait que de très vagues souvenirs. Ils avaient le même prénom, pour la fillette, le transfert d'identité était facile. Les semaines passèrent, insouciantes. Pierrot avait des nouvelles de son frère Ludo. Il lui avait proposé de venir passer ses congés à Feintrin. Maintenant, la maison était propre. Les chambres et le séjour étaient bien nettoyés. Futé avait fait un escalier de meunier en grosses planches de sapin pour monter à l'étage. De l'ancien escalier, il ne restait que les cinq premières marches de granit, érodées par les semelles des sabots qui,

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pendant près de quatre siècles, les avaient empruntés. Cela permettrait d'aménager le grenier si éventuellement quelqu'un voulait s'y installer pour quelques jours de vacances. Ludo arriva le 16 juillet. Pierrot et Gaspard allèrent le chercher à Brive-la-Gaillarde, à la descente du train. Il n'avait qu'une petite valise, car il pensait ne rester que deux ou trois jours... Il changea d'avis assez rapidement. Ce n'est ni Pierrot, ni le paysage, ni les fleurs de rocaille, ni la Prune de Benjamin et encore moins les légumes du potager qui influencèrent sa décision... L'accent chantant, les yeux verts, le sourire lumineux, les formes attirantes... Va savoir. En tout cas, il confia à Pierrot que Claudia était très à son goût. Comme lui même ne semblait pas lui déplaire, on les vit souvent ensemble... Et il oublia de repartir. L’étage de la maison avait dû servir à stoker les provisions de fourrages et de grains. Ludo ayant décidé d’y installer ses affaires, ils s’y mirent tous pour en faire un endroit convenable. Rosco et Véro au balai, la chasse aux araignées commença dans une pagaille faite de cris, d’éclats de rires et de fuites éperdues. Les garçons montrèrent leur force en aidant les anciens à descendre dans la cour le bric-à-brac de vieux outils et de sacs de jute rongés que Futé brûlait consciencieusement. Ludo envisageait de cloisonner l’endroit pour y faire des pièces. Il commença à dessiner au sol les endroits ou il y aurait les portes, la douche, les murs. Mais la réalité financière ne lui permit pas d’en faire plus. Avec le temps, la menace de voir débarquer les sectaires de l'APU s'estompa. Pierrot décida de reprendre ses promenades en vélo et se remit à battre la campagne. Il fallait des fleurs pour orner les murs du nouveau carré que voulait débroussailler Gaspard. L'infatigable jardinier avait tout simplement décidé d'agrandir

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en réquisitionnant un terrain voisin. C'est Benjamin qui l'avait incité à le faire: - Y a personne qui viendra se plaindre. Le dernier propriétaire connu est au cimetière depuis trente-cinq ans. Ca ne serait pas pour lui déplaire de voir son champ reprendre une âme. Naturellement, une charrue aurait permis de le défricher plus facilement, mais aucun tracteur ne pouvait fonctionner dans ces terrains pentus, et les socs en acier que l'on pouvait encore utiliser, rouillaient sous les hangars, faute d'un bon cheval pour les tirer. Alors, c'est à la main et à la pioche qu'il s'attaqua aux racines des ronces. Chaque semaine, Futé faisait chauffer le four avec du bois qu'il ramassait en foret. Les enfants et Rosco l'aidaient à charger une petite charrette à bras. Futé avait vite retrouvé le tour de main pour pétrir. Il se levait avant le jour, comme si une ville entière dépendait de sa production. Mais, comme il aimait à le dire, " Quand on est dans le pétrin, il fait toujours nuit". En fait, il aimait cette ambiance calme et silencieuse de fraîcheur nocturne. Et, quand la pâte était bien pétrie, qu'il ne restait plus qu'à attendre qu'elle lève, il s'asseyait devant la porte, profitant de la paix du jour naissant, des premiers chants d'oiseaux, de la première lueur matinale. Pierrot partit un matin, à l'aube. L'air était doux. La brume enveloppait les maisons. Il passa devant chez Berthe et eut une pensée pour sa petite Véro qui dormait. Il imagina son visage encadré par ses tresses étalées sur le grand oreiller blanc. Il tourna au bout du village, s'enfonçant dans le chemin de terre qui descendait vers le bas de la vallée. Les cailloux du chemin étaient noirs. "De la pierre de volcan" disait Benjamin, "Nous sommes sur un ancien volcan. Et si un jour il s'éveille, il nous projettera sur la lune, avec nos maisons et nos champs..."

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Pas de risque avant longtemps, pensa Pierrot. Le volcan était doux comme les moutons qui dormaient dans les pâturages. Il roula deux heures, ayant un but bien défini. Découvrir une nouvelle plante de la famille des Crassulacées. En fait, sa nouvelle plante, il l'avait déjà découverte. Il l'avait remarquée sur un talus, mais comme le sol n'était pas calcaire, il avait un peu négligé de contrôler sur son guide la nature de la plante. Voilà qu'en tournant les pages, au hasard, il tomba dessus, page 101. Et bingo! C’était un Orpin. Il retrouva facilement l'endroit. Les fleurs étaient là, superbes dans leur robe verte. Il en cueillit une et ouvrit le guide... Sempervivum Wulfenii, feuilles rondes et charnues, fleurs en forme d’étoiles jaunes. Il allait arracher une touffe, quand il entendit le moteur d'une voiture qui approchait. Il vérifia que son vélo n'empiétait pas sur la route. La voiture passa... Le frère François se faisait véhiculer à St Privât. Ses douleurs articulaires l'empêchaient de conduire et Gus, un disciple, avait proposé de le conduire. Depuis un mois, il ne prenait jamais la route sans observer chaque personne qu'il croisait, surtout dans les villages. Retrouver Claudia était sa hantise. Lorsqu'un disciple s'en va, les autres se posent des questions, se mettent à douter. Le groupe devient fragile... Il y a risque de dislocation. Mais autre chose l'obsédait. Comment Claudia avait-elle pu contacter ce personnage que tout le monde avait vu roder pendant un jour ou deux, et qui avait certainement organisé leur évasion. Pourtant, la gamine était bien cachée. Claudia était parfaitement encadrée et surveillée. Il ne comprenait pas ou était la faille...

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- Stop! Arrête-toi! Gus pila brutalement, manquant de peu d'envoyer la voiture dans un fossé. - Là! L’homme avec le vélo! C'est lui, j'en suis sur! Demitour! Gus fit demi-tour et revint en arrière. Pierrot ne se doutait de rien. Il maniait ses plantes avec précaution sans prêter attention au retour de la voiture. Elle stoppa à sa hauteur, deux hommes s'abattirent sur lui... Gus lui fit une clef au bras, l'immobilisant à genoux sur la route. Pierrot compris tout de suite à qui il avait affaire. Il put même reconnaître le fameux frère François sans l'avoir vraiment vu de près. L'homme n'avait de frère que le nom. Il s'habillait façon baba cool, mais son visage n'avait rien de pacifique, au contraire. - Ou est Claudia? - Pardon? De qui parlez-vous? Une baffe lui secoua la joue. La grosse chevalière lui zébra la peau. - Parle espèce de vieux porc! - Vous êtes fou! Vous n'avez pas le droit! Une autre baffe s'abattit sur son nez qui éclata. Des ongles longs et pointus se plantèrent sur son front et le griffèrent en descendant jusqu'au menton. Le frère François était un tantinet sadique. La fureur de sa haine s'exprimait sans retenue. - Parle fumier, ou est-elle? Il accompagna sa question d'un coup de genou dans l'estomac. Pierrot perdit le souffle. Il poussa un hurlement de frayeur: - Au secours, au fou! Du tranchant de la main, Frère François lui décolla une oreille, puis, il lui enfonça le pouce dans un des orbites d'un œil... - Je vais te faire parler... Fais-moi confiance! Tu peux crier,

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personne ne peut t'entendre. Nous sommes en plein Sahara... Il lui arracha la chemise pendant que Gus tirait plus fort sur le bras... Les griffes du frère s'attaquèrent à ses tétons. La douleur lui dévastait la poitrine. Pierrot râla, s'étrangla, puis, comme dopé, il trouva la force de se cabrer et de s'arracher aux muscles de Gus. D'une ruade, il bouscula le frère et s'enfuit vers un champ. Il n'alla pas loin. D'une poigne de fer Gus venait de le saisir par le cou et le crochetât. Pierrot s'étala dans l'herbe, Gus sur son dos. Le frère arriva en courant, et, profitant de son élan, il frappa Pierrot d'un coup de pied en pleine tête. - Tu vas te calmer fumier. Tu parleras! Mais non! Pierrot ne parlera pas. Le coup, porté à la tempe, lui fit perdre connaissance. Il ne rouvrit pas les yeux. Gus sentit qu'il s'abandonnait. Le corps devint lâche. Frère François levait de nouveau son pied, il l'arrêta: - Arrêtez, vous allez le massacrer! Mais le mal était fait. Ils le traînèrent près de son vélo, au bord du chemin et l'abandonnèrent là. Plus tard, dans la soirée, le corps de Pierrot fut découvert par un paysan. Comme il ne portait pas de papiers, il fut conduit à l'hôpital de St Privat. La police ouvrit une enquête pour tenter de l'identifier. Les traces de coups étaient évidentes. Sa photo parut le lendemain dans les journaux:... Le commissaire Pailloul en vacances dans le pays, reconnut la photo en passant devant le marchand de journaux. Il acheta le canard pour lire l'article de presse. Il se rendit à St Privât et se fit connaître. Il identifia le blessé. Vers midi, alors que tout le monde était inquiet de l'absence de Pierrot, deux gendarmes se présentèrent chez Benjamin. On

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se douta aussitôt que quelque chose de grave s'était passé. Ce fut comme une espèce de fin du monde. Pierrot l'ami, Pierrot le frère, Pierrot le père, était entre la vie et la mort! L'enquête ne révéla rien. Il n'avait pas d'ennemis, ne connaissait personne dans la région... Et il n’était pas question de l’interroger. Ses amis se succédèrent pour le visiter dans cet impressionnant service de réanimation. Le bruit des machines, les tuyaux souples, les pansements... Rien de rassurant. Une mauvaise période que seul Futé sut affronter avec une farouche volonté de voir son ami survivre. Gaspard et Rosco se cloîtrèrent dans un timide silence de crainte de voir leur monde s’écrouler... Une semaine durant, la vie de Pierrot vacilla au grès des graphiques d’un petit écran vert. Sa respiration et son cœur semblaient vouloir mettre les pouces et s’arrêter là, le corps étendu, aussi blanc que ce drap (presque un linceul) Rosco ne savait plus quoi faire. Il se sentait encore plus orphelin qu'auparavant. Futé parla de retourner à Paris, mais Gaspard l'en dissuada. L’alcool de prune aidant, il avait décidé de se battre pour réaliser le rêve de son ami... Refaire renaître cette maison pour y vivre en homme libre. Quelques jours plus tard, le commissaire Pailloul vint faire une visite de courtoisie. Futé ne parla pas de la secte. Quand on vient de la rue, on se méfie de tout le monde… Malgré cela, le commissaire décida de suivre l’affaire avec discrétion. Une surprise attendait Ludo. Pierrot l'avait désigné légataire universelle devant le notaire dès qu'il avait reçu son acte de propriété. A ce titre, il devenait responsable de ses biens. Cela lui permit d'assurer les amis de son frère qu'ils pouvaient rester habiter avec lui... Mais ce n'était pas la seule surprise... En effet, c'est à partir de

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ce jour là que les choses inexplicables commencèrent...

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6 Vous avez dit bizarre ?

L’ambulance arriva au village en fin de soirée. Le conducteur immobilisa son véhicule en face de la maison comme le lui indiquait Futé. Il ne cacha pas son étonnement devant l’état de délabrement du bourg, cependant, il garda ses réflexions pour lui et descendit de voiture. Presque aussitôt, les enfants accoururent et collèrent leur nez aux vitres pour regarder à l’intérieur. Les adultes s’approchèrent avec une lenteur marquée de tristesse. La porte du fourgon s’ouvrit et l’autre ambulancier tira le brancard. Le visage de Pierrot parut au grand air. C’était un visage pâle, aux joues creuses, aux yeux égarés et vides. Il ne bougeait pas, se laissant porter sans manifester ni joie, ni peine, ni surprise. Le cœur de Véro se serra quand il passa devant elle sans lui manifester le moindre signe de reconnaissance... Il était entendu que Pierrot serait installé dans une chambre du rez-de-chaussée, juste à côté de la chambre de Rosco. Le médecin les avait prévenus “ Ne comptez pas que son état s’améliore avant plusieurs semaines. C’est un être en état de

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choc, il ne sait plus qui il est, et encore moins qui vous êtes. Il ne saura plus faire certains gestes de la vie courante, comme marcher, manger, se vêtir. Il aura tout à apprendre... et peut être que sa mémoire reviendra par bride, lentement... ” On coucha Pierrot dans un grand lit de draps blancs parfumés. On lui cala un oreiller sous la tête, et chacun défila à son chevet pour lui donner le bonsoir. Il ne fit pas un mouvement, pas un signe. La fatigue de la journée l’emporta dans un long sommeil avant même que ses amis aient quitté la chambre. Rosco approcha une chaise près du lit et s’y installa avec un livre d’images que lui avait prêté Véro. Gaspard le toisa : - Tu vas rester là ? - Il faut bien que quelqu’un le surveille ! Gaspard haussa les épaules et sortit rejoindre les autres qui se regroupaient chez Benjamin. - Ce pauvre Pierrot, il est bien mal. Ce furent les seuls mots qu’ils prononcèrent. Ils dînèrent rapidement et se séparèrent pour se coucher chacun de son côté. Comme à son habitude Gaspard se leva à six heures. Après une toilette de chat, il déjeuna d'un solide casse-croûte de pain et de saucisson, arrosé d'un verre de vin blanc. Il s'approcha de la fenêtre et grogna. Les jours commençaient à raccourcir. Passé le 15 août, c'est la glissade vers l'automne... Il ouvrit la fenêtre pour respirer la fraîcheur matinale et recueillir les bruits familiers de la campagne Ses mains calleuses étaient enflées. Depuis qu'il avait entrepris de défricher ce champ, il n'économisait pas ses efforts. Il sortit, traversa le potager vers le passage qu'il avait percé dans le mur afin de gagner rapidement le champ voisin. Un bon soleil déjà doux montait à l'est, faisant briller les gouttes de rosée sur les feuilles des légumes et les toiles d'araignées. Il entendit un souffle curieux, s'arrêta. Un pas régulier s’approchait, atténué par l’épaisseur du mur. Il passa sa tête dans le trou et n’en crut pas ses yeux, une figure argentée

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s'encadra dans le passage, le regardant avec curiosité. Les oreilles paraissaient petites sur cette forte caboche aux naseaux larges, posée sur un cou puissant. La robe était grise, tachetée de blanc. Les jambes, épaisses, se terminaient par une chaussette blanche au-dessus des sabots. Gaspard en resta pétrifié. Le cheval le regardait, apparemment sans crainte, comme si sa présence était toute naturelle. Il ne bougea pas quand Gaspard avança la main pour lui flatter la joue. Ses yeux noirs le regardaient sans défiance, impassibles. La puissance qui se dégageait de l'animal était féerique. Sa peau frémissait au contact des doigts... - Bon sang, d'où arrives-tu toi? Par où es-tu passé? Il y avait bien un passage vers le haut du terrain, mais il était encore encombré de ronces et rien ne semblait piétiné. - Tu n'as quand même pas sauté par-dessus le mur? Comme pour répondre à la question, le cheval balança deux ou trois fois sa tête de haut en bas. Il fit un pas en arrière et partit faire le tour du champ en trottant. Gaspard alla réveiller ses compagnons. Futé crut à une blague, Rosco n'y comprit rien. Quoi qu'il en soit, le cheval était toujours là quand ils sortirent. Peu après, Benjamin, qui avait entendu des bruits inhabituels, les rejoignit. Le cheval s'était arrêté le long du mur. Son encolure les dépassait largement. Il les regardait. - Il n'a pas de queue, dit Rosco! - Forcément, c'est un percheron, répondit Benjamin. Je me demande d'où il vient. J'ai jamais entendu parler de cheval de cette race dans la région. - Il s'est évadé d'un élevage ou d'un cirque? - Sûrement. Son propriétaire doit le rechercher... - En tout cas, dit Gaspard, propriétaire ou pas, c'est exactement ce qu'il me faudrait pour nettoyer ce terrain. Si je l'attelle, je fais en une journée le travail de 15 jours.

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Benjamin se gratta le crâne: - Boudiou, c'est une bonne idée. On doit pouvoir trouver un harnais pas trop piqué par les vers. La charrue d’un soc que tu vas rafistoler ferra l'affaire. Mais sais-tu comment on mène un cheval de trait? - Tu vas m'apprendre grand-père. Ca ne doit pas être compliqué. - Ca dépend du cheval. S’il est de bon poil, il fait le travail tout seul. S’il ne t'aime pas, tu pourras taper et crier tant que tu voudras, il n'en fera qu’à sa tête... - Celui là a plutôt l'air bien luné. S'il est venu jusqu'ici, c'est pas pour me regarder travailler. Futé leur proposa de téléphoner à la gendarmerie pour signaler leur découverte. - Il ne faudrait pas qu'on croit qu'on l’a volé. Un peu plus tard, alors que Gaspard décrassait un collier qu'il venait de dénicher dans un hangar poussiéreux, les enfants arrivèrent en courant: - Il y a un cheval? ... On peut le voir? Gaspard bougonna... - Faites-lui pas peur, et n'approchez pas trop... Mais ils étaient déjà repartis. Il les rejoignit. Rosco se tenait à distance. Lui, roi de la Savane qui aimait affronter les lions dans ses histoires, n'était pas rassuré. - Il s'appelle comment, demanda Véro? - Je ne sais pas, il faudrait lui demander. - Tu devrais l'appeler Poivre de murailles, proposa-t-elle. - C'est pas un peu long pour un nom de cheval? Futé qui arrivait se moqua: - J'imagine Gaspard en train de dire "Poivre! Ho!" Ca ferait deux poivrots sur le même attelage... - C'est malin! Benjamin caressait la robe du cheval et l'examinait.

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- C'est un cheval superbe. Il doit avoir une douzaine d'années. Il est dans la force de l’âge... Tiens, je me souviens d'un chien qu'avait mon grand-père autrefois. Il était presque de la même couleur, avec des chaussettes blanches comme lui. On l'appelait Piéblanc. "Piéblanc" reprirent les enfants. Oui, ça lui va bien. Le cheval tourna ses oreilles et hennit. - Le nom à l'air de lui plaire Personne ne réclama Piéblanc. Aucune disparition de cheval ne fut signalée. Il ne portait aucune marque. On lui aménagea son écurie dans une ferme voisine. Elle n'avait pas de porte, mais Piéblanc n'avait pas l'intention de partir. Un paysan du voisinage livra un tombereau de paille et des sacs d'avoine. Les enfants le cajolèrent, décorant l'écurie de fleurs, que Piéblanc se faisait un plaisir de cueillir du bout des lèvres pour les mastiquer consciencieusement. Gaspard l'attela. Aussitôt Piéblanc se mit au travail, et sa force était telle, que Gaspard avait du mal à le suivre quand il traçait des sillons dans la terre envahie de ronces. Pour ôter les souches des arbustes les plus gros, il suffisait de les attacher avec une grosse corde. Piéblanc arrachait tout, sans donner l'impression de forcer. Pour sa pitance, il disposait d'un pré d'herbes sauvages et des talus du village. Le soir, au moment de l'apéro, il venait mastiquer quelques cacahouètes ou des pommes. Il aimait regarder les enfants jouer au palet et il était devenu très copain avec Pingeon. Futé avait rafistolé une sellette qui lui permettait d'atteler la charrette à bras. C'est ainsi qu'il prit l'habitude d'emmener les enfants faire des promenades dans la campagne. Piéblanc trottant à son rythme, sans jamais fatiguer. Pailloul revint faire un tour à Feintrin. La mésaventure brutale

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de Pierrot l’intriguait. Il ne voulait pas s’immiscer dans le travail de la police locale, mais marquer sa bienveillante sympathie à la famille. Lors des visites à l’hôpital, il avait croisé Ludovic, la petite fille, des personnes âgées... Il pensait qu’il s’agissait de la famille. Il revint donc pour contacter Ludo et savoir si l’affaire avançait. En arrivant au village, il rencontra Futé. Ils parlèrent de Pierrot, des conditions dramatiques de son accident. Futé prétendait n’y rien comprendre... Son ton n’était pas tout à fait naturel... Le commissaire s’en alla seul faire un tour du côté des maisons abandonnées. Ludo était là avec Véroniques en train d’arroser les fleurs de rocaille. Il se présenta... - Jean Pailloul, commissaire de police! - Bonjour. Vous venez pour l’enquête? - Non, ce n’est pas moi qui en suis chargé. Je suis ici en vacance. Je connaissais un peu Pierrot... Ludo lui serra la main... - Ludovic! Je suis le frère de Pierrot. - Votre petite fille ? - Non ! La fille d’une amie. Nous sommes en vacances jusqu’à la fin août. - Vous savez si l’affaire avance ? - Je crains bien que non. Il me semble que la police manque d’indice. - Et vous ? N’auriez-vous pas une petite idée ? - Que voulez-vous dire ? - Vous connaissiez les habitudes de Pierrot. Il vous avait peutêtre confié quelque chose ? - Non rien. Désolé... Pailloul s’en retourna. Son flair de flic lui fleurait qu’on lui cachait quelque chose... Il décida d’aller rendre visite à ses collègues. Le commissaire du coin n’était pas présent, il fut reçu par un

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inspecteur. - L’affaire est classée, commissaire. Il s’agissait d’un vagabond, un clochard. Aucune piste. Sans doute une bagarre pour une bouteille de vin. - Qui l’a classée ? - Le juge d’instruction. - Je peux consulter le dossier ? - Nous ne l’avons plus. On nous a demandés de le retourner au parquet... - Comment s’appelle le juge qui instruisait ? - Didier Courtel... Courtel reçu le commissaire entre deux rendez-vous. C’était un homme simple, plus très jeune, l’air foncièrement honnête et consciencieux. - Désolé, j’ai été dessaisi de l’affaire. Vous savez, nous ne sommes que six pour toute la région. J’étais de permanence à cause des congés, je n’ai guère eu le temps d’instruire. C’est mon collègue Leborgne qui a repris le dossier. - Vous trouvez normal qu’il ait été classé aussi vite ? - Je ne sais pas. Une affaire de vagabond? - Pas vraiment. Je peux voir les éléments du dossier ? - Si vous voulez, demandez a la secrétaire, elle vous le sortira. Rien dans le dossier. Pas le moindre indice. Aucune demande d’enquête sérieuse. Du travail bâclé et vite classé. Comme si le fait que Pierrot soit étiqueté comme un vagabond, dévaluait l’importance du forfait. “ Quelque chose ne tourne pas rond dans cette affaire... ” Benjamin aimait prendre le frais sous un figuier, lisant son quotidien en fumant ses “ papiers maïs ”. Malgré son âge, sa vue était encore suffisante pour lire sans lunettes. Il s’en faisait une fierté. Rosco avait pris l’habitude de venir lui tenir compagnie.

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Comme il ne savait pas lire, Benjamin lui faisait un compte rendu des articles qu’il jugeait à sa portée. En fait, Rosco ne s’intéressait qu’à une chose ; l’avancement des travaux du grand stade. Gaspard et Futé se moquaient bien du dénouement que prendrait le choix définitif du site... Car, malgré les décisions prises au plus haut niveau, énormément de gens avaient intérêt à le faire modifier... C’était devenu un sujet de conversation courant et Benjamin aimait y mêler son grain de sel... Tant d’argent pour jouer au ballon le dépassait... Après l’apéro, Rosco retournait au chevet de Pierrot. Véro l’accompagnait avec son petit arrosoir en plastique pour arroser les plantes qu’elle avait installées dans la chambre... Très souvent, ils devaient chasser Pingeon qui avait pris goût à cette pièce fraîche et confortable. Il y passait de nombreuses heures à dormir. Véro le grondait car il risquait de réveiller Pierrot avec ses ronflements de vieux chien, et d’abîmer les fleurs avec son panache toujours en mouvement... Malgré cela, lesdites fleurs profitaient pleinement d’une terre merveilleuse pour des plantes n’ayant habituellement que des fissures de roche ou de la poussière pour se fixer. Les pots de grès se transformaient en de gros pompons verts fleurissant d’étoiles jaunes du poivre des murailles. Véro avait ajouté l’Orpin Reprise devant la fenêtre. Elle en aimait la couleur mauve des fleurs et aussi les larges feuilles d’un vert tendre, accrochées délicatement sur leurs hautes tiges. Contrairement aux autres plantes de la famille, l’orpin Réfléchi n’est pas de petite taille. Il filtrait parfaitement la

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lumière des fenêtres. La maison de Pierrot prenait une tournure de résidence secondaire. Le travail conjugué de Futé et Gaspard faisaient des miracles. La toiture avait retrouvé son aspect d’autrefois, la cheminée se dressait fièrement. Le four à pain fonctionnait maintenant presque chaque jour. Berthe profitait de chaque occasion pour confectionner des tartes, que Futé cuisait en même temps que son pain. Le bouche à oreille avait fonctionné. Des clients montaient de temps en temps pour acheter de ce "vrai pain à l'ancienne". Ils en profitaient pour s'offrir quelques légumes frais du potager que Gaspard produisait maintenant en trop grande quantité pour la petite communauté. La force de Piéblanc y était pour quelque chose... Son crottin également. Ludo avait repris le flambeau laissé par Pierrot. La passion des fleurs l'avait gagné. C'est lui qui, maintenant, partait chaque matin battre la campagne pour y rechercher de nouvelles plantes. Ses goûts personnels l'orientèrent vers des plantes plus grandes et moins originales. Lui, il était plutôt porté sur les parfums. C'est donc tout naturellement qu'il tomba sur la sauge des prés... Le guide de Pierrot lui apprit que la Sauge formait une grande famille et qu'il en existe des centaines de variétés. Mais au-delà des parfums et des couleurs, Ludo découvrit les mots. Il découvrit la poésie des noms qui, traversant les siècles, nous viennent de nos aïeux. Ces mots vivaient et chantaient, fleurant bon le pays rural et rustique... Allant des Germandrées aux Brunelles, passant par les Nepeta, les Mélittes, Ballotes, Sarriettes, Hysopes, Lamiers, Agripaumes, Galeopsis, Mélisses, Epiaires, Bétoines, Menthes, Orrigants, Serpolets, thyms... et Orties. Il découvrit avec surprise la Scutellaire casquée à la fleurette

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bleue si particulière qu'il faillit bien confondre avec la sauge des prés ainsi que le Petit Basilic qui laisse son parfum délicat dans les doigts qui l'effleurent... Ces trouvailles donnèrent du travail à Gaspard qui dut préparer un carré de bonne terre pour les plants. Il ne s'agissait plus de décoration mais bel et bien de plantation que Rosco s'entreprit de soigner. Son domaine étant la cuisine, il lui vint un soudain génie pour les préparations culinaires et les tisanes à base de plante. En quelques jours, Ludo, aidé des enfants, recueillit plusieurs variétés de menthes aux noms enchanteurs comme menthe de Champs, menthe Aquatique, menthe En Epi, menthe Pouliot... Si ressemblantes par l’odeur ou le goût mais si différentes par le détail des feuilles et des fleurs... C'est au cours d'une de ces promenades, alors qu'il était en compagnie de Véro, en train de récolter le Chanvre d'eau près d'une mare, que, se sentant surveillé, il se retourna inquiet pour scruter les environs... Il aperçut alors une paire de biquettes blanches, les regardant avec curiosité en mâchonnant quelques touffes d'herbe. Ces chèvres étaient seules, peut être sauvages. En tout cas, elles n’étaient pas sous surveillance et les suivirent d’ellesmêmes jusqu'au village ou elles semblèrent vouloir s’installer à demeure. Elles s'octroyèrent d'office un coin dans l'étable, sans que Piéblanc n'y trouve à redire. Rosco s’inquiéta bien un peu de leur présence incongrue, mais, constatant que leurs mamelles étaient bien gonflées, il prit l'habitude de les traire. Puis, avec les quelques litres de lait, fit des petits fromages secs au goût puissant. Elles devinrent vite une présence indispensable pour les enfants qui s'en firent des montures pour gambader dans les prés. Semi-sauvages, elles apprirent vite leur nom ; Violette et Bambine. Inutile de dire que personne ne les réclama jamais. Un autre événement insolite marqua ces chaudes journées

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d'été et occupa les enfants : une chatte que personne n'avait jamais vue, vint faire ses petits dans l'étable. Quatre chatons colorés et chahuteurs que Pingeon découvrit avec son sourire habituel sans que la chatte ne s’effraie. Curieux et aventureux, les chatons prirent très vite l’habitude de rejoindre le chien qui devint leur “papa ” sans vraiment l’avoir cherché. Cela dérangea un peu ses siestes car les chatons adoraient jouer avec ses oreilles pendantes... Mais, généreux de nature, le brave chien supporta le supplice avec philosophie et sembla même y prendre du plaisir. Ainsi, les jours se tirèrent, ensoleillés, gommant progressivement l’inquiétude, la remplaçant par l'émotion et l’espoir. L’état de santé de Pierrot restait stationnaire, sans amélioration notable. Le 20 août, le médecin monta au village pour une auscultation de routine. Il trouva que la chambre n’était pas une finalité pour le malade et recommanda de lui faire faire quelques pas. “ Il faut le forcer à marcher quotidiennement ”, proposa-t-il. C’est ainsi que chaque matin, Futé et Ludo prirent l’habitude de lever Pierrot. Après la toilette, ils l’habillaient et, pendant que Rosco faisait la chambre, ils l’entraînaient dehors prendre l’air. Les yeux vaguement amusés, Pierrot regardait autour de lui sans paraître reconnaître personne. Il les suivait docilement. Même quand Véro venait lui prendre la main, elle ne ressentait aucune pression particulière dans ses doigts. On asseyait Pierrot devant chez Benjamin et on lui servait un grand verre d’eau qu’il buvait si on le portait à ses lèvres. Il passait ainsi quelques heures à contempler les arbres, sans manifester d'excitation particulière. La fin des vacances était proche. Il fallut bien penser à inscrire Véro à l’école. Claudia ne tenait pas à rester dans la région, c’est tout naturellement que Ludo lui proposa de venir

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s’installer chez lui à Amboise. Ce ne fut une surprise pour personne. Les regards qu’ils se lançaient dès qu’ils se croisaient ne trompaient pas. Bien que discrète, leur idylle n’était pas passée inaperçue. Ludo fit jouer ses relations du monde médical et trouva un établissement spécialisé des bords de Loire qui accepta d’accueillir Pierrot. Mais quand il en parla à Feintrin, ce fut le tollé. « Pas question qu’il nous quitte, nous saurons nous occuper de lui. » Berthe prépara une petite fête. Pour cela, elle demanda aux enfants d’aller ramasser des branches colorées et des fleurs pour décorer la grande table que Futé et Ludo installèrent dans la cour. Une grande marmite de fonte servit à préparer une recette qu’elle tenait de sa grand-mère : les pommes de rose. Le fumet qui en échappait était tellement appétissant, que tout le monde vint soulever le couvercle. Berthe les chassait en rouspétant. Jules et Camille firent des bouquets de feuilles tandis que Véro aidait Claudia à mettre la nappe et les couverts. Benjamin arriva, poussant une brouette sur laquelle il avait installé un petit tonneau de cidre. Il le déposa à l’ombre d’un Tamaris, orienta le robinet et tira une grande cruche de liquide doré et pétillant. Vers le soir, Berthe annonça que le dîner était prêt. On alla chercher Pierrot pour l’installer en bout de table, entre Ludo et Futé. Les parents de Jules et Camille arrivèrent avec deux bonnes bouteilles de Saint-Émilion. On passa à table, sans tristesse, mais avec une certaine mélancolie de savoir que ce serait le dernier repas pris ensemble avant longtemps…

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7 Futé

Ludo et Claudia s’entendaient bien. La lune de miel s’étirait sans s’user... Véro avait découvert une nouvelle école ainsi que de nouveaux amis. Amboise, les rives de la Loire avec sa campagne riche de forêts, ne lui faisait pas oublier son Pierrot à qui elle dédiait chaque jour une prière avant de s’endormir. Elle cultivait du Poivre des Murailles sur le rebord de la fenêtre qu'elle espérait bien pouvoir transplanter dans le jardin de la future maison... Car le projet prenait tournure. Ludo avait réalisé son rêve. La maison, quoiqu’ancienne, était propre et claire. Les actes notariés furent signés fin septembre. Ils y aménagèrent au 1er octobre. Bien que le terrain fut petit (il était tout en longueur), il y poussait de nombreux arbres fruitiers. Un vieux mur l’entourait. C’est là que Véro installa ses plantes. Elle fut heureuse de découvrir sa chambre sous le toit d'où elle pouvait observer le jardin. Claudia acheta du papier peint et ils la tapissèrent en priorité. Ainsi, elle fut la première à s’installer confortablement. Comme la maison n’était pas loin du centre-ville, elle put continuer à fréquenter la même école. Ludo l'y conduisait chaque matin avec l'ambulance. Il la déposait après lui avoir

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plaqué un gros baiser sur la joue et attendait qu'elle disparaisse dans le hall avec ses camarades, avant de redémarrer pour se rendre à l'hôpital. Claudia venait de trouver une place de vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter. Cela lui permettait de s'offrir quelques vêtements coquets pour peu d'argent, et de s'ouvrir de nouveaux horizons de bonheur grâce à l'amour qui l'entraînait dans une vie simple et heureuse... A Feintrin les choses n'allaient pas aussi bien. Dans la grande demeure, Futé tournait en rond. Il n'avait plus à allumer le four pour cuire le pain. Les clients avaient disparu avec les beaux jours. Il essayait bien de bricoler par-ci par-là, mais le cœur n'y était plus. La maladie de Pierrot lui pesait plus qu'il n'aurait cru. Ces dernières années, s’il avait tenu le coup, c'était uniquement parce qu'il n'avait pas connu la solitude. Dans les moments de cafard, l'ami avait été présent pour le soutenir. Avec Pierrot, chaque jour semblait calme, serein et plein de projets... Maintenant, malgré cette grande baraque et les amis, il n'arrivait pas à entrevoir l'avenir... Rosco, toujours discret, ne disait rien, mais il ressentait l'état d'esprit de Futé et prenait pour lui une part de cet ennui. Seul Gaspard, absorbé par les animaux et le jardinage, paraissait repousser le spleen. Peut-être que l’alcool de prune de Benjamin y était pour quelque chose. Il avait abandonné la vodka. Les compères passaient des après-midi entiers à boire leur eau-de-vie à petits verres, en épiloguant sur le temps et les saisons... Pierrot, lui, sans le comparer à un légume, ne vivait que d’eau et de sommeil… Béatrice était allongée sur le lit de sa chambre. Elle rêvait, tenant en main la carte postale... Cette fameuse carte qui, en apparaissant dans le courrier, entre les factures et les publicités, avait déclenché l’effervescence dans la famille.

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Car tout n'était pas rose chez les Clarains. La mère, envahie de remords, avait beau se consacrer au travail en gérant l'affaire d'une main de fer, on sentait quand même qu'il lui manquait un homme. Particulièrement depuis que Faby, l'aînée des filles, avait quitté la maison pour s'installer dans un studio avec l’ouvrier pâtissier. La boulangerie marchait bien. Le souci majeur était de trouver et de garder un bon boulanger, ce qui était chose rare. Elle s'y employait avec un certain succès, regrettant cependant de ne plus pouvoir fournir à ses clients la qualité du pain d'autrefois que faisait si bien André. Et cette carte, si soudaine, si inattendue. Après trois ans sans nouvelle, voilà qu'il refaisait surface. Les quelques mots signés "Papa" avaient chamboulé la maisonnée. Elles avaient guetté le facteur, espérant une suite à cette carte. Mais, les jours passèrent sans apporter d'autres nouvelles d'André. L'espoir de le revoir s'estompa, rendant son absence encore plus douloureuse. Alors Béatrice prit le mord aux dents et descendit à Brives le temps d'un week-end. Elle questionna les commerçants et les agences, sans retrouver sa trace. Durant le mois d'août, elle y était retournée souvent, parcourant les environs, visitant les entreprises en montrant le portrait de son père... Echec total. Elle en était dépitée et furieuse. Pourquoi ne faisait-il pas un geste pour les contacter ? Avait-il des ennuis ? Laurent, l'ami de Faby, avait suggéré d'imprimer des affichettes avec sa photo et de les placarder sur les murs de la ville. Elle refit un dernier voyage et se chargea d'en apposer un peu partout dans les alentours de Brives... Dernier espoir de retrouver ce papa chéri qui lui manquait tant depuis si longtemps... Elle sursauta ! Le téléphone sonnait. Elle se leva machinalement et décrocha...

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- Allô ! Madame Clarains ? - Je suis sa fille... - J'appelle à propos d'une affiche... Un monsieur que vous recherchez... Le cœur de Béatrice marqua une pause puis se mit à battre plus fort. Elle serra le combiné... - Oui, c'est mon père ! - Ecoutez, je ne peux pas le jurer, mais je crois bien le reconnaître. - Vous l'avez vu ? - Effectivement, c'était il y a quelques mois, au début de l'été. Je conduis le car qui mène de Brives à St Privât. Je me souviens très bien de lui et de ses compagnons. Je les ai déposés directement dans un village, un peu plus haut dans la montagne... Comme c'est tout petit, vous pourrez sûrement y rencontrer quelqu'un qui saura vous dire ce qu'il est venu y faire. - Comment s'appelle le village ? - Feintrin. Il doit y avoir trois ou quatre maisons habitées. - Merci monsieur, merci beaucoup... Elle ne put terminer sa phrase tant l'émotion l'étreignait... Elle nota le nom sur un papier et enfila son manteau. Elle courut chez sa sœur pour tout lui raconter. - Tu en as parlé à maman ? - A cette heure, elle est encore à la messe. - Alors ne lui dis rien. Ce n'est pas la peine de la paniquer. Nous devons le retrouver seules. Après tout, nous ne savons pas s'il veut revenir à la maison. La carte n'était adressée qu'à nous deux... Il a pu refaire sa vie. - Mon Dieu, maman ne supporterait pas... - Dans ce cas, on ne le lui dira pas. Elles décidèrent de partir l'après-midi même. La boulangerie ne rouvrirait que mardi, ce qui leur donnait deux journées pour descendre en Corrèze. Elles empruntèrent la voiture de Laurent à qui elles confièrent le rôle d'expliquer à leur mère qu'elles ne rentreraient pas avant

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lundi soir... et prirent la route. Elles firent le trajet d'une traite, ne s'arrêtant que pour faire un plein d'essence et acheter une carte Michelin. Faby conduisait vite en écoutant distraitement la musique que diffusait le poste. Béatrice semblait dormir... En fait, elle revivait le passé dans un demi-sommeil. Particulièrement la disparition de son père, alors qu'il venait d'être meurtri dans son amour propre. Elle, trop jeune à l'époque pour comprendre, avait pris le parti de sa mère. L'horrible blessure qu'elle portait sur sa chaire semblait disproportionnée avec la cause... C'était à l'époque. Maintenant, elle comprenait la réaction du père... Trompé par sa femme, isolé dans sa famille... S'il avait su parler, s'expliquer... Les choses se seraient passées autrement... Elle redressa le dossier de son siège à l'approche de ST Privât. La route était sinueuse et elle sentait une légère nausée l'envahir... - J'ai mal au cœur ! Dit-elle. Avec tous ces virages... - Il n'y a pas que ça. Moi aussi j'ai le trac. J'ai peur qu'on soit déçu, qu'il ne soit pas là où que ce ne soit pas lui... Et en même temps, j'ai peur de le revoir. - Tu crains sa réaction ? - Pas vraiment... Il nous a quand même écrit... - Moi je ne compte pas le retrouver là. Il a du y passer ses vacances. J'espère simplement qu'on nous mettra sur sa piste. Elles traversèrent St Priva et s'engagèrent sur la petite route de Feintrin... Benjamin et Gaspard buvaient la Salers dans le jardin. La soirée se tirait calmement. Le chat se toilettait lentement, installé sur la table. Il se figea soudain et dressa son museau vers la route. Pingeon, qui se grattait, dressa les oreilles... Les deux jeunes femmes s'approchèrent timidement du

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portail... Benjamin les aperçut et son visage prit une expression de surprise... - Ben ça, vise un peu les belles pépées Mais Gaspard somnolait - Pardon monsieur, nous recherchons une personne qui serait susceptible d'être passée par ici durant l'été. Pourriez-vous nous renseigner ? - Ma foi, si j'peux faire queq chose pour vous aidez... entrez demoiselles, approchez. Il secoua Gaspard ! - Et toi, lève-toi donc pour saluer nos visiteuses... Gaspard bougonna en ouvrant les yeux. - Vous avez soif ? - Non merci, ne vous dérangez pas, nous voulons juste vous poser une ou deux questions. - Ben allez-y. Je connais tout le monde par ici. J'dois pouvoir vous renseigner. - Nous recherchons André Clarains. - Comment qu'vous dites? - Clarains, André! - J'connais personne de c'nom là par ici. - Il serait venu passer quelques jours dans ce village au début de l'été. Benjamin secoua Gaspard. - Ca te dit queq chose à toi? Gaspard haussa les épaules. Il ne connaissait pas ce nom-là et s'en foutait comme de l'an quarante... - Ne m’étonnerait pas que vous vous soyez trompées. Personne n'est venu ici durant l'été, à part nous, mais on se connaît tous ici... Faby allait faire un pas en arrière, mais Béatrice ne voulait pas démordre : - C'est un chauffeur de car qui nous a affirmé qu'il l'avait déposé ici. Il se souvient qu'il a fait un détour spécialement pour ça...

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- A oui? Mais dis donc Gaspard, c'est pas toi qu’est arrivé en car jusqu'ici, - Oui c'est moi... C'est nous. Mais y'avait personne d'autre avec nous. Le type du car doit se tromper. Benjamin était désolé de la mine déconfite des petites... Il aurait tant voulu leur rendre service. - Y ressemble à quoi vot' monsieur? - J'ai sa photo là... Béatrice ouvrit son sac et en sortit l'affichette qu'elle lui tendit. Benjamin la posa à plat sur la table... Il releva son regard vif vers les demoiselles et pinça les lèvres: - Vous dites qu'il s'appelle comment? - André Clarains. C'est notre père. Gaspard regarda la photo distraitement et dit: - Y nous en cache des choses le Futé! Benjamin se gratta le sommet du crâne... - Vous êtes ses filles? - Oui! Vous le connaissez? - Ben pas sous ce nom-là, pour nous c'est Futé... Ca oui, on le connaît! - Vous savez où on peut le trouver? - En ce moment précisément ? Non ! Mais si vous patientez quelques minutes, il ne va pas tarder. C'est son heure... Les filles restèrent sans voix, pétrifiées par l'émotion. Benjamin les fit asseoir et leur servit la Salers. Futé arriva, précédé du petit air qu'il sifflotait. Mains dans les poches, il tirait son ennui depuis le début de l'après-midi, s'en revenant d'un bout de balade dans les chemins voisins. Il n’avait pas vu ses filles depuis si longtemps. Pourtant, il n’eut aucune hésitation. Lorsqu’elles se jetèrent dans ses bras, il les accueillit en éclatant en sanglots. Plus tard, alors que les larmes de Futé furent séchées, que les filles eurent refait un visage pomponné, ils se retrouvèrent dans la salle à manger de Berthe pour le dîner du soir. Pressé de

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questions, Futé racontait le parcours qui l’avait mené jusqu’ici. Rosco mêlait son grain de sel en ajoutant des détails, insistant sur le côté débrouille de Futé et sur l’importance de son rôle dans l’équipe de copains. Gaspard écoutait en silence, hochant parfois la tête pour acquiescer. Il contemplait les jeunes filles avec surprise. Comment aurait-il pu imaginer que Futé eut de si beaux enfants? Il l’observait du coin de l’œil... L’évidence était saisissante: Futé ne pourrait plus se séparer d’elles. Elles parlèrent de la boutique et de leur mère. Elles insistèrent sur le fait que personne n’avait pris la place du père, que la porte lui était grande ouverte... Qu’elles espéraient qu’il réfléchisse... Cette nuit-là, Futé ne trouva pas le sommeil... Un pâle soleil éveilla un coq dans le lointain. Pingeon s’étira longuement puis sortit prendre la température extérieure. Piéblanc broutait déjà l’herbe des talus. Sa masse argentée luisait dans les vapeurs de l’aube... Futé entendit le coq et soupira. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il songea à se lever, mais préféra se retourner dans les draps en grognant. Partir, quitter ses amis ne l’enchantait pas, mais il y avait les filles. Quatre ans de sa vie passés loin des siens avaient changé bien des choses. Certaines blessures qu’on pense garder en soi à perpette cicatrisent sans qu’on s’en rende vraiment compte. Voilà qu’un matin, on ne retrouve plus la sensation douloureuse qui motivait les anciennes décisions... Alors? Rentrer? Abandonner les copains? Il est vrai que sans Pierrot la vie n’est plus la même. Gaspard et Rosco ont un toit, ils sont à l’abri du besoin... La boulangerie. Pourquoi ne pas s’y rétablir? Il suffirait de mettre les pendules à l’heure. Pas question de reprendre une vie commune comme autrefois. Il imposerait ses règles... Pingeon passa sous la fenêtre de Futé, leva la patte contre le mur puis s’éloigna. Un courant d’air léger traversa la chambre. Las mais détendu de la décision qu’il venait de prendre, Futé

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sombra dans le sommeil. Dans le courant de la matinée, Gaspard attela Piéblanc. Il projetait d’aller en sous-bois ramasser des bûches qu’il avait préparées durant les semaines précédentes. Serein, le cheval se laissa manœuvrer. Avec lui Gaspard n’élevait jamais la voix. Quelques caresses, deux ou trois mots prononcés à son oreille, suffisaient pour qu’ils se comprennent. Les jeunes filles furent éveillées par la résonance des sabots s’entrechoquant sur les pavés usés de la ruelle. Béatrice rejeta l’édredon et se leva pour ouvrir la fenêtre. Gaspard détourna les yeux du harnais pour lui adresser un sourire... - Bien dormi jeune fille? - Ho oui! Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir des nuits si calmes. - C’est assez courant par ici. Nous sommes loin des villes. Faby s’approcha de la fenêtre et le salua. Ses yeux étaient cernés d’avoir dormi trop profondément... Gaspard tapota le flan de Piéblanc et leur proposa: - Si le cœur vous dit, je vous emmène faire un petit tour en montagne. Le fiacre est prêt. Vous pourrez respirer l’air le plus pur de France. - Magnifique... Le temps de faire une petite toilette et nous arrivons. Elles découvrirent un autre aspect de la campagne. La salle de bain n’était constituée que d’une bassine et d’une cruche d’eau plutôt fraîche. C’est en poussant des petits cris mêlés de rires qu’elles se débarbouillèrent le visage et le corps. Cependant, elles ne purent sortir de la maison aussi vite qu’elles l’espéraient, Berthe les intercepta avant la porte : - Vous n’allez pas sortir sans avoir déjeuné ! Ce nigaud de Gaspard attendra bien quelques minutes. Mais devant l’empressement des jeunes filles, Berthe leur fit un panier de tranches de pain, d’un peu de fromage et de fruits.

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- Allez, et amusezvous bien. Elles s’envolèrent gaiement et grimpèrent sur le chariot. Le cheval tourna ses oreilles, huma l’atmosphère, secoua sa grosse tête et s’élança sur le chemin. Quand Futé s’éveilla, il n’en crut pas ses yeux. La carriole redescendait vers le village, Piéblanc était fleuri, les filles riaient et même Gaspard avait un large sourire. “ Quel imbécile je suis, m’être privé de ce bonheur... ”. Dans l’après-midi, ils se rendirent à St Privât avec l’Aronde pour faire quelques courses. Futé s’arrêta à la gendarmerie prendre des nouvelles de l’enquête. Personne ne leur avait signifié qu’elle était classée... Il n’en sut pas plus. Ils passèrent le reste de la journée ensemble, mangeant des glaces et des pâtisseries. Les filles insistèrent pour offrir à leur père quelques vêtements afin qu’il ait moins l’air bouseux (elles pensaient clochard). N’ayant pratiquement pas d’argent, Futé n’avait comme ressource que sa part de RMI, et souhaitant retourner à Paris, il accepta sans trop rechigner. Les filles reprirent la route, emportant avec elles la promesse d’une visite pour bientôt. Les clients attendaient leur tour jusque sur le trottoir pour acheter une baguette. La rue était animée, bruyante. La circulation, pratiquement paralysée à cette heure, produisait une vapeur bleutée et odorante. Les passants habitués n’y prêtaient pas attention. Mains enfoncées dans les poches d’un imper, Futé passait pour la dixième fois devant la boutique. Déchiré entre le plaisir

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de retrouver sa boulangerie et la crainte de retrouver devant lui une femme qu’il avait effacée de sa vie, il n’arrivait pas à se décider à entrer. Personne ne savait qu’il était à Paris. Ses filles l’attendaient pour la fin du mois. Il s’était décidé brusquement, sans savoir s’il revenait pour quelques jours ou pour de bon. L’odeur du pain vint lui flatter les narines. Une odeur fraîche et chaude, mais ou manquaient les parfums ensoleillés du vrai pain qu’il confectionnait dans ses montagnes. La vitrine présentait des tartes et des gâteaux colorés. Il s’y arrêta et fit semblant de choisir, mais sont regard pénétra au travers du reflet, perçant le contre-jour, à la recherche d’un visage connu... Elle était au fond, devant les rangées de pains. Elle distribuait les baguettes et encaissait. Autour d’elle, deux jeunes filles, qu’il ne connaissait pas, servaient les pâtisseries. “ Gros débit ”, pensa Futé. Elle avait su faire fructifier l’affaire. Elle n’avait pas vraiment changé, en tout cas, moins que lui. Toujours le même type de tablier, les cheveux tirés en arrière et tenus par une grosse pince dorée. Son visage mince et tranchant, ses yeux vifs... Il s’éloigna. Il ne tenait pas à apparaître au milieu des clients. Il contourna le pâté de maisons et entra dans une cour. Le labo de la boulangerie avait un accès par-derrière. C’est ici que le minotier livrait la farine en vrac… comme on livre le gasoil. A cet endroit, l’odeur du pain chaud était plus forte. La porte était ouverte. Il s’approcha. Un homme encore jeune sortait les miches d’un four cubique en tôle chromée. L’endroit était propre, à peine quelques traces de farine sur le sol... - Vous cherchez quelque chose ? Futé sursauta. Le boulanger l’observait, œil noir, mal rasé, clope moitié éteint sur le coté des lèvres. Il tenait un panier d’osier dans lequel il avait aligné les pains. - Le labo est interdit. Si vous voulez du pain, il faut passer par la boulangerie.

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- Vous fermez à quelle heure ? - Une heure et demie... Vous avez le temps. - Vous pouvez dire à la patronne que je repasserai après la fermeture ? - De la part ? - Son mari ! Ayant du temps devant lui, Futé se dirigea vers le métro et prit une correspondance pour St Denis. Il descendit à la station La Plaine, pratiquement à quelques minutes du terrain vague. Tout était chamboulé. Les travaux de la nouvelle gare avaient considérablement modifié l’aspect de l’environnement. Il se faufila entre les camions et s’approcha de l’endroit ou était la cabane. Quelle surprise, elle était toujours là. Le jardin était ravagé, des tuyaux d’acier et des barres de coffrage à béton y étaient stockés, mais la cabane avait été récupérée par des ouvriers pour en faire leur cantine. Le coin était devenu un bourbier épais, et il dut faire des acrobaties pour aller jusqu’au canal. C’est en le longeant à pied qu’il rejoignit Paris, arrivant à la Villette vers 13h. Tiraillé par ses sentiments, il avançait à petits pas. Le quartier, s’il s’y retrouvait comme avant, mêmes boutiques, mêmes rues, n’avait plus le même bouquet. Il s’y sentait étranger. Ce qui lui manquait, il le comprit assez vite ; c’était l’horizon. L’océan de nature, le foisonnement de verdure, de vallées, d’herbages fleuris… La chanson sauvage et généreuse de la nature. Il rejeta tous ces motifs de renoncement. Ses filles, l’amour du pain, la curiosité, le défi auraient laissé une brèche dans ses tripes qu’il lui fallait évacuer. Sans vraiment être sur de ce qu’il faisait, il s’approcha. La rue était maintenant presque déserte. A l’étage, un rideau fut écarté et le visage de sa Faby apparut derrière la vitre. Elle le reconnut

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aussitôt et lui fit signe. Les dés étaient jetés, il ne pouvait plus reculer Il poussa la porte vitrée de la boutique ! Elle plaçait les baguettes sur le rayonnage, lui tournant le dos. Pourtant, elle l’attendait et se retourna vivement. C’était lui. Ils se regardèrent … Elle pâle, comme la farine, lui ambré et coloré comme la croûte du pain. Elle incertaine, intimidé, presque affolée, lui, déterminé. Sans un mot sur les années de séparation, sans le moindre signe d’affection, il lui dit : - Bonjour, il parait que rien ne va plus dans la boutique ? Elle marqua un temps d’hésitation, prête à riposter, mais jugea vite que la réalité valait mieux qu’un rejet imbécile. - Depuis quelques semaines, ça ne va pas fort. - Ca ne m’étonne pas, j’ai aperçu ton boulanger, S’il tient le fournil comme il s’occupe de lui, ça ne doit pas être fameux. Je prends les commandes. Ils n’en dirent pas plus pour ces retrouvailles. Futé passa dans l’arrière-boutique et signifia au boulanger qu’il était viré sur le champ. Il ouvrit le placard à balais et s’adressant aux filles qui survenaient effrayées par le remue-ménage ; - Allez les filles, au boulot, faut que ça brille comme aux beaux jours. Il inspecta les produits, grimaça sur la qualité de la farine… expédia à la poubelle quelques boites en ferrailles contenant des mélanges douteux… - J’ai tout à faire ici… c’est aussi bien. Vont voir ce qu’ils vont voir ! Se tournant vers sa femme qui le regardait, ébahis : - Appelle le minotier, j’ai deux mots à lui dire… Dans le courant de l’après-midi, une camionnette lui livra la

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qualité de farine qu’il jugeait seule digne pour faire son pain, et le débarrassa de tout ce qu’il ne voulait plus voir. Manches retroussées, coiffé du bob blanc, Futé Se mis au travail et engagea la préparation de sa première fournée. Chaque chose retrouvait sa place, ses mains retrouvaient les objets usuels, sa voix retrouvait les chansons d’autre fois, le quartier retrouvait l’odeur du vrai pain. Plus tard, après la fermeture de la boutique, ils se retrouvèrent face à face dans l’appartement. Elle était sur son territoire, parquets cirés et meubles douillets. Lui, gêné, ne savait où poser ses fesses… - Tu prends une douche… comme d’habitude ? - Heu, oui… - Je t’ai préparé tes affaires, ton peignoir est accroché dans la salle bain. Futé s’y réfugia. Il retrouva le rasoir en fer, le vieux blaireau, l’eau de Cologne. Il ouvrit le robinet et fit couler l’eau très chaude, et se glissa sous le jet. Il y resta de longues minutes, se rassurant au contact du jet. Incertain quant à ses sentiments. Forcément, elle s’était pomponnée et s’était présentée sous son meilleur aspect. N’empêche, il ne retrouvait pas sa femme d’autrefois. Rien de ce qu’il craignait ne s’était produit. Pas de douleur dans la poitrine, pas d’irrésistible envie de la toucher, pas d’attirance pour sa peau ou son corps… L’indifférence de sentiment. Il sourit sous les dernières gouttes. Libéré ! Après toutes ses années de douleur, de sentiments d’abandons, il constatait la guérison. Elle avait préparé le grand lit, comme avant, comme si rien n’était venu interrompre leur vie commune. Puisqu’il revenait, puisqu’il ne disait rien, c’est que tout allait repartir à zéro… Futé ne se formalisa pas. Il prit sa place sous les draps, quand

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même intimidé, mais bien moins qu’elle. Et quant au contact de son corps, il sentit un frémissement, il ne tergiversa pas. Il la baisa violemment, sans amour, sans passion, mais avec l’appétit d’un mort de faim. IL n’avait pas connu de femme depuis son évasion. Il n’en avait jamais eu envie. Trop écœuré, blessé intérieurement, il les avait chassées de ses pensées. Or, à l’instant, il eut envie d’elle. Il n’essaya pas de proposer, de négocier ni même d’envisager quoi que ce soit. Denise, troublée, se laissa guider. Elle eut la sagesse de ne rien dire, ni protester, ni consentir. Ca aurait été fatal pour leur avenir. Concédant à l’homme son droit, elle accepta tout ce qu’il lui fit. Ce qu’elle perdit dans l’acte, ce ne fut ni son honneur, ni sa fierté, non, elle perdit le poids de ses remords Il était venu pour quelques jours, histoire de prendre un premier contact, de tâter le terrain. Il avait envisagé de repartir le soir même. En tout cas, il ne pensait pas rester dormir à l'appartement. Mais après l’amour, voir Denise s'effondrer en pleurs, verser des torrents de larmes, se pâmer au point de tomber dans les pommes, ça vous retourne son homme, même le plus solide. Elle avait pas mal changé. Son veuvage forcé lui donnait une sévérité apparente qui se manifestait par deux rides de chaque côté des tempes. Elle avait perdu sa taille de guêpe quoiqu’encore mince (bien entendu, elle n’avait pas pris sur les fesses…). Futé fut surpris de reconnaître le toucher de sa peau et son parfum. La mémoire vous joue de ces tours. Il resta ! Les petits plats dans les grands. C’est le moins qu’on puisse dire. Il retrouva sa chaise et son rond de serviette. Trois ans d’absence effacés par le simple fait de dérouler sa serviette. Bien qu’il flotta dans l’air une sorte de gêne, Futé retrouva cette bonne odeur de boutique qui avait été sa vie pendant si longtemps. Les filles voulaient savoir “ raconte papa, comment as-tu vécu ces années, et pourquoi habites-tu la Corrèze ? ”. Elle,

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les yeux baissés, n’osant croiser son regard, était avide de savoir. Alors Futé raconta. Il expliqua comment il avait préparé son départ, comment il avait erré pendant plusieurs jours, d’abord dans un hôtel de Clichy, vidant quelques bouteilles en solitaire, puis n’ayant plus de quoi payer, il s’était retrouvé sur le pavé. Sa rencontre avec Pierrot, qui vivait sans travailler depuis vingt ans et qui lui avait donné le coup de pouce nécessaire pour espérer. Il parla de la cabane, du chantier, du départ et de la carte postale. Il raconta cette nouvelle envie de vivre dans les montagnes, le four à pain et l’odeur de la farine d’autrefois… Puis il demanda comment marchait la boutique. Denise leva son nez et raconta à son tour. Les difficultés pour trouver du personnel compétent, la volonté des filles de participer à la vie quotidienne. Leurs yeux se croisèrent à nouveau, après toutes ces années, et elle découvrit un autre homme. Ses traits marqués par la rude vie qu’il venait de connaître, son tempérament, autrefois peut-être trop doux et qui maintenant semblait solide et si viril. Sa peau dorée, son visage rude, mal peigné, dégageaient une force impressionnante. . Futé reprit la barre et le pétrin. Installé dans son bien, ayant retrouvé une place de dominant dans sa meute, il renoua le cours de sa vie. Dès les premiers jours, les clients trouvèrent un changement. Le pain, déjà bon auparavant, devint délicieux, craquant et ferme à la fois. Aux premières lueurs du jour, son parfum envahissant se répandit sur le quartier, embaumant les rues, ouvrant les appétits. Au cours des semaines suivantes, la file devant la boutique s’allongea. Futé avait retrouvé sa fierté. Il n’en oubliait pas pour autant ses amis, et dès les premiers jours, il leur adressa un mandat afin d’installer Pierrot dans les meilleures conditions possibles. L’engrenage faisait son office, la première semaine passa si vite !

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Les autres se succédèrent et Futé redevint monsieur André Clarains. Il téléphonait régulièrement à Rosco pour prendre des nouvelles. C’est ainsi qu’il apprit la venue de Véro au village pour les vacances scolaires. Il devait venir reprendre quelques affaires, il voulait aussi revoir ses potes. Il décida de prendre quelques jours de repos...

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Rosco était assis près de la fenêtre. Les yeux perdus vers les nuages, il songeait à l’arrivée prochaine de la petite et de la famille Cagnac. L’arrière-saison était belle. Dans le lointain, les flancs de montagnes se teintaient de pourpre. Une douce température lui permettait de somnoler sans se couvrir, fenêtre ouverte. La fraîcheur ne tombait qu’en soirée, bien supportable. Il avait nettoyé l’étage et préparé le coin chambre pour Ludo. Gaspard lui avait “ secoué les puces ” car il n’avait pas pensé que Claudia allait coucher là elle aussi. Pour Rosco, les choses allaient mieux en se disant... Il porta son regard vers Pierrot, comme il le faisait toutes les dix minutes. Depuis le temps, il n’espérait plus un miracle et, malgré les gris-gris, fétiches et autres talismans qu’il avait fabriqués et cachés dans tous les coins de la chambre, Pierrot restait tel qu’il était depuis son accident. A ce moment, Pierrot bougea dessous le drap. Il se retourna dans le lit... La voiture montait de la vallée et déjà Pingeon s’agitait. Il connaissait bien le bruit du moteur. Les Cagnac arrivaient. Jules

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et Camille n’attendirent pas l’arrêt complet de la voiture pour ouvrir les portières et sauter dehors. Ils retrouvaient leur domaine de liberté et de jeux. Futé arriva en début d’après-midi. C’est Béatrice qui avait conduit. Il retrouva la chambre du bas, près de celle de Pierrot. Béa s’installa chez Berthe. Futé n’observa pas de changement dans l’état de Pierrot. Il s’était fait une raison. Pourtant, Rosco, qui ne le lâchait pas d’une semelle, tentait de lui expliquer quelque chose : - Je te dis, il s’est retourné dans son lit, c’est la première fois. - Allons Rosco, Pierrot est capable de marcher, il nous suit comme un mouton quand on le lève. Je ne vois pas pourquoi il ne tournerait pas dans son lit. - Mais c’est la première fois ! Je le retrouve toujours tel que je l’ai laissé… - Oui, bon, on verra. Parles-en au docteur lors de sa prochaine visite. Ils étaient à peine installés qu’une vielle Renault freinait devant la maison. Véro entra en courant et se jeta dans les bras de Rosco… - Je suis là ! Claudia et Ludo déchargeaient les valises. Futé les rejoignit. - Un coup de main ? - On a pas grand-chose. Je n’aurais pas pu mettre plus, la voiture aurait rendu l’âme. Comment va mon frère ? - Stationnaire. Il est entre de bonnes mains avec Rosco, mais je ne vois pas d’évolution… Jules, Camille et Véro fêtèrent leurs retrouvailles en visitant tous les endroits où Pierrot avait planté le poivre des murailles. Bien que ces plantes ne réclament aucun entretien, Véro se fit une obligation de leur donner un peu d’eau du puits. Les chatons avaient grandi, mais se défilèrent entre les vieilles pierres.

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Gaspard attendait la visite de Ludo au potager. Mine de rien, il surveillait les pas qui allaient s’approcher… appuyé sur sa bêche, il rongeait son frein. Enfin, il reconnut sa voix. Il savait que la surprise serait de taille. - Ohé, Gaspard ! Tu es là ? -Par ici, dans l’autre parcelle. Ludo passa le mur et s’arrêta, ébahi. - C’est toi qui as fait ça Gaspard ? - Qui qu’ tu veuilles qu’est fait ? - C’est splendide. Quel travail ! - Toutes les plantes que tu as collectées cet été. Je les ai cultivées par variété. C’est pour toi, tu en feras ce que tu veux. Berthe s’en sert pour la cuisine. J’te jure que ça donne du goût ! Au bout de quelques jours, les enfants avaient repris leurs habitudes. Ils parcouraient les champs et les bois voisins, ne rentrant que pour les repas, et souvent après que les adultes aient dû les appeler en se servant de l’écho des montagnes.

. Frère François piaffait d’impatience. Grâce aux journaux, il savait qui était Pierrot et où il habitait. Il n’avait plus qu’une idée en tête, aller là-bas pour ramener Claudia au bercail. Cet ancien légionnaire n’avait jamais su modérer ses ardeurs. Frère François, ex sergent Blaicou, dit Tiravu en Algérie, puis dit le Fêlé engagé comme mercenaire en Afrique centrale, enfin, surnommé El Cafardo quand il était conseiller militaire en Argentine, bouillait. Son rôle de frère n'était qu'une couverture. Son véritable job, c'était garde du corps de Roger Lalouet, le mage... Autrefois surnommé Courant d'Air, du temps où il fréquentait la Goutte d'Or à surveiller des pouliches... Mais le mage avait décidé de rester cimenté. Ne rien faire, attendre et voir. Sa prudence était légendaire. Aucune

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condamnation, jamais un soupçon... Le casier blanc comme neige. Dans ces moments-là, Frère François avait beaucoup de mal à rester enserré dans sa soutane virtuelle. La hargne, la colère, lui donnait envie de jeter le froc aux orties et de redevenir le Fêlé... Il ne put résister! Depuis plusieurs mois déjà, il observait le village. Planqué dans les frondaisons, en lisière des arbres, il était invisible. Ses jumelles militaires étaient pointées sur les maisons. Il ne perdait rien des faits et gestes de villageois. Il commençait même à perdre patience, espaçant ses observations, venant de loin en loin. Jules et Camille avaient construit une cabane dans le bois. C'était un abri de branches nouées autour d'un tronc pour former une tente. Ils l'avaient recouvert de feuillages, laissant juste une entrée basse pour y pénétrer. Ils y jouaient aux trappeurs, plaçant des pièges à lapins ou à moineaux. Camille, l'aîné, était assez habile et il attrapait du gibier que sa mère ne voulait jamais préparer. C'est toujours Berthe qui récupérait les oiseaux et les faisait frire. Naturellement, Véro les accompagnait. Elle obéissait à tout ce qu'on lui disait, restant des heures allongée sous des ronces à attendre qu'une victime vienne se prendre au piège. Ce jeu ne lui plaisait pas trop, mais elle éprouvait du plaisir à se cacher et à épier avec les garçons. Claudia n'aimait pas qu’elle s'éloigne du village. Elle aurait préféré la voir dans ses jupes. Mais les hommes se moquaient d’elle et elle se rassurait en constatant que les étendues sauvages qui entouraient le village ne présentaient pas de réels dangers. Le Fêlé les aperçut. Les enfants quittaient le village en se dirigeant vers le bois. Ils venaient droit sur lui. Un frisson de jouissance lui parcourut les reins. Chasseur d'humains, il sentait

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sa proie approcher de ses griffes. - Tu restes là Véro. Je préfère y aller seul. Sinon on va se faire remarquer et aucun lapin ne voudra approcher. Toi aussi Jules, tu restes avec Véro. - On peut aller dans la cabane? - Si vous voulez, mais ne faites pas de bruit. Jules et Véro s'enfoncèrent dans les fourrés. Leurs pas faisaient craquer des brindilles. Ils s’arrêtèrent pour ramasser les dernières framboises qu'ils mangèrent avec gourmandise. Ils n'entendirent pas le glissement léger sur les feuillages, ni les branchages se refermer sur l'ombre de frère François le Fêlé... Soudain, un choc les fit se retourner. Le fêlé venait de sauter de l'arbre, juste derrière eux. Son treillis vert ajouté à la suie qu'il s'était mise sur le visage lui donnait un aspect redoutable. Jules se mit à bafouiller en tremblant de peur. Un revers du point l'envoya bouler à deux mètres. Véro resta pétrifiée. Elle avait reconnu frère François. Il la saisit par le poignet et les cheveux: - Toi tu viens avec moi... On a plein de choses à se dire... J'ai dû te manquer pendant tout ce temps, hein? Il la souleva, la posa sur son épaule et partit en courant vers le chemin, plus haut, où l'attendait Gus dans la camionnette. Il poussa la gamine entre les deux sièges et monta: - Aller roule. Mission accomplie. Le mage va être content. - On retourne au Gourmat? - T'es fou. C'est trop risqué. Non, on va aller la planquer dans un coin où personne ne pourra la trouver. La cave du vieux moulin, sur la colline de Rodère - Ca ne va pas être facile avec la camionnette, il n'y a plus de route pour y aller... - Raison de plus. C'est l'endroit rêvé pour établir une

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planque... Jules reprit ses esprits. Il regarda autour de lui. Il constata qu'il était seul. Il détala vers la lisière en appelant son frère. - Camille! Camille! Où es-tu? Véro! Répondez-moi!!! Camille surgit brusquement devant lui, en colère: - Tu es fou de crier comme ça! Tu fais fuir tous les animaux... Mais... pourquoi t'es si blanc? Voyons, qu’est-ce que tu as? - Nous avons été attaqués par un soldat ! Il m'a donné un coup de poing dans la figure... - Où est Véro? - Je ne sais pas... Ils redescendirent au village en courant. Futé les vit arriver en pleurs. - Que se passe-t-il ? Où est Véro? - On a été attaqué. Il a pris Véro... Berthe avait fait de la tisane. Claudia, effondrée, était secouée de sanglots. Ludo ne savait que faire. Tous tournaient en rond, attendant un signe quelconque qui les rassurerait sur le sort de la petite. Enfin, une sorte de soulagement vint avec ce coup de téléphone. Peu bavard, le correspondant se contenta de dire que Véro allait bien et qu'elle reverrait sa mère si la police était laissée en dehors de l'affaire et si Claudia revenait dans sa "vraie famille". Elle se leva: - Je n'ai pas le choix. Je vais y aller. - Pas question s'écria Ludo. Nous ne pouvons pas accepter de nous laisser faire... - En tout cas, bougonna Gaspard, s'ils touchent à un seul de ses cheveux, je les massacre tous. Je mettrais le feu à toutes leurs maisons. Parole!

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Benjamin suggéra de prévenir la police. - Le temps des pionniers est passé. Il faut faire intervenir les flics. Ils n'oseront pas lui faire de mal... - Non! Coupa Claudia. Je les connais, ce sont des fous. Ils sont capables de tout. A ce moment, ils furent troublés par le bruit d’un moteur de voiture. Elle montait vers le village. Futé sortit. Il reconnut le commissaire Pailloul qui descendait du véhicule et le salua. Ils firent quelques pas: - Je prends quelques jours de repos, je suis passé prendre des nouvelles de Pierrot. Vous êtes seul? - Les autres sont chez Berthe... - Ha! Le commissaire remarqua l'émotion nerveuse de Futé... Il aperçut également les visages inquiets derrière les vitres… - Quelque chose ne va pas? - Non, tout va bien... - Non, vous mentez! Vous me cachez des choses Futé. Vous savez que je peux vous aider si vous avez des problèmes. - Il n'y a pas de problèmes. Vous vous faites des idées. Fichez-moi la paix. Vous n'avez d’ailleurs rien à faire ici. La police locale nous ennuie suffisamment comme cela. - Elle vous ennuie? C'est drôle, j'aurais juré qu'au contraire elle ne vous avait pas trop dérangé... - Je n'ai rien à vous dire. Allez-vous-en! Pailloul fit demi-tour. Il regagna sa voiture qu'il avait laissée à l'entrée du village, près du rond-point. Il marchait lentement, observant la rue et les maisons... « Ces pierres cachent un secret. » pensa-t-il, « mais je ne vois pas comment les obliger à se confier » - Commissaire! Il se retourna. Un vieil homme lui faisait signe d'approcher dans une cour...

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- Par ici commissaire. Je voudrais vous parler discrètement. Benjamin le fit entrer dans sa maison: - Je crois que vous connaissiez un peu Pierrot? - En effet. - Vous savez que l'affaire a été classée par la police? - Je l'ai appris - C'est une erreur judiciaire. Il a été assassiné, enfin, c’est tout comme. Je connais les tueurs. - Pourquoi ne l'avez-vous pas dit à la police? - J'avais peur, comme nous tous, pour Véronique et sa maman... Elles sont en danger. - Comment pouvez-vous en être si sûr? - Véronique vient être enlevée. Nous n'avons pas le droit de prévenir la police. Si je vous en parle, c'est parce que vous n’êtes pas d'ici. J'espère que je peux vous faire confiance. Ne dites à personne que je vous ai parlé. - Mais, qui soupçonnez-vous? Benjamin lui raconta tout... Pailloul le quitta, décidé à mettre les pieds dans le plat. La voiture du commissaire avait déjà parcouru un bon kilomètre, quand une silhouette lui barra le chemin. Il freina sèchement. Il reconnut Futé. - Commissaire, je dois vous parler! - A quel sujet? - C'est pour la petite... Je sais que je ne devrais pas le faire, qu'elle risque gros, mais je pense que c'est la meilleure solution. Je ne pouvais rien dire devant les autres. - Expliquez-vous... - Et bien voilà, c'est au sujet de Claudia, la mère de la petite. Elle est menacée. La petite a été enlevée par ceux qui ont tabassé Pierrot... - Je sais, le vieux Benjamin vient de tout me dire. Faites-moi confiance. Je vais vous aider. Des choses étranges se passent dans ce canton... Je dois être prudent. Je vais faire une enquête

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discrète... Ne prévenez pas la police. Je m'en occupe. Faites durer les choses au maximum, gagnez du temps. Le mage piqua une colère rouge: - Qui t'a demandé d'agir, espèce de crétin sans cervelle! Tu n'as donc rien dans la cafetière? Tu massacres un pauvre type, j'ai toutes les peines du monde à faire enterrer le dossier, et voilà que tu me fais conneries sur conneries... Tu veux qu'on ait tous les flics de France sur le dos? Tu sais ce que ça coûte un rapt d'enfant? - Elle va revenir. Elle nous connaît. Elle n'osera pas désobéir... Le mage marchait de long en large. La fureur le rendait livide... - Où est la petite? - En lieu sûr. Personne ne la trouvera. - Ha oui? Comme la dernière fois? Puisque tu as de si bonnes idées, tu vas la rejoindre et tu resteras avec elle jusqu’à ce que cette histoire soit tassée. Je te ferai signe le moment venu. Gus t'apportera de quoi manger... Disparais de ma vue, allez, ouste! Frère François était déçu. Son dévouement n'était pas récompensé. Il monta dans la camionnette et se laissa reconduire au moulin. Gus le déposa sur la route, à environ six cents mètres du moulin. Le fêlé entra dans le couvert du bois en pressant le pas. Le crépuscule s’annonçait, il lui restait peu de temps avant le coucher du soleil. Véronique était assise sur de vieux sacs en toile de jute, dans la cave du moulin. Seul un vasistas lui apportait de la lumière presque sous le plafond. A l’extérieur, deux solides barreaux empêchaient toute possibilité de fuite. Dès qu’elle bougeait, une poussière de farine se soulevait,

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empestant et piquant les yeux. Elle était enfermée derrière une grosse porte de bois massif cadenassée de l’extérieur. Son visage, mouillé de larmes, se perdait sous ses cheveux défaits. Frère François l’avait prévenue. “ Tu restes assise sur ces sacs. Si je constate que tu as bougé, tu connaîtras le poids de ma botte sur tes fesses ”. Alors elle ne bougea pas. Elle attendait son retour. Elle avait un peu faim. Elle n’avait mangé qu’une croûte de pain. Elle essaya de dormir en vain. Elle avait peur des souris et des araignées... Elle pensa à sa mère, puis à Pierrot qui était malade et ne pourrait plus la délivrer... Frère François déboucha sur le plateau. Il inspecta les parages... Rien d’anormal... Il ouvrit le moulin et déposa le cabas dans lequel il transportait des provisions pour trois jours. Il descendit les marches vers la cave. Ouvrit le cadenas et poussa la porte. La petite était terrée sur ses sacs. Il sourit en constatant à quel point elle le craignait. Elle n’avait pas bougé. La terroriser lui calmait les nerfs. Il lui jeta une pomme, un bout de pain et un morceau de fromage: - Mange ça. Après tu dormiras. Je veux être tranquille! - J’ai soif. - Je t’apporte de l’eau... Il remonta. A ce moment, un craquement sec retentit vers le vasistas. Véro leva le nez. Les dernières lueurs du jour projetaient une toute petite ombre sur la vitre. Il lui sembla que quelque chose bougeait insensiblement. Elle se leva, attirée par ce carré de lumière mauve. Comme la fenêtre était trop haute pour sa taille, elle tira une caisse sur laquelle elle monta. Elle était encore trop petite pour voir dehors. Seules ses mains parvenaient à atteindre le vasistas. Un autre bruit sec retentit. La vitre se fendit. D’un léger coup, elle la fit tomber pour tâter la chose qui faisait une ombre. C’était doux et frais. Elle reconnut des tiges fines de fleurs qu’elle saisit du bout des doigts. Un sourire éclaira sa

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frimousse. “ Du poivre des murailles ” Le pas de Frère François résonna dans l’escalier. Elle voulut sauter de la caisse, mais il était déjà là. - Qu’est-ce que tu fais? Tu veux te sauver par la fenêtre? Ha! Ha! Ha! Décidément, tu es incorrigible. Une vraie championne de l’évasion. Il lui prit les cheveux et la projeta sur les sacs. - Tu restes là, compris? Et qu’est-ce que tu tiens dans la main? Fais voir ça! Elle lui tendit les fleurs qu’il éparpilla d’une claque. Véro ramassa une tige... - Laissez-moi mes fleurs... - Tu te fiches de moi? Pas de fleur! Comme elle serrait le poing sur la tige, il la lui arracha. - Regarde ce que j’en fais de ta fleur: Il l’écrasa entre ses doigts ! Il eut un hoquet... porta la main à sa poitrine... balbutia des sons inaudibles... et s’écroula de tout son long. Véro resta un instant pétrifié... - Frère François... Vous êtes malade? Le Fêlé ne pouvait plus répondre. Il ne pourrait plus jamais répondre... Elle ramassa les fleurs, enjamba le corps et s’enfuit. La nuit était complètement tombée. Une nuit noire, nuageuse, rendant chaque ombre redoutable et inquiétante. Au seuil du moulin, elle hésita. Son cœur se mit à battre. Elle serra les fleurs sur sa poitrine et pria en fermant les yeux. “ Mon cher Pierrot, je suis perdue, aide-moi s’il te plaît ”. Elle avança de trois pas, chercha à s’orienter. A ce moment, une bise douce et chaude lui caressa les cheveux. Elle frissonna, se retourna comme si quelqu’un était derrière elle... Non, elle était seule. Mais la bise souffla à nouveau, les nuages

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s’écartèrent et la lune apparut. Alors elle commença à distinguer les grands arbres et le sentier. Elle s’y engagea en courant. Elle progressa pendant deux heures sans s’arrêter. Elle avait peur de l’ombre, peur des bruits, peur du silence... Enfin, fatiguée, elle se laissa tomber contre un tronc abattu. Le sol était couvert de mousse, elle se recroquevilla et s’endormit, en serrant ses fleurs. Le commissaire Pailloul reprit contact avec le juge Didier Courtel. Il sentait intuitivement qu’il fallait avancer prudemment. Aussi, ne lui révéla-t-il pas tout ce qu’il savait de l’affaire sans prendre un minimum de précautions. Il vérifia que le dossier lui avait bien été retiré. Quand un juge est véreux, il ne refile pas l’affaire à un confrère pour la classer. D’autre part, il prit des renseignements auprès d’amis bien informés à Paris. A peu près rassuré il lui expliqua la situation. Courtel ne fut qu’à moitié surpris. Leborgne avait toujours manifesté une certaine distance avec ses collègues, ce qui ne l’avait pas empêché d’être dans les petits papiers du juge principal... - Pouvez-vous demander, discrètement, des investigations sur cette secte. Qui ils sont ? D’où ils viennent ? Quels sont leurs soutiens. J’ai l’impression qu’ils bénéficient d’une solide protection... - Je vais faire de mon mieux, mais pour la fillette, nous ne pouvons pas rester les bras croisés. - Donnez-moi 24 heures. Je suis hors circuit, personne ne me connaît. Je veux tenter quelque chose. - D’accord, mais tenez-moi au courant toutes les trois heures. Demain au plus tard, j’ouvre l’enquête officielle. Ce que nous faisons n’est pas tout à fait légal... Pailloul se mit en campagne...

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Futé et Gaspard tournaient en rond dans le jardin. Impossible de travailler dans ces conditions. Ils envisageaient toutes les solutions imaginables, aucune ne semblait réalisable... - Si Pierrot était bien, il saurait ce qu’il faut faire... Benjamin arriva sur ces entrefaites. - Vous n’avez pas vu Pingeon? Il n’est pas rentré de la nuit. Ils avaient la tête ailleurs. Que le chien ait fait une fugue ne les intéressait pas... Benjamin maugréa et s’en retourna chez lui en appelant son chien... Véronique sentit une masse humide sur sa joue. Elle ouvrit les yeux et bâilla. Alors, la langue de Pingeon lui débarbouilla le visage. - Ho Pingeon! Mon petit chien... Les événements de la nuit lui revinrent brusquement en mémoire. Elle regarda autour d’elle et découvrit le sous-bois. Pingeon lui mordillait la jupe en jappant de joie. Elle se releva. Elle aurait bien mangé un morceau, mais elle n’avait rien emporté. Perdue, elle se fia au chien qui, déjà, passait devant dans le sentier. Ils cheminèrent une bonne heure avant de retrouver une petite route goudronnée. Les bois cédaient la place aux pâturages, délimités de murets ou de clôtures de ronces. Véro put manger quelques mûres qui ne calmèrent pas sa faim... Gus n’essaya pas de passer sur l’ancien chemin. Il était défoncé, obstrué par des arbustes, il valait mieux laisser la camionnette ici et terminer à pied. Il apportait des réserves. Le mage avait prévu que même si Claudia revenait, la gosse resterait au moulin avec François. Il dut donc charrier un lourd sac sur son dos. En approchant du moulin, il vit que la porte n’était pas fermée. Il siffla comme il avait l’habitude de le faire. Personne ne lui répondit. Il déposa son sac devant l’entrée... - Y-a quelqu’un ? François? Il savait que la petite était à la cave. Il se pencha dans

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l’escalier et vit la porte ouverte. Surpris, il descendit. Il trouva le corps de François... - Non de d’la. François! Il reprit la direction de la camionnette en courant. Il fallait prévenir le mage que François était mort et que la gamine avait encore réussi à s’enfuir... Dans son état de panique, il démarra droit devant lui, s’obligeant à faire demi-tour plus bas sur la route. Il aperçut l’embranchement sur la gauche qu’il ne connaissait pas. Il vira et s’y engagea... Gus n’avait jamais été très malin. Pas méchant non plus d’ailleurs. Sans doute froussard, et c’est pourquoi il obéissait au mage. On pouvait compter sur lui pour des courses, pas pour des missions de confiance. Absorbé par ses pensées, il ne reconnut pas tout de suite Véronique qui marchait sur le bord de la route. C’est quand il la vit se mettre à courir pour se cacher qu’il réagit... Véro entendit le moteur de la camionnette qu’elle connaissait bien. Prise de peur, elle voulut se dissimule. Mais les murets étaient trop hauts pour qu’elle les saute, les ronces empêchaient toute possibilité de passage. Elle entendit les freins hurler et la portière claquer. Elle se retourna. Gus n’était qu’à quelques pas. Son cœur battait, elle était essoufflée. Soudain Pingeon s’interposa. Cette fois, il ne montrait pas les dents pour sourire. Le grognement rauque et son poil dressé sur l’échine ne trompaient pas. Gus eut un moment d’hésitation. Le chien n’était pas très gros mais ses dents avaient une bonne taille. Il se souvint que François gardait toujours un fouet dans une caisse avec quelques babioles de militaire. Il le prit et le fit claquer en l’air. Ce pouvait être une arme terrible dans des mains expertes. Pingeon en prit conscience. Il avait déjà pris des coups de bâton et ne grognait déjà plus de la même façon. - Ne lui faites pas de mal, s’écria Véro. Il n’est pas méchant. - Pousse-toi fillette. Je n’ai pas envie qu’il me morde. Écarte-

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toi sinon tu vas en prendre aussi. Le second claquement du fouet racla le sol juste devant eux, laissant une marque dans les graviers et le bitume. Pingeon se coucha, soumis. Son museau collé au macadam, il tremblait, songeant que d’un seul coup il pouvait être décapité. Il vit les pas de Gus se rapprocher. Il ferma les yeux, n’ayant plus que l’odorat comme contact avec l’environnement. Il reconnut cette odeur désagréable de goudron et de pneu, celle non moins bonne de Gus, il perçut même le parfum du cuir de ses chaussures... Et il y eut ce parfum âcre, un peu poivré... Cette même odeur qu’il connaissait bien pour l’avoir encore reniflé hier soir au village, juste avant de décider de se lancer à la recherche de Véro. Il rouvrit les yeux au moment où le fouet allait s’abattre. Gus fit encore un pas en avant et piétina la touffe d’Orpin qui poussait là, par coïncidence à moins que ce ne soit celle que Véro avait lâchée en prenant la fuite... Ce fut son dernier geste. Il lâcha le fouet, ouvrit de grands yeux étonnés, et s’abattit, raide comme un arbre, en travers de la route. Véro ne se posa pas de question, suivie de Pingeon, elle déguerpit vers les fourrés.

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9 Un petit village tranquille Pierrot s'éveilla de son profond sommeil. Les paupières encore fermées, il prit conscience de la douce chaleur des étoffes, du moelleux de l'oreiller. Une fraîche odeur d'herbe mouillée lui chatouilla les papilles. Quelques bruits lointains et familiers le situèrent. Il sortit une main de l'abri du lit pour se frotter les yeux. La chambre était sombre et froide… A tâtons, il chercha le bouton de la lampe de chevet sur la table de nuit, il n'y découvrit que des flacons de médicaments. Il rejeta la couette et posa les pieds hors du lit. La maison était vide. Il gagna la salle d’eau à petits pas, prit une douche et s’habilla. Benjamin remplissait les verres. Pour une fois, Gaspard était en retard pour l’apéro. Futé et Rosco regardaient distraitement la Salers s’écouler entre les glaçons. Le chat roupillait sur la table, comme d’habitude. - Bon ! Qu’est-ce qu’il fait le Gaspard ? C’est pas dans ses manières de faire attendre… - Y doit pas être loin. Tiens ! J’entends ses pas, il arrive. Naïvement, Pierrot s’approcha d’eux sans manifester le moindre trouble. Il tira une chaise, et s’installa en caressant le

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chat qui s’étira et vint se frotter contre son bras. - Vous en faites une tête, dit-il. La bouche béante, ils le regardaient stupéfaits. Benjamin, les jambes molles, se laissa tomber sur sa chaise, les deux autres restaient inertes, le bras tenant leur verre suspendu entre table et lèvres, incrédules, paralysés. Gaspard courait la montagne. Armé d’un marteau de forgeron, il avait pris sa décision. Ne rien dire aux autres qui l’auraient modéré, ne rien laisser voir de sa détermination… Direction le palais du mage. Gaspard avait bu plus que d’habitude. Les cailloux, les ornières, il s’y tordait les pieds, mais s’il trébuchait, il se relevait avec encore plus de hargne. « Quand il aura pris un coup de ce marteau entre les yeux, ce mage malfaisant cessera de nous nuire. » De gros nuages sombres levaient au sud, apportant le vent frais et humide. Pailloul remonta dans sa voiture et roula hors du village. Personne ne l’avait remarqué. Il rodait depuis ce matin, cherchant aux alentours de quoi le mettre sur une piste. Les quelques personnes croisées çà et là n’avaient pu le renseigner. Rien d’anormal ne semblait troubler le quartier et la vie de la communauté. Dépité, il quitta les lieux et s’engagea vers Feintrin. A michemin, il reconnut une silhouette familière titubante entre les taillis. Il freina brutalement et jaillit de sa voiture. Il rejoignit Gaspard au moment où celui-ci s’accrochait le pied dans une racine de châtaignier et s’étalait dans les ronces. - Gaspard, où allez-vous ? L’air furibond, engoncé dans les épines, Gaspard se débattait. Un genou à terre, il chercha son marteau égaré dans les feuilles. Quelques échardes étaient plantées sur son nez, lui donnant une mine incroyable.

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Je peux vous aider ? Vous montez au Gourmât ? Ca peut vous foutre ? C’est ça que vous cherchez ?

Pailloul venait de ramasser le marteau. - Bel outil, vous avez une bricole à faire par là haut ? - Rendez-le-moi et foutez-moi la paix. J’ai pas besoin qu’on me file le train. Si vous faisiez votre boulot, je n’aurais pas besoin de faire la police moi-même. - Nous y voici… vous pensez que vous allez retrouver la petite et qu’avec un marteau vous allez tout régler ! Ce n’est pas sérieux. Il y a mieux à faire. Relevez-vous, je vous ramène chez vous. Au Gourmât, la communauté se posait des questions, le Mage n’était plus comme avant. Son calme légendaire se dissolvait. Un curieux tremblement agitait sa main gauche. Même Jean-Marc, adepte inattentif et sans assiduité, l’avait remarqué. Il s’en ouvrit à ses amis de groupe, sans que ceux-ci ne puissent lui donner d’explications. Jean-Marc était nouveau dans la secte. Il n’avait d’ailleurs pas encore pris conscience qu’il venait de poser ses sabots dans une secte. Des amis de rencontre, cherchant à lui venir en aide, à l'appuyer pour surmonter son dépit, lui avaient proposé de venir passer une semaine à la montagne dans le but de reprendre sa respiration et de digérer son échec professionnel. L’apathie intellectuelle du mage éveilla ses doutes. Il questionna discrètement son entourage et comprit rapidement où il avait mis les pieds. Sa décision fut vite prise ; il devait partir d’ici. Peu porté sur le mysticisme, seule la compagnie de gens affables l’avait tenté, il comprenait maintenant le but du jeu ! Ses affaires tenaient dans un sac à dos. Il ne lui fallut pas longtemps pour le boucler et prendre le large. Après quelques pas, il laissa les maisons et les jardins pour se retrouver sur un

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sentier de montagne s’enfonçant dans un bois de châtaigniers et de chênes verts. Il possédait une carte des environs assez précise. Se repérer ne serait pas un problème pour lui. Habitué des randonnées depuis son adolescence, il avait déjà pas mal « d’heures de vol dans les godasses. » Sa première préoccupation était de mettre de la distance entre lui et la secte, il savait pouvoir marcher plusieurs heures. Une nuit à la belle étoile ne lui faisait pas peur. Véro suivait Pingeon. Après cette rencontre avec Gus, elle s’était sauvée vers les arbres pour se mettre à l’abri des regards. Plus question de marcher à découvert. Le chien la précédait, se retournant souvent pour s’assurer qu’elle le suive. C’est naturellement lui qui sentit l’étranger. Il s’arrêta, inquiet, humant et écoutant, hésitant sur ce qu’il convenait de faire. Véro comprit tout de suite que quelque chose d’anormal se passait. Elle se figea pour écouter les bruits et reconnut des pas s’approchant. Elle se précipita derrière des mûriers en massif et s’y tapit. Jean-Marc sifflait en marchant. Il n’avait pas connu cette sensation de liberté depuis longtemps. La présence permanente de ses amis commençait à lui peser. Son échappatoire prenait des allures de vraies vacances. Il ne s’attendait pas à rencontrer un chien sur ce chemin éloigné de tout. - Alors pépère, tu te balades ? Pingeon s’écarta prudemment sur le côté, oreilles et queue basse. Rien dans l’attitude de l’homme n’était agressif. Lui, était plutôt chien de bon aloi. Il accepta la caresse et la conversation. - Te voilà bien loin du village mon vieux. Tu n’as pas l’air perdu, tu dois connaître le coin. Pingeon reniflait les chaussures et le bas du pantalon. - Bon, moi je dois y aller. Un conseil vieux, évite la secte si tu montes par là… Maintenant le chien remuait la queue. - Te voici apprivoisé ? Tu as faim peut-être ?

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Il fouilla dans une poche pour en sortir une barre chocolatée. Elle était oubliée depuis pas mal de temps… - C’est tout ce que j’ai, si ça te dit. Pingeon n’était pas très chocolat, Il renifla la friandise sans y toucher. Jean Marc reprit son chemin. « Il ne faudrait pas que ce cabot me suive, il doit appartenir à quelqu’un. » Il se retourna. Le chien était assis, regardant les fourrés, semblant attendre quelque chose. Alors, Jean Marc repéra le tissu bleu entre les branches. Il revint sur ses pas. Véro, se voyant découverte, ne prit pas peur. L’attitude de Pingeon était rassurante. Elle sortit de sa cachette et s’approcha… - Où est la petite ? J’ai rêvé d’elle cette nuit. Un vrai cauchemar… Une histoire de fous… Et alors ? Tu ne me sers pas ? Benjamin reposa la bouteille qu’il tenait encore dans le vide. Futé et Rosco, bouche béante, regardaient Pierrot comme s’il s’agissait d’un revenant. - Bon, je me sers tout seul !Parole, on dirait que vous ne m’avez jamais vu ! Futé sortit de sa léthargie : - Ca alors, te voilà debout, et tu parles ! - Il a l’air en forme ! - Pourquoi dites-vous ça ? Je devrais être malade ? Ne me regardez pas comme ça ! A moins d’une heure de marche de là, Véro racontait tout. Jean Marc lui avait donné de quoi manger, il l’avait rassurée et avait promis de la raccompagner chez Pierrot. Avec lui elle se sentait en confiance L’histoire de la petite fille semblait irréelle. Jean Marc n’en croyait pas ses oreilles. Tous ces gens qui tombent autour d’elle,

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ce phénomène de chien qui la retrouve en pleine nuit… Et le méchant mage qui veut faire du mal à sa maman… « Le mage elle ne l’a pas inventé. » Le village de Feintrin dont elle parlait, il le trouva facilement sur sa carte. Puisque c’est là qu’elle voulait aller, il ne voyait pas de problème à l’y accompagner. Comme la fillette était fatiguée, il la jucha sur ses épaules et, précédé du chien, il reprit son chemin. A Feintrin, passé l’instant d’énorme étonnement, Pierrot se trouva entouré de bras vigoureux qui le poussèrent vers un siège. Voir Pierrot debout, réclamant son apéro, ils étaient loin de penser à ça, mais maintenant, il ne fallait pas qu’il lui arrive un pépin. Futé et Rosco l’entourèrent donc et lui racontèrent calmement… enfin presque… les parcelles de vie qu’il avait manquées. Benjamin ne put retenir une petite larme qui se perdit dans les sillons de son visage buriné. Il laissa les autres à leurs discussions et s’en vint, d’un bon pas, prévenir la Berthe. Il n’eut pas le loisir d’y parvenir car la voiture du commissaire déboucha et s’arrêta près de lui. Pailloul baissa sa vitre : - Je vous ramène votre olibrius, Il est plein comme une outre. Il menace de tuer tout le monde. Vous allez devoir le calmer et m’expliquer le fond des choses. Vos petits mystères commencent sérieusement à me courir… - Et vous n’êtes pas au bout de vos surprises mon vieux, notre Pierrot vient de revenir à la raison. Il est là, sous l’arbre, en train de boire un coup avec Futé et Rosco. Gaspard poussa un rugissement et s'arracha du véhicule. Il se précipita vers Pierrot, et il fallut que Futé s’interpose pour qu’il ne le fasse pas voltiger dans ses bras. - Doucement, il est faible, va pas nous le bousculer. - Pierrot, te voilà d'aplomb, c’est pas possible…

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Ben oui mon vieux, c’est possible puisque je suis là. Mais j’aurais peut-être préféré ne pas revenir, si ce qu’on vient de me dire est vrai. Rassurez-vous, intervint Pailloul. Je vais intervenir pour régler cette affaire au plus vite. Je file immédiatement en ville pour téléphoner au juge et lui demander une action rapide. Ayez confiance…

Mais Pingeon déclencha ses aboiements de la colline et tout le monde se tourna vers le sentier… Perchée sur les épaules d’un type inconnu, Véro leur faisait de grands gestes… la petite troupe courut vers elle en criant et gesticulant, y compris Pierrot. Très vite ils se rejoignirent et ce furent embrassades et câlins pour la petite, caresses pour le chien et interro pour Jean Marc qui expliqua comment il avait croisé et raccompagné Véro. Pailloul les quitta pour prévenir le juge. Véro, calée dans les bras de sa maman, épuisée par ces 2 jours fous, s’endormit en quelques minutes. Pour éviter tout risque, Futé décida de monter la garde pour surveiller les abords du village. Il s’installa dans un grenier ayant de nombreuses ouvertures. Rosco lui tint compagnie quelques minutes, mais très vite il se crut obligé de faire la navette entre le grenier et la salle à manger de Berthe qui avait pris le commandement de la cuisine et obligé Pierrot à se caler dans un fauteuil et n’en point bouger ! Dans la soirée, Pailloul revint avec les dernières nouvelles. Il confirma les explications de Véro… Deux types avaient bien été retrouvés morts (de mort naturelle semblait-il) aux endroits décrits par la fillette. Quant au mage, il était entouré d’une meute d’avocats quand la police avait fait irruption sur son domaine. Rien à ce jour ne prouvait une quelconque participation de sa part à cet enlèvement…

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Quelques jours passèrent, chacun retrouvant un rythme de vie quotidienne. Bien entendu, Pierrot eut quelques peines à retrouver ses marques, beaucoup de choses avaient changé. Gaspard lui fit découvrir son immense potager, les rangs de fleurs et de légumes, il lui présenta le cheval, les chèvres et lui expliqua tant bien que mal comment ils étaient arrivés jusqu’ici. Futé lui raconta ses retrouvailles avec sa famille. Ses projets plus ou moins forcés… ses hésitations… Il lui présenta sa fille, lui montra des photos. Pierrot écouta sans rien dire. Rosco ne dit rien, il était simplement content et ne demandait rien d’autre que de rester près de son ami. En véritable infirmier, il devançait le moindre geste, le moindre désir de Pierrot avec empressement. Jean-Marc découvrit cette bande de vieux gars avec sympathie. On l’avait adopté sans retenue et lui avait offert une chambre dans la maison de Benjamin. Celui-ci l’avait initié à la vieille prune, et avec Gaspard, ils divaguaient facilement autour d’un verre. Ludo ne semblait pas pressé de retourner vers le Nord. Feintrin se peuplait et prenait vie, un peu comme autrefois, du temps d’avant le progrès. Il parlait souvent avec Jean-Marc d’un vague projet de réhabilitation des vieilles maisons, d’un village de vacances… Les ruines étaient nombreuses, une véritable mine pour servir de support à leur imagination. Pierrot reprit ses balades à pied, refaisant les tournées de découverte. Retouchant ici une motte de terre, là un muret, avec l’amour qu’il portait pour les petites fleurs sauvages. Il rapportait des graines parfumées trouvées au hasard des sentiers, graines que Futé trouva amusant d’intégrer au levain du pain dont il avait repris la cuisson. Le résultat fut fantastique. Profitant de cette réussite, il annonça à tout le monde et en particulier à sa fille, qu’il avait décidé de s’installer définitivement ici.

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- Je laisse tout à ma bonne femme. J’ouvre une boulangerie au village, dans l’ancienne forge. Je pense qu’en organisant des tournées, je pourrais vendre mon pain et gagner correctement ma vie. - Super renchérit Ludo, Jean-Marc et moi avons décidé de rebâtir les maisons en ruine et de les proposer à la location. Il y aura du travail pour toi quand les touristes viendront. Surtout que Claudia envisage d’ouvrir un petit restaurant… - Moi je fournirai les légumes s’écria Gaspard, les meilleurs de la région ! - Et moi les volailles, ajouta Benjamin - Et moi ? Qu’est-ce que je vais faire s’inquiéta Rosco ! - Tu m’aideras à la cuisine, le rassura Claudia, il y aura de quoi faire. Et Pierrot pourra faire visiter la montagne aux touristes… - Ha non, moi je ne fais rien ! Ou alors, laissez-moi m’occuper de la décoration florale du village. Les estivants n’ont pas besoin de guide pour découvrir nos montagnes. En quelques semaines, la vie changea. Les chantiers s’organisèrent, livraisons de bois, parpaings, pots de peinture. Déblayage des ruelles, tout le monde mit la main à la pâte. Ainsi, Feintrin retrouva une animation douce et flegmatique, pour le plus grand bonheur de quelques-uns, anonyme mais heureuse. En soirée, ils se retrouvaient tous devant chez Benjamin pour boire un coup. Jean-Marc et Ludo, toujours les derniers avaient peine à lâcher leur chantier. Alors les autres les contemplaient en se moquant… Les semaines passèrent vite, tant le travail à accomplir occupait les esprits. Jean-Marc avait des compétences en architecture, et il trouvait là de quoi les utiliser avec art. Le budget étant proche de zéro, il fallait faire avec les matériaux de récupération et ça marchait plutôt bien. D’autre part, il

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appréciait la présence de Béatrice qui remettait chaque jour son retour sur Paris pour des raisons que tout le monde devinait et qu’il finit par comprendre. Une histoire d’amour pour refaire une nouvelle vie, il n’en demandait pas tant mais ne refusa pas ce que la chance lui présentait. Ludo montait des murs de pierre. Il devenait expert en plâtre, ciment et truelles. Bientôt, deux maisons furent prêtent et les premiers locataires se présentèrent. Petit à petit le projet prenait corps. Ce soir-là, Jean-Marc et Ludo terminaient de fixer une charpente. Perchés sur les solides murs d’une maison de trois siècles, ils suaient sous le soleil encore chaud. Pierrot les regardait, assis à l’ombre, le chat sur les genoux, examinant sa dernière trouvaille : Orpin Cepaea. Benjamin servait la Salers. - Tu vois Pierrot, c’est grâce à toi si le village revit. Si tu n’étais pas revenu voir tes vestiges d’héritage… - Moi je dirais plutôt que c’est parce qu’un jour des types, là-bas, à Paris, ont décidé de construire un grand stade à St Denis… - Ha oui ? Et à quoi donc il va servir ce grand stade ? - A jouer au football ! - Qu’tu dis ? - Jouer au football ! Au ballon quoi ! - C’te connerie, au foute bol ? S’étonna Benjamin.

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- Oui, ce sont deux équipes de onze joueurs qui se disputent un ballon et qui essayent de le pousser au fond d’un filet… Tout le monde connaît le foot ! - Ben pas moi… « Mais faudra qu’on aille voir ça un de ces jours ».

FIN

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Poivre des murailles

Remerciements En priorité aux travaux du stade de France qui ont ralenti considérablement le RER de la ligne B, vers « La Plaine » et m’ont permis d’admirer les terrains vagues et les déchets de travaux publics. Sans eux, je n’aurai peut-être pas eu l’idée d’y démarrer ce roman. Merci également à la jeune fille (Véro) qui m’a parlé de son pays, me donnant envie d’y emporter mon équipe de clochards. Naturellement, Pierrot reste dans ma mémoire. Même s’il n’était pas clodo, il avait un grand cœur et ce livre m’a permis de souvent penser à lui. Quant à Jean (moi je l’appelais papa), même s’il n’y semble pas, il est présent et m’a même obligé de changer un peu l’histoire… Ca reste entre nous. Merci aux plus belles des petites fleurs… Le poivre des murailles et sa famille, qui s’épanouissent sur les murs de mon jardin.

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Poivre des murailles

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