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BARBARA
CARTLAND L’ermite du château ROMAN
Traduit de l’anglais par Marie-Noëlle Tranchart
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Titre original THIS WAY TO HEAVEN
© Barbara Cartland, 2008
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— Jasmina, si tu savais combien cela me désole de devoir te quitter ainsi ! s’exclama la duchesse en descendant l’escalier d’honneur du château de Harley. — Bah, ne vous inquiétez pas pour moi, ma cousine. Je suis parfaitement capable de me débrouiller. — Tu es très indépendante. La duchesse pinça les lèvres. — Peut-être même trop. — C’est parce que j’ai été élevée en Amérique. Les jeunes Américaines sont beaucoup plus autonomes que les Anglaises du même âge. — Faut-il s’en réjouir ou s’en lamenter ? En tout cas je sais que la plupart des jeunes filles que je connais seraient épouvantées à la perspective de se retrouver seules dans ce vaste château. La duchesse leva les yeux au ciel. — Et sans le moindre chaperon ! — Peuh ! — Tout cela semble t’amuser. — Mieux vaut rire que pleurer, non ? lança Jasmina. 5
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La duchesse de Harley, une petite femme ronde enveloppée dans un vaste manteau en mohair bordé d’hermine, paraissait sincèrement navrée. — Moi, cela ne m’amuse pas. Je suis désolée de manquer à tous mes devoirs d’hôtesse. La jeune fille alla jeter un coup d’œil à l’une des fenêtres du hall. Par cette froide matinée de début décembre, un grand vent balayait les dernières feuilles des chênes de l’allée. Là-bas, de l’autre côté des grilles closes, on apercevait les bois, les landes et les collines couvertes de bruyère derrière lesquelles, à une bonne trentaine de kilomètres de là, se trouvait le gros bourg de Debbingford. En voyant la duchesse vérifier le nœud de l’écharpe en mousseline qui maintenait son vaste chapeau, Jasmina ne put s’empêcher de sourire. « Ma cousine la duchesse est presque aussi large que haute », pensa-t-elle avec amusement. Ce n’était pas le cas de Jasmina. Mince et élancée, Jasmina était ravissante avec ses boucles blondes et ses grands yeux couleur saphir. Elle avait récemment fêté son vingt et unième anniversaire et, pour fêter sa majorité, avait décidé de visiter l’Angleterre, le pays dont ses parents étaient tous deux originaires. Son père était un cousin lointain du duc de Harley, et sa mère avait encore de la famille à Debbingford. — Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi à Londres, ma chère enfant ? suggéra la duchesse. Avec sa simplicité parfois un peu brutale, la jeune fille répondit : — Cousine Margaret, vous me l’avez déjà proposé au moins cinquante fois. C’est très gentil à vous, mais j’ai déjà vu Londres et, de toute manière, vous aurez bien autre chose à faire qu’à chaperonner une 6
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lointaine cousine. Votre fille Hope et votre premier petit-fils doivent vous attendre avec impatience. — Cet enfant était prévu pour Noël, au plus tôt. Qui aurait pensé qu’il arriverait près d’un mois à l’avance ? Tu n’aimerais pas voir le petit Peter, Jasmina ? — Je me sens très maladroite devant un bébé. Par exemple, je serais bien incapable de langer un nouveau-né. La duchesse éclata de rire. — Jamais on ne te le demandera. Hope a engagé une Nanny pour se charger de ce genre de tâches. Et ne t’inquiète pas : le jour où tu auras toi aussi des enfants, tu sauras très vite comment procéder. C’est presque inné… Alors, vraiment, tu ne veux pas m’accompagner ? — Merci, ma cousine. C’est très gentil à vous de me le proposer, mais vous savez bien que mes cousins maternels m’attendent pour Noël au presbytère de Debbingford. Cela va être très intéressant pour moi de passer quelques semaines dans un village anglais. La duchesse soupira. — Ah, quel dommage que ton cousin Albert, mon mari, ait dû se rendre en Écosse pour affaires ! — Cela n’aurait rien changé, rétorqua Jasmina. S’il était ici, il vous aurait certainement accompagnée à Londres pour voir son premier petit-fils. Hope a besoin de vous. Quant à moi, je me sens un peu comme la mouche du coche au milieu de toute cette agitation. La duchesse la rejoignit près de la fenêtre. — Et s’il se mettait à neiger ? demanda-t-elle en scrutant le ciel bleu. — Ce serait surprenant avec ce beau temps. Le soleil brille, je ne vois pas un seul nuage… 7
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— Il ne faut pas s’y fier. À cette époque, le temps peut changer très vite. — Pas en quelques heures. Vous savez, j’ai l’habitude des hivers rigoureux. N’oubliez pas que je suis née dans le Missouri. Là-bas, le climat est beaucoup plus rude qu’ici. Ce mois de décembre me paraît très doux. — Hum ! La duchesse hésitait toujours. — Cela m’ennuie tant de te laisser seule ! Un peu agacée, la jeune fille s’exclama : — Ma cousine, je vous le répète : je ne suis pas une petite Anglaise surprotégée, mais une jeune Américaine capable de prendre soin d’elle. Je vous en prie, ne vous inquiétez pas pour moi. — Tu es arrivée il y a trois jours à peine, tu ne connais personne dans la région… — La belle affaire ! Je serai bientôt chez le pasteur de Debbington, entourée par toute une famille. Je vous en conjure, ma cousine, cessez de vous inquiéter pour moi. Sur ces mots, Jasmina embrassa la duchesse et l’entraîna vers la Rolls-Royce qui attendait en bas du perron. — Ne prenez pas froid, cousine Margaret. Si vous tombiez malade, vous ne pourriez pas aider votre fille. Ce serait tout de même dommage ! La duchesse paraissait toujours mal à l’aise. — Je me sens responsable de toi. — C’est à Hope que vous devez penser en ce moment, fit la jeune fille en riant. Pas à moi. — Bien… soupira la duchesse. Je vais te laisser. Même si cela m’ennuie beaucoup. Surtout, sois prudente ! Choisis l’une de nos meilleures voitures pour te rendre à Debbingford. — Ne vous inquiétez pas. 8
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— Les routes ne sont pas toujours praticables à cette époque de l’année. Un peu mal à l’aise, la jeune fille s’empressa de changer de sujet de conversation. — Je ferai attention, n’ayez crainte. Embrassez Hope pour moi et donnez-moi des nouvelles du nouveau-né. — Où pourrai-je te joindre ? Cette question parut surprendre Jasmina. — Mais… vous n’aurez qu’à m’écrire au presbytère de Debbingford. — Évidemment ! Je suis tellement énervée en ce moment… J’en perds la tête. La duchesse enveloppa sa cousine d’un air soucieux. Jamais, encore, elle n’avait eu l’occasion de rencontrer une jeune fille aussi indépendante. Le bref passage de Jasmina à Londres avait fait du bruit. Hope lui avait raconté comment leur cousine avait réussi à choquer la plupart de leurs amis en parlant de politique et de religion – des sujets que l’on évitait soigneusement d’aborder dans les cercles de la haute société. La duchesse soupira tout en s’installant sur la confortable banquette arrière de la Rolls-Royce. « L’Amérique est peut-être un très beau pays, pensa-t-elle. Mais pourquoi faut-il que les jeunes Américaines soient aussi entêtées ? Elles veulent tout commander, elles s’imaginent avoir toujours raison… En fin de compte, on les élève un peu comme des garçons, et je trouve cela bien dommage. » Dès que la luxueuse automobile démarra, la duchesse descendit la vitre et agita son mouchoir. Jasmina agita le sien de son côté. Elle attendit que la voiture ait franchi les grilles et pris la direc9
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tion de Londres pour gravir le perron quatre à quatre. «Je suis ravie de me trouver enfin en Angleterre, mais la sollicitude de ma cousine me pèse. Elle me traite comme si j’avais dix ans. C’est agaçant.» Depuis sa plus tendre enfance, la jeune fille souhaitait en effet découvrir l’Angleterre – le pays où ses grands-parents étaient nés. Son père avait enfin accepté de la laisser partir, après s’être arrangé pour qu’elle soit reçue par de lointains cousins avec lesquels il était resté en contact : le duc et la duchesse de Harley. Jasmina était également attendue dans la famille de sa mère. Le révérend Stanley, le pasteur de Debbingford, avait écrit qu’il serait très heureux de recevoir la jeune fille à l’occasion de Noël. Passer d’un château à un presbytère ? Cela amusait plutôt Jasmina, qui n’avait rien d’une snob. «Cela me permettra de voir plusieurs facettes de la société britannique», avait-elle dit à ses parents. En arrivant au château de Harley, elle avait été absolument émerveillée. — C’est dans un endroit comme celui-ci que j’aimerais passer le reste de mes jours, avait-elle dit un peu naïvement à sa cousine. La duchesse s’était mise à rire. — Dans ce cas, ma chère enfant, il faut que tu épouses un châtelain. La jeune fille avait fait une grimace. — Il n’y a donc que le mariage qui permette aux femmes d’obtenir quelque chose dans ce pays ? Pourquoi est-ce mon cousin Albert et pas vous qui avez hérité d’un château ? — Les domaines vont en général au fils aîné dans leur intégralité. C’est la loi. — Et s’il y a un fils cadet ? 10
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— Il peut devenir officier, pasteur… ou encore faire un riche mariage. — Il ne reçoit rien ? — Son père peut éventuellement lui léguer une petite propriété. Il peut également s’arranger pour qu’une pension lui soit versée. Mais la plus grande partie de la fortune familiale ira à l’aîné. — Je trouve cela profondément injuste. — C’est ainsi depuis des siècles. Il s’agit d’une excellente coutume. Jasmina n’en avait pas cru ses oreilles. — Quoi ? — Mais oui. Grâce à cette législation, nos grands domaines n’ont jamais été morcelés. Ils sont toujours transmis dans leur intégralité à l’aîné des fils. À la mort de ton oncle Albert, ton cousin James héritera du château et des terres. — Et Freddy ? — Freddy est capitaine dans l’armée des Indes. Il lui sera légué un certain capital. — Et Hope ? — Lorsqu’elle s’est mariée, Hope a reçu une dot importante. — Il n’empêche que c’est injuste, avait insisté la jeune fille. Vous avez trois enfants, tout devrait être partagé en trois. — Et au bout de quelques générations, il ne resterait rien des domaines. Tu as des idées… des idées… La duchesse était encore en train de chercher l’adjectif adéquat quand Jasmina avait suggéré : — Des idées modernes ? Sa cousine avait eu un geste agacé. — On ne peut pas discuter avec toi. Tu veux toujours avoir raison, tu veux toujours avoir le dernier mot, tu… 11
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— J’ai des opinions et je les défends, avait déclaré la jeune fille en secouant ses boucles blondes d’un air plein de défi. Avec son regard direct et son port de tête altier, Jasmina ne manquait ni d’allure, ni de personnalité. Et elle savait ce qu’elle voulait. Aussi, quand sa tante lui avait appris qu’elle devait partir pour Londres toutes affaires cessantes, elle n’avait pas hésité une seconde. — Eh bien, dans ce cas, il ne me reste plus qu’à aller à Debbingford plus tôt que prévu. — Il faudra que tu dises au majordome que tu as besoin d’une voiture confortable et… — Bah ! Une charrette pour mes malles suffira. Quant à moi, je ferai la route à cheval. Mon cousin Albert n’a-t-il pas dit que toutes les montures de ses écuries étaient à ma disposition ? — Il paraît que tu montes bien, avait admis la duchesse du bout des lèvres. Mais tu ne peux pas te rendre à Debbingford à cheval. — Pourquoi ? — Il n’en est pas question, avait insisté sa cousine d’un ton catégorique. — Pourquoi pas ? — Écoute, ce bourg se trouve à plus de trente kilomètres du château. — Et alors ? — Que tu fasses des petites promenades dans le parc ou aux alentours, soit. Mais aller aussi loin… Jasmina s’était mise à rire. — Dans le Missouri, la plupart de nos amis habitent à des dizaines de kilomètres du ranch. Je fais souvent seller un cheval pour aller leur dire un petit bonjour. — Vous vivez d’une manière fort étrange en Amérique. 12
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— J’aime bien me sentir libre. La duchesse avait secoué la tête. — Tant que tu seras sous mon toit, je me sentirai responsable de toi. Tu iras à Debbingford en voiture, avec un cocher, un valet, et peut-être même une femme de chambre. — En Amérique… — Nous sommes en Angleterre, avait coupé sa cousine d’un ton sans réplique. Jasmina avait jugé plus sage de ne pas protester davantage – même si elle persistait dans son intention de prendre un cheval pour parcourir les quelques dizaines de kilomètres qui séparaient le château du gros bourg situé au-delà de ces collines. De plus, elle avait déjà compris que les cousins de sa mère, les Stanley, n’étaient pas bien riches. Auraient-ils une monture à mettre à sa disposition ? Probablement pas. Or la jeune fille ne pouvait pas envisager de passer deux ou trois semaines à la campagne sans avoir la possibilité de monter à cheval. La révolte grondait. « Ce n’est pas parce que ma cousine Margaret a des idées d’un autre âge que je suis obligée de lui obéir comme une petite fille docile. Je suis majeure, après tout!» La voiture de la duchesse était déjà loin sur la route de Londres. Et Jasmina contemplait toujours les collines bleutées qui se détachaient sur le ciel. Elle distinguait, très loin, la silhouette massive d’une sorte de forteresse aux tours crénelées. La veille, alors qu’elle était en train de dîner avec sa cousine, elle lui avait demandé : — Qui habite le grand château que l’on aperçoit au milieu des collines ? 13
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Tout en terminant avec appétit son filet de chevreuil, la duchesse avait haussé les sourcils. — Tu as pris des jumelles pour réussir à le voir ? Jasmina s’était mis à rire. — Non. J’ai une excellente vue. — Tu as bien de la chance. Même avec un télescope, je ne parviens pas à discerner le château de Somerton. — Somerton… avait répété la jeune fille, rêveuse. — Le comte Richard de Somerton possède le plus vaste domaine de la région, et ses terres jouxtent les nôtres. La duchesse avait soupiré. — Le pauvre homme ! — Pauvre ? Alors qu’il possède tout cela ? — Je voulais dire qu’il était bien malheureux. Depuis déjà deux ans, maintenant, il ne veut voir personne et vit pratiquement en ermite. La dernière fois que j’ai tenté de lui rendre visite, il a refusé de me recevoir. — Pourquoi? Est-il malade? Défiguré, peut-être? — Pas du tout. Richard est un très bel homme d’une trentaine d’années mais, depuis qu’il a perdu sa femme dans un tragique accident, il n’a plus jamais été le même. Millicent était si jeune, si jolie… Jasmina continuait à fixer le lointain château. Cela l’aurait intéressée de rencontrer le comte de Somerton, ce héros d’une triste histoire. « On dirait l’un des romans sombres des sœurs Brontë », pensa-t-elle. Son esprit pratique reprit très vite le dessus. À quoi bon rester à rêvasser quand elle avait son excursion jusqu’à Debbingford à préparer ? « Je partirai demain, décida-t-elle. Et à cheval, même si cela ne plaît pas à ma cousine. » 14