Merry Gentry - 1 - Le baiser des ombres

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M E R RY G E N T RY 1 LE BAISER DES OMBRES


Dans la même collection La caresse de l’aube MERRY GENTRY - 2

Laurell K. Hamilton N°9245


M E R RY G E N T RY 1 LE BAISER DES OMBRES


Titre original A KISS OF SHADOWS Originally published in hardcover by Ballantine Books, an imprint of the Random House Publishing Group, a division of Random House, Inc., in 2000

© 2000 by Laurell K. Hamilton Pour la traduction française © 2003, Éditions Fleuve Noir, département d’Univers Poche


Pour tous ceux qui ont su maintenir la tradition des contes anciens, dans les petits appartements ou dans les grandes maisons, à la lueur de l’âtre ou de l’électricité ; pour tous ceux qui ont conservé les croyances passées et pour ceux qui apprécient tout simplement les bonnes histoires.


REMERCIEMENTS

À Robin Bell pour d’innombrables raisons, entre autres pour sa recherche sur les traditions celtes. À Dana Cook, sans elle tant de choses n’auraient pas été accomplies. À Deborah Millitello, qui a lu ce livre et l’a trouvé bon. Aux membres de mon groupe d’écriture, à qui les contraintes de temps n’ont pas permis de lire la version finale : Tom Drennan, Rett MacPherson, Marella Sands, Sharon Shinn et Mark Sumner. À tous ceux de Ballantine et de Del Rey, et tout particulièrement à mon éditrice, Shelly Shapiro.


Chapitre 1

Tout ce que je pouvais voir par la fenêtre du vingttroisième étage, c’était cette masse de brume grisâtre. On appelait cette ville la Cité des Anges mais s’il y avait vraiment des anges là dehors, ils devaient voler au radar. Quand on vient à Los Angeles, qu’on soit équipé d’ailes ou non, c’est très souvent pour se cacher. Des autres et de soi-même. C’était mon cas et j’avais fort bien réussi. Mais devant cette atmosphère épaisse et répugnante je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi. Là où le ciel était presque toujours bleu, là où on n’avait pas besoin d’arroser sans cesse pour voir l’herbe pousser. Chez moi, à Cahokia, dans l’Illinois. Mais si j’y retournais, je ne survivrais pas un instant. Ma famille et ses alliés me tueraient immédiatement. Il y a plein de gamines qui rêvent de devenir un jour princesse chez les fées mais, croyez-moi, c’est complètement surfait ! J’entendis frapper et la porte du bureau s’ouvrit avant que je puisse répondre. Mon patron, Jeremy Grey, apparut dans l’encadrement. Un homme que je dépassais de près d’une demi-tête, tout gris, depuis son costume Armani jusqu’à sa chemise et sa cravate de soie. Seules se détachaient ses chaussures, noires et bien cirées. Même son teint était gris. Mais pas à cause de la maladie ou de la vieillesse. Non, c’était un Trow d’un peu plus de quatre cents ans. Autant dire la fleur de l’âge ! Il avait bien quelques rides au coin des yeux et des plis autour de sa bouche trop mince qui lui donnaient une certaine maturité, mais il ne serait jamais

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réellement vieux. Si le sang des mortels et de puissants sortilèges ne s’en mêlaient pas, Jeremy avait des chances de vivre éternellement. En théorie. Les scientifiques prétendent que le soleil sera tellement énorme dans quelque cinq milliards d’années qu’il finira par engloutir la terre. Même les Feys n’y survivront pas, et mourront. Mais peut-on considérer cinq milliards d’années comme une éternité ? Je ne pense pas, même si cette éventualité fait quelques envieux parmi nous. Je m’adossai à la fenêtre et à l’épais brouillard en suspension. Cette journée était aussi grise que mon patron, sauf que lui, il arborait un joli gris pimpant, frais comme un nuage avant une pluie de printemps. Dehors, au contraire, l’atmosphère était étouffante, comme quelque chose qui vous resterait coincé dans la gorge alors que vous tentez de l’avaler. Un jour asphyxiant. C’était en tout cas ainsi que je le ressentais. — Tu m’as l’air sombre, Merry, observa Jeremy. Ça ne va pas ? Il ferma la porte derrière lui, s’assurant qu’elle était bien close. Il voulait que l’entretien reste privé. Le faisait-il dans mon intérêt ? J’avais du mal à le croire. Et puis, cette dureté dans ses yeux, cette raideur dans ses épaules étroites et distinguées me donnaient l’impression que je n’étais pas la seule à être de mauvais poil aujourd’hui. Peut-être à cause du temps. Une bonne averse ou même un petit vent frais auraient chassé cette brume et permis à la ville de respirer enfin. — J’ai le mal du pays, avouai-je. Et toi, Jeremy ? Quelque chose ne va pas ? Il esquissa un petit sourire. — On ne peut rien te cacher ! — Non. — Tu es extrêmement séduisante, aujourd’hui ! Quand Jeremy me faisait des compliments sur ma tenue, je savais que j’étais sexy. Quant à lui, il donnait toujours l’impression d’être tiré à quatre épingles, même en jean et en tee-shirt, qu’il ne portait d’ailleurs qu’en mission top secret. Je l’avais déjà vu courir aux trousses d’un suspect

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sur quinze cents mètres en mocassins Gucci. Évidemment, il était favorisé par son habileté et sa rapidité plus qu’humaines. Personnellement, quand je devais me lancer à la poursuite de quelqu’un, ce qui arrivait rarement, je laissais mes talons aiguilles à la maison et j’enfilais mes chaussures de jogging. Jeremy me décocha le genre de regard émoustillé que vous jette un homme qui apprécie ce qu’il voit. Inutile d’en tirer des conclusions : chez les Feys, quand quelqu’un met ses charmes en valeur, on est prié de le remarquer. Le contraire serait vexant, une claque en pleine figure. Un échec. Apparemment, j’avais réussi mon coup. Le matin, en découvrant tout ce brouillard, j’avais choisi des couleurs vives pour me remonter le moral. Veste de tailleur croisée bleu roi à boutons argentés et jupe plissée assortie, si courte qu’elle cachait à peine mes cuisses. J’avais intérêt à réfléchir à deux fois avant de croiser les jambes si je ne voulais pas dévoiler la lisière de mes bas noirs. Des talons de cinq centimètres m’affinaient les chevilles : quand on est aussi petite que moi, on fait ce qu’il faut pour se donner des jambes interminables. Habituellement je portais même des talons de sept centimètres et demi. Mes cheveux étaient d’un roux profond et riche, d’une teinte plus sanguine qu’auburn, avec des reflets noirs au lieu de l’habituel châtain généralement utilisé par les rouquines. C’était comme si on avait pris des rubis rouge sang et qu’on les avait filés pour en faire des cheveux. Très à la mode cette année. À la Cour Royale des Feys, on appelle cette nuance Auburn Sanguin. Dans un bon salon de coiffure, il faut demander du Rouge Fey ou du Sidhe Écarlate. Moi, c’était simplement ma couleur naturelle. Il avait donc fallu que je teigne mes cheveux jusqu’à ce que les coiffeurs mettent cette couleur à la mode ; en attendant, j’avais opté pour le noir. Il convenait mieux à mon teint que le roux des humains. Beaucoup de femmes choisissent la teinte Sidhe Écarlate en croyant que cela convient à une peau de rousse. Quelle erreur ! C’est en fait la seule couleur qui exige une peau parfaitement blanche et qui sied à des femmes pouvant porter du noir, du vermillon et du bleu vif.

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La seule chose qui me restait à cacher était la couleur de mes yeux, d’un vibrant vert et or, ainsi que la luminescence de mon teint. J’utilisais donc des lentilles de contact noisette pour mes yeux. Quant à ma peau, dont je devais atténuer l’éclat, il me fallait recourir au glamour, à la magie. Cela nécessitait une concentration permanente, comme une légère musique qui me trottait constamment dans la tête, pour ne jamais baisser ma garde, pour ne pas me mettre à rayonner, à briller. Les humains ne brillent pas vraiment, même si certains passent pour brillants… Donc, ne surtout pas rayonner. C’était précisément pour cela que je portais des lentilles de contact. J’avais également tissé un sortilège autour de moi, comme un long manteau familier. C’est cela que j’appelle mon glamour. Il donne l’illusion que je suis une humaine avec juste un soupçon de sang fey dans l’arbre généalogique et des pouvoirs psychiques et mystiques qui font de moi une excellente détective, mais rien d’exceptionnel. Jeremy ne savait pas qui j’étais. Personne à l’agence n’était au courant. J’étais l’un des membres les plus insignifiants de la Cour Royale mais, même au bas de l’échelle, être une Sidhe n’est pas négligeable. Cela voulait dire que j’avais réussi à cacher ma véritable identité et mes pouvoirs à une tripotée des meilleurs magiciens et médiums de la ville, voire de tout le pays. Une belle prouesse. Mais le genre de glamour que je maîtrisais à merveille n’allait pas empêcher une lame de me transpercer le dos ou un sortilège de me broyer le cœur. Pour cela, il fallait des dons que je n’avais pas. Une raison de plus pour me cacher. Je ne pouvais pas me battre contre les Sidhes sans risquer d’y laisser ma peau. Il valait donc mieux que je me planque. Je faisais confiance à Jeremy et aux autres. Ils étaient mes amis. Ce qui m’inquiétait, c’était ce que leur feraient les Sidhes s’ils me découvraient et que ma famille les soupçonnait de connaître mon secret, d’être mes complices. Si mon entourage restait dans l’ignorance, les Sidhes leur ficheraient la paix et ne s’en prendraient qu’à moi. En l’occurrence, le bonheur tient dans l’ignorance. Cela dit,

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certains de mes meilleurs amis considéreraient cela comme une sorte de trahison. En fait, je devais choisir entre deux situations. Soit avoir des amis en bonne santé et en une seule pièce mais en colère contre moi ; soit avoir des amis morts sous la torture mais pas en colère. Sans l’ombre d’une hésitation, je choisissais la colère. Je n’étais pas sûre de pouvoir vivre avec leur mort sur la conscience. Je sais, je sais. Dans ce cas, me direz-vous, pourquoi ne pas aller au Bureau des Affaires Humaines et Feys pour leur demander asile ? Il est probable que ceux de ma famille me tueront quand ils me trouveront, mais si par malheur j’étale notre linge sale au grand jour, et jette tout cela en pâture à la presse mondiale, alors ils me tueront à coup sûr. C’est même à petit feu qu’ils m’assassineront. Donc, pas de police, pas d’ambassadeurs, seulement l’ultime petit jeu de cachecache. Je souris à Jeremy et lui offris ce qu’il voulait : ce regard admiratif qui disait combien j’appréciais la puissance de son corps athlétique sous son costume impeccable. Aux yeux des humains, ce serait de la drague. Mais pour un Fey, n’importe quel Fey, c’était la moindre des politesses. — Merci, Jeremy, mais tu n’es pas venu ici pour me faire des compliments sur mes fringues. Il avança dans la pièce en passant pensivement ses doigts manucurés sur le bord de ma table. — J’ai deux femmes dans mon bureau. Elles veulent qu’on les prenne comme clientes. — Elles veulent ? Il se retourna, s’adossa au bureau et croisa les bras, exactement comme moi devant la fenêtre. J’ignorais s’il faisait exprès ou non de copier mon attitude. Pourquoi l’aurait-il fait ? — En principe, nous ne traitons pas les affaires de divorce, reconnut-il. J’écarquillai les yeux et m’écartai de la fenêtre. — Leçon numéro un, Jeremy : l’Agence de Détectives Grey ne traite jamais, au grand jamais, les affaires de divorce.

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— Je sais, je sais ! Il s’éloigna du bureau et vint se poster à côté de moi, les yeux perdus dans le brouillard. Il n’avait pas l’air plus heureux que moi. Je me laissai de nouveau aller contre la vitre pour mieux voir son visage. — Pourquoi est-ce que tu transgresserais ta règle fondamentale, Jeremy ? Il secoua la tête sans me regarder. — Viens faire leur connaissance, Merry. Je me fie à ton jugement. Si tu me conseilles de ne pas nous mêler de cette affaire, nous ne nous en mêlerons pas. Mais je crois que tu seras de mon avis. Je posai une main sur son épaule. — Tu m’as surtout l’air franchement inquiet, cher patron. Je laissai glisser mes doigts le long de son bras. Du coup, il me regarda. Ses yeux avaient viré au gris anthracite sous l’effet de la colère. — Viens les voir, Merry ! Si tu ressors du bureau aussi furieuse que moi, nous irons coincer ce salaud. Je lui saisis le bras. — Calme-toi, Jeremy ! Ce n’est qu’une affaire de divorce ! — Et si je te disais qu’il y a eu tentative de meurtre ? Il avait lâché cela d’un ton calme qui contrastait avec l’intensité de son regard et la tension que je pouvais sentir dans son bras. Je m’éloignai de lui. — Tentative de meurtre ? Qu’est-ce que tu veux dire ? — Il s’agit du plus ignoble sortilège mortel qui ait jamais passé la porte de mon bureau. — Son mari veut la tuer ? — Lui ou quelqu’un d’autre. L’épouse est convaincue que c’est son mari. La maîtresse est d’accord avec elle. — Attends, tu veux dire que l’épouse et la maîtresse sont venues ensemble dans ton bureau ? Il acquiesça et parvint à sourire malgré sa colère. Je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour. — Alors là, c’est une première !

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— Même si l’agence avait l’habitude de gérer les cas de divorce, ce serait une première ! Jeremy m’avait pris la main et caressait mes doigts. Il était anxieux, sinon il ne m’aurait pas touchée ainsi. Sans doute une façon de se rassurer, comme on caresse un grigri. Il porta mon poignet à ses lèvres et y posa un rapide baiser. Je crois qu’il avait pris conscience que son geste trahissait son désarroi, et il me décocha un sourire éblouissant avant de se diriger vers la porte. — Jeremy, réponds d’abord à une question ! Il rajusta son costume. Des petits gestes précis pour le remettre en place, comme si cela avait été nécessaire. — Pose toujours ! — Pourquoi as-tu la trouille ? Son sourire s’effaça d’un coup. Son visage devint grave. — Parce que j’ai un mauvais pressentiment. La divination ne fait pas partie de mes dons, mais là, ça sent le roussi. — Alors laisse tomber ! Nous ne sommes pas flics. Nous travaillons contre des espèces sonnantes et trébuchantes et pas pour protéger la veuve et l’orphelin. — Si tu as encore le cœur de refuser après les avoir rencontrées, alors on refusera. — Comment se fait-il que je possède soudain un droit de veto présidentiel ? Sur la porte de l’agence, il y a écrit Grey et non pas Gentry, il me semble. — Parce que Teresa est trop compatissante pour refuser quoi que ce soit et que Roane est trop sensible pour éconduire des femmes en larmes. Il arrangea sa cravate gris tourterelle et passa les doigts sur l’épingle à tête de diamant. — Quant aux autres, ajouta-t-il, ce sont de bons petits soldats, mais ils sont incapables de prendre des décisions. Ce qui nous ramène à toi. Je tâchai de lire dans son regard, de voir ce qu’il y avait vraiment dans sa tête derrière la colère et l’inquiétude. — Tu n’es pas du genre à t’apitoyer, Jeremy, ni même un modèle de sensibilité. De plus, tu sais parfaitement prendre des décisions tout seul, alors pourquoi pas celle-ci ?

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— Parce que, si nous refusons, ces femmes n’auront nulle part où s’adresser. Si elles quittent cette agence sans notre aide, elles sont perdues toutes les deux. Je scrutai encore son regard et, cette fois, je compris : — Tu sais qu’on devrait les éconduire mais tu n’arrives pas à te décider. Tu refuses d’être celui qui les condamnera à mort. — Exactement. — Et qu’est-ce qui te fait croire que moi j’y arriverai ? — J’ose espérer qu’au moins l’un d’entre nous a gardé le sens des réalités. — Je n’ai aucune envie que tu nous mettes tous en danger pour les beaux yeux de deux inconnues, Jeremy. Alors prépare-toi à devoir rejeter cette requête. Ma voix me parut dure et cassante, mais il souriait toujours. — Adorable petite garce au cœur de pierre ! lâcha-t-il. Je me dirigeai vers la porte. — C’est un peu pour ça que tu m’aimes, Jeremy. Tu sais que tu peux t’appuyer sur moi pour ne pas flancher. En arrivant dans le vestibule qui séparait nos deux bureaux, j’étais certaine de pouvoir renvoyer ces deux femmes, certaine d’être le rempart qui nous protégerait du trop grand cœur de Jeremy. La Déesse Toute-Puissante m’est témoin que je me suis déjà trompée, mais rarement autant que j’allais le faire.


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