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Caldas da Rainha
Carnet de voyage en Lusitanie Tout a commencé à l’initiative d’Eduardo Constantino qui a répondu à la demande de la ville de Caldas da Rainha désireuse de mettre en place une exposition de céramistes français. Michel Le Gentil y participe, avec Catherine et Bruce Gould, et Armel Hédé. Un camion est venu spécialement du Portugal enlever les pièces en Bretagne. Récit d’une échappée en pays céramique.
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« Les murs ont des oreilles », 5O x 12 x 45 cm Bordallo Pinheiro, Musée de la Céramique. Azulejo du céramiste Herculano Elias. Usine Secla, Caldas, vers 1960 Plaque de rue en faïence émaillée. Caldas da Rainha. Photos : Quito Silva et Mário Reis.
duardo et moi, nous partons accompagnés de l’ami Bertrand chargé de prendre des photos. Notre première halte a lieu à Mangualde pour visiter la Casa dos Condes da Anadia qui renferme une des plus belles collections privées d’azulejos ; mais la porte est close. Nous n’avons pas plus de chance avec la cave de Santar où des azulejos fameux sont normalement visibles sur la cour intérieure du bâtiment. Je me dis que les belles choses se méritent et que ces deux « ratages » doivent être pris comme une mise à l’épreuve initiatique. En ville, sur la place centrale, Eduardo nous fait voir une maison délaissée mais somptueusement parée de ces azulejos tant attendus. Il a tenu à faire ce détour pour nous montrer la nécessité d’une politique de sauvegarde patrimoniale concernant ce type d’habitations. Plus tard, il me montrera un ouvrage de photos de son ami Quito Silva concernant ces maisons uniques dans leur genre dont certaines, depuis la parution du livre, ont déjà été dépouillées de leur décor pour alimenter des collections privées ou pour parer de nouvelles habitations. Si bien que du lustre de ces maisons il ne reste plus trace que dans cet ouvrage épuisé.
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Un sentiment d’émerveillement et de tristesse mêlés, voilà ce que nous inspire la vue de ces murs qui ont perdu leur éclat de faïence. « Une humiliation de la raison » C’est par ces mots qu’Eugenio d’Ors définit le baroque. Il y a un peu de cette humiliation de la raison dans l’étrange objet que nous apercevons en visitant Caldas à notre arrivée. Il s’agit d’une sculpture haute de plusieurs mètres faite d’éléments différents, piliers, cercles, demi-cercles, bassins habillés de carreaux en céramique. L’œuvre est de Ferreira da Silva. Nous revenons la nuit la photographier. Ses différents éléments créent des découpes dans le ciel étoilé. Des jeunes gens sont assis au pied des bassins. Qu’une œuvre plastique devienne un lieu de rendez-vous, voilà qui nous renseigne sur le rôle de l’art monumental dans la cité. La sculptrice et théoricienne Martha Pan a affirmé que son rôle n’est pas de décorer une place mais de créer une place : « L’objet, dit-elle, crée dans l’espace un lieu vivant, un lieu mouvant, un lieu de rencontre. Rencontre entre la nature et l’objet, entre l’homme et l’objet, entre l’homme et l’espace par l’intermédiaire de l’objet ». L’objet de Da Silva se situe dans cette problématique. Je prends une photo de Vénus qui brille dans le U incliné à six ou sept mètres de haut ; puis d’autres photos de carreaux isolés traités chacun comme des petites vignettes abstraites. Ces carreaux de faïence émaillée, décorés librement, dynamisent la sculpture et l’unifient, créant une sorte de parcours labyrinthique. Ils sont une signature secrète en continu. Cette sculpture en ciment, fer et carreaux de faïence de Ferreira da Silva, c’est un peu comme si la pensée de Martha Pan avait été contrariée par l’esprit de Cobra. Le lendemain de notre arrivée, nous avons rendez-vous avec Ferreira da Silva et Carlos Mota, le directeur du Centre culturel, dans un bar populaire. Les deux hommes ont l’air de préparer un loto. Da Silva, quatrevingts ans, est toujours sur la brèche. Je lui montre la photo de Vénus lovée
dans les bras du U, il me dit : « c’est ça exactement ». Entre l’artiste et l’hôpital thermal de Caldas da Rainha a été établi un protocole qui, par sa nature, donne à la sculpture de da Silva un côté « work in progress », celui-ci devant créer chaque année des éléments nouveaux qui viendront parachever l’œuvre. Notre rencontre avec lui est l’occasion de constater le dynamisme de la ville de Caldas ; ses usines de céramique ont mis leur matériel à sa disposition, comme elles l’ont fait avant lui pour les peintres Julio Pomar ou Alice Jorge. Actuellement, da Silva travaille dans les murs de l’usine Molde dont je reparlerai. Les yeux du lapin D’un pays qui porte un soin particulier à la production de sa vaisselle, on ne peut s’étonner d’y trouver des restaurants excellents. Nous nous rendons donc au restaurant Casal Frade où tout le monde commande du lapin, sauf da Silva. Je lui demande pourquoi, il me répond : « à cause des yeux du lapin » ; puis sur une serviette en papier, il dessine au feutre noir un lapin aux courbes gracieuses et aux yeux de biche. C’est tout simplement un azulejo de papier qu’il m’offre là. Format, motif, tout y est, sauf la couleur. En ce moment précis da Silva est le descendant de ces faïenciers qui, depuis le quinzième siècle ont donné au Portugal son identité céramique. Cela a commencé par l’imitation des « indiennes » (copies céramiques de ces tissus importés des Indes) puis s’est poursuivi par des emprunts aux traditions islamiques, flamandes, italiennes, assimilant aussi bien les « grotesques » que les lois de la perspective ou le jeu avec la géométrisation ou encore l’art du trompe-l’œil. L’extraordinaire souplesse plastique de l’azulejo a permis son emploi dans le domaine de l’architecture en jouant sur l’association de modules (le travail d’Eduardo Nery en est un bel exemple) et cette même souplesse a fait que des créateurs aussi divers que Bordallo, Pinheiro, Julio Pomar, Zao Wou-ki, n° 170 janvier-février
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Vieira da Silva, Hundertwasser, et tant d’autres s’y sont essayé. Cet art de l’azulejo est la signature d’un génie typiquement portugais, créateur de rythmes (les fameuses créations de diagonales en relief du xviiie siècle au moment de la « Grande Production ») et de décors aux répertoires multiples. En ce sens l’azulejo est un marqueur iconographique. Dans cette serviette en papier pliée en quatre que m’offre da Silva tiennent cinq siècles de création ; j’accepte avec plaisir cet azulejo virtuel. Molde, made in Portugal La ville de Caldas da Rainha est une vraie ruche céramique composée d’une école céramique, le Cencal, d’une belle salle d’exposition au Centro cultural e de congressos (CCC), de deux musées : le musée national de la Céramique et le musée de la fabrique Bordallo Pinheiro, ainsi qu’un tissu d’usines qui va de la petite entreprise à la grosse unité. C’est à Molde que nous nous sommes rendus. Son directeur, M. Beato Caetano nous fait les honneurs de la visite. L’usine compte 140 employés. Le travail qui se fait ici n’a rien à envier à celui qui se fait chez nous. Quatre-vingt-quinze pour cent de sa production est destiné à l’exportation (Etats-Unis, France, Angleterre, Pays scandinaves, Canada, Australie). Je reconnais sur des étagères des bols vus en supermarchés en Bretagne. Maintenant, je sais d’où ils viennent. Compétitif sur le plan de la quantité, Molde l’est aussi sur celui de la qualité. n° 170 janvier-février
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Depuis sa récompense du National Industry Design en 1992, l’usine a remporté d’autres prix comme la Council Excellence Medal ou la Distinction by Employment Office en 2005. C’est dans cette logique de la performance qu’elle met son espace de création à la disposition d’un céramiste comme da Silva ou permet au plasticien Eduardo Nery d’y faire une intervention avec les modules de Molde. Cette œuvre d’Eduardo Nery (Azulejo XXI) qui s’inscrit dans le courant de l’Op’Art donne à l’art de l’azulejo son brevet de modernité si besoin était. Dans les jardins du musée Le soir, même lieu, Caldas, autre décor. Nous dînons dans les jardins du musée. Musique de troubadours exécutée par l’érudit Quito et son groupe Jogralesca. Difficile de passer inaperçus avec nos sacs à dos parmi ce public en habit, surtout lorsqu’on arrive en retard. La directrice du musée, Mme Matilde Tomaz do Couto et l’adjointe à la culture de la ville de Caldas, Maria da Conceição, nous accueillent. Le repas a lieu pour fêter les vingt-cinq ans du musée. Nous sommes invités à venir le lendemain photographier les pièces aussi librement que nous le souhaitons. C’est donc tout naturellement que le jour suivant, nous revenons au musée de la céramique qui se trouve dans un parc situé en plein centre ville. Ce parc, très grand, abrite court de tennis, plan d’eau, (où étaient jadis organisées des régates), roseraie, palmeraie, massifs de fleurs en abondan-
Musée de la céramique et jardin. Plaque de rue de Caldas. Azulejos en relief, entrée du parc Dona Leonor, Hôpital thermal. la revue de la céramique et du verre
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Centre de la Culture et des Congrès (CCC), architecte Ilidio Pelicano. Vernissage au CCC de l’exposition Expressions de la céramique contemporaine française. Plat avec applications en relief, R. Bordallo Pinheiro, 1905, musée de la céramique. Azulejo du céramiste Herculano Elias
ce. On ne serait pas étonné d’y croiser des femmes avec des robes à cerceau ou des messieurs en canotier. Quant au musée, le tournis nous prend à la vue des pièces qui s’y trouvent. Il y a là une partie de la collection composée d’environ 19 000 faïences dont 15 000 azulejos. Cela va des azulejos hispano-mauresques du seizième siècle à des compositions polychromes produites à Lisbonne en passant par des azulejos hollandais du dix-huitième siècle en bleu et blanc (huit panneaux de quatre fois quatorze azulejos) représentant des bergers, des jeux d’enfants, des paysages, véritable bande dessinée avant la lettre. Nous photographions pendant une bonne heure. À l’extérieur du musée et faisant toujours partie de la collection, nous attendent des chérubins accompagnés d’azulejos avec des poèmes d’Edmond Rostand, et puis cette vasque sublime de Bordallo Pinheiro qui annonce l’Art Nouveau. Bordallo Pinheiro justement dont nous visiterons la fabrique le jour suivant car aujourd’hui elle fait l’objet d’une visite par le ministre de la Culture. L’Eden perverti de Bordallo Pinheiro C’est la responsable technique de la fabrique, Elsa Rebelo, qui nous accueille. Ici sont reproduits les modèles que Bordallo Pinheiro créa à la fin du xixe siècle. Le musée consacré à son œuvre jouxte la fabrique. Devant ces pièces de l’Ecole néoPalissy, on reste subjugué par le tour de force technique de cet artiste et par son extraordinaire vision poétique : crabe géant d’un mètre de diamètre, guêpe géante juchée sur une borne habillée de carreaux céramiques, tellement surprenante qu’on la dirait tout droit sortie d’une BD de Druilhet. L’élaboration d’une pareille sculpture est si complexe que même encore aujourd’hui, malgré
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les progrès techniques, l’usine n’arrive plus à la reproduire. Grands plats grouillant de serpents, insectes, lézards, mouches, taons, larves, grenouilles au fond de vasques, flottant le ventre à l’air, chats apeurés, hérons, renards, etc. chaque sujet est traité avec un souci particulier de la mise en scène. Bordallo Pinheiro, magicien et poète, traite faune et flore selon une loi de la jungle dont lui seul est le maître. Il est particulièrement touchant et instructif de consulter ses croquis dans des présentoirs vitrés et de voir ensuite les pièces « réalisées en vrai », de passer du dessin à la céramique. Je pense au plaisir de Philippe Ménard faisant cette visite avec nous. Bordallo Pinheiro est relativement méconnu en France et à tort. De son temps, il eut comme collectionneur, entre autre, l’acteur Coquelin et comme admirateur le graveur et aquafortiste Félix Braquemond, celuilà même qui découvrit les talents de céramiste de Gauguin. Gauguin qui aurait été conquis par le monde de Bordallo Pinheiro. Ne parlait-il pas de « figures animales d’une rigidité statuaire » ? La vision de Bordallo Pinheiro est celle d’un Eden perverti car l’homme y est singulièrement absent ou traité sur le mode de la caricature ; ou alors il renverrait à une Arche de Noë mais sans Noë. En quittant Elsa, cousine d’Eduardo, et en la remerciant de la visite, je me dis qu’il serait dommage que le monde mystérieux de ce génie visionnaire ne soit pas montré au-delà des frontières et je connais des scénographes qui s’en donneraient à cœur joie à mettre en scène une féerie où se mêlent la cruauté, la beauté, la tendresse et le mystère du monde. Le CCC Dès le lendemain de notre arrivée à Caldas, nous nous sommes rendus au CCC où se tient notre exposition.
Avant de mettre une dernière touche à mon installation, nous réorganisons un peu l’espace où sont présentées les pièces de Catherine et Bruce Gould et celles d’Armel Hédé. L’idée retenue pour présenter les pièces est celle du face-à-face. Elle est bonne mais pour que la bataille rangée ait lieu nous décidons simplement d’aligner les pots des Gould sur une même ligne. Ainsi disposés, la cohérence de leur travail plastique est plus sensible ; cela permet de souligner la diversité de leurs pièces qui, bien que semblables, apparaissent toutes uniques. Face à elles, celles d’Armel ont été organisées par ensembles chromatiques (céladon, rouge de cuivre, porcelaines enfumées) où les pièces ne se neutralisent pas, où chacune devient mystérieuse. Ainsi le classicisme somptueux de l’un répond au minimalisme et au souci graphique de l’autre, dans un ensemble bien rythmé. Le soir du vernissage, je décide de dédier l’exposition à Yoland Cazenove et je m’aperçois que notre bon Yoland est connu ici du public des jeunes potiers qui exposent sur le parvis du centre ainsi que des responsables culturels. Le maire se dit satisfait de l’événement et l’adjointe à la Culture, Maria da Conceição affirme la détermination de la ville a renforcer son image céramique. Les Vivants et les Morts Depuis trois jours que nous sillonnons Caldas en tous sens, nous avons besoin de marquer une pause. L’ami d’Eduardo, Luis Gomes, nous a invités, ce dimanche, au restaurant. Accueil parfait du chef dans cet établissement où on ne compte pas moins de vingt entrées accompagnées des somptueux vins portugais que sont les Alentejo, Dão et Douro. Hier, nous avons visité les locaux de l’entreprise de Luis situés à la périphérie de Caldas. Sitôt entrés dans son bureau, nous découvrons trois grands n° 170 janvier-février
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panneaux de céramique émaillée réalisés au moyen de la reproduction numérique. Ainsi, vis-à-vis d’une vue de New York de 2 par 3 mètres dont les gratte-ciel se reflètent dans l’Hudson se trouve une pin-up géante à l’allure pimpante et au regard mutin. Le troisième panneau consiste en la reproduction d’azulejos anciens. Nous comparons l’un d’eux à son original et n’y voyons pas de différence. Puis le maître des lieux nous fait entrer dans son atelier. Extrême propreté, outils entretenus avec un soin particulier, pénombre, ambiance digne d’une salle de dissection dans un film de série B américaine. Sur un meuble en métal sont alignés des médaillons ovales ornés de portraits de morts ; ils orneront les tombes comme il est de coutume dans le Sud. On ne tire pas le portrait des morts ; aussi ceux-ci apparaissent-ils avec l’image qu’ils avaient dans leur jeunesse. Ils sont donc comme décalés, par rapport à leur mort, pas en accord elle, comme s’ils avaient pris trop d’avance sur l’événement qui les frappe, et qu’ils l’avaient distancé. Mais c’est le souhait des vivants de vouloir redonner au grand-père cette allure sportive qu’il avait quand il était jeune, sa chevelure, sa force… Je m’étonne que l’art funéraire n’intéresse pas plus les créateurs contemporains. À ce propos, je me souviens que Yoland a au moins décoré deux tombes, celle de Gabrielle, sa femme, et celle de ses beaux-parents. Cela fait qu’à côté d’Orléans il y a deux Cazenove en exposition libre et permanente. Je pense aussi au report photographique effectué par Luis sur céramique et me souviens qu’Alain Girel exploita jadis ce procédé qui lui permit de créer cette œuvre baroque injustement méconnue mais peut-être était-il trop en avance sur son temps. La visite terminée, nous quittons la chambre froide, repassons sous les yeux de la pin-up et sortons cueillir des oranges dans son jardin, au soleil. n° 170 janvier-février
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Le professionnalisme et la gentillesse de Luis, sa simplicité aussi, tout cela fait partie du monde des vivants La Jeune Garde Le soir nous avons rendez-vous avec le jeune céramiste Mário Reis, à la décontraction de surfeur, à São Martinho do Porto, petite station balnéaire où Mário expose avec ses amis Heitor Figueiredo, Eduardo Constantino et l’Espagnol Xohan Viqueira dans une galerie de construction moderne en front de mer. Un ascenseur permet de passer de la basse à la haute ville. La galerie est donc traversée par une navette permanente. Il est dix heures du soir, un groupe d’amateurs s’arrête au niveau de la salle d’exposition. On y trouve les pièces de Mário. Son œuvre, d’un très grand souci visuel, est animée d’indices signalétiques très simples (ronds, rectangles, triangles) et colorés. Pour ces sortes de tableaux de bord, il n’existe pas de mode d’emploi. La clé en est la poésie. Si on la possède, ils deviennent lisibles comme des tableaux en trois dimensions. On pressent que Mário ira loin car il possède, outre le métier, une originalité et un souci du collectif au service de la céramique… Mário Reis pense en terme de groupe avant tout. Le lendemain, veille de notre départ, notre visite est pour le Cencal. Si Caldas da Rainha est une ruche céramique, le Cencal est la ruche dans la ruche. À cette école céramique sont formés de nombreux jeunes. Tout ici permet de fonctionner dans les mêmes conditions qu’au Cnifop en France. Le directeur, M. José Luis de Almeida Silva nous fait la visite des lieux ; nous parlons de Deblander ; il me montre la place qu’occupe La Revue de la Céramique dans la bibliothèque de l’école, entre une revue américaine et une revue anglaise. Ici au Cencal, nous sommes en pays de connaissance et nous continuons la visite avec Sr Velhinho et da Silva. J’admire une belle sculpture en
Vue nocturne de l’œuvre évolutive de Ferreira da Silva pour l’hôpital thermal de Caldas. Jardin et bâtiment de l’école CENCAL. Sculpture en cours d’achèvement de Xohan Viqueira.
grès chamotté de Xohan Viqueira sur le parvis du CCC. Nous repartons, les affaires un peu en désordre dans les sacs. Pendant les dix-huit heures du retour s’ébaucheront les premiers souvenirs de ce voyage céramique et les premiers regrets : celui de n’avoir eu le temps de rencontrer la plasticienne Virginia Frois qui présentait son exposition Guarda acqua, également celui d’avoir vu trop rapidement les potières capverdiennes venues faire un workshop pour la fête de la céramique, où l’aisance de Pasqualina Borges (77 ans) à modeler ces grandes jarres était étonnante. Dix-huit heures aussi pour formuler mentalement les remerciements qui vont de soi ainsi ceux que l’on doit aux amis qui vous ont hébergés avec gentillesse. n Michel Le Gentil
Pasqualina Borges, potière capdeverdienne, et son assitante modelant une jarre pendant la fête de la céramique.
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Caldas da Rainha, une destinée céramique
Copie récente d’un azulejo de Rafael Bordallo Pinheiro, Caldas.
Centre historique de Caldas. Façades recouvertes d’azulejos. Photos : Quito Silva et Mário Reis (en bas).
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etite ville de 25 000 habitants située à 80 km au nord de Lisbonne, Caldas da Rainha a été fondée en 1484 par la reine Leonor de Lancastre, séduite par la qualité de ses eaux. Dès lors, le destin de la ville est scellé : Caldas da Rainha (les eaux chaudes de la reine) devient une station thermale bien fréquentée. La population s’installe et avec elle, son lot de potiers qui trouvent dans la région les argiles rouges adéquates et le bois des pinèdes pour les cuissons. La passion des découvertes qui caractérise les Portugais ne concerne pas seulement leurs célèbres navigateurs. Dans tous les domaines, dont celui des arts, ils se grisent d’un ailleurs qui pourrait leur apporter des expériences nouvelles, multipliant les emprunts culturels à l’Inde, la Chine ou l’Amérique latine mais aussi à l’Antiquité grecque et romaine. Un mélange détonnant, flamboyant, riche en couleurs et pourtant authentiquement portugais ! Caldas da Rainha est à elle seule un condensé de cet esprit des découvertes grâce à ses artistes du xixe siècle, Gomes Mafra et surtout Bordallo Pinheiro, considéré comme le Palissy portugais, dont les pièces parcourent le monde, apportant une renommée internationale à la petite cité. « La céramique de Caldas da Rainha est un chant tiré d’un de ces grands poèmes
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qui contiennent en eux-mêmes toute la vie d’un peuple, comme Les Lusiades ou La Divine Comédie. » (Ramalho Ortigão, 1891) Est-ce à cause de leur esprit d’ouverture que les Portugais, un siècle plus tard, accepteront, de servir de laboratoire à la mondialisation ? Toujours est-il que la région abandonne ses méthodes traditionnelles pour se tourner vers des commandes destinées uniquement à l’export. C’est le temps de l’euphorie : on construit à tour de bras pour loger les ouvriers de l’industrie. Dans les années 1990, on compte 120 usines dans la région, sans compter les petits ateliers de production. Entre Alcobaça, la ville voisine et Caldas da Rainha, 6 000 personnes travaillent dans l’industrie céramique,. Et puis vient le temps de la désillusion. Le capitalisme ne rêve d’un ailleurs que pour mieux en exploiter les richesses, sans rien laisser en
échange ! Les commandes partent vers des pays comme la Chine, le Vietnam, la Pologne ou la Turquie, obligeant les usines portugaises à fermer, et tant pis pour la qualité et le savoir-faire séculaire de la région ! Caldas da Rainha ne baisse pas les bras pour autant. Elle se souvient des vieilles recettes du xixe siècle, l’esprit d’ouverture et la collaboration avec les artistes, seuls capables de donner une âme à une production qui a oublié ses racines. Les pouvoirs publics se mobilisent – enfin diront certains ! Les projets fusent autour de l’usine de Bordallo Pinheiro et du musée de la céramique. La mairie crée une animation sur plusieurs mois avec marché de potiers, conférences et débats. Son adjointe à la culture Maria da Conceição charge Eduardo Constantino d’organiser une exposition autour de la céramique française contemporaine. N.C. n° 170 janvier-février
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Rafael Bordallo Pinheiro: l’âge d’or de Caldas da Rainha
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afael Bordallo Pinheiro est né à Lisbonne en 1846. Son talent de caricaturiste, souvent acerbe et caustique, lui apporte une célébrité internationale, notamment par ses publications dans l’Illustrated London News. C’est à l’âge de 37 ans que Bordallo Pinheiro installe sa première usine de faïences à Caldas da Rainha, à l’appel de son frère Feliciano. Riche en argiles rouge et blanche, la ville possède un savoir faire déjà ancien qui remonte sans doute au moyen âge, mais c’est en 1820 que commence le véritable essor de l’industrie céramique avec l’installation de l’atelier de Dona Maria dos Cacos, qui produit une céramique populaire et utilitaire aux émaux vert de cuivre ou brun de manganèse. La céramique purement décorative apparaît plus tard, dans les années 1850, avec la reprise de l’atelier par Manuel Cipriano Gomes, dit Mafra, parce qu’originaire de la ville du même nom. Dans cette seconde moitié du xixe siècle l’Europe se passionne pour Bernard Palissy (1510-1590) dont le style connaît un renouveau en France grâce au céramiste Jean-Charles Avisseau. En 1853, Mafra, séduit par des pièces rapportées par un ami collectionneur, se lance dans ce style et sera récompensé aux expositions internationales de Vienne, Philadelphie, Paris et Rio de Janeiro. C’est donc sur un terrain propice et dans une période d’effervescence culturelle que Bordallo Pinheiro apporte son talent d’artiste à une production de grande qualité technique. La jeune usine connaît très vite le succès et, en 1889, elle reçoit une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris tandis que Bordallo Pinheiro est fait chevalier de la Légion d’honneur par le président Sadi Carnot. En 1904, ce sont les États-Unis qui l’honorent par une nouvelle médaille d’or à l’Exposition universelle de St Louis. n° 170 janvier-février
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Acquises par les rois et les grands d’Europe et du nouveau monde, les œuvres de Bordallo Pinheiro donnent à Caldas da Rainha la renommée internationale qui va assurer la prospérité de la cité pour le siècle à venir, même si, en mauvais gestionnaires, les frères Bordallo n’échappent pas aux problèmes de trésorerie ! Bordallo s’engage dans le courant néo-Palissy qu’il mâtine d’une exubérance toute manuéline dans des pièces représentant des animaux ou des fruits. Son talent de caricaturiste lui inspirera aussi des séries de personnages issus du folklore ou de la politique, encore très reproduits de nos jours. Mais c’est sans doute dans le domaine de l’azulejo que Bordallo Pinheiro donne toute la mesure de son sens de l’innovation. Qu’ils soient en relief ou peints, répétitifs ou figuratifs, les azulejos de Bordallo Pinheiro que l’on peut encore admirer sur de nombreux murs et façades de maisons bourgeoises de l’époque, surprennent par leur qualité et leur originalité. Influencé par l’Art Nouveau qui séduit le Portugal dans tous les domaines, il pousse la technique du relief aux limites de la sculpture, avec des motifs d’inspiration naturaliste. Lorsqu’il meurt en 1905, toujours en grande difficulté financière, le patrimoine reste entre les mains de la famille qui crée une nouvelle usine en 1908. On peut encore visiter l’un de ses anciens pavillons, transformé en musée et qui dispose d’une fantastique collection de pièces et de moules de l’époque de Bordallo. Juste après la crise financière de 2008, l’usine a failli fermer, le marché de l’export s’étant brusquement arrêté. La faïencerie, qui a employé jusqu’à 500 personnes, fonctionne au ralenti avec 170 collaborateurs. La mairie a racheté une partie des locaux pour y installer, à terme, des ateliers d’artistes. Une nouvelle direction semble vouloir
recentrer la production sur l’héritage de Bordallo Pinheiro et sur un travail de qualité, parfois perdu de vue lorsque la mondialisation des dernières années apportait commandes et argent facile. N.C. Bibliographie : Bordallo Pinheiro, J. Caleia Rodrigues et J. Sampaio. Cerâmica portuguesa. 1931, Empreza do Diaro de Noticias. Rafael Bordallo Pinheiro, JoséAugusto França, Livraria Bertrand.
Copie d’un modèle de 1900 de R. Bordallo Pinheiro. Guêpe géante, R. Bordallo Pinheiro, vers 1889. Panneau de jardin, R. Bordallo Pinheiro.
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Ferreira da Silva : il veut peindre la lumière
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é à Porto en 1928, Ferreira da Silva est l’un des artistes emblématiques de Caldas da Rainha. Initié dès l’adolescence aux techniques de la céramique, il apprend aussi la sculpture et la gravure, participant à de nombreux salons en Europe, après sa rencontre avec le peintre Julio Pomar dans les années 1950. En 1954 il intègre l’usine de céramique Secla, fleuron et mastodonte de l’industrie de Caldas da Rainha, qui a rendu l’âme en 2008. C’est au contact de l’artiste hongroise Hansi Staël, en charge de la direction artistique, que la carrière de Ferreira da Silva va prendre son essor. L’usine autorise dans ses murs l’installation d’un atelier de création bientôt dénommé « curral » ou étable ! Trois techniciens sont à sa disposition, Henrique Galo pour la préparation des terres, Alberto Reis pour le modelage et le tourneur virtuose Guilherme Barroso, qui 20 ans plus tard, deviendra le maître d’apprentissage d’Eduardo Constantino. À la création de pièces uniques s’ajoute, au début des années 1960, un travail dédié à l’azulejo, matériau traditionnel de l’architecture portugaise que Da Silva veut faire évoluer. En 1962 il participe à l’exposition de la ligue des architectes de New York sur le thème de la céramique murale tridimensionnelle. Son caractère entier et indomptable se sent pourtant un peu à l’étroit dans les murs du Curral et Ferreira da Silva quitte momentanément l’usine pour un petit atelier local où il se perfectionne dans les engobes et les cuissons au bois avec le céramiste Afonso Angelico. En 1967, il obtient une bourse d’études de la fondation Gulbenkian qui lui permet d’aller à Paris à l’école des Métiers d’Art de la rue Thorigny où il étudie les techniques du vitrail et de la tapisserie. Il fait l’expérience de Mai-1968 dans la capitale française et y rencontre d’autres artistes qui auraient pu le propulser vers une carrière internationale, mais le mal du pays le fait bientôt réintégrer une nouvelle fois l’abri sécurisant du Curral. Sa rencontre avec l’artiste Santiago Areal, pour lequel il a une immense estime, l’encourage à aborder les grandes dimensions et à allier à la céramique d’autres matériaux comme le verre, le métal et le bois. Ferreira da Silva veut que ses œuvres défient le futur : « l’homme est un être cosmique et un passager du temps ». Puisant souvent son inspiration dans la mythologie, son œuvre a une forte charge symbolique. « Tout mon travail a pour point de départ un concept philosophique avec deux valeurs essentielles : la beauté et la force. » n° 170 janvier-février
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Aujourd’hui, Ferreira da Silva partage son temps entre son village de Gaeiras, adossé aux collines viticoles de Caldas da Rainha et un nouvel atelier à l’usine Molde qui, prenant le relais de Secla, a mis ses installations à la disposition de l’artiste depuis une dizaine d’années. Alors que la crise l’a obligé à licencier plus de la moitié de son personnel, le directeur Beato Caetano essaie de survivre en se recentrant sur une production de qualité, en collaboration avec des artistes de renom comme Ferreira da Silva ou Eduardo Nery. La réputation de Caldas da Rainha en temps que centre céramique s’est faite autour d’un immense artiste, Bordallo Pinheiro. La crise amène les industriels les plus innovants à revenir aux sources de cette prospérité, la valeur humaine et l’échange permanent avec les artistes. N.C.
Ferreira da Silva, Eduardo Constantino et Michel Le Gentil assis devant la grande fresque de céramique et verre à l’intérieur du CCC. Détail et vue d'ensemble du panneau de da Silva, céramique et verre, dans le hall de l’immeuble administratif de la région Ouest. Page de gauche : Dans l’usine Molde, Le Gentil et da Silva. Cohabition de pièces d’artiste et industrielles.
Bibliographie : Numéro spécial de la Gazeta das Caldas du 28-12-2001, Natacha Narcisso. la revue de la céramique et du verre
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Céramique traditionnelle début XXe, vert de Caldas.
La famille potière des Reis : Le grand-père João Reis, 1977. L’oncle João au CENCAL avec Eduardo Constantino, 1987. L’oncle Armindo au tour, 2003 (photo : Valter Vinagre) et sa production (photo : Nuno Calvet, extraite du livre Tesouros do Artesanato Portugues de Teresa Perdigão).
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Mário Reis, héritier d’une famille potière
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ans la famille Reis, demandez l’arrière- arrière-grand-père João, premier potier de la dynastie, contemporain de Bordallo Pinheiro et l’arrière-grand-père Jesuino, qui lui a succédé dans le petit atelier de la rua dos Oleiros (rue des Potiers). Demandez aussi le grand-père João, les oncles Armindo et João, et enfin le neveu Mario, dernier héritier d’un savoirfaire séculaire. Les Reis ont toujours produit une céramique traditionnelle utilitaire faite de pichets, plats, jarres, ustensiles de cuisson et vaisselle. Ils allaient euxmêmes extraire leur terre dans les carrières de la région, un travail pénible et harassant suivi de longues journées de tournage et de cuisson au feu de bois. Comme partout ailleurs, les potiers de Caldas ont subi de plein fouet la concurrence de l’aluminium et du plastique et peu à peu, les ateliers ont disparu au point que la rue des potiers a été rebaptisée ! L’atelier des Reis a survécu jusqu’en 1985, grâce à l’obstination du grand-père et de son fils João et à leur passion peu commune pour leur métier. À la mort de son père, João devient formateur au centre d’apprentissage du CENCAL, où le rejoint bientôt son frère Armindo. João y voit l’opportunité de sortir du carcan familial pour donner libre cours à une production plus personnelle, premier accroc dans la transmission quasi génétiquement programmée de la dynastie. Quelques années après sa mort, c’est son neveu Mário qui reprend le flambeau et se lance dans une production en rupture totale avec la tradition familiale. Né en 1971, Mário a hérité des siens l’enthousiasme et la passion mais aussi un sens inné de la terre avec laquelle, enfant, il a pu jouer sans se projeter dans le métier. Peut-être parce rien ne lui a été imposé, il s’est affranchi de l’héritage familial et a choisi, à 27 ans, de faire de son parcours céramique un accomplissement personnel. Mário rend souvent visite à son oncle Armindo qui, à 83 ans, travaille encore un peu dans son atelier, le dernier atelier traditionnel de Caldas da Rainha. Il regrette que ce tourneur hors pair soit aujourd’hui oublié de tous, peut-être parce que le regard des hommes n’aime pas se poser sur les espèces en voie de disparition ! Il lui rend hommage à sa façon, en intégrant, dans ses sculptures et panneaux de grès, des éléments réalisés au tour dans la pure tradition familiale. Et puis, Mário s’est retrouvé une autre famille, celle des céramistes d’aujourd’hui qui se sont regroupés dans un collectif mis en place par un Français installé dans la région depuis quelques années, Jean Dominique Ferrari. Avec quelques autres, ils se battent n° 170 janvier-février
2010
pour que leur art ne soit pas considéré comme une activité marginale, les pouvoirs publics étant souvent plus préoccupés par le sort des grandes usines pourvoyeuses d’emploi que par l’avenir de quelques ateliers d’artistes. Mário donne beaucoup de son temps au Collectif 3 Cês, organisant expositions, marchés de potiers, échanges culturels, avec peu de moyens mais beaucoup d’ambition ! Peu à peu, le collectif devient un interlocuteur crédible dans la région. Mário rêve d’expériences nouvelles, qu’elles soient techniques ou artistiques, et vit avec bonheur sa sélection à Céramique 14 où, avec Sofia Beça et Heitor Figueiredo, il a été l’invité d’honneur d’une édition consacrée cette année au Portugal. La céramique de Caldas da Rainha a toujours eu un grand succès à Paris et s’est renouvelée dans la confrontation avec d’autres céramistes européens. Qu’il en soit de même pour le dernier des Reis ! N.C.
Le neveu Mário Reis, au salon Céramique 14 à Paris, 2009. Photo: GFGirard. Œuvres de Mário Reis, 2009. Toutes les photos : Bertrand Le Rouzo, sauf mentions contraires. la revue de la céramique et du verre
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