dossier
Caldas da Rainha
Carnet de voyage en Lusitanie Tout a commencé à l’initiative d’Eduardo Constantino qui a répondu à la demande de la ville de Caldas da Rainha désireuse de mettre en place une exposition de céramistes français. Michel Le Gentil y participe, avec Catherine et Bruce Gould, et Armel Hédé. Un camion est venu spécialement du Portugal enlever les pièces en Bretagne. Récit d’une échappée en pays céramique.
E
« Les murs ont des oreilles », 5O x 12 x 45 cm Bordallo Pinheiro, Musée de la Céramique. Azulejo du céramiste Herculano Elias. Usine Secla, Caldas, vers 1960 Plaque de rue en faïence émaillée. Caldas da Rainha. Photos : Quito Silva et Mário Reis.
duardo et moi, nous partons accompagnés de l’ami Bertrand chargé de prendre des photos. Notre première halte a lieu à Mangualde pour visiter la Casa dos Condes da Anadia qui renferme une des plus belles collections privées d’azulejos ; mais la porte est close. Nous n’avons pas plus de chance avec la cave de Santar où des azulejos fameux sont normalement visibles sur la cour intérieure du bâtiment. Je me dis que les belles choses se méritent et que ces deux « ratages » doivent être pris comme une mise à l’épreuve initiatique. En ville, sur la place centrale, Eduardo nous fait voir une maison délaissée mais somptueusement parée de ces azulejos tant attendus. Il a tenu à faire ce détour pour nous montrer la nécessité d’une politique de sauvegarde patrimoniale concernant ce type d’habitations. Plus tard, il me montrera un ouvrage de photos de son ami Quito Silva concernant ces maisons uniques dans leur genre dont certaines, depuis la parution du livre, ont déjà été dépouillées de leur décor pour alimenter des collections privées ou pour parer de nouvelles habitations. Si bien que du lustre de ces maisons il ne reste plus trace que dans cet ouvrage épuisé.
14 I la revue de la céramique et du verre
Un sentiment d’émerveillement et de tristesse mêlés, voilà ce que nous inspire la vue de ces murs qui ont perdu leur éclat de faïence. « Une humiliation de la raison » C’est par ces mots qu’Eugenio d’Ors définit le baroque. Il y a un peu de cette humiliation de la raison dans l’étrange objet que nous apercevons en visitant Caldas à notre arrivée. Il s’agit d’une sculpture haute de plusieurs mètres faite d’éléments différents, piliers, cercles, demi-cercles, bassins habillés de carreaux en céramique. L’œuvre est de Ferreira da Silva. Nous revenons la nuit la photographier. Ses différents éléments créent des découpes dans le ciel étoilé. Des jeunes gens sont assis au pied des bassins. Qu’une œuvre plastique devienne un lieu de rendez-vous, voilà qui nous renseigne sur le rôle de l’art monumental dans la cité. La sculptrice et théoricienne Martha Pan a affirmé que son rôle n’est pas de décorer une place mais de créer une place : « L’objet, dit-elle, crée dans l’espace un lieu vivant, un lieu mouvant, un lieu de rencontre. Rencontre entre la nature et l’objet, entre l’homme et l’objet, entre l’homme et l’espace par l’intermédiaire de l’objet ». L’objet de Da Silva se situe dans cette problématique. Je prends une photo de Vénus qui brille dans le U incliné à six ou sept mètres de haut ; puis d’autres photos de carreaux isolés traités chacun comme des petites vignettes abstraites. Ces carreaux de faïence émaillée, décorés librement, dynamisent la sculpture et l’unifient, créant une sorte de parcours labyrinthique. Ils sont une signature secrète en continu. Cette sculpture en ciment, fer et carreaux de faïence de Ferreira da Silva, c’est un peu comme si la pensée de Martha Pan avait été contrariée par l’esprit de Cobra. Le lendemain de notre arrivée, nous avons rendez-vous avec Ferreira da Silva et Carlos Mota, le directeur du Centre culturel, dans un bar populaire. Les deux hommes ont l’air de préparer un loto. Da Silva, quatrevingts ans, est toujours sur la brèche. Je lui montre la photo de Vénus lovée
dans les bras du U, il me dit : « c’est ça exactement ». Entre l’artiste et l’hôpital thermal de Caldas da Rainha a été établi un protocole qui, par sa nature, donne à la sculpture de da Silva un côté « work in progress », celui-ci devant créer chaque année des éléments nouveaux qui viendront parachever l’œuvre. Notre rencontre avec lui est l’occasion de constater le dynamisme de la ville de Caldas ; ses usines de céramique ont mis leur matériel à sa disposition, comme elles l’ont fait avant lui pour les peintres Julio Pomar ou Alice Jorge. Actuellement, da Silva travaille dans les murs de l’usine Molde dont je reparlerai. Les yeux du lapin D’un pays qui porte un soin particulier à la production de sa vaisselle, on ne peut s’étonner d’y trouver des restaurants excellents. Nous nous rendons donc au restaurant Casal Frade où tout le monde commande du lapin, sauf da Silva. Je lui demande pourquoi, il me répond : « à cause des yeux du lapin » ; puis sur une serviette en papier, il dessine au feutre noir un lapin aux courbes gracieuses et aux yeux de biche. C’est tout simplement un azulejo de papier qu’il m’offre là. Format, motif, tout y est, sauf la couleur. En ce moment précis da Silva est le descendant de ces faïenciers qui, depuis le quinzième siècle ont donné au Portugal son identité céramique. Cela a commencé par l’imitation des « indiennes » (copies céramiques de ces tissus importés des Indes) puis s’est poursuivi par des emprunts aux traditions islamiques, flamandes, italiennes, assimilant aussi bien les « grotesques » que les lois de la perspective ou le jeu avec la géométrisation ou encore l’art du trompe-l’œil. L’extraordinaire souplesse plastique de l’azulejo a permis son emploi dans le domaine de l’architecture en jouant sur l’association de modules (le travail d’Eduardo Nery en est un bel exemple) et cette même souplesse a fait que des créateurs aussi divers que Bordallo, Pinheiro, Julio Pomar, Zao Wou-ki, n° 170 janvier-février
2010