Emile Grigorov
LE DRAME DU COGITO: UNE VERSION CONTEMPORAINE Étude sur la philosophie de Merab Mamardachvili
Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en philosophie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2006
© Emile Grigorov, 2006
RESUME
La présente étude est consacrée à l'aventure
intellectuelle
du philosophe géorgien Merab Konstantinovich Mamardachvili -
1990).
Selon un
jugement
représentative
d'une
importante
l'intérieur
à
largement
tendance du
répandu,
historiquement marxisme
(193 0
sa pensée est
et
politiquement
soviétique.
C'est
la
tendance à l'émancipation de la philosophie professionnelle par rapport
au
discours
idéologique
officiel.
En
faisant
une
relecture de Mamardachvili dans la perspective de l'interaction entre
le
sens
signification caractère
purement
théorique
socio-politique,
dramatique
des
de
l'auteur
efforts
ses
textes
tend
à
et
leur
démontrer
mamardachviliens
visant
le le
dépassement des limites de la pensée imposées par les structures du pouvoir idéologique dans le champ philosophique soviétique. Afin de mieux saisir la raison d'être de ces efforts, l'étude se développe
sur
le plan
de
l'analyse
conceptuelle
de
ce que
Mamardachvili appelait « la position de l'homme conscient dans le monde ». Les références majeures au cours de cette analyse sont les textes du philosophe géorgien sur Marx et Descartes. Suivant
la
l'idéologie l'auteur
pensée (et
arrive
conceptualisation
mamardachvilienne
de à
1'idéocratie) la
conclusion
qui avec
que
lie le
chez
la
critique
principe
de
cogito,
Mamardachvili
la
de « la position de l'homme conscient dans le
monde » fait partie de sa propre stratégie de prise d'une telle position
face
à
régime communiste.
l'ordre
politico-idéologique
imposé
par
le
AVANT-PROPOS
L'idée de cette étude est née au milieu des années 90 quand
dans
les pays
du bloc
communiste
qui venait
de se
désintégrer on menait une vraie bataille intellectuelle pour le monopole sur la vision légitime1 en ce qui concerne la valeur philosophique de l'héritage théorique de Marx. Comme étudiant
à
la
Faculté
de
philosophie
de
l'Université
de
Sofia, je suivais de près le développement de cette bataille au
sein
du
champ
philosophique
bulgare2.
Accompagnées
d'évaluations positives ou négatives, moins souvent signe d'une neutralité,
sous le
les thèses philosophiques
de Marx
étaient présentes, implicitement ou explicitement, dans les cours et les publications de la plupart de mes professeurs. Il ne pouvait pas en être autrement : pendant un demi-siècle tout raisonnement philosophique en deçà du « rideau de fer » s'était développé l'idée
que
la
dans un contexte
dialectique
idéologique
matérialiste
marque
dominé par le
point
culminant dans « l'évolution » de la pensée philosophique. Et comme on pouvait s'y attendre, avec l'arrivée des réformes politiques en Union Soviétique et dans les pays de l'Europe 1
J'emprunte cette expression à Pierre Bourdieu (voir U. Ka3aHM Hema [Pierre Bourdieu, Choses dites], M3flaTejTCTBO 2
"CB.
KjIMMeHT
OxpMflCKM",
CO$MH,
pp. 138-140).
Dans ce travail, j'utilise le concept de champ philosophique élaboré par Pierre Bourdieu dans les livres L'ontologie politique de Martin Heidegger, Les éditions de Minuit, Paris, 1988 et Méditations Pascaliennes, Seuil, Paris, 1997.
Centrale et de l'Europe de l'Est, est venu le moment, si on paraphrasait
Nietzsche, de la réévaluation
du marxisme en
tant que valeur théorique.
Le problème principal cette réévaluation d'entrecroisement idéologie
était
qui
s'est profilé
celui
des
entre philosophie,
politique
dans
limites
et
science
l'œuvre de Marx
au
cours de
des points
économique et
et
des
penseurs
qu'il a inspirés. Qu'est-ce en fait que le marxisme : une image
ontologique
du
monde,
dialectico-matérialiste,
une
argumentée méthode
du
point
d'analyse
une critique du capitalisme, une théorie de
de
vue
économique,
la révolution
socialiste, ou tout cela à la fois ? Pourrait-on parler d'une tradition marxiste dans le domaine des sciences de l'homme et de la société sans tenir compte de l'apparition de phénomènes du rang de Staline et du Goulag ? Les approches marxistes du développement l'échelle
socio-économique
locale
et
auraient-elles
globale,
après
un
avenir, à
l'écroulement
du
socialisme du type soviétique ? Et enfin, dans quel rang de continuité
historico-philosophique
la
pensée
de
Marx
pourrait-elle s'inscrire?
Bien sûr, la discussion publique de ces problèmes n'est pas
une
chose
postsocialistes ».
spécifique Il
existe
une
pour
les
abondance
de
« sociétés faits
dans
l'histoire du XX siècle qui témoignent de ce que le marxisme est une des dispositions intellectuelles contemporaines les plus
productives,
et
en
même
temps
un
des
paradigmes
scientifiques modernes les plus contestés. Voici pourquoi il serait
faux d'affirmer
que la réévaluation
du marxisme en
tant que valeur théorique est un processus historique dont le
début dans le temps et dans l'espace coïncide avec le début des révolutions plus ou moins « tendres » à l'est du mur de Berlin. Au contraire, pendant la seconde moitié du XX siècle le
processus
différente notamment
en
question
presque de
se
partout
déroule
dans
l'Union Soviétique
le
avec
monde,
et de
ses
une à
intensité l'exception
satellites où,
jusqu'au milieu des années '80, le marxisme est, pour ainsi dire, politiquement immunisé contre les lectures critiques.
D'un
autre
prévenue pendant
des la
côté,
discours
période
lors
d'une
théoriques
indiquée,
on
analyse
précise
et non
fabriqués
dans
pourrait
apercevoir
ces
pays des
formes de pensée marxistes qui refusent en quelque manière de s'inscrire
dans
la
structure
morphologique
de
l'idéologie
officielle, et par là mettent en doute son style de même que ses vérités.
Il m'est difficile de dire quand et comment a surgi
mon
intérêt pour ces formes mais lorsqu'il s'est approfondi et qu'il a acquis un caractère proprement suis
rendu
compte
que
pour
correcte,
la réévaluation
théorique
doit
retenir
qu'elle
du marxisme
dans
son
foyer
scientifique soit en
historiquement
tant
non
je me
que valeur
seulement
les
constructions dogmatiques de l'idéologie marxiste-léniniste, mais aussi les actes d'émancipation intellectuelle inspirés par 1'œuvre de Marx.
Ainsi, à la fin de 1996, je me suis proposé d'étudier quelques
actes
de
cette
espèce
dans
le
champ
de
la
philosophie intérêt
professionnelle
sur L'histoire
de
soviétique3.
J'ai
l'esthétique
focalisé mon
antique
Lossev, Le Marxisme et la philosophie du langage
d'Alexey de Mikhail
Bakhtine, La logique dialectique d'Evald Ilienkov et L'idéal classique et l'idéal non-classique de la rationalité de Mérab Mamardachvili4.
J'avais l'envie de fixer les points d'attraction et de répulsion entre ses auteurs et les classiques du marxisme, et de
tenter
d'analyse
ensuite
de
topologique
Soviétique
que
construire
une
sorte
de
des discours philosophiques
l'idéologie
officielle
matrice en Union
n'a
pas
pu
«apprivoiser».
Il me paraissait alors que la réalisation de ce projet me demanderait trois ou quatre années de travail. J'avais une problématique méthodologique
relativement claire
et
bien des
structurée, archives
une
organisées
vision avec
beaucoup de soin. Il me restait à analyser les topos concrets de la pensée marxiste non orthodoxe dans les textes cités plus haut. Mais pour que mon analyse soit plus qu'un exercice de juxtaposition de quatre œuvres très diverses à l'égard de leur thématique, je devais en premier lieu examiner chacune d'elles du point de vue de sa place dans l'œuvre entière de 3
J'ai choisi notamment ce champ, car j'avais déjà appris par certains de mes collègues bulgares plus âgés que pour les philosophes des autres pays socialistes, ce champ était l'endroit où l'orthodoxie marxiste-léniniste était plus puissante qu'ailleurs, mais aussi l'endroit où les déviations par rapport à cette orthodoxie étaient les plus nombreuses et variées. Il s'agit de quatre ouvrages scientifiques référentiels créés dans les conditions du régime soviétique, mais intraduisibles dans la langue de son idéologie.
son auteur; en second lieu, du point de vue de son propre objet ; et en troisième lieu, du point de vue du réseau de liens intertextuels
synchroniques et diachroniques
où elle
s'était inscrite.
Au début, cette perspective m'a rempli d'enthousiasme, mais après un certain temps je me suis rendu compte qu'elle avait envers moi des exigences qui dépassaient de loin le niveau de mes compétences scientifiques. Je craignais de ne pas
connaître
dans
les
détails
l'histoire
du
champ
philosophique soviétique, et que cela allait créer beaucoup de problèmes lorsque je me serais attaqué au développement de la problématique intertextuelle. Non pas moins gênante pour moi
était
l'énorme
quantité
d'informations
concernant
la
réception de Lossev, Bakhtine, Ilienkov et Mamardachvili de la part de leurs disciples et adeptes, ainsi que de la part des
fonctionnaires
soviétique.
Et plus
dans
l'appareil
je mettais
idéologique
d'attention
à
du
régime
l'étude des
approches marxistes de ces penseurs, plus j'étais convaincu que
leur
originalité
est
irréductible
à
une
topologie
générale.
Tout cela m'a amené à réviser mes ambitions de jeune chercheur et à leur donner un caractère plus réaliste. J'ai décidé de ne pas me disperser entre quatre auteurs si forts au plan heuristique, mais de poursuivre les fils marxistes dans l'oeuvre de seulement l'un d'entre eux.
Après
une
brève
période
d'hésitation,
j'ai
choisi
Mamardachvili. En premier lieu, parce que je connaissais ses textes mieux que ceux de Lossev, Bakhtine et Ilienkov. En
second
lieu, parce
flexible,
et
en
que
même
son marxisme temps
le
me
plus
semblait
le plus
authentique.
Et
en
troisième lieu, parce que sa personne s'était cristallisée en des
formes
d'attitudes
intellectuelle
et
sociale
particulièrement intéressantes du point de vue philosophique.
C'est notamment à ces formes qu'est consacré le présent ouvrage. Je vais commencer par la description de leur origine théorique
qui
« fausse
renvoie
conscience ».
à
la
conception
Ensuite,
je
vais
marxienne
de
la
interpréter
la
dimension transcendantale qu'elles contiennent, en m'appuyant surtout sur les Méditations cartésiennes de Mamardachvili. Et enfin, je vais les examiner en tant que formes symboliques du fait
ontologique
« je
suis ».
Je
voudrais
bien
croire
qu'ainsi je vais réussir à restaurer les moments essentiels du drame existentiel d'un philosophe soviétique qui est resté fidèle à Marx non pas au détriment, mais au nom de son « je pense ».
Je
voudrais
institutions
et
ici aux
exprimer gens
qui
ma m'ont
reconnaissance appuyé
aux
moralement,
intellectuellement et matériellement lors de mon travail de recherche. Ce sont 1'AUPELF-UREF, de
l'Université
Professeur l'ÉHESS,
Laval, mon
Luc Bégin, les
la Faculté de philosophie
directeur
de
recherche
le Professeur Rose-Marie
Professeurs
Luc
Langlois,
-
le
Lagrave de
Gilbert
Boss,
Alexandre Sadetsky et Renée Bilodeau de l'Université Laval, mes parents, mon épouse et ma petite fille Emilie, qui est mon inspiration quotidienne.
À des moments historiques où rien ne dépend de 1'homme, tout dépend de l'homme. Czeslaw Milosz
10
TABLE DES MATIERES
Résumé
2
Avant-propos
4
Épigraphe
10
Table des matières
11
Introduction
12
Chapitre I À l'école de la dialectique matérialiste 1. Le Cercle logique de Moscou 2 . "Rendez-vous à Prague" 3. Ébauche d'une critique de l'idéologie humaniste...
22 22 38 42
Chapitre II Qui instruit les instructeurs? 1. Que signifie penser "au moment Marx" 2. Les formes inversées 3. Penser la genèse du penseur professionnel
71 71 89 94
Chapitre III Le drame du cogito 1. La naissance de l'homme métaphysique 2. La métphysique empirique du salut personnel 3. La liberté naturelle et le symbole du Moi 4. Le sens d'une dissidence spécifique
111 111 12 0 132 142
Conclusion
154
Bibliographie
160
Annexe A Notes sur le processus de stalinisation de la philosophie soviétique
175
Annexe B Fragments de l'histoire de la culture dissidente en URSS
180
II
INTRODUCTION
Chaque
année
qui
s'écoule
depuis
la
mort
de
Merab
Mamardachvili
(1930-1990) marque à la fois un élargissement
géographique
et
un
approfondissement
intellectuel
des
réflexions sur sa pensée, alors que sa personnalité et son image
sociale
de penseur
se manifestent
de plus
en plus
souvent sur la ligne de démarcation difficilement perceptible entre le récit à caractère mythologique et le souvenir. Voici quelques témoignages venant à l'appui de cette constatation.
Dans un petit texte à propos du livre La pensée empêchée (Entretiens de Merab Mamardachvili Jean-Pierre
Vernant
partage
ses
avec Annie
dernières
Epelboin)5,
impressions
Mamardachvi li. En écoutant un de ses cours à
de
l'Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales au début de 1990, le grand historien français s'est rendu compte de quelque chose qu'il n'avait avant, pendant des années, que pressenti. Il s'agit de
la
ressemblance
purement
physique
entre
le
philosophe
géorgien et... Socrate. Mais ce n'était pas une ressemblance fortuite. D'après par
l'histoire
Jean-Pierre Vernant, elle était préparée
de la civilisation européenne afin de nous
faire penser d'un geste proprement philosophique - à savoir le geste du philosophe qui articule par sa parole
Editions de l'Aube, Paris, 1991.
12
la vie
authentique
de
la
conscience6. Ce
geste
a
été
très bien
défini par Heinz Wismann comme "le geste transcendantalisant qui rend incertaines toutes nos certitudes"7.
Dans une lettre du 7 septembre 1993, adressée à Youri Senokossov, collaborateur à l'Institut de philosophie auprès de
l'Académie
des
sciences
de
Russie
et
ami
proche
de
Mamardachvili, les philosophes cubains Gustavo Pi ta Sespedes et Vilfredo Domingues Kouce écrivent :
Nous voulons vous annoncer qu'à la fin du mois d'octobre prochain notre séminaire "Formes, styles et manières de penser dans la philosophie" reprendra son travail. Comme auparavant, une place centrale dans les discussions occupera l'œuvre de Merab Mamardachvili puisque d'après nous ses analyses des structures formelles de la pensée philosophique sont à la hauteur de celles de Platon et Kant8. Et à la fin - un témoignage de la gloire quasi-mythique que
Mamardachvili
avait
de
son
vivant
dans
sa
Géorgie
natale :
En 1980 à Tbilissi est arrivée la légende en chair et en os Merab Mamardachvili, se souvient Diana Souladze9. Mais ma vraie rencontre avec lui a eu lieu 6
Voir J.-P. Vernant, "Mamardachvili, l'homme de la parole", in
Libération, 1er août 1991. X. BncMaH, "nocneflHM TaHra B HapviyK (Pa3roBop c JI. fleraoBa, fl. flenHOB M M. Kp^CTeB)" [H. Wismann, «Derniers tango à Paris (Entretien avec L. Deyanova, D. Deyanov et I. Krastev»], B: KyjiTypa, 3/1995. 8
Voir KoreHPiajibHOCTh MBICJIM. 0 $MJioco§e Mepaôe MaMapjjauiBMjiM, congénialité de la pensée. Du philosophe Merab Mamardachvili], "Elporpecc", MocKBa, 1994, p. 238.
9
Colaboratrice à l'Institut des sciences de Géorgie.
de philosophie auprès de
13
l'Académie
[La
en février 1982 lorsqu'il a commencé à donner son cours sur le roman de Marcel Proust À la recherche du temps perdu. Moi et mes amis, nous fréquentions ce cours comme si nous allions à l'église. La grande salle où il philosophait à voie haute, se transformait devant nos yeux en temple. Il parlait exactement de ce qui nous tourmentait. De la personne humaine, de sa responsabilité, de sa liberté10. Alors, rendu semblable à Socrate de par son physique et sa manière de philosopher, rangé à côté de Platon et Kant en raison de ses compétences analytiques, perçu comme prêtre de la pensée libre et de la parole philosophique ardente, qui est en fait Merab Mamardachvili? De quel phénomène culturel s'agit-il? Et quelles sont les conditions intellectuelles et sociales ayant favorisé son émergence dans le monde?
Ce sont les questions qui ont ouvert la perspective de la présente recherche. On ne saurait leur donner des réponses adéquates et exhaustives que par le biais d'une relecture de l'ensemble
de
l'œuvre mamardachvilienne
en
même
temps
du
point de vue de sa continuité conceptuelle et du point de vue de
la
manière
normatif
de
dont
elle
la philosophie
s'inscrivait
dans
soviétique
pendant
le
contexte
la
période
entre la fin de la Deuxième guerre mondiale et le début de la Perestroïka. Autrement dit, pour comprendre la spécificité de la pensée mamardachvi li enne, il faut l'envisager
à la fois
comme une aventure intellectuelle personnelle et comme une prise
de
position
à
l'égard
des
structures
sociales,
politiques et idéologiques déterminant les règles du jeu dans le champ de la philosophie professionnelle soviétique. En fin de compte, il est question de savoir comment Mamardachvili
10
Ibidem, p.237.
14
faisait pour dépasser par sa pensée les limites de la pensée imposées
par
ces
règles,
tout
en
respectant
leur
ordre
formel. En ce sens, mon approche est inspirée par la théorie sociologique de Pierre Bourdieu, et plus précisément par son projet de réviser les méthodes traditionnelles en histoire de la philosophie du point de vue des rapports dynamiques, voire contradictoires
entre
les
structures
de
la
raison
philosophique et celles de sa détermination sociale. Cette dernière est toujours là sous différentes formes, mais comme l'avait démontré encore Marx, surtout sous la forme de l'idée que
la
raison
métaphysique
jouit
d'une
autosuffisance
ontologique et, donc, d'une liberté absolue.
D'après
moi
Mamardachvili
c'est
notamment
cette
idée
qu'explorait
tout le long de sa vie afin de
l'approuver,
mais de façon négative ou, si l'on veut, dialectique, c'està-dire en accentuant les contradictions ontologiques qu'elle véhicule
et
idéologique. stratégie
en Et
l'opposant
puisqu'il
intellectuelle
à
était
sa
propre
loin
de
uniquement
réification
considérer
comme
une
cette
question
d'habileté philosophique, mais y voyait la raison-même d'être de
sa
personnalité,
j'ose
parler
d'un
véritable
drame
existentiel.
Mais la tâche principale que je me donne dans cette étude est de démontrer la portée universelle de ce drame en mettant en relief les images et les concepts par lesquels il nous fait penser à ce que Hannah Arendt appelait la condition de l'homme
moderne.
Si
j'y
parviens,
cela
va
élargir
la
perspective des recherches non pas seulement sur l'œuvre de Mamardachvili, philosophie
mais
aussi
soviétique
sur
dont 15
toute
l'image
l'histoire est
très
de
la
souvent
assimilée, par méconnaissance ou pour des raisons politiques, à
l'image
du
marxisme-léninisme
en
tant
qu'idéologie
officielle du régime communiste.
Merab
Konstantinovich
septembre
Mamardachvili
est
1930 à Gori, ville natale, par
également
de
Staline.
Son
père,
né
le
15
ironie du sort,
Konstantin
Nikolaevich
Mamardachvili, était militaire, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir
une
géorgien,
vision
humaniste
c'est-à-dire
disposition
du
monde.
quelqu'un 11
dialogique .
La
C'était
d'esprit
mère
du
un
ouvert
philosophe,
et
vrai de
Ksenya
Platonovna Garsevanichvili, était pédagogue. Elle provenait d'une vieille rigoler
en
famille
soulignant
aristocratique. Mamardachvili que, du côté de
sa mère,
aimait
il était
descendant des anciens grecs. N'oublions pas que la Géorgie est l'ancienne Colchide où, selon le récit mythologique, les argonautes commandés par Jason sont allés conquérir la Toison d'or...
Après avoir terminé ses études au lycée K?14 à Tbilissi où ses
disciplines
préférées
étaient
la
physique
et
les
mathématiques, Mamardachvili a été admis en 1949 à la Faculté de philosophie de l'Université de Moscou. Ayant manifesté dès le début de ses études universitaires une sorte de méfiance par rapport aux règles du discours philosophique officiel et en même temps un intérêt pour les problèmes de la logique et de
1'épistémologie,
il
est
entré
en
contact
avec
les
étudiants et les professeurs constituant, pour ainsi dire, le camp 11
des
« hérétiques »
Cf. K). CeHOKoeoB, d'ouverture»], B:
dans
le
champ
de
la
philosophie
"BcTynMTejibHoe CJIOBO" [Y. Senokossov, «Paroles KoHreHMajiBHOCTB MHCJIM. 0 fyvuiocoQe Mepaôe
, réf. cit., pp. 9-13.
16
soviétique
professionnelle.
structuré de telle
À
l'époque
façon que toute
ce
dernier
était
tentative de penser à
l'intérieur du paradigme dialectico-matérialiste, en faisant abstraction
de
ses
implications
politiques,
mettait
en
question les résultats du processus de stalinisation de la philosophie marxiste en URSS. Autrement dit, la distinction même entre le côté théorique et le côté pratique du marxisme était déjà une prise de position critique à l'égard de la stratégie du régime stalinien concernant la formation et la recherche en philosophie. À mon sens c'est notamment cette distinction qui D'après
lui
stimule
la pensée du jeune Mamardachvili.
l'entreprise
intellectuelle
de Marx
s'est mal
terminée à cause de son engagement politique, mais elle a donné comme résultat la meilleure méthode d'Ideologiekritik. Il s'agit du schéma matérialiste d'analyse de la consciense.
Mamardachvili a consacré à l'étude de ce schéma au moins une
vingtaine
d'années.
En
ce
sens
on
peut
dire
que
l'approche marxienne de la conscience était pour lui la voie de son initiation à la philosophie. Pendant les années v60 et v
70 il a démontré à plusieurs reprises qu'à part la critique
des structures économico-politiques de la société bourgeoise, l'oeuvre
de
Marx
scientifique
nous
(c'est-à-dire
offre -
une
théorie
fondée
sur
à
le
la
concept
fois de
causalité objective) et phénoménologique (c'est-à-dire - nonnaturaliste) de la conscience.
L'interprétation Mamardachvili, approfondie
correcte
n'est
des
de
possible
effets
cette que
théorie,
par
épistémologiques
une
insiste critique
produits
par
l'idéologie humaniste. Il s'agit surtout de l'idée que tout processus
de
connaissance
de
17
la
réalité
objective
est
déterminé par l'expérience
le sens que cette réalité acquiert vécue
de
l'individu
connaissant.
grâce à
En
d'autres
mots, pour comprendre et bien appliquer la méthode marxienne d'analyse de la conscience, il faut se garder de considérer la conscience références
ou collective comme un lieu de
indispensables pour la connaissance humaine des
conformités
dans
« l'individu Jean-Paul
individuelle
la
nature
et
historiquement
Sartre,
est
la
société.
concret »,
enclin
tel
Par que
à croire qu'il
exemple, conçu
est
par
toujours
conscient de ce qui se passe dans le monde social, mais cette croyance
n'a
démontré
Marx,
fonctionnent
aucune les
dans
valeur
scientifique.
images une
de
société
la
Comme
réalité
donnée,
l'avait
sociale
sous
qui
forme
de
représentations individuelles et collectives, ne sont que des « objets sociaux » parmi tant d'autres. Alors, si l'on veut vraiment parvenir à un savoir concret de ces objets, il faut considérer le monde social comme une réalité ontologique dont les
structures
matérielles
déterminent
la
conscience
de
« l'individu historiquement concret ». Cela veut dire qu'il faut
analyser
cette
conditionnement
social
dernière concret,
comme et
effet non
objectif
pas
comme
d'un source
première de toute connaissance véridique de l'homme et de la société.
En s'opposant occidental sartrien
par visant
à l'école « humaniste » dans le marxisme une la
critique
épistémologique
construction
d'une
du
projet
anthropologie
existentielle, inspirée par la pensée de Marx, Mamardachvili a approfondi sa réflexion sur ce qui était d'après lui le noyau du schéma matérialiste d'analyse de la conscience, à savoir - la question du mécanisme social de production de « formes inversées » de la vie consciente. Pendant les années
18
'70,
il
a
abordé
reconstruction
cette
question
historique
des
par
le
conditions
biais
d'une
sociales
et
intellectuelles qui ont rendu possible la genèse du « penseur professionnel ». reconstruction
Le
résultat
était
la
mise
principal
en
évidence
de
des
cette
éléments à
caractère idéologique (et donc irrationnel) dans la structure de la rationalité scientifique à l'époque moderne. Les grands systèmes
philosophiques
et
scientifiques
affirme Mamardachvili, ont
été édifiés
de
sur
la Modernité, la base de la
croyance que l'ordre de la réalité matérielle coïncide avec l'ordre des images, des idées et des concepts par lesquels cette réalité se présente à l'esprit humain. Il s'agit d'une croyance tout à fait irrationnelle, car elle ne prend pas en considération physique
le
fait
démentent
que
les
souvent
événements
nos
dans
prévisions.
le
monde
Mais
cette
croyance était nécessaire pour la mise en marche du mécanisme social de réification de la pensée, lequel a rendu légitime « l'industrie
de
production
formes
de
la
conscience », générales
de
c'est-à-dire perception
du
la monde,
accrochées à des substances matérielles et sans aucun lien avec l'expérience strictement méditative de l'être humain. En effet, il est question d'une «rationalisation secondaire» de ce qu'on peut considérer comme le principe constitutif de la rationalité bourgeoise (ou moderne), à savoir -
«la position
de l'homme conscient dans le monde».
Pour
comprendre
comment
cette
effectuée, il faut s'inscrire qui
a
été
ouverte
par
la
rationalisation
s'est
dans la perspective critique troisième
thèse
de
Marx
sur
Feuerbach, c'est-à-dire, il faut mettre en doute le droit des instructeurs
d'instruire.
Selon
Mamardachvili,
cela
est
absolument nécessaire, si l'on veut mettre en évidence les 19
conditions matérielles
de la production intellectuelle et,
par conséquent, les limites ontologiques de « l'idéologie des Lumières ». Autrement dit, si l'on veut étudier la conscience humaine « au moment Marx », on doit considérer
les formes
sociales de cette dernière non pas comme des structures de 1'intersubjectivité, ni comme des signes de la présence de « l'Esprit Absolu » dans l'histoire de l'humanité, mais comme des éléments d'une réalité ontologique qu'on peut désigner par la notion de « physique sociale »12.
Mais
plus
Mamardachvili
étudiait
les
stratégies
personnelles des penseurs modernes pour se situer dans « la position de l'homme conscient dans le monde », plus il se rendait mesure
compte
que
d'expliquer
d'esprit
« la la
physique raison
sociale »
d'être
de
(et même du corps) qu'on éprouve
n'est
pas
certains
en
états
lorsqu'on prend
conscience du fait ontologique « je suis ». Cela l'a poussé à changer son optique à l'égard de la Modernité classique et à repenser les dimensions existentielles de ce qu'il appelait « l'espace
cartésien
de
la pensée ».
Pendant
la
dernière
décennie de sa vie, on voit son intérêt se fixer sur les fondements
métaphysiques
de
l'existence
humaine
et
la
structure symbolique du Moi.
Dans
la
littérature
consacrée
à
l'oeuvre
de
Mamardachvili, on explique ce « tournant métaphysique » soit par la logique interne de ses recherches sur les formes de la rationalité occidentale, soit par la spécificité de son style philosophique. interprétations
Je
trouve
correctes
qu'en de
général
l'aventure
ce
sont
intellectuelle
Voir M.MaMapflauiBMJiM, HeoôxoffMMOCTb ceôn [M.Mamardachvili, nécessité de soi], "JlaôvipMHT" , MocKBa, 1996, pp. 140-154.
20
des
La
mamardachvilienne,
mais
il
y
a
un
moment
essentiel
qui
échappe à cette littérature - à savoir - la manière dont le penseur géorgien vivait le drame du cogito, c'est-à-dire le drame de l'homme moderne qui tend à affirmer son « je pense » au-delà de tout système social ou culturel
d'identification
personnelle. C'est notamment ce drame que je vais essayer de décrire dans la présente étude.
21
CHAPITRE I À L'ÉCOLE DE LA DIALECTIQUE MATÉRIALISTE
1.
Le Cercle logique de Moscou
Le présent chapitre a pour but de combler une lacune dans les
études
marriardachviliennes,
à
savoir
le
manque
de
recherches consacrées au milieu intellectuel et social où la pensée
du
philosophe
géorgien
a
pris
son
premier
élan.
Autrement dit, le thème que je vais aborder das ce chapitre concerne la genèse sociale de sa disposition philosophique au tout
début
de
sa
carrière
professionnelle.
Je
considère
qu'une telle approche est indispensable vu la perspective de cette étude.
La position de départ de Mamardachvili dans le champ de la philosophie soviétique professionnelle se détache déjà au temps
de
ses
philosophie
études
de l'Université
devient un des quatre Cercle
logique
Alexandre
universitaires
de
Zinoviev,
à
la
Faculté
de
d'État de Moscou. En 1952, il
fondateurs Moscou13. Guéorgui
de ce qui
Les
trois
fut nommé le
autres
Chtedrovitzky
en et
sont Boris
Grouchine. Ce qui les unit, c'est qu'ils sont tous de la même
13
Voir 0.
AHHCHMOB,
MeTOROJiorun:
$>yHKD,MJi,
cyiifHOCTb, CTaHOBJieHMe [0.
Anissimov, La méthodologie : fonction, essence, devenir], "JI.M.A", MocKBa, 1996, pp. 147-159
22
génération; pareils
14
qu'ils
ont
des
statuts
académiques
presque
et surtout qu'ils sont insatisfaits du caractère de
la formation en philosophie à l'Université soviétique la plus prestigieuse et qu'ils ont l'ambition de s'occuper
d'autre
chose que de la sophistique politique, imposée à
l'époque
comme norme du discours philosophique officiel15. Guidés par cette ambition, ils s'orientent vers des recherches dans le domaine de la logique16. La
stratégie
de
leur
orientation
se
forme
sous
l'influence d'au moins trois circonstances. En premier lieu, le travail des logiciens soviétiques était très peu contrôlé par l'élite philosophique staliniste, car la nature même de la
logique
est
telle
qu'elle
se soumet
difficilement
aux
normes d'un discours politico-idéologique. En second lieu, au début des années 5 0 en Union Soviétique on menait des débats philosophiques
(au vrai
sens
du
terme) uniquement
sur le
terrain de la logique17 . Et en troisième lieu, partant de la Tous les quatre sont des étudiants, mais à des niveaux différents de leurs études. Mamardachvili et Grouchine ne sont qu'en troisième année, tandis que Zinoviev et Chtedrovitzky travaillent déjà sur leurs thèses de doctorat. 15
Voir Annexe A.
16
Dans un de ses cours publics de 1989, consacré à l'histoire du Cercle logique de Moscou, Chtedrovitzky se rappelle qu'au début des années 5 0 "tous les étudiants qui voulaient s'occuper sérieusement de philosophie, comptaient sur la Chaire de logique où ils pouvaient discuter de la logique avant tout comme d'un système de formes et de règles d'auto-organisation, c'est-à-dire d'organisation de sa propre pensée et de sa propre action rationnelle dans les conditions de vie existantes" (r. meflpoBMUKMM, $MJIOCO$M5I, ueTOROJiOTidH., HayKa [G. Chtedrovitzky, Philosophie, méthodologie, science] , "M3,n;aTejibCTBO IUKOJIH KyjibTypHOw nojiMTMKM npw KCK", MocKBa, 1997, p. 2 ) . 17
En 1946 parait l'arrêté du Comité central du Parti sur l'enseignement de la logique et la psychologie à l'école secondaire. Il réhabilite pratiquement la logique en tant que
23
trop ample compréhension de Lénine concernant les limites de la logique18 , les
philosophes à disposition antidogmatique
tels que Mamardachvili, Zinoviev, Chtedrovitzky et Grouchine pouvaient construire et proposer à la discussion publique des perspectives
non-orthodoxes
de
recherches
dans
un
spectre
suffisamment large de disciplines philosophiques. À part la logique, on y retrouvait 1'épistémologie,
la philosophie de
discipline philosophique à part qu'elle ne peut pas être réduite à la dialectique et à la théorie de la connaissance. Dans les années 2 0 et 30, elle ne pouvait pas avoir un tel statut dans le système de l'éducation soviétique, car on suivait aveuglement la conception de Lénine de la coïncidence de la logique, la dialectique et la gnoséologie. Comme résultat de ce changement quelques manuels de logique paraissent, et le plus de commentaires sont évoqués par les manuels de Mikhaïl Strogovich (1946), de Valentin Asmous (1947) et de Konstantin Bakradze (1951). Au cours des discussions on voit se former graduellement deux camps. Les "formalistes" défendant fermement le droit de la logique d'être une science uniquement et seulement des lois formelles de la pensée, tandis que leurs adversaires, les "dialecticiens", insistent sur le fait qu'une telle science ne pourrait pas "cohabiter" avec la dialectique logique qui nie l'existence de formes logiques indépendantes du contenu matériel de nos pensées. On pourrait lire plus sur cette question dans le livre de Dimitar Mikhaltchev oÔocHOBaBaHe
Tpani4u,MOHHaTa jiorMKa M HePiHOTO MaTepMajiMCTM^ecKO [La logique traditionnelle et son argumentation
matérialiste], MK "3axapMM
CTOHHOB",
CO$MH,
18
1998.
En commentant Hegel dans ses Cahiers philosophiques, Lénine souligne que la logique reflète les lois les plus générales du développement de l'existence et de la connaissance humaines. En même temps, il est convaincu que toute science est une espèce de "logique appliquée". "De cette manière, écrit un des meilleurs spécialistes en la matière, Lénine ne réduit pas la dialectique matérialiste à la logique en tant que doctrine des lois et formes de la pensée. Au contraire: suivant le chemin d'Hegel et de Marx, il élargit la notion même de logique à tel point que, tout le contenu de la philosophie marxiste étant une méthode de pensée scientifique et théorique, elle joue le rôle de méthode, de logique du déplacement de la connaissance dans la direction de la vérité objective par rapport à toutes les autres sciences. Et elle n'est telle que parce qu'elle découvre les lois et les formes de chaque objet, de l'objet en général" (n. KonHMH, RuajieKTviKa, JiorMKa, HayKa [P. Kopnine, Dialectique, logique, science], "M3ji;aTejicTBO Ha BKII", C O $ M H ,
1971, p. 6 1 ) .
24
la science, l'ontologie dialectique et, non en dernier lieu, l'histoire de la philosophie. En pratique, ce n'était que le matérialisme historique puisqu'il
représentait
qui demeurait hors une
espèce
de
d'ersatz
ce spectre,
de
la
théorie
sociale et politique au sein du marxisme-léninisme Moins de deux ans après sa fondation, Le Cercle logique de
Moscou
fait
son
début
officiel
sur
la
scène
de
la
philosophie professionnelle soviétique. Cela se fait dans le cadre d'une discussion sur les fonctions de la logique dans le
système
des
sciences
contemporaines
organisée
par
la
Faculté de philosophie de l'Université d'Etat de Moscou. La discussion commence en octobre 1953 et dure presque six mois. Au début, elle ne diffère ni sur le plan formel, ni sur le plan conceptuel des débats de la période 1946-1952 au sujet des manuels de logique de Mikhaïl Strogovich, de Valentin Asmous
et de Konstantin
Bakradze. On discute
surtout des
contradictions entre les principes de la logique formelle et les lois de la dialectique en considérant toute collision de positions
a
travers
le
prisme
des
polémiques
entre
"formalistes" et "dialecticiens". La situation ne change qu'à la fin de février 1954 quand, dans deux rapports successifs, Grouchine
et
Chtedrovitzky
épistémologiques
du
Cercle
distinguant
la
fois
à
"dialecticiens",
les
deux
formulent logique des jeunes
19
les de
idées Moscou.
"formalistes" philosophes
logicoEn et
se des
laissent
En 1988, Mamardachvili avoue à la journaliste espagnole Pilar Bonet qu'au temps de ses études universitaires il ne considérait réellement philosophiques que les recherches dans le domaine de la logique et de 1'épistémologie et, pareil à la plupart des étudiants éminents de la Faculté de philosophie de L'Université d'Etat de Moscou, il méprisait tous ceux qui montraient de l'intérêt pour le matérialisme historique (voir M. MaMapAaiuBMim, KaK a noHMMaio $HJIOCO$MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie] , "Ilporpecc", MocKBa, 1992, p.364).
25
entendre
que
entièrement
leurs
nouvelle
exposés à
l'égard
contiennent des
thèmes
une
approche
et
problèmes
discutés, et de là une nouvelle position sur le problème du statut scientifique et des fonctions épistémologiques de la logique et de la dialectique20.
L'intention du Cercle logique de Moscou de transférer la discussion
sur un champ différent de celui
déjà
formé en
résultat du conflit entre "formalistes" et "dialecticiens" a été déclarée d'une
manière catégorique par Chtedrovitzky au
début même de son rapport.
Le problème principal devant la logique, écrit-il, est celui de la méthode. Et les deux partis opposés dans cette discussion se trouvent au même niveau de non-application de la méthode dialectique à leurs recherches sur la pensée. Certainement, les représentants des deux groupes se croient dialecticiens matérialistes à part égale, et ce serait ridicule que chez nous, en URSS, quelqu'un se déclare métaphysicien conscient et ferme. Le désir subjectif de chacun de nos chercheurs d'être matérialistes et dialecticiens est hors de doute. Pourtant il paraît que le seul désir ne suffit pas, il faut savoir être dialecticien, appliquer effectivement la méthode dialectique à la recherche de la pensée. Et c'est exactement ce que n'a fait ni l'un, ni l'autre des groupes21.
Je ne vais m'arrêter ici que sur le rapport de Chtedrovitzky intitulé "La science contemporaine et les tâches du développement de la logique", car là sont répétées et entièrement développées les thèses essentielles du rapport considérablement plus court de Grouchine, dédié celui-ci à la proportion entre logique et historique dans Le Capital de Marx. r. meflpoBMUKMM, 0MJIOCO<PMH, HayKa, MeTOMOJiorMM [G. Chtedrovitzky, Philosophie, science, méthodologie] réf. cit. p.25.
26
Selon
Chtedrovitzky,
tout étudier résultat seule
de
dialecticien
la structure actuelle d'un son développement
formule
logique,
être
correcte
c'est
logique dont
de
la reconstruction
se sert
avant
objet donné comme
historique.
l'approche
signifie
En
ce
dialectique
historique
de
la pensée contemporaine.
sens,
la
pour
le
l'appareil Au
lieu de
canaliser ses efforts dans cette direction, les "formalistes" et les "dialecticiens" reproduisent leur ancienne et fausse discussion, logique
à
savoir
formelle
laquelle
ou de
la
des
deux
logiques,
logique dialectique,
de
la
correspond
dans une plus grande mesure à la notion de logique. Pourtant, dans
la
mesure
métaphysique
où
qu'une
elle telle
est
basée
notion
peut
sur
la
exister
condition hors
du
contexte de l'histoire de la pensée, cette discussion est un scandale du point de vue de la
dialectique,
qui n'est autre
chose qu'une méthode d'étude des systèmes qui se développent historiquement, y compris les systèmes de pensée. Le scandale s'approfondit davantage du fait que ni les "formalistes", ni les «dialecticiens» ne montrent de l'intérêt pour les modèles expérimentaux
et
théoriques
de
la
recherche
scientifique
contemporaine. Ils paraissent avoir oublié que du point de vue du matérialisme dialectique la logique des philosophes doit marcher au pas de la logique des savants. Etant donné que les sciences exactes se développent il y a longtemps hors de
l'espace
logico-épistémologique
construit
par Aristote,
les logiciens soviétiques continuent à se creuser la cervelle sur les figures du syllogisme. La seule différence qui les sépare des logiciens peripateticiens, c'est que "compte tenu de l'esprit de l'époque, au lieu de "Socrate est mortel", ils déclarent
que
"Certains
kolkhoziens
27
sont
membres
du
Comsomol"22. Sur cette note sarcastique Chtedrovitzky déclare le débat entre les "formalistes" et les "dialecticiens" privé de sens, et la logique qu'ils élaborent - inutile. Suit le moment critique et polémique le plus fort de son rapport: Donc, il existe en réalité une discorde et une contradiction de principe non pas entre les deux positions présentées dans la discussion, mais entre les nécessités de la science (...) , les nécessités de la vie et toute notre logique. J'accuse cette dernière d'avoir perdu son objet, de ne pas étudier la pensée scientifique contemporaine et de ne servir à personne sous sa forme actuelle23.
En ce qui concerne les thèses positives dans le rapport de
Chtedrovitzky,
elles
sont
liées
à
l'interprétation
méthodologique de l'idée de l'historicité du logique.
Les formes, les lois et les règles de la pensée, déclare le jeune philosophe, doivent être considérées comme surgissant à une étape déterminée, se développant par la contradiction, passant à d'autres formes, lois et règles plus complexes et, en conséquence de tout cela, comme historiquement déterminées (...) . Et il en suit qu'on ne peut pas parler de formes et de lois de la pensée en général, mais qu'il faut parler de formes et de lois à des étapes déterminées du développement de la pensée. De là découle à son tour la nécessité d'une distinction nette de ces étapes et de la définition de leurs particularités caractéristiques24.
La
première
étape
du
développement
historique
de
la
pensée dans le schéma proposé par Chtedrovitzky est l'étape 22
Ibidem, p. 28.
23
Ibidem, p. 33.
24
Ibidem, pp. 25-26.
28
de la formation du discours. Il est question de cette époque de l'évolution intellectuelle de l'humanité où apparaissent et
se
développent
les
moyens
d'articulation
et
de
communication des pensées. La seconde étape est celle de la pensée
dans
les
caractéristiques
termes sont
de
l'expérience
généralisées
sensorielle.
dans
la
Ses
logique
d'Aristote. La troisième et dernière étape est celle de la pensée abstraite, dont les formes et les lois sont l'objet des recherches logico-épistémologiques des quelques siècles précédents, dont les recherches de la logique de la pensée dialectique
menées
par
les
classiques
de
l'idéalisme
allemand et les classiques du marxisme-léninisme.
Ce qui est intéressant dans ce schéma, c'est qu'il permet non seulement de décrire le développement historique de la pensée, mais aussi d'analyser sa structure logique actuelle. Il suffit de nous rappeler que du point de vue dialectique on arrive à la logique d'un objet donné pensée
contemporaine)
par
une
(dans ce cas - la
reconstruction
des
liens
nécessaires entre les différents moments de son devenir.
Au cours du développement historique, affirme Chtedrovitzky, lors du passage d'une étape à l'autre, toute une rangée de formes de la pensée, propres de l'étape préalable, ne disparaissent pas, mais se conservent en ne se transformant que partiellement sur la base des nouvelles formes, catégories et lois. C'est pourquoi la pensée contemporaine contient en soi, quoique sous un aspect recueilli, les formes de toutes les étapes précédentes qui, malgré leur transformation partielle, gardent pourtant leurs particularités qualitatives et forment de cette manière des « étages » au sein de notre pensée25. Ibidem, p.26.
29
Autrement
dit,
l'appareil
logique,
dont
on
se
sert
aujourd'hui en examinant la réalité objective, représente un système complexe de notions, de catégories et de lois de la pensée d'origines différentes et, respectivement, ayant des fonctions
cognitives
différentes. La
tâche
de
la
logique
contemporaine est d'étudier la structure de cet appareil et les régimes cette cesser
de
tâche, de
son
les
se
fonctionnement.
logiciens
demander
systèmes possibles
et
quel
les
est
Pour venir
à bout de
épistémologues
le meilleur
de
de la logique et, munis de
doivent tous
les
la méthode
dialectique, se mettre à étudier l'histoire et la structure des
moyens
matériel.
contemporains
Certainement,
de le
modelage
terrain
théorique
le plus
du
monde
propice
à de
telles recherches est la science contemporaine.
La logique, conclut Chtedrovitzky, doit étudier et généraliser les principaux moyens actuels d'abstraction, elle doit trouver les lois fondamentales du développement des notions et formuler les règles de construction des théories26.
Alors, en paraphrasant Thomas Kuhn, on peut dire qu'au centre ,du
champ
de
recherches
construit
par
le
Cercle
logique de Moscou se situe le problème de la genèse et de la spécificité
du
paradigme
logique
de
la
connaissance
scientifique contemporaine. Travaillant sur ce problème, les quatre
jeunes
philosophes
arrivent
suivantes :
Ibidem, p. 34.
30
aux
conclusions
En général, le concept scientifique est le point final du mouvement de l'image sensorielle concrète d'un objet donné vers sa définition abstraite. Or, on observe dans la science contemporaine
une
définitions
tendance
abstraites.
à
la
Le
concrétisation
contenu
des
des
concepts
scientifiques devient de plus en plus riche aux dépens de leur extension. Comme résultat, on a des images théoriques de
la réalité
objective
de plus
en plus
détaillées et
97
compactes . Un autre trait caractéristique de la pensée scientifique contemporaine,
c'est
sa
sensibilité
à
l'historicité des
objets qu'elle étudie. Au XXe siècle, plus que jamais, on se rend compte du fait que les choses changent dans le temps, et
qu'en
ce sens
développant
elles
représentent
historiquement.
On
des structures se
distingue
deux
modes
d'existence de l'objet d'étude: le mode logique et le mode historique, en entendant sous mode logique la structure de l'objet,
et
sous
mode
historique
les
transformations
qualitatives et quantitatives que cette structure subit au cours
du temps
sous
l'influence
de différents
facteurs
externes et internes. Et comme les deux modes en question se déterminent mutuellement, on arrive à la logique d'un objet par
analyse
comme
de son histoire,
dialectique
à concevoir
des relations
entre
cette
dernière
les éléments de la
structure .
27
Cf.
A.
3HHOBb6B,
"O
pa3paÔOTKe
flMaJieKTMKM
Zinoviev, Sur la construction de la dialectique Bonpocbi $MJIOCO$MM, 4/1957, pp. 188-190.
KaK
JIOrMKM" [A.
comme logique],
B:
28
Cf. B. TpyiiMH, "JIorMyecKHe M KCTopmecKMe npMeMbi wccjieaoBaHMH B "KanMTajie" K. MapKca" [B . G r o u c h i n e , Approche logique et approche
historique dans Le Capital pp. 41-53.
de Marx],
B:
Bonpocu
0MJIOCO^MM, 4/1955,
Enfin, et ce point revêt une grande importance, la pensée scientifique fortement
contemporaine
prononcé.
Elle
a a
un
caractère
constructiviste
définitivement
rompu
avec
la
conception naïve que son travail consiste en la reproduction discursive
de
ce
qui
est
donné
dans
l'expérience.
En
revanche, elle est guidée par l'hypothèse transcendantale de la nature de la connaissance. Selon cette hypothèse, comme on le sait, le sujet connaissant construit par lui-même les objets de son expérience cognitive. En ce sens, il ne serait pas exagéré de dire que la science contemporaine est surtout et avant tout une forme d'activité théorique dont l'essence est la construction d'images ontologiques et de vocabulaires pour la description du monde29.
Les caractéristiques de la pensée scientifique énumérées ci-dessus
déterminent
à
leur
tour
les
trois
lignes
magistrales constituant la perspective du Cercle logique de Moscou. Ce sont : 1) l'analyse de la structure logique de l'ascendance l'analyse rapports
du
savoir
historique dynamiques
constructions
abstrait
des entre
théoriques
au
concepts la
forme
ou, si l'on
savoir et
3) et
le
veut,
concret ; 2) l'analyse
des
contenu
des
entre
le plan
logique et le plan ontologique du discours scientifique.
Il est question donc d'un programme de recherches logicoépistémologiques à long terme, fondé sur la conviction que la logique dialectico-matérialiste n'est autre chose qu'une activité
théorique
dont
le but
est
l'éclaircissement
Cf. r. meflpoBMUKMM, &MJIOCO(J}MM, HayKa, [G.Chtedrovitzky, Philosophie, science, méthodologie] pp. 242-291.
32
des
réf. cit
principes
de
la
connexion
entre
la pensée
et
la réalité
matérielle qui se fait chaque fois quand on construit des concepts et des systèmes de concepts. Et pour atteidre ce but,
il faut étudier tout concept contemporain du point de
vue de sa genèse, c'est-à-dire comme résultat d'un processus logique dont la structure est identique à la structure de l'évolution de la pensée discursive. Mettons-nous là encore une fois à l'écoute
de Chtedrovitzky. Vers
la fin de son
rapport il dit :
L'ensemble de tous les raisonnements et déductions à l'aide desquels, partant du sensoriel concret, on passe par le sensoriel abstrait et on finit par s'élever davantage vers le logiquement concret; tout ce processus, conçu comme le résultat de la recherche scientifique, nous donne la notion scientifique contemporaine. Il n'y a que ce système complexe, tout cet ensemble d'abstractions jointes en jugements et déductions, qu'on peut traiter de savoir d'un quelconque objet. L'exemple classique d'un tel savoir est les trois volumes du Capital de Marx30.
Cette dernière phrase est particulièrement compte
tenu
premier
coup
témoignage
de
de
la elle
perspective n'est
l'attitude
de
qu'une
l'étude
actuelle.
simple
respectueuse
de
importante,
référence
Du en
Chtchedrovitzky
envers la "Grande encyclopédie du marxisme". Mais ce n'est vrai qu'en partie. En m'appuyant sur certains éléments de la terminologie signification 31
entendu
30
bourdieusienne,
je
dirais
directe de cette phrase
que
derrière
la
se cache un sous-
dont la mise en évidence n'est possible qu'à partir
Ibidem, p. 37.
31
Voir P. Bourdieu, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Les éditions de Minuit, Paris, 1988, pp. 83-100.
33
des conditions Union
idéologiques de production philosophique en
Soviétique
importe
dans
des années
le cas présent
idéologiquement années
au début
correct
c'est
de Marx.
'50. Ce qui nous le canon
Étant
élaboré
d'usage dans les
'30 du XXe siècle par les représentants de l'élite
philosophique staliniste, il obligeait les commentateurs des textes de Marx d'observer les règles de ce type de discours que je définis par le terme de « sophistique politique »32. Cela
signifie
Marx
était
que la lecture
réduite
à
philosophique
la reproduction
officielle de
d'une
idéologie
politique favorable au régime stalinien. En ce qui concerne l'intérêt pour la structure purement logique de la méthode marxienne, il a été considéré « scolastique », c'est-à-dire inutile et même nuisible vu les tâches de la philosophie soviétique
dans
la lutte
idéologique
contre
le "monde du
capital" . À cet égard, la phrase en question ne semble pas être une simple manifestation
d'orthodoxie
marxiste. Elle
est plutôt un acte de transgression par rapport à l'ordre du discours staliniste sur l'héritage théorique marxien. En se référant au Capital en tant qu'exemple de savoir concret et en mettant l'accent sur la logique et 1'épistémologie qu'on peut y trouver, Chtedrovitzky exprime la volonté du Cercle logique de Moscou d'approfondir
les innovations marxiennes
dans le domaine de la dialectique en faisant abstraction de l'idéologie politique marxiste-léniniste. À la rigueur, ce n'est qu'une volonté de réhabiliter la pensée philosophique autonome
à l'intérieur
de l'espace
mental
constitué par
Marx33. 32
V o i r Annexe A.
33
Voir
0 . AHHCMMOB , MeTOjjojiorpiM:
Anissimov, La méthodologie cit, p. 155.
:
§>yHKU,MX, Cym,HOCTB,
fonction,
34
essence,
cra.HOBJienvie
[0.
devenir] ,
réf.
En effet, cette volonté est beaucoup plus qu'un fondement de
l'entente
théorique
Grouchine
et
d'énergie
intellectuelle
entre
Mamardachvili.
Chtchedrovitzky,
Elle
continuera
longtemps
après
Zinoviev,
à
la
les
fin
munir
de
leur
34
travail en commun . Ce ne serait pas une erreur de l'appeler le credo de toute une génération de philosophes soviétiques connue
sous
le
nom
("chiestidessiatniki"). ajouter
aux
noms
déjà
de
génération
Pour
décrire
cités
ceux
des son
"soixantards"
profil
d'Evald
on
doit
Ilienkov,
de
Valentine Korovikov, de Vadim Sadovski, d' Erik Soloviev, de Pavel Kopnine et d'encore au moins une douzaine d'auteurs35. Ils ont vécu
tous
moitié des années établi
les
leur
acmé pendant
la période
'50 et la fin des années
fondements
d'un
des
entre la 36
'60 , et ont
courants
les
plus
intéressants de la philosophie marxiste au XXe siècle. Il est
question
du
"marxisme
activitaire"37
qui,
suivant
la
34
En 1957, le Cercle logique de Moscou se dissocie à cause des contradictions apparues entre les quatre philosophes concernant les principes et les buts de leur travail en commun. Pourtant la même année, mais déjà avec l'aide d'autres de ses collègues, Chtchedrovitzky organise ce qui fut appelé le Cercle méthodologique de Moscou, qu'on considère avec raison le successeur intellectuel du Cercle logique de Moscou. 35
Voir B. CaflOBCKHM, "®MJTOCOÇ£>M;I B MocKBe B 50-e M 60-e roflu" [V. Sadovsky, La philosophie à Moscou pendant les années 50 et 60], B: Bonpocu $MJIOCO$XPI, 7/1993, pp. 147-164.
36
Dans l'histoire politique et culturelle de l'URSS cette période est liée aux réformes de Khrouchtchev et à l'épanouissement de la culture dissidente (voir Annexe B ) .
" En général, les représentants du marxisme activitaire s'unissent autour de la plate-forme théorique suivante: Au cours de leur activité matérielle les gens accomplissent des actes de pensée. Ceux d'entre eux qui se déposent dans des formes de pensée objectivées (c'est-à-dire, dans des idées et des notions qui existent et fonctionnent indépendamment des dimensions subjectives
35
formule
réussie
du
chercheur
bulgare
Deyan
Deïanov,
représente en soi une espèce de "forme soviétique de théorie critique"38.
C'est
une
forme
spécifique
d'Ideologiekritik
élaborée à la base de la distinction entre la dialectique en tant que principe de l'oeuvre scientifique et philosophique, et la dialectique en tant qu'instrument d'argumentation d'un système
de
convictions.
presque
partout
"soixantards". exception.
dans Bien
Mais
Cette
les
articles
entendu,
avant
distinction
de
et
les
Mamardachvili
concentrer
est
mon
présente
livres
des
fait
pas
attention
sur
n'y
certaines de ses premières œuvres, je vais citer un fragment de sa conversation avec Annie Epelboin39 qui a eu lieu à la fin de 1989, c'est-à-dire
quelques mois
avant
qu'il
s'en
aille de ce monde.
A.Epelboin: Quelles étaient les étapes de votre chemin philosophique personnel? Vous vous occupez de philosophie de la conscience et, par conséquent, vous vous trouvez, quoique partiellement, dans l'orbite de la phénoménologie; ne pourriez-vous pas indiquer des actes de penser individuels) forment la substance de la conscience. En tant que substance, elle existe et se développe suivant ses propres lois non réductibles aux lois de l'évolution sociale, et encore moins - aux lois de la nature. D'autre part, la substance de la conscience est par excellence une structure historique, car elle subit des changements qu'on peut enregistrer sur la ligne du temps historique. En ce sens, il existe un lien dialectique nécessaire entre les lois de son évolution et les lois de l'évolution de la société. Il devrait être cherché dans le dynamisme interne de l'activité matérielle de l'homme, où les principes artificiels (les conditions historiques et culturelles) de cette activité s'entremêlent avec ses conditions naturelles (enracinées dans la nature- même des choses). 38
fl. flenHOB, "npeBtpHaTM $opMM M HeKJiacuyecKa pauMOHajiHOCT" [D. Deyanov, Formes inversées et rationnalité non-classique] , B: KpMTMKa M xyMaHM3rbM, 2/2001, p. 223. 39
Annie Epelboin slaves.
(CNRS) est une
spécialiste
française
en études
certains points qui avaient marqué les étapes de votre réflexion? M,Mamardachvili: Mon expérience a posé devant moi le problème de l'unicité de la conscience (...) . Et j'ai affronté le problème théorique suivant : comprendre ce que c'est que le texte ? Ce que c'est que la conscience ? La formulation même de ces questions correspondait dans une grande mesure à mon élan anarchiste, à mon désir d'obtenir la liberté dans la vie comme telle. J'avais soif de liberté interne et la philosophie s'est avérée être l'instrument qui me permettait d'y accéder. A.Epelboin: De quelles années parlez-vous?
M.Mamardachvili: De la fin des années '50. A propos, Marx m'a alors beaucoup aidé. N'est-il pas vrai que dans sa jeunesse il s'est occupé notamment de critique de la conscience au niveau de la critique de l'idéologie. C'est-à-dire, qu'il a essayé d'élaborer une procédure qui permettrait de chasser de la conscience et de la science sociale les fantômes sociaux. Mais qoique bien commencée, cette tentative a mal fini. Parlant de la théorie de Marx, j'ai en vue ses pensées personnelles, car pour moi Marx - ce n'est pas le marxisme. C'est un grand penseur, et de plus tragique, dont l'énergie intellectuelle s'est épuisée avant qu'il ne réussisse à arriver au niveau des critères de fermeté et de force de la pensée que luimême a élaborés (...). Mais il a mis à notre disposition une méthode fondamentale d'extraction du poison de la conscience empoisonnée, socialement déterminée et aliénée que représentait pour lui l'idéologie. Mais d'autre part, il a préparé un nouveau poison, pas plus faible que le précédent, et on a obtenu comme résultat un remède qui agissait à la fois comme antidote et comme poison40. Dorénavant, cette révélation de Mamardachvili va jouer le rôle de fil conducteur de mon étude. 40
M. MaMapuainBHJiM, "Mbicnb nofl 3anpeTOM (Eeceflbi c A. 3nejib6yeH) " [M. Mamardachvili, La pensée empêchée (Entretiens avec A. Épelboin)], B : Bonpocbi $MJIOCO$MM, 5/1992, pp. 102-103.
37
2. "Rendez-vous à Prague"
L'année
1957
marque
le
début
de
la
carrière
professionnelle de Mamardachvili. C'est l'année où expire le délai de la préparation de sa thèse en logique à l'Université d'Etat
de Moscou,
BonpocH
$MJIOCO(J)MM
de
sélectionner
et il commence à travailler [Questions
au journal
de la philosophie] . Sa tâche est
et de rédiger les textes
de
la rubrique
« Critique de la philosophie bourgeoise contemporaine ». Pour lui
cela
tombe bien,
bibliothèques connaissances
car l'accès aux fonds
de Moscou de
lui est assuré.
français,
spéciaux des
Là, grâce à ses
d'italien,
d'allemand
et
d'anglais, il profite de la possibilité de lire en original Sartre, Merleau-Ponty, Abagnano, Husserl, Jaspers, Adorno et beaucoup
d'autres
considérait
auteurs
comme bourgeois
occidentaux' et donc
que
la
censure
inconvenables pour la
formation intellectuelle des citoyens soviétiques. Ainsi, au début des années philosophique
'60 Mamardachvili s'affirme
soviétique
comme
un
des
dans le champ
meilleurs
jeunes
spécialistes en philosophie du XXe siècle41. C'est en tant que tel qu'en 19 61 il est envoyé à Prague pour prendre part à l'édition de la revue communiste internationale Problèmes de la paix et du socialisme42. Les cinq années suivantes de sa
41
Voir
B. CaaoBCKMM,
"OMJIOCOÇJMH
B MocKBe
B 50-e M
60-e roflbi" [V.
Sadovsky, La philosophie à Moscou pendant les années 50 et 60] , réf. cit, p.157. 42
Ici il est nommé chef du département Critique et bibliographie.
38
vie vont s'écouler dans un milieu socio-culturel marqué par l'idée de « socialisme à visage humain ».
Ses nouveaux collègues sont des intellectuels communistes venus de tous les pays, en particulier de France et d'Italie, il parle avec eux le français ou l'italien, se sent vivre en Europe. Certains resteront pour toujours des amis. Il découvre le jazz, les romans policiers et surtout les Praguois et la vie des cafés : c'est là qu'il comprend en pratique ce qu'est une société civile. Les discussions politiques infinies, la confrontation des idées et des expériences, la publicité des débats qui s'engagent constituent pour lui ce qu'il nommera 1'agora : sans cet acquis fondamental de la culture européenne, impensable en Union Soviétique, nul ne peut se sentir citoyen43. Dès le début de son séjour à Prague, Mamardachvili entre en contact avec plusieurs dissidents tchèques et avec l'aide d'Antonin Lim, Grouchine44 et lui fondent le club "Rendezvous à Prague", qui sociales
importantes
devient de
la
très vite une des dissidence
à
structures
la
veille
du
Printemps de Prague. Lors des réunions du club on discute avant tout des messages éthiques et politiques de ce qu'on appellera
le
participants
« nouveau aux
cinéma
discussions
se
tchèque ». dégagent
Parmi
les
noms
les des
metteurs en scène Milos Forman, Ewald Chorm, Yan Nemetz et Vera Hitilova. Leurs socialiste
édifient
international
intense
idées de réforme esthétique de l'art le sur
cadre
théorique
les possibilités
d'un de
entre les principes du socialisme et ceux de
dialogue
convergence l'humanisme.
Pourtant, Mamardachvili reste dans une certaine mesure dans 43
A. Epelboin, "Préface", in M. Mamardachvili, cartésiennes, Actes Sud, Paris, 1997, pp. 11-12.
44
Méditations
En 1961, Grouchine est lui aussi envoyé en mission à la rédaction de la revue Problèmes de la paix et du socialisme.
les marges de ce dialogue. Non pas parce qu'il ne s'intéresse pas aux thèmes discutés et aux opinions de ses collègues et amis, mais parce qu'il ne partage pas les ambitions de la conscience réformatrice. Plus d'un quart de siècle plus tard, la journaliste espagnole Pilar Bonet va lui arracher l'aveu suivant :
J'ai toujours perçu le pouvoir et la politique hors d'un quelconque lien interne personnel avec eux. Je n'ai point mis de mes convictions profondes dans mon attitude envers le pouvoir, envers ce qu'il fait, envers ses buts, qu'ils soient ceux de Khrouchtchev ou de quelqu'un d'autre. Il s'est toujours caché en moi un vif refus de toute la structure de la vie qui m'entourait et je n'ai éprouvé aucune dépendance interne de l'idéologie ou des idéaux dont cette structure puisse être parée45. S'appuyant sur cette position, le jeune philosophe évite d'investir
de
l'énergie
développés
par
les autres
garde
intellectuelle collaborateurs
dans de
les
la revue. Il
le silence aussi bien sur le problème
théorique
du
programme
de
Khrouchtchev
projets
du
de
fondement
l'édification
accélérée du communisme en URSS, que sur les problèmes liés à la critique du stalinisme et du maoïsme. Et comme ce serait ridicule de le soupçonner d'avoir sympathisé avec les forces conservatrices dans la société de type soviétique, il ne nous reste rien d'autre que de caractériser son séjour à Prague comme le début de sa vie en état d'immigration est question d'une forme de conduite Mamardachvili
lui-même
au
sociale comparée par
comportement
45
interne. Il
de
l'espion
M. MaMapnaïuBMJiM, KaK a. noHMMau $MJIOCO§MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf. cit, pp. 359-360.
40
professionnel46. Pour bien faire son travail, ce dernier doit être presque imperceptible parmi les gens de son entourage quotidien.
Une
condition
indispensable
en
est
qu'il
ne
s'impose à eux ni intellectuellement, ni moralement. C'est bien ça la maxime suivie par Mamardachvili dans ses contacts avec ses collègues de la rédaction de Problèmes de la paix et du socialisme. Ils sont pour lui des représentants typiques de cette partie de l'intelligentsia communiste qui croit que la
société
socialiste
pourrait
acquérir
un
humain, qu'il suffit pour cela qu'on reforme
aspect
plus
sa structure
économique, politique et idéologique héritée de l'époque de Staline. Il ne doute pas de la sincérité de cette foi, mais elle reste étrangère à
son tempérament philosophique47.
Le philosophe, affirme Mamardachvili, a besoin de solitude et de silence. Si je me plonge dans la lutte politique je vais inévitablement me priver du silence et de la solitude indispensables à mon travail48.
Est-ce
une
tour
d'ivoire
qu'on
voit
s'élever
devant
nos
yeux ? Je ne crois pas. Le silence et la solitude dont parle Mamardachvili n'ont rien à voir avec la situation d'un ermite dans le désert de l'esprit. Comme on a déjà vu, sa vie à Prague est pleine de contacts sociaux variés et intenses. Mais, pareil à ses aimés,
il
emploie
Montaigne, Descartes, Kant et Proust bien ces
contacts
non
politiquement,
mais
philosophiquement, c'est-à-dire non pas comme structures de 46
Voir M. MaMapaauiBMJiM, KaK M noumuaio §MJIOCO$14IO [m. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf. cit, pp. 359-360.
47
Voir M. MaMapflainBMJiM, KaK H nonnuaio §MJIOCO$MIO [M. Manardachvili, Qu'est-ce gue j'entends par philosophie], réf. cit., pp. 356-364.
48
M. MaMap,n;ainBMjTM, KaK R noHMMaio $MJIOCO$MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce gue j'entends par philosophie], réf. cit., p.352.
41
l'action collective, mais comme base empirique de réflexion sur
l'essence
du monde
social
et
le
sens
humaine. C'est notamment ce que lui donne comparer sociale
tantôt sans
personne,
à un
espion
évoquer
tantôt
à
aucun un
qui
réussit
intérêt
de
l'existence
le droit de se à mener
particulier
personnage
comique
sa vie
envers
d'une
sa
pièce
classique qui n'apparaît que quelques secondes sur la scène, et avant qu'il attire l'attention des spectateurs,
se cache
de nouveau derrière les coulisses. Ce que ces deux figures ont en commun, c'est qu'en elles est codé le même principe de vivre dans l'espace de l'agora. Je vais l'appeler principe de l'auto
marginalisation
consciente
et
j'oserai
dire
que
l'œuvre philosophique de Mamardachvili représente une série de tentatives de donner un sens à ce principe dans les termes de l'ontologie,
de 1'épistémologie,
de l'éthique
et de la
philosophie
sociale. La première de ces séries se déploie
dans
perspective
la
de
la
critique
marxiste
de
l'existentialisme.
3. Ébauche d'une critique de l'idéologie humaniste
L'intérêt de Mamardachvili pour la personne et les idées de
Jean-Paul
cinquante. l'apparition
Sartre
On
peut
de cet
entre l'intellectuel sûr,
ce n'est
qu'au
début
des
suffisamment
bien
date
depuis
admettre intérêt
la
qu'une
moitié des
des
années
raisons
tient aux relations
de
complexes
français et le régime à Moscou. Bien
qu'une hypothèse. années
Pourtant,
soixante
les œuvres
il
est
Mamardachvili
qui ont apporté
certain connaît
à Sartre la
gloire mondiale, et une des tâches qu'il se pose à Prague est
42
de systématiser et de publier ses propres objections contre 1'existentialisme.
D'après lui, à la base des spéculations existentialistes se tient l'ambition de résoudre le problème cardinal de la modernité, lié à l'interaction entre les éléments matériaux et idéaux dans la structure de l'activité humaine.
La théorie existentialiste, affirme Mamardachvili, aspire à devenir pour ainsi dire la « conscience interne » de toute action sociale ou individuelle, tout en éclaircissant devant tous et chacun la logique de cette conscience suivant laquelle l'individu entreprend toute action dans la société ou dans sa vie privée49. En ce sens, on peut dire que l'existentialisme philosophie développer
de en
la
conscience
philosophie
ayant
de
la
la
est une
prétention
société,
et
de
se
même
en
philosophie de l'histoire. La question est de savoir si une telle prétention est compatible avec le marxisme qui, après la fin de la guerre, commence à attirer fortement
Sartre
et
ses
adeptes.
A
la
de plus en plus différence
des
marxistes dogmatiques, Mamardachvili ne se contente pas de donner une réponse négative à la question ainsi posée en qualifiant
simplement
l'existentialisme
de
« subjectivisme
bourgeois » et de « moyen de diversion idéologique contre le communisme ». Au contraire, il a une attitude sérieuse
envers
la
perspective
de
tout à fait
convergence
entre
le
marxisme et l'existentialisme, et si en fin de compte il la rejette, c'est parce qu'il la trouve mal fondée du point de 49
M. MaMapflauiBMjiM, "KaTeropun couMajibHoro Ô U T M H M MeTOfl ero aHajiM3a B 3K3MCTeHUMajiM3Me CapTpa" [M. Mamardachvili, Le concept d'être social et la méthode de son analyse dans l'existentialisme de Sartre], B: CoBpeMeHHhiM 3K3MCTeHU,MajiM3M. KpMTM^ecKMe "Mbicjib", MocKBa, 1966, p. 150.
43
vue
purement
négative
à
théorique. la
question
En
d'autres
formulée
termes,
ci-dessus
sa
réponse
vient
comme
résultat d'une critique philosophique approfondie des idées sartriennes concernant l'homme et la société.
Pour
Sartre,
la
spécificité
de
l'existence
humaine
consiste en cela qu'elle est porteuse de la malédiction de la liberté et de la responsabilité. Dans un paragraphe de la dernière partie de L'être et le néant on lit:
La conséquence essentielle de antérieures, c'est que l'homme, étant libre, porte le poids du monde tout épaules : il est responsable du monde en tant que manière d'être50.
nos remarques condamné à être entier sur ses et de lui-même
Autrement dit, l'homme n'est pas soi-même avant qu'il ait choisi d'être soi-même. Et choisir d'être soi-même signifie projeter son existence en anthithèse permanente du monde où l'on vit. La libre conscience, insiste Sartre, ne connaît d'autre motivation que soi-même. Elle est un être « poursoi » qui existe uniquement dans et par la négation actuelle de
l'être
conscience
« en-soi ». un
champ
Ce
inerte
dernier et
représente
opaque
de
faits
circonstances. Certainement, l'homme ne peut pas complètement
car il est jeté dedans, mais
pour et
la de
l'ignorer
il n'est ni la
condition, ni la cause de l'action libre, il n'est que le milieu de sa réalisation. Cela signifie que la subjectivité qui dit « non » à toute
facticité, à toute prédestination
imaginaire, est sui generis une « décompression de l'être » ou
tout
simplement
un
« néant ».
50
D'où
il
s'ensuit
que
J.-P.Sartre, L'être et le néant Essai d'ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris, 1946, p. 612.
44
l'homme, privé de tout appui dans ce monde et « condamné à s'inventer soi-même à chaque instant»51, n'a d'autre base de son authenticité que les penchants subconscients, les élans irrationnels de l'âme, les intuitions obscures, en deux mots tout ce qui constitue l'existence de « l'homme souterrain » décrit par Dostoïevski comme étant rempli de pessimisme et d'arbitraire agressif52. En ce sens, ce serait tout à fait justifié de dire que « l'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec »53.
Vers
la
fin
des
années
quarante,
Sartre
commence
à
chercher avec insistance des points d'intersection entre la conception anthropologique esquissée ici et le marxisme qui est
d'après
lui
le
seul
humus
fructueux
de
la
pensée
contemporaine. Il est convaincu que si une philosophie tient vraiment à s'inscrire dans le rythme du XXe siècle, elle doit pouvoir arriver « au moment Marx », car c'est le moment où sont dialectiquement assimilés tous les moments précédents de l'histoire intellectuelle de l'humanité54. Donc, son ambition est d'inscrire l'existentialisme dans la perspective globale du marxisme, en essayant d'enrichir la théorie matérialiste de
la
révolution
sociale
d'un
projet
de
révolution
anthropologique. Cette ambition a été déclarée clairement et catégoriquement pour la première fois en 1945 dans l'article 51
J.-P. Sartre, L'existentialisme est Paris, 1946, p.38. 2
Voir
M. MaMapaamBMJTO,
<î>MJIOCO$CKaM 3HU,MKJlOnep,MX,
"CapTp" T.4 ,
un
humanisme,
[M. Mamardachvili,
"COBeTCKaH
Gallimard,
«Sartre»],B:
3HUHKJIOneflHH" ,.
MoCKBa,
1967, p.556. "j.-P. Sartre, L'être et le néant, réf.cit, p.561. 54
Voir J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, Gallimard, Paris, 1960, pp. 15-32.
45
où
Sartre présente
idéologique
et
devant
l'horizon
le large public éthico-politique
la plate-forme
de
la revue Les
temps modernes.
Notre revue, écrit-il, voudrait contribuer, pour sa modeste part, à la constitution d'une antropologie synthétique. Mais il ne s'agit pas seulement, répétons-le, de préparer un progrès dans le domaine de la connaissance pure : le but lointain que nous nous fixons est une libération. Puisque l'homme est une totalité, il ne suffit pas, en effet, de lui accorder le droit de vote, sans toucher aux autres facteurs qui le constituent : il faut qu'il se délivre totalement, c'est-à-dire se fasse autre, en agissant sur sa constitution biologique aussi bien que sur son conditionnement économique, sur ses complexes sexuels aussi bien que sur les données politiques de sa situation55. Il
faut
reconnaître
particulièrement
qu'il
s'agit
intéressante,
qui
d'une
combine
perspective en
soi
des
éléments d'un logos totalisant, d'un ethos libertin et d'un pathos cette
révolutionnaire. combinaison
va
Quinze
naître
ans
vont
le traité
s'écouler, inachevé
et de
de Sartre
intitulé Critique de la raison dialectique. On peut en dire qu'il marque le moment culminant du drame le plus émouvant joué
sur
la
scène
de
la gauche
intellectuelle
européenne
pendant les années cinquante. Ayant surmonté la peine de son amour
non
partagé
l'existentialisme
pour
décide
le de
marxisme,
régler
ses
le
parrain
comptes
avec
de le
matérialisme dialectique.
Une des thèses centrales du traité, c'est qu'on ne peut parler
55
de
dialectique
que
là
où
agissent
des
J.-P. Sartre, Situations, II, Gallimard, Paris, 1948, p.23.
46
êtres
conscients, 56
liberté .
dont En
le
but
d'autres
est
termes,
d'élargir
l'espace
l'histoire
est
de
leur
entièrement
sous la juridiction de la dialectique, mais on ne peut pas prétendre la même chose de la nature. Au cas contraire, on risque de rejoindre
la conspiration
contre
l'humanisme
de
Marx, organisé déjà par Engels et soutenu par la plupart des marxistes
aux
cartes
de membres
du parti.
Cloués
à leur
« monisme dialectique », ils pensent la nature sous le signe de l'anthropomorphisme et font des tentatives de reconstruire l'histoire par les moyens du naturalisme, refusant de tenir compte
de
la
spécificité
exactement
ce
qui
rend
de
la
réalité
indispensable
humaine.
l'intervention
l'existentialisme, qui est le seul enseignement guérir
le
marxisme
heuristique,
en
du
l'aidant
XXe à
siècle
se défaire
C'est de
capable de
de
son
impotence
des
chaînes
de la
« métaphysique dogmatique » qui porte la fière dénomination de « dialectique de la nature », et de réintroduire
(...) dans le Savoir même et dans l'universalité des concepts (...) l'indépassable singularité de l'aventure humaine57. Le
moment
le
plus
important
de
la
thérapie
ainsi
prescrite est lié à l'usage de la totalisation dialectique, non pas comme moyen de réduction naturaliste de la réalité humaine, mais comme approche des formes de la praxis telles 56
Evidemment, Sartre se conforme ici à la compréhension hégélienne de la dialectique, qui s'est introduite dans les milieux intellectuels français dans les années '30 du XXe siècle grâce à Alexandre Kojève, qui donnait à l'époque à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes son fameux cours sur la Phénoménologie de l'esprit (voir A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947.). 57
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, réf.cit., p.108.
47
qu'elles sont vécues par les individus et par les groupes. Cela veut dire que l'étude des objets humains doit céder la place
à
l'étude
des
« différents
processus
du
devenir-
objet »58, qui demande à son tour le refus de l'apriorisme du matérialisme dialectique au nom "d' une dialectique souple et patiente"59, d'une sensibilité plus forte à l'historicité de l'existence
humaine,
et d'une capacité plus
développée de
dépasser ses propres limites. Et avant que les marxistes ne commencent à pratiquer notamment une telle dialectique, ils n'ont aucune raison d'affirmer qu'ils disposent d'une méthode leur
permettant
l'univers
d'étudier
psychologique
les
relations
de l'individu
classe, entre les mondes vécus
et
complexes
entre
sa conscience de
des agents
sociaux et le
dynamisme des structures sociales, entre le libre arbitre et les conditions indispensables à sa réalisation, bref, entre les différents
aspects de
l'existence
individuelle
et les
contextes dans lesquels elle acquiert un sens historique.
Si l'on veut donner toute sa complexité à la pensée marxiste, éctit Sartre, il faudrait dire que l'homme, en période d'exploitation, est à la fois le produit de son propre produit et un agent historique qui ne peut en aucun cas passer pour un produit. Cette contradiction n'est pas figée, il faut la saisir dans le mouvement même de la praxis; alors elle éclairera la phrase de Engels : les hommes font leur histoire sur la base de conditions réelles antérieures (au nombre desquelles il faut compter les caractères acquis, les déformations imposées par le mode de travail et de vie, l'aliénation, etc.) mais se sont eux qui la font et non les conditions antérieures : autrement ils seraient les simples véhicules de forces inhumaines qui régiraient à travers eux le monde social. Certes, ces conditions existent et se
58
Ibidem, p. 107.
"ibidem, p. 82.
48
sont elles, elles seules, qui peuvent fournir une direction et une réalité matérielle aux changements qui se préparent ; mais le mouvement de la praxis humaine les dépasse en les conservant60. Autrement
dit,
pour
qu'il
inhumaine »61,
anthropologie
ne
dégénère
le marxisme
doit
pas
en
« une
surmonter
sa
tendance à penser les actes humains par analogie avec les processus naturels. S'il y arrive, il a toutes les chances de réaliser l'idée implicitement présente chez Marx de fonder les sciences de l'homme non sur quelque rigoureuse causalité quasi-naturelle, personnalité cette
mais
sur
la
liberté
inhérente
à
la
entière de nier le monde où elle vit, et de
manière
d'affirmer
soi-même
simultanément
©n
tant
qu'existence authentique et en tant que vision d'un monde encore inexistant, mais possible. En fin de compte, il est question
de
l'éveil
dogmatique », avoir
éveil
lieu sans
du
marxisme
qui, d'après
de
son
Sartre,
l'aide de la philosophie
« assoupissement ne
pourrait
pas
existentialiste,
enrichie d'éléments de la psychanalyse et de la sociologie, et repensée dans Écoutons
les
la perspective du concept accords
finaux
de
de
la praxis.
l'introduction
méthodologique62 à la Critique de la raison dialectique:
(...) l'autonomie des recherches existentielles résulte nécessairement de la négativité des marxistes (et non du marxisme). Tant que la doctrine ne reconnaîtra pas son anémie, tant qu'elle fondra son Savoir sur une métaphysique dogmatique (dialectique de la Nature) au lieu de l'appuyer sur la compréhension de l'homme 60
Ibidem, p. 61.
61
Ibidem, p. 109.
62
II est question de l'étude « Questions de méthode », publiée séparément déjà en 1957 dans Les temps modernes.
vivant, tant qu'elle repoussera sous le nom d'irrationalisme les idéologies qui - comme l'a fait Marx - veulent séparer l'être du Savoir et fonder, en anthropologie, la connaissance de l'homme sur l'existence humaine, l'existentialisme poursuivra ses recherches. (...) À partir du jour où la recherche marxiste prendra la dimension humaine (c'est-à-dire le projet existentiel) comme le fondement du Savoir anthropologique, l'existentialisme n'aura plus raison d'être : absorbé, dépassé et conservé par le mouvement totalisant de la philosophie, il cessera d'être une enquête particulière pour devenir le fondement de toute enquête63. Tout
a
communiste
fait
comme
français
s'y
attendait
accueillit
sa
Sartre,
critique
du
le
Parti
marxisme
orthodoxe avec indignation. La réaction publique de son élite intellectuelle contre la tentative suivante de révision en ordre
du
théoriciens
matérialisme du
dialectique
mouvement
ouvrier
ne
tarde
autorisés
par
pas. le
Les parti
refusent d'adopter la thèse qu'il n'y a pas de dialectique dans la nature. Ils conçoivent avec raison cette thèse comme une
antithèse
de
la
doctrine
de
l'unité
matérielle
de
l'être64. De leur côté, Sartre et les intellectuels inspirés
63
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, réf. cit., pp. 110-111.
64
Comme on le sait bien, la dialectique matérialiste est avant tout une forme de monisme matérialiste, dans le cadre de laquelle les relations entre le naturel et l'historique sont conçues en termes d'unité et de lutte de deux principes contradictoires de développement de la matière. En d'autres termes, selon le matérialisme dialectique, l'histoire et la nature sont deux réalités matérielles se conditionnant mutuellement dans leur dynamisme, d'où il s'ensuit qu'il ne peut pas exister un développement des relations sociales qui ne serait en même temps un développement du milieu objectif (y compris des conditions naturelles) de ces relations. En ce qui concerne les implications politiques de cette conception, elles peuvent être résumées de la manière suivante : le changement des relations sociales ne peut pas être autre chose qu'un changement de leur réalité matérielle à travers le développement des antagonismes contenus dans cette
50
par ses idées ne sont enclins pour rien au monde de capituler devant le matérialisme dialectique, qui est d'après eux une philosophie non seulement heuristiquement par
excellence
réactionnaire,
impuissante, mais
justifiant
les
formes
différentes de contraintes à l'égard des. individus dans les sociétés modernes. Par exemple, en résumant les objections de Sartre
contre
déclare
dans
« le Le
monisme
Monde
dialectique »,
que
le
marxisme
Jean
Lacroix
orthodoxe
paraît
souffrir d'une forme grave de sclérose, compte tenu du fait:
(...) qu'il appelle matérialisme dialectique une prétendue dialectique de la nature, qui réduit l'individu à l'état de chose et remplace la rationalité pratique de l'homme édifiant l'histoire par l'aveugle nécessité antique65. Commencé journaux
et
sous les
forme revues
de
courtes
fusillades
parisiennes,
la dispute
dans
les
entre les
adeptes et les adversaires du matérialisme dialectique tourne graduellement débat
en point
intellectuel
Anderson
dans
Materialism,
en France
son est
essentiel
livre le
In
dans
l'ordre
qui, comme the
législateur
a
Tracks
du
jour du
remarqué of
incontesté
Perry
Historical des
années
soixante en ce qui concerne la mode dans la culture marxiste
réalité (y compris les relations antagonistes entre l'homme et la nature) par voie de l'aiguisement des conflits de classe et d'intensification de la lutte des classes. Une des argumentations les plus déployées et persuasives de la doctrine dialectique de l'unité matérielle de l'être peut être trouvée dans le livre du philosophe britannique John Hoffmann, Marxism and the theory of praxis. A critique of some new versions of old fallacies. 65
J. Lacroix, « La raison dialectique », in Le Monde, le 4 nov. 1960.
51
à l'ouest du mur de Berlin66. En Décembre 1961, suivant les meilleures
traditions
communiste
français
représentants dispute
la
publicité
organise
une
moderne,
dispute
le
entre
67
éminents des deux camps . L'intérêt
dépasse
« Mutualité »
de
à
toutes Paris
les
se
attentes.
rassemblent
Dans
près
de
parti des
pour la
la
salle
six
mille
68
personnes . Elles ont la possibilité de voir et d'entendre à vif
Sartre
qui,
appuyé
par
le
philosophe
Hyppolite, fait encore une fois l'étalage contre l'existence
hégélien
Jean
de ses arguments
de lois dialectiques dans la nature. De
l'autre côté de la barricade se tiennent
le minéralogiste
Jean Orcel, le physicien Jean-Pierre Vigier et le philosophe Roger Garaudy69. S'appuyant sur le développement des sciences de la nature, ils démentent la thèse sartrienne du caractère inerte de la matière. En fait, d'après eux cette thèse a été déjà rejetée à l'aube de la modernité, quand les savants ont découvert que la réalité matérielle existe indépendamment de l'activité constructiviste de la science. Si l'on admet que la nature réagit aux différentes hypothèses scientifiques en 66
Voir n. AHflepcoH, Pa3MhwmeHKX o 3anajjHOM MapKCM3Me [P. Anderson, Considérations sur le marxisme occidental], "MHTep-Bepco", MocKBa, 1991, p.177.
67
Le thème de la dispute est formulée ainsi : «La dialectique estelle uniquement une loi de l'histoire ou bien est-elle également une loi de la nature ? ». 68
Ce fait est sans précédant dans l'histoire des débats philosophiques publiques en France. Jusqu'alors, à la première place par le nombre des auditeurs (Quelques dizaines d'hommes) a été le débat qui a eu lieu en 1901 entre Paul Lafargue et Jean Jaurès concernant la conception matérialiste de l'histoire (voir M. TpeuKMM, MapcKMCTKax §MJioco$CKax MHCJIÏ> BO @paHu;MX [M. Gretzky, n La pensée philosophique marxiste en France] , ]/l3jxai}enbCTB0 M O C K O B C K O T O yHMBepcMTeTa", MocKBa, 1977, p.54). 69 Le résumé de la discussion que je propose ici a été fait d'après la publication suivante : J.-P. Sartre, R. Garaudy, J. Hyppolite, J.-P. Vigier, J. Orcel, Marxisme et existentialisme. Controverse sur la dialectique, Pion, Paris, 1962.
fournissant de la matière empirique pour leur affirmation ou leur démenti, alors il faut se mettre d'accord que
l'« être
en-soi » n'est en aucun cas amorphe et passif. Au contraire, pareil à la conscience, il représente une totalité structurée qui se développe sans « projet existentiel », c'est à dire indépendamment des constructions mentales de « l'être poursoi ».
Mais
si
l'existence
matérielle
et
la
conscience
humaine sont deux réalités différentes, objectent Sartre et Hyppolite, alors on ne peut affirmer que
la nature et la
pensée
que
sont
régies
par
les
mêmes
lois
celles
qui
ressortiraient à un intellect hypothétique et surindividuel. En ce sens,
la dialectique de la nature défendue par les
marxistes n'est
rien
d'autre
qu'une
forme matérialiste de
« dogmatisme théologique ». Bien entendu, cette provocation ne
reste
pas
sans
réplique.
R.
Garaudy
déclare
catégoriquement que pour le vrai marxiste, la dialectique de l'existence
objective
riche que l'est son
est
toujours
plus
complexe
et plus
image dans la conscience humaine. En
d'autres termes, ce serait absurde d'affirmer que le marxisme assimile la dialectique en tant que logique et épistémologie à la dialectique en tant que philosophie de la nature. Chacun qui fait l'effort de lire attentivement et sans préjugés les classiques
du
marxisme
va
se
rendre
compte
qu'ils
ne
partagent pas les ambitions de la raison métaphysique, liées à
la
construction
monolithique insiste
du
Savoir.
Garaudy,
régionales »,
dont
qu'acquièrent
les
domaine
déterminé
d'un
système L'héritage
consiste
en
chacune
décrit
lois de
complet,
dialectiques
l'existence
théorique
plusieurs le
universel
marxiste,
« dialectiques
caractère
spécifique
essentielles
matérielle.
et
dans
un
Par exemple,
c'est un fait que les contradictions dans la société humaine diffèrent en forme et en contenu des contradictions dans la
53
nature organique et non organique, mais il ne s'ensuit pas que, selon ce qu'affirment Sartre et Hyppolite, on ne peut parler de dialectique que là où les hommes se rendent compte des
contradictions
et de cette manière
ces dernières se
transforment en élément de leur motivation de prendre part à l'édifice
de
l'histoire.
contradictions
dans
N'est-ce
le monde
animal
pas et
vrai minéral
que
les
mènent
à
l'apparition de nouvelles formes de l'existence matérielle ? Pourrait-on nier que les études empiriques dans des domaines différents
du
savoir
scientifique
enrichissent
sans
cesse
l'arsenal d'arguments à l'appui du matérialisme dialectique conçu comme une théorie universelle du développement? Et si les
existentialistes,
les personnalistes
et
les
hégéliens
continuent à se débattre contre cette théorie en l'accusant de naturalisme et de réductionnisme, cela voudrait bien dire qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas vaincre leurs propres préjugés, et reconnaître que, dans la nature comme dans la société, une tendance est toujours présente à la transition de formes inférieures à des formes supérieures d'organisation de
la
matière.
En
d'autres
termes,
Sartre
et
compagnie
restent cloués à leur subjectivisme bourgeois qui ne leur permet pas d'accepter la conception du caractère objectif des lois dialectiques. Ayant en vue cet état des choses, on ne pourrait attendre d'eux autre chose que des tentatives de révision du marxisme du point de vue du volontarisme et de quelques autres versions de l'idéalisme philosophique.
La
plupart
des
journaux
et
revues
qui
avaient
prêté
attention à la dispute attribuent la victoire aux marxistes, dont
les
arguments
ontologiques,
54
épistémologiques
et
politiques s'avèrent plus persuasifs pour le grand public'0. Cela est dû avant tout au fait qu'ils étaient dépliés dans un espace théorique plus large, mais de structure plus nette en comparaison
avec
le
champ
difficilement
accessible
de
la
réflexion philosophique sur la conscience.
Grâce à ses collègues français de Problèmes de la paix et du socialisme, Mamardachvili prend connaissance de tous les matériaux concernant s'était
enflammée
la « lutte pour à
Paris.
Après
la dialectique » qui les
avoir
étudiés
attentivement pendant quelques mois, ne cessant pas pendant ce temps de lire le crayon à la main la Critique de la raison dialectique, à la fin de 1962 il décide de donner une forme académique à ses objections contre la notion sartrienne de dialectique. critiques
Ainsi
apparaît
la
compréhension
sur
dialectique",
publié
en
1963
l'article "Considérations existentialiste dans
de
la
de
la
c'est
que
Questions
philosophie.
Ce
qui
est
Mamardachvili contradictions
intéressant
attaque entre
dans
cet
article,
Sartre non pas tant en montrant les ses
idées
et
les
résultats
du
développement du savoir scientifique, que par une analyse des prémisses purement projet
ambitieux
philosophiques de
la
enracinées
transformation
du
à la base du marxisme
en
anthropologie existentielle. De cette manière, il réussit à surmonter une faiblesse bien évidente de la critique marxiste de l'existentialisme, notamment la tendance à contourner les problèmes liés à la philosophie de la conscience. 70
Voir M. rpeu,KHM, MapKCMCTCKan Gretzky, La pensée philosophique 59.
§vuioco$CKaH MHCJIB BO OpatiixuM [M. marxiste en France], réf.cit., p.
55
L'article
commence par poser
la question
des «sources
intimes» de la conception de l'absence de lois dialectiques objectives. cherchées
D'après dans
la
Mamardachvili, constitution
elles
même
de
doivent la
être
subjectivité
bourgeoise. Si on l'examine plus attentivement, on arrivera à comprendre
ce
d'assimiler
qui
la
guide
Sartre
dialectique
à
dans
ses
l'activité
tentatives
totalisante
de
l'esprit. En fin de compte, il est question d'une approche connue depuis le début de la modernité, qui consiste en la réduction de
la réalité objective
aux différentes
images,
idées et notions qu'on a d'elle. Pareil au transcendantalisme classique,
l'existentialisme
lie
l'existence
du
monde
à
l'existence d'humains, qui le pensent, le sentent, le vivent, etc.
En
d'autres
termes,
Sartre
et
les
auteurs
qu'il
a
influencés ne peuvent pas sortir du cercle magique du type de rationalité basé sur les figures de la conscience de soi. En ce sens,
il est difficile d'admettre
qu'ils
sont vraiment
capables de penser au « moment Marx ». Ce qui les empêche de le faire est
le culte de l'universum
psychologique de la
personnalité.
Voyant la source de l'individualité dans l'unité abstraite de la conscience de soi, transformant le problème de la personnalité entière en un problème purement psychologique, Sartre jette une ombre sur l'essentiel, c'est-à-dire, sur le contenu social du problème en question. La manière d'étudier l'individu suggérée par lui (...) clôt la voie de l'analyse objective des conditions historiques concrètes, notamment sur le terrain desquelles surgit pour la première fois dans la réalité le problème même de la personnalité entière71. 71
M.
MaMapflaïUBMJIM ,
[M.
"K
KpMTMKe
Mamardachvili,
3K3HCTeHUMajlMCTKOrO
Considérations 56
nOHHMaHHH
critiques
sur la
Ici Sartre aurait essayé de se défendre fait d'ailleurs
plusieurs
(comme il l'a
fois, quand on lui adressait de
pareilles accusations), faisant référence à certains textes du
jeune
Marx,
où
la
conscience
des
individus
de
leurs
nécessités et conditions est présentée comme un facteur de premier grade dans le développement du processus social et historique72. Bien sûr, Mamardachvili ne nie pas que l'œuvre du jeune Marx soit marquée du pathos de l'humanisme moderne, mais
en
même
temps
l'interprétation psychologisme.
de
il
n'est
pas
enclin
la dialectique marxiste
D'après
lui,
affirmer
à
accepter
aux termes du
que
l'existence
matérielle représente une unité structurée uniquement grâce au
fait
qu'elle
est
vécue
par
des
individus
conscients,
c'est-à-dire historiquement concrets, revient à négliger une des plus savoir
grandes « le
découvertes
schéma
philosophiques
matérialiste
de
Marx
- à
d'analyse
de
la
conscience »73.
La première
chose qu'on doit
faire afin
de mettre en
marche ce schéma est de mettre en doute la supposition que l'individu
historiquement
concret
est
porteur
des
caractéristiques de la personnalité entière.
compréhension existentialiste §MJIOCO$MM, 6/1963, p. 111.
de
la
dialectique],
B:
Bonpocu
72
Voir p.ex. J.-P. Sartre, R. Garaudy, J. Hyppolite, J.-P. Vigier, J. Orcel, Marxisme et existentialisme. Controverse sur la dialectique, réf.cit, pp. 3-5. 73
Voir M. MaMapBaniBMJîM, "K Bonpocy o MaTepMajiMCTHyecKOM cxeMe aHajiM3a co3HaHHfl" [M. Mamardachvili, Sur le schéma matérialiste d'analyse de la conscience] , B : Couuaji^Han npvipona co3uaHHH, MocKBa, 1973, pp. 25-26.
57
Etant en réalité un homme dépendant de tout changement arbitraire des circonstances et de sa propre humeur, cet individu, écrit Mamardachvili, s'avère implacablement ferme dans la sphère de la conscience de soi, dans la réflexion sur des actes déjà accomplis, dans la quête de motifs internes intimement fiables et des fondements de chacun d'eux74. Autrement
dit, l'individu
historiquement
concret
n'est
pas a priori une entité organisée, mais tout au contraire : il
est constamment
l'espace
forcé
de chercher
son intégrité
dans
de la conscience de soi, sous la pression de la
réalité objective où il est plongé, et dont les structures déterminent les buts et le caractère de son activité. Sartre ne nie pas cela. contradiction laquelle
S'il l'avait
avec
sa
l'existence
aspiration
à
propre
précède
attribuer
à
fait, thèse
il serait ontologique
l'essence. tout
entré en
prix
Mais au
d'après
dans
son
marxisme
une
« dimension humaine », l'auteur de la Critique de la raison dialectique va jusqu'à l'assimilation de la dialectique à la réflexion
sur
le
vécu,
l'enfermant
de
cette
manière
entièrement dans la sphère de la conscience de soi. Et pour justifier sa manoeuvre comme étant inspirée par de meilleurs, sentiments pour le « marxisme authentique », il suggère que la
logique
héréditaires
dialectique
doit
sur le territoire
renoncer
à
ses
droits
de la théorie marxiste en
faveur de la « logique de la praxis ». La destination de cette dernière est de concevoir le processus socio-historique en intériorité, c'est-à-dire du point de vue des pensées, des sentiments,
74
M.
des conceptions
MaMapflailIBMJlM ,
"K
et des actes
KpMTMKe
qui y
3K3MCTeHUMaJII<lCTKOrO
flManeKTMKM" [M. Mamardachvili, Considérations compréhension existentialiste de la dialectique], 111. 58
de ceux
critiques sur la réf.cit., p.
prennent part. En d'autres termes, la logique de la praxis doit éclairer le mode existentiel des relations dialectiques entre les dimensions subjectives et objectives de la réalité sociale.
Et ce n'est
dialectique »,
possible
qui demande
que par la « totalisation
« que
l'individu
se retrouve
entier dans toutes ses manifestations»75.
Il est bien évident que quelque tour que prenne la pensée de Sartre, elle ne réussit pas a s'échapper des labyrinthes de l'idéologie humaniste. Voilà pourquoi corriger
la dialectique
philosophie
marxiste
existentialiste
ses tentatives de
du point
ne peuvent
de vue de la
pas être
évaluées
autrement que comme un échec théorique.
Strictement considéré, écrit Mamardachvili, l'existentialisme reproduit l'individu bourgeois tel qu'il se voit lui-même. N'étant en pratique qu'une « fusion », qu'un conglomérat de fonctions sociales différentes (et souvent contradictoires), il est présenté à la conscience individuelle et collective comme une entité, comme un système de ses fonctions. A la surface, les choses paraissent comme si l'individu donné développe graduellement ces fonctions, partant de soi. Mais en réalité, il est violemment introduit dans les sphères directement constituées l'une de l'autre de l'activité sociale, dont les liens mutuels plus profonds restent pour lui une énigme76. De là, il s'ensuit que la logique de la praxis n'a rien à voir avec la méthodologie des sciences sociales esquissée par Marx et basée sur la conception dialectico-matérialiste de la 75 76
J.-P.
Sartre,
Critique
de la raison
M.
dialectique,
réf.cit,
p.89.
MaMapflamBMjiM, "K KpMTMKe eiOMCTeHUMajiMCTCKoro [M. Mamardachvili, Considérations critiques sue la cmpréhension existentialiste de la dialectique], r é f . c i t , p. 111.
59
nature
de
la
conscience.
Si
la
logique
de
la
praxis
conditionne la totalité de l'individu historiquement concret, et déduit les catégories de l'analyse sociale des figures de la conscience individuelle et collective, au contraire, la dialectique
marxiste
considère
la
conscience
sociaux comme produit de conditions de
des
agents
travail et de vie
historiquement formées, donc transitoires. Cela veut dire que Sartre
non
simplement
s'éloigne
de
la
perspective
épistémologique de Marx, mais il la retourne « les fers en l'air »77. acquiert
En un
essayant
de prouver
caractère
d'entité
que
la
réalité
structurée
et
sociale
dynamique
seulement lorsque l'individu historiquement concret projette sur elle son unité syncrétique, l'auteur de la Critique de la raison
dialectique
soumet
en
pratique
toute
la
théorie
sociale à l'ontologie naïve, selon laquelle les choses sont telles qu'elles apparaissent dans l'espace de la conscience. Mais c'est notamment du point de vue du marxisme authentique que
cette
ontologie
s'avère
un
obstacle
à
l'approche
scientifique des phénomènes sociaux. Dans Le Capital,
Marx éclaircit particulièrement le fait, qu'à la surface du processus vital capitaliste les liens sociaux réels des gens acquièrent des formes inversées, irrationnelles, qui souvent « disent 78 exactement le contraire de ce qui est » . Donc, un des aspects les plus importants de la méthode critique marxienne est lié à la décomposition des évidences quotidiennes
habitant
la
« fausse
conscience »79.
Mais
au
"ibidem, p. 111. 78
Ibidem, pp. 113-114.
79
Voir E. Renault, Marx et l'idée de critique, P.U.F., Paris, 1995, pp. 41-83. 60
lieu de se donner la peine de comprendre comment fonctionne le mécanisme de cette conscience, et contribuer à la mise en valeur
de
procédures
analytiques,
dont
le
but
est
de
surmonter ses effets dans la sphère des sciences sociales, Sartre préfère
l'examiner
en tant qu'entité indivisible et
fondement du savoir social et anthropologique. Alors, on peut à juste raison considérer l'approche des structures sociales et des structures de la conscience, présentée dans Critique de la raison dialectique, comme un empirisme
sociologique,
qui se contente de la description phénoménologique des idées naïves du monde social sans se soucier de leur concrétisation dialectique. En d'autres termes, tout cela rend bien évident le fait qu'à la différence de Marx, Sartre n'a rien contre la vulgarisation des sciences de l'homme et de la société. Et, s'il
faut
montrer
l'existentialisme, ensembles
plus on
peut
pratiques »
formée dans
de
est
respect dire
pour
le
parrain
que
sa
« théorie
l'expression
de
la
de des
conception,
le cadre de la philosophie bourgeoise, de la
conscience en tant qu'endroit où la procédure alchimique de la
réflexion
collectives
sur
de
les
manifestations
l'activité
humaine
individuelles
transforme
la
et
réalité
matérielle de chaos en cosmos, c'est-à-dire, de quelque chose d'amorphe, d'opaque et d'inerte en une totalité rationnelle et dialectiquement structurée.
Il est facile de remarquer qu'au fond de cette conception se révèle le souci de l'intégrité morale et psychologique de la personnalité. Le problème, c'est à quel point une théorie sociale qui prétend se développer dans la perspective globale du
marxisme
observations,
peut liées
se à
permettre la
d'être
genèse
et
guidée au
par
caractère
l'humanisme bourgeois ? Voici la réponse de Mamardachvili:
des de
Comme il a déjà été question, toute « totalité » sociale à l'intérieur de laquelle, lorsqu'elle existe, fonctionnent des liens et des proportions dialectiques, s'élève, d'après Sartre, de la totalité de l'activité vitale individuelle. Mais derrière l'exigence « de considérer l'individu en tant qu'entité indivisible », se cache une nécessité sociale entièrement déterminée, et notamment la reproduction de l'idéal d'un homme entier dans les conditions de la division sociale du travail (...) . Du point de vue matérialiste, les systèmes de liens sociaux et les liens eux-mêmes sont dialectiques, nonobstant si la personnalité est dispersée ou non, si elle est «aliénée» ou «non aliénée» à son propre égard. L'évaluation de l'objet en tant que dialectique de par sa structure ne contient en soi absolument aucun postulat éthique ou humaniste et ne présuppose aucune fiction humaniste du processus historique80. Autrement
dit, pour
ne pas tomber
dans
le piège de
l'idéologie humaniste, la théorie sociale doit renoncer à la notion par excellence abstraite de « personnalité entière ». Strictement vu, cette notion est assez pauvre en contenu et ne pourrait pas satisfaire le chercheur qui aspire réellement à
comprendre
et à décrire
les structures
dialectiques de
l'existence sociale. Un tel chercheur n'irait pas perdre son temps en généralités sur le thème « d'épreuves concrètes du social », et il dirigerait ses efforts dans la direction de la
concrétisation
dialectique
des
phénomènes
sociaux
objectivés dans les représentations des agents sociaux. Comme on le voit bien, la différence entre les deux approches est
M.
MaMapflaïUBMJlM ,
"K
KpMTMKe
3K3I4CTeHLJ,HaJÏMCTCKOrO
flMaxieKTMKM" [M. Mamardachvili, Considérations compréhension existentialiste de la dialectique], 116-117.
62
critiques sur la réf. c i t . , pp.
issue de la différence entre deux notions du concret81. L'une (celle de Sartre et des autres existentialistes) est pareille à
la
conception
vulgaire
d'après
l'unique, alors que l'autre
laquelle
le
concret
est
(qui est profondément dialectique
et, par conséquent, vraiment scientifique) est formulée par Hegel,
et
plus
tard
par
Marx,
comme
« unité
de
la
diversité » 82 .
À l'intérieur de l'objet d'étude, spécifie Mamardachvili, la science distingue les systèmes objectifs de liens ou les entités organiquement divisées (« la totalité » en tant que champ d'application de la dialectique). Chacune de ces entités (et aussi la structure de leur interaction) se développe suivant une logique objective déterminée qui de son côté se réalise dans les actes de grandes 81
Ici je voudrais souligner encore une fois que la notion dialectique du concret est un thème privilégié dans les études logico-épistémologiques et ontologiques des « soixantards ». La direction générale de ces études est exposée en détails dans la monographie d'Ewald Ilienkov, La dialectique de 1'abstrait et du concret dans Le Capital de Marx (1960). D'après Ilienkov, toute notion est par nécessité une abstraction, car aucune notion, conçue en tant que forme logique élémentaire, ne peut refléter toute la richesse de la réalité matérielle à laquelle elle se rapporte. Voilà pourquoi la dialectique matérialiste n'est autre chose que l'art de penser concrètement par des notions abstraites, c'est-à-dire de réaliser un mouvement logique dans l'objet de l'abstraction dans le but de révéler cette dernière comme l'unité idéale de relations matérielles réellement existantes. Je suis tout à fait d'accord avec les auteurs qui voient en cette compréhension de la dialectique matérialiste une critique du marxisme dogmatique en tant que système d'abstractions existant aux dépens du marxisme comme théorie et pratique de la pensée dialectiquement concrète. (voir p.ex. M. AHflpeeBa, "Pbmapb 3Banp, BacwjTMeBMy MjibeHKOB", B: P.JK. Cou,MajihHue M HayKM, CeppiM 3, 0MJIOCO$MH, [I. Andreieva, «E.Ilienkov : un chevalier de la dialectique»] 1/1999, pp. 3-20, et fl. fleflHOB, "IlpeB'bpHaTM $opMM M HeKJiacMyecKa pauMOHanHocr" , B : M xyMaHM3rbM, 2/2001, pp. 213-234). 82
Voir Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, vol.I, §§ 160-161 et Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique.
63
masses humaines. Ce n'est que sur cette base que peut être compris un phénomène tel que l'activité individuelle, qui a lui aussi sa propre dialectique (...) . Cette dernière ne peut être conçue que dans le développement des liens et des relations objectifs, reproduits lors de l'activité commune des individus83. C'est
notamment
la
voie
que
devraient
suivre
les
chercheurs en sciences sociales s'ils veulent vraiment que leurs
théories
soient
particulièrement dialectique
au
bâties
important niveau
de
« au
moment
de
ne
jamais
la
conscience
Marx ».
Il
est
oublier
que
la
individuelle
et
collective est un système de contradictions, dont on doit chercher
les
économiques
racines
dans
et politiques
les
contradictions
objectives.
L'autre
sociales,
chose
qu'il
faut retenir, c'est qu'en tant que porteur d'informations, la conscience est un texte, mais il ne faut pas comprendre ce texte littéralement; il ressemble plus à un poème écrit par un
poète
symboliste
que,
disons,
à
une
description
géographique. En d'autres termes, il est question d'un texte tissé
d'expressions
quasi-rationnelles
de
structure
sémantique extrêmement complexe, dont l'étude aurait conduit à quelques résultats scientifiquement valables seulement si on le fait par l'ascendance dialectique des idées abstraites, habitant concrètes
les de
têtes
des
agents
l'existence
sociaux,
sociale
en
aux
définitions
termes
du
schéma
matérialiste d'analyse de la conscience élaboré par Marx. Et non en dernier lieu, pour ne pas admettre une idéologisation totale de la dialectique marxiste, il est nécessaire qu'on protège
l'objectivité
subjectivité.
M.
Admettre
MaMapflaïUBMJlM ,
"K
de
l'arbitraire que
KpMTMKe
la
théorétique
conscience
de
la
individuelle
3K3I4CTeHUMaJII4CTKOrO
[M. Mamardachvili, Considérations critiques sur la compréhension existentialiste de la dialectique] , réf.cit, p.115.
constitue le monde objectif veut dire admettre que ce dernier est par condition privé de rationalité immanente. Comme tel, il pourrait
acquérir
un sens uniquement
grâce aux actes
totalisants de l'individu historiquement concret. Mais, tant que
l'acte
totalisant
est
toujours
lié
à
une
sélection
arbitraire des faits, il est de sa nature même un acte de violence
symbolique
à
l'égard
de
la
réalité
matérielle
« inerte » et « opaque ». En ce moment se dépouille, pour ainsi dire, le côté obscur de l'idéologie humaniste. Il est question d'une foi quasi-religieuse au privilège de l'homme d'être « la mesure de toute chose », selon l'expression du sophiste antique Protagoras.
À la rigueur, Sartre apparaît comme un des prêtres les plus éminents de cette foi dans l'espace culturel européen du troisième quart entièrement
à
« l'intellectuel signe
de
du XXe siècle. En ce sens, l'image
que
lui-même
il correspond a
créée
de
total », dont la vie sociale passe sous le
l'engagement
l'affranchissement
absolu
éthico-politique et
définitif
de
au
nom
de
l'humanité
des
chaînes de « l'être en-soi ». Mais entendons tout de suite la voix
d'un
autre
intellectuel.
J'ai
en
vue
le
français
d'origine bulgare Tzvetan Todorov qui, près de deux décennies après la mort de Sartre, réfléchissant sur la « politique des intellectuels », formule les questions suivantes :
Est-il vrai, comme le voulait Sartre, que le rôle de l'intellectuel soit d'implanter la foi et d'inspirer le sacrifice pour une juste cause ? L'ambition inhérente de tout utopisme - instaurer le paradis sur terre - est-elle, ne disons pas réalisable, mais simplement souhaitable ? Sans même croire au péché originel inexpiable, ne peut-on dire que quelque chose dans la condition humaine interdit de trouver
65
une solution globale à tous d'atteindre des améliorations partielles ?84
nos problèmes, autres que
II est tout à fait clair que ce sont des questions à caractère rhétorique.
Séduits par la beauté des idées, les intellectuels décident trop souvent que les réalités correspondant à ces idées doivent être belles, elles aussi jusqu'au jour où ils se trouvent nez à nez avec le fascisme, ou le communisme, réels. Combien d'errements seraient épargnés (et combien de tonnes de papier!) s'ils acceptaient de suivre, par principe, le chemin inverse et d'adhérer à une conviction seulement quand ils sont prêts à en assumer les conséquences dans leur propre vie !85. Ici je voudrais retourner à l'hypothèse que j'ai lancée au début de la présente section, notamment que la position critique de Mamardachvili à l'égard de l'existentialisme de Sartre s'est probablement formée, non en dernier lieu, à la base d'observations
sur les flirts de ce dernier avec le
régime à Moscou.
Si, pendant la seconde moitié des années quarante, Sartre ne se rend pas encore clairement compte de son attitude à l'égard
du parti
communiste
français, et par conséquent à
l'égard de la politique intérieure et étrangère du Kremlin, au
début
manifester
des
années
comme
un
cinquante sympathisant
nous
le
voyons
convaincu
du
déjà
se
mouvement
communiste international. Entre 1952 et 1954, il publie dans Les temps modernes une série d'articles réunis sous le titre 84
Tz. Todorov, L'homme dépaysé, Seuil, Paris, 1996, p. 139.
85
Ibidem, p. 14 5.
66
Les
communistes
et
la
paix
où,
après
s'être
mis
catégoriquement du côté de l'Union Soviétique dans la Guerre Froide, il tend la main aux communistes français en déclarant que
ses
grandes
principes lignes
éthico-politiques
avec
les
leurs86.
coïncident
De
son
dans
côté,
le
les Parti
communiste lui rend le geste en l'aidant à se bâtir une image d'intellectuel européen de gauche qui serait acceptable pour le
gouvernement
soviétique
intellectuels
conformistes
résultats
tardent
ne
intellectuel
des
pas.
et, dans En
bien
entendu,
pour
les
les pays
socialistes. Les
décembre
1952,
existentialistes
paraît
le
comme
leader délégué
officiel du Congrès du Mouvement communiste mondial pour la paix, organisé à Vienne, sans paraître gêné par le fait que de
cette
manière
il
« courbait
le
dos
devant
Alexandre
Fadéiev, qui l'appelait avant « hyène » et « chacal »87. Même plus, il accepte sans mot dire que soit rejetée sa demande adressée aux organisateurs de présenter lors du congrès sa pièce de théâtre Les mains sales88, et en fin de compte il déclare que
ce congrès
est parmi
les événements
les plus
89
importants de sa vie . Mais cela est loin de mettre fin aux compromis que
fait Sartre dans le but de s'assurer
figure des structures communistes
en la
internationales un allié
puissant et bien organisé dans ses luttes contre certains autres prétendants du trône intellectuel de la France, dont 86
Voir J.-P. Sartre, Situations, VI, Gallimard, Paris, 1964, pp. 80-384.
87
n. flacoHctH, MHTejieKTyajiifMTe, [P. Johnson, "AHy6Mc", CO4>MH, 1994, p. 323.
88
Les
Le motif du refus est que la pièce contient des anticommunistes.
89
intellectuels] insinuations
Voir Les lettres françaises, 1-8 Janvier 1953 et Le Monde, le 25 Septembre 1954.
67
Raymond Aron ou Albert Camus90. La plus significative à cet égard
est
sa
position
sur
le
problème
des
camps
de
concentration en URSS. Elle consiste en un silence confus, justifié par un manque de bonne volonté d'intervenir dans des discussions concernant le fond du système soviétique, « étant donné qu'il n'est pas question d'événements d'une importance particulière
du
point
de
vue
sociologique »91.
Tout
inacceptable que soit cette position du point de vue moral, elle est
entièrement
légitime du point de vue du concept
existentialiste de réalité sociale. Pour Sartre et les autres collaborateurs de la revue Les temps modernes, les événements historiques et les phénomènes sociaux acquièrent un sens pour l'individu
concret
seulement
au
cas
où
il
les
a
personnellement vécus. Et en ce qui concerne le point de vue moral,
conçu
comme
appui
au
sens
commun,
il
n'est
rien
d'autre pour eux que la « dernière citadelle de l'idéalisme bourgeois »92. Ayant cela en vue, et sachant que Sartre a eu la chance de ne pas avoir été prisonnier ni dans un camp nazi, ni dans un camp soviétique
(j'en exclus
son séjour
relativement court dans un camp allemand de prisonniers de guerre
en
1940),
je
trouve
naïf
qu'on
lui
cherche
une
responsabilité morale puisqu'il ne défendait pas les victimes de
la
dictature
stalinienne,
par
exemple,
au
cours
de
« l'affaire Kravchenko ».
90
Voir J.-F. Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Libraire Arthème Fayard, Paris, 1995 et C. O O K M H , Ajihôep KaMio. PoMaH. @KJIOCO$MX . /KM3Hh, [S. Fokine, Albert Camus. Le roman. La philosophie. La vie] "AjieTeMH", CaHKT-neTepôypr, 1999. 91
Cit. de Sartre d'après W. Laqueur & G. L. Mosse, Literature and Politics in the Twentieth Century, New York, 1967, p. 25.
92
S. de Beauvoir, La force des choses, Gallimard, p.152
68
Paris, 1963,
D'un
autre
l'attitude
côté, on ne peut pas ne pas réfléchir
sartrienne
à
l'égard
des
régimes
sur
communistes,
prenant en considération la position d'un intellectuel comme Tzvetan Todorov,
qui a personnellement vécu et connu « en
intériorité » le système soviétique.
Du temps où je vivais en Bulgarie, l'une des questions que mes amis et moi nous posions avec le plus d'insistance était : pourquoi les grands artistes et écrivains de l'Ouest ne nous aident-ils pas? Comment se fait-il que tant parmi eux - les Sartre et les Montand, que nous ne pouvions nous empêcher d'admirer pour leurs œuvres ou leur charme n'exprimaient aucune compassion pour notre lamentable condition ou, pire, appuyaient nos dirigeants haïssables, alors qu'ils n'étaient même pas membres du Parti?93 Si l'on est
sur
fait abstraction du côté moral du problème, on
le
point
d'affronter
le
problème
philosophique
fondamental des relations entre la réalité objective et ses images
subjectives.
Et
si
l'on
se
fie
ici
à
l'ontologie
existentielle, admettant, comme l'a fait David Rousset, qu'on établit la vérité historique à la
base du « vécu décisif »,
c'est-à-dire, que son contenu est en dépendance totale de la forme de
l'expérience
individuelle
et collective
du
sujet
historique, alors il faut arriver à la conclusion que les intellectuels
occidentaux
de gauche
avaient
le droit
de
fermer les yeux devant les défauts du système soviétique. Guidés par la passion « antibourgeoise »94, ils voyaient en la société soviétique sinon l'incarnation complète de l'idéal communiste, au moins la promesse de sa réalisation dans un 93
Tz .Todorov, op. cit., p. 89.
94
L'expression appartient à François Furret (voir F.Furret, Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Laffont - Calman-Lévy, Paris, 1995). 69
avenir proche. Cela explique dans une large mesure pourquoi, à l'été de 1954, Sartre, qui vient de rentrer de Moscou, crée par l'intermédiaire
de la presse de gauche en France une
image féerique de l'Union soviétique. Par exemple, dans le vaste interview qu'il donne pour le journal Libération, il déclare qu'il y a en URSS une liberté totale de la parole, que
les
dans
citoyens
une
soviétiques
mesure
radicalement
beaucoup
qu'on
ne
critiquent
plus
le
fait
grande à
leur et
l'Ouest,
gouvernement
beaucoup et
plus
qu'ils
ne
voyagent pas hors de leur pays non pas parce que quelqu'un les en empêche, mais parce qu'ils n'éprouvent pas le désir de passer
les bornes
de
leur
« merveilleuse
patrie »95.
Paul
Johnson a raison de remarquer que c'est la description « la plus partiale de l'Etat soviétique faite par un intellectuel renommé
de
l'Ouest après
les fameuses notes de voyage de
Georges Bernard Shaw du début des années différence
de
Paul
Johnson,
qui
se
'3 0 »96. Mais à la contente
de
la
constatation que Sartre n'est qu'un simple imposteur, je vais essayer, avec l'aide de Mamardachvili, d'aller au-delà de la position du moraliste, ce qui veut dire qu'au lieu de juger de la conduite de Sartre du point de vue du sens commun, je vais
étudier
perspective
la de
figure la
sociale
critique
de
l'intellectuel
marxienne
de
la
dans la « fausse
conscience ». J'espère que cela va m'aider à faire apparaître les limites du champ conceptuel où, pendant les années '70 et '80, Mamardachvili va élaborer sa propre philosophie de la conscience.
95
Voir Libération, 15-20 juillet 1954.
96
FI.
fl/KOHCBH,
MHTejieKTyajiiJ,MTe, [P.
réf.cit, p. 324.
70
Johnson,
Les
intellectuels]
CHAPITRE II QUI INSTRUIT LES INSTRUCTEURS?
1. Que signifie penser "au moment Marx"
En 1966, il arrive quelque chose de très important dans la vie
de
Mamardachvili.
Invité
par
le
Parti
communiste
italien, il part pour Rome d'où, avec l'aide d'un de ses amis français, il se rend à Paris sans demander la permission des autorités soviétiques. Bien entendu, tout de suite après son retour à Prague il reçoit l'ordre de rentrer tout de suite à Moscou. Son arbitraire est sanctionné par la mise de son nom sur la liste des "HeBbie3flHbie" des citoyens
(nieviezdnie)
, c'est-à-dire
soviétiques n'ayant pas le droit de franchir
(sous quelque prétexte que ce soit) les frontières de l'URSS. Le prix à payer est élevé, mais dans une certaine mesure, justifié. A Paris, Mamardachvili ne fait pas la connaissance de n'importe qui, mais de Louis Althusser lui-même, dont il a lu
les
études
de
l'œuvre de Marx
et
qu'il
a
appréciées
hautement pendant la dernière année de son séjour à Prague97. De son côté, Althusser lui aussi apprécie beaucoup la manière dont Mamardachvili interprète Marx. Les deux philosophes se lient d'une vraie amitié intellectuelle. Ils ne se reverront 97
II est question des livres Pour Marx et Lire le Capital, parus en 1965.
71
qu'en 1974, quand Althusser va visiter Moscou. Jusqu'alors, leur seul moyen de communication sera épistolaire98. Vers la fin
de
cette
étude,
je
vais
faire
référence
à
une
des
lettres, écrites par Althusser et adressées à Mamardachvili. Pour le moment, je dirai seulement que partant de prémices épistémologiques arrivent
à des
pareilles, conclusions
Mamardachvili
et
assez différentes
Althusser
concernant
la
puissance heuristique de l'héritage théorique marxien". Une
fois
mentionnée
qu'il
ci-avant,
s'est
trouvé
sur
Mamardachvili
la
devient
« liste
noire »
l'objet
d'une
98
Voir A. Epelboin, "Préface", réf.cit.
99
Tous les deux s'opposent à la tendance voulant que Marx soit interprété entièrement sous l'angle de l'humanisme moderne, car cette tendance mène à une triple réduction de son héritage théorique. En premier lieu, on cherche tout ce qui est philosophiquement intéressant chez Marx dans ses premières œuvres ; en second lieu, on assimile la dialectique de Marx à celle de Hegel ; et en troisième lieu, on ne discute pas la puissance heuristique du marxisme en vue du développement du paradigme dialectico-matérialiste des sciences sociales et humaines (voir H. ABTOHOMOsa, "3Tanu HjeraoH SBOJHOUMM JI. AjibTioccepa", [N. Avtonomova, L 'évolution des idées de L. Althusser],
B;
CoBpeMeHHue
3apy6exHHe
KOHU,enu,MM
nviajieKTHKvi,
"HayKa", MocKBa, 1987, pp. 187-234). En bref, bien qu'il ne le déclare explicitement nulle part, Mamardachvili est entièrement d'accord avec Althusser que la force de la théorie marxiste est dans son «antihumanisme théorique» (voir L. Althusser, « L'objet du Capital », in L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Lire le Capital, P.U.F., Paris, 1996, pp. 245-418), c'est-à-dire en cela, qu'elle considère l'individu concret non pas comme point de départ de l'analyse de la société, mais comme une synthèse de déterminations sociales existantes indépendamment de lui. En ce qui concerne les différences entre le marxisme d'Althusser et celui de Mamardachvili, elles se détachent le plus clairement dans leurs analyses du rapport science idéologie. Si Althusser est enclin à opposer la science et l'idéologie, et de cette manière à s'approcher du positivisme, Mamardachvili, comme on verra plus tard, examine les tentatives mêmes d'édifier une science positive de l'homme et de la société comme effets d'un type de conditionnement idéologique. A cet égard, sa position est beaucoup plus proche de celle de l'École de Francfort.
72
stricte
surveillance
de
la part
des
services
de
sécurité
soviétiques. Heureusement, grâce à son charisme particulier, il
arrive
à
gagner
la
bienveillance
de
plusieurs
hauts
fonctionnaires du parti. Parmi eux se trouve le philosophe Ivan
Frolov,
rédacteur-en-chef
philosophie. Il
de
Questions
de
la
aide son jeune collègue à garder sa place à
la rédaction de la revue et, même plus, en fait son vicerédacteur.
En
Mamardachvili
d'autres la
termes,
possibilité
Ivan
de
Frolov
bien
assure
s'attacher
à aux
structures du champ philosophique soviétique, et de continuer ses
recherches
dans
des
conditions
professionnelles
relativement bonnes. Bien sûr, Mamardachvili tire profit de cette possibilité, et pendant la période de 1967 à 1970 il réussit à publier sa thèse de doctorat Hegel100
et
quelques
articles,
sur la logique de
consacrés
au
problème
des
formations idéologiques dans la structure de la conscience bourgeoise. Ce sont les articles « Les intellectuels dans la société contemporaine » (1967), « L'analyse de la conscience dans
les
œuvres
de
Marx »
(1968),
« Philosophie
et
politique » (1969), « Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions
irrationnelles »
(1970)
et
« La
philosophie
bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison épistémologique ».
Il
est
question
de
cinq
tentatives
de
mettre en doute le droit des instructeurs d'instruire.
Ce n'est pas difficile de constater que toutes les cinq tentatives sont inspirées par le grand projet théorique de Marx visant la mise en question des moments irrationnels de l'idéologie bourgeoise. Mais sur quoi ce projet se base-t-il? 100
II est question du premier des trois livres publiés du vivant de Mamardachvili, intitulé @opMH M cop,epyKaHMe unumeuviR [Les formes et le contenu de la pensée]. 73
D'après
Mamardachvili,
c'est
sur
l'idée
géniale
de
problématiser le monopole des intellectuels sur la production de
représentations
légitimes
concernant
le
contenu
des
valeurs humaines.
C'était, dit-il dans une interview de la fin des années '80, une opposition à 1'hégélianisme, bien que Marx lui-même croyait discuter avec les Lumières. De ce que le milieu forme l'homme, et que les instructeurs, qui connaissent le milieu, peuvent influencer les autres. « Mais qui instruit 101 l'instructeur ? » - demandait Marx . C'est
ici
qu'il
faut
chercher
la
clef
de
l'univers
philosophique de Marx, et non, par exemple, dans la théorie de la lutte des classes ou dans les résultats de la critique de l'économie politique classique. En d'autres termes, et le Manifeste du Parti Communiste (1848), et Le Capital (1867) se développent
dans
une
perspective
moyens epistemologiques esquissée
déjà
développée
à
dans
fond
C'est notamment
critique
de « l'absolutisme
Les
dans
manuscrits
L'idéologie
à
l'égard
des
des Lumières»,
parisiens allemande
(1844)
et
(1845-1846).
cet absolutisme qui caractérise
l'attitude
sociale des intellectuels bourgeois. En ce sens, le problème du droit
des
instructeurs
d'instruire
est
le problème du
droit d'une seule couche sociale de disposer des ressources symboliques de toute la société et d'en produire des réalités quasi-objectives,
définies par elle-même comme des « valeurs
universelles ». D'après
Marx,
la source du droit en question
consiste
dans la conception selon laquelle la réalité matérielle est
101
M.
MaMapflaiïïBMjin,
KaK
a
noHMMaio
$MJIOCO$M]D
[M.
Mamardachvili,
Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf. cit., p.40. Ici Mamardachvili vise la troisième thèse de Marx sur Feuerbach.
74
une
projection
de
la
conscience,
c'est-à-dire
que
les
conditions socio-économiques de la vie humaine à une époque historique donnée sont déterminées par la constitution de son esprit. Sous une forme ou sous une autre, cette conception est présente dans presque toutes les doctrines philosophiques de l'époque des Lumières, et le point culminant du processus de sa conceptualisation est, bien sûr, le système de Hegel. Ce dernier représente en réalité une vraie apothéose de la pensée spéculative, et comme telle il est pour Marx le temple le plus grandiose de la mystification philosophique construit par les moyens1 de la logique dialectique et fondé sur l'idée de 1'autosuffisance ontologique du monde intelligible. Voilà la description de ce temple dans Les manuscrits parisiens de 1844:
De même que l'encyclopédie de Hegel débute avec la logique, avec la pensée spéculative pure et aboutit au savoir absolu, à l'esprit philosophique et absolu, c'est-à dire surhumain et abstrait, de même elle n'est tout entière rien d'autre que l'essence développée, 1'objectivation de soi de l'esprit philosophique. Mais cet esprit n'est rien d'autre que l'esprit aliéné du monde se pensant à l'intérieur de sa propre aliénation, c'est-à-dire se saisissant de façon abstraite. La Logique, argent d'esprit, valeur spéculative purement théorique de l'homme et de la nature - son essence devenue totalement indifférente à toute détermination réelle et par conséquent essence elle-même irréelle -, c'est la pensée entièrement aliénée qui fait abstraction de la nature et de l'homme réel, la pensée abstraite. La manifestation extérieure de cette pensée abstraite c'est la nature - telle qu'elle lui apparaît. Elle est étrangère à l'homme, elle est pour lui perte de soi, et il la conçoit bien comme extérieure, comme pensée abstraite, mais comme pensée extérieure, aliénée - c'est enfin l'esprit, la pensée revenant à son lieu de naissance et qui, en tant qu'esprit anthropologique, phénoménologique, psychologique, éthique, artistique et religieux, n'a pas encore de
75
validité pour soi, jusqu'au moment où enfin elle se retrouve et s'affirme comme savoir absolu, c'est-àdire abstrait, et acquiert alors son existence consciente et adéquate. Car sa véritable existence, c'est l'abstraction102. A plusieurs reprises, Marx nous donne le conseil de ne pas nous laisser captiver par la grandeur de l'Esprit absolu, car c'est une grandeur
illusoire. L'Esprit
absolu est une
sorte de .colosse aux pieds d'argile, mais qui paraît si élevé qu'il
est
en
état
de
tenter
l'être humain
de
s'incliner
devant lui, et de cette manière de renoncer aux dimensions concrètes de sa conscience au nom d'une structure abstraite d'idées et de notions, ayant la prétention de personnifier l'existence comme telle. Résister à cette tentation signifie se conserver soi-même en tant que conscience de vie, refusant le
séjour
exactement
aisé ce
dans que
le fait
temple
décrit
Marx,
quand
ci-dessus. il
déclare
C'est dans
L'idéologie allemande :
La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur processus de vie réel. (...) Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. Dans la première conception, on part de la conscience comme individu vivant ; dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des individus eux-mêmes, réels et vivants, et l'on considère la conscience uniquement comme leur 103 conscience . Ce
fragment
est
une
expression
philosophique marxien. Dans hégéliens
dont
lui-même
concentrée
sa polémique
faisait
partie
avec
du
les jeunes-
jusqu'en
1843, le
102
K. Marx, Philosophie, Gallimard, Paris, 1998, pp. 199-200
103
Ibidem, pp. 307-308.
76
projet
futur critique de l'économie politique bourgeoise réussit non seulement
à
distinction
faire entre
d'une
manière
l'approche
inconnue
jusqu'alors
matérialiste
et
la
l'approche
idéaliste du problème du rapport de la pensée à l'existence, mais aussi à fonder une tradition intellectuelle, qui encore de nos jours se reconnaît dans chaque tentative critique
d'une
l'interaction
société
entre
son
donnée
du
point
infrastructure
structures mentales qui déterminent la
d'analyse
de
vue
de
et
les
économique
conduite publique des
agents sociaux. En ce sens, la pensée de Marx réalise une transgression scientifique
radicale dominants
des à
standards
l'époque,
au
de moins
rationalité en
ce
qui
concerne les sciences de l'homme.
D'après Mamardachvili, l'effet le plus durable et le plus important de cette transgression c'est le discrédit de l'idée de l'existence d'une « pure conscience », dont la structure discursive coïncide avec l'ordre métaphysique de l'existence, et par là même constitue les conditions de toute connaissance possible du monde. En d'autres termes, après Marx, c'est un anachronisme de construire des théories de la conscience dans les termes de l'idéalisme philosophique classique. La preuve en est
les approches
s'imposent
au XXe
phénoménologie, Qu'ils
le
redevables circuler
de
des phénomènes de
siècle. la
Il
est
ou
non,
à
il
était
dans
Marx, la
car
surtout
psychanalyse
reconnaissent
science
la conscience qui
et
leurs
du
question
structuralisme.
représentants
le
premier
plusieurs
objets
77
de la
à et
«
sont faire
schémas
heuristiques d'analyse de la conscience, qui sortent du cadre de la philosophie traditionnelle »104.
Si
avant
Marx
la philosophie
européenne
se défendait
d'examiner la conscience comme un système d'objectivâtions de la
réalité
matérielle,
après
l'apparition
des Manuscrits
parisiens, L'idéologie allemande et Le Capital, ce tabou est levé, et « l'objectivâtion
du point de vue objectivant »105
devient une stratégie de recherches tout à fait légitime. Cela donne le droit à plusieurs auteurs contemporains, dont Mamardachvili, d'évaluer
l'œuvre théorique
de Marx par le
recours à la notion de révolution.
On doit tout de suite faire la remarque, que Marx n'est ni
le premier,
l'histoire
ni le dernier
des révolutionnaires
dans
des idées. Tels furent aussi Socrate, Copernic,
Galilée, Descartes, Newton, Kant, Freud et Einstein. Ce qui les unit, c'est qu'ils effectuent un revirement radical des conceptions scientifiques et philosophiques en vigueur à leur époque. Mais il est de loin plus intéressant d'étudier les révolutions
qu'ils
spécification. concentrer
ont effectuées
Cette
son intérêt
dernière
par la méthode
demande
du
sur ce qui fait
de la
chercheur
d'une
de
révolution
donnée un phénomène historique et culturel unique. Dans notre cas,
c'est
le
fait
que Marx
effectue
une
révolution
philosophique et épistemologique non pas sur le champ de la
104
M. MaMapflauiBMjiM, "AHajiM3 co3HaHMH B paôoTax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»] ,B: Bonpocn $MJIOCO$MM, 6/1968, p. 14. 105
n.
BypflMMO,
YHHBepCHTeTCKO
Ka3aHM
H3«aTejICTBO
Hein;a [P. Bourdieu,
Choses
"CB.
CO$MH,
KjlMMeHT
97. 78
OxpMflCKM",
dites], 1993,
p.
« pure » philosophie, mais sur celui de la théorie socioéconomique,
et plus
capitalisme
en
d'échange
et
précisément
tant de
que
forme
consommation
au
cours
de
spécifique de
biens
l'analyse
de
du
production,
matériels
et
symboliques.
Comme on sait bien, cette forme devient déjà l'objet d'un intérêt scientifique spécial à l'époque des Lumières. Mais à la différence de penseurs comme William Petty, Adam Smith et David
Ricardo,
d'expliquer dans
la
Marx
les
ne
se
processus
société
contente
pas
socio-économiques
moderne
partant
des
de et
décrire
et
politiques
principes
de
l'anthropologie bourgeoise.
"L'essentiel dans la théorie de Marx (...), écrit Mamardachvili, c'est qu'elle est une étude objective, systématique et structurale de son objet, et notamment des relations dans le cadre d'une formation sociale déterminée, c'est-à-dire, une étude des relations objectives, qui ne présuppose pas une explication de leurs propriétés et de leurs entrelacements du point de vue de quelque nature anthropologique des sujets, porteurs de ces relations. Une telle étude exclut le recours aux processus de compréhension des phénomènes économiques de la part des sujets en question, tenir compte de leurs motifs, objectifs, désirs, etc. »106. Cela signifie que Marx cesse de considérer la conscience comme
le
centre
unique
de
l'organisation
rationnelle
de
l'activité matérielle humaine. D'après lui, c'est un scandale d'affirmer, politique,
comme que
le
dans
font la
les
tête
106
de
classiques l'homo
de
l'économie
economicus
existe
M. MaMapflauiBHJiM, "AHajiH3 co3HaHMfl B paôoTax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»], réf. cit., p. 15.
79
quelque
recoin
fonctionne
d'où
l'on
l'organisme
peut
voir
clairement
socio-économique.
Le
comment
scandale
se
manifeste par le non-respect d'un fait élémentaire, notamment que la tête de l'homo economicus fait partie de son corps, et que
ce
dernier
est
de
son
côté
une
réalité
ontologique
uniquement en sa qualité d'élément de la structure du corps social.
Donc,
maturité
ne
serait-ce
théorique
pas
une
d'admettre
manifestation
qu'il
est
de
non
possible
de
construire une image adéquate du tout du point de vue d'une de ses parties ? C'est comme croire qu'on peut embrasser la forêt entière d'un seul regard quand on est à son cœur. D'un autre côté, Marx se rend bien compte que s'il n'était pas guidé dans son quotidien par cette non-maturité théorique, homo economicus ne pourrait pas
effectuer
entièrement
ses
fonctions dans le système socio-économique
capitaliste. Ce
dernier
sur
s'appuie
l'existence
dans
sociale
une est
large
mesure
totalement
l'idée
transparente
à
que la
conscience humaine et, par conséquent, que l'homme en tant qu'agent social est le maître absolu de ses pensées et de ses actes. Mais dans cette idée de prime abord positive il y a un moment négatif très fort : la conscience refuse de s'inscrire dans l'image ontologique du monde social, se renfermant ainsi dans la sphère de la pensée spéculative. Il est question d'un des principes constituants de la rationalité bourgeoise (ou moderne), dépassement
dont des
le
dépassement,
obstacles
d'après
Marx,
métaphysiques
devant
serait le
un
savoir
scientifique de l'homme et de la société. Voici ce qu'on lit sur cette question dans L'idéologie allemande :
Là où cesse la spéculation, dans la vie réelle, commence donc la science réelle, positive, la présentation de l'activité pratique, du processus pratique de l'évolution des hommes, les phrases sur 80
la conscience prennent fin, il réel prenne leur place107.
faut que
le savoir
Qu'est-ce qu'il faut entendre dans ce cas par « science réelle » de l'homme et de la société ? C'est avant tout une telle science, qui a pour point de départ et pour base de référence
non
pas
(systèmes
les
différentes
philosophiques,
formations
idéologiques
doctrines
religieuses,
représentations quotidiennes, etc.), mais l'interaction des gens
et
des
choses
matérielles
dans
l'univers
socio-
économique. Marx traite les résultats de cette interaction d' « objets méthode
de
sociaux », la
et
croit
concrétisation
approche vraiment
scientifique
que
leur
dialectique
analyse est
des produits de
par
la
l'unique
la culture
humaine (au sens large du terme).
Cela veut dire que si l'on veut étudier la conscience humaine « au moment Marx », on doit considérer ses phénomènes non pas comme comme
des
des
formes de la « pure
« intelligibilités
subjectivité », ni
objectives », mais
comme
des
108
éléments de l'ontologie du monde social
.
Le problème, explique Mamardachvili, c'est que Marx considérait les systèmes sociaux de manière assez particulière : en tout cas, il les étudiait comme des systèmes qui se réalisent et fonctionnent à travers la conscience, c'est-à-dire qui intériorisent leurs propres images (ou, autrement dit, enserrent la
107
K. Marx, Philosophie, réf.cit, p.309.
108
Cet impératif méthodologique est appelé par Karl Mannheim « transition de la phénoménologie à la sociologie de l'esprit » (voir K. MaHxam, CTYJJMM no COU,MOJIOTHH na KyjiTypaTa [K. Mannheim, Essais de sociologie de la culture ], "3JiaTopor"b", C O $ M H , 2002, pp. 57-60) .
81
conscience de l'observateur comme élément interne de leur propre fonctionnement)109.
Prenons
comme
exemple
l'analyse
du
phénomène
110
« marchandise » dans Le Capital
. Pour Marx, la marchandise
n'est pas un simple objet social, mais « un objet sensorielsursensoriel »,
c'est-à-dire,
un
objet
dont
la
structure
mentale englobe non seulement les définitions de sa choséité (les « qualités sensorielles » m ) , mais aussi des définitions de certaines propriétés, non réductibles aux propriétés de l'objectivité sensorielle. Une telle propriété est la valeur de
la
marchandise,
qui
apparaît
sous
forme
de
valeur
consommative ou sous forme de valeur d'échange. Lorsqu'ils acquièrent cette propriété, les produits du travail humain se transforment qu'ils
ne
en
pourraient
propriétés
de
pas
naturelles.
l'intermédiaire procédure
facteurs
de
la
la
vie
socio-économique,
être
par
la
En valeur
« alchimique », dont
force
d'autres s'effectue le résultat
ce
de
leurs
termes,
par
une est
sorte
de
de changer
l'ontologie même des objets, produits dans la fabrique, dans l'atelier artisanal, dans la ferme, etc. Lorsqu'ils entrent dans
l'orbite
des
relations
de marché,
ils ne
sont plus
simplement des formes de la substance matérielle, mais des porteurs matériels de significations sociales, et en ce sens, des régulateurs des rapports sociaux entre les gens. Mais comment
se
fait-il
que
des
choses
produites
par
l'homme
109
M. MaMapflaniBMJiM, "AHajiM3 co3HaHH3 B paÔOTax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»], réf.cit., pp. 15-16. 110
Vol.I, Chap. I.
111
Ce sont les qualités "primaires" et "secondaires", d'après la terminologie de John Locke.
82
acquièrent du pouvoir sur son activité consciente ? Cherchant la réponse à cette question, Marx découvre « le secret du fétichisme marchand ».
L'homogénéité des différentes espèces de travail humain, écrit-il, acquiert la forme matérielle de qualité, égale pour tous les produits du travail : la valeur ; la mesure de la dépense de la force du travail humain par sa durée acquiert la forme de quantité de la valeur des produits du travail ; et enfin, ces relations entre les producteurs, où s'effectuent les déterminations sociales de leur travail, acquièrent la forme de rapport social des produits du travail. Donc, le mystère de la forme marchande consiste simplement en cela qu'elle reflète pour les gens le caractère social des produits mêmes de leur propre travail comme un caractère matériel des produits du travail euxmêmes, comme des propriétés sociales naturelles des choses elles-mêmes, et pour cette raison le rapport social des producteurs à la masse entière du travail est reflété sous l'aspect d'un rapport social entre objets, existant hors d'eux (...). J'appelle cela fétichisme, qui est propre aux produits du travail, quand ils sont produits en tant que marchandises, et qui pour cette raison est inséparable de la production marchande112. Je ne sais pas dans quelle mesure ce texte est correct à l'égard des conformités purement économiques dans le monde du capital, mais je suis tout à fait d'accord avec Mamardachvili pour dire que la conception du « fétichisme marchand » ouvre des horizons,
inconnus
jusqu'alors, devant
la connaissance
philosophique de l'homme et de la société. Avant tout, elle contient
une
notion
de
causalité
dans
l'activité
de
la
conscience humaine irréductible à l'appareil conceptuel de la philosophie
classique.
Si
les
philosophes
avant
Marx
" 2 K. MapKC, KanMTaji'hT [K. Marx, Le Capital], T. I, "MsaaTejicTBo Ha BKn", C O $ M H , 1955, pp. 104-105.
décrivent cette activité exclusivement dans les termes de la relation sujet-objet, dans l'analyse
de la forme marchande
esquissée ci-dessus, la relation en question est rendue par des catégories de perception et d'évaluation du monde, dont les
racines
remontent
aux
structures
de
la
production
matérielle. Et cela veut dire que la conscience humaine est conçue
non
données
pas
dans
constitution mais
comme
un
miroir
l'expérience de
l'objet
qui
(comme
reflète
chez
transcendantal
comme un mécanisme, qui
les
Locke), (comme
reproduit
choses,
ni
comme
chez
Kant),
la réalité
socio-
économique sous forme d'un système quasi-naturel d'objets de la pensée. En d'autres termes, pour Marx, entre le monde tel qu'il est, et le monde tel qu'il est conçu par les hommes, agissant d'après productives troisième
et
les circonstances imposées par les forces les
monde,
rapports et
de
c'est
production,
le
monde
il
des
existe
un
formations
idéologiques. Bien entendu, dans l'espace de la conscience quotidienne recouvrent,
des
agents
c'est-à-dire,
sociaux
ces
trois
les objets, leurs
mondes
images
se
et les
formes de leur reproduction discursive apparaissent en unité organique. Mais à la différence des classiques de l'économie politique bourgeoise, Marx n'est pas enclin à accepter les évidences de la conscience vulgaire comme prémices de ses études de l'infrastructure économique.de la vie sociale. Là où Smith, Ricardo et Petty voient des conventions sociales naturelles indécomposables, l'auteur du Capital découvre des formations synthétiques. Dans une lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, il écrit :
La science consiste exactement en la démonstration des manifestations de la loi de la valeur. Or, si l'on veut « expliquer » d'avance tous les phénomènes d'apparence contraire à la loi, on devrait mettre la 84
science devant la science. C'est notamment l'erreur que fait Ricardo, de présupposer comme données (...) des catégories de toutes sortes, qui doivent désormais être déduites, pour prouver leur équivalence à la loi de la valeur (...) . L'économiste vulgaire n'a pas la moindre idée de ce que les vrais rapports coutumiers d'échange et les quantités de valeur ne peuvent pas être identiques. Tout le sens de la société bourgeoise consiste notamment en cela, qu'il n'existe pas en elle à priori une régulation sociale consciente de la production. Le raisonnable et le naturellement nécessaire s'effectuent seulement en tant que milieu agissant aveuglément. Mais l'économiste vulgaire croit faire une grande découverte quand, au lieu de découvrir le lien interne des choses, il affirme d'un air sérieux qu'à l'intérieur des phénomènes, les choses acquièrent une autre forme sensorielle. En fait, il est fier de tenir fermement à l'apparence, et de la traiter de chose définitive. Alors, à quoi sert la science?113 De prime abord,
il n'y a rien de plus
simple que de
répondre à la question ainsi posée, en suivant la logique du raisonnement existence l'essence
qui
la
seulement des
précède: en
choses;
sa
tant
la
science
que
savoir
fonction
sociale
justifie
son
.authentique
de
est
de
d'abord
discréditer, et ensuite de corriger les opinions des gens, basées sur l'idée naïve que le monde est tel qu'il apparaît dans l'expérience sensorielle. Mais ce n'est pas la réponse de Marx, c'est celle de la métaphysique classique, qui oppose catégoriquement le savoir à l'opinion, sans se rendre compte de la dialectique complexe de leurs rapports réels, c'est-àdire, sans considérer les effets de leur interaction dans le cadre de l'activité humaine consciente. Lors d'une lecture plus
attentive
du
fragment
cité
de
la
lettre
de Marx à
Kugelmann, il devient clair que les notes critiques qu'elle contient sont adressées non pas aux formes, dans lesquelles Ibidem, pp. 729-793. 85
se cristallise la conscience quotidienne de homo economicus, mais
à
l'incapacité
de
l'économie
politique
classique
d'assimiler en soi la contradiction réelle entre ces formes, et les résultats de l'analyse Déclarant
que
la
montrer comment
science
scientifique du capitalisme.
économique
se manifeste
doit
la loi de
s'efforcer
« à
la valeur », Marx
appelle au dépassement de l'a priori métaphysique fondamental de
la
rationalité
mondes
classique,
parallèles :
phénomènes,
et
l'activité
du
le
celui lien
sujet
d'après
des
entre
lequel
essences, eux
il y et
s'effectue
transcendantal.
Montrer
manifeste une loi précise du développement
a deux
celui à
des
travers
comment
se
socio-économique
ne veut dire rien d'autre que montrer comment les structures objectives
de
la
l'intermédiaire conscience
vie
des
sociale,
socio-économique
figures
fonctionnent
également
c'est-à-dire,
objectives
par
par
de
la
l'intermédiaire
de
certaines représentations sociales qui doivent leur validité publique
au
fait
qu'elles
sont
attachées
à
des
objets
matériels concrets. En ce sens, la tâche de la science est de loin plus compliquée que ce qu'elle paraissait aux XVIle et XVIIIe
siècles,
contentaient théorique première choses
quand
de
à
les
savants
distinguer
la
conscience
et
et
les
philosophes
d'opposer
quotidienne,
la
se
conscience
considérant
la
comme la source du savoir réel de la nature des (natura
d'illusions,
rerum),
d'erreurs,
et de
la
seconde
préjugés
etc.
comme La
un
dépôt
science
dont
parle Marx vise non seulement à discréditer « les idoles de l'esprit », d'après
l'expression
de Francis Bacon, mais de
les intégrer à l'image ontologique du monde social et, en les étudiant du point de vue de leur provenance, pénétrer dans les
structures
fondamentales
conscience sociale.
de
l'être
social
et
de
la
D'après approche
Mamardachvili,
par
excellence
il
est
question
non-classique
de
la
ici
d'une
civilisation
humaine, qui met en suspens le côté subjectif de l'activité consciente
afin
d'éclaircir
son
fondement
objectif
et
matériel.
Ici, les différents objets, écrit-il, sont des « épaississèments » du système, au sein desquels on voit comment il est structuré en profondeur. Par voie d'analyse, le développement de leur forme peut être poursuivi jusqu'au moment de son apparition dans la structure. Quant à la perception de cette forme dans l'esprit, elle se caractérise par l'impossibilité de concevoir les rapports desquels elle puise son contenu primaire. La forme apparaît en tant que représentant des rapports en question (ou bien les remplace) dans la conscience. Et dans ce processus d'élimination de rapports et de leur remplacement par la forme, l'individu ne participe pas par raisonnement114. Donc, pour Marx, les formes où l'être social apparaît au niveau de la conscience sociale, ne sont pas du tout le fruit d'une activité strictement rationnelle de la part des agents sociaux, si l'on entend sous activité strictement rationnelle (suivant Descartes préjugés
115
.
classique. caractère
Mais Comme
et Kant) sur je
ce l'ai
irrationnel
des
la pensée
point, déjà
il
autonome,
n'y
a
libre de
rien
de
non-
souligné,
l'accent
sur
le
représentations
sociales
est le
point commun de maintes doctrines philosophiques classiques. Il est bien évident qu'on doit chercher ailleurs le moment non-classique chez Marx, et Mamardachvili 114
M.
MaMapflaiiiBHJiM,
"AHajiM3
Mamardachvili, «L'analyse de Marx»], réf.cit., pp. 15-16.
co3HaHMH
B
la conscience
115
le retrouve dans
paôoTax
MapKca"
[M.
dans
les œuvres
de
Voir Kant, Critique de la faculté de juger, §40.
87
l'idée que la conscience sociale est une réalité ontologique autonome,
qui
consiste
en des
formations
mentales
quasi-
naturelles. Et ce qui est le plus important, Marx se rend compte que cette réalité est absolument opaque du point de vue des
théories
classiques
de
la vérité, basées
sur la
distinction métaphysique entre essence et phénomène, connue depuis l'Antiquité. Quoi qu'on dise du potentiel théorique de cette distinction, on ne saurait pas nier qu'il n'est pas conforme
à
la
apparaissent
manière
dans
dont
les
l'espace
de
objets
la
de
la
conscience.
perception Quand
elle
défend fermement la conviction que la plénitude ontologique des
choses
dans
ce
monde
est
due
à
leur
rationalité
immanente, qui
à son tour devient accessible à l'homme à
travers
formes
les
« pures »
de
la
contemplation
intellectuelle, la métaphysique classique impose en pratique un tabou à l'étude philosophique des moments pré-réflexifs dans la structure de l'activité humaine.
Comme qu'une
tous
les
expression
de
tabous, la
celui-ci
peur
de
n'est
rien
l'inconnu.
d'autre
Mais
à
la
différence des tabous dans les cultures primitives, ici est présente une tendance à la maîtrise de cette peur non pas par les moyens de la religion et de l'occultisme, mais par ceux de la logique et de 1'épistémologie. Comme il est déjà devenu clair, Marx voit le point culminant du développement de cette tendance dans les doctrines bourgeoises de l'homme et de la société, et plus précisément dans les structures théoriques de l'idéalisme philosophique et de l'économie politique. En ce
sens,
critique
sa des
critique tentatives
de
l'idéologie de
bourgeoise
rationalisation
mentalité humaine.
88
totale
est de
une la
2. Les formes inversées
Comme
résultat
marxienne
de
de
la
ses
études
conscience,
sur
la
théorie
Mamardachvili
critique
arrive
à
la
conclusion que la puissance heuristique de cette théorie est due à la notion de forme inversée (Verwandelte Form). D'après lui, en construisant cette notion, Marx arrive à introduire un
nouveau
régime
méthodologie
des
de
travail
sciences
dans
humaines,
la
logique
grâce
auquel
possible l'analyse de la conscience en tant que objective
(dans
le
sens matérialiste
du
mot)
et
la
devient structure
de
la
vie
sociale.
Je suis entièrement d'accord
avec
les commentateurs de
Mamardachvili, qui trouvent son interprétation de la notion de forme inversée très éloignée de celle de Marx puisqu'elle élargit dans une grande mesure le champ de ses applications possibles.116 Si, pour Marx, la forme inversée n'est ni plus ni moins qu'un voile mystique sur les processus réels dans le système de l'économie capitaliste, pour Mamardachvili, c'est une
forme
structure
d'existence et
du
des
objets,
fonctionnement
de
caractéristique
de
tout
social
organisme
la
complexe117. 116
Voir par exemple T. KanpweB, « npeBtpHaTMTe <£opMM - ôejreacKM B nojieTo Ha TeKCTa M KOHTeKCTa » [G. Kapriev, «Les formes inversées - notes dans les marges du texte et du contexte»] ,B: KppiTMKa M xyMaHH3rbM, 6/1999, pp. 61-70. 117
Dans ce cas, par organisme social complexe on entend une société, qui a créé maintes structures intermédiaires, destinées à régler les rapports entre les agents sociaux.
89
Une pareille forme d'existence est le produit de l'inversion des rapports internes d'un système complexe, qui apparaît à un niveau déterminé, et qui cache leur caractère réel, ainsi que leurs rapports directs, sous des manifestations indirectes Ces
dernières,
de
leur
côté,
constituent
un
monde
particulier, peuplé d'objets qui sont absurdes du point de vue
de
la
rationalité
scientifique
et
philosophique
classique, mais en revanche, ils sont des facteurs tout à fait réels dans la vie des agents sociaux. En ce sens, ils sont des
témoignages
irremplaçables
des
tendances dans la
reproduction des structures sociales au niveau de la réalité humaine.
Parmi eux, écrit Mamardachvili, les hommes se sentent comme un poisson dans l'eau ; il sont un éther vital habituel, allant de soi (et imperceptible, tout comme on ne voit pas l'air et on ne sent pas sa pression), transpercé de constructions, de remaniements et de liens tout à fait rationnels, et personne n'y est pour rien dans le rôle médiateur de ces formes et prémisses de départ, personne n'a besoin qu'elles soient restaurées comme telles, c'est-à-dire, comme des formes qui témoignent de quelque chose de différent, et intervenant pour désigner cette chose différente119. Mais
cela
ne veut pas dire
que
cet « éther vital »
constitue un champ sémantique inaccessible pour la science. Au contraire, le problème de l'existence des formes inversées
118
M.
MaMapflauiBMJTKi,
"TlpeB'bpHaTHTe
çt>opMM.
3a
HeoBxoflHMOCTia
OT
M3pa3M" [M. Mamardachvili, «Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions irrationnelles»], B: KpMTMKa M xyMaHM3rbu, 6/1999, p. 48. 119
Ibidem, p. 52.
90
donne
la possibilité
recherches
sur
la
d'élargir
condition
la base
humaine,
ontologique des
et
d'élaborer
de
nouvelles stratégies d'intervention épistémologique dans la sphère qui a été définie par la philosophie moderne par le terme de « sens commun ». En fin de compte, il s'agit de la possibilité d'arriver à un niveau d'objectivité radicale dans la description d'un système social donné, en surmontant
(...) non seulement ce qu'on appelle « obstacle phénoménologique », qui nous oblige à nous conformer à la vie interne du système, mais aussi le formalisme de l'approche structuraliste120. Mais, pour réaliser notion
de forme
cette possibilité,
inversée
acquière
il faut que la
le statut
d'opérateur
légitime dans l'appareil logique des sciences humaines121. En d'autres termes, on pourrait arriver à de bons résultats dans l'analyse
scientifique
objectivés l'aide
des
par l'intermédiaire
de
la
significations
notion
de vérité
phénomènes
sociologiques
de la langue
d'inversion,
seulement à
irréductible
et de fausseté,
aux
qui forment la
matrice du calcul propositionnel.
Le terme d'inversion, précise Mamardachvili, est un terme dans le langage du chercheur, et non dans le langage objectif du système lui-même, mais il permet que les formes de celui-ci soient acceptées dans la théorie, en ajoutant à leur phénoménalité les
120
Ibidem,
pp.
50 - 5 1 .
121
Voir fl. flenHOB, YBOM B norpiKaTa M MeTOffoJiorMsiTa Ha HayKM [D. Deyanov, Introduction à la logique et la méthodologie des sciences humaines], "njiOB^MBCKo yHHBepcHTeTCKo M3flaTejicTBO 2001, pp. 32-36.
91
résultats de leur description objective, complète et non contradictoire122. En ce
sens,
la
signification
d'inversion
est
le seul
instrument logique qui donne accès à la réalité ontologique, cachée « derrière les phénomènes de la conscience »123, c'està-dire,
à
l'existence
de
la
social,
dont les formes ne
conscience
en
tant
qu'être
dérivent pas directement des
figures de la conscience de soi. D'après Mamardachvili, c'est notamment à cet égard que Marx, qui en pratique marque le début
des
études
phénoménologiques
sur
la
nature
de
la
conscience, va beaucoup plus loin que les phenomenologues du XXe siècle. A la différence de ceux-ci, Marx ne se borne pas à
l'analyse
conscience,
et mais
à
la
il
description
s'efforce
des
phénomènes
d'expliquer
les
de
la
mécanismes
socio-économiques qui les rendent possibles.
Bien sûr, cela ne signifie pas que la thèse de Marx du rôle déterminant conscience
de
sociale
l'existence doit
être
sociale par
interprétée
au
rapport sens
à la de
la
« théorie du reflet », esquissée par Lénine et élaborée par Todor Pavlov, d'après
laquelle les formes de la conscience
sociale se remplissent d'un contenu concret en reflétant le caractère de la réalité socio-économique124. En dépit de ces prétentions
novatrices,
cette
théorie
renvoie
à
la
122
M. MaMapnaciBMJiM, "FIpeB'bpHaTMTe $opMM. 3a HeoôxoflMMocTTa O T MpauMOHaJiHM M3pa3M" [M. Mamardachvili, «Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions irrationnelles»], réf.cit., p. 50. 123
M. MaMapflauiBMJiM, "AHajiM3 co3HaHna B paôoiax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»], réf.cit., p.19. 124
Voir
T.
naBJioB,
TeopMX
reflet], "HayKa M MSKYCTBO"
aa
OTpaweHMeTO
, Convia, 1987.
92
[T.
Pavlov,
Théorie
du
métaphysique
classique,
qui
considère
les
actes
de
la
conscience à travers la correspondance entre forme et contenu de
la
pensée125.
De
cette
manière,
bien
que
sans
le
reconnaître, cette théorie ignore complètement la spécificité des formes inversées, chez lesquelles
(...) la forme phénoménale acquiert une signification « essentielle » autonome, et au sein du phénomène le contenu se remplace par un autre rapport, qui fusionne avec les propriétés du porteur matériel (le substrat) de la forme elle-même (par exemple dans le cas du symbolisme), prenant la place du rapport réel126. Bref, encline
si à
déterminent
la
phénoménologie
sous-estimer l'activité
les de
des
phenomenologues
conditions la
matérielles
conscience,
le
est qui
marxisme
orthodoxe a une attitude hautaine à l'égard des études sur la couche phénoménale dans la structure de cette activité. s'agit
donc
de
deux
types
de
réductionnisme,
dont
Il les
résultats sont deux images de la réalité humaine et sociale, également insatisfaisantes du point de vue ontologique.
D'après Mamardachvili, pour sortir de cette situation, il faut construire une nouvelle « théorie de type marxien »127,
125
Au nom de la rectitude scientifique, il faut dire que la critique de la théorie du reflet n'est pas le point central dans l'article sur les formes inversées. Par contre, la position critique de Mamardachvili à l'égard de cette théorie s'exprime à plusieurs reprises lorsqu'il affirme que la forme inversée est impensable dans les termes du reflet. 126
M.
MaMapflaniBMjiM,
"IlpeBrbpHaTMTe
$opMM.
3a
HeoôxoflMMocTTa
OT
M3pa3n" [M. Mamardachvili, «Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions irrationnelles»], réf.cit., p. 49. 127
Ibidem, p. 58.
93
qui
doit
unir
en
soi
les
analyses
phénoménologiques
et
structuralistes de la conscience; ou, autrement dit, il est nécessaire de construire
(...) un espace ontologique de la pensée, différent 1' « espace cartésien », et par là même capable servir à l'élaboration (...) de formes élargies de pensée rationnelle, du savoir objectif et de description objective128.
de de la la
Ainsi à la fin des années soixante Mamardachvili se donne une
tâche,
qui
va
déterminer
la direction
de
ses
études
jusqu'à la fin même de sa vie. Jusqu'ici, j'ai poursuivi la réflexion qui a amené Mamardachvili à la formulation de cette tâche.
Mon
but
était
de
montrer
comment,
partant
de
la
question de la légitimité de « l'absolutisme des Lumières », il est arrivé au problème des limites ontologiques de la rationalité
classique.
essayer de voir comment la
figure
du
penseur
Dans
la
section
suivante
je
vais
ce problème est lié à la genèse de professionnel,
typique
pour
la
modernité.
3. Penser la genèse du penseur professionnel
Du
romantisme
à
travers
la
philosophie
de
la
vie
à
l'existentialisme, et de la critique de l'économie politique à travers la théorie critique au structuralisme, la critique de la modernité est étroitement liée à la critique d'un type
Ibidem, p. 59.
94
d'ethos
qui
pourrait
être défini
de
façon
générale
comme
bourgeois.
On
peut
générateur
dire de
que
la
trois
métaphysique
du
conscience
grandes
Moi,
bourgeoise
idées.
l'idée
Ce
est
sont
le
l'idée
politico-économique
de
l'entrepreneur libre, et l'idée sociopolitique du citoyen129. Ces trois idées sont les trois dimensions principales de la subjectivité tension
bourgeoise,
entre
le
dont
libre
la
spécificité
arbitre
de
est
l'individu
dans
la
et
son
aspiration permanente d'obtenir des garanties formelles de la liberté de ses actions. Cette tension est entretenue par ce que
Michel
Foucault
appelle
« disposition
critique »,
et
qu'il lie au souci permanent de l'homme moderne à l'égard des principes
et
des
moyens,
par
la
force
desquels
il
est
gouverné. Le souci en question apparaît aux XVIe et XVIle siècles,
en
conséquence
différenciation
des
de
la
stratégies
multiplication et
des
et
de
la
techniques
de
gouvernement des âmes et des corps humains, et rend possible la
mise
en
doute
de
toute
forme
de
gouvernement
déjà
instaurée.
En face, et comme contre partie, ou plutôt comme partenaire et adversaire à la fois des arts de gouverner, comme manière de s'en méfier, de les récuser, de les limiter, de leur trouver la juste mesure, de les transformer, de chercher à échapper à ces arts de gouverner ou, en tout cas, à les déplacer, à titre de réticence essentielle, mais aussi et par là même comme ligne de développement des 129
Voir M. OccoBCKan, Puuapb M 6ypacya [M. Ossovskaya, Le chevalier et le bourgeois], "Ilporpecc", MocKBa, 1987 et W. Sombart, Le bourgeois. Contribution à 1 'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1966.
95
arts de gouverner, il y aurait eu quelque chose qui serait né en Europe à ce moment-là, une sorte de forme culturelle générale, à la fois attitude morale et politique, manière de penser, etc., et que j'appellerais tout simplement l'art de n'être pas gouverné ou encore de ne pas être gouverné comme ça et à ce prix130. L'art de ne pas être gouverné, mais de gouverner, ou bien,
plus
précisément,
de
déterminer
par
soi-même
les
paramètres qualitatifs et quantitatifs de tout gouvernement, constitue
le
fondement
éthico-politique
de
la
rationalité
bourgeoise. Etant un système dynamique de règles de maîtrise théorique et pratique de l'univers naturel et social, cette rationalité
se
reproduit
en
dépendance
fonctionnelle
de
l'attitude critique envers la réalité. Cette attitude engage la
conscience
bourgeoise
dans
son
régime
spécifique
de
travail, qui exige du sujet porteur de cette conscience de faire correspondre sans cesse les résultats de son activité aux mécanismes et aux conditions qui la rendent possible. Il s'agit
de
la réflexion
cristallisent toute privés
le
entreprise
sens,
critique,
les principes
consciente
et publiques
dans
le
dans et
les
système
qu'on a la coutume
laquelle
se
objectifs de de
d'appeler
rapports société
bourgeoise ou moderne.
Ainsi conçue, la réflexion critique s'avère, pour ainsi dire, le moteur de la rationalité bourgeoise, et par là - le signe principal d'identification de la conscience bourgeoise. Si l'on admet cela, alors il faut conclure que la critique même de la bourgeoisie
130
M.
Foucault,
(qu'elle vienne de « gauche » ou de
« Qu'est-ce
que
la
critique ? »
(Critique et
Aufklarung) », in Bulletin de la société française de Philosophie, t. LXXXIV, No 2, avril - juin 1990, p. 38. 96
« droite ») monde.
est
Elle
inhérente
n'est
réflexivité
à
qu'une
la conception bourgeoise du
des
moderne,
psychologiquement
maintes
formes
de
éthico-politiquement
constituées.
C'est
la
la et
forme
où
la
subjectivité met en doute sa propre constitution en tant que système de règles d'autogestion privée
et
publique.
Le
constitution ne pourrait
de l'individu
principe
suprême
dans sa vie d'une
telle
être autre que le droit même de
mettre en doute toute sorte de réalité soit-elle objective ou subjective. En ce sens, la critique de la bourgeoisité en tant
qu'autocritique
de
la
subjectivité
moderne
devient
possible à partir du moment où la mise en doute de la réalité commence
à
être
conçue
comme une
choses, c'est-à-dire à partir
chose
dans
l'ordre
des
du moment où l'on commence à
considérer la subjectivité comme un fait du monde objectif, et non
pas
comme
un
acte
constituant
toute
objectivité.
Essayons de voir, avec l'aide de Mamardachvili, pourquoi et comment on est arrivé à ce moment.
D'après classique modernes
Mamardachvili, représentée
est une
par
structure
la la
rationalité
philosophie
formelle
de
et
bourgeoise la
l'esprit,
science c'est-à-
dire, un ensemble de phénomènes intellectuels pareils sur le plan de l'expression. Cette structure est issue de ce qu'il appelle « formalisme historique de la conscience », et qu'il définit comme
(...) un mécanisme de production culturelle, différent aux différentes époques, qui effectue le lien entre un certain type de prise de conscience de la part du penseur de ce qui concerne son statut d'être pensant dans la société et dans l'ordre général des choses, et un type de construction de la réalité, c'est-àdire, la reproduction de cette dernière à l'intérieur 97
d'un schéma donné qui détermine une certaine attitude ou une « intention » à l'égard de la réalité131. En
d'autres
termes,
conscience
est
une
constituant
la
forme
philosophique.
Mais
le
formalisme
sorte de
de
principe
tout
ce principe
historique
contenu se
de
surindividuel
scientifique
découvre
la
et
et
s'observe
uniquement au niveau de la conscience individuelle qu'a le penseur de la place et du rôle du travail intellectuel dans les
structures
de
la
vie
sociale,
conditionnées
par
le
système de division du travail. Ce système détermine, à son tour,
les conditions objectives de la relation sujet-objet
sur le plan de la production culturelle. Au niveau subjectif, ces conditions
se transforment
en principes
de
l'activité
intellectuelle.
Donc, il est clair que la spécificité de la rationalité bourgeoise doit être dérivée de la spécificité de la division du travail132 dans la société bourgeoise classique. Mais dans la mesure quelque 131
M.
où
les
formes
développement
MaMapflaïUBMJiw,
3.
de
cette
historique, CojiOBbeB,
B.
division le
type
IÏÏBbipeB, OnbiT
peuvent
subir
classique
de
"KjiaccHqecKaa
[M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et conteporaine. Essai de comparaison epistemologique»], B: Bonpocn ^MJIOCO^MM, 12/1970, p. 24. 132
Ici, je me conforme à la conception suivante de Marx : « La division du travail, écrit-il dans L'Idéologie allemande, n'acquiert son vrai caractère qu'à partir du moment ou intervient la division du travail matériel et du travail intellectuel. Dès cet instant, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel : à partir de ce moment, la conscience est capable de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie « pure », théologie, philosophie, etc. » (K. Marx, Philosophie, réf.cit., p. 315) .
rationalité bourgeoise doit également être considéré
comme
une chose dynamique qui change dans le temps. Alors, comment saisir le principe et les formes de ce changement ? Comment saisir
et
faire
ressortir
permettent
de parler
L'approche
suggérée
d'un
les
éléments
stables
type déterminé
par
Mamardachvili
qui
nous
de rationalité ?
au
problème
ainsi
défini est la suivante : fixer les topos principaux de la conscience bourgeoise
classique ; restaurer
sa structure à
partir des relations entre eux, et observer les changements dans
cette
structure
historiquement
à
travers
changeable
du
le
prisme
penseur
de
bourgeois
l'attitude envers
le
travail intellectuel et les structures économiques et sociopolitiques, qui déterminent le caractère de ce travail.
Par
définition,
la
société
classique133
bourgeoise
fonctionne d'après le principe de la concurrence libre, ce qui veut dire que tout membre de la société est libre de faire
des projets
et d'effectuer
des activités
selon ses
capacités réelles, organisées par son aptitude plus ou moins développée
à
conformer
son
public134. Cette aptitude n'est sens
commun
en
tant
que
intérêt
privé
rien d'autre
capacité
de
à
l'intérêt
que le fameux
distinction
entre
133
II est question des structures et formes de vie socioéconomiques, caractéristiques pour la période de l'histoire de la civilisation occidentale, qu'on a accepté d'appeler modernité classique ou époque du capitalisme classique (début XVIle - fin XIXe siècle). 134
L'accord entre intérêt privé et intérêt public est une des conditions les plus importantes de la reproduction de l'intérêt proprement bourgeois, ou de ce que John Locke appelle intérêt civil. « Par intérêt civil, écrit John Locke, j'entends la vie, la liberté, la santé et l'absence de souffrances physiques, et aussi la possession de biens extérieurs tels qu'argent, terres, maisons, mobilier, etc. » (fixe. JIOK, IIMCMO 3a TOJiepaHTHOCTTa [J. Locke, Lettre sur la tolérance] , "Taji-MKo", C O $ H H , 1997, p. 35).
99
jugement
correct
et
jugement
mauvaise
action,
etc.
incorrect,
« Car
ce
n'est
entre
pas
bonne
assez
et
d'avoir
l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien »135. Donc,
le
principal,
effectivement
dans
c'est
la
d'être
perspective
capable de
sa
de
penser
propre
action
rationnelle, c'est-à-dire, savoir ce que l'on veut et comment y accéder, en tenant compte de la situation concrète dans laquelle l'action doit se réaliser. Tel est le vrai pathos de la
réalité
théoriques
bourgeoise édifient
classique
le
corps
de
dont
les
constructions
la philosophie
et
de la
science bourgeoise classique. « La forme interne idéale de ce corps
est
« la
position
de
l'homme
conscient
dans
le
monde »136, laquelle position est possible seulement aux deux conditions d'être
suivantes :
capable
de
premièrement,
faire
quelque
avoir
chose
de
la
conscience
raisonnable, et
deuxièmement, être capable d'argumenter son action notamment comme
raisonnable,
activité structure
c'est-à-dire,
consciente, des
valeurs
conforme d'une
comme
aux
raison
le
fruit
catégories universelle
et ou
d'une à
la
d'une
conscience universelle. Ces deux conditions constituent les paramètres formels de « l'espace de la pensée classique »137. Et c'est notamment dans les rapports entre elles au niveau de la
réflexion
philosophique
qu'apparaît
un
des
problèmes
essentiels de la rationalité bourgeoise classique. J'ai en
135
Descartes, Discours de la méthode, Edition établie par G. RodisLewis, GF-Flammarion, Paris, 1992, p. 23. 136
M.
MaMapflaniBMJiM, 3. CojiOBbeB, B. IIlBbipeB, « Kuaccw^ecKan n 6ypacya3Han ^MJIOCO^MH. OntiT 3nncTeMOJïornyecKoro » [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison epistemologique»], réf.cit., p.26. '"ibidem, p. 26.
100
vue
le
problème
de
« la
rationalisation
idéologique
secondaire »138 des actes de la pensée et de leur épreuve de la part du penseur. Mais avant de poser problème,
je vais
caractéristiques classique,
énumérer, en suivant Mamardachvili, les
principales
telles
explicitement ce
qu'elles
de la rationalité se manifestent
dans
bourgeoise l'héritage
théorique de la modernité classique.
D'après les classiques, écrit Mamardachvili, dans l'ensemble de toutes les assertions du monde, on ne pourrait en admettre aucune qui ne soit pas déjà passée par le purgatoire du rapport à l'activité humaine139. C'est pour cette raison que le monde objectif est conçu, pensé
et
décrit
entièrement
dans
les
catégories
de
l'activité : la richesse - dans les catégories du travail, de la production et de la consommation ; le savoir - dans les catégories du processus de connaissance ; la société - dans les catégories de l'action sociale, etc. Les philosophes et les savants modernes
(...) font des tentatives de décomposer et de déchiffrer toute réalité, en la dissociant et reproduisant dans les termes de l'activité, c'est-àdire dans les termes des rapports internes entre provenance et mécanisme de manifestation, en éliminant tous les liens qui ne peuvent pas être poursuivis de cette manière140.
138
139
Ibidem, p. 26. M.
MaMapflauiBMJiM,
"JleKUMM
Mamardachvili, «Cours de XyMaHM3'hM, 4 / 1 9 9 3 , p . 3 1 . 140
M.
MaMapaamBMJïM,
"
3.
no
eBponeMCKM
Rationalisme
CouoBbee,
[M. Mamardachvili, 101
B.
pauMOHanM3rbM" [M.
européen»],B:
H.
UlBbipeB, Ont>iT
E.
Soloviev,
KpMTMKa M
"KjiaccwyecKaH
V.
Chviriev,
M
«La
En
ce qui concerne
le point
de départ
d'une
telle
approche, il consiste en
( . . . ) l'idée de l'ordre naturel extra-personnel, de la chaîne interminable de causalité, qui transperce l'être entier, mais qui en même temps a une structure rationnellement accessible141. Il
est en
rationalisme
fait
question
moderne,
d'après
du
fameux
lequel
postulat
il
du
existe une
correspondance totale entre l'ordre des choses et l'ordre des idées142, et cette correspondance garantit la possibilité de penser les choses de manière cohérente, et de connaître le monde matériel. Il suffit que le sujet prenne conscience de cette possibilité pour capable analysant
d'arriver
«acquérir»
au savoir
ses propres
connaissance
résulte
la conscience
authentique
idées
de ce monde en
sur ce monde.
nécessairement
d'un être
Une telle
de la réflexion
comme
procédure de reproduction de la «pure» conscience au niveau de
la conscience
de l'individu
pensant.
Ou bien,
comme
l'affirme Mamardachvili :
On supposait qu'en séparant les formations rationnellement évidentes de la substance de l'expérience interne, l'individu pensant voit en même temps les caractéristiques fondamentales du monde tel qu'il est143. philosophie bourgeoise classique et contemporaine. comparaison épistémologique»], réf.cit., p. 27. 141
Ibidem, pp. 27-28.
142
Voir par exemple Spinoza, VII. 143
Essai de
M. MaMapflaniBMJiM,
3 .
6ypacya3Han
Ethique,
ConoBteB, $MJIOCO$MK.
102
Deuxième p a r t i e ,
B . IIlBbipeB, OEILIT
Proposition
"KuaccMyecKan
w.
La
procédure
intentionnel,
en
question
nécessaire
à
sa
se
soumet
répétition
au
contrôle
quasi-mécanique.
Ainsi, on attribue à la conscience une téléologie immanente, suivant
laquelle
l'objectif
de
son
fonctionnement
est
la
reproduction réflexive de ses propres structures. Et, dans la mesure où ces structures sont en fait les structures de la réalité elle-même, il s'avère que
(...) tous les liens profonds dans le monde sont transparents et accessibles au sujet connaissant et conscient, dont le regard s'étale sur l'infini uniforme de « l'univers d'objets », sans en outre rencontrer des obstacles de principe devant la perception cognitive universelle144. La philosophie contemporaine appelle cela essentialisme. Il est évident
que de
la position de
1 ' essentialisme, la
transparence de l'existence doit sans cesse être soutenue, et dans ce but il est nécessaire de construire un point de vue absolu,
auquel
le
sujet
connaissant
doit
s'identifier
de
manière abstraite, et qui
(...) se trouve hors de lui, «au dessus de» lui, dans la perspective absolue de l'être qui se dévoile devant la conscience145. Ce point de vue crée un espace communicatif universel, où le savoir peut être communiqué de sujet en sujet, sa réception [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison epistemologique»], réf.cit. p.29. 144
Ibidem, p. 31
145
Ibidem, p. 31
103
correcte étant garantie en outre par la supposition qu'il a été obtenu au moyen de mécanismes de connaissance ou lors de conditions de connaissance universellement valables146.
Telles
sont
grosso
modo
les
caractéristiques
de
la
rationalité bourgeoise classique, cristallisée en des formes théoriques. Si on se fie à Mamardachvili, la spécificité de ce type de rationalité est déterminée par le mouvement vers une abstraction de plus en plus complète et entière de la capacité de conception de ses conditions objectives.
Le
résultat
final
de
ce
socio-économiques mouvement
est
la
catégorie de la conscience «pure». Et comme on définit la conscience «pure» en l'opposant à la conscience quotidienne, ainsi l'action du penseur professionnel gagne sa légitimité en se distinguant et s'opposant à la vie quotidienne. Cette opposition s'impose par le fait que celui-ci cause d'appliquer
s'est voué à la
les schémas explicatifs universels de la
raison aux données de l'expérience.
Il fait la distinction
entre pensée
et
«pure»
et «appliquée»
les oppose
l'une à
l'autre, afin de pouvoir intervenir dans leurs rapports.
Un
tel
type
d'intervention
devient
possible
en
conséquence de la rupture entre les structures de l'esprit et la « réalité pratique et historique »147 qui a eu lieu dans la
146
Cf.
M.
MaMapflaniBMjiw,
KjiaccMyecKMM
w
HeKJiaccw^ecKMM
pauMOHanbHOCTM [M. Mamardachvili, L'idéal classique et l'idéal non-classique de la rationalité] , "Meu,HHepe6a", TÔMJIMCM, 1984, p.25. 147
M.
MaMapflaiiiBMJTM,
3.
ConoBbeB,
B.
IÏÏBbipeB,
"KjiaccnyecKaH
M
6ypacya3Han $MJIOCO$MH . OntiT " [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison épistémologique»], réf.cit., p. 35.
104
société bourgeoise classique. Cette rupture a été causée par le
manque
d'adéquation
caractère société
imprévisible
bourgeoise
relativement
entre de
les
l'activité
classique,
uniforme
et
d'un
classique,
de
l'autre.
bloque
mécanisme
réflexif
diverses
individuelle côté,
schématique
bourgeoise le
formes
Ce
et
de
le la
manque
d'explication
et
le
dans
la
caractère conscience
d'adéquation adéquate
de
l'action rationnelle, fait vaciller la position de « l'homme conscient
dans
le
monde »,
et
mène
à
une
crise
de
la
conscience bourgeoise.
Le penseur bourgeois classique commence à se tourmenter du conflit entre
(...) le sentiment pathétique de l'ordre ontologique naturel et de l'organisation rationnellement accessible du monde, et le sentiment que les forces matérielles de l'être lui sont hostiles et incompréhensibles148. Ou bien entre la foi raisonnable de Leibniz en prédestinée
entre
les
causes
efficientes
et
l'harmonie les
causes
finales149, et l'horreur de Pascal face au « silence éternel de
ces
espaces
l'absurdité
de
infinis »150. la
réflexion
Il en
constate tant
que
chaque procédure
jour de
maîtrise de la réalité courante par sa reproduction dans les catégories de la «pure» conscience, mais ne veut pourtant pas renoncer à sa conscience de médiateur entre les processus et les phénomènes réels dans le monde et la raison universelle. 148
Ibidem, p. 36.
149
Voir Leibniz, Monadologie, § 87.
150
Pascal, Pensées, 206, Edition Brunschvicg.
105
Alors, il ne lui reste rien d'autre que de chercher et de trouver des garanties
rationnelles
de son rôle médiateur.
Pour ce faire, il doit l'objectiver et ensuite le situer dans l'ordre général
de l'être.
Ainsi,
il sera préservé, mais
comme une objectivité constituée et non pas comme une force constitutive, c'est-à-dire non pas comme le début de l'action humaine consciente mais comme un terme moyen entre la Raison et la réalité, donc comme un opérateur logique.
Au
fond,
il est question
ici d'une « rationalisation
151
idéologique de la conscience » à
, engendrée par l'aspiration
régler de façon pacifique le conflit entre la Raison et la
réalité. Guidé par cette aspiration, le penseur bourgeois, sans
s'en
rendre
conscient sociale
dans du
retrouve
le monde »,
penseur
dans
quelqu'un
compte, quitte
qui
le
« la position
pour
s'incarner
professionnel. système
maîtrise
de les
en
Autrement
division
du
instruments
de l'homme la
dit, travail
de
la
figure il
se
comme pensée
théorique, et qui fonctionne là-dedans comme producteur de biens
symboliques.
Et
comme
dépend de la rationalisation penseur
professionnel
la
productivité
du
travail
des moyens de production, le
s'avère
forcé
de
rationaliser
au
maximum son moyen essentiel de production : la pensée. Il est obligé
de
réfléchir
comment
la
pensée
pourrait-elle
fonctionner afin d'obtenir un savoir objectif et utile à la société, c'est-à-dire, un savoir qui pourrait se reproduire, nonobstant les conditions subjectives des actes cognitifs, et qui donnerait des résultats économiques et socio-politiques
151
M.
MaMapflaiBBMUM,
3.
CojiOBbeB,
B.
IIlBbipeB,
"KjiaccMyecKan
6ypxya3Ha« $MJIOCO$MH . OnbiT " [M.Mamardachvili, E.Soloviev, V.Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine»],réf.cit, p.38.
106
positifs.
Pour
l'existence
résoudre
d'une
ce
conscience
problème «pure»,
il
faut
admettre
sans prémices,
base du savoir objectif. C'est ainsi qu'on peut
comme
résoudre
aussi le problème concernant la légitimation de la fonction sociale
du
penseur
professionnel,
dernier qui devra travailler suivant
car
c'est
les consciences
notamment
ce
individuelles
le modèle de la conscience «pure», c'est-à-dire -
montrer aux non professionnels dans le domaine de la pensée comment penser
de manière objective et positive. Bref, ce
n'est que lui seul qui sera capable de servir « l'industrie de la conscience »152, dont il a élaboré les principes.
L'industrialisation venue
pour
compenser
de
la
production
la
rupture
entre
intellectuelle, la
conscience
secondairement rationalisée et la réalité courante, détermine aussi
le
caractère
de
la
situation
« intellectuels
société » à l'époque de la modernité tardive153. Elle demande un nouveau type de conscience et d'attitude intellectuelle et sociale de la part du penseur bourgeois. Ce dernier cesse de maîtriser soi-même dans le monde au moyen de la réflexion, car il a déjà assimilé le monde entier, en l'enfermant dans les catégories de la raison universelle, c'est-à-dire, en le transformant
en
idéologie.
Dorénavant,
sa
tâche
est
de
répandre largement cette idéologie, mais sous forme de savoir
152
M.
MaMapflamBMJiM,
3.
CojioBbeB,
B.
iliBbipeB,
"KjiaccMyecKan
M
coBpeMeHHan 6ypacya3Han $MJIOCO$MH. Onbrr conocTaBJieHMH" [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai dcomparaison épistémologique»] , B: Bonpocu QMJIOCOQMM, 4/1971, p.60. 153
Voir T. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, Paris, 1973.
107
positif154. 1'idée
Peu à peu,
dans
la
société
bourgeoise
s'impose
que
(...) la tête de l'intellectuel est un endroit particulier, illuminé par Dieu-même, où le monde révèle ses derniers secrets et se transforme en savoir représentatif et absolu155. Cet endroit est, toute
vérité.
d'enseignement, tout
cas
il
Vu
pour ainsi dire, de
là,
le
d'explication,
s'agit
de sa
mécanismes de la production
la dernière instance de
monde et
représente
un
objet
même de changement156. En
reproduction
idéologique
intellectuelle
par
les
à l'époque de la
modernité tardive.
Sur l'exemple d'Hegel et Comte, i l devient clair que l'appareil conceptuel de la pensée classique, apparemment harmonieux et grandiose, contenait en réalité des idées profondément équivoques : les notions de « loi », de « nécessité », de « dépendance du présent au passé », étaient en fait des moyens de donner un air scientifique et rationnel à des idées à caractère téléologique ; lors d'un examen, les actes cognitifs s'avèrent des actes rationnels, au service des fondements éthico-religieux, dont on ne prenait pas conscience. Si, jusqu'à un certain temps, ces contradictions et ces ambiguïtés ne sautaient pas aux yeux, ce n ' é t a i t que parce que la confiance en la 154
Voir J. Habermas, « idéologie », Gallimard,
La technique P a r i s , 1973.
155
CojiOBbeB, B. IÏÏBbipeB, "Knacc-K'yecKaH M $MHOCO$MH. OnbiT snucTeMOJioraiecKoro
M. MaMapflauiBMJiM, 3. coBpeMeHHaH 6ypacya3HaH
et
la
science
comme
conocTaBJieHMH" [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique e t contemporaine. Essai de comparaison épistémologique»], r é f . c i t . , p . 38. 156
I c i , j e v i s e bien entendu l a fameuse onzième t h è s e de Marx sur Feuerbach: "Les philosophes n ' o n t f a i t q u ' i n t e r p r é t e r l e monde de d i v e r s e s manières: ce qui importe, c ' e s t de l e transformer" (K. Marx, Philosophie, r é f . c i t . , p . 232).
108
raison immanente de l'histoire et de l'ordre mondial n'éveillait aucun doute. Elle avait pris ses racines dans les évidences communes de l'époque, et était leur expression interne et catégorique. Cette situation pouvait être conservée seulement jusqu'au moment où le caractère absolutiste de « l'activité idéologique » avait ses racines dans la réalité, et l'idéal social du savoir objectif était légitime. Les déviations idéologiques de la production intellectuelle ne permettaient pas la prise de conscience du fait que sous l'édifice classique se cachait un abîme où régnait le chaos157. C'est
la
classique
fin
et
de
l'article
« La philosophie
contemporaine.
epistemologique ».
Il
Essai
traite
la
de
bourgeoise
juxtaposition
philosophie
bourgeoise
classique de construction idéologique édifiée pour compenser les
effets
psychologiques
et
sociaux
de
la
contradiction
entre la conviction de l'homme moderne que le monde où il vit est constitué de façon raisonnable et son sentiment que la réalité courante est en fait chaotique et imprévisible. Comme toute idéologie, celle-ci est rendue possible par certaines conditions
socio-économiques,
éthico-politiques
et
psychologiques.
Ces
conditions
sont
un
des
objets
de
recherches
privilégiés par Mamardachvili pendant les années '60 et '70. Il s'intéresse avant tout à ce qui a fait en sorte que le cycle de la philosophie bourgeoise classique se ferme entre le
cogito
hégélienne,
157
cartésien
et
c'est-à-dire,
M. MaMapflauiBMjiH, 3. coBpeMeHHaa 6ypacya3Han
la
phénoménologie comment
ConoBbeB, ^MJIOCO^MH
de
l'esprit
l'enthousiasme
B. IIlBbipeB, . OnbiT
de
"KjiaccMyecKaH
[M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison epistemologique»], réf.cit., p. 38.
109
Descartes, suis»,
invoqué par
a été
la découverte
secondairement
du «je pense, donc
rationalisé
et
aliéné dans
je les
structures de l'esprit Absolu. Par quelle voie la rationalité bourgeoise
classique
intellectuelle
de
s'est
l'homme
transformée
conscient
en
d'énergie
savoir
universel,
purifié de toute subjectivité concrète? Et enfin, comment est devenue
possible
bourgeois
de
la
chercheur
métamorphose relativement
institution
scientifique
professionnel?
158
ou
158
du
penseur
indépendant
d'éducation,
en
classique de
toute penseur
Pour autant que je sache, à l'aube de la modernité, si l'on exclut Galilée et en partie Newton, pour les grands penseurs la science et la philosophie n'étaient pas des professions. Montaigne, par exemple, était diplomate à la cour et maire de Bordeaux ; Bacon était haut fonctionnaire d'état ; Descartes était militaire et aventurier ; Hobbes était compagnon et précepteur de jeunes aristocrates ; Spinoza était polisseur de verre optique ; Leibniz était diplomate, juriste et bibliothécaire ; Pascal était savant enthousiaste, théologien laïc et homme de lettres ; Malebranche était curé, membre de l'Oratoire de Jésus, etc.
110
CHAPITRE III LE DRAME DU COGITO
1. La naissance de l'homme métaphysique
Les
questions
constituent l'intérêt
les
d'un
tradition
de
limites grand
contemporaine. J'ai
fin
d'une
nombre
continentale
phénoménologie
la
du
chapitre
problématique
de penseurs
dans
la
précédent qui
engage
appartenant
philosophie
à la
occidentale
surtout en vue les représentants de la
transcendantale
et de
l'existentialisme.
Au
centre de cette problématique se tient le drame du cogito. Il est question du drame de l'homme moderne,
évoqué par les
tentatives du « je pense » d'établir sa réalité ontologique en
brisant
les
formes
de
la
conscience
naturalisée,
qui
existent à au moins deux niveaux. Le premier en est celui des structures mentales stables, à l'aide desquelles les hommes perçoivent et évaluent les phénomènes, les événements et les processus dans conceptuels
de
le monde. Le second la
raison
est celui
théorique,
qui
ont
des schémas échappé
au
contrôle de l'individu connaissant et qui se reproduisent sur le champ de la production intellectuelle.
Je ne vais pas m'arrêter ici dans les détails sur les particularités des différentes approches du drame du cogito, pratiquées par phenomenologues et existentialistes. Cela ne
111
fait pas partie des tâches de l'étude présente, et je ne pourrais même pas faire un bref bilan de la littérature qui existe déjà sur ce problème. D'un autre côté, je ne cache pas mon ambition de donner ma contribution aux recherches sur les dimensions ontologiques et éthico-politiques du « je pense », en décrivant la manière dont la pensée de Mamardachvili prend part au drame en question.
Il n'est pas difficile de remarquer que vers la fin des années '70, dans l'univers intellectuel de Mamardachvili se produit
une
dislocation
épistémologiques problèmes
sont
des
déplacés
traditionnels
de
couches. à la
Les
l'arrière
problèmes
plan
par
métaphysique.
les
Certains
chercheurs voient en cela un revirement théorique radical, provoqué
par
la
possibilité
qui
s'est
ouverte
devant
le
penseur géorgien d'expérimenter en public avec la forme de la parole
philosophique159.
déplacement
des
accents
D'autres
préfèrent
considérer
dans
termes
la
les
de
ce
continuité
conceptuelle. Par exemple, d'après N. Motrochilova, il est question d'une transition logique (sur l'exemple de Husserl) de
la
phénoménologie
transcendantale
vers
une
réflexion
critique sur les fondements de la culture contemporaine160, alors
que
d'après
approfondissement
Youri de
la
Senokossov
il
réflexion
sur
s'agit le
d'un thème,
159
Voir par exemple B. noflopora, "HaMajio B npocTpaHCTBe Mbicnn" [V. Podoroga, «Le début dans l'espace de la pensée»], B: MUCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MaMapMawBMMM, "ïïporpecc", MocKBa, 1994, pp. 125-137. 160
Voir
H.
MoTpourujioBa, "U>iBHJiw3auMH M $eHOMeHOjiori4H TeMbi $ M J I O C O $ M M M. K. MaMapflaiiiBKjiM" [N. Motrochilova, «La civilisation et la phénoménologie comme thèmes centraux dans la philosophie de M. K. Mamardachvili»], B : KoHreHMajibHOCTb MHCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MaMapjjaiiiBMjiM, réf. cit., pp. 17-31.
112
infailliblement entre
la
présent
chez Mamardachvili,
métaphysique
européenne
de
et
la
le
liaison
symbolisme
religieux161.
Quant à moi, je partage résolument la thèse qu'il existe une continuité conceptuelle v
60 et
entre Mamardachvili
v
v
70 et Mamardachvili des années
envisager
cette
continuité
dans
des années
80. Or, je préfère
la
perspective
de
l'interaction entre sa pensée et son rôle social. Autrement dit, je vais essayer de mettre en relief le conflit entre Mamardachvili
en
tant
que
philosophe
professionnel,
Mamardachvili
en
tant
que
personnification
du
et
principe
cogito.
Pour
comprendre
l'interpréter
en
psychologiques.
correctement termes
ce
conflit
ontologiques,
et
on
doit
non
pas
Il ne s'agit pas de quelque dédoublement de
la personnalité, mais de son affirmation en tant que réalité ontologique,
dont
l'existence
ne
dépend
pas
du
Moi
socialement et psychologiquement conditionné. En ce sens, ce qui
se passe
dans
l'univers
intellectuel
de Mamardachvili
pendant la dernière décennie de sa vie porte l'empreinte du drame philosophique personnel, mais seulement dans la mesure où l'élément
personnel
est lié de manière dialectique aux
raisons métaphysiques de l'existence humaine, c'est-à-dire, dans la mesure où s'aiguise
la contradiction entre le Moi
empirique de Mamardachvili et ce qu'il appelait « position de l'homme conscient
dans
le monde ».
161
La
quintessence
de ce
Voir KD. CeHOKOCOB, "KoHreHMajibHOCTb M H C J I M " [Y. Senokossov, «La congénialité de la pensée»], B : KoHreHPtajihHOCTB MMCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MaMapgaiiiBMJiM, réf. cit., pp. 48-58.
113
drame est exprimée dans l'extrait suivant des entretiens de Mamardachvili avec Annie Epelboin :
Je suis obligé, dit le philosophe, d'établir des rapports directs entre moi et moi, pour sortir de 1'écorce morte, de l'image de moi-même, qui m'est imposée de dehors. Imaginez que je veux m'asseoir dans un fauteuil, mais là, s'est déjà installé Merab Mamardachvili et il n'y a pas de place pour moi Nous avons devant nos yeux une superbe métaphore, dont le sens ontologique et moral se déploie dans les œuvres tardives de Mamardachvili
à travers des concepts
et des symboles,
témoignant de ce que « la position de l'homme conscient dans le
monde »
est
une
question
de
lutte
permanente
de la
conscience contre elle-même.
Le début de cette lutte est lié à l'apparition d'un état particulier
dans
le
régime
de
la
vie
consciente.
Mamardachvili appelle cela "ostranenie"163, en empruntant le terme
par lequel
le théoricien
de
la
littérature
Victor
Chklovski indique la description littéraire d'un objet donné comme vu pour la première fois, et en ce sens représentant quelque chose d'étrange
du point de vue de sa perception
habituelle164. Cet état n'est pas un moment indispensable dans 162
M. MaMapflauiBMJiM, « Mbicub non 3anpeTOM (Beceflbi c A. 3nejib6y3H) » [M. Mamardachvili, «La pensée empêchée (Entretiens avec A. Epelboin»], réf. cit, p. 78. 163
Comme c'est un néologisme dans la langue russe, ce terme ne pourrait être traduit dans une autre langue qu'avec une exactitude aproximative. En ce qui concerne sa traduction en français, d'après moi, le mot le plus convenable en est le mot « écart ». 164
Voir B. IIIKJIOBCKM, XyMoxecTBeHaTa npo3a. Chklovsky, La prose littéraire. Réflexions M3KyCTBO", Co$MH, 1988.
114
Pa3MMCJiM M pa3Ôopi4 [V. et analyses], "Hayica M
le développement individuel de l'être humain, car il n'est pas issu de la causalité dans la réalité courante. On ne l'éprouve
pas
transforme
nécessairement,
la
vie
de
mais
l'être
une
humain
fois à
éprouvé,
jamais.
il
L'homme
«unidimensionnel» (d'après la terminologie d'Herbert Marcuse) se transforme en porteur d'une conscience multidimensionnelle témoignant de l'existence d'au moins encore une réalité, à part celle du quotidien.
La conscience c'est surtout la prise de conscience de l'altérité. Non pas au sens que nous avons la conscience ou la vision d'un autre objet, mais au sens que l'homme s'écarte du monde où il était plongé et auquel il était habitué. Ce monde commence à lui paraître étrange puisqu'il porte sur lui un regard de quelqu'un qui est venu d'un autre monde165. C'est l'homme,
le ou
moment
qui
la naissance
marque de
la
l'homme
seconde
naissance
métaphysique
de
dans le
corps de l'homme empirique. Mais ici, il faut tout de suite préciser que par homme métaphysique on ne doit pas entendre l'homme qui a renoncé à son appartenance au monde physique au nom de son appartenance au monde intelligible. Au contraire : d'après
Mamardachvili,
l'homme
ayant pris conscience des dimensions propres à la
présence humaine
dans
l'homme
métaphysique
le monde,
est
c'est-à-dire,
notamment
qui
a pris
conscience de soi-même non simplement comme d'une chose dans l'ordre
naturel
d'existence
en
des état
choses,
mais 166
d' « écart »
.
comme
d'une
vocation
En
d'autres
termes,
165
M. MaMapflauiBMJiM, KaK a. noHMMaio cpMjiocotpMio [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie] , réf. cit., p. 42. 166
D'après Mamardachvili, la meilleure description de l'existence en état d' « écart » c'est le roman de Marcel Proust À la recherche du temps perdu. Et il en est ainsi, car Proust a compris mieux qu'aucun autre philosophe ou écrivain, que toute chose dans
115
ce monde est un événement potentiel dans la vie de la conscience, et comme telle elle est à chaque instant capable de m'appeler de l'actualiser sur le point de ma présence au monde ici-etmaintenant (voir M. MaMapflaïUBMJiM, "0 npn3saHMM M ToiKe npMcyTCTBMH" [M. Mamardachvili, «À propos de la vocation et du point de présence au monde»], B : KoHreHMajibHocTb MHCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MauapManiBMJiM, réf. cit., pp. 93-122). En fin de compte, il est question de 1'intentionnalité de la conscience, bien connue des phenomenologues, mais il est peu probable qu'une analyse phénoménologique dans le style de Husserl pourrait faire se détacher cette intentionnalité aussi clairement, que, par exemple, dans l'extrait suivant du roman de Proust : « II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madelaines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillère du thé où j'avais laissé s'amolir un morceau de madelaine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillé, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse, et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher, et tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis
116
l'homme métaphysique n'est pas un fait empirique, mais une situation ontologique. Il est vrai que cette situation est étroitement liée à l'idée de l'appartenance de l'homme à un monde différent de celui où il est obligé de vivre par la force des circonstances tout à fait arbitraires, liées à sa première naissance. Mais, je répète, il ne s'agit pas ici d'une
fuite
compréhension
de de
la
réalité cette
empirique.
dernière
Il
dans
s'agit
les
de
termes
la de
l'altérité. En ce sens, une fois né, l'homme métaphysique est voué
à
être
nostalgie
étranger
permanente
dans pour
ce le
monde, monde,
et
à
duquel
éprouver témoigne
une sa
conscience multidimensionnelle. Et, pour ne pas tomber dans un état de mélancolie, c'est-à-dire, pour ne pas se dissoudre définitivement dans une des structures du Moi psychologique, et de cette manière tromper sa patrie métaphysique, il est obligé
de
reproduire
sans
cesse
l'état
ontologique
« je
pense » dans les conditions de son existence empirique. Dans ce
but,
il
doit
creuser
l'abîme
entre
les
pensées,
qui
apparaissent dans l'espace de la conscience par la force du fait ontologique « je suis », et les pensées identiques par leur forme, doublées dans l'espace du psychisme individuel167. En d'autres mots, l'homme métaphysique est appelé à ne pas faire entrer dans la lumière » (M. Proust, À la recherche du temps perdu, Quarto, Gallimard, Paris, 1999, pp. 44-45). 167 « Chacun de nos états vécus, dit Mamardachvili dans un de ses cours sur Proust, a son sosie mort (...) . Il vous est probablement souvent arrivé, par la force de certaines circonstances, de ne pas prononcer le mot qui était sur la pointe de votre langue, car au même moment vous avez senti que si vous le prononciez, vous auriez dit une chose pareille à un mensonge (...) . Celui qui dit des mensonges, emploie les mêmes mots que celui qui dit la vérité. La vérité n'est pas dans les mots, et en ce sens elle ne pourrait pas être enregistrée. Les objets du mensonge et de la vérité sont les mêmes » (M. MaMapflauiBMJiM, UcvixojiorviyiecKaH TonojiorMx nyTM [M. Mamardachvili, La topologie psychologique de la vie consciente] , "MsflaTejibCTBO PyccKoro XpHCTMaHCKoro ryMaHMiapnoro CaHKT-IleTepôypr, 1997, pp. 7-8).
117
admettre l'identification du « je pense » au « je pense que je pense ».
Il est inévitable qu'une telle identification se produise dans la conscience de l'homme empirique, et cela est dû à son aspiration naturelle à s'exprimer d'une manière adéquate du point de vue des rapports établis entre les pensées, les mots et
les
choses
au
sein
de
la
culture
où
il
est plongé.
Autrement dit, les actes intellectuels de l'homme empirique se réalisent par référence aux significations générales dans une
société
donnée.
Aussi
spécifique
que
puisse
être
la
situation concrète provoquant sa faculté de penser, il répond à
cette provocation,
faisant usage des ressources logico-
linguistiques du déjà pensé.
Mais, strictement vu, si je réagis de cette manière à la possibilité de penser qui s'est ouverte devant moi, alors ce n'est pas moi qui pense, mais une autre chose à ma place, et moi, de mon côté, je m'identifie à cette autre chose, et en fin de
compte,
à
travers
l'acte de
la pensée,
je ne me
réalise pas en tant que « substance pensante », comme aurait dit
Descartes,
mais
je
reproduis
la
mentalité
de
ma
communauté, de ma couche sociale, de ma culture, etc. Et dans la
mesure
où
la
mentalité
est
un
système
déterminé
d'habitudes de la pensée, ce qui arrive dans ce cas n'est rien
d'autre
humaine
qu'une
qu'on
ontologique
substitution
appelle
penser.
« je pense » agit
Au
du
sujet
lieu
l'habitude
de
de
la
l'activité structure
d'articuler
des
pensées reçues.
D'après Mamardachvili, le dépassement de cette habitude est le plus grand défi pour
l'homme métaphysique,
118
car il
lui demande de se débarrasser d'une idée rapport
à
la
l'idée que
constitution
l'état
de
la
« je pense »
fondamentale par
subjectivité est
causé
-
par
à
un
savoir certain
concours de circonstances, c'est-à-dire, que les actes de la pensée
suivent
empirique. Mettant
la
naturelle,
le courant
Cette
idée
pensée elle
en
des
est
à
événements la
dépendance
la relie à la
fois
dans
stable
d'une
structure
la réalité et
causalité du
erronée. quasi-
temps à sens
unique (qui s'écoule du passé par le présent vers le futur), ce qui fait qu'on ne se rend pas compte de l'actualité de l'acte de la pensée. L'erreur est donc en cela que la pensée est conçue comme une chose passée par rapport à ce qui arrive au moment présent. Cette erreur, insiste Mamardachvili, a été déjà remarquée par Descartes.
C'est que Descartes avait essentiellement compris quelque chose d'extraordinaire - que (...) le passé est l'ennemi le plus redoutable de la pensée. Car ce que l'on appelle passé se forme à grande vitesse : nous n'avons pas le temps de penser ni de comprendre que déjà il nous semble avoir compris, pensé et expérimenté, simplement parce que les êtres finis ne peuvent à chaque seconde être partout ni avoir le temps - il faudrait qu'ils soient infinis - de démêler ce qui se passe - ce que nous ressentons réellement, ce que nous avons vu. Descartes considère que tout est déjà rangé, les significations sont prêtes, nous ne faisons que les superposer à ce qui a été vécu et perçu. Elles appartiennent au passé168. Je
vais
me
permettre
d'appeler
l'idée
dont
il
est
question dogme empiriste, et je vais m'empresser de préciser que je ne vise pas uniquement la philosophie empiriste. Le dogme empiriste, comme je le conçois suivant
;
la pensée de
M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf. cit., pp.33-34.
119
Mamardachvili, est un moment constitutif de toute théorie, qui se déploie en système d'idées et de notions qui reflètent des états des choses Moi),
et non
des
(y compris des états psychologiques du
états
dans
la vie de
la
conscience
(y
compris la conscience de l'individu pensant de sa position actuelle dans le monde). En ce sens, c'est notamment le dogme empiriste qui est le plus grand ennemi de l'expérience. Bien entendu, j'ai en vue l'expérience de la conscience, ou bien, ce qui est la même chose, l'expérience de l'individu pensant dans
« la position
de
l'homme conscient
dans
le monde ».
Donc, la lutte contre le dogme empiriste n'est rien d'autre qu'une lutte permanente de la conscience authentique contre la conscience naturalisée169, ou plus exactement, une lutte de vie et de mort entre « je pense » et les formes objectivées de la pensée. Du point de vue du « je pense », le grand enjeu dans cette lutte, c'est le salut personnel170, et ce dernier, comme je vais essayer de le montrer un peu plus tard, est indissolublement lié à l'effort durable de la personnalité de se reproduire en tant que conscience de vie dans la niche ontologique entre deux actes empiriques consécutifs.
2. La métaphysique empirique du salut personnel
169
Voir r. MaprBejianiBMjiM, "CBoeo6pa3Me [G. Margvelachvili, «La spécificité Mamardachvili»], B: KoHreHMajibHOCTh
M. philosophie de M. 0 $MJioco$ie Mepaôe
$MJTOCOÇ£>MM
de
la
MHCJIM.
réf.cit., pp. 80-89. 170
Voir
3.
ConoBbeB,
[E.
"3K3KCTeHU,KajibHaH
Soloviev,
«La
coTepMOjiorMH
sotériologie
Mepaôa
existentielle
de
Merab Mamardachvili»], B : ^aaffaen M MaMapjjaniBMJiM : nepeKJiMVKa rojiocoB, npoôiieu M nepcneKTMB, MHCTMTVT $MJIOCO$MM PO, nepMCKoe AxaneMHM ryMaHMTapHbix HayK, nepMb, 1999.
120
L'apparition
du
thème du salut personnel
dans l'œuvre
tardive de Mamardachvili met au premier plan le problème de son attitude à l'égard de la religion. D'après moi, il n'y a absolument aucun sens de poser ce problème dans les termes de la contradiction entre conscience religieuse et athéisme. En premier lieu, car, comme on sait bien, l'athéisme ferme porte toutes les marques formelles de la doctrine religieuse, et en second lieu, car l'argumentation de chacune des deux thèses possibles
- à savoir que Mamardachvili
a été profondément
religieux
ou,
simplement
au
contraire,
qu'il
a
profané
certains symboles religieux - n'aurait pas amené à quelque conclusion essentielle concernant la spécificité de son style philosophique. m'attacher
Voilà
pourquoi
je
me
propose
de
ne
à la question de savoir si Mamardachvili
pas était
religieux au sens traditionnel du mot, mais de fixer le point où sa pensée est entrée par nécessité purement théorique en contact avec les formes de la conscience religieuse. Comme point de départ je prends en considération le fait que tout à la fin de sa vie il a donné quelques
témoignages publics
concernant le rôle du symbolisme religieux dans sa formation comme personnalité et comme philosophe. Voici, par exemple, ce
dont
il
fait
part
dans
ses
entretiens
avec
Annie
Epelboin :
Moi-même, je me définissais par opposition au manque de vie, au tunnel noir où j'étais forcé de vivre, sans vivre en réalité, c'est-à-dire, vivre comme un fantôme. Et toute ma jeunesse est passée sous le signe de mon ralliement à la tradition au sens propre du mot. Non pas à une tradition concrète, mais à la tradition en général, à la tradition de l'immortalité (...) . Il est amusant que c'est moi notamment qui dit cela car, même si je suis croyant, je le suis non pas au sens confessionnel, mais au sens philosophique du
121
mot. La philosophie n'est en aucun cas théologie, mais il m'arrive souvent de recourir à des symboles religieux. Pour moi, ils sont quelque chose de très important, car c'est en eux que se cristallisent les possibilités, les variantes et les constantes de l'âme humaine, étant suffisamment transparents pour qu'on puisse facilement déchiffrer à travers eux des critères totalement réels171.
Si je comprends bien ce qu'a dit Mamardachvili, pour lui la
religion
avait
une
certaine
valeur
existentielle
et
philosophique en tant que système de symboles renvoyant à l'idée de l'immortalité, appuis
moraux
humaine.
et
Autrement
religieuse
un
et assurant de cette manière des
psychologiques dit,
phénomène
ce
qui
stables fait
considérable
à
de
l'existence
la
du
conscience
point
de
vue
philosophique, c'est le fait qu'elle fonctionne sur la base du même principe qui rend possible la métaphysique - à savoir le principe principe
de « l'autre vie ». Je rappelle
il existe un
autre monde
à part
que selon ce
celui
de notre
quotidien et, par conséquence, nous pouvons vivre plus d'une vie. Je crois que c'est notamment ce que Mamardachvili a en vue quand il parle de « la tradition de l'immortalité ». Mais qu'est-ce qu'entend par immortalité l'homme religieux ? Estce
que
lui
confession)
(indépendamment
de
la
forme
concrète
de
sa
et l'homme métaphysique conçoivent de la même
façon le principe de « l'autre vie »?
Donner une réponse affirmative à la question ainsi posée serait supprimer la différence entre philosophie et religion. Mais selon Mamardachvili, c'est inacceptable. 171
M. MaMapflauiBMjiH, "Mbicjib nos 3anpeT0M (Eeceflbi c A. [M. Mamardachvili, «La pensée empêchée (Entretiens Épelboin»], réf. cit., p. 72.
122
avec
y ) A.
Les objectifs de la philosophie, dit-il dans un de ses cours en 1988, normalement excluent la religiosité de la conscience. Bien sûr, elles n'excluent pas que le philosophe lui-même puisse être un homme croyant et appartenir à une confession donnée et à une église données. C'est une autre question. Dans ce cas, j'ai en vue la structure et la manière de fonctionner propres à la pensée philosophique, c'est-à-dire, ses propres limites. En ce qui concerne les limites de la conscience religieuse, la pensée philosophique ne les respecte pas172. Par
exemple,
quand
dans
la
conscience
de
l'homme
religieux émerge l'image de Jésus Christ marchant sur l'eau, il conçoit cette image comme symbole de la capacité divine de faire des miracles, c'est-à-dire, des choses impossibles du point de vue de l'ordre naturel de ce monde. Mais pour le philosophe qui, par
la force de sa vocation,
est obligé,
comme aurait dit Kant, de situer la religion dans les limites de la raison, il n'est pas question ici d'une merveille, mais de présentation symbolique d'une structure fondamentale dans la vie de l'homme métaphysique. Elle pourrait être appelée structure de l'effort durable, ou bien, ce qui est la même chose, de l'acte métaphysique libre.
Sur objecté
ce que
point, la
un bon
notion
logicien
d'« acte
aurait
tout
métaphysique »
de est
suite une
contradiction in adjecto, car la notion d'acte ne peut pas être définie autrement que dans les termes de l'espace et du
172
M. MaMapflauiBMJiM, expérience n'est pas 259.
MoPi OIIUT HeivinvmeH [M. Mamardachvili, Mon typique], "A3ÔyKa", CaHKT-IleTepôypr, 2000, p.
123
temps173, et ces derniers, comme nous enseigne la philosophie empiriques"74.
transcendantale, systématisent nos intuitions
Bien entendu, c'est une objection correcte, mais seulement à condition
qu'on
reste
attaché
au
point
de
vue
purement
logique. Mais si, en suivant Mamardachvili, on considère la notion
d'acte
métaphysique
non
construction
formelle,
mais
ontologique,
on
gagner
compréhension
de la vie que vit
peut
simplement
comme une
une
comme
notion
bonne
à
une
portée
perspective
la conscience
de
de l'homme
métaphysique.
Admettons
que
la
ligne
de
démarcation
entre
cette
conscience et la conscience de l'homme religieux est l'idée du miracle.
Mais
sur quoi
cette
idée
repose-t-elle
à la
rigueur? En premier lieu, sur le fait que personne n'a vu quelque
part
un
homme
ordinaire
marcher
sur
l'eau,
transformer l'eau en vin seulement par la force de sa parole, faire
revivre
des
morts,
etc.
Donc,
le
premier
élément
constitutif du terrain où le miracle prend de l'extension, c'est
le
complexe
empirique.
Le
connaissances
d'évidences
second
élément
élémentaires
quotidiennes en
concernant
est
le
de
l'homme
complexe
de
les propriétés de la
matière, et de façon plus générale, les lois de la nature. Dans
la
mesure
où
il
connaît
ces
lois,
le
porteur
de
conscience religieuse se rend compte qu'aucun mortel n'est en état d'accomplir
des actes qui les contredisent. Alors, il
est évident que sur ce point il y a toujours une coïncidence entre la conscience religieuse et la conscience de l'homme 173
Tout acte est un acte ici-et-maintenant, là et à-ce-moment-là, etc . 174
Voir Kant, Critique de Esthétique transcendantale.
la
raison
124
pure,
Première
partie,
empirique. En ce sens, l'idée du miracle s'avère grande
mesure
être
l'effet
de
ce
que
j'ai
dans une
appelé
dogme
empirique. Dans les limites de la conscience religieuse, le miracle ne fait que compenser l'incapacité du sens commun de situer sur l'image ontologique du monde les actes qui mettent en doute ses propres évidences175.
Du point de vue de la conscience religieuse, le monde est a priori entier et achevé, ce qui veut dire qu'il n'y a pas en lui de place pour des activités humaines non conformes aux lois
éternelles
et
universelles
de
l'être.
Et
comme
dernières prennent son origine de l'intelligence
ces
et de la
volonté d'un Être suprême, les miracles ne sont donc que des manifestations
du pouvoir
ontologique de cet Être dans le
monde matériel que Lui-même a créé.
Mais
ce n'est
métaphysique
qui
pas
le cas du point
réfléchit
à
peu
de vue
près
de
de la
l'homme manière
suivante : Si la constitution physique de l'être humain ne lui permet pas de marcher
sur l'eau, mais que d'un autre
côté, un tel acte est pensable par lui, alors Jésus Christ marchant
sur l'eau n'est pas un témoignage matériel de la
capacité Divine de faire ce qui est impossible à l'homme, mais une représentation
symbolique de la capacité purement
humaine de transcender le Moi empirique, c'est-à-dire de le projeter dans une autre vie, différente par rapport à celle que l'on vit dans notre quotidien et que l'on conçoit dans
175
Voir
E.
rpnropoB,
"OTHomeHneTO BHpa - $SKTM y YMJIHM flaceMMC M [E. G r i g o r o v , «Le r a p p o r t e n t r e l a f o i e t l e s William James et Vladimir Soloviev»], B:
COJTOBBOB"
faits
chez
CojiOBbOB M 3anaMHoeBponeïïcKaTa
pp.
$Mjioco$CKa TpaRMuyiR, "KoTa", C O $ M H ,
75-80.
125
les termes de la causalité naturelle. En d'autres termes, Dieu n'est pas une force qui constitue les limites absolues des capacités humaines, mais II est
(...) la possibilité absolue d'un autre soi que celui qu'on se représente à soi, et de là est issue la liberté de l'homme176. En
ce
sens,
Dieu
incarne
le principe
ontologique
de
« l'autre vie » en tant que principe de l'existence humaine après
la
« seconde
naissance »,
celle
de
l'homme
métaphysique.
Nous devenons humains - ou nous ne le devenons pas explique Mamardachvili - seulement après que s'est établi en nous un mouvement et un certain rapport aux choses, mais ni l'un ni l'autre n'a de fondements dans le monde naturel - je le répète : la nature n'engendre pas l'homme. Dans la mesure où ces puissances sont présentes dans notre vie, elles se nomment Dieu. Ou pour dire la même chose autrement : Dieu est l'auto-appellation de leurs actions. Parce que ici il n'y a pas d'autre expression - il ne peut y en avoir d'autre lorsqu'on interprète les symboles au niveau du langage naturel. Comment voulez-vous appeler cela autrement? C'est pour cela qu'on dit : Dieu créa l'homme. Vous pensez bien que ce ne sont pas mes parents qui m'ont mis au jour - si je suis né en tant qu'humain. Si je suis né, c'est bien entendu grâce à une seconde naissance177. Donc, pour que « la seconde naissance » de l'homme ait lieu,
il est nécessaire
de rompre
la
chaîne
de
liens de
causalité qui édifie la structure de la présence quotidienne du Moi dans le monde. Si banal que cela puisse paraître, il faut que l'homme empirique se retrouve devant quelque abîme I76
M. Mamardachvi li, Méditations cartésiennes, réf. cit., p. 138.
177
Ibidem, p. 171.
126
qui le fasse réfléchir avant de faire le pas suivant. Mais quand je dis abîme, je n'ai pas en vue l'abîme de Nietzsche qui sépare
l'homme du
surhomme, mais un
tel
endroit dans
l'espace de la conscience qui marque en même temps la fin du inonde connu et le début d'un monde, où toute chose attend qu'elle soit de nouveau définie et nommée.
Mamardachvili appelle cet endroit punctum cartesianum, et le relie à l'expérience méditative de celui pour qui il n'est plus
possible
de
concevoir
les
choses
selon
des
schémas
conceptuels qui le précèdent dans le temps. Il s'agit d'un moment
de
revirement
dans
la
vie
de
la
conscience
individuelle où, par la force de sa nature transcendantale, elle
cesse
d'être
quelque
chose
dans
l'ordre
a
priori
institué des choses, pour commencer à fonctionner comme causa eficiens de tout ordre possible au monde. Penser ce moment veut dire penser « au moment Descartes »
(selon la fameuse
typologie historico-philosophique sartrienne). Voici ce qu'on lit sur cette question dans les Méditations cartésiennes de Mamardachvili:
Descartes disait : c'est toi seul qui peux. L'essentiel de sa philosophie peut s'exprimer par une phrase à plusieurs propositions coordonnées. Le monde, premièrement, est toujours neuf - comme si rien ne s'y était encore jamais passé, et ce n'est qu'avec toi qu'il s'y passera quelque chose ; deuxièmement, dans le monde il y a toujours une place pour toi et elle t'attend, rien n'y aura été défini jusqu'au bout tant que tu n'auras pas occupé la place qui attend la définition complète d'une perception, de l'état d'un objet ou de toute autre chose ; troisièmement - sans oublier que le passé est l'ennemi de la pensée, qu'en luttant contre le passé nous nous rendons à nous-mêmes -, si dans l'état qui est le mien tout ne dépend que de moi, il s'ensuit
127
que sans moi il n'y aura dans le monde ni ordre, ni vérité, ni beauté. Il n'y aura rien de tout cela178. Lorsqu'on se retrouve au punctum cartesianum et que l'on admet de penser « au moment Descartes », en fait on admet que
(...) dans ce monde existe l'être élémentaire et absolument évident « je suis ». Mettant tout le reste en doute, il remarque une certaine dépendance en tout ce qui se passe dans le monde (et dans la conscience) de ses propres actions, et retrouve en soi le point de départ de toute connaissance possible. En ce sens, l'homme est un être capable de dire « je pense, j'existe, je peux », c'est-à-dire, le monde est compréhensible pour moi, je peux y agir en homme et éprouver une certaine responsabilité179.
Donc, « je pense », « je suis », « je peux », sont les trois événements au centre du drame du cogito, dont la fable se
développe
à
l'intérieur
de
la
structure
logique
suivante : il est évident que j'existe dans la mesure où je suis capable de penser indépendamment de toute idée reçue, d'agir
en
accord
avec
mes
pensées
et
d'assumer
la
responsabilité de mes actes. Mais d'un autre côté, le monde paraît être bâti de façon à constamment faire vaciller cette évidence. Il y aura toujours quelqu'un (ou quelque chose) qui pensera à ma place, et il paraît qu'à chaque instant de ma vie je suis entouré de forces qui dressent des obstacles de toutes sortes à la réalisation de mes actes rationnels. Bref, le monde me provoque sans cesse en mettant en doute le fait ontologique « je suis ». Dans ces conditions, il ne me reste rien
d'autre
Ibidem,
que
de
choisir
entre
les
deux
possibilités
p.46.
MaMap^auiE M. MaMapflauiBMjiM, KaK si nouMMaio Q u ' e s t - c e que j'entends par philosophie],
128
$MJIOCO$MK>
réf.
[M.
cit.,
Mamardachvili,
pp.
109-110.
suivantes : ou bien déléguer « je pense », « je suis » et « je peux » à une autre personne ou à une autre chose, et de cette manière abdiquer mon statut de réalité ontologique, ou bien répondre à cette provocation, en séparant théoriquement le monde en tant que totalité ontologique achevée a priori du monde
tel
que
vécu
et
pensé
par
moi-même.
Et
c'est
exactement dans le choix de la seconde possibilité que se révèle le sens profond du cogito cartésien. Descartes s'est rendu compte que
(...) le monde ou la société telle qu'elle a été ordonnée, ses moeurs et coutumes, sont ce qu'elles sont, et, n'y étant pas préparé par son origine sociale, on n'avait pas à intervenir dans ses affaires pour une simple raison : celles-ci sont mises en place par d'autres lois et autrement que nos pensées et nos états d'esprit180. Cela lui a permis de rompre mentalement avec les liens quasi-organiques constitués dans la société indépendamment de lui, pour
retourner,
d'après
l'expression
de Husserl, aux
choses elles-mêmes, pour les concevoir dans leur clarté et netteté phénoménales, et pour découvrir qu'il n'existe pas d'ordre
ontologique
conséquent,
le
possibilité
de
achevé
monde
une
fois
présente
réalisation
de
à
la
pour
toutes
chaque
et, par
instant
personnalité
qui
une s'est
libérée des toiles d'araignée de sa constitution objective.
Une
telle
libération
n'est
possible
que
par
voie
de
dénaturalisation des formes, sous lesquelles cristallise la vie
consciente,
phénoménologique objective
a
c'est-à-dire,
par
voie
des formations mentales dont
été
analysée
par
I8O
de
réduction
la structure
Mamardachvili
dans
M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf. cit., p.37. 129
la
perspective de la notion marxienne de verwandelte Form. À la base
de
ce
l'émancipation
type
de
réduction
de
la
pensée
se
tient
humaine
l'idée
des
de
structures
objectivées et socialisées du temps et de l'espace181. D'après Mamardachvili, ce n'est pas simplement une des maintes idées essentielles de Descartes, mais sa plus grande découverte qui est malheureusement restée sous-estimée ou, plus exactement, mal comprise par ses successeurs. Il s'agit de l'idée que
(...) nous vivons dans une succession, un changement d'états, une sorte de courant, et que nous oublions les fondements, les causes situées dans le passé ; non seulement nous les oublions, mais encore nous leur en substituons d'autres qui sont imaginaires. Mais nous vivons aussi, en partie, dans le temps où nous demeurons sur une ligne droite, nous demeurons dans une même pensée. Et pendant le temps qu'on y demeure, on ne peut pas, par exemple, penser faux, faire le mal, etc182. Autrement
dit,
la
pensée
a
son
propre
chronotope,
différent du chronotope de quelque autre événement que ce soit au monde. L'erreur, le mensonge, le mal, etc., sont des catégories de la conscience naturalisée, et cette dernière est
guidée
par
les
caprices
de
la
réalité
courante
qui
pourrait être appelée « nature », « culture », « histoire », « politique », etc. Dans
la réalité courante
on pense par
nécessité ou plus précisément, chacune de nos pensées est causée par des circonstances extérieures, ce qui signifie que l'activité entendu,
181
de c'est
notre tout
conscience à
fait
n'est
dans
pas
l'ordre
autonome. des
Bien
choses. Le
Cf. M. MaMapflaniBMJiM, KjiacvmecKa M neKJiacimecKa pau,MOHajiHocT [M.
Mamardachvili, Rationalité classique et rationalité classique] , "M3TOK - 3anafl", C O $ M H , 2004, p. 302. I82
M. Mamardachvi li, Méditations cartésiennes, réf.cit., p. 85.
130
non-
problème, c'est de ne pas nous laisser tenter par l'illusion que la liberté de la pensée est possible dans les structures objectivées et socialisées du temps et de l'espace. En fait, le
refus
de
cette
illusion
est
la
première
et
la
plus
importante des conditions de la réalisation ontologique de la conscience autonome, dont la structure se découvre dans le vécu intense de « je pense », « je suis » et « je peux » au moment, n'est
appelé
qu'à
par
Mamardachvili,
ce moment
punctum
qu'est possible
conçu comme un acte métaphysique,
le
cartesianum.
Ce
salut personnel,
c'est-à-dire,
comme une
existence actuelle du Moi dans la position qu'on a défini plus haut comme la « position de l'homme conscient dans le monde ».
Il
faut
dissiper
faire
ici une
définitivement
dernière précision
les
doutes
qui
concernant
devrait le
sens
ontologique de la notion d'acte métaphysique.
D'habitude la métaphysique, remarque Mamardachvili, se situe au niveau des a priori, alors qu'ici nous avons une métaphysique a posteriori ; elle est néanmoins une métaphysique, même si elle est empirique . Que faut-il donc entendre par « métaphysique empirique » ou
« a
posteriori
métaphysique » ?
Quand
on
utilise
des
notions de ce genre, ne tombe-t-on pas dans le piège de la contradiction logique ? Oui, peut-être. Mais, comme je l'ai déjà
souligné,
l'exactitude potentiel révèle 183
on
logique
ne
s'intéresse des
notions,
ontologico-heuristique.
dans
l'interaction
de
Ibidem, p. 25. 131
Et
deux
ici mais dans
pas
tellement
plutôt ce
intuitions
à
à
leur
cas,
il
se
qui
sont
à
première vue incompatibles. Ce sont l'intuition
de l'unité
structurelle de la diversité d'objets et de phénomènes dans le monde,
et
l'intuition
de
l'indétermination
de
l'ordre
ontologique avant qu'il soit conçu, pensé, compris et évalué par l'individu pensant. La première de ces intuitions peut être appelée intuition de l'ordre ontologique naturel, et la seconde - intuition de l'activité
législative libre de la
conscience humaine. Lorsqu'une de ces deux intuitions abdique ses fonctions, il s'ensuit une déformation de la structure du cogito, et les conditions de l'expérience intellectuelle à la base du transcendantalisme moderne sont troublées. Il s'agit de l'expérience de Descartes de retenir dans une même pensée la liberté et la loi, c'est-à-dire, penser en même temps dans les termes
de la création et aux termes de l'ordre établi.
3. La liberté naturelle et le symbole du Moi
La notion
classique
de
liberté
jours une place privilégiée encyclopédies
qui
tient
jusqu'à
dans les dictionnaires
philosophiques,
peut
être
nos
et les
réduite, aux
trois
propositions suivantes : 1) La liberté est une nécessité dont on est conscient ; 2) La liberté consiste en la capacité de faire un choix conscient entre deux ou plusieurs possibilités d'action rationnelle, et 3) La liberté est indissolublement liée
à
la
responsabilité,
conçue
en
général
comme
une
sanction morale du libre arbitre.
Du point de vue méthodologique, il est assez risqué de me lancer dans la reconstruction historique de cette notion. En 132
premier
lieu, car je ne suis pas certain que
poursuivre
tous
formation,
et
reconstruction
je pourrais
les moments essentiels du processus de sa en irait
second
lieu,
immanquablement
parce me
qu'une
détourner
telle de
mon
objectif principal qui est de comprendre le phénomène de la liberté, c'est-à-dire la liberté comme
(...) quelque chose qui existe et dont l'existence a une signification ontologique184. Cela veut dire que l'objet de mon intérêt ne sera pas l'histoire de la notion classique de liberté, ni sa structure logique,
mais
le modus
de
l'existence
humaine
exprimé
à
travers cette structure. Bref, je ne vais porter mon intérêt que sur ce que Mamardachvili appelle liberté naturelle185.
La spécificité de la liberté naturelle consiste en cela qu'elle ne provient pas d'une notion ou d'une idée, et en ce sens
elle
est
par
excellence
matérielle. En d'autres
authentique,
concrète
et
termes, la liberté naturelle n'est
rien d'autre que le phénomène de l'homme naturellement libre.
A la différence des gens qui relient leur liberté à une notion ou à une idée, et par là aux conditions externes de
184
M. MaMapflauiBMJiM, KjiacMvecKa H neKJiacuHecKa pauyiOHajinocT [M. Mamardachvili, Rationalité classique et rationalité nonclassique], réf. cit., p. 271. 185
Les Russes appellent ce type de liberté "volnost" et le relient le plus souvent à la personne de Pouchkine (voir par exemple B. "BojibHOCTb nyuiKMHa" [B. Vicheslavtzev, «La liberté de Pouchkine»] , B: 0 POCCMM M pyccKOM $XJIOCO$CKOM KyjiBType, "HayKa", MocKBa, 1990, pp. 398-402). Cela explique pourquoi dans ses Méditations cartésiennes Mamardachvili compare très souvent Descartes à Pouchkine sur le plan de l'expérience de la liberté.
133
son
existence,
l'homme
naturellement
libre
est
libre
notamment dans la mesure où il a une attitude généreuse a l'égard de ces conditions.
La générosité, explique Mamardachvili, est liberté et pouvoir sur soi, la liberté et le pouvoir de disposer de soi et de ses intentions, car rien d'autre ne nous appartient. (...)Une grande âme peut côtoyer sans danger - il ne m'arrivera rien ! - un sot, un ignorant, un criminel. Mais là n'est pas l'enjeu du combat : il est en moi. Plus encore, la générosité présuppose le monde tel qu'à n'importe quel moment, il ne peut s'y passer quelque chose qu'avec ma participation. Je prends part, pour ainsi dire, à la création ininterrompue du monde en ma qualité de volonté personnifiée, presque au sens chrétien du mot, c'est-à-dire en tant que volonté incarnée186. Ainsi conçue, la générosité est le principe interne de ce type de
liberté
Descartes. Mais
qu'on associe combien
ce
le plus
serait
souvent
erroné
au nom de
de concevoir
la
liberté cartésienne comme une indépendance, acquise une fois pour
toutes,
de
l'âme humaine
des
circonstances
liées
l'existence physique de l'homme! Sartre, par exemple, aucune
raison
d'affirmer
que,
comme
chez
le
à
n'a
philosophe
platonicien, le sujet de la liberté cartésienne est
(...) mort à son corps, mort à sa vie, qui n'est plus que la contemplation des Formes et qui, pour finir, s'assimile à la science elle-même187. Cette assertion ne prend pas en considération un moment essentiel de l'expérience cartésienne de la liberté, à savoir l'attitude à l'égard du monde des substances corporelles (y 186
M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit., pp. 35-36.
187
J.-P. Sartre, Situations, I, Gallimard, Paris, 1947, p. 303.
134
compris son propre corps) comme à l'égard de quelque chose, dont l'existence est un fait, mais un fait sans conséquences décisives
pour
l'ontologie
du
Moi.
Voici
comment
Mamardachvili interprète ce moment :
Si vraiment on n'en peut plus et si on ne peut se réconcilier avec son époque - c'est-à-dire avec son entourage -, si des expériences fortes brisent le barrage fabriqué, par les habitudes, par un mode de vie protégeant la paix de l'âme, le loisir dans l'indépendance et la volonté, il y a néanmoins une issue, une solution. (...) Descartes recommande ceci : il suffit de ne pas attacher plus d'importance à ses drames personnels qu'à ceux des personnages fictifs « que jouent des acteurs quand ils représentent devant nous des actions fort funestes II me parait qu'on a, pour ainsi dire, affaire ici à une révision
transcendantale
de
la
théorie
platonicienne
du
rapport entre le corps et l'âme.
Comme on sait bien, pour Platon le monde où l'on vit et qu'on perçoit par nos sens est un monde d'objets animés et inanimés.
Tout corps, lit-on dans le dialogue Phèdre, où le mouvement s'effectue de l'extérieur, est un corps inanimé. Le corps est animé quand son mouvement s'effectue de l'intérieur, car telle est la nature de l'âme. Alors, si ce qui fait mouvoir soi-même n'est rien d'autre que l'âme, il s'ensuit nécessairement que l'âme est immortelle189.
188
M. Mamardachvili, Méditations Cartésiennes, réf.cit., pp. 24-25. Ici, Mamardachvili cite un extrait d'une lettre de Descartes à la Princesse Elisabeth du 16 Janvier 1646 (voir Descartes, Œuvres et lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1953, p. 1228). l89
Phaed., 245e-246.
135
En d'autres termes, tous les corps animés
(y compris le
corps humain) sont porteurs d'un principe éternel appelé âme, qui
rend
leur
existence
importante
du
point
de
vue
ontologique en leur garantissant la possibilité de se mouvoir d'eux-mêmes, c'est-à-dire, par leur volonté. Quant aux corps inanimés, leur existence est, pour ainsi dire, arbitraire, au sens
où
le
mouvement
en
tant
que
modus
de
l'existence
matérielle est quelque chose qui leur arrive sans qu'ils le « veulent ». Donc, en termes généraux, la distinction entre corps animés et corps inanimés est celle entre deux types d'objets
qui peuvent être définis comme objets ayant leur
propre moteur et objets privés d'un tel moteur.
Il est bien évident que du point de vue du problème de la liberté, les objets de la seconde espèce ne provoquent aucun intérêt. Il serait absurde de parler de liberté quand il
est
question
d'objets
dont
le
mouvement
est
causé
seulement et uniquement de l'extérieur. Mais, strictement vu, la liberté est loin d'être un état naturel également pour les objets de la première espèce. Bien que mû de l'intérieur, le corps animé n'est pas par sa nature un sujet de mouvement libre, car son moteur n'est pas quelque chose qui est née avec lui. Admettre que l'âme et le corps naissent en même temps comme résultat d'un même acte, serait priver de sens la distinction ontologique entre l'âme et le corps, et par là également toute la problématique philosophique provenant de cette distinction
(y compris le problème de la liberté en
tant qu'état naturel de la conscience cogitale) . En d'autres termes,
si
on
est
d'accord
avec
Platon
que
l'âme
est
immortelle, et que le corps est mortel, nous nous engageons à considérer nature,
et
ces deux par
substances
conséquent,
comme différentes par leur
nous
136
n'avons
pas
le
droit
d'insister qu'ils sont de la même origine. C'est une question de logique élémentaire de ne pas admettre l'assertion
que
l'éternel et le temporel naissent ensemble. Mais d'un autre côté, il est clair comme de l'eau de roche que l'âme et le corps présentent une certaine unité. Sinon, comment pourraiton parler de « corps animés » ?
Nous voici, avec Mamardachvili, devant un des problèmes ontologiques les plus intéressants, les plus difficiles et, j'ose l'affirmer, problème
du
les plus actuels de nos jours. C'est le
modus
existentiel,
où
l'âme
et
le
corps,
l'éternel et le temporel, l'infini et le fini et, en fin de compte, la liberté et la nécessité apparaissent en même temps comme unis sur le plan de la phénoménalité et opposés sur le plan de l'intelligibilité. C'est notamment ce problème qui fera en sorte que Mamardachvili repensera à fond le fameux dualisme cartésien et reconnaîtra en lui un enseignement dont le thème central est le symbole du Moi, c'est-à-dire le topos dans l'espace de la conscience, où se donnent rendez-vous les dimensions physiques et intelligibles de l'existence humaine qui
sont
à
première
vue
radicalement
opposées
incompatibles.
D'après Descartes, il est peu de choses que nous connaissons clairement et distinctement de nous-mêmes dans la mesure où l'homme est fusion vivante, ambulante de l'âme et du corps. Séparément, nous connaissons clairement et distinctement l'âme et le corps. Le corps dans la mesure où nous le prenons uniquement comme une étendue, l'âme dans la mesure où tous nos états d'âme sont considérés en tant que pensées. En revanche, l'homme en tant que substance concrète ou homme concret qui représente chaque jour et à chaque instant une fusion de l'âme et du corps, c'est déjà un problème. Et pourtant, nous pratiquons cette fusion et, en ce sens-là, nous la
137
et
« connaissons », mais elle demeure un fait impénétrable (ou cru) et doit être prise en tant que tel190. Autrement dit, si l'âme et le corps sont, indépendamment l'un
de
l'autre,
des
objets
scientifiques
tout
à
fait
légitimes, alors leur unité phénoménale ne pourrait pas être un
tel objet.
concrète
par
scientifique
Elle
apparaît
excellence, de
toujours
et
soustraire
toute
d'elle
comme
une
tentative des
existence proprement
abstractions
sous
l'aspect de notions générales (et la distinction entre âme et corps est exactement de ce type d'abstraction) compromet la capacité cognitive, en la poussant à substituer des faits auxquels elle est
se réfère191. Cela voudrait-il bien dire
qu'il faut renoncer à penser l'unité de l'âme et du corps ? Bien sûr que non. Mais, afin de la penser notamment en tant qu'unité, il ne faut pas admettre l'assimilation du corporel au psychique. Le corps, c'est le corps (son être est conforme seulement
et
uniquement
aux
lois
physiques
et
physiologiques), et l'âme, c'est l'âme (ses états ne sont en aucune manière conditionnés par l'état des choses du monde physique), tandis que l'unité de l'âme et du corps est une troisième
chose.
Et
cette
chose
n'est
réductible
ni
aux
structures de l'intelligibilité, ni à celles de l'étendue, mais elle est leur fusion actuelle, concrète et vivante, et en se sens, elle représente la structure symbolique du Moi.
190
M. Mamardachvili, Méditations 319. 191
Pour la formulation reconnaissant au Prof. fréquenter le séminaire l'âme, au printemps de Laval.
cartésiennes,
réf.cit., pp.318-
de cette thèse je suis particulièrement Gilbert Boss, dont j'ai eu le plaisir de sur le traité de Descartes Les passions de 1998, en tant qu'étudiant à l'Université
138
Mais naturellement, comme il s'agit d'un symbole, il ne coïncide pas avec sa réalisation visuelle, il en est distinct, et c'est cette distinction ou cette non-coïncidence du symbole Je avec la réalisation visuelle « je » que le penseur ou le psychologue doit, s'il suit Descartes, garder présente à l'esprit et ne jamais perdre de vue192. Cette exigence a le caractère d'un impératif catégorique par rapport à la méthodologie de l'égologie transcendantale. Aussi
étrange
que
cela paraisse
à première
vue, afin de
penser le phénomène du Moi, on doit s'affranchir du Moi en soi-même ou, en d'autres termes, afin de pénétrer le secret ontologique du Moi, il ne faut que concevoir clairement et retenir à l'esprit la différence entre le symbole du Moi et le Moi
empirique.
Si
l'un
apparaît
dans
l'espace
de
la
conscience sous forme d'image qui reflète un fait empirique, l'autre
remplit
ce
même
espace
par
sa
propre
matière
phénoménale, en démontrant ainsi l'impossibilité absolue de rendre visible le fait ontologique « je suis ».
Rendre quelque chose visible veut dire accomplir un acte de corrélation entre une structure de signification et sa référence objective. Par exemple, il n'y a aucun problème à rendre visible le « je » empirique de Merab Mamardachvili en faisant la corrélation entre l'image matérielle de l'homme Merab Mamardachvili
et une des structures de signification
qui forment le système de références de son identité. Mais rendre
visible
Merab
Mamardachvili
en
tant
que
forme
symbolique du fait ontologique « je suis » est en principe impossible. Étant un phénomène concret de la conscience, ce fait est à tel point authentique qu'il s'avère, pour ainsi dire, un corps étranger dans tout système 192
d'identification
M.Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf. cit., p.319. 139
établi.
En ce sens,
le symbole
du Moi (comme tout autre
symbole) est
(...) une enveloppe parfaitement vide, à l'intérieur de laquelle se constitue et se construit un seul et unique contenu . Et ce contenu
est le contenu-même de la conscience au
moment où elle affirme son être authentique. Autrement dit :
Derrière le symbole, conçu comme le concret conscience, il n'y a absolument rien194.
de la
Il s'ensuit que le symbole n'a de référence stable ni au monde de la nature, ni en celui de la culture. Il est, pour ainsi dire, un phénomène de la vie consciente privé de tout fondement hors de cette vie.
Une
des formules
fondement
les plus
en ce qui concerne
exactes
de ce manque de
le symbole
du Moi est la
proposition « je pense, donc je suis ». Rappelons-nous que Descartes arrive à cette proposition
lors de la poursuite
d'un seul but, notamment - confirmer l'authenticité du fait ontologique « je suis » après avoir constaté que ce fait est une évidence de la conscience, et que les faits empiriques non
seulement
ne l'appuient
pas, mais
paraissent
plutôt
constamment le mettre en doute. Si les faits de la nature et de la culture sont au mieux des cas indifférents, et au pire
M.
MaMapflaiIIBMJIM ,
A.
riHTMrOpCKMM,
CMMBOM
H
CO3HaHMe .
MeTa$M3MvecKMe paccyx.neB.viH. o cosnanvivi, CMMBOJIMKB M H3hme [M. Mamardachvili, A. Piatigorsky, Le symbole et la conscience. Considérations métaphysiques sur la conscience, le symbolisme et le 194
langage], Ibidem,
IIlKona
"H3HKM pyccKOM
KyjibTypu",
p. 99.
140
MocKBa,
1999,
p.85.
- hostiles à mon existence, alors le fondement ontologique de cette dernière devrait être lié à quelque chose qui serait irréductible à la nature ou à la culture. Cette chose est notamment la pensée conçue comme l'activité qui constitue la conscience en tant que niche ontologique autonome. Donc, « je pense » est la seule preuve incontestable de ce que j'existe réellement,
c'est-à-dire,
que mon
existence
ait
un point
d'appui à portée ontologique.
Ainsi, au cours de la recherche de la raison d'être du fait ontologique « je suis », Descartes découvre en pratique la dimension transcendantale de la conscience, où tout acte de conscience est avant tout un acte de prise de conscience de soi-même. Mais l'acte de prise de conscience de soi-même n'est en aucun cas un acte de réflexion du Moi empirique sur les conditions empiriques de son activité consciente. C'est un
acte
par
lequel
la
conscience
constate
sa
propre
existence.
Ce qui nous évite les hypothèses et les prémisses quant à un porteur physique de cette conscience, concret et défini195. C'est notamment vrai
sens
de
la
par
cette voie
liberté
qu'on
cartésienne.
Le
peut
accéder
sujet
de
au
cette
liberté n'est pas l'homme en tant qu'individu concret, c'està-dire en tant qu'univers psychologique renfermé en soi, mais l'homme en tant que chose qui pense (res cogitans).
En tant que chose, je suis composé d'un corps et d'une âme. Et en tant que chose, j'occupe une place 'M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit., p.297
141
dans un enchaînement de causes ininterrompu embrasse le monde entier, incluant toute substances de ce monde. Mais je suis une chose pense, et à ce titre, je peux sortir de enchaînement195.
qui les qui cet
En ce sens, « je suis libre » est une des tautologies fondamentales de l'existence humaine. « Je suis libre » veut dire « je suis moi », mais pas en tant que telle ou telle autre
image
consciente
de moi, mais de
son
d'identification
en tant que
existence
établi.
au
Toute
conscience
delà
de
tout
manifestation
qui est système
de
cette
conscience dans le monde est en fait un acte par lequel la chose
qui
pense
surmonte
sa
choséité.
La
tautologie
ontologique « je suis moi » témoigne de ce que dans le monde des déterminations strictes et des systèmes d'identification qui leur correspondent, il y a toujours quelque place qui n'est prise par personne et par rien, et qui ne peut être prise que par moi en ma qualité d'homme conscient. Si l'on revient à la métaphore du fauteuil, on peut dire qu'il est question
ici
naturellement
du
fauteuil
où
l'homme
libre Merab Mamardachvili
conscient
s'installait
et
chaque
fois quand il se levait et s'éloignait du fauteuil qui lui était réservé dans le monde empirique, où il devait jouer le rôle de philosophe professionnel au passeport soviétique.
4. Le sens d'une dissidence spécifique
On
ne
débrouillait 196
pourrait bien
dans
pas
nier
son rôle
Ibidem, p. 2 96.
142
que
Mamardachvili
social. Bien
qu'il
se
n'ait
jamais figuré parmi les favoris du parti dirigeant, il toujours
réussi
à
s'attacher
aux
structures
du
a
champ
philosophique soviétique. En même temps, on aurait tort de l'accuser
d'avoir
sa
conscience
philosophique. Il est vrai que, sans adhérer à
l'idéologie
communiste, l'Union
il
fait
est
des
devenu
Soviétique ; mais
compromis
membre il
du
est
avec
Parti
communiste
également
philosophie de la conscience contient
vrai
que
de sa
en soi la substance
même de l'antidote contre les effets du fonctionnement de la machine idéologique
soviétique. En ce sens, ce serait une
erreur de le classer du côté des dissidents politiques en URSS, mais ce serait également une erreur de le classer du côté des conformistes. En fait, dans les deux cas l'erreur consistera
dans
l'incompréhension
de
sa propre
conception
concernant les dimensions politiques de la philosophie et la prise de position politique par celui qui se veut philosophe.
Rappelons-nous qu'au début des années 60, Mamardachvili se rend compte de ce que le philosophe a besoin avant tout de solitude et de silence et qu'afin de jouir d'eux, il doit s'abstenir
de
l'activité
politique. La vie de
politique exige plusieurs gestes mettant attitude
distinguée
ordinaires », social qui
et
2)
par son
rapport engagement
en relief celle
au
sera meilleur que le présent
distinction se font normalement preuve
à
d'une
forte
profit 197
des d'un
alors
1) son « gens ordre
. Les gestes de
sous forme d'actes
individualité,
197
l'activiste
que
les
faisant gestes
Dans une grande mesure, les gestes de l'activiste politique coïncident avec les gestes du critique social tel qu'il est décrit par Michael Walzer dans son essai « La pratique de la critique sociale » (voir M. Walzer, The company of critics. Social criticism and political commitment in the twentieth century, Basic books, Inc., Publishers, New York, 1988) .
143
d'adhésion souvent
aux
la
l'activité
problèmes
forme
de
d'actes
politique
la
société
prennent
d'abnégation.
le
Ainsi
plus
conçue,
est une espèce de privilège pour les
gens qui ont des idées et des ambitions réformatrices. Le conformiste politique ne peut pas être activiste politique, car le conformisme prive de sens les gestes que je viens de décrire. En ce qui concerne la société de type soviétique, là-bas
toute
conscience
idée
réformatrice
dissidente
car,
porte
suivie
l'empreinte
jusqu'au
moment
de
la
de
sa
raison suffisante, elle aurait immanquablement mis en doute toute
la
structure
politico-idéologique
de
cette
société.
Cette structure est si compacte et par présomption achevée qu'elle n'admet aucun « changement partiel »198 réel. Or, dans le cadre du système soviétique l'activiste politique est par définition dissident. Mais la question est de savoir si cette relation est symétrique, c'est-à-dire,
si chaque dissident
est par définition activiste politique ?
Si on donne une
réponse positive
à la question
ainsi
posée, il en ressortira que la personne et la philosophie de Mamardachvili
sont
impensables
dans
les
termes
de
la
dissidence.
L'activiste, dit-il dans un de ses derniers interviews, est constamment occupé des affaires des autres. Cela n'est pas du tout de mon goût. Même s'il y a eu en moi un tel germe, le pouvoir soviétique l'a tué il y a longtemps199. 198
On peut le dire aussi de la manière suivante : ici, tout changement partiel porte en soi le potentiel (ou la menace) d'un changement radical. 199
M. MaMapji,afflBMJTM, KaK a. noHMMaio §MJIOCO$MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf.cit., p.352.
144
Alors,
comment
contemporains
il
expliquer a
été
le
non
fait
qu'aux
seulement
yeux
un
des
de
ses
meilleurs
philosophes de langue russe, mais aussi un des emblèmes de la culture dissidente en URSS ? Evidemment, il est question ici d'une autre espèce de dissidence, différente par exemple de la dissidence d'Alexandre Soljénitsyne, d'Andrei Sakharov ou de Vladimir Boukovsky.
Sans sous-estimer l'exploit de ces gens, je dirais qu'ils n'arrivent pas à éviter les pièges de la guerre idéologique. Inspirée par des idées humanistes et des sentiments civiques nobles,
leur
protestation
reste
enfermée
dans
un
champ
sémantique, dont les limites et les ressources symboliques se trouvaient
entièrement
sous
le
contrôle
de
la
machine
idéologique soviétique. Il s'agit du « front idéologique », où la position du dissident a été déterminée d'avance soit dans
les
termes
termes
de
dont
ce
différentes disposait
ennemis.
la psychopathologie200,
l'opposition
réactionnaire », formes
de
le
Autrement
entre
dernier en
« le
étant
dépendance
pouvoir dit,
progressif » reconnu
des
sous
clichés
soviétique
prenant
soit
pour
position
dans et
les « le
plusieurs
idéologiques définir
sur
le
200
ses front
Voici un exemple : « La dissidence peut être provoquée par une maladie du cerveau, écrit Dr. Timofeiev, lors de laquelle le processus pathologique se développe lentement, tranquillement (schizophrénie au cours lent), et les autres symptômes (parfois on peut arriver à l'accomplissement d'actes criminels) restent imperceptibles jusqu'à un stade déterminé. Cette maladie, qui apparaît à un certain âge (20-25 ans) est caractérisée par l'intensification du comportement agressif, par une tendance à l'affirmation de soi, au rejet des traditions, des opinions courantes, de normes, etc.» (Cit. d'après B. ByKOBCKM, TORVIHM aa flMCMjjeHTCTBo [V. Boukovsky, Ma vie de dissident] , "Ajiôop",
1998, p.276).
145
idéologique,
les
dissidents
du
rang
de
Soljénitsyne,
de
Sakharov et de Boukovsky, ne pouvaient faire rien d'autre que prendre leurs places de dissidents sur la scène du théâtre politique soviétique. Ce n'est pas par hasard qu'à un moment donné chacun d'entre
eux a été forcé de choisir l'une des
deux perspectives suivantes : ou bien rester en URSS et jouer d'après
les
règles
de
la
dissidence
politique,
ou
bien
quitter le pays, prendre la position de l'exilé et continuer à lutter contre le régime soviétique201. Dans les deux cas, il y
a
une
chose
qui
reste
hors
du
pouvoir
de
leur
choix
rationnel, et c'est leur participation à la reproduction des structures sémantiques qui rendent la conscience idéologique légitime et constituent les conditions et les règles d'une, pour ainsi dire, guerre idéologique permanente202.
A
cet égard,
soviétique
l'issue finale du duel
et
Vladimir
Boukovsky
entre est
le pouvoir extrêmement
significative. Se rendant compte que ses années de dissidence l'ont transformé en fin de compte en pièce d'échange, dont on a
fait usage pour
les buts
de « la grande politique »203,
Boukovski a réalisé que pendant tout ce temps-là il faisait partie d'une guerre qui n'était pas la sienne. Se trouvant sur le territoire de « l'Occident
libre » par la force des
201
La tragédie inhérente à cette situation est brillamment décrite par Josef Brodsky dans son essai "L'état qu'on appelle exil" (voir M. BpoflCKM, 3a CKp'bÔTa M pa3yMa [J. Brodsky, Sur le chagrin et la raison], "OaKeit EKcnpec", Co$na, 2003, pp.23-34). 202
Par exemple, après l'instauration de la démocratie en Russie, Soljénitsyne ne s'est pas retiré du « front idéologique », mais comme son ennemi d'avant - le régime soviétique - est disparu, il a construit l'image de son nouvel ennemi, en y mettant tout ce qui incarne le mal du point de vue du messianisme russe.
203
En 1976, Moscou s'entend avec Washington afin d'échanger Vladimir Boukovsky pour le communiste chilien Louis Corvalan.
146
circonstances liées à la situation politique internationale, il écrit :
Je n'ai jamais nourri des illusions à l'égard de l'Occident. Des centaines de pétitions désespérées, envoyées par exemple à l'ONU, n'ont jamais reçu de réponse. Les choses ne sont-elles pas assez persuasives en elles-mêmes ? On reçoit des réponses même des institutions soviétiques. Des réponses absurdes, sans doute, mais quand même des réponses. Tandis que de là-bas, on attend la lettre d'un défunt. Et la « politique de l'éclaircie », et les conventions de Helsinki ? En tous cas nous, les gens de la prison de Vladimir, nous avons senti sur nos dos qui a gagné la bataille. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on bâtit sur nos os « les relations amicales » avec l'Union Soviétique. Mais ce qui est le plus dégoûtant, c'est que l'Occident s'est toujours efforcé de justifier cette politique par toutes sortes de théories et doctrines absurdes. Comme les gens soviétiques essaient par des millions de moyens de justifier le fait qu'ils prennent part à cette machine puissante de violence, ainsi les occidentaux cherchent des moyens d'alléger leur conscience. Même, très souvent, les justifications se ressemblent comme des jumeaux. Mais la violence se venge sans merci de ceux qui la soutiennent. Et tous ceux qui croient que la ligne qui sépare la violence de la non-violence suit la ligne de frontière de l'URSS, se trompent de façon fatale204.
C'est un fragment du livre Ma vie de dissident, dont la première édition paraît à Paris en 1978. Cette même année, Mamardachvili reçoit une lettre d'Althusser,. où on lit :
J'ai, combien de fois, pensé à ton mot, combien de fois: "Je reste, car c'est ici qu'on voit le fond des choses, à nu." Devoir de l'intellect, mais qui doit 204
B.
ByKOBCKM,
FojiMHM Ha ffMCMffeHTCTBO [V.
dissident], réf.cit., pp.349-350.
147
Boukovsky,
Ma
vie
de
se payer cher. Ne pas rester se paie aussi cher si j'en juge par ceux qui sont partis et que j'ai vus. Assez cher : autrement. Et peu se défendent contre l'assaut général qu'on leur fait pour les exhiber comme des "enfants-loups" qui savent parler des forets205. Je ne pourrais pas dire dans quel contexte Mamardachvili a
prononcé
seulement
les
paroles
supposer
que
citées dans
par
la
Althusser.
correspondance
Je
peux
et
les
conversations entre les deux philosophes il a été question entre
autre
du
rôle
du
philosophe
professionnel
dans
le
système soviétique. Un peu plus loin dans la même lettre, Althusser mentionne le mot par lequel Mamardachvili a exprimé devant lui la forme psychologique de son expérience sociale. C'est le mot « dégoût ».
Et ici pourtant, continue Althusser, ce n'est pas comme chez toi, mais c'est le même mot. C'est le mot qui dit tout haut qu'on ne trouve plus sa place dans toute cette merde, et qu'il est vain de l'y chercher, car toutes les places sont emportées par le cours insensé des choses. On ne peut se baigner dans un fleuve du tout. Sauf à être un piquet planté dans le courant, et qui, en silence tienne. À un peu de terre ferme. Le tout est de trouver ce peu de terre ferme. (...) Si tu peux m'écrire, je suis preneur pour tes "profondeurs métaphysiques" : par curiosité et pour savoir comment tu fais, et deviner à travers les réponses que tu cherches les questions qui te travaillent206. Je ne sais pas si Mamardachvili a répondu à cette lettre et s'il a satisfait la curiosité d'Althusser. En tous cas, en exprimant
son
dégoût
à
l'égard
205
de
L. Althusser, Ecrits philosophiques STOCK/IMEC, Paris, 1994, pp.539-540. 206 Ibidem, p. 543.
148
l'idéocratie
et
et
politiques,
en
T.I,
déclarant sa détermination de défendre fermement le point de vue duquel on peut voir « le fond des choses, à nu », il a révélé devant son ami français sinon autre chose, au moins les deux éléments constituant le fondement existentiel de sa philosophie
et
traçant
la
perspective
d'une
dissidence
spécifique207. 207
En réalité, c'est notamment l'interaction de ces deux éléments qui édifie le cadre nécessaire à la pratique de la liberté naturelle, telle qu'elle est conçue par Mamardachvili. Dans les années '80, il a souvent souligné que la liberté naturelle se manifeste avec plus d'intensité quand la conjoncture politicoidéologique dans une société donnée rejette la liberté en tant que valeur politique prioritaire, c'est-à-dire, quand la liberté n'est ni notion de base dans le discours politique, ni forme respectée d'attitude sociale. Cela explique dans une grande mesure pourquoi Mamardachvili n'a pas été enclin à quitter l'Union Soviétique (« Je reste, car c'est ici qu'on voit le fond des choses, à nu » ) . Le fragment suivant d'un de ses cours éclaircit davantage sa manière de concevoir la dialectique de liberté et nonliberté : « Je vais vous donner un simple exemple d'action philosophique, qui s'est produite à l'intérieur de la philosophie même, mais qui a pourtant le caractère non d'une doctrine, mais notamment d'un acte (...) . Cela est arrivé en France occupée, dont la situation a été exprimée par le philosophe Jean-Paul Sartre de la manière suivante. Décrivant l'atmosphère sombre et plombée de la France occupée par les nazis, il achève sa description par ces paroles : « Et tout gardait le silence, et nous avons gardé le silence ». Et tout d'un coup, il fait un pas inattendu, en disant : « Et on était plus libres que jamais » (...) . En quoi consistait donc le problème, et pourquoi la position exprimée par Sartre peut être considérée comme l'expression d'une conscience philosophique ? Il existe un système de notions idéologiques et des liens sémantiques entre elles, un système qui aide les gens dans leurs tentatives de connaître le monde social et de s'habituer à lui. Il y a des doctrines politiques qui sont également bâties de mots, et de notions. Dans ce cas, c'est le monde de la culture politique des Français d'avant l'occupation de Paris par les Allemands. Mais n'est-ce pas que ce même monde a amené la France à sa défaite ? C'est-à-dire que la prise de Paris par les Allemands était en fait ce que j'ai déjà appelé situation extrême ou de lisière - une situation, où les rapports habituels de causalité par lesquels on conçoit le monde sont mis entre parenthèses. Et alors toi, tu te trouves face au monde qui ne se situe plus entièrement dans ta conscience, dans ta vison, dans les entrelacements familiers d'événements et de phénomènes» (M.MaMapflauiBMJiM, "M3 KpaTKoro BBeneHviH B $MJIOCO$MKI" [M. Mamardachvili, «Fragment d'une courte introduction à la
149
Je suis tout à fait d'accord dire
que
cette
surface,
mais
dissidence les
« a
profondeurs
avec Deyan Deyanov, pour
pour
objectif
archéologiques
non du
pas
la
discours
idéologique », et qu'en ce sens « elle donne la possibilité d'élaborer des stratégies à long terme qui restent toujours productives
après
que
leurs
fonctions
politiques
ont
été
exhaussées »208. Je partage aussi la thèse que Mamardachvili considère
l'idéocratie
gouvernement, « comme
le
non
seulement
caractéristique symptôme
principal
du
comme
régime
d'une
une
forme
soviétique,
crise
de
de
mais
loin
plus
profonde, la crise de la modernité (concentrée dans la crise de la rationalité classique) »209. Mais je ne peux en aucun cas admettre que « l'ontologie de
l'esprit», élaborée par
Mamardachvili, pourrait être un moyen efficace de résistance contre tel ou tel autre discours idéologique contemporain, en acquérant que
« des
fonctions politiques
Mamardachvili
n'a
même
pas
toutes neuves, telles pensé »210.
Une
telle
politisation de l'ontologie en question va immanquablement la transformer en système d'idéalisations, édifié aux dépens du point de vue duquel on peut voir « le fond des choses, à nu ».
En
d'autres
termes,
on
serait
témoins
d'une
transformation qui était déjà effectuée à plusieurs reprises au cours de l'histoire des idées, à savoir la transformation
philosophie»], B : Bonpochi $MJIOCO$MM, 12/2000, pp.65-66). Bref, tout d'un coup tu commences à voir « le fond des choses, à nu ». 208
fl. fleaHOB, "MaMapflaniBMJiM M eBponeMCKaTa $ M J I O C O $ M H Ha XX Deyanov, «Mamardachvili est la philosophie européenne siècle»], B: M. MaMapxtauiBMJiM, KjiacM^ecKa M pau,MOHajiHOCT, réf. cit., p. 372. 209
Ibidem, p.
210
Ibidem,
372.
p. 373.
150
B6K"
du
[D. XXe
d'un héritage philosophique en fétiche idéologique211. Et cela va
se produire
en accord
avec
la loi de
formulée par Mamardachvili, c'est-à-dire
1 ' indissidence212
en vidant de leur
symbolisme personnel certaines notions, images et idées, pour les faire fonctionner en formes inversées qui remplacent des pensées force
authentiques.
de
la
loi
de
Par exemple, c'est notamment par la 1 ' indissidence
que
les
épigones
du
rationalisme moderne instrumentalisent le cogito cartésien, et
le
transforment
en
figure
sémantique
détachée
de
« l'expérience méditative réelle » du grand Français. Voici ce
qu'on
lit
sur
cette
question
dans
les
Méditations
cartésiennes de Mamardachvili :
Cette même insaisissable auréole de la personnalité, et ce que j'appelle liberté, voilà ce qui était au plus haut degré propre à Descartes, dans chaque mouvement de son âme et de sa vie. Aussi rien ne ressemble moins à Descartes que les cartésiens. (...) Dans le cartésianisme, évidemment, le phénomène de la liberté de Descartes a disparu. C'est pourquoi il est incroyablement difficile de saisir la liberté vivante et naturelle de Descartes213. Toujours d'après la loi de 1'indissidence, les marxistes vident la pensée de Marx du pathos de la liberté pour la transformer en instrument de violence symbolique, et par là en moyen puissant d'oppression politique. En général, la loi
211
II y a un moment dans les Méditations cartésiennes de Mamardachvili où il paraît prévenir de ce danger, en attirant notre attention sur le fait que les poètes ne fondent pas des écoles, car « ils ne sont pas aussi niais que les philosophes érudits, et ils ne font pas de leur métier une parade de cirque » (M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit, p.41). 212
Voir M. MaMapflaiHBMjra, « 3aKOH MHaKOHeMbicjiMH » [M. Mamardachvili, «La loi de 1 ' indissidence»] , B: 3p,ech M Teneph, 1/1999, pp. 85-93. 213 M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit, p.41.
151
de
1'indissidence
est
une
structure
répressive
de
l'idéocratie qui annihile la vie de la pensée en la privant de son milieu naturel, à savoir : la langue, conçue comme étant
la
matière
phénoménale
de
la
vie
consciente.
En
d'autres termes, lorsque la pensée tombe sous la juridiction de cette loi, la langue cesse d'articuler
des états de la
conscience et commence à fonctionner comme un massif de
(...) blocs fixes qui ne peuvent pas être déplacés, qui n'ont pas la capacité de développement, qui, étant énoncés, n'ont pas la capacité de provoquer du mouvement dans la tête de celui qui les a entendus, à qui tu les as transmis. (...) Et l'on ne pense pas, non pas parce que cela nous est interdit, mais parce qu'on a détruit les sources internes de l'harmonie, on a détruit le champ propre à la pensée, et en ce sens on a détruit le langage214. Et là où la langue a été détruite, la barbarie prospère. Car,
d'après
la
définition
grecque,
nous
rappelle
Mamardachvili dans un de ses discours de la fin des années ^80, consacré à l'identité culturelle européenne, le barbare n'est
rien
d'autre
que quelqu'un
qui
ne maîtrise
pas
le
langage.
Bien sûr, explique-t-il, il est clair que les Perses, comme tous les autres peuples voisins de la Grèce, parlaient leurs langues. Mais sous langage, les Grecs entendaient autre chose. Notamment l'espace articulé de la pensée qui incorpore les désirs et les sentiments des gens215.
214
M.
MaMap,n;aiiiBMjiM,
"3aKOH
MHaKOHeMHCJiHH" ,
[« La
loi
de
1'indissidence »], édit.cit, pp.91-92. 215
M.
MaMapflauiBMJiM,
KjiacMvecKa
Mamardachvili, Rationalité classique], réf.cit., p.350.
M
HeKJiacid^ecKa
classique
152
et
pau,MOHajiHOCT
rationalité
[M.
non-
Si je comprends bien, l'espace dont parle Mamardachvili rend possible structures garantit
l'introduction
formelles la
de
d'un
la
symbolisme personnel aux
langue,
et
d'un
sens
cristallisation
de
cette
vécu
manière
dans
les
significations des mots. En fin de compte, c'est l'espace de la
parole
libre,
pas
au
sens
politique,
mais
au
sens
philosophique du mot, c'est-à-dire, pas au sens où je suis libre de dire ce que je veux, mais au sens où je suis capable d'articuler suis ».
l'être à la lumière
D'après
du fait ontologique « je
moi, c'est notamment
dans
la pratique de
cette capacité dans les conditions d'une idéocratie totale que
consiste
philosophe
l'expérience
Merab
dissidente
Mamardachvili.
Et
de
si
je
l'homme me
et
du
permets
de
définir cette expérience comme un drame, c'est parce que je le
conçois
décennies.
comme Il
est
un
effort
question
de
personnel l'effort
durant
quelques
d'une personne de
vivre la vie authentique de la conscience, dont la structure ontologique est fondée sur la capacité de voir les choses elles-mêmes216, en résistant à la tentation de les regarder à travers des idées. Il va de soi que cet effort commence là, où « je pense » prend le risque de s'affranchir
des formes
inversées de la conscience pour se mettre face au monde. Si cela n'arrive pas, alors « l'ontologie de l'esprit » élaborée par Mamardachvili pourrait dans le meilleur des cas être un objet d'intérêt purement académique, et dans le pire - une forme inversée de l'effort d'être un homme conscient.
'Bien entendu, au sens de la phénoménologie transcendantale, 153
CONCLUSION
Le problème central dans l'oeuvre de Mamardachvili, c'est le
problème
de
la
personnalité
en
tant
que
réalité
ontologique, c'est-à-dire en tant qu'être concret qui devrait avoir lieu dans le monde. Avoir lieu signifie se réaliser à la
fois
à
deux
niveaux : dans
l'espace
métaphysique
de
la
pensée autonome et dans l'espace physique de la vie sociale. S'interrogeant double temps
sur les principes
réalisation, chez
Marx
transcendantale compte,
il
a
et les conditions de cette
Mamardachvi1i
et
chez
dans
les
cherchait
fondateurs
la philosophie
réussi
à
démontrer
appui
de
la
occidentale. la
en
même
tradition En
continuité
fin
de
entre
le
principe cogito et la critique marxienne de l'idéologie.
C'est
notamment
cette
démonstration
que
j'ai
essayé
de
reconstruire dans mon étude afin de comprendre deux choses : 1) les enjeux théoriques et pratiques de ce que Mamardachvili appelait "la position de l'homme conscient dans le monde", et 2)
sa propre
prise
d'une
stratégie telle
intellectuelle
position
face
et à
sociale visant l'ordre
la
politico-
idéologique imposé pat l'Etat soviétique.
Dans
le
premier
champ conceptuel sa
réflexion
consciente.
sur J'ai
chapitre
j'ai
poursuivi
la
genèse
dans lequel le jeune Mamardachvili les dimensions mis
l'accent
154
ontologiques sur
sa
de
critique
du
a situé
l'activité du
projet
sartrien
de
repenser
le
marxisme
sous
l'angle
de
la
philosophie existentialiste. Le résultat principal de cette critique était la mise en évidence du fait que la pensée de Sartre
est
fort
dépendante
de
la
figure
sociale
de
l'intellectuel, produite par l'idéologie humaniste, et donc ne peut pas
servir
à celui
qui veut vraiment
penser
"au
moment Marx".
Dans
le
deuxième
chapitre
mamardachvilienne
de
analyses
"fausse
de
la
cette
j'ai
esquissé
idéologie, conscience"
en
l'approche
renvoyant
chez
Marx.
aux Selon
Mamardachvili le résultat principal de ces analyses était la mise en évidence du mécanisme de rationalisation secondaire de
la
pensée
dont
les
produits
ontologique
de
la
l'intérieur
de
cet
espace
qu'à
surgit
la
figure
du
tardive fonction
sociale
conscience
de
ce
constituent
sociale.
C'est
l'époque penseur
dernier,
de
l'espace
notamment la
modernité
professionnel.
insiste
à
La
Mamardachvili,
consiste en la légitimation de l'industrie de la conscience, c'est-à-dire
en la légitimation des formes inversées de la
vie consciente.
Et
dans
d'interpréter
le
troisième
chapitre
la philosophie
l'angle du conflit
entre
je
me
suis
proposé
tardive de Mamardachvili
sous
sa vie consciente, basée sur le
principe cogito, et son identité sociale en tant que "forme inversée" de son être authentique. À la fin de ce chapitre j'ai posé la question de la dissidence mamardachvilienne et j'ai lancé la thèse que cette dissidence n'est autre chose que l'effort d'un homme conscient de vivre la vie authentique de la conscience dans les conditions d'une idéocratie totale - celle du régime soviétique. En réfléchissant sur la manière 155
dont Mamardachvili suis
rendu
faisait
compte
intellectuelle
et
face à cette idéocratie, je me
qu'il
était
sociale
dont
question le
sens
d'une
attitude
consistait
en
la
fermeté de ne pas corrompre le principe cogito, c'est-à-dire de
ne
pas
penser
le
monde
à
travers
et
des
des
significations
générales
d'identification
de soi-même, mais d'articuler
idées,
systèmes
des
sociaux
l'être à la
lumière du fait ontologique "je suis". C'est notamment cette attitude que je définis comme le drame du cogito, en y voyant se réaliser la structure symbolique de l'immortalité
telle
que l'avait pensée et vécue Mamardachvili.
J'aimerais cette
terminer
structure,
cette étude par
puisque
c'est en
une
elle
réflexion
qu'est
sur
concentrée
toute l'énergie intellectuelle et morale de la personnalité de Mamardachvili.
Pour comprendre de quoi en particulier il est question, il
faut
d'abord
analyser
les
usages
coutumiers
du
mot
« immortalité ».
Par exemple, quand on dit que Socrate est immortel, cet énoncé pourrait acquérir aussi bien un sens religieux qu'un sens laïc. D'après par
la
force
immortalité
de
est
le sens religieux, Socrate est immortel sa
due
nature humaine, à
ce
qu'en
c'est-à-dire
tant
qu'être
que
humain
son il
représente une incarnation de la substance immortelle qu'on appelle âme. D'après le sens laïc, Socrate est immortel car par
son mode
structure
de
de vie
et de pensée
comportement
social
il et
a édifié une intellectuel
telle qui
a
continué à fonctionner comme un modèle culturel bien respecté
156
des centaines et des milliers d'années après l'instant où il a bu la coupe de poison.
La première
différence entre
les deux sens,
c'est que
dans l'un le nom de Socrate peut être remplacé par le nom de n'importe
quel autre être humain, tandis que dans l'autre
« la liste » des noms par lesquels on peut remplacer le nom de Socrate est limitée par certains critères conditionnés) de reconnaissance publique œuvre.
D'ici
découle
la
seconde
(culturellement
d'une vie et d'une
différence :
le
sens
religieux de l'énoncé « Socrate est immortel » reconnaît la valeur d'une substance (la nature humaine), alors que le sens laïc du même énoncé reconnaît la valeur d'un phénomène (la personne de Socrate).
Mais, à côté des différences entre le sens religieux et le sens laïc de l'énoncé « Socrate est immortel », il existe aussi
une
porteurs dans
les
ressemblance
de
essentielle : tous
significations
deux
cas
on
générales,
énonce
la
les
ou plus
corrélation
individualité et quelque chose d'ordre général
deux
sont
exactement, entre
une
(la qualité
d'immortalité, indépendamment du fait que cette qualité soit conçue en tant que qualité de la nature humaine ou en tant que qualité d'un phénomène culturel). En fin de compte, dans les deux cas l'énoncé « Socrate est immortel » ne nous dit rien de concret sur Socrate, mais il exprime une certaine idée de l'immortalité. Donc, aurait dit Mamardachvili, dans les deux cas il s'agit d'un énoncé idéologique. Mais si l'on admet que les énoncés idéologiques remplacent le sens vital des mots et des expressions là où les conditions mêmes de production d'un tel sens ont été annihilées, il s'ensuit que l'énoncé « Socrate est immortel » est une forme inversée du
157
symbole de l'immortalité, qui transperce la vie et la pensée de Socrate d'un bout à l'autre.
Mais
si le symbole de l'immortalité
diffère
de l'idée
d'immortalité (religieuse ou laïque), alors comment serait-il possible
d'articuler
son
sens vital ? D'après
moi, c'est
notamment la question qui a fait naître la forme spécifique du
philosopher
mamardachvilien.
Philosopher,
suggère-t-il
sans cesse, veut dire séjourner dans l'espace indivisible de la pensée, ou dans le champ de l'immortalité actuelle, où les actes
de
ta pensée
s'inscrivent
dans
le texte
de
la vie
consciente. C'est un texte qui n'a ni début ni fin dans le temps, car il se construit et existe au-delà du cours des événements dans le monde empirique. Ou plus exactement, il ne traite
pas
des
sujets
à
caractère
historique
ou
psychologique, mais articule le sens de certains événements où le personnage principal est la dimension ontologique du cogito.
Or,
ce
texte
ne
coïncide
en
aucun
cas
avec
« la
conscience pure» de la métaphysique classique. La structure de la conscience pure est entièrement bâtie de significations générales, tandis que, comme Mamardachvili l'a maintes fois souligné, dans le texte de la vie consciente il n'y a pas de place pour des significations générales, car elles ne sont pas en état de mettre en relief le caractère événementiel de l'acte de la pensée. Les
significations
générales
sont en
leur genre des ersatz psychologiques et socioculturels de la vue ontologique, qui voit les choses telles qu'elles sont et ce faisant les rend des événements réels dans la vie de la conscience. Voici pourquoi Mamardachvili distingue avec une insistance presque maniaque l'espace ontologique
158
(ou vital)
de la pensée de celui de ses fantômes, en voyant dans le premier
le symbole de
l'immortalité,
et dans
le second -
l'enfer en tant que symbole de la mort éternelle217.
En
ce
sens,
l'immortalité,
le
c'est
seul moyen de
penser
d'articuler et
de
le
symbole de
s'exprimer
dans
le
régime de la parole vive, c'est-à-dire, en sorte que toute pensée et toute expression aient pour référence obligatoire le fait ontologique « je suis ». Ou bien, comme aurait dit Mamardachvili, Socrate n'est immortel que dans la mesure où sa pensée me retient dans le texte de la vie consciente.
217
Voir M. MaMapflauiBMjiM, Mamardachvili, ha topologie
ncMxojiorpmecKax TononorviH nyvvi [M. psychologique de la vie consciente],
réf.cit., p.14.
159
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174
ANNEXE A
NOTES SUR LE PROCESSUS DE STALINISATION DE LA PHILOSOPHIE SOVIÉTIQUE
Au début des années '30, par une série d'épurations dans le
champ
Staline corrects
de
la
réussit sur
à
philosophie
soviétique
monopoliser
la
l'histoire
et
dialectique
matérialiste.
échappé
épurations,
aux
les
Pour il
ne
professionnelle,
production problèmes
les reste
de
jugements
actuels
philosophes qu'à
de
la
qui
ont
reproduire
les
thèses staliniennes et d'élargir au maximum la sphère de leur application. qu'ils
De
étaient
théoriciens encore
relativement
pendant
les
autonomes,
années
'20,
tels
ils
se
transforment en prêtres presque anonymes au service du culte de la personnalité de Staline. Après la lettre de Staline à la revue Proletarskaya revolutzia [Révolution prolétaire]de 1931, les sciences sociales dans l'URSS ont pratiquement cessé d'exister, même sur le plan purement marxiste. Chaque nouvelle lettre de Staline
175
a été proclamée historique, chaque discours - faisant époque, chaque ouvrage - sommet de la science, et en fin de compte les choses sont arrivées jusqu'à ce que les philosophes, les économistes et les historiens soviétiques n'existaient que "nominalement" et toute leur production scientifique était réduite à la création d'une science nouvelle - la "citatologie" de Staline218. Par exemple, jusqu'au début des années '30 Hegel est une autorité incontestable pour les philosophes soviétiques. Ils accordent
une
importance
particulière
à
sa
thèse
que
la
philosophie est la forme suprême de la connaissance humaine et que la pensée dialectique est le principe grâce auquel la cohérence conceptuelle et la. nécessité du savoir entrent dans le contenu de la science219. En interprétant cette thèse dans la perspective du marxisme, ils s'engagent à transformer la dialectique idéaliste hégélienne en dialectique matérialiste qui servira de logique et méthodologie de toute connaissance scientifique.
Comme on sait, Marx avait travail
spécial
rationnels
et
les
à
la
l'intention
distinction
éléments
mystiques
de consacrer un
entre dans
les le
éléments
système
de
Hegel220. Malheureusement, écrit Abraham Deborine221, il n'a pas eu la possibilité de réaliser cette intention. Mais, 218
ABTopxaHOB, TexHOJiorMM Ha BJiacTTa [A. Avtorkhanov, du pouvoir], MK "XpHcro BoTeB", C O $ M H , 1994, p. 88.
Technologie
219
Voir Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, vol.l, § 81.
220
Voir Marx, Le Capital, Postface de 1873.
221
A. Deborine est un des philosophes les plus respectés par le pouvoir bolchevik pendant la première décennie après la Révolution d'octobre.
176
quoi qu'il ne nous ait pas laissé un traité de dialectique, nous savons que la dialectique de Hegel, remaniée d'une manière matérialiste, est présente dans toutes ses analyses (...) . Pour nous, les marxistes-léninistes, reste la tâche de développer, en nous basant sur l'héritage de Marx, Engels et Lénine, la théorie de la dialectique matérialiste. Pour ce faire, il faut qu'on utilise tout ce qui est rationnel chez Hegel Telle
est
la
ligne magistrale
de
développement
philosophie soviétique à la fin des années des
v
années
30. Elle
vise
dialectico-matérialiste toutes
les
nature.
sciences
Mais
condition
qu'on
que
de
cette
la
construction
l'on
pourrait
l'homme,
de
construction
fasse
à
ne
sera
logico-épistémologique
de
entre
la
'20 et au début d'une
logique
appliquer
société
l'intérieur
marxiste une distinction précise caractère
la
de
et
dans de
possible la
la
qu'à
philosophie
la problématique à
et les problèmes à portée
politique.
Cela
provoque
l'inquiétude
de
Staline.
Son
intuition
politique lui dit que les philosophes professionnels comme Deborine
aspirent
à
élargir
l'autonomie
de
la
pensée
philosophique par rapport à la politique et la propagande du Parti
bolchevik.
aspiration,
il
Pour
les
entreprend
empêcher
une
de
offensive
réaliser décisive
cette
sur
"le
front philosophique". Elle commence à la fin de l'année 1929 et atteint ses buts dans moins de deux. L'école de Deborine est
écrasée
et
Staline
renforce
à
la
fois
son
pouvoir
politique et son autorité scientifique.
12
A. fleôopwH, ®MJIOCO$MX
M
nojiMTMKa [A. Deborine, Philosophie et
politique] , "Pl3flaTejibCTBo AH CCCP" , MocKBa, 1961, p.185.
177
Je ne vais pas faire ici un récit détaillé de la campagne anti-Deborine. principales
des
philosophie
de
diamétralement
Je
vais
seulement
philosophes Hegel opposé
mobilisés
n'est à
dégager
qu'un
la
les
par
Staline.
idéalisme
vision
du
deux
thèses 1)
La
réactionnaire
monde
marxiste-
léniniste, et 2) Deborine et ses disciples ne sont que des purs hégéliens qui s'occupent de spéculations idéalistes et tentent
d'arracher
la
philosophie
marxiste-léniniste
aux
problèmes actuels de l'édification du socialisme.
Voici ce qu'écrit à propos du caractère réactionnaire de la philosophie hégélienne le jeune philosophe M.Mitine :
Le système réactionnaire, mystico-idéaliste de la philosophie hégélienne est assez attirant pour le fascisme (...) . Le nationalisme extrême qui pénètre toute l'oeuvre de Hegel est particulièrement proche à l'esprit et au cœur de la bourgeoisie impérialiste223. Mais d'être "réactionnaire", ce n'est pas le seul péché de
Hegel.
pratique
Non
de
moins
destructif
l'édification
du
envers
socialisme
la est
théorie le
et
la
caractère
spéculatif de sa philosophie. Selon L. Axelrode, adversaire de Deborine depuis le début des années '20,
(...) chacun qui suit les traces de Hegel en ignorant l'analyse de la réalité même, tôt ou tard se transforme en philosophe abstrait224.
M.MMTMH, "Terejib M Teopua MaTepuajiKCTHyecKOM flMajieKTMKM" [M. Mitine, «Hegel et la théorie de la dialectique matérialiste»], B: IIOA snaMeneM MapKCM3Ma, 11-12/1931, p.26. 224
Cit. d'après M . ^ X O T , "EIOflaBjieHKe $MJIOCO$MM B CCCP (20-30-e roflbi) " [Y. Yakhot, «L'écrasement de la philosophie en l'URSS»], B: Bonpocbi $MJIOCO$MM, 10/1991, p. 124.
178
Et il n'y a rien de plus nuisible au développement de la théorie
marxiste-léniniste
abstraits. philosopher,
Se
passionner
ça veut
dire
que
de
pour tourner
philosopher une
telle
le dos à
en
termes
manière
de
l'idée de la
transformation du monde par la révolution. Il en ressort que la faiblesse principale de Deborine et ses disciples consiste en cela qu'ils ne respectent pas le projet de politisation totale de la pensée philosophique en l'URSS. Selon ce projet, les philosophes
soviétiques doivent conformer
leur travail
aux dernières décisions du Comité central du Parti bolchevik. Tout
autre
style
de
philosopher
est
déclaré
soit
réactionnaire, soit scolastique. En résumant les effets du processus de stalinisation de la philosophie soviétique, on peut dire qu'à partir du début des années '30 jusqu'à la moitié des années '50, elle existe, pour ainsi dire, sous le signe d'une sophistique politique.
179
ANNEXE B
FRAGMENTS DE L'HISTOIRE DE LA CULTURE DISSIDENTE EN URSS
Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on observe dans l'espace socioculturel soviétique une tendance largement répandue
en
faveur
intellectuelle, première
fois
d'un
morale après
et
changement sociale
l'établissement
des
formes
d'attitude
d'avant-guerre. et
Pour
la
l'affermissement
du
régime stalinien, beaucoup de monde met en question un de ses résultats pratiques les plus importants qui a été atteint par les moyens de la terreur policière, notamment la peur et la soumission de l'individu
face au Parti-Etat communiste en
tant que sujet unique de penser et d'agir autonomes.
Pendant
la guerre, Staline est forcé de s'adresser
patriotisme russe pour sauver son régime.
L'appel au patriotisme, à la prouesse, a l'abnégation est en même temps dirigé vers le sentiment, presque éteint, de responsabilité individuelle - une responsabilité non devant le 180
au
Parti, non devant l'Etat ou "le peuple", mais devant sa propre conscience225. Ayant
réalisé
ce
sentiment,
beaucoup
de
ceux
qui
n'étaient jusqu'alors que des objets de la volonté du parti sortent
de
la
guerre
comme
des
sujets
de
responsabilité
personnelle pour ce qu'ils font et pensent. Bien qu'avant la guerre
la
terreur
stalinienne
ait
réussi
à
briser
leur
volonté de défendre des principes intellectuels, moraux et civiques, après
la guerre, en conséquence des épreuves au
front ou à l'arrière, ils sont de nouveau prêts à prendre dans leurs mains leur propre destin ainsi que le destin des ensembles socioculturels dans lesquels ils s'inscrivent. Et cela ne leur permet pas de renoncer d'une autorité
extérieure,
facilement, en faveur
à l'interprétation
indépendante
des événements qui se sont passés ou se passent sur le plan individuel aussi bien que sur le plan social.
En
même
personnelle,
temps un
que
autre
le
sentiment
sentiment
humain
de
responsabilité
traditionnel
- le
sentiment de solidarité - renaît pendant la guerre. Dans les années
v
30 il avait disparu presque complètement par suite
des "épurations" staliniennes.
Dans le but de détruire toutes les liaisons sociales et familiales, on met en pratique les épurations d'une telle sorte que d'intimider aussi les proches de l'inculpé - de ses connaissances les plus superficielles à ses amis les plus proches (...) . Afin de sauver leur peau, ils font volontairement ces
225
M. Tejiep, A. HeiqpMy, YTonMMTa Ha BJiacT [M. Heller, A. Nekrich, L'Utopie au pouvoir], Il-pa yacr, MK "XpHCTO BoTeB", COIJIKH , 1994, p.348.
181
dépositions et s'empressent de le calomnier à l'appui des charges fabriquées contre lui226. Cela
impose
l'auto-isolement,
fondée
sur
la méfiance,
comme un principe de conduite dans la société totalitaire. On ne peut savoir si son ami d'aujourd'hui ne deviendra pas un ennemi demain. sortes
de
cependant, "siens"
relations dicte
sont
tranchées
Pour survivre, il vaut mieux éviter toutes sociales.
tout
à
situation
le contraire.
strictement
ou
La
déterminés.
l'arrière,
il
ne
Les
de
guerre,
"ennemis"
Qu'on
suffit
soit pas
et
les
dans
les
de
compter
uniquement sur soi pour survivre; on a besoin de la confiance et
de
l'appui
entreprise
des
autres, des
collective
et
par
siens. La conséquent
guerre elle
est
une
exige
des
stratégies de conduite collectives, basées sur le sentiment de solidarité entre les gens qui ont un sort commun et des buts communs.
Et non en dernier lieu, la guerre donne la possibilité aux
millions
de
soldats
soviétiques
d'entrer
en
contact
direct avec certaines sociétés et cultures européennes pour lesquelles ils n'avaient aucune autre idée que celle imposée par la propagande du régime stalinien. La disparité entre le tableau du leurs
"monde bourgeois" présenté par la propagande et
observations
personnelles
a
inévitablement
amené
beaucoup d'eux à mettre en doute la justesse du point de vue officiel.
A la fin de la guerre poursuivent les soldats 226
X.ApeHT, ,
ToTajiMTapM3Mrt>T CO^MH,
1993,
les non
[H.
p.43.
182
tribunaux militaires pour des blessures
Arendt,
Le
totalitarisme] ,
volontaires ou pour des tentatives de désertion, mais pour des comparaisons imprudentes, faites à haute voix, de la vie dans l'URSS avec la vie dans les pays d'Europe, pour des espoirs concernant l'amélioration de la vie dans leur patrie227. De
ce
qui
a
été
dit
conclusion que l'expérience
jusqu'ici,
on
peut
tirer
la
existentielle accumulée pendant
la guerre apporte des corrections importantes à la conscience de l'homme soviétique moulée par le régime stalinien. Elles consistent
avant
tout
dans
l'entendement
humain
prescriptions
suivantes:
les
qui, selon
restaurés
de
Kant, a pour maximes
les
1. penser
droits
seul;
2. penser
en se
posant à la place de chacun des autres; 3. penser en accord avec soi-même228*. Par suite de cela, à la fin des années "40 l'espace
socioculturel
soviétique
est préparé pour ce que
Hannah Arendt appelle un "processus de détotalitarisation"229.
Pendant que Staline est encore en vie, le régime qu'il a instauré fonctionne sans rencontrer de la résistance de la part
des
cercles politiques
détotalitarisation
se
officiels
développe
et
le processus
principalement
dans
de la
conscience individuelle des agents sociaux et se manifeste uniquement
dans
la sphère des relations privées. Ce n'est
qu'après la mort de Staline et surtout après sa condamnation posthume par les dirigeants du parti au cours du 2 0e Congrès du PCUS (en février 1956) que la détotalitarisation, sous la forme de déstalinisation, va gagner une résonnance sociale 227
M. renep, A. HeKpMy, YTonMHTa Ha BJiaco? [M. Heller, A. Nekrich,
L'Utopie au pouvoir], réf. cit., p.348. 228
229
Voir Kant, Critique de la faculté de juger, §40.
X. ApeHT, cit., p.6.
ToTajiMTapM3MrbT
[H.
Arendt,
183
Le
totalitarisme], réf,
forte et va trouver sa réalisation objective dans un nombre de phénomènes
de
la vie
sociale, politique
et
culturelle
soviétique. Des phénomènes de ce genre sont: la naissance de Samizdat;
l'apparition
littéraires
de
d'un
la jeunesse
grand
nombre
de
cercles
et de clubs de discussion qui
développent des programmes alternatifs pour l'édification du socialisme dans l'URSS; la préparation et les premiers pas du mouvement pour la défense des droits de l'homme, etc.
Il serait très hâtif et erroné d'affirmer sur la base des phénomènes indiqués que l'Union Soviétique se transforme tout d'un coup d'un Etat totalitaire à une société démocratique. Mais il n'y a aucun doute que pendant la première décennie après la guerre on commence à mettre en question le monopole du
parti
dirigeant
sur
la
propagation
d'idées
et
d'informations. En ce qui concerne le notoire 20e Congrès du PCUS,
il joue
intellectuelle
le rôle d'un catalyseur dans et
morale
de
la
l'émancipation
société
soviétique.
L'atténuation de courte durée du contrôle totalitaire aboutit à une crise de l'idéologie officielle, surtout dans l'esprit des jeunes gens éduqués.
Ils expriment de plus en plus souvent leurs aspirations à s'arracher du cercle des vérités banales et leur élan se manifeste librement dans des poèmes et des chansons dans lesquels la politique, la protestation et l'espoir s'entremêlent d'une façon assez bizarre230. En utilisant la terminologie de Mikhaïl Bakhtine, on peut dire 230
que
la
crise
M. Tejiep, A. HeKpwy,
de
l'idéologie
officielle
stimule
le
YToriMMTa na BJiacT [M. Heller, A. Nekrich,
L'Utopie au pouvoir], réf. cit., p.357.
184
développement
"l'idéologie vitale"231,
de
dans
le cadre de
laquelle les états conscients des agents sociaux entrent en contradiction
avec
idéologique.
En
socioculturelles l'instabilité
les
prescriptions
s'objectivant
adéquates, cette dans
les
de
la
dans
des
contradiction
fondements
mêmes
conjoncture formes
apporte de du
système
totalitaire soviétique. Voici ce qu'écrit Hannah Arendt
sur
cette question en 1966:
L'indice le plus évident que l'Union Soviétique ne peut plus être appelé un Etat totalitaire dans le sens exact du terme, est, bien sûr, la renaissance incroyablement rapide et riche des arts pendant la dernière décennie. C'est certain que les tentatives de réhabiliter Staline et d'écraser les demandes ouvertes augmentant de plus en plus parmi les étudiants, les écrivains et les peintres pour la liberté de la parole et de la pensée n'ont pas encore cessé, mais ces tentatives n'ont pas de succès pour le moment et, il faut croire, n'auront pas de succès dans l'avenir, à moins que la terreur et le pouvoir policier ne soient pas restaurés. Sans aucun doute, les peuples de l'Union Soviétique sont privés de toute liberté politique - non seulement de la liberté de s'associer, mais aussi de la liberté de la pensée, des convictions et des manifestations sociales. On dirait que tout est comme auparavant, mais en effet il n'en reste aucune trace du passé. Après la mort de Staline, les tiroirs des écrivains et des peintres étaient vides - aujourd'hui il y a toute une littérature qui passe de main en main en manuscrit, on montre toutes sortes de toiles modernistes dans les ateliers et bien qu'elles ne soient pas exposées, elle deviennent l'apanage des gens. Par cela je ne veux pas dire qu'il n'y a pas de différence entre la censure tyrannique et la liberté des arts, je veux seulement souligner le fait que la différence entre la présence d'une littérature clandestine et
231
Voir B. BOJIOUIMHOB, 0MMOCO$MM M cou,i>iojïorux ryMaHMTapHbix uayK [V. Volochinov, Philosophie et sociologie des sciences humaines],
"AcTa-npecc", CaHKT-neTep6ypr, 1995, p.307.
185
l'absence générale d'une qu'entre l'un et le zéro232.
littérature
est
telle
La thèse de Hannah Arendt est correcte en principe, mais selon moi elle doit être précisée sur certains points.
Beaucoup Samizdat
de
temps
avant
l'apparition
du
phénomène
(il fait son apparition à la fin des années 50) ,
certaines revues officielles, comme par exemple Novi mir et Znamia,
publient
tout
à
fait
légalement
des
œuvres
littéraires dans lesquelles on fait des essais de réviser la vie dans citer:
la
société
"Sur
la
soviétique. Parmi
sincérité
dans
la
ces œuvres littérature"
on peut de
V.
Pomerantzev233 ; "Dégel" d'I. Erenbourg234 ; "Non seulement avec du pain" de V. Dudintsev235; "Y avait-il un Ivan Ivanovitch?" de Nasim Hikmet236. Elles témoignent de ce qu'après la mort de Staline la dissidence littéraire en l'Union Soviétique ne se développe pas complètement dans un régime de clandestinité. Ses fruits manuscrit"
commencent seulement
à
"être passés
de main
en main en
après qu'il est devenu clair que "le
réchauffement" du climat politique par suite du 2 0e congrès du PCUS n'était qu'un phénomène temporaire et que le pouvoir officiel ne permettra pas que la critique du stalinisme sorte hors de son contrôle et se transforme système
soviétique.
Mais
les
en une critique du
tentatives
d'une
résistance
intellectuelle légale et publique ne cessent pas. 2
X. ApeHT, cit., p.17. 233
Voir HOBHM
ToTajiMTapM3MtT MPip, 12/1953,
[H. Arendt, pp.218-245.
234
Voir 3HaMM, 5/1954, pp.14-87.
235
Voir HOBUM
236
Voir HOBHM
MMP,
8,9,10/1956.
MMp, 4/1956, pp.18-58. 186
Le
totalitarisme] , réf.
Le prototype de Samizdat, c'est la pratique des écrivains soviétiques d'envoyer des manuscrits à l'étranger. Le premier à faire cela a été Boris Pasternak, avec le manuscrit de son roman de renommée mondiale Le Docteur Jivago, dans lequel il décrit
le
sort
de
l'intelligentsia
révolution. Dans la trame de l'ouvrage
russe
pendant
la
sont entrelacés des
raisonnements sur la révolution comme un phénomène qui entre en contradiction avec la nature humaine et le cours normal de l'histoire. Après que quelques maisons d'édition soviétiques refusent de publier Le Docteur Jivago, Pasternak envoie le manuscrit en Italie où il paraît simultanément en russe et en italien au mois de novembre 1957. Au cours des deux années suivantes il est traduit et publié en 24 langues encore. Le 23
octobre
1958
Pasternak
remporte
le
Prix
Nobel
de
littérature. La réaction du pouvoir officiel ne tarde pas. L'Union des écrivains soviétiques organise une campagne de "condamnation"
publique
et de
ternissement
du prestige de
Pasternak, à laquelle des écrivains, des étudiants et des "citoyens indignés" prennent part. A la tête de la campagne se
mettent
des
écrivains
comme
Konstantine
Fedine,
Konstantine Simonov et Valentin Kataïev. Après une torture morale continue, Pasternak est contraint à refuser le Prix Nobel et à se repentir pour ses positions dans Le Docteur Jivago sur les pages du journal Pravda221. La campagne "AntiPasternak" d'elle
atteint
l'auteur
formellement
ses visées, mais
au cours
du Docteur Jivago reçoit des centaines de
lettres rédigées par des citoyens soviétiques et étrangers dans lesquelles ils sympathisent avec lui et l'assurent de leur support moral.
237
Voir npaBAa, 06.02.1958. 187
Pour la première fois pendant les longues années de dictature dans l'Union Soviétique commence à se former une opinion publique238. Cela donne des espoirs aux non-conformistes de toutes les
couches
sociales
que
la
résistance
morale contre
le système n'est
plus, pendant
les années qui
intellectuelle
et
pas une affaire vaine. De
suivent
les
formes de cette
résistance vont devenir de plus en plus variées et vont de plus en plus chercher une sortie dans l'espace public.
La même
année
que Pasternak
refuse
le Prix Nobel, on
ouvre à Moscou un monument du poète prolétaire Maïakovski. Le monument est édifié dans le centre de la ville sur la place du même nom. Beaucoup de Moscovites amateurs de la poésie commencent à se réunir ici pour lire leurs vers et des vers des classiques
russes
et soviétiques. Peu à peu
la place
"Maïakovski" se transforme en lieu où se donnent rendez-vous des non-conformistes de toutes les générations. Ils récitent des œuvres poétiques qui contiennent des provocations
contre
l'ordre totalitaire dans la société soviétique. On entend des appels pour une émancipation de l'art de la politique, pour une liberté de la pensée et de la parole. Dans son livre Ma vie de dissident, Vladimir
Boukovski
raconte
les
réunions
devant le monument de Maïakovski et les réactions du pouvoir contre elles. D'après lui, c'est une des places où naissent les idées qui forment le fondement du mouvement
238
M. Tejiep, A. HeKpwy,
soviétique
YToriMsiTa na BjiacT [M. Heller, A. Nekrich,
L'Utopie au pouvoir], réf. cit., p.353.
188
pour la défense des droits de l'homme qui fait son apparition au milieu des années '60239.
Après
la
suspension
forcée
des
réunions
devant
le
monument de Maïakovski de la part du KGB, leurs participants commencent à se rassembler dans des cercles littéraires qui éditent
leurs
manuscrites240.
revues
Des
ouvrages
d'intellectuels russes du passé récent frappés de répressions et
de
poètes,
contemporains russe,
on
étrangers
y
écrivains
journalistes
sont publiés. En
diffuse tels
et
par
les
que, par
outre de
canaux
exemple,
de
soviétiques
la
littérature
Samizdat
des
romans
de
George
1'anti-utopie
Orwell 1984.
Cependant, comme je l'ai déjà souligné, la critique du système
soviétique
ne
se réalise pas uniquement
dans
les
bornes de Samizdat. Elle réussit également à trouver sa place dans la culture officielle soviétique. Significatifs à cet égard
sont
abstrait Manège
de
d'Evgueni
des
événements
organisée Moscou241;
au
comme
début
des
le poème
l'exposition années
"Les
soixante
héritiers
Evtouchenko, publié dans le journal
roman Silence de Youri Bondarev242;
de
la nouvelle
de
l'art
dans
le
Staline"
Pravda
; le
d'Alexandre
239
Voir B. ByKOBCKM, roflMHM Ha flMCMfleHTCTBO [V. Boukovsky, Ma vie de dissident], réf. cit., pp. 69-86.
240
Les plus connues sont les revues Syntaxis and Phoenix-61. La première est éditée par Alexandre Guinzbourg, la seconde - par Youri Galanskov. 241
L'exposition soviétique de sculpteurs.
est une provocation aux canons du classicisme la part d'un groupe de jeunes peintres et
242
Bondarev :raconte l'histoire d'un homme qui rentre du front et tombe victime de la terreur stalinienne.
189
Soljénitsyne Tiorkine
à
Tvardovski
Une
journée
l'autre du
même
d'Ivan
inonde d'après nom,
mise
Denissovitch; le en
poème scène
la
pièce
d'Alexandre au
théâtre
"Sovremennik", et beaucoup d'autres.
Bref, Staline,
pendant
la
première
les dispositions
soviétique
prennent
socioculturelle
décennie
après
antitotalitaires
le
caractère
objective. Son principe
la
mort
de
dans la société d'une
fondamental
tendance est la
résistance contre la reproduction de l'ordre social, politique et symbolique totalitaire. Il pénètre tous les domaines de la culture soviétique.
190