E.Grigorov-Le Drame du Gogito:Une Version Contemporaine Etude sur la philosophie de M.Mamardachvili

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Emile Grigorov

LE DRAME DU COGITO: UNE VERSION CONTEMPORAINE Étude sur la philosophie de Merab Mamardachvili

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en philosophie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2006

© Emile Grigorov, 2006


RESUME

La présente étude est consacrée à l'aventure

intellectuelle

du philosophe géorgien Merab Konstantinovich Mamardachvili -

1990).

Selon un

jugement

représentative

d'une

importante

l'intérieur

à

largement

tendance du

répandu,

historiquement marxisme

(193 0

sa pensée est

et

politiquement

soviétique.

C'est

la

tendance à l'émancipation de la philosophie professionnelle par rapport

au

discours

idéologique

officiel.

En

faisant

une

relecture de Mamardachvili dans la perspective de l'interaction entre

le

sens

signification caractère

purement

théorique

socio-politique,

dramatique

des

de

l'auteur

efforts

ses

textes

tend

à

et

leur

démontrer

mamardachviliens

visant

le le

dépassement des limites de la pensée imposées par les structures du pouvoir idéologique dans le champ philosophique soviétique. Afin de mieux saisir la raison d'être de ces efforts, l'étude se développe

sur

le plan

de

l'analyse

conceptuelle

de

ce que

Mamardachvili appelait « la position de l'homme conscient dans le monde ». Les références majeures au cours de cette analyse sont les textes du philosophe géorgien sur Marx et Descartes. Suivant

la

l'idéologie l'auteur

pensée (et

arrive

conceptualisation

mamardachvilienne

de à

1'idéocratie) la

conclusion

qui avec

que

lie le

chez

la

critique

principe

de

cogito,

Mamardachvili

la

de « la position de l'homme conscient dans le


monde » fait partie de sa propre stratégie de prise d'une telle position

face

à

régime communiste.

l'ordre

politico-idéologique

imposé

par

le


AVANT-PROPOS

L'idée de cette étude est née au milieu des années 90 quand

dans

les pays

du bloc

communiste

qui venait

de se

désintégrer on menait une vraie bataille intellectuelle pour le monopole sur la vision légitime1 en ce qui concerne la valeur philosophique de l'héritage théorique de Marx. Comme étudiant

à

la

Faculté

de

philosophie

de

l'Université

de

Sofia, je suivais de près le développement de cette bataille au

sein

du

champ

philosophique

bulgare2.

Accompagnées

d'évaluations positives ou négatives, moins souvent signe d'une neutralité,

sous le

les thèses philosophiques

de Marx

étaient présentes, implicitement ou explicitement, dans les cours et les publications de la plupart de mes professeurs. Il ne pouvait pas en être autrement : pendant un demi-siècle tout raisonnement philosophique en deçà du « rideau de fer » s'était développé l'idée

que

la

dans un contexte

dialectique

idéologique

matérialiste

marque

dominé par le

point

culminant dans « l'évolution » de la pensée philosophique. Et comme on pouvait s'y attendre, avec l'arrivée des réformes politiques en Union Soviétique et dans les pays de l'Europe 1

J'emprunte cette expression à Pierre Bourdieu (voir U. Ka3aHM Hema [Pierre Bourdieu, Choses dites], M3flaTejTCTBO 2

"CB.

KjIMMeHT

OxpMflCKM",

CO$MH,

pp. 138-140).

Dans ce travail, j'utilise le concept de champ philosophique élaboré par Pierre Bourdieu dans les livres L'ontologie politique de Martin Heidegger, Les éditions de Minuit, Paris, 1988 et Méditations Pascaliennes, Seuil, Paris, 1997.


Centrale et de l'Europe de l'Est, est venu le moment, si on paraphrasait

Nietzsche, de la réévaluation

du marxisme en

tant que valeur théorique.

Le problème principal cette réévaluation d'entrecroisement idéologie

était

qui

s'est profilé

celui

des

entre philosophie,

politique

dans

limites

et

science

l'œuvre de Marx

au

cours de

des points

économique et

et

des

penseurs

qu'il a inspirés. Qu'est-ce en fait que le marxisme : une image

ontologique

du

monde,

dialectico-matérialiste,

une

argumentée méthode

du

point

d'analyse

une critique du capitalisme, une théorie de

de

vue

économique,

la révolution

socialiste, ou tout cela à la fois ? Pourrait-on parler d'une tradition marxiste dans le domaine des sciences de l'homme et de la société sans tenir compte de l'apparition de phénomènes du rang de Staline et du Goulag ? Les approches marxistes du développement l'échelle

socio-économique

locale

et

auraient-elles

globale,

après

un

avenir, à

l'écroulement

du

socialisme du type soviétique ? Et enfin, dans quel rang de continuité

historico-philosophique

la

pensée

de

Marx

pourrait-elle s'inscrire?

Bien sûr, la discussion publique de ces problèmes n'est pas

une

chose

postsocialistes ».

spécifique Il

existe

une

pour

les

abondance

de

« sociétés faits

dans

l'histoire du XX siècle qui témoignent de ce que le marxisme est une des dispositions intellectuelles contemporaines les plus

productives,

et

en

même

temps

un

des

paradigmes

scientifiques modernes les plus contestés. Voici pourquoi il serait

faux d'affirmer

que la réévaluation

du marxisme en

tant que valeur théorique est un processus historique dont le


début dans le temps et dans l'espace coïncide avec le début des révolutions plus ou moins « tendres » à l'est du mur de Berlin. Au contraire, pendant la seconde moitié du XX siècle le

processus

différente notamment

en

question

presque de

se

partout

déroule

dans

l'Union Soviétique

le

avec

monde,

et de

ses

une à

intensité l'exception

satellites où,

jusqu'au milieu des années '80, le marxisme est, pour ainsi dire, politiquement immunisé contre les lectures critiques.

D'un

autre

prévenue pendant

des la

côté,

discours

période

lors

d'une

théoriques

indiquée,

on

analyse

précise

et non

fabriqués

dans

pourrait

apercevoir

ces

pays des

formes de pensée marxistes qui refusent en quelque manière de s'inscrire

dans

la

structure

morphologique

de

l'idéologie

officielle, et par là mettent en doute son style de même que ses vérités.

Il m'est difficile de dire quand et comment a surgi

mon

intérêt pour ces formes mais lorsqu'il s'est approfondi et qu'il a acquis un caractère proprement suis

rendu

compte

que

pour

correcte,

la réévaluation

théorique

doit

retenir

qu'elle

du marxisme

dans

son

foyer

scientifique soit en

historiquement

tant

non

je me

que valeur

seulement

les

constructions dogmatiques de l'idéologie marxiste-léniniste, mais aussi les actes d'émancipation intellectuelle inspirés par 1'œuvre de Marx.

Ainsi, à la fin de 1996, je me suis proposé d'étudier quelques

actes

de

cette

espèce

dans

le

champ

de

la


philosophie intérêt

professionnelle

sur L'histoire

de

soviétique3.

J'ai

l'esthétique

focalisé mon

antique

Lossev, Le Marxisme et la philosophie du langage

d'Alexey de Mikhail

Bakhtine, La logique dialectique d'Evald Ilienkov et L'idéal classique et l'idéal non-classique de la rationalité de Mérab Mamardachvili4.

J'avais l'envie de fixer les points d'attraction et de répulsion entre ses auteurs et les classiques du marxisme, et de

tenter

d'analyse

ensuite

de

topologique

Soviétique

que

construire

une

sorte

de

des discours philosophiques

l'idéologie

officielle

matrice en Union

n'a

pas

pu

«apprivoiser».

Il me paraissait alors que la réalisation de ce projet me demanderait trois ou quatre années de travail. J'avais une problématique méthodologique

relativement claire

et

bien des

structurée, archives

une

organisées

vision avec

beaucoup de soin. Il me restait à analyser les topos concrets de la pensée marxiste non orthodoxe dans les textes cités plus haut. Mais pour que mon analyse soit plus qu'un exercice de juxtaposition de quatre œuvres très diverses à l'égard de leur thématique, je devais en premier lieu examiner chacune d'elles du point de vue de sa place dans l'œuvre entière de 3

J'ai choisi notamment ce champ, car j'avais déjà appris par certains de mes collègues bulgares plus âgés que pour les philosophes des autres pays socialistes, ce champ était l'endroit où l'orthodoxie marxiste-léniniste était plus puissante qu'ailleurs, mais aussi l'endroit où les déviations par rapport à cette orthodoxie étaient les plus nombreuses et variées. Il s'agit de quatre ouvrages scientifiques référentiels créés dans les conditions du régime soviétique, mais intraduisibles dans la langue de son idéologie.


son auteur; en second lieu, du point de vue de son propre objet ; et en troisième lieu, du point de vue du réseau de liens intertextuels

synchroniques et diachroniques

où elle

s'était inscrite.

Au début, cette perspective m'a rempli d'enthousiasme, mais après un certain temps je me suis rendu compte qu'elle avait envers moi des exigences qui dépassaient de loin le niveau de mes compétences scientifiques. Je craignais de ne pas

connaître

dans

les

détails

l'histoire

du

champ

philosophique soviétique, et que cela allait créer beaucoup de problèmes lorsque je me serais attaqué au développement de la problématique intertextuelle. Non pas moins gênante pour moi

était

l'énorme

quantité

d'informations

concernant

la

réception de Lossev, Bakhtine, Ilienkov et Mamardachvili de la part de leurs disciples et adeptes, ainsi que de la part des

fonctionnaires

soviétique.

Et plus

dans

l'appareil

je mettais

idéologique

d'attention

à

du

régime

l'étude des

approches marxistes de ces penseurs, plus j'étais convaincu que

leur

originalité

est

irréductible

à

une

topologie

générale.

Tout cela m'a amené à réviser mes ambitions de jeune chercheur et à leur donner un caractère plus réaliste. J'ai décidé de ne pas me disperser entre quatre auteurs si forts au plan heuristique, mais de poursuivre les fils marxistes dans l'oeuvre de seulement l'un d'entre eux.

Après

une

brève

période

d'hésitation,

j'ai

choisi

Mamardachvili. En premier lieu, parce que je connaissais ses textes mieux que ceux de Lossev, Bakhtine et Ilienkov. En


second

lieu, parce

flexible,

et

en

que

même

son marxisme temps

le

me

plus

semblait

le plus

authentique.

Et

en

troisième lieu, parce que sa personne s'était cristallisée en des

formes

d'attitudes

intellectuelle

et

sociale

particulièrement intéressantes du point de vue philosophique.

C'est notamment à ces formes qu'est consacré le présent ouvrage. Je vais commencer par la description de leur origine théorique

qui

« fausse

renvoie

conscience ».

à

la

conception

Ensuite,

je

vais

marxienne

de

la

interpréter

la

dimension transcendantale qu'elles contiennent, en m'appuyant surtout sur les Méditations cartésiennes de Mamardachvili. Et enfin, je vais les examiner en tant que formes symboliques du fait

ontologique

« je

suis ».

Je

voudrais

bien

croire

qu'ainsi je vais réussir à restaurer les moments essentiels du drame existentiel d'un philosophe soviétique qui est resté fidèle à Marx non pas au détriment, mais au nom de son « je pense ».

Je

voudrais

institutions

et

ici aux

exprimer gens

qui

ma m'ont

reconnaissance appuyé

aux

moralement,

intellectuellement et matériellement lors de mon travail de recherche. Ce sont 1'AUPELF-UREF, de

l'Université

Professeur l'ÉHESS,

Laval, mon

Luc Bégin, les

la Faculté de philosophie

directeur

de

recherche

le Professeur Rose-Marie

Professeurs

Luc

Langlois,

-

le

Lagrave de

Gilbert

Boss,

Alexandre Sadetsky et Renée Bilodeau de l'Université Laval, mes parents, mon épouse et ma petite fille Emilie, qui est mon inspiration quotidienne.


À des moments historiques où rien ne dépend de 1'homme, tout dépend de l'homme. Czeslaw Milosz

10


TABLE DES MATIERES

Résumé

2

Avant-propos

4

Épigraphe

10

Table des matières

11

Introduction

12

Chapitre I À l'école de la dialectique matérialiste 1. Le Cercle logique de Moscou 2 . "Rendez-vous à Prague" 3. Ébauche d'une critique de l'idéologie humaniste...

22 22 38 42

Chapitre II Qui instruit les instructeurs? 1. Que signifie penser "au moment Marx" 2. Les formes inversées 3. Penser la genèse du penseur professionnel

71 71 89 94

Chapitre III Le drame du cogito 1. La naissance de l'homme métaphysique 2. La métphysique empirique du salut personnel 3. La liberté naturelle et le symbole du Moi 4. Le sens d'une dissidence spécifique

111 111 12 0 132 142

Conclusion

154

Bibliographie

160

Annexe A Notes sur le processus de stalinisation de la philosophie soviétique

175

Annexe B Fragments de l'histoire de la culture dissidente en URSS

180

II


INTRODUCTION

Chaque

année

qui

s'écoule

depuis

la

mort

de

Merab

Mamardachvili

(1930-1990) marque à la fois un élargissement

géographique

et

un

approfondissement

intellectuel

des

réflexions sur sa pensée, alors que sa personnalité et son image

sociale

de penseur

se manifestent

de plus

en plus

souvent sur la ligne de démarcation difficilement perceptible entre le récit à caractère mythologique et le souvenir. Voici quelques témoignages venant à l'appui de cette constatation.

Dans un petit texte à propos du livre La pensée empêchée (Entretiens de Merab Mamardachvili Jean-Pierre

Vernant

partage

ses

avec Annie

dernières

Epelboin)5,

impressions

Mamardachvi li. En écoutant un de ses cours à

de

l'Ecole des

Hautes Etudes en Sciences Sociales au début de 1990, le grand historien français s'est rendu compte de quelque chose qu'il n'avait avant, pendant des années, que pressenti. Il s'agit de

la

ressemblance

purement

physique

entre

le

philosophe

géorgien et... Socrate. Mais ce n'était pas une ressemblance fortuite. D'après par

l'histoire

Jean-Pierre Vernant, elle était préparée

de la civilisation européenne afin de nous

faire penser d'un geste proprement philosophique - à savoir le geste du philosophe qui articule par sa parole

Editions de l'Aube, Paris, 1991.

12

la vie


authentique

de

la

conscience6. Ce

geste

a

été

très bien

défini par Heinz Wismann comme "le geste transcendantalisant qui rend incertaines toutes nos certitudes"7.

Dans une lettre du 7 septembre 1993, adressée à Youri Senokossov, collaborateur à l'Institut de philosophie auprès de

l'Académie

des

sciences

de

Russie

et

ami

proche

de

Mamardachvili, les philosophes cubains Gustavo Pi ta Sespedes et Vilfredo Domingues Kouce écrivent :

Nous voulons vous annoncer qu'à la fin du mois d'octobre prochain notre séminaire "Formes, styles et manières de penser dans la philosophie" reprendra son travail. Comme auparavant, une place centrale dans les discussions occupera l'œuvre de Merab Mamardachvili puisque d'après nous ses analyses des structures formelles de la pensée philosophique sont à la hauteur de celles de Platon et Kant8. Et à la fin - un témoignage de la gloire quasi-mythique que

Mamardachvili

avait

de

son

vivant

dans

sa

Géorgie

natale :

En 1980 à Tbilissi est arrivée la légende en chair et en os Merab Mamardachvili, se souvient Diana Souladze9. Mais ma vraie rencontre avec lui a eu lieu 6

Voir J.-P. Vernant, "Mamardachvili, l'homme de la parole", in

Libération, 1er août 1991. X. BncMaH, "nocneflHM TaHra B HapviyK (Pa3roBop c JI. fleraoBa, fl. flenHOB M M. Kp^CTeB)" [H. Wismann, «Derniers tango à Paris (Entretien avec L. Deyanova, D. Deyanov et I. Krastev»], B: KyjiTypa, 3/1995. 8

Voir KoreHPiajibHOCTh MBICJIM. 0 $MJioco§e Mepaôe MaMapjjauiBMjiM, congénialité de la pensée. Du philosophe Merab Mamardachvili], "Elporpecc", MocKBa, 1994, p. 238.

9

Colaboratrice à l'Institut des sciences de Géorgie.

de philosophie auprès de

13

l'Académie

[La


en février 1982 lorsqu'il a commencé à donner son cours sur le roman de Marcel Proust À la recherche du temps perdu. Moi et mes amis, nous fréquentions ce cours comme si nous allions à l'église. La grande salle où il philosophait à voie haute, se transformait devant nos yeux en temple. Il parlait exactement de ce qui nous tourmentait. De la personne humaine, de sa responsabilité, de sa liberté10. Alors, rendu semblable à Socrate de par son physique et sa manière de philosopher, rangé à côté de Platon et Kant en raison de ses compétences analytiques, perçu comme prêtre de la pensée libre et de la parole philosophique ardente, qui est en fait Merab Mamardachvili? De quel phénomène culturel s'agit-il? Et quelles sont les conditions intellectuelles et sociales ayant favorisé son émergence dans le monde?

Ce sont les questions qui ont ouvert la perspective de la présente recherche. On ne saurait leur donner des réponses adéquates et exhaustives que par le biais d'une relecture de l'ensemble

de

l'œuvre mamardachvilienne

en

même

temps

du

point de vue de sa continuité conceptuelle et du point de vue de

la

manière

normatif

de

dont

elle

la philosophie

s'inscrivait

dans

soviétique

pendant

le

contexte

la

période

entre la fin de la Deuxième guerre mondiale et le début de la Perestroïka. Autrement dit, pour comprendre la spécificité de la pensée mamardachvi li enne, il faut l'envisager

à la fois

comme une aventure intellectuelle personnelle et comme une prise

de

position

à

l'égard

des

structures

sociales,

politiques et idéologiques déterminant les règles du jeu dans le champ de la philosophie professionnelle soviétique. En fin de compte, il est question de savoir comment Mamardachvili

10

Ibidem, p.237.

14


faisait pour dépasser par sa pensée les limites de la pensée imposées

par

ces

règles,

tout

en

respectant

leur

ordre

formel. En ce sens, mon approche est inspirée par la théorie sociologique de Pierre Bourdieu, et plus précisément par son projet de réviser les méthodes traditionnelles en histoire de la philosophie du point de vue des rapports dynamiques, voire contradictoires

entre

les

structures

de

la

raison

philosophique et celles de sa détermination sociale. Cette dernière est toujours là sous différentes formes, mais comme l'avait démontré encore Marx, surtout sous la forme de l'idée que

la

raison

métaphysique

jouit

d'une

autosuffisance

ontologique et, donc, d'une liberté absolue.

D'après

moi

Mamardachvili

c'est

notamment

cette

idée

qu'explorait

tout le long de sa vie afin de

l'approuver,

mais de façon négative ou, si l'on veut, dialectique, c'està-dire en accentuant les contradictions ontologiques qu'elle véhicule

et

idéologique. stratégie

en Et

l'opposant

puisqu'il

intellectuelle

à

était

sa

propre

loin

de

uniquement

réification

considérer

comme

une

cette

question

d'habileté philosophique, mais y voyait la raison-même d'être de

sa

personnalité,

j'ose

parler

d'un

véritable

drame

existentiel.

Mais la tâche principale que je me donne dans cette étude est de démontrer la portée universelle de ce drame en mettant en relief les images et les concepts par lesquels il nous fait penser à ce que Hannah Arendt appelait la condition de l'homme

moderne.

Si

j'y

parviens,

cela

va

élargir

la

perspective des recherches non pas seulement sur l'œuvre de Mamardachvili, philosophie

mais

aussi

soviétique

sur

dont 15

toute

l'image

l'histoire est

très

de

la

souvent


assimilée, par méconnaissance ou pour des raisons politiques, à

l'image

du

marxisme-léninisme

en

tant

qu'idéologie

officielle du régime communiste.

Merab

Konstantinovich

septembre

Mamardachvili

est

1930 à Gori, ville natale, par

également

de

Staline.

Son

père,

le

15

ironie du sort,

Konstantin

Nikolaevich

Mamardachvili, était militaire, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir

une

géorgien,

vision

humaniste

c'est-à-dire

disposition

du

monde.

quelqu'un 11

dialogique .

La

C'était

d'esprit

mère

du

un

ouvert

philosophe,

et

vrai de

Ksenya

Platonovna Garsevanichvili, était pédagogue. Elle provenait d'une vieille rigoler

en

famille

soulignant

aristocratique. Mamardachvili que, du côté de

sa mère,

aimait

il était

descendant des anciens grecs. N'oublions pas que la Géorgie est l'ancienne Colchide où, selon le récit mythologique, les argonautes commandés par Jason sont allés conquérir la Toison d'or...

Après avoir terminé ses études au lycée K?14 à Tbilissi où ses

disciplines

préférées

étaient

la

physique

et

les

mathématiques, Mamardachvili a été admis en 1949 à la Faculté de philosophie de l'Université de Moscou. Ayant manifesté dès le début de ses études universitaires une sorte de méfiance par rapport aux règles du discours philosophique officiel et en même temps un intérêt pour les problèmes de la logique et de

1'épistémologie,

il

est

entré

en

contact

avec

les

étudiants et les professeurs constituant, pour ainsi dire, le camp 11

des

« hérétiques »

Cf. K). CeHOKoeoB, d'ouverture»], B:

dans

le

champ

de

la

philosophie

"BcTynMTejibHoe CJIOBO" [Y. Senokossov, «Paroles KoHreHMajiBHOCTB MHCJIM. 0 fyvuiocoQe Mepaôe

, réf. cit., pp. 9-13.

16


soviétique

professionnelle.

structuré de telle

À

l'époque

façon que toute

ce

dernier

était

tentative de penser à

l'intérieur du paradigme dialectico-matérialiste, en faisant abstraction

de

ses

implications

politiques,

mettait

en

question les résultats du processus de stalinisation de la philosophie marxiste en URSS. Autrement dit, la distinction même entre le côté théorique et le côté pratique du marxisme était déjà une prise de position critique à l'égard de la stratégie du régime stalinien concernant la formation et la recherche en philosophie. À mon sens c'est notamment cette distinction qui D'après

lui

stimule

la pensée du jeune Mamardachvili.

l'entreprise

intellectuelle

de Marx

s'est mal

terminée à cause de son engagement politique, mais elle a donné comme résultat la meilleure méthode d'Ideologiekritik. Il s'agit du schéma matérialiste d'analyse de la consciense.

Mamardachvili a consacré à l'étude de ce schéma au moins une

vingtaine

d'années.

En

ce

sens

on

peut

dire

que

l'approche marxienne de la conscience était pour lui la voie de son initiation à la philosophie. Pendant les années v60 et v

70 il a démontré à plusieurs reprises qu'à part la critique

des structures économico-politiques de la société bourgeoise, l'oeuvre

de

Marx

scientifique

nous

(c'est-à-dire

offre -

une

théorie

fondée

sur

à

le

la

concept

fois de

causalité objective) et phénoménologique (c'est-à-dire - nonnaturaliste) de la conscience.

L'interprétation Mamardachvili, approfondie

correcte

n'est

des

de

possible

effets

cette que

théorie,

par

épistémologiques

une

insiste critique

produits

par

l'idéologie humaniste. Il s'agit surtout de l'idée que tout processus

de

connaissance

de

17

la

réalité

objective

est


déterminé par l'expérience

le sens que cette réalité acquiert vécue

de

l'individu

connaissant.

grâce à

En

d'autres

mots, pour comprendre et bien appliquer la méthode marxienne d'analyse de la conscience, il faut se garder de considérer la conscience références

ou collective comme un lieu de

indispensables pour la connaissance humaine des

conformités

dans

« l'individu Jean-Paul

individuelle

la

nature

et

historiquement

Sartre,

est

la

société.

concret »,

enclin

tel

Par que

à croire qu'il

exemple, conçu

est

par

toujours

conscient de ce qui se passe dans le monde social, mais cette croyance

n'a

démontré

Marx,

fonctionnent

aucune les

dans

valeur

scientifique.

images une

de

société

la

Comme

réalité

donnée,

l'avait

sociale

sous

qui

forme

de

représentations individuelles et collectives, ne sont que des « objets sociaux » parmi tant d'autres. Alors, si l'on veut vraiment parvenir à un savoir concret de ces objets, il faut considérer le monde social comme une réalité ontologique dont les

structures

matérielles

déterminent

la

conscience

de

« l'individu historiquement concret ». Cela veut dire qu'il faut

analyser

cette

conditionnement

social

dernière concret,

comme et

effet non

objectif

pas

comme

d'un source

première de toute connaissance véridique de l'homme et de la société.

En s'opposant occidental sartrien

par visant

à l'école « humaniste » dans le marxisme une la

critique

épistémologique

construction

d'une

du

projet

anthropologie

existentielle, inspirée par la pensée de Marx, Mamardachvili a approfondi sa réflexion sur ce qui était d'après lui le noyau du schéma matérialiste d'analyse de la conscience, à savoir - la question du mécanisme social de production de « formes inversées » de la vie consciente. Pendant les années

18


'70,

il

a

abordé

reconstruction

cette

question

historique

des

par

le

conditions

biais

d'une

sociales

et

intellectuelles qui ont rendu possible la genèse du « penseur professionnel ». reconstruction

Le

résultat

était

la

mise

principal

en

évidence

de

des

cette

éléments à

caractère idéologique (et donc irrationnel) dans la structure de la rationalité scientifique à l'époque moderne. Les grands systèmes

philosophiques

et

scientifiques

affirme Mamardachvili, ont

été édifiés

de

sur

la Modernité, la base de la

croyance que l'ordre de la réalité matérielle coïncide avec l'ordre des images, des idées et des concepts par lesquels cette réalité se présente à l'esprit humain. Il s'agit d'une croyance tout à fait irrationnelle, car elle ne prend pas en considération physique

le

fait

démentent

que

les

souvent

événements

nos

dans

prévisions.

le

monde

Mais

cette

croyance était nécessaire pour la mise en marche du mécanisme social de réification de la pensée, lequel a rendu légitime « l'industrie

de

production

formes

de

la

conscience », générales

de

c'est-à-dire perception

du

la monde,

accrochées à des substances matérielles et sans aucun lien avec l'expérience strictement méditative de l'être humain. En effet, il est question d'une «rationalisation secondaire» de ce qu'on peut considérer comme le principe constitutif de la rationalité bourgeoise (ou moderne), à savoir -

«la position

de l'homme conscient dans le monde».

Pour

comprendre

comment

cette

effectuée, il faut s'inscrire qui

a

été

ouverte

par

la

rationalisation

s'est

dans la perspective critique troisième

thèse

de

Marx

sur

Feuerbach, c'est-à-dire, il faut mettre en doute le droit des instructeurs

d'instruire.

Selon

Mamardachvili,

cela

est

absolument nécessaire, si l'on veut mettre en évidence les 19


conditions matérielles

de la production intellectuelle et,

par conséquent, les limites ontologiques de « l'idéologie des Lumières ». Autrement dit, si l'on veut étudier la conscience humaine « au moment Marx », on doit considérer

les formes

sociales de cette dernière non pas comme des structures de 1'intersubjectivité, ni comme des signes de la présence de « l'Esprit Absolu » dans l'histoire de l'humanité, mais comme des éléments d'une réalité ontologique qu'on peut désigner par la notion de « physique sociale »12.

Mais

plus

Mamardachvili

étudiait

les

stratégies

personnelles des penseurs modernes pour se situer dans « la position de l'homme conscient dans le monde », plus il se rendait mesure

compte

que

d'expliquer

d'esprit

« la la

physique raison

sociale »

d'être

de

(et même du corps) qu'on éprouve

n'est

pas

certains

en

états

lorsqu'on prend

conscience du fait ontologique « je suis ». Cela l'a poussé à changer son optique à l'égard de la Modernité classique et à repenser les dimensions existentielles de ce qu'il appelait « l'espace

cartésien

de

la pensée ».

Pendant

la

dernière

décennie de sa vie, on voit son intérêt se fixer sur les fondements

métaphysiques

de

l'existence

humaine

et

la

structure symbolique du Moi.

Dans

la

littérature

consacrée

à

l'oeuvre

de

Mamardachvili, on explique ce « tournant métaphysique » soit par la logique interne de ses recherches sur les formes de la rationalité occidentale, soit par la spécificité de son style philosophique. interprétations

Je

trouve

correctes

qu'en de

général

l'aventure

ce

sont

intellectuelle

Voir M.MaMapflauiBMJiM, HeoôxoffMMOCTb ceôn [M.Mamardachvili, nécessité de soi], "JlaôvipMHT" , MocKBa, 1996, pp. 140-154.

20

des

La


mamardachvilienne,

mais

il

y

a

un

moment

essentiel

qui

échappe à cette littérature - à savoir - la manière dont le penseur géorgien vivait le drame du cogito, c'est-à-dire le drame de l'homme moderne qui tend à affirmer son « je pense » au-delà de tout système social ou culturel

d'identification

personnelle. C'est notamment ce drame que je vais essayer de décrire dans la présente étude.

21


CHAPITRE I À L'ÉCOLE DE LA DIALECTIQUE MATÉRIALISTE

1.

Le Cercle logique de Moscou

Le présent chapitre a pour but de combler une lacune dans les

études

marriardachviliennes,

à

savoir

le

manque

de

recherches consacrées au milieu intellectuel et social où la pensée

du

philosophe

géorgien

a

pris

son

premier

élan.

Autrement dit, le thème que je vais aborder das ce chapitre concerne la genèse sociale de sa disposition philosophique au tout

début

de

sa

carrière

professionnelle.

Je

considère

qu'une telle approche est indispensable vu la perspective de cette étude.

La position de départ de Mamardachvili dans le champ de la philosophie soviétique professionnelle se détache déjà au temps

de

ses

philosophie

études

de l'Université

devient un des quatre Cercle

logique

Alexandre

universitaires

de

Zinoviev,

à

la

Faculté

de

d'État de Moscou. En 1952, il

fondateurs Moscou13. Guéorgui

de ce qui

Les

trois

fut nommé le

autres

Chtedrovitzky

en et

sont Boris

Grouchine. Ce qui les unit, c'est qu'ils sont tous de la même

13

Voir 0.

AHHCHMOB,

MeTOROJiorun:

$>yHKD,MJi,

cyiifHOCTb, CTaHOBJieHMe [0.

Anissimov, La méthodologie : fonction, essence, devenir], "JI.M.A", MocKBa, 1996, pp. 147-159

22


génération; pareils

14

qu'ils

ont

des

statuts

académiques

presque

et surtout qu'ils sont insatisfaits du caractère de

la formation en philosophie à l'Université soviétique la plus prestigieuse et qu'ils ont l'ambition de s'occuper

d'autre

chose que de la sophistique politique, imposée à

l'époque

comme norme du discours philosophique officiel15. Guidés par cette ambition, ils s'orientent vers des recherches dans le domaine de la logique16. La

stratégie

de

leur

orientation

se

forme

sous

l'influence d'au moins trois circonstances. En premier lieu, le travail des logiciens soviétiques était très peu contrôlé par l'élite philosophique staliniste, car la nature même de la

logique

est

telle

qu'elle

se soumet

difficilement

aux

normes d'un discours politico-idéologique. En second lieu, au début des années 5 0 en Union Soviétique on menait des débats philosophiques

(au vrai

sens

du

terme) uniquement

sur le

terrain de la logique17 . Et en troisième lieu, partant de la Tous les quatre sont des étudiants, mais à des niveaux différents de leurs études. Mamardachvili et Grouchine ne sont qu'en troisième année, tandis que Zinoviev et Chtedrovitzky travaillent déjà sur leurs thèses de doctorat. 15

Voir Annexe A.

16

Dans un de ses cours publics de 1989, consacré à l'histoire du Cercle logique de Moscou, Chtedrovitzky se rappelle qu'au début des années 5 0 "tous les étudiants qui voulaient s'occuper sérieusement de philosophie, comptaient sur la Chaire de logique où ils pouvaient discuter de la logique avant tout comme d'un système de formes et de règles d'auto-organisation, c'est-à-dire d'organisation de sa propre pensée et de sa propre action rationnelle dans les conditions de vie existantes" (r. meflpoBMUKMM, $MJIOCO$M5I, ueTOROJiOTidH., HayKa [G. Chtedrovitzky, Philosophie, méthodologie, science] , "M3,n;aTejibCTBO IUKOJIH KyjibTypHOw nojiMTMKM npw KCK", MocKBa, 1997, p. 2 ) . 17

En 1946 parait l'arrêté du Comité central du Parti sur l'enseignement de la logique et la psychologie à l'école secondaire. Il réhabilite pratiquement la logique en tant que

23


trop ample compréhension de Lénine concernant les limites de la logique18 , les

philosophes à disposition antidogmatique

tels que Mamardachvili, Zinoviev, Chtedrovitzky et Grouchine pouvaient construire et proposer à la discussion publique des perspectives

non-orthodoxes

de

recherches

dans

un

spectre

suffisamment large de disciplines philosophiques. À part la logique, on y retrouvait 1'épistémologie,

la philosophie de

discipline philosophique à part qu'elle ne peut pas être réduite à la dialectique et à la théorie de la connaissance. Dans les années 2 0 et 30, elle ne pouvait pas avoir un tel statut dans le système de l'éducation soviétique, car on suivait aveuglement la conception de Lénine de la coïncidence de la logique, la dialectique et la gnoséologie. Comme résultat de ce changement quelques manuels de logique paraissent, et le plus de commentaires sont évoqués par les manuels de Mikhaïl Strogovich (1946), de Valentin Asmous (1947) et de Konstantin Bakradze (1951). Au cours des discussions on voit se former graduellement deux camps. Les "formalistes" défendant fermement le droit de la logique d'être une science uniquement et seulement des lois formelles de la pensée, tandis que leurs adversaires, les "dialecticiens", insistent sur le fait qu'une telle science ne pourrait pas "cohabiter" avec la dialectique logique qui nie l'existence de formes logiques indépendantes du contenu matériel de nos pensées. On pourrait lire plus sur cette question dans le livre de Dimitar Mikhaltchev oÔocHOBaBaHe

Tpani4u,MOHHaTa jiorMKa M HePiHOTO MaTepMajiMCTM^ecKO [La logique traditionnelle et son argumentation

matérialiste], MK "3axapMM

CTOHHOB",

CO$MH,

18

1998.

En commentant Hegel dans ses Cahiers philosophiques, Lénine souligne que la logique reflète les lois les plus générales du développement de l'existence et de la connaissance humaines. En même temps, il est convaincu que toute science est une espèce de "logique appliquée". "De cette manière, écrit un des meilleurs spécialistes en la matière, Lénine ne réduit pas la dialectique matérialiste à la logique en tant que doctrine des lois et formes de la pensée. Au contraire: suivant le chemin d'Hegel et de Marx, il élargit la notion même de logique à tel point que, tout le contenu de la philosophie marxiste étant une méthode de pensée scientifique et théorique, elle joue le rôle de méthode, de logique du déplacement de la connaissance dans la direction de la vérité objective par rapport à toutes les autres sciences. Et elle n'est telle que parce qu'elle découvre les lois et les formes de chaque objet, de l'objet en général" (n. KonHMH, RuajieKTviKa, JiorMKa, HayKa [P. Kopnine, Dialectique, logique, science], "M3ji;aTejicTBO Ha BKII", C O $ M H ,

1971, p. 6 1 ) .

24


la science, l'ontologie dialectique et, non en dernier lieu, l'histoire de la philosophie. En pratique, ce n'était que le matérialisme historique puisqu'il

représentait

qui demeurait hors une

espèce

de

d'ersatz

ce spectre,

de

la

théorie

sociale et politique au sein du marxisme-léninisme Moins de deux ans après sa fondation, Le Cercle logique de

Moscou

fait

son

début

officiel

sur

la

scène

de

la

philosophie professionnelle soviétique. Cela se fait dans le cadre d'une discussion sur les fonctions de la logique dans le

système

des

sciences

contemporaines

organisée

par

la

Faculté de philosophie de l'Université d'Etat de Moscou. La discussion commence en octobre 1953 et dure presque six mois. Au début, elle ne diffère ni sur le plan formel, ni sur le plan conceptuel des débats de la période 1946-1952 au sujet des manuels de logique de Mikhaïl Strogovich, de Valentin Asmous

et de Konstantin

Bakradze. On discute

surtout des

contradictions entre les principes de la logique formelle et les lois de la dialectique en considérant toute collision de positions

a

travers

le

prisme

des

polémiques

entre

"formalistes" et "dialecticiens". La situation ne change qu'à la fin de février 1954 quand, dans deux rapports successifs, Grouchine

et

Chtedrovitzky

épistémologiques

du

Cercle

distinguant

la

fois

à

"dialecticiens",

les

deux

formulent logique des jeunes

19

les de

idées Moscou.

"formalistes" philosophes

logicoEn et

se des

laissent

En 1988, Mamardachvili avoue à la journaliste espagnole Pilar Bonet qu'au temps de ses études universitaires il ne considérait réellement philosophiques que les recherches dans le domaine de la logique et de 1'épistémologie et, pareil à la plupart des étudiants éminents de la Faculté de philosophie de L'Université d'Etat de Moscou, il méprisait tous ceux qui montraient de l'intérêt pour le matérialisme historique (voir M. MaMapAaiuBMim, KaK a noHMMaio $HJIOCO$MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie] , "Ilporpecc", MocKBa, 1992, p.364).

25


entendre

que

entièrement

leurs

nouvelle

exposés à

l'égard

contiennent des

thèmes

une

approche

et

problèmes

discutés, et de là une nouvelle position sur le problème du statut scientifique et des fonctions épistémologiques de la logique et de la dialectique20.

L'intention du Cercle logique de Moscou de transférer la discussion

sur un champ différent de celui

déjà

formé en

résultat du conflit entre "formalistes" et "dialecticiens" a été déclarée d'une

manière catégorique par Chtedrovitzky au

début même de son rapport.

Le problème principal devant la logique, écrit-il, est celui de la méthode. Et les deux partis opposés dans cette discussion se trouvent au même niveau de non-application de la méthode dialectique à leurs recherches sur la pensée. Certainement, les représentants des deux groupes se croient dialecticiens matérialistes à part égale, et ce serait ridicule que chez nous, en URSS, quelqu'un se déclare métaphysicien conscient et ferme. Le désir subjectif de chacun de nos chercheurs d'être matérialistes et dialecticiens est hors de doute. Pourtant il paraît que le seul désir ne suffit pas, il faut savoir être dialecticien, appliquer effectivement la méthode dialectique à la recherche de la pensée. Et c'est exactement ce que n'a fait ni l'un, ni l'autre des groupes21.

Je ne vais m'arrêter ici que sur le rapport de Chtedrovitzky intitulé "La science contemporaine et les tâches du développement de la logique", car là sont répétées et entièrement développées les thèses essentielles du rapport considérablement plus court de Grouchine, dédié celui-ci à la proportion entre logique et historique dans Le Capital de Marx. r. meflpoBMUKMM, 0MJIOCO<PMH, HayKa, MeTOMOJiorMM [G. Chtedrovitzky, Philosophie, science, méthodologie] réf. cit. p.25.

26


Selon

Chtedrovitzky,

tout étudier résultat seule

de

dialecticien

la structure actuelle d'un son développement

formule

logique,

être

correcte

c'est

logique dont

de

la reconstruction

se sert

avant

objet donné comme

historique.

l'approche

signifie

En

ce

dialectique

historique

de

la pensée contemporaine.

sens,

la

pour

le

l'appareil Au

lieu de

canaliser ses efforts dans cette direction, les "formalistes" et les "dialecticiens" reproduisent leur ancienne et fausse discussion, logique

à

savoir

formelle

laquelle

ou de

la

des

deux

logiques,

logique dialectique,

de

la

correspond

dans une plus grande mesure à la notion de logique. Pourtant, dans

la

mesure

métaphysique

qu'une

elle telle

est

basée

notion

peut

sur

la

exister

condition hors

du

contexte de l'histoire de la pensée, cette discussion est un scandale du point de vue de la

dialectique,

qui n'est autre

chose qu'une méthode d'étude des systèmes qui se développent historiquement, y compris les systèmes de pensée. Le scandale s'approfondit davantage du fait que ni les "formalistes", ni les «dialecticiens» ne montrent de l'intérêt pour les modèles expérimentaux

et

théoriques

de

la

recherche

scientifique

contemporaine. Ils paraissent avoir oublié que du point de vue du matérialisme dialectique la logique des philosophes doit marcher au pas de la logique des savants. Etant donné que les sciences exactes se développent il y a longtemps hors de

l'espace

logico-épistémologique

construit

par Aristote,

les logiciens soviétiques continuent à se creuser la cervelle sur les figures du syllogisme. La seule différence qui les sépare des logiciens peripateticiens, c'est que "compte tenu de l'esprit de l'époque, au lieu de "Socrate est mortel", ils déclarent

que

"Certains

kolkhoziens

27

sont

membres

du


Comsomol"22. Sur cette note sarcastique Chtedrovitzky déclare le débat entre les "formalistes" et les "dialecticiens" privé de sens, et la logique qu'ils élaborent - inutile. Suit le moment critique et polémique le plus fort de son rapport: Donc, il existe en réalité une discorde et une contradiction de principe non pas entre les deux positions présentées dans la discussion, mais entre les nécessités de la science (...) , les nécessités de la vie et toute notre logique. J'accuse cette dernière d'avoir perdu son objet, de ne pas étudier la pensée scientifique contemporaine et de ne servir à personne sous sa forme actuelle23.

En ce qui concerne les thèses positives dans le rapport de

Chtedrovitzky,

elles

sont

liées

à

l'interprétation

méthodologique de l'idée de l'historicité du logique.

Les formes, les lois et les règles de la pensée, déclare le jeune philosophe, doivent être considérées comme surgissant à une étape déterminée, se développant par la contradiction, passant à d'autres formes, lois et règles plus complexes et, en conséquence de tout cela, comme historiquement déterminées (...) . Et il en suit qu'on ne peut pas parler de formes et de lois de la pensée en général, mais qu'il faut parler de formes et de lois à des étapes déterminées du développement de la pensée. De là découle à son tour la nécessité d'une distinction nette de ces étapes et de la définition de leurs particularités caractéristiques24.

La

première

étape

du

développement

historique

de

la

pensée dans le schéma proposé par Chtedrovitzky est l'étape 22

Ibidem, p. 28.

23

Ibidem, p. 33.

24

Ibidem, pp. 25-26.

28


de la formation du discours. Il est question de cette époque de l'évolution intellectuelle de l'humanité où apparaissent et

se

développent

les

moyens

d'articulation

et

de

communication des pensées. La seconde étape est celle de la pensée

dans

les

caractéristiques

termes sont

de

l'expérience

généralisées

sensorielle.

dans

la

Ses

logique

d'Aristote. La troisième et dernière étape est celle de la pensée abstraite, dont les formes et les lois sont l'objet des recherches logico-épistémologiques des quelques siècles précédents, dont les recherches de la logique de la pensée dialectique

menées

par

les

classiques

de

l'idéalisme

allemand et les classiques du marxisme-léninisme.

Ce qui est intéressant dans ce schéma, c'est qu'il permet non seulement de décrire le développement historique de la pensée, mais aussi d'analyser sa structure logique actuelle. Il suffit de nous rappeler que du point de vue dialectique on arrive à la logique d'un objet donné pensée

contemporaine)

par

une

(dans ce cas - la

reconstruction

des

liens

nécessaires entre les différents moments de son devenir.

Au cours du développement historique, affirme Chtedrovitzky, lors du passage d'une étape à l'autre, toute une rangée de formes de la pensée, propres de l'étape préalable, ne disparaissent pas, mais se conservent en ne se transformant que partiellement sur la base des nouvelles formes, catégories et lois. C'est pourquoi la pensée contemporaine contient en soi, quoique sous un aspect recueilli, les formes de toutes les étapes précédentes qui, malgré leur transformation partielle, gardent pourtant leurs particularités qualitatives et forment de cette manière des « étages » au sein de notre pensée25. Ibidem, p.26.

29


Autrement

dit,

l'appareil

logique,

dont

on

se

sert

aujourd'hui en examinant la réalité objective, représente un système complexe de notions, de catégories et de lois de la pensée d'origines différentes et, respectivement, ayant des fonctions

cognitives

différentes. La

tâche

de

la

logique

contemporaine est d'étudier la structure de cet appareil et les régimes cette cesser

de

tâche, de

son

les

se

fonctionnement.

logiciens

demander

systèmes possibles

et

quel

les

est

Pour venir

à bout de

épistémologues

le meilleur

de

de la logique et, munis de

doivent tous

les

la méthode

dialectique, se mettre à étudier l'histoire et la structure des

moyens

matériel.

contemporains

Certainement,

de le

modelage

terrain

théorique

le plus

du

monde

propice

à de

telles recherches est la science contemporaine.

La logique, conclut Chtedrovitzky, doit étudier et généraliser les principaux moyens actuels d'abstraction, elle doit trouver les lois fondamentales du développement des notions et formuler les règles de construction des théories26.

Alors, en paraphrasant Thomas Kuhn, on peut dire qu'au centre ,du

champ

de

recherches

construit

par

le

Cercle

logique de Moscou se situe le problème de la genèse et de la spécificité

du

paradigme

logique

de

la

connaissance

scientifique contemporaine. Travaillant sur ce problème, les quatre

jeunes

philosophes

arrivent

suivantes :

Ibidem, p. 34.

30

aux

conclusions


En général, le concept scientifique est le point final du mouvement de l'image sensorielle concrète d'un objet donné vers sa définition abstraite. Or, on observe dans la science contemporaine

une

définitions

tendance

abstraites.

à

la

Le

concrétisation

contenu

des

des

concepts

scientifiques devient de plus en plus riche aux dépens de leur extension. Comme résultat, on a des images théoriques de

la réalité

objective

de plus

en plus

détaillées et

97

compactes . Un autre trait caractéristique de la pensée scientifique contemporaine,

c'est

sa

sensibilité

à

l'historicité des

objets qu'elle étudie. Au XXe siècle, plus que jamais, on se rend compte du fait que les choses changent dans le temps, et

qu'en

ce sens

développant

elles

représentent

historiquement.

On

des structures se

distingue

deux

modes

d'existence de l'objet d'étude: le mode logique et le mode historique, en entendant sous mode logique la structure de l'objet,

et

sous

mode

historique

les

transformations

qualitatives et quantitatives que cette structure subit au cours

du temps

sous

l'influence

de différents

facteurs

externes et internes. Et comme les deux modes en question se déterminent mutuellement, on arrive à la logique d'un objet par

analyse

comme

de son histoire,

dialectique

à concevoir

des relations

entre

cette

dernière

les éléments de la

structure .

27

Cf.

A.

3HHOBb6B,

"O

pa3paÔOTKe

flMaJieKTMKM

Zinoviev, Sur la construction de la dialectique Bonpocbi $MJIOCO$MM, 4/1957, pp. 188-190.

KaK

JIOrMKM" [A.

comme logique],

B:

28

Cf. B. TpyiiMH, "JIorMyecKHe M KCTopmecKMe npMeMbi wccjieaoBaHMH B "KanMTajie" K. MapKca" [B . G r o u c h i n e , Approche logique et approche

historique dans Le Capital pp. 41-53.

de Marx],

B:

Bonpocu

0MJIOCO^MM, 4/1955,


Enfin, et ce point revêt une grande importance, la pensée scientifique fortement

contemporaine

prononcé.

Elle

a a

un

caractère

constructiviste

définitivement

rompu

avec

la

conception naïve que son travail consiste en la reproduction discursive

de

ce

qui

est

donné

dans

l'expérience.

En

revanche, elle est guidée par l'hypothèse transcendantale de la nature de la connaissance. Selon cette hypothèse, comme on le sait, le sujet connaissant construit par lui-même les objets de son expérience cognitive. En ce sens, il ne serait pas exagéré de dire que la science contemporaine est surtout et avant tout une forme d'activité théorique dont l'essence est la construction d'images ontologiques et de vocabulaires pour la description du monde29.

Les caractéristiques de la pensée scientifique énumérées ci-dessus

déterminent

à

leur

tour

les

trois

lignes

magistrales constituant la perspective du Cercle logique de Moscou. Ce sont : 1) l'analyse de la structure logique de l'ascendance l'analyse rapports

du

savoir

historique dynamiques

constructions

abstrait

des entre

théoriques

au

concepts la

forme

ou, si l'on

savoir et

3) et

le

veut,

concret ; 2) l'analyse

des

contenu

des

entre

le plan

logique et le plan ontologique du discours scientifique.

Il est question donc d'un programme de recherches logicoépistémologiques à long terme, fondé sur la conviction que la logique dialectico-matérialiste n'est autre chose qu'une activité

théorique

dont

le but

est

l'éclaircissement

Cf. r. meflpoBMUKMM, &MJIOCO(J}MM, HayKa, [G.Chtedrovitzky, Philosophie, science, méthodologie] pp. 242-291.

32

des

réf. cit


principes

de

la

connexion

entre

la pensée

et

la réalité

matérielle qui se fait chaque fois quand on construit des concepts et des systèmes de concepts. Et pour atteidre ce but,

il faut étudier tout concept contemporain du point de

vue de sa genèse, c'est-à-dire comme résultat d'un processus logique dont la structure est identique à la structure de l'évolution de la pensée discursive. Mettons-nous là encore une fois à l'écoute

de Chtedrovitzky. Vers

la fin de son

rapport il dit :

L'ensemble de tous les raisonnements et déductions à l'aide desquels, partant du sensoriel concret, on passe par le sensoriel abstrait et on finit par s'élever davantage vers le logiquement concret; tout ce processus, conçu comme le résultat de la recherche scientifique, nous donne la notion scientifique contemporaine. Il n'y a que ce système complexe, tout cet ensemble d'abstractions jointes en jugements et déductions, qu'on peut traiter de savoir d'un quelconque objet. L'exemple classique d'un tel savoir est les trois volumes du Capital de Marx30.

Cette dernière phrase est particulièrement compte

tenu

premier

coup

témoignage

de

de

la elle

perspective n'est

l'attitude

de

qu'une

l'étude

actuelle.

simple

respectueuse

de

importante,

référence

Du en

Chtchedrovitzky

envers la "Grande encyclopédie du marxisme". Mais ce n'est vrai qu'en partie. En m'appuyant sur certains éléments de la terminologie signification 31

entendu

30

bourdieusienne,

je

dirais

directe de cette phrase

que

derrière

la

se cache un sous-

dont la mise en évidence n'est possible qu'à partir

Ibidem, p. 37.

31

Voir P. Bourdieu, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Les éditions de Minuit, Paris, 1988, pp. 83-100.

33


des conditions Union

idéologiques de production philosophique en

Soviétique

importe

dans

des années

le cas présent

idéologiquement années

au début

correct

c'est

de Marx.

'50. Ce qui nous le canon

Étant

élaboré

d'usage dans les

'30 du XXe siècle par les représentants de l'élite

philosophique staliniste, il obligeait les commentateurs des textes de Marx d'observer les règles de ce type de discours que je définis par le terme de « sophistique politique »32. Cela

signifie

Marx

était

que la lecture

réduite

à

philosophique

la reproduction

officielle de

d'une

idéologie

politique favorable au régime stalinien. En ce qui concerne l'intérêt pour la structure purement logique de la méthode marxienne, il a été considéré « scolastique », c'est-à-dire inutile et même nuisible vu les tâches de la philosophie soviétique

dans

la lutte

idéologique

contre

le "monde du

capital" . À cet égard, la phrase en question ne semble pas être une simple manifestation

d'orthodoxie

marxiste. Elle

est plutôt un acte de transgression par rapport à l'ordre du discours staliniste sur l'héritage théorique marxien. En se référant au Capital en tant qu'exemple de savoir concret et en mettant l'accent sur la logique et 1'épistémologie qu'on peut y trouver, Chtedrovitzky exprime la volonté du Cercle logique de Moscou d'approfondir

les innovations marxiennes

dans le domaine de la dialectique en faisant abstraction de l'idéologie politique marxiste-léniniste. À la rigueur, ce n'est qu'une volonté de réhabiliter la pensée philosophique autonome

à l'intérieur

de l'espace

mental

constitué par

Marx33. 32

V o i r Annexe A.

33

Voir

0 . AHHCMMOB , MeTOjjojiorpiM:

Anissimov, La méthodologie cit, p. 155.

:

§>yHKU,MX, Cym,HOCTB,

fonction,

34

essence,

cra.HOBJienvie

[0.

devenir] ,

réf.


En effet, cette volonté est beaucoup plus qu'un fondement de

l'entente

théorique

Grouchine

et

d'énergie

intellectuelle

entre

Mamardachvili.

Chtchedrovitzky,

Elle

continuera

longtemps

après

Zinoviev,

à

la

les

fin

munir

de

leur

34

travail en commun . Ce ne serait pas une erreur de l'appeler le credo de toute une génération de philosophes soviétiques connue

sous

le

nom

("chiestidessiatniki"). ajouter

aux

noms

déjà

de

génération

Pour

décrire

cités

ceux

des son

"soixantards"

profil

d'Evald

on

doit

Ilienkov,

de

Valentine Korovikov, de Vadim Sadovski, d' Erik Soloviev, de Pavel Kopnine et d'encore au moins une douzaine d'auteurs35. Ils ont vécu

tous

moitié des années établi

les

leur

acmé pendant

la période

'50 et la fin des années

fondements

d'un

des

entre la 36

'60 , et ont

courants

les

plus

intéressants de la philosophie marxiste au XXe siècle. Il est

question

du

"marxisme

activitaire"37

qui,

suivant

la

34

En 1957, le Cercle logique de Moscou se dissocie à cause des contradictions apparues entre les quatre philosophes concernant les principes et les buts de leur travail en commun. Pourtant la même année, mais déjà avec l'aide d'autres de ses collègues, Chtchedrovitzky organise ce qui fut appelé le Cercle méthodologique de Moscou, qu'on considère avec raison le successeur intellectuel du Cercle logique de Moscou. 35

Voir B. CaflOBCKHM, "®MJTOCOÇ£>M;I B MocKBe B 50-e M 60-e roflu" [V. Sadovsky, La philosophie à Moscou pendant les années 50 et 60], B: Bonpocu $MJIOCO$XPI, 7/1993, pp. 147-164.

36

Dans l'histoire politique et culturelle de l'URSS cette période est liée aux réformes de Khrouchtchev et à l'épanouissement de la culture dissidente (voir Annexe B ) .

" En général, les représentants du marxisme activitaire s'unissent autour de la plate-forme théorique suivante: Au cours de leur activité matérielle les gens accomplissent des actes de pensée. Ceux d'entre eux qui se déposent dans des formes de pensée objectivées (c'est-à-dire, dans des idées et des notions qui existent et fonctionnent indépendamment des dimensions subjectives

35


formule

réussie

du

chercheur

bulgare

Deyan

Deïanov,

représente en soi une espèce de "forme soviétique de théorie critique"38.

C'est

une

forme

spécifique

d'Ideologiekritik

élaborée à la base de la distinction entre la dialectique en tant que principe de l'oeuvre scientifique et philosophique, et la dialectique en tant qu'instrument d'argumentation d'un système

de

convictions.

presque

partout

"soixantards". exception.

dans Bien

Mais

Cette

les

articles

entendu,

avant

distinction

de

et

les

Mamardachvili

concentrer

est

mon

présente

livres

des

fait

pas

attention

sur

n'y

certaines de ses premières œuvres, je vais citer un fragment de sa conversation avec Annie Epelboin39 qui a eu lieu à la fin de 1989, c'est-à-dire

quelques mois

avant

qu'il

s'en

aille de ce monde.

A.Epelboin: Quelles étaient les étapes de votre chemin philosophique personnel? Vous vous occupez de philosophie de la conscience et, par conséquent, vous vous trouvez, quoique partiellement, dans l'orbite de la phénoménologie; ne pourriez-vous pas indiquer des actes de penser individuels) forment la substance de la conscience. En tant que substance, elle existe et se développe suivant ses propres lois non réductibles aux lois de l'évolution sociale, et encore moins - aux lois de la nature. D'autre part, la substance de la conscience est par excellence une structure historique, car elle subit des changements qu'on peut enregistrer sur la ligne du temps historique. En ce sens, il existe un lien dialectique nécessaire entre les lois de son évolution et les lois de l'évolution de la société. Il devrait être cherché dans le dynamisme interne de l'activité matérielle de l'homme, où les principes artificiels (les conditions historiques et culturelles) de cette activité s'entremêlent avec ses conditions naturelles (enracinées dans la nature- même des choses). 38

fl. flenHOB, "npeBtpHaTM $opMM M HeKJiacuyecKa pauMOHajiHOCT" [D. Deyanov, Formes inversées et rationnalité non-classique] , B: KpMTMKa M xyMaHM3rbM, 2/2001, p. 223. 39

Annie Epelboin slaves.

(CNRS) est une

spécialiste

française

en études


certains points qui avaient marqué les étapes de votre réflexion? M,Mamardachvili: Mon expérience a posé devant moi le problème de l'unicité de la conscience (...) . Et j'ai affronté le problème théorique suivant : comprendre ce que c'est que le texte ? Ce que c'est que la conscience ? La formulation même de ces questions correspondait dans une grande mesure à mon élan anarchiste, à mon désir d'obtenir la liberté dans la vie comme telle. J'avais soif de liberté interne et la philosophie s'est avérée être l'instrument qui me permettait d'y accéder. A.Epelboin: De quelles années parlez-vous?

M.Mamardachvili: De la fin des années '50. A propos, Marx m'a alors beaucoup aidé. N'est-il pas vrai que dans sa jeunesse il s'est occupé notamment de critique de la conscience au niveau de la critique de l'idéologie. C'est-à-dire, qu'il a essayé d'élaborer une procédure qui permettrait de chasser de la conscience et de la science sociale les fantômes sociaux. Mais qoique bien commencée, cette tentative a mal fini. Parlant de la théorie de Marx, j'ai en vue ses pensées personnelles, car pour moi Marx - ce n'est pas le marxisme. C'est un grand penseur, et de plus tragique, dont l'énergie intellectuelle s'est épuisée avant qu'il ne réussisse à arriver au niveau des critères de fermeté et de force de la pensée que luimême a élaborés (...). Mais il a mis à notre disposition une méthode fondamentale d'extraction du poison de la conscience empoisonnée, socialement déterminée et aliénée que représentait pour lui l'idéologie. Mais d'autre part, il a préparé un nouveau poison, pas plus faible que le précédent, et on a obtenu comme résultat un remède qui agissait à la fois comme antidote et comme poison40. Dorénavant, cette révélation de Mamardachvili va jouer le rôle de fil conducteur de mon étude. 40

M. MaMapuainBHJiM, "Mbicnb nofl 3anpeTOM (Eeceflbi c A. 3nejib6yeH) " [M. Mamardachvili, La pensée empêchée (Entretiens avec A. Épelboin)], B : Bonpocbi $MJIOCO$MM, 5/1992, pp. 102-103.

37


2. "Rendez-vous à Prague"

L'année

1957

marque

le

début

de

la

carrière

professionnelle de Mamardachvili. C'est l'année où expire le délai de la préparation de sa thèse en logique à l'Université d'Etat

de Moscou,

BonpocH

$MJIOCO(J)MM

de

sélectionner

et il commence à travailler [Questions

au journal

de la philosophie] . Sa tâche est

et de rédiger les textes

de

la rubrique

« Critique de la philosophie bourgeoise contemporaine ». Pour lui

cela

tombe bien,

bibliothèques connaissances

car l'accès aux fonds

de Moscou de

lui est assuré.

français,

spéciaux des

Là, grâce à ses

d'italien,

d'allemand

et

d'anglais, il profite de la possibilité de lire en original Sartre, Merleau-Ponty, Abagnano, Husserl, Jaspers, Adorno et beaucoup

d'autres

considérait

auteurs

comme bourgeois

occidentaux' et donc

que

la

censure

inconvenables pour la

formation intellectuelle des citoyens soviétiques. Ainsi, au début des années philosophique

'60 Mamardachvili s'affirme

soviétique

comme

un

des

dans le champ

meilleurs

jeunes

spécialistes en philosophie du XXe siècle41. C'est en tant que tel qu'en 19 61 il est envoyé à Prague pour prendre part à l'édition de la revue communiste internationale Problèmes de la paix et du socialisme42. Les cinq années suivantes de sa

41

Voir

B. CaaoBCKMM,

"OMJIOCOÇJMH

B MocKBe

B 50-e M

60-e roflbi" [V.

Sadovsky, La philosophie à Moscou pendant les années 50 et 60] , réf. cit, p.157. 42

Ici il est nommé chef du département Critique et bibliographie.

38


vie vont s'écouler dans un milieu socio-culturel marqué par l'idée de « socialisme à visage humain ».

Ses nouveaux collègues sont des intellectuels communistes venus de tous les pays, en particulier de France et d'Italie, il parle avec eux le français ou l'italien, se sent vivre en Europe. Certains resteront pour toujours des amis. Il découvre le jazz, les romans policiers et surtout les Praguois et la vie des cafés : c'est là qu'il comprend en pratique ce qu'est une société civile. Les discussions politiques infinies, la confrontation des idées et des expériences, la publicité des débats qui s'engagent constituent pour lui ce qu'il nommera 1'agora : sans cet acquis fondamental de la culture européenne, impensable en Union Soviétique, nul ne peut se sentir citoyen43. Dès le début de son séjour à Prague, Mamardachvili entre en contact avec plusieurs dissidents tchèques et avec l'aide d'Antonin Lim, Grouchine44 et lui fondent le club "Rendezvous à Prague", qui sociales

importantes

devient de

la

très vite une des dissidence

à

structures

la

veille

du

Printemps de Prague. Lors des réunions du club on discute avant tout des messages éthiques et politiques de ce qu'on appellera

le

participants

« nouveau aux

cinéma

discussions

se

tchèque ». dégagent

Parmi

les

noms

les des

metteurs en scène Milos Forman, Ewald Chorm, Yan Nemetz et Vera Hitilova. Leurs socialiste

édifient

international

intense

idées de réforme esthétique de l'art le sur

cadre

théorique

les possibilités

d'un de

entre les principes du socialisme et ceux de

dialogue

convergence l'humanisme.

Pourtant, Mamardachvili reste dans une certaine mesure dans 43

A. Epelboin, "Préface", in M. Mamardachvili, cartésiennes, Actes Sud, Paris, 1997, pp. 11-12.

44

Méditations

En 1961, Grouchine est lui aussi envoyé en mission à la rédaction de la revue Problèmes de la paix et du socialisme.


les marges de ce dialogue. Non pas parce qu'il ne s'intéresse pas aux thèmes discutés et aux opinions de ses collègues et amis, mais parce qu'il ne partage pas les ambitions de la conscience réformatrice. Plus d'un quart de siècle plus tard, la journaliste espagnole Pilar Bonet va lui arracher l'aveu suivant :

J'ai toujours perçu le pouvoir et la politique hors d'un quelconque lien interne personnel avec eux. Je n'ai point mis de mes convictions profondes dans mon attitude envers le pouvoir, envers ce qu'il fait, envers ses buts, qu'ils soient ceux de Khrouchtchev ou de quelqu'un d'autre. Il s'est toujours caché en moi un vif refus de toute la structure de la vie qui m'entourait et je n'ai éprouvé aucune dépendance interne de l'idéologie ou des idéaux dont cette structure puisse être parée45. S'appuyant sur cette position, le jeune philosophe évite d'investir

de

l'énergie

développés

par

les autres

garde

intellectuelle collaborateurs

dans de

les

la revue. Il

le silence aussi bien sur le problème

théorique

du

programme

de

Khrouchtchev

projets

du

de

fondement

l'édification

accélérée du communisme en URSS, que sur les problèmes liés à la critique du stalinisme et du maoïsme. Et comme ce serait ridicule de le soupçonner d'avoir sympathisé avec les forces conservatrices dans la société de type soviétique, il ne nous reste rien d'autre que de caractériser son séjour à Prague comme le début de sa vie en état d'immigration est question d'une forme de conduite Mamardachvili

lui-même

au

sociale comparée par

comportement

45

interne. Il

de

l'espion

M. MaMapnaïuBMJiM, KaK a. noHMMau $MJIOCO§MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf. cit, pp. 359-360.

40


professionnel46. Pour bien faire son travail, ce dernier doit être presque imperceptible parmi les gens de son entourage quotidien.

Une

condition

indispensable

en

est

qu'il

ne

s'impose à eux ni intellectuellement, ni moralement. C'est bien ça la maxime suivie par Mamardachvili dans ses contacts avec ses collègues de la rédaction de Problèmes de la paix et du socialisme. Ils sont pour lui des représentants typiques de cette partie de l'intelligentsia communiste qui croit que la

société

socialiste

pourrait

acquérir

un

humain, qu'il suffit pour cela qu'on reforme

aspect

plus

sa structure

économique, politique et idéologique héritée de l'époque de Staline. Il ne doute pas de la sincérité de cette foi, mais elle reste étrangère à

son tempérament philosophique47.

Le philosophe, affirme Mamardachvili, a besoin de solitude et de silence. Si je me plonge dans la lutte politique je vais inévitablement me priver du silence et de la solitude indispensables à mon travail48.

Est-ce

une

tour

d'ivoire

qu'on

voit

s'élever

devant

nos

yeux ? Je ne crois pas. Le silence et la solitude dont parle Mamardachvili n'ont rien à voir avec la situation d'un ermite dans le désert de l'esprit. Comme on a déjà vu, sa vie à Prague est pleine de contacts sociaux variés et intenses. Mais, pareil à ses aimés,

il

emploie

Montaigne, Descartes, Kant et Proust bien ces

contacts

non

politiquement,

mais

philosophiquement, c'est-à-dire non pas comme structures de 46

Voir M. MaMapaauiBMJiM, KaK M noumuaio §MJIOCO$14IO [m. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf. cit, pp. 359-360.

47

Voir M. MaMapflainBMJiM, KaK H nonnuaio §MJIOCO$MIO [M. Manardachvili, Qu'est-ce gue j'entends par philosophie], réf. cit., pp. 356-364.

48

M. MaMap,n;ainBMjTM, KaK R noHMMaio $MJIOCO$MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce gue j'entends par philosophie], réf. cit., p.352.

41


l'action collective, mais comme base empirique de réflexion sur

l'essence

du monde

social

et

le

sens

humaine. C'est notamment ce que lui donne comparer sociale

tantôt sans

personne,

à un

espion

évoquer

tantôt

à

aucun un

qui

réussit

intérêt

de

l'existence

le droit de se à mener

particulier

personnage

comique

sa vie

envers

d'une

sa

pièce

classique qui n'apparaît que quelques secondes sur la scène, et avant qu'il attire l'attention des spectateurs,

se cache

de nouveau derrière les coulisses. Ce que ces deux figures ont en commun, c'est qu'en elles est codé le même principe de vivre dans l'espace de l'agora. Je vais l'appeler principe de l'auto

marginalisation

consciente

et

j'oserai

dire

que

l'œuvre philosophique de Mamardachvili représente une série de tentatives de donner un sens à ce principe dans les termes de l'ontologie,

de 1'épistémologie,

de l'éthique

et de la

philosophie

sociale. La première de ces séries se déploie

dans

perspective

la

de

la

critique

marxiste

de

l'existentialisme.

3. Ébauche d'une critique de l'idéologie humaniste

L'intérêt de Mamardachvili pour la personne et les idées de

Jean-Paul

cinquante. l'apparition

Sartre

On

peut

de cet

entre l'intellectuel sûr,

ce n'est

qu'au

début

des

suffisamment

bien

date

depuis

admettre intérêt

la

qu'une

moitié des

des

années

raisons

tient aux relations

de

complexes

français et le régime à Moscou. Bien

qu'une hypothèse. années

Pourtant,

soixante

les œuvres

il

est

Mamardachvili

qui ont apporté

certain connaît

à Sartre la

gloire mondiale, et une des tâches qu'il se pose à Prague est

42


de systématiser et de publier ses propres objections contre 1'existentialisme.

D'après lui, à la base des spéculations existentialistes se tient l'ambition de résoudre le problème cardinal de la modernité, lié à l'interaction entre les éléments matériaux et idéaux dans la structure de l'activité humaine.

La théorie existentialiste, affirme Mamardachvili, aspire à devenir pour ainsi dire la « conscience interne » de toute action sociale ou individuelle, tout en éclaircissant devant tous et chacun la logique de cette conscience suivant laquelle l'individu entreprend toute action dans la société ou dans sa vie privée49. En ce sens, on peut dire que l'existentialisme philosophie développer

de en

la

conscience

philosophie

ayant

de

la

la

est une

prétention

société,

et

de

se

même

en

philosophie de l'histoire. La question est de savoir si une telle prétention est compatible avec le marxisme qui, après la fin de la guerre, commence à attirer fortement

Sartre

et

ses

adeptes.

A

la

de plus en plus différence

des

marxistes dogmatiques, Mamardachvili ne se contente pas de donner une réponse négative à la question ainsi posée en qualifiant

simplement

l'existentialisme

de

« subjectivisme

bourgeois » et de « moyen de diversion idéologique contre le communisme ». Au contraire, il a une attitude sérieuse

envers

la

perspective

de

tout à fait

convergence

entre

le

marxisme et l'existentialisme, et si en fin de compte il la rejette, c'est parce qu'il la trouve mal fondée du point de 49

M. MaMapflauiBMjiM, "KaTeropun couMajibHoro Ô U T M H M MeTOfl ero aHajiM3a B 3K3MCTeHUMajiM3Me CapTpa" [M. Mamardachvili, Le concept d'être social et la méthode de son analyse dans l'existentialisme de Sartre], B: CoBpeMeHHhiM 3K3MCTeHU,MajiM3M. KpMTM^ecKMe "Mbicjib", MocKBa, 1966, p. 150.

43


vue

purement

négative

à

théorique. la

question

En

d'autres

formulée

termes,

ci-dessus

sa

réponse

vient

comme

résultat d'une critique philosophique approfondie des idées sartriennes concernant l'homme et la société.

Pour

Sartre,

la

spécificité

de

l'existence

humaine

consiste en cela qu'elle est porteuse de la malédiction de la liberté et de la responsabilité. Dans un paragraphe de la dernière partie de L'être et le néant on lit:

La conséquence essentielle de antérieures, c'est que l'homme, étant libre, porte le poids du monde tout épaules : il est responsable du monde en tant que manière d'être50.

nos remarques condamné à être entier sur ses et de lui-même

Autrement dit, l'homme n'est pas soi-même avant qu'il ait choisi d'être soi-même. Et choisir d'être soi-même signifie projeter son existence en anthithèse permanente du monde où l'on vit. La libre conscience, insiste Sartre, ne connaît d'autre motivation que soi-même. Elle est un être « poursoi » qui existe uniquement dans et par la négation actuelle de

l'être

conscience

« en-soi ». un

champ

Ce

inerte

dernier et

représente

opaque

de

faits

circonstances. Certainement, l'homme ne peut pas complètement

car il est jeté dedans, mais

pour et

la de

l'ignorer

il n'est ni la

condition, ni la cause de l'action libre, il n'est que le milieu de sa réalisation. Cela signifie que la subjectivité qui dit « non » à toute

facticité, à toute prédestination

imaginaire, est sui generis une « décompression de l'être » ou

tout

simplement

un

« néant ».

50

D'où

il

s'ensuit

que

J.-P.Sartre, L'être et le néant Essai d'ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris, 1946, p. 612.

44


l'homme, privé de tout appui dans ce monde et « condamné à s'inventer soi-même à chaque instant»51, n'a d'autre base de son authenticité que les penchants subconscients, les élans irrationnels de l'âme, les intuitions obscures, en deux mots tout ce qui constitue l'existence de « l'homme souterrain » décrit par Dostoïevski comme étant rempli de pessimisme et d'arbitraire agressif52. En ce sens, ce serait tout à fait justifié de dire que « l'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec »53.

Vers

la

fin

des

années

quarante,

Sartre

commence

à

chercher avec insistance des points d'intersection entre la conception anthropologique esquissée ici et le marxisme qui est

d'après

lui

le

seul

humus

fructueux

de

la

pensée

contemporaine. Il est convaincu que si une philosophie tient vraiment à s'inscrire dans le rythme du XXe siècle, elle doit pouvoir arriver « au moment Marx », car c'est le moment où sont dialectiquement assimilés tous les moments précédents de l'histoire intellectuelle de l'humanité54. Donc, son ambition est d'inscrire l'existentialisme dans la perspective globale du marxisme, en essayant d'enrichir la théorie matérialiste de

la

révolution

sociale

d'un

projet

de

révolution

anthropologique. Cette ambition a été déclarée clairement et catégoriquement pour la première fois en 1945 dans l'article 51

J.-P. Sartre, L'existentialisme est Paris, 1946, p.38. 2

Voir

M. MaMapaamBMJTO,

<î>MJIOCO$CKaM 3HU,MKJlOnep,MX,

"CapTp" T.4 ,

un

humanisme,

[M. Mamardachvili,

"COBeTCKaH

Gallimard,

«Sartre»],B:

3HUHKJIOneflHH" ,.

MoCKBa,

1967, p.556. "j.-P. Sartre, L'être et le néant, réf.cit, p.561. 54

Voir J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, Gallimard, Paris, 1960, pp. 15-32.

45


Sartre présente

idéologique

et

devant

l'horizon

le large public éthico-politique

la plate-forme

de

la revue Les

temps modernes.

Notre revue, écrit-il, voudrait contribuer, pour sa modeste part, à la constitution d'une antropologie synthétique. Mais il ne s'agit pas seulement, répétons-le, de préparer un progrès dans le domaine de la connaissance pure : le but lointain que nous nous fixons est une libération. Puisque l'homme est une totalité, il ne suffit pas, en effet, de lui accorder le droit de vote, sans toucher aux autres facteurs qui le constituent : il faut qu'il se délivre totalement, c'est-à-dire se fasse autre, en agissant sur sa constitution biologique aussi bien que sur son conditionnement économique, sur ses complexes sexuels aussi bien que sur les données politiques de sa situation55. Il

faut

reconnaître

particulièrement

qu'il

s'agit

intéressante,

qui

d'une

combine

perspective en

soi

des

éléments d'un logos totalisant, d'un ethos libertin et d'un pathos cette

révolutionnaire. combinaison

va

Quinze

naître

ans

vont

le traité

s'écouler, inachevé

et de

de Sartre

intitulé Critique de la raison dialectique. On peut en dire qu'il marque le moment culminant du drame le plus émouvant joué

sur

la

scène

de

la gauche

intellectuelle

européenne

pendant les années cinquante. Ayant surmonté la peine de son amour

non

partagé

l'existentialisme

pour

décide

le de

marxisme,

régler

ses

le

parrain

comptes

avec

de le

matérialisme dialectique.

Une des thèses centrales du traité, c'est qu'on ne peut parler

55

de

dialectique

que

agissent

des

J.-P. Sartre, Situations, II, Gallimard, Paris, 1948, p.23.

46

êtres


conscients, 56

liberté .

dont En

le

but

d'autres

est

termes,

d'élargir

l'espace

l'histoire

est

de

leur

entièrement

sous la juridiction de la dialectique, mais on ne peut pas prétendre la même chose de la nature. Au cas contraire, on risque de rejoindre

la conspiration

contre

l'humanisme

de

Marx, organisé déjà par Engels et soutenu par la plupart des marxistes

aux

cartes

de membres

du parti.

Cloués

à leur

« monisme dialectique », ils pensent la nature sous le signe de l'anthropomorphisme et font des tentatives de reconstruire l'histoire par les moyens du naturalisme, refusant de tenir compte

de

la

spécificité

exactement

ce

qui

rend

de

la

réalité

indispensable

humaine.

l'intervention

l'existentialisme, qui est le seul enseignement guérir

le

marxisme

heuristique,

en

du

l'aidant

XXe à

siècle

se défaire

C'est de

capable de

de

son

impotence

des

chaînes

de la

« métaphysique dogmatique » qui porte la fière dénomination de « dialectique de la nature », et de réintroduire

(...) dans le Savoir même et dans l'universalité des concepts (...) l'indépassable singularité de l'aventure humaine57. Le

moment

le

plus

important

de

la

thérapie

ainsi

prescrite est lié à l'usage de la totalisation dialectique, non pas comme moyen de réduction naturaliste de la réalité humaine, mais comme approche des formes de la praxis telles 56

Evidemment, Sartre se conforme ici à la compréhension hégélienne de la dialectique, qui s'est introduite dans les milieux intellectuels français dans les années '30 du XXe siècle grâce à Alexandre Kojève, qui donnait à l'époque à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes son fameux cours sur la Phénoménologie de l'esprit (voir A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947.). 57

J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, réf.cit., p.108.

47


qu'elles sont vécues par les individus et par les groupes. Cela veut dire que l'étude des objets humains doit céder la place

à

l'étude

des

« différents

processus

du

devenir-

objet »58, qui demande à son tour le refus de l'apriorisme du matérialisme dialectique au nom "d' une dialectique souple et patiente"59, d'une sensibilité plus forte à l'historicité de l'existence

humaine,

et d'une capacité plus

développée de

dépasser ses propres limites. Et avant que les marxistes ne commencent à pratiquer notamment une telle dialectique, ils n'ont aucune raison d'affirmer qu'ils disposent d'une méthode leur

permettant

l'univers

d'étudier

psychologique

les

relations

de l'individu

classe, entre les mondes vécus

et

complexes

entre

sa conscience de

des agents

sociaux et le

dynamisme des structures sociales, entre le libre arbitre et les conditions indispensables à sa réalisation, bref, entre les différents

aspects de

l'existence

individuelle

et les

contextes dans lesquels elle acquiert un sens historique.

Si l'on veut donner toute sa complexité à la pensée marxiste, éctit Sartre, il faudrait dire que l'homme, en période d'exploitation, est à la fois le produit de son propre produit et un agent historique qui ne peut en aucun cas passer pour un produit. Cette contradiction n'est pas figée, il faut la saisir dans le mouvement même de la praxis; alors elle éclairera la phrase de Engels : les hommes font leur histoire sur la base de conditions réelles antérieures (au nombre desquelles il faut compter les caractères acquis, les déformations imposées par le mode de travail et de vie, l'aliénation, etc.) mais se sont eux qui la font et non les conditions antérieures : autrement ils seraient les simples véhicules de forces inhumaines qui régiraient à travers eux le monde social. Certes, ces conditions existent et se

58

Ibidem, p. 107.

"ibidem, p. 82.

48


sont elles, elles seules, qui peuvent fournir une direction et une réalité matérielle aux changements qui se préparent ; mais le mouvement de la praxis humaine les dépasse en les conservant60. Autrement

dit,

pour

qu'il

inhumaine »61,

anthropologie

ne

dégénère

le marxisme

doit

pas

en

« une

surmonter

sa

tendance à penser les actes humains par analogie avec les processus naturels. S'il y arrive, il a toutes les chances de réaliser l'idée implicitement présente chez Marx de fonder les sciences de l'homme non sur quelque rigoureuse causalité quasi-naturelle, personnalité cette

mais

sur

la

liberté

inhérente

à

la

entière de nier le monde où elle vit, et de

manière

d'affirmer

soi-même

simultanément

©n

tant

qu'existence authentique et en tant que vision d'un monde encore inexistant, mais possible. En fin de compte, il est question

de

l'éveil

dogmatique », avoir

éveil

lieu sans

du

marxisme

qui, d'après

de

son

Sartre,

l'aide de la philosophie

« assoupissement ne

pourrait

pas

existentialiste,

enrichie d'éléments de la psychanalyse et de la sociologie, et repensée dans Écoutons

les

la perspective du concept accords

finaux

de

de

la praxis.

l'introduction

méthodologique62 à la Critique de la raison dialectique:

(...) l'autonomie des recherches existentielles résulte nécessairement de la négativité des marxistes (et non du marxisme). Tant que la doctrine ne reconnaîtra pas son anémie, tant qu'elle fondra son Savoir sur une métaphysique dogmatique (dialectique de la Nature) au lieu de l'appuyer sur la compréhension de l'homme 60

Ibidem, p. 61.

61

Ibidem, p. 109.

62

II est question de l'étude « Questions de méthode », publiée séparément déjà en 1957 dans Les temps modernes.


vivant, tant qu'elle repoussera sous le nom d'irrationalisme les idéologies qui - comme l'a fait Marx - veulent séparer l'être du Savoir et fonder, en anthropologie, la connaissance de l'homme sur l'existence humaine, l'existentialisme poursuivra ses recherches. (...) À partir du jour où la recherche marxiste prendra la dimension humaine (c'est-à-dire le projet existentiel) comme le fondement du Savoir anthropologique, l'existentialisme n'aura plus raison d'être : absorbé, dépassé et conservé par le mouvement totalisant de la philosophie, il cessera d'être une enquête particulière pour devenir le fondement de toute enquête63. Tout

a

communiste

fait

comme

français

s'y

attendait

accueillit

sa

Sartre,

critique

du

le

Parti

marxisme

orthodoxe avec indignation. La réaction publique de son élite intellectuelle contre la tentative suivante de révision en ordre

du

théoriciens

matérialisme du

dialectique

mouvement

ouvrier

ne

tarde

autorisés

par

pas. le

Les parti

refusent d'adopter la thèse qu'il n'y a pas de dialectique dans la nature. Ils conçoivent avec raison cette thèse comme une

antithèse

de

la

doctrine

de

l'unité

matérielle

de

l'être64. De leur côté, Sartre et les intellectuels inspirés

63

J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, réf. cit., pp. 110-111.

64

Comme on le sait bien, la dialectique matérialiste est avant tout une forme de monisme matérialiste, dans le cadre de laquelle les relations entre le naturel et l'historique sont conçues en termes d'unité et de lutte de deux principes contradictoires de développement de la matière. En d'autres termes, selon le matérialisme dialectique, l'histoire et la nature sont deux réalités matérielles se conditionnant mutuellement dans leur dynamisme, d'où il s'ensuit qu'il ne peut pas exister un développement des relations sociales qui ne serait en même temps un développement du milieu objectif (y compris des conditions naturelles) de ces relations. En ce qui concerne les implications politiques de cette conception, elles peuvent être résumées de la manière suivante : le changement des relations sociales ne peut pas être autre chose qu'un changement de leur réalité matérielle à travers le développement des antagonismes contenus dans cette

50


par ses idées ne sont enclins pour rien au monde de capituler devant le matérialisme dialectique, qui est d'après eux une philosophie non seulement heuristiquement par

excellence

réactionnaire,

impuissante, mais

justifiant

les

formes

différentes de contraintes à l'égard des. individus dans les sociétés modernes. Par exemple, en résumant les objections de Sartre

contre

déclare

dans

« le Le

monisme

Monde

dialectique »,

que

le

marxisme

Jean

Lacroix

orthodoxe

paraît

souffrir d'une forme grave de sclérose, compte tenu du fait:

(...) qu'il appelle matérialisme dialectique une prétendue dialectique de la nature, qui réduit l'individu à l'état de chose et remplace la rationalité pratique de l'homme édifiant l'histoire par l'aveugle nécessité antique65. Commencé journaux

et

sous les

forme revues

de

courtes

fusillades

parisiennes,

la dispute

dans

les

entre les

adeptes et les adversaires du matérialisme dialectique tourne graduellement débat

en point

intellectuel

Anderson

dans

Materialism,

en France

son est

essentiel

livre le

In

dans

l'ordre

qui, comme the

législateur

a

Tracks

du

jour du

remarqué of

incontesté

Perry

Historical des

années

soixante en ce qui concerne la mode dans la culture marxiste

réalité (y compris les relations antagonistes entre l'homme et la nature) par voie de l'aiguisement des conflits de classe et d'intensification de la lutte des classes. Une des argumentations les plus déployées et persuasives de la doctrine dialectique de l'unité matérielle de l'être peut être trouvée dans le livre du philosophe britannique John Hoffmann, Marxism and the theory of praxis. A critique of some new versions of old fallacies. 65

J. Lacroix, « La raison dialectique », in Le Monde, le 4 nov. 1960.

51


à l'ouest du mur de Berlin66. En Décembre 1961, suivant les meilleures

traditions

communiste

français

représentants dispute

la

publicité

organise

une

moderne,

dispute

le

entre

67

éminents des deux camps . L'intérêt

dépasse

« Mutualité »

de

à

toutes Paris

les

se

attentes.

rassemblent

Dans

près

de

parti des

pour la

la

salle

six

mille

68

personnes . Elles ont la possibilité de voir et d'entendre à vif

Sartre

qui,

appuyé

par

le

philosophe

Hyppolite, fait encore une fois l'étalage contre l'existence

hégélien

Jean

de ses arguments

de lois dialectiques dans la nature. De

l'autre côté de la barricade se tiennent

le minéralogiste

Jean Orcel, le physicien Jean-Pierre Vigier et le philosophe Roger Garaudy69. S'appuyant sur le développement des sciences de la nature, ils démentent la thèse sartrienne du caractère inerte de la matière. En fait, d'après eux cette thèse a été déjà rejetée à l'aube de la modernité, quand les savants ont découvert que la réalité matérielle existe indépendamment de l'activité constructiviste de la science. Si l'on admet que la nature réagit aux différentes hypothèses scientifiques en 66

Voir n. AHflepcoH, Pa3MhwmeHKX o 3anajjHOM MapKCM3Me [P. Anderson, Considérations sur le marxisme occidental], "MHTep-Bepco", MocKBa, 1991, p.177.

67

Le thème de la dispute est formulée ainsi : «La dialectique estelle uniquement une loi de l'histoire ou bien est-elle également une loi de la nature ? ». 68

Ce fait est sans précédant dans l'histoire des débats philosophiques publiques en France. Jusqu'alors, à la première place par le nombre des auditeurs (Quelques dizaines d'hommes) a été le débat qui a eu lieu en 1901 entre Paul Lafargue et Jean Jaurès concernant la conception matérialiste de l'histoire (voir M. TpeuKMM, MapcKMCTKax §MJioco$CKax MHCJIÏ> BO @paHu;MX [M. Gretzky, n La pensée philosophique marxiste en France] , ]/l3jxai}enbCTB0 M O C K O B C K O T O yHMBepcMTeTa", MocKBa, 1977, p.54). 69 Le résumé de la discussion que je propose ici a été fait d'après la publication suivante : J.-P. Sartre, R. Garaudy, J. Hyppolite, J.-P. Vigier, J. Orcel, Marxisme et existentialisme. Controverse sur la dialectique, Pion, Paris, 1962.


fournissant de la matière empirique pour leur affirmation ou leur démenti, alors il faut se mettre d'accord que

l'« être

en-soi » n'est en aucun cas amorphe et passif. Au contraire, pareil à la conscience, il représente une totalité structurée qui se développe sans « projet existentiel », c'est à dire indépendamment des constructions mentales de « l'être poursoi ».

Mais

si

l'existence

matérielle

et

la

conscience

humaine sont deux réalités différentes, objectent Sartre et Hyppolite, alors on ne peut affirmer que

la nature et la

pensée

que

sont

régies

par

les

mêmes

lois

celles

qui

ressortiraient à un intellect hypothétique et surindividuel. En ce sens,

la dialectique de la nature défendue par les

marxistes n'est

rien

d'autre

qu'une

forme matérialiste de

« dogmatisme théologique ». Bien entendu, cette provocation ne

reste

pas

sans

réplique.

R.

Garaudy

déclare

catégoriquement que pour le vrai marxiste, la dialectique de l'existence

objective

riche que l'est son

est

toujours

plus

complexe

et plus

image dans la conscience humaine. En

d'autres termes, ce serait absurde d'affirmer que le marxisme assimile la dialectique en tant que logique et épistémologie à la dialectique en tant que philosophie de la nature. Chacun qui fait l'effort de lire attentivement et sans préjugés les classiques

du

marxisme

va

se

rendre

compte

qu'ils

ne

partagent pas les ambitions de la raison métaphysique, liées à

la

construction

monolithique insiste

du

Savoir.

Garaudy,

régionales »,

dont

qu'acquièrent

les

domaine

déterminé

d'un

système L'héritage

consiste

en

chacune

décrit

lois de

complet,

dialectiques

l'existence

théorique

plusieurs le

universel

marxiste,

« dialectiques

caractère

spécifique

essentielles

matérielle.

et

dans

un

Par exemple,

c'est un fait que les contradictions dans la société humaine diffèrent en forme et en contenu des contradictions dans la

53


nature organique et non organique, mais il ne s'ensuit pas que, selon ce qu'affirment Sartre et Hyppolite, on ne peut parler de dialectique que là où les hommes se rendent compte des

contradictions

et de cette manière

ces dernières se

transforment en élément de leur motivation de prendre part à l'édifice

de

l'histoire.

contradictions

dans

N'est-ce

le monde

animal

pas et

vrai minéral

que

les

mènent

à

l'apparition de nouvelles formes de l'existence matérielle ? Pourrait-on nier que les études empiriques dans des domaines différents

du

savoir

scientifique

enrichissent

sans

cesse

l'arsenal d'arguments à l'appui du matérialisme dialectique conçu comme une théorie universelle du développement? Et si les

existentialistes,

les personnalistes

et

les

hégéliens

continuent à se débattre contre cette théorie en l'accusant de naturalisme et de réductionnisme, cela voudrait bien dire qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas vaincre leurs propres préjugés, et reconnaître que, dans la nature comme dans la société, une tendance est toujours présente à la transition de formes inférieures à des formes supérieures d'organisation de

la

matière.

En

d'autres

termes,

Sartre

et

compagnie

restent cloués à leur subjectivisme bourgeois qui ne leur permet pas d'accepter la conception du caractère objectif des lois dialectiques. Ayant en vue cet état des choses, on ne pourrait attendre d'eux autre chose que des tentatives de révision du marxisme du point de vue du volontarisme et de quelques autres versions de l'idéalisme philosophique.

La

plupart

des

journaux

et

revues

qui

avaient

prêté

attention à la dispute attribuent la victoire aux marxistes, dont

les

arguments

ontologiques,

54

épistémologiques

et


politiques s'avèrent plus persuasifs pour le grand public'0. Cela est dû avant tout au fait qu'ils étaient dépliés dans un espace théorique plus large, mais de structure plus nette en comparaison

avec

le

champ

difficilement

accessible

de

la

réflexion philosophique sur la conscience.

Grâce à ses collègues français de Problèmes de la paix et du socialisme, Mamardachvili prend connaissance de tous les matériaux concernant s'était

enflammée

la « lutte pour à

Paris.

Après

la dialectique » qui les

avoir

étudiés

attentivement pendant quelques mois, ne cessant pas pendant ce temps de lire le crayon à la main la Critique de la raison dialectique, à la fin de 1962 il décide de donner une forme académique à ses objections contre la notion sartrienne de dialectique. critiques

Ainsi

apparaît

la

compréhension

sur

dialectique",

publié

en

1963

l'article "Considérations existentialiste dans

de

la

de

la

c'est

que

Questions

philosophie.

Ce

qui

est

Mamardachvili contradictions

intéressant

attaque entre

dans

cet

article,

Sartre non pas tant en montrant les ses

idées

et

les

résultats

du

développement du savoir scientifique, que par une analyse des prémisses purement projet

ambitieux

philosophiques de

la

enracinées

transformation

du

à la base du marxisme

en

anthropologie existentielle. De cette manière, il réussit à surmonter une faiblesse bien évidente de la critique marxiste de l'existentialisme, notamment la tendance à contourner les problèmes liés à la philosophie de la conscience. 70

Voir M. rpeu,KHM, MapKCMCTCKan Gretzky, La pensée philosophique 59.

§vuioco$CKaH MHCJIB BO OpatiixuM [M. marxiste en France], réf.cit., p.

55


L'article

commence par poser

la question

des «sources

intimes» de la conception de l'absence de lois dialectiques objectives. cherchées

D'après dans

la

Mamardachvili, constitution

elles

même

de

doivent la

être

subjectivité

bourgeoise. Si on l'examine plus attentivement, on arrivera à comprendre

ce

d'assimiler

qui

la

guide

Sartre

dialectique

à

dans

ses

l'activité

tentatives

totalisante

de

l'esprit. En fin de compte, il est question d'une approche connue depuis le début de la modernité, qui consiste en la réduction de

la réalité objective

aux différentes

images,

idées et notions qu'on a d'elle. Pareil au transcendantalisme classique,

l'existentialisme

lie

l'existence

du

monde

à

l'existence d'humains, qui le pensent, le sentent, le vivent, etc.

En

d'autres

termes,

Sartre

et

les

auteurs

qu'il

a

influencés ne peuvent pas sortir du cercle magique du type de rationalité basé sur les figures de la conscience de soi. En ce sens,

il est difficile d'admettre

qu'ils

sont vraiment

capables de penser au « moment Marx ». Ce qui les empêche de le faire est

le culte de l'universum

psychologique de la

personnalité.

Voyant la source de l'individualité dans l'unité abstraite de la conscience de soi, transformant le problème de la personnalité entière en un problème purement psychologique, Sartre jette une ombre sur l'essentiel, c'est-à-dire, sur le contenu social du problème en question. La manière d'étudier l'individu suggérée par lui (...) clôt la voie de l'analyse objective des conditions historiques concrètes, notamment sur le terrain desquelles surgit pour la première fois dans la réalité le problème même de la personnalité entière71. 71

M.

MaMapflaïUBMJIM ,

[M.

"K

KpMTMKe

Mamardachvili,

3K3HCTeHUMajlMCTKOrO

Considérations 56

nOHHMaHHH

critiques

sur la


Ici Sartre aurait essayé de se défendre fait d'ailleurs

plusieurs

(comme il l'a

fois, quand on lui adressait de

pareilles accusations), faisant référence à certains textes du

jeune

Marx,

la

conscience

des

individus

de

leurs

nécessités et conditions est présentée comme un facteur de premier grade dans le développement du processus social et historique72. Bien sûr, Mamardachvili ne nie pas que l'œuvre du jeune Marx soit marquée du pathos de l'humanisme moderne, mais

en

même

temps

l'interprétation psychologisme.

de

il

n'est

pas

enclin

la dialectique marxiste

D'après

lui,

affirmer

à

accepter

aux termes du

que

l'existence

matérielle représente une unité structurée uniquement grâce au

fait

qu'elle

est

vécue

par

des

individus

conscients,

c'est-à-dire historiquement concrets, revient à négliger une des plus savoir

grandes « le

découvertes

schéma

philosophiques

matérialiste

de

Marx

- à

d'analyse

de

la

conscience »73.

La première

chose qu'on doit

faire afin

de mettre en

marche ce schéma est de mettre en doute la supposition que l'individu

historiquement

concret

est

porteur

des

caractéristiques de la personnalité entière.

compréhension existentialiste §MJIOCO$MM, 6/1963, p. 111.

de

la

dialectique],

B:

Bonpocu

72

Voir p.ex. J.-P. Sartre, R. Garaudy, J. Hyppolite, J.-P. Vigier, J. Orcel, Marxisme et existentialisme. Controverse sur la dialectique, réf.cit, pp. 3-5. 73

Voir M. MaMapBaniBMJîM, "K Bonpocy o MaTepMajiMCTHyecKOM cxeMe aHajiM3a co3HaHHfl" [M. Mamardachvili, Sur le schéma matérialiste d'analyse de la conscience] , B : Couuaji^Han npvipona co3uaHHH, MocKBa, 1973, pp. 25-26.

57


Etant en réalité un homme dépendant de tout changement arbitraire des circonstances et de sa propre humeur, cet individu, écrit Mamardachvili, s'avère implacablement ferme dans la sphère de la conscience de soi, dans la réflexion sur des actes déjà accomplis, dans la quête de motifs internes intimement fiables et des fondements de chacun d'eux74. Autrement

dit, l'individu

historiquement

concret

n'est

pas a priori une entité organisée, mais tout au contraire : il

est constamment

l'espace

forcé

de chercher

son intégrité

dans

de la conscience de soi, sous la pression de la

réalité objective où il est plongé, et dont les structures déterminent les buts et le caractère de son activité. Sartre ne nie pas cela. contradiction laquelle

S'il l'avait

avec

sa

l'existence

aspiration

à

propre

précède

attribuer

à

fait, thèse

il serait ontologique

l'essence. tout

entré en

prix

Mais au

d'après

dans

son

marxisme

une

« dimension humaine », l'auteur de la Critique de la raison dialectique va jusqu'à l'assimilation de la dialectique à la réflexion

sur

le

vécu,

l'enfermant

de

cette

manière

entièrement dans la sphère de la conscience de soi. Et pour justifier sa manoeuvre comme étant inspirée par de meilleurs, sentiments pour le « marxisme authentique », il suggère que la

logique

héréditaires

dialectique

doit

sur le territoire

renoncer

à

ses

droits

de la théorie marxiste en

faveur de la « logique de la praxis ». La destination de cette dernière est de concevoir le processus socio-historique en intériorité, c'est-à-dire du point de vue des pensées, des sentiments,

74

M.

des conceptions

MaMapflailIBMJlM ,

"K

et des actes

KpMTMKe

qui y

3K3MCTeHUMaJII<lCTKOrO

flManeKTMKM" [M. Mamardachvili, Considérations compréhension existentialiste de la dialectique], 111. 58

de ceux

critiques sur la réf.cit., p.


prennent part. En d'autres termes, la logique de la praxis doit éclairer le mode existentiel des relations dialectiques entre les dimensions subjectives et objectives de la réalité sociale.

Et ce n'est

dialectique »,

possible

qui demande

que par la « totalisation

« que

l'individu

se retrouve

entier dans toutes ses manifestations»75.

Il est bien évident que quelque tour que prenne la pensée de Sartre, elle ne réussit pas a s'échapper des labyrinthes de l'idéologie humaniste. Voilà pourquoi corriger

la dialectique

philosophie

marxiste

existentialiste

ses tentatives de

du point

ne peuvent

de vue de la

pas être

évaluées

autrement que comme un échec théorique.

Strictement considéré, écrit Mamardachvili, l'existentialisme reproduit l'individu bourgeois tel qu'il se voit lui-même. N'étant en pratique qu'une « fusion », qu'un conglomérat de fonctions sociales différentes (et souvent contradictoires), il est présenté à la conscience individuelle et collective comme une entité, comme un système de ses fonctions. A la surface, les choses paraissent comme si l'individu donné développe graduellement ces fonctions, partant de soi. Mais en réalité, il est violemment introduit dans les sphères directement constituées l'une de l'autre de l'activité sociale, dont les liens mutuels plus profonds restent pour lui une énigme76. De là, il s'ensuit que la logique de la praxis n'a rien à voir avec la méthodologie des sciences sociales esquissée par Marx et basée sur la conception dialectico-matérialiste de la 75 76

J.-P.

Sartre,

Critique

de la raison

M.

dialectique,

réf.cit,

p.89.

MaMapflamBMjiM, "K KpMTMKe eiOMCTeHUMajiMCTCKoro [M. Mamardachvili, Considérations critiques sue la cmpréhension existentialiste de la dialectique], r é f . c i t , p. 111.

59


nature

de

la

conscience.

Si

la

logique

de

la

praxis

conditionne la totalité de l'individu historiquement concret, et déduit les catégories de l'analyse sociale des figures de la conscience individuelle et collective, au contraire, la dialectique

marxiste

considère

la

conscience

sociaux comme produit de conditions de

des

agents

travail et de vie

historiquement formées, donc transitoires. Cela veut dire que Sartre

non

simplement

s'éloigne

de

la

perspective

épistémologique de Marx, mais il la retourne « les fers en l'air »77. acquiert

En un

essayant

de prouver

caractère

d'entité

que

la

réalité

structurée

et

sociale

dynamique

seulement lorsque l'individu historiquement concret projette sur elle son unité syncrétique, l'auteur de la Critique de la raison

dialectique

soumet

en

pratique

toute

la

théorie

sociale à l'ontologie naïve, selon laquelle les choses sont telles qu'elles apparaissent dans l'espace de la conscience. Mais c'est notamment du point de vue du marxisme authentique que

cette

ontologie

s'avère

un

obstacle

à

l'approche

scientifique des phénomènes sociaux. Dans Le Capital,

Marx éclaircit particulièrement le fait, qu'à la surface du processus vital capitaliste les liens sociaux réels des gens acquièrent des formes inversées, irrationnelles, qui souvent « disent 78 exactement le contraire de ce qui est » . Donc, un des aspects les plus importants de la méthode critique marxienne est lié à la décomposition des évidences quotidiennes

habitant

la

« fausse

conscience »79.

Mais

au

"ibidem, p. 111. 78

Ibidem, pp. 113-114.

79

Voir E. Renault, Marx et l'idée de critique, P.U.F., Paris, 1995, pp. 41-83. 60


lieu de se donner la peine de comprendre comment fonctionne le mécanisme de cette conscience, et contribuer à la mise en valeur

de

procédures

analytiques,

dont

le

but

est

de

surmonter ses effets dans la sphère des sciences sociales, Sartre préfère

l'examiner

en tant qu'entité indivisible et

fondement du savoir social et anthropologique. Alors, on peut à juste raison considérer l'approche des structures sociales et des structures de la conscience, présentée dans Critique de la raison dialectique, comme un empirisme

sociologique,

qui se contente de la description phénoménologique des idées naïves du monde social sans se soucier de leur concrétisation dialectique. En d'autres termes, tout cela rend bien évident le fait qu'à la différence de Marx, Sartre n'a rien contre la vulgarisation des sciences de l'homme et de la société. Et, s'il

faut

montrer

l'existentialisme, ensembles

plus on

peut

pratiques »

formée dans

de

est

respect dire

pour

le

parrain

que

sa

« théorie

l'expression

de

la

de des

conception,

le cadre de la philosophie bourgeoise, de la

conscience en tant qu'endroit où la procédure alchimique de la

réflexion

collectives

sur

de

les

manifestations

l'activité

humaine

individuelles

transforme

la

et

réalité

matérielle de chaos en cosmos, c'est-à-dire, de quelque chose d'amorphe, d'opaque et d'inerte en une totalité rationnelle et dialectiquement structurée.

Il est facile de remarquer qu'au fond de cette conception se révèle le souci de l'intégrité morale et psychologique de la personnalité. Le problème, c'est à quel point une théorie sociale qui prétend se développer dans la perspective globale du

marxisme

observations,

peut liées

se à

permettre la

d'être

genèse

et

guidée au

par

caractère

l'humanisme bourgeois ? Voici la réponse de Mamardachvili:

des de


Comme il a déjà été question, toute « totalité » sociale à l'intérieur de laquelle, lorsqu'elle existe, fonctionnent des liens et des proportions dialectiques, s'élève, d'après Sartre, de la totalité de l'activité vitale individuelle. Mais derrière l'exigence « de considérer l'individu en tant qu'entité indivisible », se cache une nécessité sociale entièrement déterminée, et notamment la reproduction de l'idéal d'un homme entier dans les conditions de la division sociale du travail (...) . Du point de vue matérialiste, les systèmes de liens sociaux et les liens eux-mêmes sont dialectiques, nonobstant si la personnalité est dispersée ou non, si elle est «aliénée» ou «non aliénée» à son propre égard. L'évaluation de l'objet en tant que dialectique de par sa structure ne contient en soi absolument aucun postulat éthique ou humaniste et ne présuppose aucune fiction humaniste du processus historique80. Autrement

dit, pour

ne pas tomber

dans

le piège de

l'idéologie humaniste, la théorie sociale doit renoncer à la notion par excellence abstraite de « personnalité entière ». Strictement vu, cette notion est assez pauvre en contenu et ne pourrait pas satisfaire le chercheur qui aspire réellement à

comprendre

et à décrire

les structures

dialectiques de

l'existence sociale. Un tel chercheur n'irait pas perdre son temps en généralités sur le thème « d'épreuves concrètes du social », et il dirigerait ses efforts dans la direction de la

concrétisation

dialectique

des

phénomènes

sociaux

objectivés dans les représentations des agents sociaux. Comme on le voit bien, la différence entre les deux approches est

M.

MaMapflaïUBMJlM ,

"K

KpMTMKe

3K3I4CTeHLJ,HaJÏMCTCKOrO

flMaxieKTMKM" [M. Mamardachvili, Considérations compréhension existentialiste de la dialectique], 116-117.

62

critiques sur la réf. c i t . , pp.


issue de la différence entre deux notions du concret81. L'une (celle de Sartre et des autres existentialistes) est pareille à

la

conception

vulgaire

d'après

l'unique, alors que l'autre

laquelle

le

concret

est

(qui est profondément dialectique

et, par conséquent, vraiment scientifique) est formulée par Hegel,

et

plus

tard

par

Marx,

comme

« unité

de

la

diversité » 82 .

À l'intérieur de l'objet d'étude, spécifie Mamardachvili, la science distingue les systèmes objectifs de liens ou les entités organiquement divisées (« la totalité » en tant que champ d'application de la dialectique). Chacune de ces entités (et aussi la structure de leur interaction) se développe suivant une logique objective déterminée qui de son côté se réalise dans les actes de grandes 81

Ici je voudrais souligner encore une fois que la notion dialectique du concret est un thème privilégié dans les études logico-épistémologiques et ontologiques des « soixantards ». La direction générale de ces études est exposée en détails dans la monographie d'Ewald Ilienkov, La dialectique de 1'abstrait et du concret dans Le Capital de Marx (1960). D'après Ilienkov, toute notion est par nécessité une abstraction, car aucune notion, conçue en tant que forme logique élémentaire, ne peut refléter toute la richesse de la réalité matérielle à laquelle elle se rapporte. Voilà pourquoi la dialectique matérialiste n'est autre chose que l'art de penser concrètement par des notions abstraites, c'est-à-dire de réaliser un mouvement logique dans l'objet de l'abstraction dans le but de révéler cette dernière comme l'unité idéale de relations matérielles réellement existantes. Je suis tout à fait d'accord avec les auteurs qui voient en cette compréhension de la dialectique matérialiste une critique du marxisme dogmatique en tant que système d'abstractions existant aux dépens du marxisme comme théorie et pratique de la pensée dialectiquement concrète. (voir p.ex. M. AHflpeeBa, "Pbmapb 3Banp, BacwjTMeBMy MjibeHKOB", B: P.JK. Cou,MajihHue M HayKM, CeppiM 3, 0MJIOCO$MH, [I. Andreieva, «E.Ilienkov : un chevalier de la dialectique»] 1/1999, pp. 3-20, et fl. fleflHOB, "IlpeB'bpHaTM $opMM M HeKJiacMyecKa pauMOHanHocr" , B : M xyMaHM3rbM, 2/2001, pp. 213-234). 82

Voir Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, vol.I, §§ 160-161 et Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique.

63


masses humaines. Ce n'est que sur cette base que peut être compris un phénomène tel que l'activité individuelle, qui a lui aussi sa propre dialectique (...) . Cette dernière ne peut être conçue que dans le développement des liens et des relations objectifs, reproduits lors de l'activité commune des individus83. C'est

notamment

la

voie

que

devraient

suivre

les

chercheurs en sciences sociales s'ils veulent vraiment que leurs

théories

soient

particulièrement dialectique

au

bâties

important niveau

de

« au

moment

de

ne

jamais

la

conscience

Marx ».

Il

est

oublier

que

la

individuelle

et

collective est un système de contradictions, dont on doit chercher

les

économiques

racines

dans

et politiques

les

contradictions

objectives.

L'autre

sociales,

chose

qu'il

faut retenir, c'est qu'en tant que porteur d'informations, la conscience est un texte, mais il ne faut pas comprendre ce texte littéralement; il ressemble plus à un poème écrit par un

poète

symboliste

que,

disons,

à

une

description

géographique. En d'autres termes, il est question d'un texte tissé

d'expressions

quasi-rationnelles

de

structure

sémantique extrêmement complexe, dont l'étude aurait conduit à quelques résultats scientifiquement valables seulement si on le fait par l'ascendance dialectique des idées abstraites, habitant concrètes

les de

têtes

des

agents

l'existence

sociaux,

sociale

en

aux

définitions

termes

du

schéma

matérialiste d'analyse de la conscience élaboré par Marx. Et non en dernier lieu, pour ne pas admettre une idéologisation totale de la dialectique marxiste, il est nécessaire qu'on protège

l'objectivité

subjectivité.

M.

Admettre

MaMapflaïUBMJlM ,

"K

de

l'arbitraire que

KpMTMKe

la

théorétique

conscience

de

la

individuelle

3K3I4CTeHUMaJII4CTKOrO

[M. Mamardachvili, Considérations critiques sur la compréhension existentialiste de la dialectique] , réf.cit, p.115.


constitue le monde objectif veut dire admettre que ce dernier est par condition privé de rationalité immanente. Comme tel, il pourrait

acquérir

un sens uniquement

grâce aux actes

totalisants de l'individu historiquement concret. Mais, tant que

l'acte

totalisant

est

toujours

lié

à

une

sélection

arbitraire des faits, il est de sa nature même un acte de violence

symbolique

à

l'égard

de

la

réalité

matérielle

« inerte » et « opaque ». En ce moment se dépouille, pour ainsi dire, le côté obscur de l'idéologie humaniste. Il est question d'une foi quasi-religieuse au privilège de l'homme d'être « la mesure de toute chose », selon l'expression du sophiste antique Protagoras.

À la rigueur, Sartre apparaît comme un des prêtres les plus éminents de cette foi dans l'espace culturel européen du troisième quart entièrement

à

« l'intellectuel signe

de

du XXe siècle. En ce sens, l'image

que

lui-même

il correspond a

créée

de

total », dont la vie sociale passe sous le

l'engagement

l'affranchissement

absolu

éthico-politique et

définitif

de

au

nom

de

l'humanité

des

chaînes de « l'être en-soi ». Mais entendons tout de suite la voix

d'un

autre

intellectuel.

J'ai

en

vue

le

français

d'origine bulgare Tzvetan Todorov qui, près de deux décennies après la mort de Sartre, réfléchissant sur la « politique des intellectuels », formule les questions suivantes :

Est-il vrai, comme le voulait Sartre, que le rôle de l'intellectuel soit d'implanter la foi et d'inspirer le sacrifice pour une juste cause ? L'ambition inhérente de tout utopisme - instaurer le paradis sur terre - est-elle, ne disons pas réalisable, mais simplement souhaitable ? Sans même croire au péché originel inexpiable, ne peut-on dire que quelque chose dans la condition humaine interdit de trouver

65


une solution globale à tous d'atteindre des améliorations partielles ?84

nos problèmes, autres que

II est tout à fait clair que ce sont des questions à caractère rhétorique.

Séduits par la beauté des idées, les intellectuels décident trop souvent que les réalités correspondant à ces idées doivent être belles, elles aussi jusqu'au jour où ils se trouvent nez à nez avec le fascisme, ou le communisme, réels. Combien d'errements seraient épargnés (et combien de tonnes de papier!) s'ils acceptaient de suivre, par principe, le chemin inverse et d'adhérer à une conviction seulement quand ils sont prêts à en assumer les conséquences dans leur propre vie !85. Ici je voudrais retourner à l'hypothèse que j'ai lancée au début de la présente section, notamment que la position critique de Mamardachvili à l'égard de l'existentialisme de Sartre s'est probablement formée, non en dernier lieu, à la base d'observations

sur les flirts de ce dernier avec le

régime à Moscou.

Si, pendant la seconde moitié des années quarante, Sartre ne se rend pas encore clairement compte de son attitude à l'égard

du parti

communiste

français, et par conséquent à

l'égard de la politique intérieure et étrangère du Kremlin, au

début

manifester

des

années

comme

un

cinquante sympathisant

nous

le

voyons

convaincu

du

déjà

se

mouvement

communiste international. Entre 1952 et 1954, il publie dans Les temps modernes une série d'articles réunis sous le titre 84

Tz. Todorov, L'homme dépaysé, Seuil, Paris, 1996, p. 139.

85

Ibidem, p. 14 5.

66


Les

communistes

et

la

paix

où,

après

s'être

mis

catégoriquement du côté de l'Union Soviétique dans la Guerre Froide, il tend la main aux communistes français en déclarant que

ses

grandes

principes lignes

éthico-politiques

avec

les

leurs86.

coïncident

De

son

dans

côté,

le

les Parti

communiste lui rend le geste en l'aidant à se bâtir une image d'intellectuel européen de gauche qui serait acceptable pour le

gouvernement

soviétique

intellectuels

conformistes

résultats

tardent

ne

intellectuel

des

pas.

et, dans En

bien

entendu,

pour

les

les pays

socialistes. Les

décembre

1952,

existentialistes

paraît

le

comme

leader délégué

officiel du Congrès du Mouvement communiste mondial pour la paix, organisé à Vienne, sans paraître gêné par le fait que de

cette

manière

il

« courbait

le

dos

devant

Alexandre

Fadéiev, qui l'appelait avant « hyène » et « chacal »87. Même plus, il accepte sans mot dire que soit rejetée sa demande adressée aux organisateurs de présenter lors du congrès sa pièce de théâtre Les mains sales88, et en fin de compte il déclare que

ce congrès

est parmi

les événements

les plus

89

importants de sa vie . Mais cela est loin de mettre fin aux compromis que

fait Sartre dans le but de s'assurer

figure des structures communistes

en la

internationales un allié

puissant et bien organisé dans ses luttes contre certains autres prétendants du trône intellectuel de la France, dont 86

Voir J.-P. Sartre, Situations, VI, Gallimard, Paris, 1964, pp. 80-384.

87

n. flacoHctH, MHTejieKTyajiifMTe, [P. Johnson, "AHy6Mc", CO4>MH, 1994, p. 323.

88

Les

Le motif du refus est que la pièce contient des anticommunistes.

89

intellectuels] insinuations

Voir Les lettres françaises, 1-8 Janvier 1953 et Le Monde, le 25 Septembre 1954.

67


Raymond Aron ou Albert Camus90. La plus significative à cet égard

est

sa

position

sur

le

problème

des

camps

de

concentration en URSS. Elle consiste en un silence confus, justifié par un manque de bonne volonté d'intervenir dans des discussions concernant le fond du système soviétique, « étant donné qu'il n'est pas question d'événements d'une importance particulière

du

point

de

vue

sociologique »91.

Tout

inacceptable que soit cette position du point de vue moral, elle est

entièrement

légitime du point de vue du concept

existentialiste de réalité sociale. Pour Sartre et les autres collaborateurs de la revue Les temps modernes, les événements historiques et les phénomènes sociaux acquièrent un sens pour l'individu

concret

seulement

au

cas

il

les

a

personnellement vécus. Et en ce qui concerne le point de vue moral,

conçu

comme

appui

au

sens

commun,

il

n'est

rien

d'autre pour eux que la « dernière citadelle de l'idéalisme bourgeois »92. Ayant cela en vue, et sachant que Sartre a eu la chance de ne pas avoir été prisonnier ni dans un camp nazi, ni dans un camp soviétique

(j'en exclus

son séjour

relativement court dans un camp allemand de prisonniers de guerre

en

1940),

je

trouve

naïf

qu'on

lui

cherche

une

responsabilité morale puisqu'il ne défendait pas les victimes de

la

dictature

stalinienne,

par

exemple,

au

cours

de

« l'affaire Kravchenko ».

90

Voir J.-F. Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Libraire Arthème Fayard, Paris, 1995 et C. O O K M H , Ajihôep KaMio. PoMaH. @KJIOCO$MX . /KM3Hh, [S. Fokine, Albert Camus. Le roman. La philosophie. La vie] "AjieTeMH", CaHKT-neTepôypr, 1999. 91

Cit. de Sartre d'après W. Laqueur & G. L. Mosse, Literature and Politics in the Twentieth Century, New York, 1967, p. 25.

92

S. de Beauvoir, La force des choses, Gallimard, p.152

68

Paris, 1963,


D'un

autre

l'attitude

côté, on ne peut pas ne pas réfléchir

sartrienne

à

l'égard

des

régimes

sur

communistes,

prenant en considération la position d'un intellectuel comme Tzvetan Todorov,

qui a personnellement vécu et connu « en

intériorité » le système soviétique.

Du temps où je vivais en Bulgarie, l'une des questions que mes amis et moi nous posions avec le plus d'insistance était : pourquoi les grands artistes et écrivains de l'Ouest ne nous aident-ils pas? Comment se fait-il que tant parmi eux - les Sartre et les Montand, que nous ne pouvions nous empêcher d'admirer pour leurs œuvres ou leur charme n'exprimaient aucune compassion pour notre lamentable condition ou, pire, appuyaient nos dirigeants haïssables, alors qu'ils n'étaient même pas membres du Parti?93 Si l'on est

sur

fait abstraction du côté moral du problème, on

le

point

d'affronter

le

problème

philosophique

fondamental des relations entre la réalité objective et ses images

subjectives.

Et

si

l'on

se

fie

ici

à

l'ontologie

existentielle, admettant, comme l'a fait David Rousset, qu'on établit la vérité historique à la

base du « vécu décisif »,

c'est-à-dire, que son contenu est en dépendance totale de la forme de

l'expérience

individuelle

et collective

du

sujet

historique, alors il faut arriver à la conclusion que les intellectuels

occidentaux

de gauche

avaient

le droit

de

fermer les yeux devant les défauts du système soviétique. Guidés par la passion « antibourgeoise »94, ils voyaient en la société soviétique sinon l'incarnation complète de l'idéal communiste, au moins la promesse de sa réalisation dans un 93

Tz .Todorov, op. cit., p. 89.

94

L'expression appartient à François Furret (voir F.Furret, Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Laffont - Calman-Lévy, Paris, 1995). 69


avenir proche. Cela explique dans une large mesure pourquoi, à l'été de 1954, Sartre, qui vient de rentrer de Moscou, crée par l'intermédiaire

de la presse de gauche en France une

image féerique de l'Union soviétique. Par exemple, dans le vaste interview qu'il donne pour le journal Libération, il déclare qu'il y a en URSS une liberté totale de la parole, que

les

dans

citoyens

une

soviétiques

mesure

radicalement

beaucoup

qu'on

ne

critiquent

plus

le

fait

grande à

leur et

l'Ouest,

gouvernement

beaucoup et

plus

qu'ils

ne

voyagent pas hors de leur pays non pas parce que quelqu'un les en empêche, mais parce qu'ils n'éprouvent pas le désir de passer

les bornes

de

leur

« merveilleuse

patrie »95.

Paul

Johnson a raison de remarquer que c'est la description « la plus partiale de l'Etat soviétique faite par un intellectuel renommé

de

l'Ouest après

les fameuses notes de voyage de

Georges Bernard Shaw du début des années différence

de

Paul

Johnson,

qui

se

'3 0 »96. Mais à la contente

de

la

constatation que Sartre n'est qu'un simple imposteur, je vais essayer, avec l'aide de Mamardachvili, d'aller au-delà de la position du moraliste, ce qui veut dire qu'au lieu de juger de la conduite de Sartre du point de vue du sens commun, je vais

étudier

perspective

la de

figure la

sociale

critique

de

l'intellectuel

marxienne

de

la

dans la « fausse

conscience ». J'espère que cela va m'aider à faire apparaître les limites du champ conceptuel où, pendant les années '70 et '80, Mamardachvili va élaborer sa propre philosophie de la conscience.

95

Voir Libération, 15-20 juillet 1954.

96

FI.

fl/KOHCBH,

MHTejieKTyajiiJ,MTe, [P.

réf.cit, p. 324.

70

Johnson,

Les

intellectuels]


CHAPITRE II QUI INSTRUIT LES INSTRUCTEURS?

1. Que signifie penser "au moment Marx"

En 1966, il arrive quelque chose de très important dans la vie

de

Mamardachvili.

Invité

par

le

Parti

communiste

italien, il part pour Rome d'où, avec l'aide d'un de ses amis français, il se rend à Paris sans demander la permission des autorités soviétiques. Bien entendu, tout de suite après son retour à Prague il reçoit l'ordre de rentrer tout de suite à Moscou. Son arbitraire est sanctionné par la mise de son nom sur la liste des "HeBbie3flHbie" des citoyens

(nieviezdnie)

, c'est-à-dire

soviétiques n'ayant pas le droit de franchir

(sous quelque prétexte que ce soit) les frontières de l'URSS. Le prix à payer est élevé, mais dans une certaine mesure, justifié. A Paris, Mamardachvili ne fait pas la connaissance de n'importe qui, mais de Louis Althusser lui-même, dont il a lu

les

études

de

l'œuvre de Marx

et

qu'il

a

appréciées

hautement pendant la dernière année de son séjour à Prague97. De son côté, Althusser lui aussi apprécie beaucoup la manière dont Mamardachvili interprète Marx. Les deux philosophes se lient d'une vraie amitié intellectuelle. Ils ne se reverront 97

II est question des livres Pour Marx et Lire le Capital, parus en 1965.

71


qu'en 1974, quand Althusser va visiter Moscou. Jusqu'alors, leur seul moyen de communication sera épistolaire98. Vers la fin

de

cette

étude,

je

vais

faire

référence

à

une

des

lettres, écrites par Althusser et adressées à Mamardachvili. Pour le moment, je dirai seulement que partant de prémices épistémologiques arrivent

à des

pareilles, conclusions

Mamardachvili

et

assez différentes

Althusser

concernant

la

puissance heuristique de l'héritage théorique marxien". Une

fois

mentionnée

qu'il

ci-avant,

s'est

trouvé

sur

Mamardachvili

la

devient

« liste

noire »

l'objet

d'une

98

Voir A. Epelboin, "Préface", réf.cit.

99

Tous les deux s'opposent à la tendance voulant que Marx soit interprété entièrement sous l'angle de l'humanisme moderne, car cette tendance mène à une triple réduction de son héritage théorique. En premier lieu, on cherche tout ce qui est philosophiquement intéressant chez Marx dans ses premières œuvres ; en second lieu, on assimile la dialectique de Marx à celle de Hegel ; et en troisième lieu, on ne discute pas la puissance heuristique du marxisme en vue du développement du paradigme dialectico-matérialiste des sciences sociales et humaines (voir H. ABTOHOMOsa, "3Tanu HjeraoH SBOJHOUMM JI. AjibTioccepa", [N. Avtonomova, L 'évolution des idées de L. Althusser],

B;

CoBpeMeHHue

3apy6exHHe

KOHU,enu,MM

nviajieKTHKvi,

"HayKa", MocKBa, 1987, pp. 187-234). En bref, bien qu'il ne le déclare explicitement nulle part, Mamardachvili est entièrement d'accord avec Althusser que la force de la théorie marxiste est dans son «antihumanisme théorique» (voir L. Althusser, « L'objet du Capital », in L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Lire le Capital, P.U.F., Paris, 1996, pp. 245-418), c'est-à-dire en cela, qu'elle considère l'individu concret non pas comme point de départ de l'analyse de la société, mais comme une synthèse de déterminations sociales existantes indépendamment de lui. En ce qui concerne les différences entre le marxisme d'Althusser et celui de Mamardachvili, elles se détachent le plus clairement dans leurs analyses du rapport science idéologie. Si Althusser est enclin à opposer la science et l'idéologie, et de cette manière à s'approcher du positivisme, Mamardachvili, comme on verra plus tard, examine les tentatives mêmes d'édifier une science positive de l'homme et de la société comme effets d'un type de conditionnement idéologique. A cet égard, sa position est beaucoup plus proche de celle de l'École de Francfort.

72


stricte

surveillance

de

la part

des

services

de

sécurité

soviétiques. Heureusement, grâce à son charisme particulier, il

arrive

à

gagner

la

bienveillance

de

plusieurs

hauts

fonctionnaires du parti. Parmi eux se trouve le philosophe Ivan

Frolov,

rédacteur-en-chef

philosophie. Il

de

Questions

de

la

aide son jeune collègue à garder sa place à

la rédaction de la revue et, même plus, en fait son vicerédacteur.

En

Mamardachvili

d'autres la

termes,

possibilité

Ivan

de

Frolov

bien

assure

s'attacher

à aux

structures du champ philosophique soviétique, et de continuer ses

recherches

dans

des

conditions

professionnelles

relativement bonnes. Bien sûr, Mamardachvili tire profit de cette possibilité, et pendant la période de 1967 à 1970 il réussit à publier sa thèse de doctorat Hegel100

et

quelques

articles,

sur la logique de

consacrés

au

problème

des

formations idéologiques dans la structure de la conscience bourgeoise. Ce sont les articles « Les intellectuels dans la société contemporaine » (1967), « L'analyse de la conscience dans

les

œuvres

de

Marx »

(1968),

« Philosophie

et

politique » (1969), « Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions

irrationnelles »

(1970)

et

« La

philosophie

bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison épistémologique ».

Il

est

question

de

cinq

tentatives

de

mettre en doute le droit des instructeurs d'instruire.

Ce n'est pas difficile de constater que toutes les cinq tentatives sont inspirées par le grand projet théorique de Marx visant la mise en question des moments irrationnels de l'idéologie bourgeoise. Mais sur quoi ce projet se base-t-il? 100

II est question du premier des trois livres publiés du vivant de Mamardachvili, intitulé @opMH M cop,epyKaHMe unumeuviR [Les formes et le contenu de la pensée]. 73


D'après

Mamardachvili,

c'est

sur

l'idée

géniale

de

problématiser le monopole des intellectuels sur la production de

représentations

légitimes

concernant

le

contenu

des

valeurs humaines.

C'était, dit-il dans une interview de la fin des années '80, une opposition à 1'hégélianisme, bien que Marx lui-même croyait discuter avec les Lumières. De ce que le milieu forme l'homme, et que les instructeurs, qui connaissent le milieu, peuvent influencer les autres. « Mais qui instruit 101 l'instructeur ? » - demandait Marx . C'est

ici

qu'il

faut

chercher

la

clef

de

l'univers

philosophique de Marx, et non, par exemple, dans la théorie de la lutte des classes ou dans les résultats de la critique de l'économie politique classique. En d'autres termes, et le Manifeste du Parti Communiste (1848), et Le Capital (1867) se développent

dans

une

perspective

moyens epistemologiques esquissée

déjà

développée

à

dans

fond

C'est notamment

critique

de « l'absolutisme

Les

dans

manuscrits

L'idéologie

à

l'égard

des

des Lumières»,

parisiens allemande

(1844)

et

(1845-1846).

cet absolutisme qui caractérise

l'attitude

sociale des intellectuels bourgeois. En ce sens, le problème du droit

des

instructeurs

d'instruire

est

le problème du

droit d'une seule couche sociale de disposer des ressources symboliques de toute la société et d'en produire des réalités quasi-objectives,

définies par elle-même comme des « valeurs

universelles ». D'après

Marx,

la source du droit en question

consiste

dans la conception selon laquelle la réalité matérielle est

101

M.

MaMapflaiïïBMjin,

KaK

a

noHMMaio

$MJIOCO$M]D

[M.

Mamardachvili,

Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf. cit., p.40. Ici Mamardachvili vise la troisième thèse de Marx sur Feuerbach.

74


une

projection

de

la

conscience,

c'est-à-dire

que

les

conditions socio-économiques de la vie humaine à une époque historique donnée sont déterminées par la constitution de son esprit. Sous une forme ou sous une autre, cette conception est présente dans presque toutes les doctrines philosophiques de l'époque des Lumières, et le point culminant du processus de sa conceptualisation est, bien sûr, le système de Hegel. Ce dernier représente en réalité une vraie apothéose de la pensée spéculative, et comme telle il est pour Marx le temple le plus grandiose de la mystification philosophique construit par les moyens1 de la logique dialectique et fondé sur l'idée de 1'autosuffisance ontologique du monde intelligible. Voilà la description de ce temple dans Les manuscrits parisiens de 1844:

De même que l'encyclopédie de Hegel débute avec la logique, avec la pensée spéculative pure et aboutit au savoir absolu, à l'esprit philosophique et absolu, c'est-à dire surhumain et abstrait, de même elle n'est tout entière rien d'autre que l'essence développée, 1'objectivation de soi de l'esprit philosophique. Mais cet esprit n'est rien d'autre que l'esprit aliéné du monde se pensant à l'intérieur de sa propre aliénation, c'est-à-dire se saisissant de façon abstraite. La Logique, argent d'esprit, valeur spéculative purement théorique de l'homme et de la nature - son essence devenue totalement indifférente à toute détermination réelle et par conséquent essence elle-même irréelle -, c'est la pensée entièrement aliénée qui fait abstraction de la nature et de l'homme réel, la pensée abstraite. La manifestation extérieure de cette pensée abstraite c'est la nature - telle qu'elle lui apparaît. Elle est étrangère à l'homme, elle est pour lui perte de soi, et il la conçoit bien comme extérieure, comme pensée abstraite, mais comme pensée extérieure, aliénée - c'est enfin l'esprit, la pensée revenant à son lieu de naissance et qui, en tant qu'esprit anthropologique, phénoménologique, psychologique, éthique, artistique et religieux, n'a pas encore de

75


validité pour soi, jusqu'au moment où enfin elle se retrouve et s'affirme comme savoir absolu, c'est-àdire abstrait, et acquiert alors son existence consciente et adéquate. Car sa véritable existence, c'est l'abstraction102. A plusieurs reprises, Marx nous donne le conseil de ne pas nous laisser captiver par la grandeur de l'Esprit absolu, car c'est une grandeur

illusoire. L'Esprit

absolu est une

sorte de .colosse aux pieds d'argile, mais qui paraît si élevé qu'il

est

en

état

de

tenter

l'être humain

de

s'incliner

devant lui, et de cette manière de renoncer aux dimensions concrètes de sa conscience au nom d'une structure abstraite d'idées et de notions, ayant la prétention de personnifier l'existence comme telle. Résister à cette tentation signifie se conserver soi-même en tant que conscience de vie, refusant le

séjour

exactement

aisé ce

dans que

le fait

temple

décrit

Marx,

quand

ci-dessus. il

déclare

C'est dans

L'idéologie allemande :

La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur processus de vie réel. (...) Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. Dans la première conception, on part de la conscience comme individu vivant ; dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des individus eux-mêmes, réels et vivants, et l'on considère la conscience uniquement comme leur 103 conscience . Ce

fragment

est

une

expression

philosophique marxien. Dans hégéliens

dont

lui-même

concentrée

sa polémique

faisait

partie

avec

du

les jeunes-

jusqu'en

1843, le

102

K. Marx, Philosophie, Gallimard, Paris, 1998, pp. 199-200

103

Ibidem, pp. 307-308.

76

projet


futur critique de l'économie politique bourgeoise réussit non seulement

à

distinction

faire entre

d'une

manière

l'approche

inconnue

jusqu'alors

matérialiste

et

la

l'approche

idéaliste du problème du rapport de la pensée à l'existence, mais aussi à fonder une tradition intellectuelle, qui encore de nos jours se reconnaît dans chaque tentative critique

d'une

l'interaction

société

entre

son

donnée

du

point

infrastructure

structures mentales qui déterminent la

d'analyse

de

vue

de

et

les

économique

conduite publique des

agents sociaux. En ce sens, la pensée de Marx réalise une transgression scientifique

radicale dominants

des à

standards

l'époque,

au

de moins

rationalité en

ce

qui

concerne les sciences de l'homme.

D'après Mamardachvili, l'effet le plus durable et le plus important de cette transgression c'est le discrédit de l'idée de l'existence d'une « pure conscience », dont la structure discursive coïncide avec l'ordre métaphysique de l'existence, et par là même constitue les conditions de toute connaissance possible du monde. En d'autres termes, après Marx, c'est un anachronisme de construire des théories de la conscience dans les termes de l'idéalisme philosophique classique. La preuve en est

les approches

s'imposent

au XXe

phénoménologie, Qu'ils

le

redevables circuler

de

des phénomènes de

siècle. la

Il

est

ou

non,

à

il

était

dans

Marx, la

car

surtout

psychanalyse

reconnaissent

science

la conscience qui

et

leurs

du

question

structuralisme.

représentants

le

premier

plusieurs

objets

77

de la

à et

«

sont faire

schémas


heuristiques d'analyse de la conscience, qui sortent du cadre de la philosophie traditionnelle »104.

Si

avant

Marx

la philosophie

européenne

se défendait

d'examiner la conscience comme un système d'objectivâtions de la

réalité

matérielle,

après

l'apparition

des Manuscrits

parisiens, L'idéologie allemande et Le Capital, ce tabou est levé, et « l'objectivâtion

du point de vue objectivant »105

devient une stratégie de recherches tout à fait légitime. Cela donne le droit à plusieurs auteurs contemporains, dont Mamardachvili, d'évaluer

l'œuvre théorique

de Marx par le

recours à la notion de révolution.

On doit tout de suite faire la remarque, que Marx n'est ni

le premier,

l'histoire

ni le dernier

des révolutionnaires

dans

des idées. Tels furent aussi Socrate, Copernic,

Galilée, Descartes, Newton, Kant, Freud et Einstein. Ce qui les unit, c'est qu'ils effectuent un revirement radical des conceptions scientifiques et philosophiques en vigueur à leur époque. Mais il est de loin plus intéressant d'étudier les révolutions

qu'ils

spécification. concentrer

ont effectuées

Cette

son intérêt

dernière

par la méthode

demande

du

sur ce qui fait

de la

chercheur

d'une

de

révolution

donnée un phénomène historique et culturel unique. Dans notre cas,

c'est

le

fait

que Marx

effectue

une

révolution

philosophique et épistemologique non pas sur le champ de la

104

M. MaMapflauiBMjiM, "AHajiM3 co3HaHMH B paôoTax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»] ,B: Bonpocn $MJIOCO$MM, 6/1968, p. 14. 105

n.

BypflMMO,

YHHBepCHTeTCKO

Ka3aHM

H3«aTejICTBO

Hein;a [P. Bourdieu,

Choses

"CB.

CO$MH,

KjlMMeHT

97. 78

OxpMflCKM",

dites], 1993,

p.


« pure » philosophie, mais sur celui de la théorie socioéconomique,

et plus

capitalisme

en

d'échange

et

précisément

tant de

que

forme

consommation

au

cours

de

spécifique de

biens

l'analyse

de

du

production,

matériels

et

symboliques.

Comme on sait bien, cette forme devient déjà l'objet d'un intérêt scientifique spécial à l'époque des Lumières. Mais à la différence de penseurs comme William Petty, Adam Smith et David

Ricardo,

d'expliquer dans

la

Marx

les

ne

se

processus

société

contente

pas

socio-économiques

moderne

partant

des

de et

décrire

et

politiques

principes

de

l'anthropologie bourgeoise.

"L'essentiel dans la théorie de Marx (...), écrit Mamardachvili, c'est qu'elle est une étude objective, systématique et structurale de son objet, et notamment des relations dans le cadre d'une formation sociale déterminée, c'est-à-dire, une étude des relations objectives, qui ne présuppose pas une explication de leurs propriétés et de leurs entrelacements du point de vue de quelque nature anthropologique des sujets, porteurs de ces relations. Une telle étude exclut le recours aux processus de compréhension des phénomènes économiques de la part des sujets en question, tenir compte de leurs motifs, objectifs, désirs, etc. »106. Cela signifie que Marx cesse de considérer la conscience comme

le

centre

unique

de

l'organisation

rationnelle

de

l'activité matérielle humaine. D'après lui, c'est un scandale d'affirmer, politique,

comme que

le

dans

font la

les

tête

106

de

classiques l'homo

de

l'économie

economicus

existe

M. MaMapflauiBHJiM, "AHajiH3 co3HaHMfl B paôoTax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»], réf. cit., p. 15.

79


quelque

recoin

fonctionne

d'où

l'on

l'organisme

peut

voir

clairement

socio-économique.

Le

comment

scandale

se

manifeste par le non-respect d'un fait élémentaire, notamment que la tête de l'homo economicus fait partie de son corps, et que

ce

dernier

est

de

son

côté

une

réalité

ontologique

uniquement en sa qualité d'élément de la structure du corps social.

Donc,

maturité

ne

serait-ce

théorique

pas

une

d'admettre

manifestation

qu'il

est

de

non

possible

de

construire une image adéquate du tout du point de vue d'une de ses parties ? C'est comme croire qu'on peut embrasser la forêt entière d'un seul regard quand on est à son cœur. D'un autre côté, Marx se rend bien compte que s'il n'était pas guidé dans son quotidien par cette non-maturité théorique, homo economicus ne pourrait pas

effectuer

entièrement

ses

fonctions dans le système socio-économique

capitaliste. Ce

dernier

sur

s'appuie

l'existence

dans

sociale

une est

large

mesure

totalement

l'idée

transparente

à

que la

conscience humaine et, par conséquent, que l'homme en tant qu'agent social est le maître absolu de ses pensées et de ses actes. Mais dans cette idée de prime abord positive il y a un moment négatif très fort : la conscience refuse de s'inscrire dans l'image ontologique du monde social, se renfermant ainsi dans la sphère de la pensée spéculative. Il est question d'un des principes constituants de la rationalité bourgeoise (ou moderne), dépassement

dont des

le

dépassement,

obstacles

d'après

Marx,

métaphysiques

devant

serait le

un

savoir

scientifique de l'homme et de la société. Voici ce qu'on lit sur cette question dans L'idéologie allemande :

Là où cesse la spéculation, dans la vie réelle, commence donc la science réelle, positive, la présentation de l'activité pratique, du processus pratique de l'évolution des hommes, les phrases sur 80


la conscience prennent fin, il réel prenne leur place107.

faut que

le savoir

Qu'est-ce qu'il faut entendre dans ce cas par « science réelle » de l'homme et de la société ? C'est avant tout une telle science, qui a pour point de départ et pour base de référence

non

pas

(systèmes

les

différentes

philosophiques,

formations

idéologiques

doctrines

religieuses,

représentations quotidiennes, etc.), mais l'interaction des gens

et

des

choses

matérielles

dans

l'univers

socio-

économique. Marx traite les résultats de cette interaction d' « objets méthode

de

sociaux », la

et

croit

concrétisation

approche vraiment

scientifique

que

leur

dialectique

analyse est

des produits de

par

la

l'unique

la culture

humaine (au sens large du terme).

Cela veut dire que si l'on veut étudier la conscience humaine « au moment Marx », on doit considérer ses phénomènes non pas comme comme

des

des

formes de la « pure

« intelligibilités

subjectivité », ni

objectives », mais

comme

des

108

éléments de l'ontologie du monde social

.

Le problème, explique Mamardachvili, c'est que Marx considérait les systèmes sociaux de manière assez particulière : en tout cas, il les étudiait comme des systèmes qui se réalisent et fonctionnent à travers la conscience, c'est-à-dire qui intériorisent leurs propres images (ou, autrement dit, enserrent la

107

K. Marx, Philosophie, réf.cit, p.309.

108

Cet impératif méthodologique est appelé par Karl Mannheim « transition de la phénoménologie à la sociologie de l'esprit » (voir K. MaHxam, CTYJJMM no COU,MOJIOTHH na KyjiTypaTa [K. Mannheim, Essais de sociologie de la culture ], "3JiaTopor"b", C O $ M H , 2002, pp. 57-60) .

81


conscience de l'observateur comme élément interne de leur propre fonctionnement)109.

Prenons

comme

exemple

l'analyse

du

phénomène

110

« marchandise » dans Le Capital

. Pour Marx, la marchandise

n'est pas un simple objet social, mais « un objet sensorielsursensoriel »,

c'est-à-dire,

un

objet

dont

la

structure

mentale englobe non seulement les définitions de sa choséité (les « qualités sensorielles » m ) , mais aussi des définitions de certaines propriétés, non réductibles aux propriétés de l'objectivité sensorielle. Une telle propriété est la valeur de

la

marchandise,

qui

apparaît

sous

forme

de

valeur

consommative ou sous forme de valeur d'échange. Lorsqu'ils acquièrent cette propriété, les produits du travail humain se transforment qu'ils

ne

en

pourraient

propriétés

de

pas

naturelles.

l'intermédiaire procédure

facteurs

de

la

la

vie

socio-économique,

être

par

la

En valeur

« alchimique », dont

force

d'autres s'effectue le résultat

ce

de

leurs

termes,

par

une est

sorte

de

de changer

l'ontologie même des objets, produits dans la fabrique, dans l'atelier artisanal, dans la ferme, etc. Lorsqu'ils entrent dans

l'orbite

des

relations

de marché,

ils ne

sont plus

simplement des formes de la substance matérielle, mais des porteurs matériels de significations sociales, et en ce sens, des régulateurs des rapports sociaux entre les gens. Mais comment

se

fait-il

que

des

choses

produites

par

l'homme

109

M. MaMapflaniBMJiM, "AHajiM3 co3HaHH3 B paÔOTax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»], réf.cit., pp. 15-16. 110

Vol.I, Chap. I.

111

Ce sont les qualités "primaires" et "secondaires", d'après la terminologie de John Locke.

82


acquièrent du pouvoir sur son activité consciente ? Cherchant la réponse à cette question, Marx découvre « le secret du fétichisme marchand ».

L'homogénéité des différentes espèces de travail humain, écrit-il, acquiert la forme matérielle de qualité, égale pour tous les produits du travail : la valeur ; la mesure de la dépense de la force du travail humain par sa durée acquiert la forme de quantité de la valeur des produits du travail ; et enfin, ces relations entre les producteurs, où s'effectuent les déterminations sociales de leur travail, acquièrent la forme de rapport social des produits du travail. Donc, le mystère de la forme marchande consiste simplement en cela qu'elle reflète pour les gens le caractère social des produits mêmes de leur propre travail comme un caractère matériel des produits du travail euxmêmes, comme des propriétés sociales naturelles des choses elles-mêmes, et pour cette raison le rapport social des producteurs à la masse entière du travail est reflété sous l'aspect d'un rapport social entre objets, existant hors d'eux (...). J'appelle cela fétichisme, qui est propre aux produits du travail, quand ils sont produits en tant que marchandises, et qui pour cette raison est inséparable de la production marchande112. Je ne sais pas dans quelle mesure ce texte est correct à l'égard des conformités purement économiques dans le monde du capital, mais je suis tout à fait d'accord avec Mamardachvili pour dire que la conception du « fétichisme marchand » ouvre des horizons,

inconnus

jusqu'alors, devant

la connaissance

philosophique de l'homme et de la société. Avant tout, elle contient

une

notion

de

causalité

dans

l'activité

de

la

conscience humaine irréductible à l'appareil conceptuel de la philosophie

classique.

Si

les

philosophes

avant

Marx

" 2 K. MapKC, KanMTaji'hT [K. Marx, Le Capital], T. I, "MsaaTejicTBo Ha BKn", C O $ M H , 1955, pp. 104-105.


décrivent cette activité exclusivement dans les termes de la relation sujet-objet, dans l'analyse

de la forme marchande

esquissée ci-dessus, la relation en question est rendue par des catégories de perception et d'évaluation du monde, dont les

racines

remontent

aux

structures

de

la

production

matérielle. Et cela veut dire que la conscience humaine est conçue

non

données

pas

dans

constitution mais

comme

un

miroir

l'expérience de

l'objet

qui

(comme

reflète

chez

transcendantal

comme un mécanisme, qui

les

Locke), (comme

reproduit

choses,

ni

comme

chez

Kant),

la réalité

socio-

économique sous forme d'un système quasi-naturel d'objets de la pensée. En d'autres termes, pour Marx, entre le monde tel qu'il est, et le monde tel qu'il est conçu par les hommes, agissant d'après productives troisième

et

les circonstances imposées par les forces les

monde,

rapports et

de

c'est

production,

le

monde

il

des

existe

un

formations

idéologiques. Bien entendu, dans l'espace de la conscience quotidienne recouvrent,

des

agents

c'est-à-dire,

sociaux

ces

trois

les objets, leurs

mondes

images

se

et les

formes de leur reproduction discursive apparaissent en unité organique. Mais à la différence des classiques de l'économie politique bourgeoise, Marx n'est pas enclin à accepter les évidences de la conscience vulgaire comme prémices de ses études de l'infrastructure économique.de la vie sociale. Là où Smith, Ricardo et Petty voient des conventions sociales naturelles indécomposables, l'auteur du Capital découvre des formations synthétiques. Dans une lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, il écrit :

La science consiste exactement en la démonstration des manifestations de la loi de la valeur. Or, si l'on veut « expliquer » d'avance tous les phénomènes d'apparence contraire à la loi, on devrait mettre la 84


science devant la science. C'est notamment l'erreur que fait Ricardo, de présupposer comme données (...) des catégories de toutes sortes, qui doivent désormais être déduites, pour prouver leur équivalence à la loi de la valeur (...) . L'économiste vulgaire n'a pas la moindre idée de ce que les vrais rapports coutumiers d'échange et les quantités de valeur ne peuvent pas être identiques. Tout le sens de la société bourgeoise consiste notamment en cela, qu'il n'existe pas en elle à priori une régulation sociale consciente de la production. Le raisonnable et le naturellement nécessaire s'effectuent seulement en tant que milieu agissant aveuglément. Mais l'économiste vulgaire croit faire une grande découverte quand, au lieu de découvrir le lien interne des choses, il affirme d'un air sérieux qu'à l'intérieur des phénomènes, les choses acquièrent une autre forme sensorielle. En fait, il est fier de tenir fermement à l'apparence, et de la traiter de chose définitive. Alors, à quoi sert la science?113 De prime abord,

il n'y a rien de plus

simple que de

répondre à la question ainsi posée, en suivant la logique du raisonnement existence l'essence

qui

la

seulement des

précède: en

choses;

sa

tant

la

science

que

savoir

fonction

sociale

justifie

son

.authentique

de

est

de

d'abord

discréditer, et ensuite de corriger les opinions des gens, basées sur l'idée naïve que le monde est tel qu'il apparaît dans l'expérience sensorielle. Mais ce n'est pas la réponse de Marx, c'est celle de la métaphysique classique, qui oppose catégoriquement le savoir à l'opinion, sans se rendre compte de la dialectique complexe de leurs rapports réels, c'est-àdire, sans considérer les effets de leur interaction dans le cadre de l'activité humaine consciente. Lors d'une lecture plus

attentive

du

fragment

cité

de

la

lettre

de Marx à

Kugelmann, il devient clair que les notes critiques qu'elle contient sont adressées non pas aux formes, dans lesquelles Ibidem, pp. 729-793. 85


se cristallise la conscience quotidienne de homo economicus, mais

à

l'incapacité

de

l'économie

politique

classique

d'assimiler en soi la contradiction réelle entre ces formes, et les résultats de l'analyse Déclarant

que

la

montrer comment

science

scientifique du capitalisme.

économique

se manifeste

doit

la loi de

s'efforcer

« à

la valeur », Marx

appelle au dépassement de l'a priori métaphysique fondamental de

la

rationalité

mondes

classique,

parallèles :

phénomènes,

et

l'activité

du

le

celui lien

sujet

d'après

des

entre

lequel

essences, eux

il y et

s'effectue

transcendantal.

Montrer

manifeste une loi précise du développement

a deux

celui à

des

travers

comment

se

socio-économique

ne veut dire rien d'autre que montrer comment les structures objectives

de

la

l'intermédiaire conscience

vie

des

sociale,

socio-économique

figures

fonctionnent

également

c'est-à-dire,

objectives

par

par

de

la

l'intermédiaire

de

certaines représentations sociales qui doivent leur validité publique

au

fait

qu'elles

sont

attachées

à

des

objets

matériels concrets. En ce sens, la tâche de la science est de loin plus compliquée que ce qu'elle paraissait aux XVIle et XVIIIe

siècles,

contentaient théorique première choses

quand

de

à

les

savants

distinguer

la

conscience

et

et

les

philosophes

d'opposer

quotidienne,

la

se

conscience

considérant

la

comme la source du savoir réel de la nature des (natura

d'illusions,

rerum),

d'erreurs,

et de

la

seconde

préjugés

etc.

comme La

un

dépôt

science

dont

parle Marx vise non seulement à discréditer « les idoles de l'esprit », d'après

l'expression

de Francis Bacon, mais de

les intégrer à l'image ontologique du monde social et, en les étudiant du point de vue de leur provenance, pénétrer dans les

structures

fondamentales

conscience sociale.

de

l'être

social

et

de

la


D'après approche

Mamardachvili,

par

excellence

il

est

question

non-classique

de

la

ici

d'une

civilisation

humaine, qui met en suspens le côté subjectif de l'activité consciente

afin

d'éclaircir

son

fondement

objectif

et

matériel.

Ici, les différents objets, écrit-il, sont des « épaississèments » du système, au sein desquels on voit comment il est structuré en profondeur. Par voie d'analyse, le développement de leur forme peut être poursuivi jusqu'au moment de son apparition dans la structure. Quant à la perception de cette forme dans l'esprit, elle se caractérise par l'impossibilité de concevoir les rapports desquels elle puise son contenu primaire. La forme apparaît en tant que représentant des rapports en question (ou bien les remplace) dans la conscience. Et dans ce processus d'élimination de rapports et de leur remplacement par la forme, l'individu ne participe pas par raisonnement114. Donc, pour Marx, les formes où l'être social apparaît au niveau de la conscience sociale, ne sont pas du tout le fruit d'une activité strictement rationnelle de la part des agents sociaux, si l'on entend sous activité strictement rationnelle (suivant Descartes préjugés

115

.

classique. caractère

Mais Comme

et Kant) sur je

ce l'ai

irrationnel

des

la pensée

point, déjà

il

autonome,

n'y

a

libre de

rien

de

non-

souligné,

l'accent

sur

le

représentations

sociales

est le

point commun de maintes doctrines philosophiques classiques. Il est bien évident qu'on doit chercher ailleurs le moment non-classique chez Marx, et Mamardachvili 114

M.

MaMapflaiiiBHJiM,

"AHajiM3

Mamardachvili, «L'analyse de Marx»], réf.cit., pp. 15-16.

co3HaHMH

B

la conscience

115

le retrouve dans

paôoTax

MapKca"

[M.

dans

les œuvres

de

Voir Kant, Critique de la faculté de juger, §40.

87


l'idée que la conscience sociale est une réalité ontologique autonome,

qui

consiste

en des

formations

mentales

quasi-

naturelles. Et ce qui est le plus important, Marx se rend compte que cette réalité est absolument opaque du point de vue des

théories

classiques

de

la vérité, basées

sur la

distinction métaphysique entre essence et phénomène, connue depuis l'Antiquité. Quoi qu'on dise du potentiel théorique de cette distinction, on ne saurait pas nier qu'il n'est pas conforme

à

la

apparaissent

manière

dans

dont

les

l'espace

de

objets

la

de

la

conscience.

perception Quand

elle

défend fermement la conviction que la plénitude ontologique des

choses

dans

ce

monde

est

due

à

leur

rationalité

immanente, qui

à son tour devient accessible à l'homme à

travers

formes

les

« pures »

de

la

contemplation

intellectuelle, la métaphysique classique impose en pratique un tabou à l'étude philosophique des moments pré-réflexifs dans la structure de l'activité humaine.

Comme qu'une

tous

les

expression

de

tabous, la

celui-ci

peur

de

n'est

rien

l'inconnu.

d'autre

Mais

à

la

différence des tabous dans les cultures primitives, ici est présente une tendance à la maîtrise de cette peur non pas par les moyens de la religion et de l'occultisme, mais par ceux de la logique et de 1'épistémologie. Comme il est déjà devenu clair, Marx voit le point culminant du développement de cette tendance dans les doctrines bourgeoises de l'homme et de la société, et plus précisément dans les structures théoriques de l'idéalisme philosophique et de l'économie politique. En ce

sens,

critique

sa des

critique tentatives

de

l'idéologie de

bourgeoise

rationalisation

mentalité humaine.

88

totale

est de

une la


2. Les formes inversées

Comme

résultat

marxienne

de

de

la

ses

études

conscience,

sur

la

théorie

Mamardachvili

critique

arrive

à

la

conclusion que la puissance heuristique de cette théorie est due à la notion de forme inversée (Verwandelte Form). D'après lui, en construisant cette notion, Marx arrive à introduire un

nouveau

régime

méthodologie

des

de

travail

sciences

dans

humaines,

la

logique

grâce

auquel

possible l'analyse de la conscience en tant que objective

(dans

le

sens matérialiste

du

mot)

et

la

devient structure

de

la

vie

sociale.

Je suis entièrement d'accord

avec

les commentateurs de

Mamardachvili, qui trouvent son interprétation de la notion de forme inversée très éloignée de celle de Marx puisqu'elle élargit dans une grande mesure le champ de ses applications possibles.116 Si, pour Marx, la forme inversée n'est ni plus ni moins qu'un voile mystique sur les processus réels dans le système de l'économie capitaliste, pour Mamardachvili, c'est une

forme

structure

d'existence et

du

des

objets,

fonctionnement

de

caractéristique

de

tout

social

organisme

la

complexe117. 116

Voir par exemple T. KanpweB, « npeBtpHaTMTe <£opMM - ôejreacKM B nojieTo Ha TeKCTa M KOHTeKCTa » [G. Kapriev, «Les formes inversées - notes dans les marges du texte et du contexte»] ,B: KppiTMKa M xyMaHH3rbM, 6/1999, pp. 61-70. 117

Dans ce cas, par organisme social complexe on entend une société, qui a créé maintes structures intermédiaires, destinées à régler les rapports entre les agents sociaux.

89


Une pareille forme d'existence est le produit de l'inversion des rapports internes d'un système complexe, qui apparaît à un niveau déterminé, et qui cache leur caractère réel, ainsi que leurs rapports directs, sous des manifestations indirectes Ces

dernières,

de

leur

côté,

constituent

un

monde

particulier, peuplé d'objets qui sont absurdes du point de vue

de

la

rationalité

scientifique

et

philosophique

classique, mais en revanche, ils sont des facteurs tout à fait réels dans la vie des agents sociaux. En ce sens, ils sont des

témoignages

irremplaçables

des

tendances dans la

reproduction des structures sociales au niveau de la réalité humaine.

Parmi eux, écrit Mamardachvili, les hommes se sentent comme un poisson dans l'eau ; il sont un éther vital habituel, allant de soi (et imperceptible, tout comme on ne voit pas l'air et on ne sent pas sa pression), transpercé de constructions, de remaniements et de liens tout à fait rationnels, et personne n'y est pour rien dans le rôle médiateur de ces formes et prémisses de départ, personne n'a besoin qu'elles soient restaurées comme telles, c'est-à-dire, comme des formes qui témoignent de quelque chose de différent, et intervenant pour désigner cette chose différente119. Mais

cela

ne veut pas dire

que

cet « éther vital »

constitue un champ sémantique inaccessible pour la science. Au contraire, le problème de l'existence des formes inversées

118

M.

MaMapflauiBMJTKi,

"TlpeB'bpHaTHTe

çt>opMM.

3a

HeoBxoflHMOCTia

OT

M3pa3M" [M. Mamardachvili, «Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions irrationnelles»], B: KpMTMKa M xyMaHM3rbu, 6/1999, p. 48. 119

Ibidem, p. 52.

90


donne

la possibilité

recherches

sur

la

d'élargir

condition

la base

humaine,

ontologique des

et

d'élaborer

de

nouvelles stratégies d'intervention épistémologique dans la sphère qui a été définie par la philosophie moderne par le terme de « sens commun ». En fin de compte, il s'agit de la possibilité d'arriver à un niveau d'objectivité radicale dans la description d'un système social donné, en surmontant

(...) non seulement ce qu'on appelle « obstacle phénoménologique », qui nous oblige à nous conformer à la vie interne du système, mais aussi le formalisme de l'approche structuraliste120. Mais, pour réaliser notion

de forme

cette possibilité,

inversée

acquière

il faut que la

le statut

d'opérateur

légitime dans l'appareil logique des sciences humaines121. En d'autres termes, on pourrait arriver à de bons résultats dans l'analyse

scientifique

objectivés l'aide

des

par l'intermédiaire

de

la

significations

notion

de vérité

phénomènes

sociologiques

de la langue

d'inversion,

seulement à

irréductible

et de fausseté,

aux

qui forment la

matrice du calcul propositionnel.

Le terme d'inversion, précise Mamardachvili, est un terme dans le langage du chercheur, et non dans le langage objectif du système lui-même, mais il permet que les formes de celui-ci soient acceptées dans la théorie, en ajoutant à leur phénoménalité les

120

Ibidem,

pp.

50 - 5 1 .

121

Voir fl. flenHOB, YBOM B norpiKaTa M MeTOffoJiorMsiTa Ha HayKM [D. Deyanov, Introduction à la logique et la méthodologie des sciences humaines], "njiOB^MBCKo yHHBepcHTeTCKo M3flaTejicTBO 2001, pp. 32-36.

91


résultats de leur description objective, complète et non contradictoire122. En ce

sens,

la

signification

d'inversion

est

le seul

instrument logique qui donne accès à la réalité ontologique, cachée « derrière les phénomènes de la conscience »123, c'està-dire,

à

l'existence

de

la

social,

dont les formes ne

conscience

en

tant

qu'être

dérivent pas directement des

figures de la conscience de soi. D'après Mamardachvili, c'est notamment à cet égard que Marx, qui en pratique marque le début

des

études

phénoménologiques

sur

la

nature

de

la

conscience, va beaucoup plus loin que les phenomenologues du XXe siècle. A la différence de ceux-ci, Marx ne se borne pas à

l'analyse

conscience,

et mais

à

la

il

description

s'efforce

des

phénomènes

d'expliquer

les

de

la

mécanismes

socio-économiques qui les rendent possibles.

Bien sûr, cela ne signifie pas que la thèse de Marx du rôle déterminant conscience

de

sociale

l'existence doit

être

sociale par

interprétée

au

rapport sens

à la de

la

« théorie du reflet », esquissée par Lénine et élaborée par Todor Pavlov, d'après

laquelle les formes de la conscience

sociale se remplissent d'un contenu concret en reflétant le caractère de la réalité socio-économique124. En dépit de ces prétentions

novatrices,

cette

théorie

renvoie

à

la

122

M. MaMapnaciBMJiM, "FIpeB'bpHaTMTe $opMM. 3a HeoôxoflMMocTTa O T MpauMOHaJiHM M3pa3M" [M. Mamardachvili, «Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions irrationnelles»], réf.cit., p. 50. 123

M. MaMapflauiBMJiM, "AHajiM3 co3HaHna B paôoiax MapKca" [M. Mamardachvili, «L'analyse de la conscience dans les oeuvres de Marx»], réf.cit., p.19. 124

Voir

T.

naBJioB,

TeopMX

reflet], "HayKa M MSKYCTBO"

aa

OTpaweHMeTO

, Convia, 1987.

92

[T.

Pavlov,

Théorie

du


métaphysique

classique,

qui

considère

les

actes

de

la

conscience à travers la correspondance entre forme et contenu de

la

pensée125.

De

cette

manière,

bien

que

sans

le

reconnaître, cette théorie ignore complètement la spécificité des formes inversées, chez lesquelles

(...) la forme phénoménale acquiert une signification « essentielle » autonome, et au sein du phénomène le contenu se remplace par un autre rapport, qui fusionne avec les propriétés du porteur matériel (le substrat) de la forme elle-même (par exemple dans le cas du symbolisme), prenant la place du rapport réel126. Bref, encline

si à

déterminent

la

phénoménologie

sous-estimer l'activité

les de

des

phenomenologues

conditions la

matérielles

conscience,

le

est qui

marxisme

orthodoxe a une attitude hautaine à l'égard des études sur la couche phénoménale dans la structure de cette activité. s'agit

donc

de

deux

types

de

réductionnisme,

dont

Il les

résultats sont deux images de la réalité humaine et sociale, également insatisfaisantes du point de vue ontologique.

D'après Mamardachvili, pour sortir de cette situation, il faut construire une nouvelle « théorie de type marxien »127,

125

Au nom de la rectitude scientifique, il faut dire que la critique de la théorie du reflet n'est pas le point central dans l'article sur les formes inversées. Par contre, la position critique de Mamardachvili à l'égard de cette théorie s'exprime à plusieurs reprises lorsqu'il affirme que la forme inversée est impensable dans les termes du reflet. 126

M.

MaMapflaniBMjiM,

"IlpeBrbpHaTMTe

$opMM.

3a

HeoôxoflMMocTTa

OT

M3pa3n" [M. Mamardachvili, «Les formes inversées. Sur la nécessité d'expressions irrationnelles»], réf.cit., p. 49. 127

Ibidem, p. 58.

93


qui

doit

unir

en

soi

les

analyses

phénoménologiques

et

structuralistes de la conscience; ou, autrement dit, il est nécessaire de construire

(...) un espace ontologique de la pensée, différent 1' « espace cartésien », et par là même capable servir à l'élaboration (...) de formes élargies de pensée rationnelle, du savoir objectif et de description objective128.

de de la la

Ainsi à la fin des années soixante Mamardachvili se donne une

tâche,

qui

va

déterminer

la direction

de

ses

études

jusqu'à la fin même de sa vie. Jusqu'ici, j'ai poursuivi la réflexion qui a amené Mamardachvili à la formulation de cette tâche.

Mon

but

était

de

montrer

comment,

partant

de

la

question de la légitimité de « l'absolutisme des Lumières », il est arrivé au problème des limites ontologiques de la rationalité

classique.

essayer de voir comment la

figure

du

penseur

Dans

la

section

suivante

je

vais

ce problème est lié à la genèse de professionnel,

typique

pour

la

modernité.

3. Penser la genèse du penseur professionnel

Du

romantisme

à

travers

la

philosophie

de

la

vie

à

l'existentialisme, et de la critique de l'économie politique à travers la théorie critique au structuralisme, la critique de la modernité est étroitement liée à la critique d'un type

Ibidem, p. 59.

94


d'ethos

qui

pourrait

être défini

de

façon

générale

comme

bourgeois.

On

peut

générateur

dire de

que

la

trois

métaphysique

du

conscience

grandes

Moi,

bourgeoise

idées.

l'idée

Ce

est

sont

le

l'idée

politico-économique

de

l'entrepreneur libre, et l'idée sociopolitique du citoyen129. Ces trois idées sont les trois dimensions principales de la subjectivité tension

bourgeoise,

entre

le

dont

libre

la

spécificité

arbitre

de

est

l'individu

dans

la

et

son

aspiration permanente d'obtenir des garanties formelles de la liberté de ses actions. Cette tension est entretenue par ce que

Michel

Foucault

appelle

« disposition

critique »,

et

qu'il lie au souci permanent de l'homme moderne à l'égard des principes

et

des

moyens,

par

la

force

desquels

il

est

gouverné. Le souci en question apparaît aux XVIe et XVIle siècles,

en

conséquence

différenciation

des

de

la

stratégies

multiplication et

des

et

de

la

techniques

de

gouvernement des âmes et des corps humains, et rend possible la

mise

en

doute

de

toute

forme

de

gouvernement

déjà

instaurée.

En face, et comme contre partie, ou plutôt comme partenaire et adversaire à la fois des arts de gouverner, comme manière de s'en méfier, de les récuser, de les limiter, de leur trouver la juste mesure, de les transformer, de chercher à échapper à ces arts de gouverner ou, en tout cas, à les déplacer, à titre de réticence essentielle, mais aussi et par là même comme ligne de développement des 129

Voir M. OccoBCKan, Puuapb M 6ypacya [M. Ossovskaya, Le chevalier et le bourgeois], "Ilporpecc", MocKBa, 1987 et W. Sombart, Le bourgeois. Contribution à 1 'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1966.

95


arts de gouverner, il y aurait eu quelque chose qui serait né en Europe à ce moment-là, une sorte de forme culturelle générale, à la fois attitude morale et politique, manière de penser, etc., et que j'appellerais tout simplement l'art de n'être pas gouverné ou encore de ne pas être gouverné comme ça et à ce prix130. L'art de ne pas être gouverné, mais de gouverner, ou bien,

plus

précisément,

de

déterminer

par

soi-même

les

paramètres qualitatifs et quantitatifs de tout gouvernement, constitue

le

fondement

éthico-politique

de

la

rationalité

bourgeoise. Etant un système dynamique de règles de maîtrise théorique et pratique de l'univers naturel et social, cette rationalité

se

reproduit

en

dépendance

fonctionnelle

de

l'attitude critique envers la réalité. Cette attitude engage la

conscience

bourgeoise

dans

son

régime

spécifique

de

travail, qui exige du sujet porteur de cette conscience de faire correspondre sans cesse les résultats de son activité aux mécanismes et aux conditions qui la rendent possible. Il s'agit

de

la réflexion

cristallisent toute privés

le

entreprise

sens,

critique,

les principes

consciente

et publiques

dans

le

dans et

les

système

qu'on a la coutume

laquelle

se

objectifs de de

d'appeler

rapports société

bourgeoise ou moderne.

Ainsi conçue, la réflexion critique s'avère, pour ainsi dire, le moteur de la rationalité bourgeoise, et par là - le signe principal d'identification de la conscience bourgeoise. Si l'on admet cela, alors il faut conclure que la critique même de la bourgeoisie

130

M.

Foucault,

(qu'elle vienne de « gauche » ou de

« Qu'est-ce

que

la

critique ? »

(Critique et

Aufklarung) », in Bulletin de la société française de Philosophie, t. LXXXIV, No 2, avril - juin 1990, p. 38. 96


« droite ») monde.

est

Elle

inhérente

n'est

réflexivité

à

qu'une

la conception bourgeoise du

des

moderne,

psychologiquement

maintes

formes

de

éthico-politiquement

constituées.

C'est

la

la et

forme

la

subjectivité met en doute sa propre constitution en tant que système de règles d'autogestion privée

et

publique.

Le

constitution ne pourrait

de l'individu

principe

suprême

dans sa vie d'une

telle

être autre que le droit même de

mettre en doute toute sorte de réalité soit-elle objective ou subjective. En ce sens, la critique de la bourgeoisité en tant

qu'autocritique

de

la

subjectivité

moderne

devient

possible à partir du moment où la mise en doute de la réalité commence

à

être

conçue

comme une

choses, c'est-à-dire à partir

chose

dans

l'ordre

des

du moment où l'on commence à

considérer la subjectivité comme un fait du monde objectif, et non

pas

comme

un

acte

constituant

toute

objectivité.

Essayons de voir, avec l'aide de Mamardachvili, pourquoi et comment on est arrivé à ce moment.

D'après classique modernes

Mamardachvili, représentée

est une

par

structure

la la

rationalité

philosophie

formelle

de

et

bourgeoise la

l'esprit,

science c'est-à-

dire, un ensemble de phénomènes intellectuels pareils sur le plan de l'expression. Cette structure est issue de ce qu'il appelle « formalisme historique de la conscience », et qu'il définit comme

(...) un mécanisme de production culturelle, différent aux différentes époques, qui effectue le lien entre un certain type de prise de conscience de la part du penseur de ce qui concerne son statut d'être pensant dans la société et dans l'ordre général des choses, et un type de construction de la réalité, c'est-àdire, la reproduction de cette dernière à l'intérieur 97


d'un schéma donné qui détermine une certaine attitude ou une « intention » à l'égard de la réalité131. En

d'autres

termes,

conscience

est

une

constituant

la

forme

philosophique.

Mais

le

formalisme

sorte de

de

principe

tout

ce principe

historique

contenu se

de

surindividuel

scientifique

découvre

la

et

et

s'observe

uniquement au niveau de la conscience individuelle qu'a le penseur de la place et du rôle du travail intellectuel dans les

structures

de

la

vie

sociale,

conditionnées

par

le

système de division du travail. Ce système détermine, à son tour,

les conditions objectives de la relation sujet-objet

sur le plan de la production culturelle. Au niveau subjectif, ces conditions

se transforment

en principes

de

l'activité

intellectuelle.

Donc, il est clair que la spécificité de la rationalité bourgeoise doit être dérivée de la spécificité de la division du travail132 dans la société bourgeoise classique. Mais dans la mesure quelque 131

M.

les

formes

développement

MaMapflaïUBMJiw,

3.

de

cette

historique, CojiOBbeB,

B.

division le

type

IÏÏBbipeB, OnbiT

peuvent

subir

classique

de

"KjiaccHqecKaa

[M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et conteporaine. Essai de comparaison epistemologique»], B: Bonpocn ^MJIOCO^MM, 12/1970, p. 24. 132

Ici, je me conforme à la conception suivante de Marx : « La division du travail, écrit-il dans L'Idéologie allemande, n'acquiert son vrai caractère qu'à partir du moment ou intervient la division du travail matériel et du travail intellectuel. Dès cet instant, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel : à partir de ce moment, la conscience est capable de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie « pure », théologie, philosophie, etc. » (K. Marx, Philosophie, réf.cit., p. 315) .


rationalité bourgeoise doit également être considéré

comme

une chose dynamique qui change dans le temps. Alors, comment saisir le principe et les formes de ce changement ? Comment saisir

et

faire

ressortir

permettent

de parler

L'approche

suggérée

d'un

les

éléments

stables

type déterminé

par

Mamardachvili

qui

nous

de rationalité ?

au

problème

ainsi

défini est la suivante : fixer les topos principaux de la conscience bourgeoise

classique ; restaurer

sa structure à

partir des relations entre eux, et observer les changements dans

cette

structure

historiquement

à

travers

changeable

du

le

prisme

penseur

de

bourgeois

l'attitude envers

le

travail intellectuel et les structures économiques et sociopolitiques, qui déterminent le caractère de ce travail.

Par

définition,

la

société

classique133

bourgeoise

fonctionne d'après le principe de la concurrence libre, ce qui veut dire que tout membre de la société est libre de faire

des projets

et d'effectuer

des activités

selon ses

capacités réelles, organisées par son aptitude plus ou moins développée

à

conformer

son

public134. Cette aptitude n'est sens

commun

en

tant

que

intérêt

privé

rien d'autre

capacité

de

à

l'intérêt

que le fameux

distinction

entre

133

II est question des structures et formes de vie socioéconomiques, caractéristiques pour la période de l'histoire de la civilisation occidentale, qu'on a accepté d'appeler modernité classique ou époque du capitalisme classique (début XVIle - fin XIXe siècle). 134

L'accord entre intérêt privé et intérêt public est une des conditions les plus importantes de la reproduction de l'intérêt proprement bourgeois, ou de ce que John Locke appelle intérêt civil. « Par intérêt civil, écrit John Locke, j'entends la vie, la liberté, la santé et l'absence de souffrances physiques, et aussi la possession de biens extérieurs tels qu'argent, terres, maisons, mobilier, etc. » (fixe. JIOK, IIMCMO 3a TOJiepaHTHOCTTa [J. Locke, Lettre sur la tolérance] , "Taji-MKo", C O $ H H , 1997, p. 35).

99


jugement

correct

et

jugement

mauvaise

action,

etc.

incorrect,

« Car

ce

n'est

entre

pas

bonne

assez

et

d'avoir

l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien »135. Donc,

le

principal,

effectivement

dans

c'est

la

d'être

perspective

capable de

sa

de

penser

propre

action

rationnelle, c'est-à-dire, savoir ce que l'on veut et comment y accéder, en tenant compte de la situation concrète dans laquelle l'action doit se réaliser. Tel est le vrai pathos de la

réalité

théoriques

bourgeoise édifient

classique

le

corps

de

dont

les

constructions

la philosophie

et

de la

science bourgeoise classique. « La forme interne idéale de ce corps

est

« la

position

de

l'homme

conscient

dans

le

monde »136, laquelle position est possible seulement aux deux conditions d'être

suivantes :

capable

de

premièrement,

faire

quelque

avoir

chose

de

la

conscience

raisonnable, et

deuxièmement, être capable d'argumenter son action notamment comme

raisonnable,

activité structure

c'est-à-dire,

consciente, des

valeurs

conforme d'une

comme

aux

raison

le

fruit

catégories universelle

et ou

d'une à

la

d'une

conscience universelle. Ces deux conditions constituent les paramètres formels de « l'espace de la pensée classique »137. Et c'est notamment dans les rapports entre elles au niveau de la

réflexion

philosophique

qu'apparaît

un

des

problèmes

essentiels de la rationalité bourgeoise classique. J'ai en

135

Descartes, Discours de la méthode, Edition établie par G. RodisLewis, GF-Flammarion, Paris, 1992, p. 23. 136

M.

MaMapflaniBMJiM, 3. CojiOBbeB, B. IIlBbipeB, « Kuaccw^ecKan n 6ypacya3Han ^MJIOCO^MH. OntiT 3nncTeMOJïornyecKoro » [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison epistemologique»], réf.cit., p.26. '"ibidem, p. 26.

100


vue

le

problème

de

« la

rationalisation

idéologique

secondaire »138 des actes de la pensée et de leur épreuve de la part du penseur. Mais avant de poser problème,

je vais

caractéristiques classique,

énumérer, en suivant Mamardachvili, les

principales

telles

explicitement ce

qu'elles

de la rationalité se manifestent

dans

bourgeoise l'héritage

théorique de la modernité classique.

D'après les classiques, écrit Mamardachvili, dans l'ensemble de toutes les assertions du monde, on ne pourrait en admettre aucune qui ne soit pas déjà passée par le purgatoire du rapport à l'activité humaine139. C'est pour cette raison que le monde objectif est conçu, pensé

et

décrit

entièrement

dans

les

catégories

de

l'activité : la richesse - dans les catégories du travail, de la production et de la consommation ; le savoir - dans les catégories du processus de connaissance ; la société - dans les catégories de l'action sociale, etc. Les philosophes et les savants modernes

(...) font des tentatives de décomposer et de déchiffrer toute réalité, en la dissociant et reproduisant dans les termes de l'activité, c'est-àdire dans les termes des rapports internes entre provenance et mécanisme de manifestation, en éliminant tous les liens qui ne peuvent pas être poursuivis de cette manière140.

138

139

Ibidem, p. 26. M.

MaMapflauiBMJiM,

"JleKUMM

Mamardachvili, «Cours de XyMaHM3'hM, 4 / 1 9 9 3 , p . 3 1 . 140

M.

MaMapaamBMJïM,

"

3.

no

eBponeMCKM

Rationalisme

CouoBbee,

[M. Mamardachvili, 101

B.

pauMOHanM3rbM" [M.

européen»],B:

H.

UlBbipeB, Ont>iT

E.

Soloviev,

KpMTMKa M

"KjiaccwyecKaH

V.

Chviriev,

M

«La


En

ce qui concerne

le point

de départ

d'une

telle

approche, il consiste en

( . . . ) l'idée de l'ordre naturel extra-personnel, de la chaîne interminable de causalité, qui transperce l'être entier, mais qui en même temps a une structure rationnellement accessible141. Il

est en

rationalisme

fait

question

moderne,

d'après

du

fameux

lequel

postulat

il

du

existe une

correspondance totale entre l'ordre des choses et l'ordre des idées142, et cette correspondance garantit la possibilité de penser les choses de manière cohérente, et de connaître le monde matériel. Il suffit que le sujet prenne conscience de cette possibilité pour capable analysant

d'arriver

«acquérir»

au savoir

ses propres

connaissance

résulte

la conscience

authentique

idées

de ce monde en

sur ce monde.

nécessairement

d'un être

Une telle

de la réflexion

comme

procédure de reproduction de la «pure» conscience au niveau de

la conscience

de l'individu

pensant.

Ou bien,

comme

l'affirme Mamardachvili :

On supposait qu'en séparant les formations rationnellement évidentes de la substance de l'expérience interne, l'individu pensant voit en même temps les caractéristiques fondamentales du monde tel qu'il est143. philosophie bourgeoise classique et contemporaine. comparaison épistémologique»], réf.cit., p. 27. 141

Ibidem, pp. 27-28.

142

Voir par exemple Spinoza, VII. 143

Essai de

M. MaMapflaniBMJiM,

3 .

6ypacya3Han

Ethique,

ConoBteB, $MJIOCO$MK.

102

Deuxième p a r t i e ,

B . IIlBbipeB, OEILIT

Proposition

"KuaccMyecKan

w.


La

procédure

intentionnel,

en

question

nécessaire

à

sa

se

soumet

répétition

au

contrôle

quasi-mécanique.

Ainsi, on attribue à la conscience une téléologie immanente, suivant

laquelle

l'objectif

de

son

fonctionnement

est

la

reproduction réflexive de ses propres structures. Et, dans la mesure où ces structures sont en fait les structures de la réalité elle-même, il s'avère que

(...) tous les liens profonds dans le monde sont transparents et accessibles au sujet connaissant et conscient, dont le regard s'étale sur l'infini uniforme de « l'univers d'objets », sans en outre rencontrer des obstacles de principe devant la perception cognitive universelle144. La philosophie contemporaine appelle cela essentialisme. Il est évident

que de

la position de

1 ' essentialisme, la

transparence de l'existence doit sans cesse être soutenue, et dans ce but il est nécessaire de construire un point de vue absolu,

auquel

le

sujet

connaissant

doit

s'identifier

de

manière abstraite, et qui

(...) se trouve hors de lui, «au dessus de» lui, dans la perspective absolue de l'être qui se dévoile devant la conscience145. Ce point de vue crée un espace communicatif universel, où le savoir peut être communiqué de sujet en sujet, sa réception [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison epistemologique»], réf.cit. p.29. 144

Ibidem, p. 31

145

Ibidem, p. 31

103


correcte étant garantie en outre par la supposition qu'il a été obtenu au moyen de mécanismes de connaissance ou lors de conditions de connaissance universellement valables146.

Telles

sont

grosso

modo

les

caractéristiques

de

la

rationalité bourgeoise classique, cristallisée en des formes théoriques. Si on se fie à Mamardachvili, la spécificité de ce type de rationalité est déterminée par le mouvement vers une abstraction de plus en plus complète et entière de la capacité de conception de ses conditions objectives.

Le

résultat

final

de

ce

socio-économiques mouvement

est

la

catégorie de la conscience «pure». Et comme on définit la conscience «pure» en l'opposant à la conscience quotidienne, ainsi l'action du penseur professionnel gagne sa légitimité en se distinguant et s'opposant à la vie quotidienne. Cette opposition s'impose par le fait que celui-ci cause d'appliquer

s'est voué à la

les schémas explicatifs universels de la

raison aux données de l'expérience.

Il fait la distinction

entre pensée

et

«pure»

et «appliquée»

les oppose

l'une à

l'autre, afin de pouvoir intervenir dans leurs rapports.

Un

tel

type

d'intervention

devient

possible

en

conséquence de la rupture entre les structures de l'esprit et la « réalité pratique et historique »147 qui a eu lieu dans la

146

Cf.

M.

MaMapflaniBMjiw,

KjiaccMyecKMM

w

HeKJiaccw^ecKMM

pauMOHanbHOCTM [M. Mamardachvili, L'idéal classique et l'idéal non-classique de la rationalité] , "Meu,HHepe6a", TÔMJIMCM, 1984, p.25. 147

M.

MaMapflaiiiBMJTM,

3.

ConoBbeB,

B.

IÏÏBbipeB,

"KjiaccnyecKaH

M

6ypacya3Han $MJIOCO$MH . OntiT " [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison épistémologique»], réf.cit., p. 35.

104


société bourgeoise classique. Cette rupture a été causée par le

manque

d'adéquation

caractère société

imprévisible

bourgeoise

relativement

entre de

les

l'activité

classique,

uniforme

et

d'un

classique,

de

l'autre.

bloque

mécanisme

réflexif

diverses

individuelle côté,

schématique

bourgeoise le

formes

Ce

et

de

le la

manque

d'explication

et

le

dans

la

caractère conscience

d'adéquation adéquate

de

l'action rationnelle, fait vaciller la position de « l'homme conscient

dans

le

monde »,

et

mène

à

une

crise

de

la

conscience bourgeoise.

Le penseur bourgeois classique commence à se tourmenter du conflit entre

(...) le sentiment pathétique de l'ordre ontologique naturel et de l'organisation rationnellement accessible du monde, et le sentiment que les forces matérielles de l'être lui sont hostiles et incompréhensibles148. Ou bien entre la foi raisonnable de Leibniz en prédestinée

entre

les

causes

efficientes

et

l'harmonie les

causes

finales149, et l'horreur de Pascal face au « silence éternel de

ces

espaces

l'absurdité

de

infinis »150. la

réflexion

Il en

constate tant

que

chaque procédure

jour de

maîtrise de la réalité courante par sa reproduction dans les catégories de la «pure» conscience, mais ne veut pourtant pas renoncer à sa conscience de médiateur entre les processus et les phénomènes réels dans le monde et la raison universelle. 148

Ibidem, p. 36.

149

Voir Leibniz, Monadologie, § 87.

150

Pascal, Pensées, 206, Edition Brunschvicg.

105


Alors, il ne lui reste rien d'autre que de chercher et de trouver des garanties

rationnelles

de son rôle médiateur.

Pour ce faire, il doit l'objectiver et ensuite le situer dans l'ordre général

de l'être.

Ainsi,

il sera préservé, mais

comme une objectivité constituée et non pas comme une force constitutive, c'est-à-dire non pas comme le début de l'action humaine consciente mais comme un terme moyen entre la Raison et la réalité, donc comme un opérateur logique.

Au

fond,

il est question

ici d'une « rationalisation

151

idéologique de la conscience » à

, engendrée par l'aspiration

régler de façon pacifique le conflit entre la Raison et la

réalité. Guidé par cette aspiration, le penseur bourgeois, sans

s'en

rendre

conscient sociale

dans du

retrouve

le monde »,

penseur

dans

quelqu'un

compte, quitte

qui

le

« la position

pour

s'incarner

professionnel. système

maîtrise

de les

en

Autrement

division

du

instruments

de l'homme la

dit, travail

de

la

figure il

se

comme pensée

théorique, et qui fonctionne là-dedans comme producteur de biens

symboliques.

Et

comme

dépend de la rationalisation penseur

professionnel

la

productivité

du

travail

des moyens de production, le

s'avère

forcé

de

rationaliser

au

maximum son moyen essentiel de production : la pensée. Il est obligé

de

réfléchir

comment

la

pensée

pourrait-elle

fonctionner afin d'obtenir un savoir objectif et utile à la société, c'est-à-dire, un savoir qui pourrait se reproduire, nonobstant les conditions subjectives des actes cognitifs, et qui donnerait des résultats économiques et socio-politiques

151

M.

MaMapflaiBBMUM,

3.

CojiOBbeB,

B.

IIlBbipeB,

"KjiaccMyecKan

6ypxya3Ha« $MJIOCO$MH . OnbiT " [M.Mamardachvili, E.Soloviev, V.Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine»],réf.cit, p.38.

106


positifs.

Pour

l'existence

résoudre

d'une

ce

conscience

problème «pure»,

il

faut

admettre

sans prémices,

base du savoir objectif. C'est ainsi qu'on peut

comme

résoudre

aussi le problème concernant la légitimation de la fonction sociale

du

penseur

professionnel,

dernier qui devra travailler suivant

car

c'est

les consciences

notamment

ce

individuelles

le modèle de la conscience «pure», c'est-à-dire -

montrer aux non professionnels dans le domaine de la pensée comment penser

de manière objective et positive. Bref, ce

n'est que lui seul qui sera capable de servir « l'industrie de la conscience »152, dont il a élaboré les principes.

L'industrialisation venue

pour

compenser

de

la

production

la

rupture

entre

intellectuelle, la

conscience

secondairement rationalisée et la réalité courante, détermine aussi

le

caractère

de

la

situation

« intellectuels

société » à l'époque de la modernité tardive153. Elle demande un nouveau type de conscience et d'attitude intellectuelle et sociale de la part du penseur bourgeois. Ce dernier cesse de maîtriser soi-même dans le monde au moyen de la réflexion, car il a déjà assimilé le monde entier, en l'enfermant dans les catégories de la raison universelle, c'est-à-dire, en le transformant

en

idéologie.

Dorénavant,

sa

tâche

est

de

répandre largement cette idéologie, mais sous forme de savoir

152

M.

MaMapflamBMJiM,

3.

CojioBbeB,

B.

iliBbipeB,

"KjiaccMyecKan

M

coBpeMeHHan 6ypacya3Han $MJIOCO$MH. Onbrr conocTaBJieHMH" [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai dcomparaison épistémologique»] , B: Bonpocu QMJIOCOQMM, 4/1971, p.60. 153

Voir T. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, Paris, 1973.

107


positif154. 1'idée

Peu à peu,

dans

la

société

bourgeoise

s'impose

que

(...) la tête de l'intellectuel est un endroit particulier, illuminé par Dieu-même, où le monde révèle ses derniers secrets et se transforme en savoir représentatif et absolu155. Cet endroit est, toute

vérité.

d'enseignement, tout

cas

il

Vu

pour ainsi dire, de

là,

le

d'explication,

s'agit

de sa

mécanismes de la production

la dernière instance de

monde et

représente

un

objet

même de changement156. En

reproduction

idéologique

intellectuelle

par

les

à l'époque de la

modernité tardive.

Sur l'exemple d'Hegel et Comte, i l devient clair que l'appareil conceptuel de la pensée classique, apparemment harmonieux et grandiose, contenait en réalité des idées profondément équivoques : les notions de « loi », de « nécessité », de « dépendance du présent au passé », étaient en fait des moyens de donner un air scientifique et rationnel à des idées à caractère téléologique ; lors d'un examen, les actes cognitifs s'avèrent des actes rationnels, au service des fondements éthico-religieux, dont on ne prenait pas conscience. Si, jusqu'à un certain temps, ces contradictions et ces ambiguïtés ne sautaient pas aux yeux, ce n ' é t a i t que parce que la confiance en la 154

Voir J. Habermas, « idéologie », Gallimard,

La technique P a r i s , 1973.

155

CojiOBbeB, B. IÏÏBbipeB, "Knacc-K'yecKaH M $MHOCO$MH. OnbiT snucTeMOJioraiecKoro

M. MaMapflauiBMJiM, 3. coBpeMeHHaH 6ypacya3HaH

et

la

science

comme

conocTaBJieHMH" [M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique e t contemporaine. Essai de comparaison épistémologique»], r é f . c i t . , p . 38. 156

I c i , j e v i s e bien entendu l a fameuse onzième t h è s e de Marx sur Feuerbach: "Les philosophes n ' o n t f a i t q u ' i n t e r p r é t e r l e monde de d i v e r s e s manières: ce qui importe, c ' e s t de l e transformer" (K. Marx, Philosophie, r é f . c i t . , p . 232).

108


raison immanente de l'histoire et de l'ordre mondial n'éveillait aucun doute. Elle avait pris ses racines dans les évidences communes de l'époque, et était leur expression interne et catégorique. Cette situation pouvait être conservée seulement jusqu'au moment où le caractère absolutiste de « l'activité idéologique » avait ses racines dans la réalité, et l'idéal social du savoir objectif était légitime. Les déviations idéologiques de la production intellectuelle ne permettaient pas la prise de conscience du fait que sous l'édifice classique se cachait un abîme où régnait le chaos157. C'est

la

classique

fin

et

de

l'article

« La philosophie

contemporaine.

epistemologique ».

Il

Essai

traite

la

de

bourgeoise

juxtaposition

philosophie

bourgeoise

classique de construction idéologique édifiée pour compenser les

effets

psychologiques

et

sociaux

de

la

contradiction

entre la conviction de l'homme moderne que le monde où il vit est constitué de façon raisonnable et son sentiment que la réalité courante est en fait chaotique et imprévisible. Comme toute idéologie, celle-ci est rendue possible par certaines conditions

socio-économiques,

éthico-politiques

et

psychologiques.

Ces

conditions

sont

un

des

objets

de

recherches

privilégiés par Mamardachvili pendant les années '60 et '70. Il s'intéresse avant tout à ce qui a fait en sorte que le cycle de la philosophie bourgeoise classique se ferme entre le

cogito

hégélienne,

157

cartésien

et

c'est-à-dire,

M. MaMapflauiBMjiH, 3. coBpeMeHHaa 6ypacya3Han

la

phénoménologie comment

ConoBbeB, ^MJIOCO^MH

de

l'esprit

l'enthousiasme

B. IIlBbipeB, . OnbiT

de

"KjiaccMyecKaH

[M. Mamardachvili, E. Soloviev, V. Chviriev, «La philosophie bourgeoise classique et contemporaine. Essai de comparaison epistemologique»], réf.cit., p. 38.

109


Descartes, suis»,

invoqué par

a été

la découverte

secondairement

du «je pense, donc

rationalisé

et

aliéné dans

je les

structures de l'esprit Absolu. Par quelle voie la rationalité bourgeoise

classique

intellectuelle

de

s'est

l'homme

transformée

conscient

en

d'énergie

savoir

universel,

purifié de toute subjectivité concrète? Et enfin, comment est devenue

possible

bourgeois

de

la

chercheur

métamorphose relativement

institution

scientifique

professionnel?

158

ou

158

du

penseur

indépendant

d'éducation,

en

classique de

toute penseur

Pour autant que je sache, à l'aube de la modernité, si l'on exclut Galilée et en partie Newton, pour les grands penseurs la science et la philosophie n'étaient pas des professions. Montaigne, par exemple, était diplomate à la cour et maire de Bordeaux ; Bacon était haut fonctionnaire d'état ; Descartes était militaire et aventurier ; Hobbes était compagnon et précepteur de jeunes aristocrates ; Spinoza était polisseur de verre optique ; Leibniz était diplomate, juriste et bibliothécaire ; Pascal était savant enthousiaste, théologien laïc et homme de lettres ; Malebranche était curé, membre de l'Oratoire de Jésus, etc.

110


CHAPITRE III LE DRAME DU COGITO

1. La naissance de l'homme métaphysique

Les

questions

constituent l'intérêt

les

d'un

tradition

de

limites grand

contemporaine. J'ai

fin

d'une

nombre

continentale

phénoménologie

la

du

chapitre

problématique

de penseurs

dans

la

précédent qui

engage

appartenant

philosophie

à la

occidentale

surtout en vue les représentants de la

transcendantale

et de

l'existentialisme.

Au

centre de cette problématique se tient le drame du cogito. Il est question du drame de l'homme moderne,

évoqué par les

tentatives du « je pense » d'établir sa réalité ontologique en

brisant

les

formes

de

la

conscience

naturalisée,

qui

existent à au moins deux niveaux. Le premier en est celui des structures mentales stables, à l'aide desquelles les hommes perçoivent et évaluent les phénomènes, les événements et les processus dans conceptuels

de

le monde. Le second la

raison

est celui

théorique,

qui

ont

des schémas échappé

au

contrôle de l'individu connaissant et qui se reproduisent sur le champ de la production intellectuelle.

Je ne vais pas m'arrêter ici dans les détails sur les particularités des différentes approches du drame du cogito, pratiquées par phenomenologues et existentialistes. Cela ne

111


fait pas partie des tâches de l'étude présente, et je ne pourrais même pas faire un bref bilan de la littérature qui existe déjà sur ce problème. D'un autre côté, je ne cache pas mon ambition de donner ma contribution aux recherches sur les dimensions ontologiques et éthico-politiques du « je pense », en décrivant la manière dont la pensée de Mamardachvili prend part au drame en question.

Il n'est pas difficile de remarquer que vers la fin des années '70, dans l'univers intellectuel de Mamardachvili se produit

une

dislocation

épistémologiques problèmes

sont

des

déplacés

traditionnels

de

couches. à la

Les

l'arrière

problèmes

plan

par

métaphysique.

les

Certains

chercheurs voient en cela un revirement théorique radical, provoqué

par

la

possibilité

qui

s'est

ouverte

devant

le

penseur géorgien d'expérimenter en public avec la forme de la parole

philosophique159.

déplacement

des

accents

D'autres

préfèrent

considérer

dans

termes

la

les

de

ce

continuité

conceptuelle. Par exemple, d'après N. Motrochilova, il est question d'une transition logique (sur l'exemple de Husserl) de

la

phénoménologie

transcendantale

vers

une

réflexion

critique sur les fondements de la culture contemporaine160, alors

que

d'après

approfondissement

Youri de

la

Senokossov

il

réflexion

sur

s'agit le

d'un thème,

159

Voir par exemple B. noflopora, "HaMajio B npocTpaHCTBe Mbicnn" [V. Podoroga, «Le début dans l'espace de la pensée»], B: MUCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MaMapMawBMMM, "ïïporpecc", MocKBa, 1994, pp. 125-137. 160

Voir

H.

MoTpourujioBa, "U>iBHJiw3auMH M $eHOMeHOjiori4H TeMbi $ M J I O C O $ M M M. K. MaMapflaiiiBKjiM" [N. Motrochilova, «La civilisation et la phénoménologie comme thèmes centraux dans la philosophie de M. K. Mamardachvili»], B : KoHreHMajibHOCTb MHCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MaMapjjaiiiBMjiM, réf. cit., pp. 17-31.

112


infailliblement entre

la

présent

chez Mamardachvili,

métaphysique

européenne

de

et

la

le

liaison

symbolisme

religieux161.

Quant à moi, je partage résolument la thèse qu'il existe une continuité conceptuelle v

60 et

entre Mamardachvili

v

v

70 et Mamardachvili des années

envisager

cette

continuité

dans

des années

80. Or, je préfère

la

perspective

de

l'interaction entre sa pensée et son rôle social. Autrement dit, je vais essayer de mettre en relief le conflit entre Mamardachvili

en

tant

que

philosophe

professionnel,

Mamardachvili

en

tant

que

personnification

du

et

principe

cogito.

Pour

comprendre

l'interpréter

en

psychologiques.

correctement termes

ce

conflit

ontologiques,

et

on

doit

non

pas

Il ne s'agit pas de quelque dédoublement de

la personnalité, mais de son affirmation en tant que réalité ontologique,

dont

l'existence

ne

dépend

pas

du

Moi

socialement et psychologiquement conditionné. En ce sens, ce qui

se passe

dans

l'univers

intellectuel

de Mamardachvili

pendant la dernière décennie de sa vie porte l'empreinte du drame philosophique personnel, mais seulement dans la mesure où l'élément

personnel

est lié de manière dialectique aux

raisons métaphysiques de l'existence humaine, c'est-à-dire, dans la mesure où s'aiguise

la contradiction entre le Moi

empirique de Mamardachvili et ce qu'il appelait « position de l'homme conscient

dans

le monde ».

161

La

quintessence

de ce

Voir KD. CeHOKOCOB, "KoHreHMajibHOCTb M H C J I M " [Y. Senokossov, «La congénialité de la pensée»], B : KoHreHPtajihHOCTB MMCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MaMapgaiiiBMJiM, réf. cit., pp. 48-58.

113


drame est exprimée dans l'extrait suivant des entretiens de Mamardachvili avec Annie Epelboin :

Je suis obligé, dit le philosophe, d'établir des rapports directs entre moi et moi, pour sortir de 1'écorce morte, de l'image de moi-même, qui m'est imposée de dehors. Imaginez que je veux m'asseoir dans un fauteuil, mais là, s'est déjà installé Merab Mamardachvili et il n'y a pas de place pour moi Nous avons devant nos yeux une superbe métaphore, dont le sens ontologique et moral se déploie dans les œuvres tardives de Mamardachvili

à travers des concepts

et des symboles,

témoignant de ce que « la position de l'homme conscient dans le

monde »

est

une

question

de

lutte

permanente

de la

conscience contre elle-même.

Le début de cette lutte est lié à l'apparition d'un état particulier

dans

le

régime

de

la

vie

consciente.

Mamardachvili appelle cela "ostranenie"163, en empruntant le terme

par lequel

le théoricien

de

la

littérature

Victor

Chklovski indique la description littéraire d'un objet donné comme vu pour la première fois, et en ce sens représentant quelque chose d'étrange

du point de vue de sa perception

habituelle164. Cet état n'est pas un moment indispensable dans 162

M. MaMapflauiBMJiM, « Mbicub non 3anpeTOM (Beceflbi c A. 3nejib6y3H) » [M. Mamardachvili, «La pensée empêchée (Entretiens avec A. Epelboin»], réf. cit, p. 78. 163

Comme c'est un néologisme dans la langue russe, ce terme ne pourrait être traduit dans une autre langue qu'avec une exactitude aproximative. En ce qui concerne sa traduction en français, d'après moi, le mot le plus convenable en est le mot « écart ». 164

Voir B. IIIKJIOBCKM, XyMoxecTBeHaTa npo3a. Chklovsky, La prose littéraire. Réflexions M3KyCTBO", Co$MH, 1988.

114

Pa3MMCJiM M pa3Ôopi4 [V. et analyses], "Hayica M


le développement individuel de l'être humain, car il n'est pas issu de la causalité dans la réalité courante. On ne l'éprouve

pas

transforme

nécessairement,

la

vie

de

mais

l'être

une

humain

fois à

éprouvé,

jamais.

il

L'homme

«unidimensionnel» (d'après la terminologie d'Herbert Marcuse) se transforme en porteur d'une conscience multidimensionnelle témoignant de l'existence d'au moins encore une réalité, à part celle du quotidien.

La conscience c'est surtout la prise de conscience de l'altérité. Non pas au sens que nous avons la conscience ou la vision d'un autre objet, mais au sens que l'homme s'écarte du monde où il était plongé et auquel il était habitué. Ce monde commence à lui paraître étrange puisqu'il porte sur lui un regard de quelqu'un qui est venu d'un autre monde165. C'est l'homme,

le ou

moment

qui

la naissance

marque de

la

l'homme

seconde

naissance

métaphysique

de

dans le

corps de l'homme empirique. Mais ici, il faut tout de suite préciser que par homme métaphysique on ne doit pas entendre l'homme qui a renoncé à son appartenance au monde physique au nom de son appartenance au monde intelligible. Au contraire : d'après

Mamardachvili,

l'homme

ayant pris conscience des dimensions propres à la

présence humaine

dans

l'homme

métaphysique

le monde,

est

c'est-à-dire,

notamment

qui

a pris

conscience de soi-même non simplement comme d'une chose dans l'ordre

naturel

d'existence

en

des état

choses,

mais 166

d' « écart »

.

comme

d'une

vocation

En

d'autres

termes,

165

M. MaMapflauiBMJiM, KaK a. noHMMaio cpMjiocotpMio [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie] , réf. cit., p. 42. 166

D'après Mamardachvili, la meilleure description de l'existence en état d' « écart » c'est le roman de Marcel Proust À la recherche du temps perdu. Et il en est ainsi, car Proust a compris mieux qu'aucun autre philosophe ou écrivain, que toute chose dans

115


ce monde est un événement potentiel dans la vie de la conscience, et comme telle elle est à chaque instant capable de m'appeler de l'actualiser sur le point de ma présence au monde ici-etmaintenant (voir M. MaMapflaïUBMJiM, "0 npn3saHMM M ToiKe npMcyTCTBMH" [M. Mamardachvili, «À propos de la vocation et du point de présence au monde»], B : KoHreHMajibHocTb MHCJIM. 0 $MJioco$e Mepaôe MauapManiBMJiM, réf. cit., pp. 93-122). En fin de compte, il est question de 1'intentionnalité de la conscience, bien connue des phenomenologues, mais il est peu probable qu'une analyse phénoménologique dans le style de Husserl pourrait faire se détacher cette intentionnalité aussi clairement, que, par exemple, dans l'extrait suivant du roman de Proust : « II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madelaines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillère du thé où j'avais laissé s'amolir un morceau de madelaine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillé, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse, et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher, et tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis

116


l'homme métaphysique n'est pas un fait empirique, mais une situation ontologique. Il est vrai que cette situation est étroitement liée à l'idée de l'appartenance de l'homme à un monde différent de celui où il est obligé de vivre par la force des circonstances tout à fait arbitraires, liées à sa première naissance. Mais, je répète, il ne s'agit pas ici d'une

fuite

compréhension

de de

la

réalité cette

empirique.

dernière

Il

dans

s'agit

les

de

termes

la de

l'altérité. En ce sens, une fois né, l'homme métaphysique est voué

à

être

nostalgie

étranger

permanente

dans pour

ce le

monde, monde,

et

à

duquel

éprouver témoigne

une sa

conscience multidimensionnelle. Et, pour ne pas tomber dans un état de mélancolie, c'est-à-dire, pour ne pas se dissoudre définitivement dans une des structures du Moi psychologique, et de cette manière tromper sa patrie métaphysique, il est obligé

de

reproduire

sans

cesse

l'état

ontologique

« je

pense » dans les conditions de son existence empirique. Dans ce

but,

il

doit

creuser

l'abîme

entre

les

pensées,

qui

apparaissent dans l'espace de la conscience par la force du fait ontologique « je suis », et les pensées identiques par leur forme, doublées dans l'espace du psychisme individuel167. En d'autres mots, l'homme métaphysique est appelé à ne pas faire entrer dans la lumière » (M. Proust, À la recherche du temps perdu, Quarto, Gallimard, Paris, 1999, pp. 44-45). 167 « Chacun de nos états vécus, dit Mamardachvili dans un de ses cours sur Proust, a son sosie mort (...) . Il vous est probablement souvent arrivé, par la force de certaines circonstances, de ne pas prononcer le mot qui était sur la pointe de votre langue, car au même moment vous avez senti que si vous le prononciez, vous auriez dit une chose pareille à un mensonge (...) . Celui qui dit des mensonges, emploie les mêmes mots que celui qui dit la vérité. La vérité n'est pas dans les mots, et en ce sens elle ne pourrait pas être enregistrée. Les objets du mensonge et de la vérité sont les mêmes » (M. MaMapflauiBMJiM, UcvixojiorviyiecKaH TonojiorMx nyTM [M. Mamardachvili, La topologie psychologique de la vie consciente] , "MsflaTejibCTBO PyccKoro XpHCTMaHCKoro ryMaHMiapnoro CaHKT-IleTepôypr, 1997, pp. 7-8).

117


admettre l'identification du « je pense » au « je pense que je pense ».

Il est inévitable qu'une telle identification se produise dans la conscience de l'homme empirique, et cela est dû à son aspiration naturelle à s'exprimer d'une manière adéquate du point de vue des rapports établis entre les pensées, les mots et

les

choses

au

sein

de

la

culture

il

est plongé.

Autrement dit, les actes intellectuels de l'homme empirique se réalisent par référence aux significations générales dans une

société

donnée.

Aussi

spécifique

que

puisse

être

la

situation concrète provoquant sa faculté de penser, il répond à

cette provocation,

faisant usage des ressources logico-

linguistiques du déjà pensé.

Mais, strictement vu, si je réagis de cette manière à la possibilité de penser qui s'est ouverte devant moi, alors ce n'est pas moi qui pense, mais une autre chose à ma place, et moi, de mon côté, je m'identifie à cette autre chose, et en fin de

compte,

à

travers

l'acte de

la pensée,

je ne me

réalise pas en tant que « substance pensante », comme aurait dit

Descartes,

mais

je

reproduis

la

mentalité

de

ma

communauté, de ma couche sociale, de ma culture, etc. Et dans la

mesure

la

mentalité

est

un

système

déterminé

d'habitudes de la pensée, ce qui arrive dans ce cas n'est rien

d'autre

humaine

qu'une

qu'on

ontologique

substitution

appelle

penser.

« je pense » agit

Au

du

sujet

lieu

l'habitude

de

de

la

l'activité structure

d'articuler

des

pensées reçues.

D'après Mamardachvili, le dépassement de cette habitude est le plus grand défi pour

l'homme métaphysique,

118

car il


lui demande de se débarrasser d'une idée rapport

à

la

l'idée que

constitution

l'état

de

la

« je pense »

fondamentale par

subjectivité est

causé

-

par

à

un

savoir certain

concours de circonstances, c'est-à-dire, que les actes de la pensée

suivent

empirique. Mettant

la

naturelle,

le courant

Cette

idée

pensée elle

en

des

est

à

événements la

dépendance

la relie à la

fois

dans

stable

d'une

structure

la réalité et

causalité du

erronée. quasi-

temps à sens

unique (qui s'écoule du passé par le présent vers le futur), ce qui fait qu'on ne se rend pas compte de l'actualité de l'acte de la pensée. L'erreur est donc en cela que la pensée est conçue comme une chose passée par rapport à ce qui arrive au moment présent. Cette erreur, insiste Mamardachvili, a été déjà remarquée par Descartes.

C'est que Descartes avait essentiellement compris quelque chose d'extraordinaire - que (...) le passé est l'ennemi le plus redoutable de la pensée. Car ce que l'on appelle passé se forme à grande vitesse : nous n'avons pas le temps de penser ni de comprendre que déjà il nous semble avoir compris, pensé et expérimenté, simplement parce que les êtres finis ne peuvent à chaque seconde être partout ni avoir le temps - il faudrait qu'ils soient infinis - de démêler ce qui se passe - ce que nous ressentons réellement, ce que nous avons vu. Descartes considère que tout est déjà rangé, les significations sont prêtes, nous ne faisons que les superposer à ce qui a été vécu et perçu. Elles appartiennent au passé168. Je

vais

me

permettre

d'appeler

l'idée

dont

il

est

question dogme empiriste, et je vais m'empresser de préciser que je ne vise pas uniquement la philosophie empiriste. Le dogme empiriste, comme je le conçois suivant

;

la pensée de

M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf. cit., pp.33-34.

119


Mamardachvili, est un moment constitutif de toute théorie, qui se déploie en système d'idées et de notions qui reflètent des états des choses Moi),

et non

des

(y compris des états psychologiques du

états

dans

la vie de

la

conscience

(y

compris la conscience de l'individu pensant de sa position actuelle dans le monde). En ce sens, c'est notamment le dogme empiriste qui est le plus grand ennemi de l'expérience. Bien entendu, j'ai en vue l'expérience de la conscience, ou bien, ce qui est la même chose, l'expérience de l'individu pensant dans

« la position

de

l'homme conscient

dans

le monde ».

Donc, la lutte contre le dogme empiriste n'est rien d'autre qu'une lutte permanente de la conscience authentique contre la conscience naturalisée169, ou plus exactement, une lutte de vie et de mort entre « je pense » et les formes objectivées de la pensée. Du point de vue du « je pense », le grand enjeu dans cette lutte, c'est le salut personnel170, et ce dernier, comme je vais essayer de le montrer un peu plus tard, est indissolublement lié à l'effort durable de la personnalité de se reproduire en tant que conscience de vie dans la niche ontologique entre deux actes empiriques consécutifs.

2. La métaphysique empirique du salut personnel

169

Voir r. MaprBejianiBMjiM, "CBoeo6pa3Me [G. Margvelachvili, «La spécificité Mamardachvili»], B: KoHreHMajibHOCTh

M. philosophie de M. 0 $MJioco$ie Mepaôe

$MJTOCOÇ£>MM

de

la

MHCJIM.

réf.cit., pp. 80-89. 170

Voir

3.

ConoBbeB,

[E.

"3K3KCTeHU,KajibHaH

Soloviev,

«La

coTepMOjiorMH

sotériologie

Mepaôa

existentielle

de

Merab Mamardachvili»], B : ^aaffaen M MaMapjjaniBMJiM : nepeKJiMVKa rojiocoB, npoôiieu M nepcneKTMB, MHCTMTVT $MJIOCO$MM PO, nepMCKoe AxaneMHM ryMaHMTapHbix HayK, nepMb, 1999.

120


L'apparition

du

thème du salut personnel

dans l'œuvre

tardive de Mamardachvili met au premier plan le problème de son attitude à l'égard de la religion. D'après moi, il n'y a absolument aucun sens de poser ce problème dans les termes de la contradiction entre conscience religieuse et athéisme. En premier lieu, car, comme on sait bien, l'athéisme ferme porte toutes les marques formelles de la doctrine religieuse, et en second lieu, car l'argumentation de chacune des deux thèses possibles

- à savoir que Mamardachvili

a été profondément

religieux

ou,

simplement

au

contraire,

qu'il

a

profané

certains symboles religieux - n'aurait pas amené à quelque conclusion essentielle concernant la spécificité de son style philosophique. m'attacher

Voilà

pourquoi

je

me

propose

de

ne

à la question de savoir si Mamardachvili

pas était

religieux au sens traditionnel du mot, mais de fixer le point où sa pensée est entrée par nécessité purement théorique en contact avec les formes de la conscience religieuse. Comme point de départ je prends en considération le fait que tout à la fin de sa vie il a donné quelques

témoignages publics

concernant le rôle du symbolisme religieux dans sa formation comme personnalité et comme philosophe. Voici, par exemple, ce

dont

il

fait

part

dans

ses

entretiens

avec

Annie

Epelboin :

Moi-même, je me définissais par opposition au manque de vie, au tunnel noir où j'étais forcé de vivre, sans vivre en réalité, c'est-à-dire, vivre comme un fantôme. Et toute ma jeunesse est passée sous le signe de mon ralliement à la tradition au sens propre du mot. Non pas à une tradition concrète, mais à la tradition en général, à la tradition de l'immortalité (...) . Il est amusant que c'est moi notamment qui dit cela car, même si je suis croyant, je le suis non pas au sens confessionnel, mais au sens philosophique du

121


mot. La philosophie n'est en aucun cas théologie, mais il m'arrive souvent de recourir à des symboles religieux. Pour moi, ils sont quelque chose de très important, car c'est en eux que se cristallisent les possibilités, les variantes et les constantes de l'âme humaine, étant suffisamment transparents pour qu'on puisse facilement déchiffrer à travers eux des critères totalement réels171.

Si je comprends bien ce qu'a dit Mamardachvili, pour lui la

religion

avait

une

certaine

valeur

existentielle

et

philosophique en tant que système de symboles renvoyant à l'idée de l'immortalité, appuis

moraux

humaine.

et

Autrement

religieuse

un

et assurant de cette manière des

psychologiques dit,

phénomène

ce

qui

stables fait

considérable

à

de

l'existence

la

du

conscience

point

de

vue

philosophique, c'est le fait qu'elle fonctionne sur la base du même principe qui rend possible la métaphysique - à savoir le principe principe

de « l'autre vie ». Je rappelle

il existe un

autre monde

à part

que selon ce

celui

de notre

quotidien et, par conséquence, nous pouvons vivre plus d'une vie. Je crois que c'est notamment ce que Mamardachvili a en vue quand il parle de « la tradition de l'immortalité ». Mais qu'est-ce qu'entend par immortalité l'homme religieux ? Estce

que

lui

confession)

(indépendamment

de

la

forme

concrète

de

sa

et l'homme métaphysique conçoivent de la même

façon le principe de « l'autre vie »?

Donner une réponse affirmative à la question ainsi posée serait supprimer la différence entre philosophie et religion. Mais selon Mamardachvili, c'est inacceptable. 171

M. MaMapflauiBMjiH, "Mbicjib nos 3anpeT0M (Eeceflbi c A. [M. Mamardachvili, «La pensée empêchée (Entretiens Épelboin»], réf. cit., p. 72.

122

avec

y ) A.


Les objectifs de la philosophie, dit-il dans un de ses cours en 1988, normalement excluent la religiosité de la conscience. Bien sûr, elles n'excluent pas que le philosophe lui-même puisse être un homme croyant et appartenir à une confession donnée et à une église données. C'est une autre question. Dans ce cas, j'ai en vue la structure et la manière de fonctionner propres à la pensée philosophique, c'est-à-dire, ses propres limites. En ce qui concerne les limites de la conscience religieuse, la pensée philosophique ne les respecte pas172. Par

exemple,

quand

dans

la

conscience

de

l'homme

religieux émerge l'image de Jésus Christ marchant sur l'eau, il conçoit cette image comme symbole de la capacité divine de faire des miracles, c'est-à-dire, des choses impossibles du point de vue de l'ordre naturel de ce monde. Mais pour le philosophe qui, par

la force de sa vocation,

est obligé,

comme aurait dit Kant, de situer la religion dans les limites de la raison, il n'est pas question ici d'une merveille, mais de présentation symbolique d'une structure fondamentale dans la vie de l'homme métaphysique. Elle pourrait être appelée structure de l'effort durable, ou bien, ce qui est la même chose, de l'acte métaphysique libre.

Sur objecté

ce que

point, la

un bon

notion

logicien

d'« acte

aurait

tout

métaphysique »

de est

suite une

contradiction in adjecto, car la notion d'acte ne peut pas être définie autrement que dans les termes de l'espace et du

172

M. MaMapflauiBMJiM, expérience n'est pas 259.

MoPi OIIUT HeivinvmeH [M. Mamardachvili, Mon typique], "A3ÔyKa", CaHKT-IleTepôypr, 2000, p.

123


temps173, et ces derniers, comme nous enseigne la philosophie empiriques"74.

transcendantale, systématisent nos intuitions

Bien entendu, c'est une objection correcte, mais seulement à condition

qu'on

reste

attaché

au

point

de

vue

purement

logique. Mais si, en suivant Mamardachvili, on considère la notion

d'acte

métaphysique

non

construction

formelle,

mais

ontologique,

on

gagner

compréhension

de la vie que vit

peut

simplement

comme une

une

comme

notion

bonne

à

une

portée

perspective

la conscience

de

de l'homme

métaphysique.

Admettons

que

la

ligne

de

démarcation

entre

cette

conscience et la conscience de l'homme religieux est l'idée du miracle.

Mais

sur quoi

cette

idée

repose-t-elle

à la

rigueur? En premier lieu, sur le fait que personne n'a vu quelque

part

un

homme

ordinaire

marcher

sur

l'eau,

transformer l'eau en vin seulement par la force de sa parole, faire

revivre

des

morts,

etc.

Donc,

le

premier

élément

constitutif du terrain où le miracle prend de l'extension, c'est

le

complexe

empirique.

Le

connaissances

d'évidences

second

élément

élémentaires

quotidiennes en

concernant

est

le

de

l'homme

complexe

de

les propriétés de la

matière, et de façon plus générale, les lois de la nature. Dans

la

mesure

il

connaît

ces

lois,

le

porteur

de

conscience religieuse se rend compte qu'aucun mortel n'est en état d'accomplir

des actes qui les contredisent. Alors, il

est évident que sur ce point il y a toujours une coïncidence entre la conscience religieuse et la conscience de l'homme 173

Tout acte est un acte ici-et-maintenant, là et à-ce-moment-là, etc . 174

Voir Kant, Critique de Esthétique transcendantale.

la

raison

124

pure,

Première

partie,


empirique. En ce sens, l'idée du miracle s'avère grande

mesure

être

l'effet

de

ce

que

j'ai

dans une

appelé

dogme

empirique. Dans les limites de la conscience religieuse, le miracle ne fait que compenser l'incapacité du sens commun de situer sur l'image ontologique du monde les actes qui mettent en doute ses propres évidences175.

Du point de vue de la conscience religieuse, le monde est a priori entier et achevé, ce qui veut dire qu'il n'y a pas en lui de place pour des activités humaines non conformes aux lois

éternelles

et

universelles

de

l'être.

Et

comme

dernières prennent son origine de l'intelligence

ces

et de la

volonté d'un Être suprême, les miracles ne sont donc que des manifestations

du pouvoir

ontologique de cet Être dans le

monde matériel que Lui-même a créé.

Mais

ce n'est

métaphysique

qui

pas

le cas du point

réfléchit

à

peu

de vue

près

de

de la

l'homme manière

suivante : Si la constitution physique de l'être humain ne lui permet pas de marcher

sur l'eau, mais que d'un autre

côté, un tel acte est pensable par lui, alors Jésus Christ marchant

sur l'eau n'est pas un témoignage matériel de la

capacité Divine de faire ce qui est impossible à l'homme, mais une représentation

symbolique de la capacité purement

humaine de transcender le Moi empirique, c'est-à-dire de le projeter dans une autre vie, différente par rapport à celle que l'on vit dans notre quotidien et que l'on conçoit dans

175

Voir

E.

rpnropoB,

"OTHomeHneTO BHpa - $SKTM y YMJIHM flaceMMC M [E. G r i g o r o v , «Le r a p p o r t e n t r e l a f o i e t l e s William James et Vladimir Soloviev»], B:

COJTOBBOB"

faits

chez

CojiOBbOB M 3anaMHoeBponeïïcKaTa

pp.

$Mjioco$CKa TpaRMuyiR, "KoTa", C O $ M H ,

75-80.

125


les termes de la causalité naturelle. En d'autres termes, Dieu n'est pas une force qui constitue les limites absolues des capacités humaines, mais II est

(...) la possibilité absolue d'un autre soi que celui qu'on se représente à soi, et de là est issue la liberté de l'homme176. En

ce

sens,

Dieu

incarne

le principe

ontologique

de

« l'autre vie » en tant que principe de l'existence humaine après

la

« seconde

naissance »,

celle

de

l'homme

métaphysique.

Nous devenons humains - ou nous ne le devenons pas explique Mamardachvili - seulement après que s'est établi en nous un mouvement et un certain rapport aux choses, mais ni l'un ni l'autre n'a de fondements dans le monde naturel - je le répète : la nature n'engendre pas l'homme. Dans la mesure où ces puissances sont présentes dans notre vie, elles se nomment Dieu. Ou pour dire la même chose autrement : Dieu est l'auto-appellation de leurs actions. Parce que ici il n'y a pas d'autre expression - il ne peut y en avoir d'autre lorsqu'on interprète les symboles au niveau du langage naturel. Comment voulez-vous appeler cela autrement? C'est pour cela qu'on dit : Dieu créa l'homme. Vous pensez bien que ce ne sont pas mes parents qui m'ont mis au jour - si je suis né en tant qu'humain. Si je suis né, c'est bien entendu grâce à une seconde naissance177. Donc, pour que « la seconde naissance » de l'homme ait lieu,

il est nécessaire

de rompre

la

chaîne

de

liens de

causalité qui édifie la structure de la présence quotidienne du Moi dans le monde. Si banal que cela puisse paraître, il faut que l'homme empirique se retrouve devant quelque abîme I76

M. Mamardachvi li, Méditations cartésiennes, réf. cit., p. 138.

177

Ibidem, p. 171.

126


qui le fasse réfléchir avant de faire le pas suivant. Mais quand je dis abîme, je n'ai pas en vue l'abîme de Nietzsche qui sépare

l'homme du

surhomme, mais un

tel

endroit dans

l'espace de la conscience qui marque en même temps la fin du inonde connu et le début d'un monde, où toute chose attend qu'elle soit de nouveau définie et nommée.

Mamardachvili appelle cet endroit punctum cartesianum, et le relie à l'expérience méditative de celui pour qui il n'est plus

possible

de

concevoir

les

choses

selon

des

schémas

conceptuels qui le précèdent dans le temps. Il s'agit d'un moment

de

revirement

dans

la

vie

de

la

conscience

individuelle où, par la force de sa nature transcendantale, elle

cesse

d'être

quelque

chose

dans

l'ordre

a

priori

institué des choses, pour commencer à fonctionner comme causa eficiens de tout ordre possible au monde. Penser ce moment veut dire penser « au moment Descartes »

(selon la fameuse

typologie historico-philosophique sartrienne). Voici ce qu'on lit sur cette question dans les Méditations cartésiennes de Mamardachvili:

Descartes disait : c'est toi seul qui peux. L'essentiel de sa philosophie peut s'exprimer par une phrase à plusieurs propositions coordonnées. Le monde, premièrement, est toujours neuf - comme si rien ne s'y était encore jamais passé, et ce n'est qu'avec toi qu'il s'y passera quelque chose ; deuxièmement, dans le monde il y a toujours une place pour toi et elle t'attend, rien n'y aura été défini jusqu'au bout tant que tu n'auras pas occupé la place qui attend la définition complète d'une perception, de l'état d'un objet ou de toute autre chose ; troisièmement - sans oublier que le passé est l'ennemi de la pensée, qu'en luttant contre le passé nous nous rendons à nous-mêmes -, si dans l'état qui est le mien tout ne dépend que de moi, il s'ensuit

127


que sans moi il n'y aura dans le monde ni ordre, ni vérité, ni beauté. Il n'y aura rien de tout cela178. Lorsqu'on se retrouve au punctum cartesianum et que l'on admet de penser « au moment Descartes », en fait on admet que

(...) dans ce monde existe l'être élémentaire et absolument évident « je suis ». Mettant tout le reste en doute, il remarque une certaine dépendance en tout ce qui se passe dans le monde (et dans la conscience) de ses propres actions, et retrouve en soi le point de départ de toute connaissance possible. En ce sens, l'homme est un être capable de dire « je pense, j'existe, je peux », c'est-à-dire, le monde est compréhensible pour moi, je peux y agir en homme et éprouver une certaine responsabilité179.

Donc, « je pense », « je suis », « je peux », sont les trois événements au centre du drame du cogito, dont la fable se

développe

à

l'intérieur

de

la

structure

logique

suivante : il est évident que j'existe dans la mesure où je suis capable de penser indépendamment de toute idée reçue, d'agir

en

accord

avec

mes

pensées

et

d'assumer

la

responsabilité de mes actes. Mais d'un autre côté, le monde paraît être bâti de façon à constamment faire vaciller cette évidence. Il y aura toujours quelqu'un (ou quelque chose) qui pensera à ma place, et il paraît qu'à chaque instant de ma vie je suis entouré de forces qui dressent des obstacles de toutes sortes à la réalisation de mes actes rationnels. Bref, le monde me provoque sans cesse en mettant en doute le fait ontologique « je suis ». Dans ces conditions, il ne me reste rien

d'autre

Ibidem,

que

de

choisir

entre

les

deux

possibilités

p.46.

MaMap^auiE M. MaMapflauiBMjiM, KaK si nouMMaio Q u ' e s t - c e que j'entends par philosophie],

128

$MJIOCO$MK>

réf.

[M.

cit.,

Mamardachvili,

pp.

109-110.


suivantes : ou bien déléguer « je pense », « je suis » et « je peux » à une autre personne ou à une autre chose, et de cette manière abdiquer mon statut de réalité ontologique, ou bien répondre à cette provocation, en séparant théoriquement le monde en tant que totalité ontologique achevée a priori du monde

tel

que

vécu

et

pensé

par

moi-même.

Et

c'est

exactement dans le choix de la seconde possibilité que se révèle le sens profond du cogito cartésien. Descartes s'est rendu compte que

(...) le monde ou la société telle qu'elle a été ordonnée, ses moeurs et coutumes, sont ce qu'elles sont, et, n'y étant pas préparé par son origine sociale, on n'avait pas à intervenir dans ses affaires pour une simple raison : celles-ci sont mises en place par d'autres lois et autrement que nos pensées et nos états d'esprit180. Cela lui a permis de rompre mentalement avec les liens quasi-organiques constitués dans la société indépendamment de lui, pour

retourner,

d'après

l'expression

de Husserl, aux

choses elles-mêmes, pour les concevoir dans leur clarté et netteté phénoménales, et pour découvrir qu'il n'existe pas d'ordre

ontologique

conséquent,

le

possibilité

de

achevé

monde

une

fois

présente

réalisation

de

à

la

pour

toutes

chaque

et, par

instant

personnalité

qui

une s'est

libérée des toiles d'araignée de sa constitution objective.

Une

telle

libération

n'est

possible

que

par

voie

de

dénaturalisation des formes, sous lesquelles cristallise la vie

consciente,

phénoménologique objective

a

c'est-à-dire,

par

voie

des formations mentales dont

été

analysée

par

I8O

de

réduction

la structure

Mamardachvili

dans

M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf. cit., p.37. 129

la


perspective de la notion marxienne de verwandelte Form. À la base

de

ce

l'émancipation

type

de

réduction

de

la

pensée

se

tient

humaine

l'idée

des

de

structures

objectivées et socialisées du temps et de l'espace181. D'après Mamardachvili, ce n'est pas simplement une des maintes idées essentielles de Descartes, mais sa plus grande découverte qui est malheureusement restée sous-estimée ou, plus exactement, mal comprise par ses successeurs. Il s'agit de l'idée que

(...) nous vivons dans une succession, un changement d'états, une sorte de courant, et que nous oublions les fondements, les causes situées dans le passé ; non seulement nous les oublions, mais encore nous leur en substituons d'autres qui sont imaginaires. Mais nous vivons aussi, en partie, dans le temps où nous demeurons sur une ligne droite, nous demeurons dans une même pensée. Et pendant le temps qu'on y demeure, on ne peut pas, par exemple, penser faux, faire le mal, etc182. Autrement

dit,

la

pensée

a

son

propre

chronotope,

différent du chronotope de quelque autre événement que ce soit au monde. L'erreur, le mensonge, le mal, etc., sont des catégories de la conscience naturalisée, et cette dernière est

guidée

par

les

caprices

de

la

réalité

courante

qui

pourrait être appelée « nature », « culture », « histoire », « politique », etc. Dans

la réalité courante

on pense par

nécessité ou plus précisément, chacune de nos pensées est causée par des circonstances extérieures, ce qui signifie que l'activité entendu,

181

de c'est

notre tout

conscience à

fait

n'est

dans

pas

l'ordre

autonome. des

Bien

choses. Le

Cf. M. MaMapflaniBMJiM, KjiacvmecKa M neKJiacimecKa pau,MOHajiHocT [M.

Mamardachvili, Rationalité classique et rationalité classique] , "M3TOK - 3anafl", C O $ M H , 2004, p. 302. I82

M. Mamardachvi li, Méditations cartésiennes, réf.cit., p. 85.

130

non-


problème, c'est de ne pas nous laisser tenter par l'illusion que la liberté de la pensée est possible dans les structures objectivées et socialisées du temps et de l'espace. En fait, le

refus

de

cette

illusion

est

la

première

et

la

plus

importante des conditions de la réalisation ontologique de la conscience autonome, dont la structure se découvre dans le vécu intense de « je pense », « je suis » et « je peux » au moment, n'est

appelé

qu'à

par

Mamardachvili,

ce moment

punctum

qu'est possible

conçu comme un acte métaphysique,

le

cartesianum.

Ce

salut personnel,

c'est-à-dire,

comme une

existence actuelle du Moi dans la position qu'on a défini plus haut comme la « position de l'homme conscient dans le monde ».

Il

faut

dissiper

faire

ici une

définitivement

dernière précision

les

doutes

qui

concernant

devrait le

sens

ontologique de la notion d'acte métaphysique.

D'habitude la métaphysique, remarque Mamardachvili, se situe au niveau des a priori, alors qu'ici nous avons une métaphysique a posteriori ; elle est néanmoins une métaphysique, même si elle est empirique . Que faut-il donc entendre par « métaphysique empirique » ou

« a

posteriori

métaphysique » ?

Quand

on

utilise

des

notions de ce genre, ne tombe-t-on pas dans le piège de la contradiction logique ? Oui, peut-être. Mais, comme je l'ai déjà

souligné,

l'exactitude potentiel révèle 183

on

logique

ne

s'intéresse des

notions,

ontologico-heuristique.

dans

l'interaction

de

Ibidem, p. 25. 131

Et

deux

ici mais dans

pas

tellement

plutôt ce

intuitions

à

à

leur

cas,

il

se

qui

sont

à


première vue incompatibles. Ce sont l'intuition

de l'unité

structurelle de la diversité d'objets et de phénomènes dans le monde,

et

l'intuition

de

l'indétermination

de

l'ordre

ontologique avant qu'il soit conçu, pensé, compris et évalué par l'individu pensant. La première de ces intuitions peut être appelée intuition de l'ordre ontologique naturel, et la seconde - intuition de l'activité

législative libre de la

conscience humaine. Lorsqu'une de ces deux intuitions abdique ses fonctions, il s'ensuit une déformation de la structure du cogito, et les conditions de l'expérience intellectuelle à la base du transcendantalisme moderne sont troublées. Il s'agit de l'expérience de Descartes de retenir dans une même pensée la liberté et la loi, c'est-à-dire, penser en même temps dans les termes

de la création et aux termes de l'ordre établi.

3. La liberté naturelle et le symbole du Moi

La notion

classique

de

liberté

jours une place privilégiée encyclopédies

qui

tient

jusqu'à

dans les dictionnaires

philosophiques,

peut

être

nos

et les

réduite, aux

trois

propositions suivantes : 1) La liberté est une nécessité dont on est conscient ; 2) La liberté consiste en la capacité de faire un choix conscient entre deux ou plusieurs possibilités d'action rationnelle, et 3) La liberté est indissolublement liée

à

la

responsabilité,

conçue

en

général

comme

une

sanction morale du libre arbitre.

Du point de vue méthodologique, il est assez risqué de me lancer dans la reconstruction historique de cette notion. En 132


premier

lieu, car je ne suis pas certain que

poursuivre

tous

formation,

et

reconstruction

je pourrais

les moments essentiels du processus de sa en irait

second

lieu,

immanquablement

parce me

qu'une

détourner

telle de

mon

objectif principal qui est de comprendre le phénomène de la liberté, c'est-à-dire la liberté comme

(...) quelque chose qui existe et dont l'existence a une signification ontologique184. Cela veut dire que l'objet de mon intérêt ne sera pas l'histoire de la notion classique de liberté, ni sa structure logique,

mais

le modus

de

l'existence

humaine

exprimé

à

travers cette structure. Bref, je ne vais porter mon intérêt que sur ce que Mamardachvili appelle liberté naturelle185.

La spécificité de la liberté naturelle consiste en cela qu'elle ne provient pas d'une notion ou d'une idée, et en ce sens

elle

est

par

excellence

matérielle. En d'autres

authentique,

concrète

et

termes, la liberté naturelle n'est

rien d'autre que le phénomène de l'homme naturellement libre.

A la différence des gens qui relient leur liberté à une notion ou à une idée, et par là aux conditions externes de

184

M. MaMapflauiBMJiM, KjiacMvecKa H neKJiacuHecKa pauyiOHajinocT [M. Mamardachvili, Rationalité classique et rationalité nonclassique], réf. cit., p. 271. 185

Les Russes appellent ce type de liberté "volnost" et le relient le plus souvent à la personne de Pouchkine (voir par exemple B. "BojibHOCTb nyuiKMHa" [B. Vicheslavtzev, «La liberté de Pouchkine»] , B: 0 POCCMM M pyccKOM $XJIOCO$CKOM KyjiBType, "HayKa", MocKBa, 1990, pp. 398-402). Cela explique pourquoi dans ses Méditations cartésiennes Mamardachvili compare très souvent Descartes à Pouchkine sur le plan de l'expérience de la liberté.

133


son

existence,

l'homme

naturellement

libre

est

libre

notamment dans la mesure où il a une attitude généreuse a l'égard de ces conditions.

La générosité, explique Mamardachvili, est liberté et pouvoir sur soi, la liberté et le pouvoir de disposer de soi et de ses intentions, car rien d'autre ne nous appartient. (...)Une grande âme peut côtoyer sans danger - il ne m'arrivera rien ! - un sot, un ignorant, un criminel. Mais là n'est pas l'enjeu du combat : il est en moi. Plus encore, la générosité présuppose le monde tel qu'à n'importe quel moment, il ne peut s'y passer quelque chose qu'avec ma participation. Je prends part, pour ainsi dire, à la création ininterrompue du monde en ma qualité de volonté personnifiée, presque au sens chrétien du mot, c'est-à-dire en tant que volonté incarnée186. Ainsi conçue, la générosité est le principe interne de ce type de

liberté

Descartes. Mais

qu'on associe combien

ce

le plus

serait

souvent

erroné

au nom de

de concevoir

la

liberté cartésienne comme une indépendance, acquise une fois pour

toutes,

de

l'âme humaine

des

circonstances

liées

l'existence physique de l'homme! Sartre, par exemple, aucune

raison

d'affirmer

que,

comme

chez

le

à

n'a

philosophe

platonicien, le sujet de la liberté cartésienne est

(...) mort à son corps, mort à sa vie, qui n'est plus que la contemplation des Formes et qui, pour finir, s'assimile à la science elle-même187. Cette assertion ne prend pas en considération un moment essentiel de l'expérience cartésienne de la liberté, à savoir l'attitude à l'égard du monde des substances corporelles (y 186

M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit., pp. 35-36.

187

J.-P. Sartre, Situations, I, Gallimard, Paris, 1947, p. 303.

134


compris son propre corps) comme à l'égard de quelque chose, dont l'existence est un fait, mais un fait sans conséquences décisives

pour

l'ontologie

du

Moi.

Voici

comment

Mamardachvili interprète ce moment :

Si vraiment on n'en peut plus et si on ne peut se réconcilier avec son époque - c'est-à-dire avec son entourage -, si des expériences fortes brisent le barrage fabriqué, par les habitudes, par un mode de vie protégeant la paix de l'âme, le loisir dans l'indépendance et la volonté, il y a néanmoins une issue, une solution. (...) Descartes recommande ceci : il suffit de ne pas attacher plus d'importance à ses drames personnels qu'à ceux des personnages fictifs « que jouent des acteurs quand ils représentent devant nous des actions fort funestes II me parait qu'on a, pour ainsi dire, affaire ici à une révision

transcendantale

de

la

théorie

platonicienne

du

rapport entre le corps et l'âme.

Comme on sait bien, pour Platon le monde où l'on vit et qu'on perçoit par nos sens est un monde d'objets animés et inanimés.

Tout corps, lit-on dans le dialogue Phèdre, où le mouvement s'effectue de l'extérieur, est un corps inanimé. Le corps est animé quand son mouvement s'effectue de l'intérieur, car telle est la nature de l'âme. Alors, si ce qui fait mouvoir soi-même n'est rien d'autre que l'âme, il s'ensuit nécessairement que l'âme est immortelle189.

188

M. Mamardachvili, Méditations Cartésiennes, réf.cit., pp. 24-25. Ici, Mamardachvili cite un extrait d'une lettre de Descartes à la Princesse Elisabeth du 16 Janvier 1646 (voir Descartes, Œuvres et lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1953, p. 1228). l89

Phaed., 245e-246.

135


En d'autres termes, tous les corps animés

(y compris le

corps humain) sont porteurs d'un principe éternel appelé âme, qui

rend

leur

existence

importante

du

point

de

vue

ontologique en leur garantissant la possibilité de se mouvoir d'eux-mêmes, c'est-à-dire, par leur volonté. Quant aux corps inanimés, leur existence est, pour ainsi dire, arbitraire, au sens

le

mouvement

en

tant

que

modus

de

l'existence

matérielle est quelque chose qui leur arrive sans qu'ils le « veulent ». Donc, en termes généraux, la distinction entre corps animés et corps inanimés est celle entre deux types d'objets

qui peuvent être définis comme objets ayant leur

propre moteur et objets privés d'un tel moteur.

Il est bien évident que du point de vue du problème de la liberté, les objets de la seconde espèce ne provoquent aucun intérêt. Il serait absurde de parler de liberté quand il

est

question

d'objets

dont

le

mouvement

est

causé

seulement et uniquement de l'extérieur. Mais, strictement vu, la liberté est loin d'être un état naturel également pour les objets de la première espèce. Bien que mû de l'intérieur, le corps animé n'est pas par sa nature un sujet de mouvement libre, car son moteur n'est pas quelque chose qui est née avec lui. Admettre que l'âme et le corps naissent en même temps comme résultat d'un même acte, serait priver de sens la distinction ontologique entre l'âme et le corps, et par là également toute la problématique philosophique provenant de cette distinction

(y compris le problème de la liberté en

tant qu'état naturel de la conscience cogitale) . En d'autres termes,

si

on

est

d'accord

avec

Platon

que

l'âme

est

immortelle, et que le corps est mortel, nous nous engageons à considérer nature,

et

ces deux par

substances

conséquent,

comme différentes par leur

nous

136

n'avons

pas

le

droit


d'insister qu'ils sont de la même origine. C'est une question de logique élémentaire de ne pas admettre l'assertion

que

l'éternel et le temporel naissent ensemble. Mais d'un autre côté, il est clair comme de l'eau de roche que l'âme et le corps présentent une certaine unité. Sinon, comment pourraiton parler de « corps animés » ?

Nous voici, avec Mamardachvili, devant un des problèmes ontologiques les plus intéressants, les plus difficiles et, j'ose l'affirmer, problème

du

les plus actuels de nos jours. C'est le

modus

existentiel,

l'âme

et

le

corps,

l'éternel et le temporel, l'infini et le fini et, en fin de compte, la liberté et la nécessité apparaissent en même temps comme unis sur le plan de la phénoménalité et opposés sur le plan de l'intelligibilité. C'est notamment ce problème qui fera en sorte que Mamardachvili repensera à fond le fameux dualisme cartésien et reconnaîtra en lui un enseignement dont le thème central est le symbole du Moi, c'est-à-dire le topos dans l'espace de la conscience, où se donnent rendez-vous les dimensions physiques et intelligibles de l'existence humaine qui

sont

à

première

vue

radicalement

opposées

incompatibles.

D'après Descartes, il est peu de choses que nous connaissons clairement et distinctement de nous-mêmes dans la mesure où l'homme est fusion vivante, ambulante de l'âme et du corps. Séparément, nous connaissons clairement et distinctement l'âme et le corps. Le corps dans la mesure où nous le prenons uniquement comme une étendue, l'âme dans la mesure où tous nos états d'âme sont considérés en tant que pensées. En revanche, l'homme en tant que substance concrète ou homme concret qui représente chaque jour et à chaque instant une fusion de l'âme et du corps, c'est déjà un problème. Et pourtant, nous pratiquons cette fusion et, en ce sens-là, nous la

137

et


« connaissons », mais elle demeure un fait impénétrable (ou cru) et doit être prise en tant que tel190. Autrement dit, si l'âme et le corps sont, indépendamment l'un

de

l'autre,

des

objets

scientifiques

tout

à

fait

légitimes, alors leur unité phénoménale ne pourrait pas être un

tel objet.

concrète

par

scientifique

Elle

apparaît

excellence, de

toujours

et

soustraire

toute

d'elle

comme

une

tentative des

existence proprement

abstractions

sous

l'aspect de notions générales (et la distinction entre âme et corps est exactement de ce type d'abstraction) compromet la capacité cognitive, en la poussant à substituer des faits auxquels elle est

se réfère191. Cela voudrait-il bien dire

qu'il faut renoncer à penser l'unité de l'âme et du corps ? Bien sûr que non. Mais, afin de la penser notamment en tant qu'unité, il ne faut pas admettre l'assimilation du corporel au psychique. Le corps, c'est le corps (son être est conforme seulement

et

uniquement

aux

lois

physiques

et

physiologiques), et l'âme, c'est l'âme (ses états ne sont en aucune manière conditionnés par l'état des choses du monde physique), tandis que l'unité de l'âme et du corps est une troisième

chose.

Et

cette

chose

n'est

réductible

ni

aux

structures de l'intelligibilité, ni à celles de l'étendue, mais elle est leur fusion actuelle, concrète et vivante, et en se sens, elle représente la structure symbolique du Moi.

190

M. Mamardachvili, Méditations 319. 191

Pour la formulation reconnaissant au Prof. fréquenter le séminaire l'âme, au printemps de Laval.

cartésiennes,

réf.cit., pp.318-

de cette thèse je suis particulièrement Gilbert Boss, dont j'ai eu le plaisir de sur le traité de Descartes Les passions de 1998, en tant qu'étudiant à l'Université

138


Mais naturellement, comme il s'agit d'un symbole, il ne coïncide pas avec sa réalisation visuelle, il en est distinct, et c'est cette distinction ou cette non-coïncidence du symbole Je avec la réalisation visuelle « je » que le penseur ou le psychologue doit, s'il suit Descartes, garder présente à l'esprit et ne jamais perdre de vue192. Cette exigence a le caractère d'un impératif catégorique par rapport à la méthodologie de l'égologie transcendantale. Aussi

étrange

que

cela paraisse

à première

vue, afin de

penser le phénomène du Moi, on doit s'affranchir du Moi en soi-même ou, en d'autres termes, afin de pénétrer le secret ontologique du Moi, il ne faut que concevoir clairement et retenir à l'esprit la différence entre le symbole du Moi et le Moi

empirique.

Si

l'un

apparaît

dans

l'espace

de

la

conscience sous forme d'image qui reflète un fait empirique, l'autre

remplit

ce

même

espace

par

sa

propre

matière

phénoménale, en démontrant ainsi l'impossibilité absolue de rendre visible le fait ontologique « je suis ».

Rendre quelque chose visible veut dire accomplir un acte de corrélation entre une structure de signification et sa référence objective. Par exemple, il n'y a aucun problème à rendre visible le « je » empirique de Merab Mamardachvili en faisant la corrélation entre l'image matérielle de l'homme Merab Mamardachvili

et une des structures de signification

qui forment le système de références de son identité. Mais rendre

visible

Merab

Mamardachvili

en

tant

que

forme

symbolique du fait ontologique « je suis » est en principe impossible. Étant un phénomène concret de la conscience, ce fait est à tel point authentique qu'il s'avère, pour ainsi dire, un corps étranger dans tout système 192

d'identification

M.Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf. cit., p.319. 139


établi.

En ce sens,

le symbole

du Moi (comme tout autre

symbole) est

(...) une enveloppe parfaitement vide, à l'intérieur de laquelle se constitue et se construit un seul et unique contenu . Et ce contenu

est le contenu-même de la conscience au

moment où elle affirme son être authentique. Autrement dit :

Derrière le symbole, conçu comme le concret conscience, il n'y a absolument rien194.

de la

Il s'ensuit que le symbole n'a de référence stable ni au monde de la nature, ni en celui de la culture. Il est, pour ainsi dire, un phénomène de la vie consciente privé de tout fondement hors de cette vie.

Une

des formules

fondement

les plus

en ce qui concerne

exactes

de ce manque de

le symbole

du Moi est la

proposition « je pense, donc je suis ». Rappelons-nous que Descartes arrive à cette proposition

lors de la poursuite

d'un seul but, notamment - confirmer l'authenticité du fait ontologique « je suis » après avoir constaté que ce fait est une évidence de la conscience, et que les faits empiriques non

seulement

ne l'appuient

pas, mais

paraissent

plutôt

constamment le mettre en doute. Si les faits de la nature et de la culture sont au mieux des cas indifférents, et au pire

M.

MaMapflaiIIBMJIM ,

A.

riHTMrOpCKMM,

CMMBOM

H

CO3HaHMe .

MeTa$M3MvecKMe paccyx.neB.viH. o cosnanvivi, CMMBOJIMKB M H3hme [M. Mamardachvili, A. Piatigorsky, Le symbole et la conscience. Considérations métaphysiques sur la conscience, le symbolisme et le 194

langage], Ibidem,

IIlKona

"H3HKM pyccKOM

KyjibTypu",

p. 99.

140

MocKBa,

1999,

p.85.


- hostiles à mon existence, alors le fondement ontologique de cette dernière devrait être lié à quelque chose qui serait irréductible à la nature ou à la culture. Cette chose est notamment la pensée conçue comme l'activité qui constitue la conscience en tant que niche ontologique autonome. Donc, « je pense » est la seule preuve incontestable de ce que j'existe réellement,

c'est-à-dire,

que mon

existence

ait

un point

d'appui à portée ontologique.

Ainsi, au cours de la recherche de la raison d'être du fait ontologique « je suis », Descartes découvre en pratique la dimension transcendantale de la conscience, où tout acte de conscience est avant tout un acte de prise de conscience de soi-même. Mais l'acte de prise de conscience de soi-même n'est en aucun cas un acte de réflexion du Moi empirique sur les conditions empiriques de son activité consciente. C'est un

acte

par

lequel

la

conscience

constate

sa

propre

existence.

Ce qui nous évite les hypothèses et les prémisses quant à un porteur physique de cette conscience, concret et défini195. C'est notamment vrai

sens

de

la

par

cette voie

liberté

qu'on

cartésienne.

Le

peut

accéder

sujet

de

au

cette

liberté n'est pas l'homme en tant qu'individu concret, c'està-dire en tant qu'univers psychologique renfermé en soi, mais l'homme en tant que chose qui pense (res cogitans).

En tant que chose, je suis composé d'un corps et d'une âme. Et en tant que chose, j'occupe une place 'M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit., p.297

141


dans un enchaînement de causes ininterrompu embrasse le monde entier, incluant toute substances de ce monde. Mais je suis une chose pense, et à ce titre, je peux sortir de enchaînement195.

qui les qui cet

En ce sens, « je suis libre » est une des tautologies fondamentales de l'existence humaine. « Je suis libre » veut dire « je suis moi », mais pas en tant que telle ou telle autre

image

consciente

de moi, mais de

son

d'identification

en tant que

existence

établi.

au

Toute

conscience

delà

de

tout

manifestation

qui est système

de

cette

conscience dans le monde est en fait un acte par lequel la chose

qui

pense

surmonte

sa

choséité.

La

tautologie

ontologique « je suis moi » témoigne de ce que dans le monde des déterminations strictes et des systèmes d'identification qui leur correspondent, il y a toujours quelque place qui n'est prise par personne et par rien, et qui ne peut être prise que par moi en ma qualité d'homme conscient. Si l'on revient à la métaphore du fauteuil, on peut dire qu'il est question

ici

naturellement

du

fauteuil

l'homme

libre Merab Mamardachvili

conscient

s'installait

et

chaque

fois quand il se levait et s'éloignait du fauteuil qui lui était réservé dans le monde empirique, où il devait jouer le rôle de philosophe professionnel au passeport soviétique.

4. Le sens d'une dissidence spécifique

On

ne

débrouillait 196

pourrait bien

dans

pas

nier

son rôle

Ibidem, p. 2 96.

142

que

Mamardachvili

social. Bien

qu'il

se

n'ait


jamais figuré parmi les favoris du parti dirigeant, il toujours

réussi

à

s'attacher

aux

structures

du

a

champ

philosophique soviétique. En même temps, on aurait tort de l'accuser

d'avoir

sa

conscience

philosophique. Il est vrai que, sans adhérer à

l'idéologie

communiste, l'Union

il

fait

est

des

devenu

Soviétique ; mais

compromis

membre il

du

est

avec

Parti

communiste

également

philosophie de la conscience contient

vrai

que

de sa

en soi la substance

même de l'antidote contre les effets du fonctionnement de la machine idéologique

soviétique. En ce sens, ce serait une

erreur de le classer du côté des dissidents politiques en URSS, mais ce serait également une erreur de le classer du côté des conformistes. En fait, dans les deux cas l'erreur consistera

dans

l'incompréhension

de

sa propre

conception

concernant les dimensions politiques de la philosophie et la prise de position politique par celui qui se veut philosophe.

Rappelons-nous qu'au début des années 60, Mamardachvili se rend compte de ce que le philosophe a besoin avant tout de solitude et de silence et qu'afin de jouir d'eux, il doit s'abstenir

de

l'activité

politique. La vie de

politique exige plusieurs gestes mettant attitude

distinguée

ordinaires », social qui

et

2)

par son

rapport engagement

en relief celle

au

sera meilleur que le présent

distinction se font normalement preuve

à

d'une

forte

profit 197

des d'un

alors

1) son « gens ordre

. Les gestes de

sous forme d'actes

individualité,

197

l'activiste

que

les

faisant gestes

Dans une grande mesure, les gestes de l'activiste politique coïncident avec les gestes du critique social tel qu'il est décrit par Michael Walzer dans son essai « La pratique de la critique sociale » (voir M. Walzer, The company of critics. Social criticism and political commitment in the twentieth century, Basic books, Inc., Publishers, New York, 1988) .

143


d'adhésion souvent

aux

la

l'activité

problèmes

forme

de

d'actes

politique

la

société

prennent

d'abnégation.

le

Ainsi

plus

conçue,

est une espèce de privilège pour les

gens qui ont des idées et des ambitions réformatrices. Le conformiste politique ne peut pas être activiste politique, car le conformisme prive de sens les gestes que je viens de décrire. En ce qui concerne la société de type soviétique, là-bas

toute

conscience

idée

réformatrice

dissidente

car,

porte

suivie

l'empreinte

jusqu'au

moment

de

la

de

sa

raison suffisante, elle aurait immanquablement mis en doute toute

la

structure

politico-idéologique

de

cette

société.

Cette structure est si compacte et par présomption achevée qu'elle n'admet aucun « changement partiel »198 réel. Or, dans le cadre du système soviétique l'activiste politique est par définition dissident. Mais la question est de savoir si cette relation est symétrique, c'est-à-dire,

si chaque dissident

est par définition activiste politique ?

Si on donne une

réponse positive

à la question

ainsi

posée, il en ressortira que la personne et la philosophie de Mamardachvili

sont

impensables

dans

les

termes

de

la

dissidence.

L'activiste, dit-il dans un de ses derniers interviews, est constamment occupé des affaires des autres. Cela n'est pas du tout de mon goût. Même s'il y a eu en moi un tel germe, le pouvoir soviétique l'a tué il y a longtemps199. 198

On peut le dire aussi de la manière suivante : ici, tout changement partiel porte en soi le potentiel (ou la menace) d'un changement radical. 199

M. MaMapji,afflBMJTM, KaK a. noHMMaio §MJIOCO$MIO [M. Mamardachvili, Qu'est-ce que j'entends par philosophie], réf.cit., p.352.

144


Alors,

comment

contemporains

il

expliquer a

été

le

non

fait

qu'aux

seulement

yeux

un

des

de

ses

meilleurs

philosophes de langue russe, mais aussi un des emblèmes de la culture dissidente en URSS ? Evidemment, il est question ici d'une autre espèce de dissidence, différente par exemple de la dissidence d'Alexandre Soljénitsyne, d'Andrei Sakharov ou de Vladimir Boukovsky.

Sans sous-estimer l'exploit de ces gens, je dirais qu'ils n'arrivent pas à éviter les pièges de la guerre idéologique. Inspirée par des idées humanistes et des sentiments civiques nobles,

leur

protestation

reste

enfermée

dans

un

champ

sémantique, dont les limites et les ressources symboliques se trouvaient

entièrement

sous

le

contrôle

de

la

machine

idéologique soviétique. Il s'agit du « front idéologique », où la position du dissident a été déterminée d'avance soit dans

les

termes

termes

de

dont

ce

différentes disposait

ennemis.

la psychopathologie200,

l'opposition

réactionnaire », formes

de

le

Autrement

entre

dernier en

« le

étant

dépendance

pouvoir dit,

progressif » reconnu

des

sous

clichés

soviétique

prenant

soit

pour

position

dans et

les « le

plusieurs

idéologiques définir

sur

le

200

ses front

Voici un exemple : « La dissidence peut être provoquée par une maladie du cerveau, écrit Dr. Timofeiev, lors de laquelle le processus pathologique se développe lentement, tranquillement (schizophrénie au cours lent), et les autres symptômes (parfois on peut arriver à l'accomplissement d'actes criminels) restent imperceptibles jusqu'à un stade déterminé. Cette maladie, qui apparaît à un certain âge (20-25 ans) est caractérisée par l'intensification du comportement agressif, par une tendance à l'affirmation de soi, au rejet des traditions, des opinions courantes, de normes, etc.» (Cit. d'après B. ByKOBCKM, TORVIHM aa flMCMjjeHTCTBo [V. Boukovsky, Ma vie de dissident] , "Ajiôop",

1998, p.276).

145


idéologique,

les

dissidents

du

rang

de

Soljénitsyne,

de

Sakharov et de Boukovsky, ne pouvaient faire rien d'autre que prendre leurs places de dissidents sur la scène du théâtre politique soviétique. Ce n'est pas par hasard qu'à un moment donné chacun d'entre

eux a été forcé de choisir l'une des

deux perspectives suivantes : ou bien rester en URSS et jouer d'après

les

règles

de

la

dissidence

politique,

ou

bien

quitter le pays, prendre la position de l'exilé et continuer à lutter contre le régime soviétique201. Dans les deux cas, il y

a

une

chose

qui

reste

hors

du

pouvoir

de

leur

choix

rationnel, et c'est leur participation à la reproduction des structures sémantiques qui rendent la conscience idéologique légitime et constituent les conditions et les règles d'une, pour ainsi dire, guerre idéologique permanente202.

A

cet égard,

soviétique

l'issue finale du duel

et

Vladimir

Boukovsky

entre est

le pouvoir extrêmement

significative. Se rendant compte que ses années de dissidence l'ont transformé en fin de compte en pièce d'échange, dont on a

fait usage pour

les buts

de « la grande politique »203,

Boukovski a réalisé que pendant tout ce temps-là il faisait partie d'une guerre qui n'était pas la sienne. Se trouvant sur le territoire de « l'Occident

libre » par la force des

201

La tragédie inhérente à cette situation est brillamment décrite par Josef Brodsky dans son essai "L'état qu'on appelle exil" (voir M. BpoflCKM, 3a CKp'bÔTa M pa3yMa [J. Brodsky, Sur le chagrin et la raison], "OaKeit EKcnpec", Co$na, 2003, pp.23-34). 202

Par exemple, après l'instauration de la démocratie en Russie, Soljénitsyne ne s'est pas retiré du « front idéologique », mais comme son ennemi d'avant - le régime soviétique - est disparu, il a construit l'image de son nouvel ennemi, en y mettant tout ce qui incarne le mal du point de vue du messianisme russe.

203

En 1976, Moscou s'entend avec Washington afin d'échanger Vladimir Boukovsky pour le communiste chilien Louis Corvalan.

146


circonstances liées à la situation politique internationale, il écrit :

Je n'ai jamais nourri des illusions à l'égard de l'Occident. Des centaines de pétitions désespérées, envoyées par exemple à l'ONU, n'ont jamais reçu de réponse. Les choses ne sont-elles pas assez persuasives en elles-mêmes ? On reçoit des réponses même des institutions soviétiques. Des réponses absurdes, sans doute, mais quand même des réponses. Tandis que de là-bas, on attend la lettre d'un défunt. Et la « politique de l'éclaircie », et les conventions de Helsinki ? En tous cas nous, les gens de la prison de Vladimir, nous avons senti sur nos dos qui a gagné la bataille. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on bâtit sur nos os « les relations amicales » avec l'Union Soviétique. Mais ce qui est le plus dégoûtant, c'est que l'Occident s'est toujours efforcé de justifier cette politique par toutes sortes de théories et doctrines absurdes. Comme les gens soviétiques essaient par des millions de moyens de justifier le fait qu'ils prennent part à cette machine puissante de violence, ainsi les occidentaux cherchent des moyens d'alléger leur conscience. Même, très souvent, les justifications se ressemblent comme des jumeaux. Mais la violence se venge sans merci de ceux qui la soutiennent. Et tous ceux qui croient que la ligne qui sépare la violence de la non-violence suit la ligne de frontière de l'URSS, se trompent de façon fatale204.

C'est un fragment du livre Ma vie de dissident, dont la première édition paraît à Paris en 1978. Cette même année, Mamardachvili reçoit une lettre d'Althusser,. où on lit :

J'ai, combien de fois, pensé à ton mot, combien de fois: "Je reste, car c'est ici qu'on voit le fond des choses, à nu." Devoir de l'intellect, mais qui doit 204

B.

ByKOBCKM,

FojiMHM Ha ffMCMffeHTCTBO [V.

dissident], réf.cit., pp.349-350.

147

Boukovsky,

Ma

vie

de


se payer cher. Ne pas rester se paie aussi cher si j'en juge par ceux qui sont partis et que j'ai vus. Assez cher : autrement. Et peu se défendent contre l'assaut général qu'on leur fait pour les exhiber comme des "enfants-loups" qui savent parler des forets205. Je ne pourrais pas dire dans quel contexte Mamardachvili a

prononcé

seulement

les

paroles

supposer

que

citées dans

par

la

Althusser.

correspondance

Je

peux

et

les

conversations entre les deux philosophes il a été question entre

autre

du

rôle

du

philosophe

professionnel

dans

le

système soviétique. Un peu plus loin dans la même lettre, Althusser mentionne le mot par lequel Mamardachvili a exprimé devant lui la forme psychologique de son expérience sociale. C'est le mot « dégoût ».

Et ici pourtant, continue Althusser, ce n'est pas comme chez toi, mais c'est le même mot. C'est le mot qui dit tout haut qu'on ne trouve plus sa place dans toute cette merde, et qu'il est vain de l'y chercher, car toutes les places sont emportées par le cours insensé des choses. On ne peut se baigner dans un fleuve du tout. Sauf à être un piquet planté dans le courant, et qui, en silence tienne. À un peu de terre ferme. Le tout est de trouver ce peu de terre ferme. (...) Si tu peux m'écrire, je suis preneur pour tes "profondeurs métaphysiques" : par curiosité et pour savoir comment tu fais, et deviner à travers les réponses que tu cherches les questions qui te travaillent206. Je ne sais pas si Mamardachvili a répondu à cette lettre et s'il a satisfait la curiosité d'Althusser. En tous cas, en exprimant

son

dégoût

à

l'égard

205

de

L. Althusser, Ecrits philosophiques STOCK/IMEC, Paris, 1994, pp.539-540. 206 Ibidem, p. 543.

148

l'idéocratie

et

et

politiques,

en

T.I,


déclarant sa détermination de défendre fermement le point de vue duquel on peut voir « le fond des choses, à nu », il a révélé devant son ami français sinon autre chose, au moins les deux éléments constituant le fondement existentiel de sa philosophie

et

traçant

la

perspective

d'une

dissidence

spécifique207. 207

En réalité, c'est notamment l'interaction de ces deux éléments qui édifie le cadre nécessaire à la pratique de la liberté naturelle, telle qu'elle est conçue par Mamardachvili. Dans les années '80, il a souvent souligné que la liberté naturelle se manifeste avec plus d'intensité quand la conjoncture politicoidéologique dans une société donnée rejette la liberté en tant que valeur politique prioritaire, c'est-à-dire, quand la liberté n'est ni notion de base dans le discours politique, ni forme respectée d'attitude sociale. Cela explique dans une grande mesure pourquoi Mamardachvili n'a pas été enclin à quitter l'Union Soviétique (« Je reste, car c'est ici qu'on voit le fond des choses, à nu » ) . Le fragment suivant d'un de ses cours éclaircit davantage sa manière de concevoir la dialectique de liberté et nonliberté : « Je vais vous donner un simple exemple d'action philosophique, qui s'est produite à l'intérieur de la philosophie même, mais qui a pourtant le caractère non d'une doctrine, mais notamment d'un acte (...) . Cela est arrivé en France occupée, dont la situation a été exprimée par le philosophe Jean-Paul Sartre de la manière suivante. Décrivant l'atmosphère sombre et plombée de la France occupée par les nazis, il achève sa description par ces paroles : « Et tout gardait le silence, et nous avons gardé le silence ». Et tout d'un coup, il fait un pas inattendu, en disant : « Et on était plus libres que jamais » (...) . En quoi consistait donc le problème, et pourquoi la position exprimée par Sartre peut être considérée comme l'expression d'une conscience philosophique ? Il existe un système de notions idéologiques et des liens sémantiques entre elles, un système qui aide les gens dans leurs tentatives de connaître le monde social et de s'habituer à lui. Il y a des doctrines politiques qui sont également bâties de mots, et de notions. Dans ce cas, c'est le monde de la culture politique des Français d'avant l'occupation de Paris par les Allemands. Mais n'est-ce pas que ce même monde a amené la France à sa défaite ? C'est-à-dire que la prise de Paris par les Allemands était en fait ce que j'ai déjà appelé situation extrême ou de lisière - une situation, où les rapports habituels de causalité par lesquels on conçoit le monde sont mis entre parenthèses. Et alors toi, tu te trouves face au monde qui ne se situe plus entièrement dans ta conscience, dans ta vison, dans les entrelacements familiers d'événements et de phénomènes» (M.MaMapflauiBMJiM, "M3 KpaTKoro BBeneHviH B $MJIOCO$MKI" [M. Mamardachvili, «Fragment d'une courte introduction à la

149


Je suis tout à fait d'accord dire

que

cette

surface,

mais

dissidence les

« a

profondeurs

avec Deyan Deyanov, pour

pour

objectif

archéologiques

non du

pas

la

discours

idéologique », et qu'en ce sens « elle donne la possibilité d'élaborer des stratégies à long terme qui restent toujours productives

après

que

leurs

fonctions

politiques

ont

été

exhaussées »208. Je partage aussi la thèse que Mamardachvili considère

l'idéocratie

gouvernement, « comme

le

non

seulement

caractéristique symptôme

principal

du

comme

régime

d'une

une

forme

soviétique,

crise

de

de

mais

loin

plus

profonde, la crise de la modernité (concentrée dans la crise de la rationalité classique) »209. Mais je ne peux en aucun cas admettre que « l'ontologie de

l'esprit», élaborée par

Mamardachvili, pourrait être un moyen efficace de résistance contre tel ou tel autre discours idéologique contemporain, en acquérant que

« des

fonctions politiques

Mamardachvili

n'a

même

pas

toutes neuves, telles pensé »210.

Une

telle

politisation de l'ontologie en question va immanquablement la transformer en système d'idéalisations, édifié aux dépens du point de vue duquel on peut voir « le fond des choses, à nu ».

En

d'autres

termes,

on

serait

témoins

d'une

transformation qui était déjà effectuée à plusieurs reprises au cours de l'histoire des idées, à savoir la transformation

philosophie»], B : Bonpochi $MJIOCO$MM, 12/2000, pp.65-66). Bref, tout d'un coup tu commences à voir « le fond des choses, à nu ». 208

fl. fleaHOB, "MaMapflaniBMJiM M eBponeMCKaTa $ M J I O C O $ M H Ha XX Deyanov, «Mamardachvili est la philosophie européenne siècle»], B: M. MaMapxtauiBMJiM, KjiacM^ecKa M pau,MOHajiHOCT, réf. cit., p. 372. 209

Ibidem, p.

210

Ibidem,

372.

p. 373.

150

B6K"

du

[D. XXe


d'un héritage philosophique en fétiche idéologique211. Et cela va

se produire

en accord

avec

la loi de

formulée par Mamardachvili, c'est-à-dire

1 ' indissidence212

en vidant de leur

symbolisme personnel certaines notions, images et idées, pour les faire fonctionner en formes inversées qui remplacent des pensées force

authentiques.

de

la

loi

de

Par exemple, c'est notamment par la 1 ' indissidence

que

les

épigones

du

rationalisme moderne instrumentalisent le cogito cartésien, et

le

transforment

en

figure

sémantique

détachée

de

« l'expérience méditative réelle » du grand Français. Voici ce

qu'on

lit

sur

cette

question

dans

les

Méditations

cartésiennes de Mamardachvili :

Cette même insaisissable auréole de la personnalité, et ce que j'appelle liberté, voilà ce qui était au plus haut degré propre à Descartes, dans chaque mouvement de son âme et de sa vie. Aussi rien ne ressemble moins à Descartes que les cartésiens. (...) Dans le cartésianisme, évidemment, le phénomène de la liberté de Descartes a disparu. C'est pourquoi il est incroyablement difficile de saisir la liberté vivante et naturelle de Descartes213. Toujours d'après la loi de 1'indissidence, les marxistes vident la pensée de Marx du pathos de la liberté pour la transformer en instrument de violence symbolique, et par là en moyen puissant d'oppression politique. En général, la loi

211

II y a un moment dans les Méditations cartésiennes de Mamardachvili où il paraît prévenir de ce danger, en attirant notre attention sur le fait que les poètes ne fondent pas des écoles, car « ils ne sont pas aussi niais que les philosophes érudits, et ils ne font pas de leur métier une parade de cirque » (M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit, p.41). 212

Voir M. MaMapflaiHBMjra, « 3aKOH MHaKOHeMbicjiMH » [M. Mamardachvili, «La loi de 1 ' indissidence»] , B: 3p,ech M Teneph, 1/1999, pp. 85-93. 213 M. Mamardachvili, Méditations cartésiennes, réf.cit, p.41.

151


de

1'indissidence

est

une

structure

répressive

de

l'idéocratie qui annihile la vie de la pensée en la privant de son milieu naturel, à savoir : la langue, conçue comme étant

la

matière

phénoménale

de

la

vie

consciente.

En

d'autres termes, lorsque la pensée tombe sous la juridiction de cette loi, la langue cesse d'articuler

des états de la

conscience et commence à fonctionner comme un massif de

(...) blocs fixes qui ne peuvent pas être déplacés, qui n'ont pas la capacité de développement, qui, étant énoncés, n'ont pas la capacité de provoquer du mouvement dans la tête de celui qui les a entendus, à qui tu les as transmis. (...) Et l'on ne pense pas, non pas parce que cela nous est interdit, mais parce qu'on a détruit les sources internes de l'harmonie, on a détruit le champ propre à la pensée, et en ce sens on a détruit le langage214. Et là où la langue a été détruite, la barbarie prospère. Car,

d'après

la

définition

grecque,

nous

rappelle

Mamardachvili dans un de ses discours de la fin des années ^80, consacré à l'identité culturelle européenne, le barbare n'est

rien

d'autre

que quelqu'un

qui

ne maîtrise

pas

le

langage.

Bien sûr, explique-t-il, il est clair que les Perses, comme tous les autres peuples voisins de la Grèce, parlaient leurs langues. Mais sous langage, les Grecs entendaient autre chose. Notamment l'espace articulé de la pensée qui incorpore les désirs et les sentiments des gens215.

214

M.

MaMap,n;aiiiBMjiM,

"3aKOH

MHaKOHeMHCJiHH" ,

[« La

loi

de

1'indissidence »], édit.cit, pp.91-92. 215

M.

MaMapflauiBMJiM,

KjiacMvecKa

Mamardachvili, Rationalité classique], réf.cit., p.350.

M

HeKJiacid^ecKa

classique

152

et

pau,MOHajiHOCT

rationalité

[M.

non-


Si je comprends bien, l'espace dont parle Mamardachvili rend possible structures garantit

l'introduction

formelles la

de

d'un

la

symbolisme personnel aux

langue,

et

d'un

sens

cristallisation

de

cette

vécu

manière

dans

les

significations des mots. En fin de compte, c'est l'espace de la

parole

libre,

pas

au

sens

politique,

mais

au

sens

philosophique du mot, c'est-à-dire, pas au sens où je suis libre de dire ce que je veux, mais au sens où je suis capable d'articuler suis ».

l'être à la lumière

D'après

du fait ontologique « je

moi, c'est notamment

dans

la pratique de

cette capacité dans les conditions d'une idéocratie totale que

consiste

philosophe

l'expérience

Merab

dissidente

Mamardachvili.

Et

de

si

je

l'homme me

et

du

permets

de

définir cette expérience comme un drame, c'est parce que je le

conçois

décennies.

comme Il

est

un

effort

question

de

personnel l'effort

durant

quelques

d'une personne de

vivre la vie authentique de la conscience, dont la structure ontologique est fondée sur la capacité de voir les choses elles-mêmes216, en résistant à la tentation de les regarder à travers des idées. Il va de soi que cet effort commence là, où « je pense » prend le risque de s'affranchir

des formes

inversées de la conscience pour se mettre face au monde. Si cela n'arrive pas, alors « l'ontologie de l'esprit » élaborée par Mamardachvili pourrait dans le meilleur des cas être un objet d'intérêt purement académique, et dans le pire - une forme inversée de l'effort d'être un homme conscient.

'Bien entendu, au sens de la phénoménologie transcendantale, 153


CONCLUSION

Le problème central dans l'oeuvre de Mamardachvili, c'est le

problème

de

la

personnalité

en

tant

que

réalité

ontologique, c'est-à-dire en tant qu'être concret qui devrait avoir lieu dans le monde. Avoir lieu signifie se réaliser à la

fois

à

deux

niveaux : dans

l'espace

métaphysique

de

la

pensée autonome et dans l'espace physique de la vie sociale. S'interrogeant double temps

sur les principes

réalisation, chez

Marx

transcendantale compte,

il

a

et les conditions de cette

Mamardachvi1i

et

chez

dans

les

cherchait

fondateurs

la philosophie

réussi

à

démontrer

appui

de

la

occidentale. la

en

même

tradition En

continuité

fin

de

entre

le

principe cogito et la critique marxienne de l'idéologie.

C'est

notamment

cette

démonstration

que

j'ai

essayé

de

reconstruire dans mon étude afin de comprendre deux choses : 1) les enjeux théoriques et pratiques de ce que Mamardachvili appelait "la position de l'homme conscient dans le monde", et 2)

sa propre

prise

d'une

stratégie telle

intellectuelle

position

face

et à

sociale visant l'ordre

la

politico-

idéologique imposé pat l'Etat soviétique.

Dans

le

premier

champ conceptuel sa

réflexion

consciente.

sur J'ai

chapitre

j'ai

poursuivi

la

genèse

dans lequel le jeune Mamardachvili les dimensions mis

l'accent

154

ontologiques sur

sa

de

critique

du

a situé

l'activité du

projet


sartrien

de

repenser

le

marxisme

sous

l'angle

de

la

philosophie existentialiste. Le résultat principal de cette critique était la mise en évidence du fait que la pensée de Sartre

est

fort

dépendante

de

la

figure

sociale

de

l'intellectuel, produite par l'idéologie humaniste, et donc ne peut pas

servir

à celui

qui veut vraiment

penser

"au

moment Marx".

Dans

le

deuxième

chapitre

mamardachvilienne

de

analyses

"fausse

de

la

cette

j'ai

esquissé

idéologie, conscience"

en

l'approche

renvoyant

chez

Marx.

aux Selon

Mamardachvili le résultat principal de ces analyses était la mise en évidence du mécanisme de rationalisation secondaire de

la

pensée

dont

les

produits

ontologique

de

la

l'intérieur

de

cet

espace

qu'à

surgit

la

figure

du

tardive fonction

sociale

conscience

de

ce

constituent

sociale.

C'est

l'époque penseur

dernier,

de

l'espace

notamment la

modernité

professionnel.

insiste

à

La

Mamardachvili,

consiste en la légitimation de l'industrie de la conscience, c'est-à-dire

en la légitimation des formes inversées de la

vie consciente.

Et

dans

d'interpréter

le

troisième

chapitre

la philosophie

l'angle du conflit

entre

je

me

suis

proposé

tardive de Mamardachvili

sous

sa vie consciente, basée sur le

principe cogito, et son identité sociale en tant que "forme inversée" de son être authentique. À la fin de ce chapitre j'ai posé la question de la dissidence mamardachvilienne et j'ai lancé la thèse que cette dissidence n'est autre chose que l'effort d'un homme conscient de vivre la vie authentique de la conscience dans les conditions d'une idéocratie totale - celle du régime soviétique. En réfléchissant sur la manière 155


dont Mamardachvili suis

rendu

faisait

compte

intellectuelle

et

face à cette idéocratie, je me

qu'il

était

sociale

dont

question le

sens

d'une

attitude

consistait

en

la

fermeté de ne pas corrompre le principe cogito, c'est-à-dire de

ne

pas

penser

le

monde

à

travers

et

des

des

significations

générales

d'identification

de soi-même, mais d'articuler

idées,

systèmes

des

sociaux

l'être à la

lumière du fait ontologique "je suis". C'est notamment cette attitude que je définis comme le drame du cogito, en y voyant se réaliser la structure symbolique de l'immortalité

telle

que l'avait pensée et vécue Mamardachvili.

J'aimerais cette

terminer

structure,

cette étude par

puisque

c'est en

une

elle

réflexion

qu'est

sur

concentrée

toute l'énergie intellectuelle et morale de la personnalité de Mamardachvili.

Pour comprendre de quoi en particulier il est question, il

faut

d'abord

analyser

les

usages

coutumiers

du

mot

« immortalité ».

Par exemple, quand on dit que Socrate est immortel, cet énoncé pourrait acquérir aussi bien un sens religieux qu'un sens laïc. D'après par

la

force

immortalité

de

est

le sens religieux, Socrate est immortel sa

due

nature humaine, à

ce

qu'en

c'est-à-dire

tant

qu'être

que

humain

son il

représente une incarnation de la substance immortelle qu'on appelle âme. D'après le sens laïc, Socrate est immortel car par

son mode

structure

de

de vie

et de pensée

comportement

social

il et

a édifié une intellectuel

telle qui

a

continué à fonctionner comme un modèle culturel bien respecté

156


des centaines et des milliers d'années après l'instant où il a bu la coupe de poison.

La première

différence entre

les deux sens,

c'est que

dans l'un le nom de Socrate peut être remplacé par le nom de n'importe

quel autre être humain, tandis que dans l'autre

« la liste » des noms par lesquels on peut remplacer le nom de Socrate est limitée par certains critères conditionnés) de reconnaissance publique œuvre.

D'ici

découle

la

seconde

(culturellement

d'une vie et d'une

différence :

le

sens

religieux de l'énoncé « Socrate est immortel » reconnaît la valeur d'une substance (la nature humaine), alors que le sens laïc du même énoncé reconnaît la valeur d'un phénomène (la personne de Socrate).

Mais, à côté des différences entre le sens religieux et le sens laïc de l'énoncé « Socrate est immortel », il existe aussi

une

porteurs dans

les

ressemblance

de

essentielle : tous

significations

deux

cas

on

générales,

énonce

la

les

ou plus

corrélation

individualité et quelque chose d'ordre général

deux

sont

exactement, entre

une

(la qualité

d'immortalité, indépendamment du fait que cette qualité soit conçue en tant que qualité de la nature humaine ou en tant que qualité d'un phénomène culturel). En fin de compte, dans les deux cas l'énoncé « Socrate est immortel » ne nous dit rien de concret sur Socrate, mais il exprime une certaine idée de l'immortalité. Donc, aurait dit Mamardachvili, dans les deux cas il s'agit d'un énoncé idéologique. Mais si l'on admet que les énoncés idéologiques remplacent le sens vital des mots et des expressions là où les conditions mêmes de production d'un tel sens ont été annihilées, il s'ensuit que l'énoncé « Socrate est immortel » est une forme inversée du

157


symbole de l'immortalité, qui transperce la vie et la pensée de Socrate d'un bout à l'autre.

Mais

si le symbole de l'immortalité

diffère

de l'idée

d'immortalité (religieuse ou laïque), alors comment serait-il possible

d'articuler

son

sens vital ? D'après

moi, c'est

notamment la question qui a fait naître la forme spécifique du

philosopher

mamardachvilien.

Philosopher,

suggère-t-il

sans cesse, veut dire séjourner dans l'espace indivisible de la pensée, ou dans le champ de l'immortalité actuelle, où les actes

de

ta pensée

s'inscrivent

dans

le texte

de

la vie

consciente. C'est un texte qui n'a ni début ni fin dans le temps, car il se construit et existe au-delà du cours des événements dans le monde empirique. Ou plus exactement, il ne traite

pas

des

sujets

à

caractère

historique

ou

psychologique, mais articule le sens de certains événements où le personnage principal est la dimension ontologique du cogito.

Or,

ce

texte

ne

coïncide

en

aucun

cas

avec

« la

conscience pure» de la métaphysique classique. La structure de la conscience pure est entièrement bâtie de significations générales, tandis que, comme Mamardachvili l'a maintes fois souligné, dans le texte de la vie consciente il n'y a pas de place pour des significations générales, car elles ne sont pas en état de mettre en relief le caractère événementiel de l'acte de la pensée. Les

significations

générales

sont en

leur genre des ersatz psychologiques et socioculturels de la vue ontologique, qui voit les choses telles qu'elles sont et ce faisant les rend des événements réels dans la vie de la conscience. Voici pourquoi Mamardachvili distingue avec une insistance presque maniaque l'espace ontologique

158

(ou vital)


de la pensée de celui de ses fantômes, en voyant dans le premier

le symbole de

l'immortalité,

et dans

le second -

l'enfer en tant que symbole de la mort éternelle217.

En

ce

sens,

l'immortalité,

le

c'est

seul moyen de

penser

d'articuler et

de

le

symbole de

s'exprimer

dans

le

régime de la parole vive, c'est-à-dire, en sorte que toute pensée et toute expression aient pour référence obligatoire le fait ontologique « je suis ». Ou bien, comme aurait dit Mamardachvili, Socrate n'est immortel que dans la mesure où sa pensée me retient dans le texte de la vie consciente.

217

Voir M. MaMapflauiBMjiM, Mamardachvili, ha topologie

ncMxojiorpmecKax TononorviH nyvvi [M. psychologique de la vie consciente],

réf.cit., p.14.

159


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174


ANNEXE A

NOTES SUR LE PROCESSUS DE STALINISATION DE LA PHILOSOPHIE SOVIÉTIQUE

Au début des années '30, par une série d'épurations dans le

champ

Staline corrects

de

la

réussit sur

à

philosophie

soviétique

monopoliser

la

l'histoire

et

dialectique

matérialiste.

échappé

épurations,

aux

les

Pour il

ne

professionnelle,

production problèmes

les reste

de

jugements

actuels

philosophes qu'à

de

la

qui

ont

reproduire

les

thèses staliniennes et d'élargir au maximum la sphère de leur application. qu'ils

De

étaient

théoriciens encore

relativement

pendant

les

autonomes,

années

'20,

tels

ils

se

transforment en prêtres presque anonymes au service du culte de la personnalité de Staline. Après la lettre de Staline à la revue Proletarskaya revolutzia [Révolution prolétaire]de 1931, les sciences sociales dans l'URSS ont pratiquement cessé d'exister, même sur le plan purement marxiste. Chaque nouvelle lettre de Staline

175


a été proclamée historique, chaque discours - faisant époque, chaque ouvrage - sommet de la science, et en fin de compte les choses sont arrivées jusqu'à ce que les philosophes, les économistes et les historiens soviétiques n'existaient que "nominalement" et toute leur production scientifique était réduite à la création d'une science nouvelle - la "citatologie" de Staline218. Par exemple, jusqu'au début des années '30 Hegel est une autorité incontestable pour les philosophes soviétiques. Ils accordent

une

importance

particulière

à

sa

thèse

que

la

philosophie est la forme suprême de la connaissance humaine et que la pensée dialectique est le principe grâce auquel la cohérence conceptuelle et la. nécessité du savoir entrent dans le contenu de la science219. En interprétant cette thèse dans la perspective du marxisme, ils s'engagent à transformer la dialectique idéaliste hégélienne en dialectique matérialiste qui servira de logique et méthodologie de toute connaissance scientifique.

Comme on sait, Marx avait travail

spécial

rationnels

et

les

à

la

l'intention

distinction

éléments

mystiques

de consacrer un

entre dans

les le

éléments

système

de

Hegel220. Malheureusement, écrit Abraham Deborine221, il n'a pas eu la possibilité de réaliser cette intention. Mais, 218

ABTopxaHOB, TexHOJiorMM Ha BJiacTTa [A. Avtorkhanov, du pouvoir], MK "XpHcro BoTeB", C O $ M H , 1994, p. 88.

Technologie

219

Voir Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, vol.l, § 81.

220

Voir Marx, Le Capital, Postface de 1873.

221

A. Deborine est un des philosophes les plus respectés par le pouvoir bolchevik pendant la première décennie après la Révolution d'octobre.

176


quoi qu'il ne nous ait pas laissé un traité de dialectique, nous savons que la dialectique de Hegel, remaniée d'une manière matérialiste, est présente dans toutes ses analyses (...) . Pour nous, les marxistes-léninistes, reste la tâche de développer, en nous basant sur l'héritage de Marx, Engels et Lénine, la théorie de la dialectique matérialiste. Pour ce faire, il faut qu'on utilise tout ce qui est rationnel chez Hegel Telle

est

la

ligne magistrale

de

développement

philosophie soviétique à la fin des années des

v

années

30. Elle

vise

dialectico-matérialiste toutes

les

nature.

sciences

Mais

condition

qu'on

que

de

cette

la

construction

l'on

pourrait

l'homme,

de

construction

fasse

à

ne

sera

logico-épistémologique

de

entre

la

'20 et au début d'une

logique

appliquer

société

l'intérieur

marxiste une distinction précise caractère

la

de

et

dans de

possible la

la

qu'à

philosophie

la problématique à

et les problèmes à portée

politique.

Cela

provoque

l'inquiétude

de

Staline.

Son

intuition

politique lui dit que les philosophes professionnels comme Deborine

aspirent

à

élargir

l'autonomie

de

la

pensée

philosophique par rapport à la politique et la propagande du Parti

bolchevik.

aspiration,

il

Pour

les

entreprend

empêcher

une

de

offensive

réaliser décisive

cette

sur

"le

front philosophique". Elle commence à la fin de l'année 1929 et atteint ses buts dans moins de deux. L'école de Deborine est

écrasée

et

Staline

renforce

à

la

fois

son

pouvoir

politique et son autorité scientifique.

12

A. fleôopwH, ®MJIOCO$MX

M

nojiMTMKa [A. Deborine, Philosophie et

politique] , "Pl3flaTejibCTBo AH CCCP" , MocKBa, 1961, p.185.

177


Je ne vais pas faire ici un récit détaillé de la campagne anti-Deborine. principales

des

philosophie

de

diamétralement

Je

vais

seulement

philosophes Hegel opposé

mobilisés

n'est à

dégager

qu'un

la

les

par

Staline.

idéalisme

vision

du

deux

thèses 1)

La

réactionnaire

monde

marxiste-

léniniste, et 2) Deborine et ses disciples ne sont que des purs hégéliens qui s'occupent de spéculations idéalistes et tentent

d'arracher

la

philosophie

marxiste-léniniste

aux

problèmes actuels de l'édification du socialisme.

Voici ce qu'écrit à propos du caractère réactionnaire de la philosophie hégélienne le jeune philosophe M.Mitine :

Le système réactionnaire, mystico-idéaliste de la philosophie hégélienne est assez attirant pour le fascisme (...) . Le nationalisme extrême qui pénètre toute l'oeuvre de Hegel est particulièrement proche à l'esprit et au cœur de la bourgeoisie impérialiste223. Mais d'être "réactionnaire", ce n'est pas le seul péché de

Hegel.

pratique

Non

de

moins

destructif

l'édification

du

envers

socialisme

la est

théorie le

et

la

caractère

spéculatif de sa philosophie. Selon L. Axelrode, adversaire de Deborine depuis le début des années '20,

(...) chacun qui suit les traces de Hegel en ignorant l'analyse de la réalité même, tôt ou tard se transforme en philosophe abstrait224.

M.MMTMH, "Terejib M Teopua MaTepuajiKCTHyecKOM flMajieKTMKM" [M. Mitine, «Hegel et la théorie de la dialectique matérialiste»], B: IIOA snaMeneM MapKCM3Ma, 11-12/1931, p.26. 224

Cit. d'après M . ^ X O T , "EIOflaBjieHKe $MJIOCO$MM B CCCP (20-30-e roflbi) " [Y. Yakhot, «L'écrasement de la philosophie en l'URSS»], B: Bonpocbi $MJIOCO$MM, 10/1991, p. 124.

178


Et il n'y a rien de plus nuisible au développement de la théorie

marxiste-léniniste

abstraits. philosopher,

Se

passionner

ça veut

dire

que

de

pour tourner

philosopher une

telle

le dos à

en

termes

manière

de

l'idée de la

transformation du monde par la révolution. Il en ressort que la faiblesse principale de Deborine et ses disciples consiste en cela qu'ils ne respectent pas le projet de politisation totale de la pensée philosophique en l'URSS. Selon ce projet, les philosophes

soviétiques doivent conformer

leur travail

aux dernières décisions du Comité central du Parti bolchevik. Tout

autre

style

de

philosopher

est

déclaré

soit

réactionnaire, soit scolastique. En résumant les effets du processus de stalinisation de la philosophie soviétique, on peut dire qu'à partir du début des années '30 jusqu'à la moitié des années '50, elle existe, pour ainsi dire, sous le signe d'une sophistique politique.

179


ANNEXE B

FRAGMENTS DE L'HISTOIRE DE LA CULTURE DISSIDENTE EN URSS

Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on observe dans l'espace socioculturel soviétique une tendance largement répandue

en

faveur

intellectuelle, première

fois

d'un

morale après

et

changement sociale

l'établissement

des

formes

d'attitude

d'avant-guerre. et

Pour

la

l'affermissement

du

régime stalinien, beaucoup de monde met en question un de ses résultats pratiques les plus importants qui a été atteint par les moyens de la terreur policière, notamment la peur et la soumission de l'individu

face au Parti-Etat communiste en

tant que sujet unique de penser et d'agir autonomes.

Pendant

la guerre, Staline est forcé de s'adresser

patriotisme russe pour sauver son régime.

L'appel au patriotisme, à la prouesse, a l'abnégation est en même temps dirigé vers le sentiment, presque éteint, de responsabilité individuelle - une responsabilité non devant le 180

au


Parti, non devant l'Etat ou "le peuple", mais devant sa propre conscience225. Ayant

réalisé

ce

sentiment,

beaucoup

de

ceux

qui

n'étaient jusqu'alors que des objets de la volonté du parti sortent

de

la

guerre

comme

des

sujets

de

responsabilité

personnelle pour ce qu'ils font et pensent. Bien qu'avant la guerre

la

terreur

stalinienne

ait

réussi

à

briser

leur

volonté de défendre des principes intellectuels, moraux et civiques, après

la guerre, en conséquence des épreuves au

front ou à l'arrière, ils sont de nouveau prêts à prendre dans leurs mains leur propre destin ainsi que le destin des ensembles socioculturels dans lesquels ils s'inscrivent. Et cela ne leur permet pas de renoncer d'une autorité

extérieure,

facilement, en faveur

à l'interprétation

indépendante

des événements qui se sont passés ou se passent sur le plan individuel aussi bien que sur le plan social.

En

même

personnelle,

temps un

que

autre

le

sentiment

sentiment

humain

de

responsabilité

traditionnel

- le

sentiment de solidarité - renaît pendant la guerre. Dans les années

v

30 il avait disparu presque complètement par suite

des "épurations" staliniennes.

Dans le but de détruire toutes les liaisons sociales et familiales, on met en pratique les épurations d'une telle sorte que d'intimider aussi les proches de l'inculpé - de ses connaissances les plus superficielles à ses amis les plus proches (...) . Afin de sauver leur peau, ils font volontairement ces

225

M. Tejiep, A. HeiqpMy, YTonMMTa Ha BJiacT [M. Heller, A. Nekrich, L'Utopie au pouvoir], Il-pa yacr, MK "XpHCTO BoTeB", COIJIKH , 1994, p.348.

181


dépositions et s'empressent de le calomnier à l'appui des charges fabriquées contre lui226. Cela

impose

l'auto-isolement,

fondée

sur

la méfiance,

comme un principe de conduite dans la société totalitaire. On ne peut savoir si son ami d'aujourd'hui ne deviendra pas un ennemi demain. sortes

de

cependant, "siens"

relations dicte

sont

tranchées

Pour survivre, il vaut mieux éviter toutes sociales.

tout

à

situation

le contraire.

strictement

ou

La

déterminés.

l'arrière,

il

ne

Les

de

guerre,

"ennemis"

Qu'on

suffit

soit pas

et

les

dans

les

de

compter

uniquement sur soi pour survivre; on a besoin de la confiance et

de

l'appui

entreprise

des

autres, des

collective

et

par

siens. La conséquent

guerre elle

est

une

exige

des

stratégies de conduite collectives, basées sur le sentiment de solidarité entre les gens qui ont un sort commun et des buts communs.

Et non en dernier lieu, la guerre donne la possibilité aux

millions

de

soldats

soviétiques

d'entrer

en

contact

direct avec certaines sociétés et cultures européennes pour lesquelles ils n'avaient aucune autre idée que celle imposée par la propagande du régime stalinien. La disparité entre le tableau du leurs

"monde bourgeois" présenté par la propagande et

observations

personnelles

a

inévitablement

amené

beaucoup d'eux à mettre en doute la justesse du point de vue officiel.

A la fin de la guerre poursuivent les soldats 226

X.ApeHT, ,

ToTajiMTapM3Mrt>T CO^MH,

1993,

les non

[H.

p.43.

182

tribunaux militaires pour des blessures

Arendt,

Le

totalitarisme] ,


volontaires ou pour des tentatives de désertion, mais pour des comparaisons imprudentes, faites à haute voix, de la vie dans l'URSS avec la vie dans les pays d'Europe, pour des espoirs concernant l'amélioration de la vie dans leur patrie227. De

ce

qui

a

été

dit

conclusion que l'expérience

jusqu'ici,

on

peut

tirer

la

existentielle accumulée pendant

la guerre apporte des corrections importantes à la conscience de l'homme soviétique moulée par le régime stalinien. Elles consistent

avant

tout

dans

l'entendement

humain

prescriptions

suivantes:

les

qui, selon

restaurés

de

Kant, a pour maximes

les

1. penser

droits

seul;

2. penser

en se

posant à la place de chacun des autres; 3. penser en accord avec soi-même228*. Par suite de cela, à la fin des années "40 l'espace

socioculturel

soviétique

est préparé pour ce que

Hannah Arendt appelle un "processus de détotalitarisation"229.

Pendant que Staline est encore en vie, le régime qu'il a instauré fonctionne sans rencontrer de la résistance de la part

des

cercles politiques

détotalitarisation

se

officiels

développe

et

le processus

principalement

dans

de la

conscience individuelle des agents sociaux et se manifeste uniquement

dans

la sphère des relations privées. Ce n'est

qu'après la mort de Staline et surtout après sa condamnation posthume par les dirigeants du parti au cours du 2 0e Congrès du PCUS (en février 1956) que la détotalitarisation, sous la forme de déstalinisation, va gagner une résonnance sociale 227

M. renep, A. HeKpMy, YTonMHTa Ha BJiaco? [M. Heller, A. Nekrich,

L'Utopie au pouvoir], réf. cit., p.348. 228

229

Voir Kant, Critique de la faculté de juger, §40.

X. ApeHT, cit., p.6.

ToTajiMTapM3MrbT

[H.

Arendt,

183

Le

totalitarisme], réf,


forte et va trouver sa réalisation objective dans un nombre de phénomènes

de

la vie

sociale, politique

et

culturelle

soviétique. Des phénomènes de ce genre sont: la naissance de Samizdat;

l'apparition

littéraires

de

d'un

la jeunesse

grand

nombre

de

cercles

et de clubs de discussion qui

développent des programmes alternatifs pour l'édification du socialisme dans l'URSS; la préparation et les premiers pas du mouvement pour la défense des droits de l'homme, etc.

Il serait très hâtif et erroné d'affirmer sur la base des phénomènes indiqués que l'Union Soviétique se transforme tout d'un coup d'un Etat totalitaire à une société démocratique. Mais il n'y a aucun doute que pendant la première décennie après la guerre on commence à mettre en question le monopole du

parti

dirigeant

sur

la

propagation

d'idées

et

d'informations. En ce qui concerne le notoire 20e Congrès du PCUS,

il joue

intellectuelle

le rôle d'un catalyseur dans et

morale

de

la

l'émancipation

société

soviétique.

L'atténuation de courte durée du contrôle totalitaire aboutit à une crise de l'idéologie officielle, surtout dans l'esprit des jeunes gens éduqués.

Ils expriment de plus en plus souvent leurs aspirations à s'arracher du cercle des vérités banales et leur élan se manifeste librement dans des poèmes et des chansons dans lesquels la politique, la protestation et l'espoir s'entremêlent d'une façon assez bizarre230. En utilisant la terminologie de Mikhaïl Bakhtine, on peut dire 230

que

la

crise

M. Tejiep, A. HeKpwy,

de

l'idéologie

officielle

stimule

le

YToriMMTa na BJiacT [M. Heller, A. Nekrich,

L'Utopie au pouvoir], réf. cit., p.357.

184


développement

"l'idéologie vitale"231,

de

dans

le cadre de

laquelle les états conscients des agents sociaux entrent en contradiction

avec

idéologique.

En

socioculturelles l'instabilité

les

prescriptions

s'objectivant

adéquates, cette dans

les

de

la

dans

des

contradiction

fondements

mêmes

conjoncture formes

apporte de du

système

totalitaire soviétique. Voici ce qu'écrit Hannah Arendt

sur

cette question en 1966:

L'indice le plus évident que l'Union Soviétique ne peut plus être appelé un Etat totalitaire dans le sens exact du terme, est, bien sûr, la renaissance incroyablement rapide et riche des arts pendant la dernière décennie. C'est certain que les tentatives de réhabiliter Staline et d'écraser les demandes ouvertes augmentant de plus en plus parmi les étudiants, les écrivains et les peintres pour la liberté de la parole et de la pensée n'ont pas encore cessé, mais ces tentatives n'ont pas de succès pour le moment et, il faut croire, n'auront pas de succès dans l'avenir, à moins que la terreur et le pouvoir policier ne soient pas restaurés. Sans aucun doute, les peuples de l'Union Soviétique sont privés de toute liberté politique - non seulement de la liberté de s'associer, mais aussi de la liberté de la pensée, des convictions et des manifestations sociales. On dirait que tout est comme auparavant, mais en effet il n'en reste aucune trace du passé. Après la mort de Staline, les tiroirs des écrivains et des peintres étaient vides - aujourd'hui il y a toute une littérature qui passe de main en main en manuscrit, on montre toutes sortes de toiles modernistes dans les ateliers et bien qu'elles ne soient pas exposées, elle deviennent l'apanage des gens. Par cela je ne veux pas dire qu'il n'y a pas de différence entre la censure tyrannique et la liberté des arts, je veux seulement souligner le fait que la différence entre la présence d'une littérature clandestine et

231

Voir B. BOJIOUIMHOB, 0MMOCO$MM M cou,i>iojïorux ryMaHMTapHbix uayK [V. Volochinov, Philosophie et sociologie des sciences humaines],

"AcTa-npecc", CaHKT-neTep6ypr, 1995, p.307.

185


l'absence générale d'une qu'entre l'un et le zéro232.

littérature

est

telle

La thèse de Hannah Arendt est correcte en principe, mais selon moi elle doit être précisée sur certains points.

Beaucoup Samizdat

de

temps

avant

l'apparition

du

phénomène

(il fait son apparition à la fin des années 50) ,

certaines revues officielles, comme par exemple Novi mir et Znamia,

publient

tout

à

fait

légalement

des

œuvres

littéraires dans lesquelles on fait des essais de réviser la vie dans citer:

la

société

"Sur

la

soviétique. Parmi

sincérité

dans

la

ces œuvres littérature"

on peut de

V.

Pomerantzev233 ; "Dégel" d'I. Erenbourg234 ; "Non seulement avec du pain" de V. Dudintsev235; "Y avait-il un Ivan Ivanovitch?" de Nasim Hikmet236. Elles témoignent de ce qu'après la mort de Staline la dissidence littéraire en l'Union Soviétique ne se développe pas complètement dans un régime de clandestinité. Ses fruits manuscrit"

commencent seulement

à

"être passés

de main

en main en

après qu'il est devenu clair que "le

réchauffement" du climat politique par suite du 2 0e congrès du PCUS n'était qu'un phénomène temporaire et que le pouvoir officiel ne permettra pas que la critique du stalinisme sorte hors de son contrôle et se transforme système

soviétique.

Mais

les

en une critique du

tentatives

d'une

résistance

intellectuelle légale et publique ne cessent pas. 2

X. ApeHT, cit., p.17. 233

Voir HOBHM

ToTajiMTapM3MtT MPip, 12/1953,

[H. Arendt, pp.218-245.

234

Voir 3HaMM, 5/1954, pp.14-87.

235

Voir HOBUM

236

Voir HOBHM

MMP,

8,9,10/1956.

MMp, 4/1956, pp.18-58. 186

Le

totalitarisme] , réf.


Le prototype de Samizdat, c'est la pratique des écrivains soviétiques d'envoyer des manuscrits à l'étranger. Le premier à faire cela a été Boris Pasternak, avec le manuscrit de son roman de renommée mondiale Le Docteur Jivago, dans lequel il décrit

le

sort

de

l'intelligentsia

révolution. Dans la trame de l'ouvrage

russe

pendant

la

sont entrelacés des

raisonnements sur la révolution comme un phénomène qui entre en contradiction avec la nature humaine et le cours normal de l'histoire. Après que quelques maisons d'édition soviétiques refusent de publier Le Docteur Jivago, Pasternak envoie le manuscrit en Italie où il paraît simultanément en russe et en italien au mois de novembre 1957. Au cours des deux années suivantes il est traduit et publié en 24 langues encore. Le 23

octobre

1958

Pasternak

remporte

le

Prix

Nobel

de

littérature. La réaction du pouvoir officiel ne tarde pas. L'Union des écrivains soviétiques organise une campagne de "condamnation"

publique

et de

ternissement

du prestige de

Pasternak, à laquelle des écrivains, des étudiants et des "citoyens indignés" prennent part. A la tête de la campagne se

mettent

des

écrivains

comme

Konstantine

Fedine,

Konstantine Simonov et Valentin Kataïev. Après une torture morale continue, Pasternak est contraint à refuser le Prix Nobel et à se repentir pour ses positions dans Le Docteur Jivago sur les pages du journal Pravda221. La campagne "AntiPasternak" d'elle

atteint

l'auteur

formellement

ses visées, mais

au cours

du Docteur Jivago reçoit des centaines de

lettres rédigées par des citoyens soviétiques et étrangers dans lesquelles ils sympathisent avec lui et l'assurent de leur support moral.

237

Voir npaBAa, 06.02.1958. 187


Pour la première fois pendant les longues années de dictature dans l'Union Soviétique commence à se former une opinion publique238. Cela donne des espoirs aux non-conformistes de toutes les

couches

sociales

que

la

résistance

morale contre

le système n'est

plus, pendant

les années qui

intellectuelle

et

pas une affaire vaine. De

suivent

les

formes de cette

résistance vont devenir de plus en plus variées et vont de plus en plus chercher une sortie dans l'espace public.

La même

année

que Pasternak

refuse

le Prix Nobel, on

ouvre à Moscou un monument du poète prolétaire Maïakovski. Le monument est édifié dans le centre de la ville sur la place du même nom. Beaucoup de Moscovites amateurs de la poésie commencent à se réunir ici pour lire leurs vers et des vers des classiques

russes

et soviétiques. Peu à peu

la place

"Maïakovski" se transforme en lieu où se donnent rendez-vous des non-conformistes de toutes les générations. Ils récitent des œuvres poétiques qui contiennent des provocations

contre

l'ordre totalitaire dans la société soviétique. On entend des appels pour une émancipation de l'art de la politique, pour une liberté de la pensée et de la parole. Dans son livre Ma vie de dissident, Vladimir

Boukovski

raconte

les

réunions

devant le monument de Maïakovski et les réactions du pouvoir contre elles. D'après lui, c'est une des places où naissent les idées qui forment le fondement du mouvement

238

M. Tejiep, A. HeKpwy,

soviétique

YToriMsiTa na BjiacT [M. Heller, A. Nekrich,

L'Utopie au pouvoir], réf. cit., p.353.

188


pour la défense des droits de l'homme qui fait son apparition au milieu des années '60239.

Après

la

suspension

forcée

des

réunions

devant

le

monument de Maïakovski de la part du KGB, leurs participants commencent à se rassembler dans des cercles littéraires qui éditent

leurs

manuscrites240.

revues

Des

ouvrages

d'intellectuels russes du passé récent frappés de répressions et

de

poètes,

contemporains russe,

on

étrangers

y

écrivains

journalistes

sont publiés. En

diffuse tels

et

par

les

que, par

outre de

canaux

exemple,

de

soviétiques

la

littérature

Samizdat

des

romans

de

George

1'anti-utopie

Orwell 1984.

Cependant, comme je l'ai déjà souligné, la critique du système

soviétique

ne

se réalise pas uniquement

dans

les

bornes de Samizdat. Elle réussit également à trouver sa place dans la culture officielle soviétique. Significatifs à cet égard

sont

abstrait Manège

de

d'Evgueni

des

événements

organisée Moscou241;

au

comme

début

des

le poème

l'exposition années

"Les

soixante

héritiers

Evtouchenko, publié dans le journal

roman Silence de Youri Bondarev242;

de

la nouvelle

de

l'art

dans

le

Staline"

Pravda

; le

d'Alexandre

239

Voir B. ByKOBCKM, roflMHM Ha flMCMfleHTCTBO [V. Boukovsky, Ma vie de dissident], réf. cit., pp. 69-86.

240

Les plus connues sont les revues Syntaxis and Phoenix-61. La première est éditée par Alexandre Guinzbourg, la seconde - par Youri Galanskov. 241

L'exposition soviétique de sculpteurs.

est une provocation aux canons du classicisme la part d'un groupe de jeunes peintres et

242

Bondarev :raconte l'histoire d'un homme qui rentre du front et tombe victime de la terreur stalinienne.

189


Soljénitsyne Tiorkine

à

Tvardovski

Une

journée

l'autre du

même

d'Ivan

inonde d'après nom,

mise

Denissovitch; le en

poème scène

la

pièce

d'Alexandre au

théâtre

"Sovremennik", et beaucoup d'autres.

Bref, Staline,

pendant

la

première

les dispositions

soviétique

prennent

socioculturelle

décennie

après

antitotalitaires

le

caractère

objective. Son principe

la

mort

de

dans la société d'une

fondamental

tendance est la

résistance contre la reproduction de l'ordre social, politique et symbolique totalitaire. Il pénètre tous les domaines de la culture soviétique.

190


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