Caserne Suzzoni (Neuf brisach) - Dr Balliet, 2017

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Artillerie & Fortifications Fonds Dr Balliet — Colmar

La caserne Suzzoni à Neuf-Brisach Dr BALLIET Jean-Marie (Colmar) Domaine d’élection de la vie militaire, les casernes restent paradoxalement méconnues voire ignorées des historiens. La caserne Suzzoni ne représente pas une exception… En effet, quoi de plus anodin qu’une caserne que rien dans l’absolu ne distingue des autres casernes bâties à la même époque ? Il s’agit, sinon de conter son histoire, mais surtout de replacer ce bâtiment dans le cadre histoire de Neuf-Brisach et de celle des casernes françaises 1. Si la caserne Suzzoni était, pour un temps pressentie pour abriter les collections du musée de l’infanterie, cela lui conférait un intérêt tout particulier, prétexte d’un article publié dans la revue des amis du musée de l’infanterie2. À cette occasion, je me suis rendu compte que le nom de Suzzoni — d’après le colonel d’origine corse de Suzzoni mort en chargeant à la tête de son régiment le 6 août 1870 à la bataille de Wœrth — était mal orthographié, ce dès les années trente 3 !

À propos des casernes françaises au début du XVIIIe siècle. Si les ingénieurs ont mis leurs talents au service de la science des fortifications, les casernements ne semblent guère avoir retenu leur attention. Cette apparence est toutefois trompeuse car quelques ingénieurs dont le plus illustre d’entre eux, Vauban, s’y sont fortement intéressés et confèrent une noblesse certaine à ce type de construction. La vie quotidienne au XVIIIe dans une caserne est conditionnée par les dimensions de la chambrée et sa disposition dans un bâtiment plus vaste, la caserne. Prévue pour accueillir une douzaine de soldats, la chambrée est avant tout un lieu de vie : repos en couchette, consommation des repas, entretien des effets, etc. On conçoit sans peine son importance car bien que la vie du soldat devienne

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Il revient au colonel Dallemagne d’avoir le premier publié une importante étude sur la caserne française à laquelle nous ferons souvent référence (cf. Bibliographie sommaire).

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BALLIET (J.M.) - La caserne Suzzoni à Neuf-Brisach. In : Revue de l'Association des Amis du Musée de l'Infanterie, 2012, No. 60, p. 26-30.

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Il fait mention de manière universelle de l’orthographe « Suzonni »… Un comble pour un lieu de

mémoire au sein duquel aurait pu s’installer le musée de l’infanterie ! Balliet J.M. — La caserne Suzzoni à Neuf-Brisach

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de plus en plus réglementée, il consacre beaucoup de temps au repos et à d’autres formes d’oisiveté 4. La disposition intérieure retenue pour les casernes, à une époque où la normalisation apparaît, consiste en la juxtaposition de nombre de petites chambrées. Son architecture est plutôt faite de sobriété voire d’austérité mais aussi de clarté car son objet l’éloigne de l’ostentatoire. L’économie de moyens n’y est certainement pas étrangère dans un contexte où, déjà, la paucité financière est souvent de mise. Le rapport de Vauban avec les casernes mérite quelques développements. Après un premier épisode où la théorie architecturale l’emporte sur le fonctionnel5, Vauban s’est attaché à normaliser les constructions dont celles des casernes. Vauban était convaincu qu’il fallait exclure les corridors et les multiples escaliers dans l’intérêt du service de paix, de la discipline, du respect de la vie intérieure des soldats et de la conservation des bâtiments. Les principes architecturaux qu’il développe sont simples : « Ses premières casernes ont pour modèle la maison civile. Elles ont pour avantage de faciliter l’isolement et l’indépendance de la compagnie. »6. À ce système de casernement correspondent des corps indépendants accolés en bâtiments simples ou doubles.

La caserne Suzzoni au XVIIIe. C’est certainement Bélidor dans la Science de l’ingénieur7 qui, suivant les préceptes de Vauban, nous donne le plus d'informations sur les dispositions architecturales retenues. Elles s’appliquent, pour l’essentiel, à la caserne Suzzoni. Construite dans les années 1704-1709 8 selon les plans de Jacques de Tarade, directeur des fortifications d’Alsace, elle forme un rectangle d’environ 175 mètres de long. Le corps du bâtiment abritant la troupe comprend un étage alors que le corps ouest, le pavillon des officiers, en comporte deux. Un pavillon oriental figurant sur un plan établi en 1709 9 comme devant encore être construit, ne le sera jamais. À l’instar des casernes de Neuf-Brisach, elle est placée le long des courtines et c’est encore Bélidor qui en donne l’explication : « Les Casernes se placent ordinairement prochent le 4

Dallemagne p. 41 : « Ses heures sont rythmées par les sonneries, des exercices réguliers l’occupent - le pas cadencé date de 1668 - et le maniement du fusil remplace celui de la pique et du mousquet. La cour d’exercice prolonge ainsi naturellement les bâtiments de logement des soldats. À cette époque le soldat consacre sept heures au sommeil, deux au repos, une au repas et seulement quatre aux exercices. Il lui reste donc dix heures disponibles consacrées, pour l’essentiel, à l’oisiveté ou à des activités rémunératrices chez des particuliers. ».

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Le plan des casernes de la citadelle de Lille a dû s'adapter à la disposition radiocentrique des bâtiments de la citadelle. Outre un manque de fonctionnalité certain, les surcoûts liés aux contraintes architecturales ont été importants.

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BELIDOR (Bernard Forest de) - La Science des ingénieurs dans la conduite des travaux de fortification et d'architecture civile. Paris, Chez Charles Antoine Jombert, 1729. Bernard Forest de Belidor [1694 ou 1698-1761] est connu comme un ingénieur, bien qu'il n'ait jamais eu cette qualité. Dans cet ouvrage, Belidor présente les principes architecturaux qui permettent d'établir des voûtes, de calculer l'épaisseur des murs, explique la manière de tracer les plans d'une fortification et de choisir les matériaux. En aucun cas, il ne propose un système de fortification modèle et il s'inscrit ainsi dans la lignée de Vauban.

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Seule caserne presque intégralement subsistante des quatre grandes casernes construites par Tarade dont deux étaient affectées à l’infanterie et deux à la cavalerie.

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Plan de Neuf-Brisak. BNUS

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Fig. 1 : Novum-Brisacum (Gravure sur cuivre par Jean-Daniel Schoepflin, in «Alsatia illustrata», 1751-1761). Détails : la toiture de la caserne Suzzoni (alors Caserne n°81) est parfaitement visible sur la gauche de la gravure.

Rempart, le long des Courtines, & c’est en effet la situation qui leur convient le mieux, parce qu’on y peut ménager un espace pour faire faire l’exercice, le soldat est plus détaché de la Bourgeoisie, on peut faire plus sécretement les détachemens qui doivent marcher pour quelque entreprise, au lieu que par tout ailleurs les mêmes avantages ne se rencontreront peut-être pas sans difficulté. ». Sans être construites à l’épreuve de la bombe, les casernes de Neuf-Brisach sont, en partie, protégées de l’action de l’ennemi par la masse des remparts. Seules les toitures des casernes restent visibles. Le bâtiment, malgré son air imposant, est constitué par une succession de petites maisons accolées 10 possédant chacune un escalier desservant les pièces à l’étage. Il suit le plan d’une caserne à corps double soit deux bâtiments accolés sur un mur de refend longitudinal. Les pièces du rez-de-chaussée donnent directement vers l'extérieur du côté de la ville. S’agissant d’une caserne de cavalerie, les locaux donnant sur le rempart sont aménagés en écuries. À l’étage, chaque chambrée comprend une cheminée servant aussi bien à préparer les repas qu’au chauffage. Les soldats couchent sur de simples couchettes en bois recouvertes d’une paillasse à raison de deux places pour trois hommes 11. À cette époque, les surfaces nécessaires aux soldats sont réduites car leur équipement est encore sommaire. Les immenses combles qu’offrent les toitures des casernes sont utilisés comme surface de stockage pour diverses denrées. Bien que fort vulnérables, ces surfaces sont particulièrement utiles car Neuf-Brisach est presque dépourvue de caves et l’espace disponible contraint. 10

In fine, la caserne se réduit à une juxtaposition de simples maisons de compagnie.

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Il est admis, qu’à l’époque, le tiers des effectifs est soit de garde ou de corvée.

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Suivant le système alors en usage en France au XVIIIe, les casernes construites dans les places fortes sont simplement répertoriées dans les inventaires par une appellation en chiffres ou en lettres 12. La caserne Suzzoni, casernement affecté à la cavalerie, est identifiée comme la Caserne n° 81.

Fig. 2 : La caserne Suzzoni transformée en école des cadets (Unteroffiziersvorschule). Période allemande (s.d. vers 1910).

La période allemande: 1871-1918. Lors du conflit franco prussien de 1870, la place assiégée est soumise à un intense bombardement. Les dégâts subis par les espaces bâtis sont importants et la caserne n’est pas épargnée bien que le rempart ait joué son rôle protecteur. À partir de 1871, Neuf-Brisach devenue une place allemande, est dotée d’une forte garnison 13. La caserne 81, rebaptisée Infanterie-Kaserne II, est initialement affectée à l’infanterie mais elle ne correspond plus aux conceptions allemandes en matière d’hygiène alors très en avance sur leurs contemporains 14. Il est finalement décidé d’y implanter une école de cadets préparant ses élèves à la fonction de sous-officier (Unteroffiziersvorschule Neubreisach). Installée en 1887, elle sera déplacée à Sigmaringen dès 1907 et la caserne réaffectée à l’infanterie. Des travaux de réfection ont certainement été réalisés dans les suites du siège. Mais c’est probablement lors de l’installation de l’école de cadets que d’importantes modifications architecturales sont apportées au bâtiment. Elles portent plus particulièrement sur le pavillon des officiers : repris dans un style 12

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Il faudra alors construire plusieurs casernes intra- et extra-muros dont la Neue-Infanterie Kaserne… Caserne Abbatucci.

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BALLIET (J.M.) - L'eau et l'hygiène dans les fortifications : l'architecture hydraulique de la place-forte de Neuf-Brisach et son évolution de 1700 à 1870. In : Schriftenreihe Festungs-Forum Saarlouis, 2016, No. 2, p. 185-209.

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néorenaissance allemand, il comporte, entre autres, une fausse lucarne avec horloge, de nouveaux accès, une reprise du porche et de certaines maçonneries d’angle. L’extrémité Est du corps du bâtiment semble également avoir été modifiée par l’adjonction d’un petit pavillon.

De 1919 à aujourd’hui.

Fig. 3 : La caserne Suzzoni vers 1920 (noter l’orthographe déjà erronée).

Avec la fin du premier conflit mondial et le retour de l’Alsace à la France, le bâtiment est réoccupé par l’armée française qui lui attribue, enfin, sa dénomination actuelle : Caser ne « Suzonni ». Toutefois, nos recherches ont démontré que le nom est mal orthographié : erreur de transcription ou faute d’usage ? Il s’agissait d’honorer la mémoire du colonel Raphaël de Suzzoni, colonel du 2e régiment de tirailleurs algériens, mort au champ d’honneur le 6 août 1870. En hommage à ce héros, nous avons tenu tout au long de cette étude à orthographier son nom de manière correcte : Caserne Suzzoni !

Fig. 4 : La caserne Suzzoni (1) dans la ville encore largement ruinée (s.d. vers 1950, éditeur la Pie).

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C’est probablement en 1924 que s’achève la carrière militaire du bâtiment puisqu’une compagnie de gendarmerie mobile s’y trouve dès lors casernée. En 1940, alors que Neuf-Brisach est transformée en un immense camp de prisonniers, la caserne abritera nombre de prisonniers français. Après les bombardements américains de janvier 1945, la caserne Suzzoni, un des rares bâtiments de Neuf-Brisach plus ou moins intacts, hébergera une partie de la population durement éprouvée. Dans l’immédiat après-guerre, la place de Neuf-Brisach est déclassée et la ville hérite de l’ensemble des bâtiments militaires. La caserne joue, jusque il y a peu, un rôle d’hébergement à caractère social.

Conclusions Si la caserne Suzzoni, seule survivante des quatre grandes casernes du XVIIIe à Neuf-Brisach, n’a pas connu un destin glorieux, elle a su remplir très honorablement sa mission militaire. Aujourd’hui dans un triste état15, on ne saurait douter qu’une fois réhabilitée, elle offrirait un écrin de qualité pour des activités qu’il convient désormais de définir après les vains espoirs suscités par l’installation avortée du musée de l'Infanterie à Neuf-Brisach. En tout état de cause, il serait juste de rendre hommage au colonel Suzzoni en attribuant, enfin, à ce lieu de mémoire de l’armée française une dénomination exempte d’erreur.

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Le bâtiment n’a été classé à l’inventaire des Monuments Historique qu’en 1989.

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Bibliographie. 1. BALLIET (J.M.) - L'eau et l'hygiène dans les fortifications : l'architecture hydraulique de la place-forte de Neuf-Brisach et son évolution de 1700 à 1870. S.l., 2016. In : Schriftenreihe Festungs-Forum Saarlouis, 2016, No. 2. 2. B ALLIET (J.M.) - La caserne Suzzoni à Neuf-Brisach. S.l., 2012. In : Revue de l'Association des Amis du Musée de l'Infanterie, 2012, No. 60. 3. BALLIET (J.M.) - La place forte de Neuf-Brisach au XVIIIe. Archétype de la fortification bastionnée contemporaine. S.l., 2012. In : Revue de l'Association des Amis du Musée de l'Infanterie, 2012, No. 60. 4. BALLIET (J.M.) - Neuf-Brisach 1698 bis 1870. Vom Vauban'schen Meisterwerk zur unbekannten Festung. Regensburg, 2011. In : Festungsbaukunst in Europas Mitte, 2011, No. Festungsforschung vol. 3. 5. B ELIDOR (Bernard Forest de) - La Science des ingénieurs dans la conduite des travaux de fortification et d'architecture civile. Paris, 1729. 6. DALLEMAGNE (F.) - Les casernes françaises. S.l., 1990. 7. [FESTUNGSFORSCHUNG Bd. 4] - BÜREN (Hrsg. G. von) - Kasernen - Lazarette - Magazine. Gebäude hinter den Wällen. Regensburg, 2012. 8. [ SCHRIFTENREIHE FESTUNGS-FORUM SAARLOUIS - Bd. I] - LOEW B., THEWES G., KLAUCK H.P (Sous la dir. de) - Intra-Muros - Infrastruktur und Lebensalltag in Festungen - Die Kasernen -. Saarlouis, 2013.

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