Berdiaev - Méonique

Page 1

BERDIAEV

MEONIQUE


Le problème du mal par Henri BLOCHER

LE PÉCHÉ « Si l'homme n'avait pas péri, le Fils de l'homme ne serait pas venu »: ce dit fameux de saint Augustin 1 illustre l'optique des grands docteurs chrétiens, celle du thomisme et de Calvin en particulier ; l'idée spéculative des adversaires (Duns Scot, Osiander), selon laquelle l'incarnation aurait eu lieu même sans la chute, n'a jamais obtenu grand crédit. L'exposé sur la perdition appartient donc, comme une préface indispensable, à la théologie de la rédemption. Nous suivrons un ordre pédagogique plutôt que logique en traitant successivement de la définition-description biblique du péché, puis des conséquences (la perdition au sens strict), et enfin de l'origine. Auparavant, il convient de situer la doctrine dans le débat universel sur le mal ; car c'est la forme centrale et décisive du mal que l'Ecriture désigne et dénonce sous le nom de « péché ».

Le problème du mal Ce qui est, ce qui devrait être : tous les hommes perçoivent une discordance et nomment le mal. Une « phénoménologie » rudimentaire permet de repérer le corrélat des jugements formulés et des sentiments exprimés, pour ainsi cerner la notion commune et « brute ». Le mal est l'injustifiable réalité, à quoi l'homme dit « non » par le meilleur de lui-même. Le mal provoque l'indignation, et la peur, la révolte, la difficile acceptation, le dégoût ; le mal est suivi de la honte, du remords, de la confession pénitente, du pardon. L'indignation porte surtout sur le mal subi (malheur), et la honte sur le mal commis (malice), mais il arrive qu'on s'indigne contre soi-même et que l'on rougisse du mal dont on a été victime. Les thèmes connexes et les symboles sont trop nombreux pour un recensement : ruine, maladie, agression, échec, nuit, errance, perte, désordre, oppression, souillure, vanité. On perçoit le sens de la positivité du mal (il est quelque chose de l'expérience) et de sa négativité (il tend à détruire, et on l'éprouve comme éloignement d'une norme plus ou moins implicite). Aux prises avec le mal, l'homme ne peut s'empêcher de réfléchir à son propos : « C'est la gloire des rois - c'est-à-dire des hommes - de sonder les choses » (Pr 25, 2). Il ne peut réprimer la question « pourquoi ?» , « d'où vient le mal ? » (question « unde »), 1

« Si homo non periisset, Filius hominis non venisset », Sermon 174, 2 d'après J. TIXERONT, Histoire des dogmes dans l'antiquité chrétienne, vol. II (Paris : Lecoffre-Gabalda, 1931), p. 381.


qui enveloppe la question de la nature ou de l'essence du mal (question « quid »). Nous schématiserons les solutions proposées par les hommes dans l'ignorance ou le refus de la révélation biblique, pour mieux faire ressortir l'enseignement divin que celle-ci nous donne. I. Les propositions païennes Parmi les penseurs du mal, on peut commodément distinguer trois ou quatre familles. 1. Les optimistes l'emportent en nombre au point que leur minimisation du mal peut passer pour la « sagesse ». La religion des Védas en dénonçant comme maya toutes les différences empiriquement perçues, en affirmant la seule réalité du Soi (« Tu es Cela »), tranchent évidemment le nerf de l'indignation (la différence n'est pas le mal, mais le mal est au moins une différence). Pour Parménide, l'évocation du mal ne saurait relever que de « l'opinion » décevante, puisque le savoir exclut toute fissure dans l'unité sphérique de l'Etre. Spinoza, autre exemple de monisme intrépide, explique que le bon et le mauvais ne sont pas « dans les choses considérées du moins en elles-mêmes », et les relativise comme « modes de penser » que nous formons parce que nous faisons des comparaisons (Ethique, préface de la IVe partie). Le stoïcisme concède un peu plus au sens commun, mais il glisse sur la même pente, et sa logique devrait l'entraîner plus loin encore ; il prêche l'accueil de tout ce qui arrive, jusqu'aux mutilations et à la mort, comme un bien, car il faut adhérer à la Raison immanente qui détermine tout, qui est Nature, qui est Dieu. La plupart des optimistes, cependant, font une place au dualisme : ils combinent celui-ci à leur vision unitaire, en évitant seulement de tomber dans la simple symétrie (ils obtiennent un monisme mitigé). L'idéalisme grec rattache le mal au pôle de la matière (opposé à la forme idéale par son antinomie fondamentale) : le « réceptacle » (la chôra) de Platon, substrat du monde sensible, une mystérieuse résistance de la matière chez Aristote, permettent d'expliquer les imperfections constatées ici-bas, et le rapprochement est plus marqué encore chez Plotin ; mais le dualisme se surmonte par l'attribution à la matière d'un non-être relatif (le mêon), et, chez Plotin, par la justification esthétique du mal, « nécessairement pris dans les liens de la beauté, comme un captif couvert de chaînes d'or » (Ire Ennéade, 8, 15)2. Les modernes, après Hegel, réconcilient par la dialectique : le mal, ou négatif, se révèle fécond, étape et moteur nécessaires du progrès ; il faut le travail de la contradiction, de la lutte des classes dans le marxisme, pour faire avancer l'histoire.

2

Cité par JOURNET, p.21 n.1. (La note 2 cite la IIIe Ennéade, 2, 17 : La méchanceté d'une âme méchante est le son qu'elle doit rendre selon sa position dans l'universel concert).


2. Les dualistes font correspondre des principes premiers (métaphysiquement) aux termes du conflit moral. La religion perse officielle depuis Darius ler, ou mazdéisme, est l'exemple du dualisme le plus prestigieux: à Ahura Mazda ( « Le Seigneur sage ») s'oppose Angra Mainyu ( « l'Esprit hostile »), Bien et Mal substantiels également premiers. Mani, de race royale perse, a produit un dualisme plus outré encore, et surtout plus grossier, car les deux principes y deviennent corporels, et le monde s'explique par l'emprisonnement temporaire dans les ténèbres d'une partie de la lumière ; le manichéisme s'est montré étonnamment conquérant, avec un rejeton dans la doctrine cathare. De façon générale, le gnosticisme est lui aussi dualiste,avec haine de la matière. Aux temps modernes, les émules sont plus rares : le philosophe de l'utilitarisme, John Stuart Mill, serait le plus célèbre.3 Même les plus dualistes préservent difficilement la pure symétrie : ils ne peuvent réprimer l'espoir que le Bien finalement l'emporte. 3. Les Pessimistes font figure d'esprits paradoxaux, du moins en Occident. Le bouddhisme semble donner l'exemple du pessimisme parfait puisque pour lui l'ultime réalité est le vide, et la réalité empirique, par le lien de l'attachement, douleur : « la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l'union avec ce que nous haïssons est douleur, la séparation avec ce que nous aimons est douleur, ne pas obtenir ce que nous désirons est douleur...».4 Mais le Vide bouddhique ressemble comme un frère au Soi des Védas, de telle sorte que l'extrême généralisation du mal (tout est douleur) rejoint son extrême négation classée plus haut comme optimiste (le mal n'est pas réel) : dans les deux cas il faut se détacher. Schopenhauer, avec son Monde comme volonté et représentation, ose déclarer mauvaise la Volonté qui fait le fond de la réalité. Il a surtout fait la brèche pour l'irrationalisme contemporain.5 Le pessimisme au XXe siècle prend avant tout la forme de la philosophie de l'absurde. Si l'Etre et le néant de Sartre ne paraît envisager que l'échec, pour cette « passion inutile » qu'est l'homme (mais plus tard, Sartre a cru en la Révolution), c'est Albert Camus que le problème du mal a préoccupé, voire obsédé. Admirable autant qu'il est vain, le courage de Sisyphe ne saurait avoir aucun sens dans un monde qui n'en a pas, qui n'est rien qu'obscur et pénible désordre. II. Les thèses de l'Ecriture Aux trois tendances qui entraînent les penseurs païens, l'Ecriture contraint d'opposer trois thèses. 1. On ne peut jamais trop dénoncer la réalité et la nocivité du mal : le mal est mauvais totalement, radicalement, absolument.« Malheur à ceux qui appellent le mal bien...» (Es 5, 20) ; « Ayez le mal en horreur...» (Rm 12, 9). Le mal physique est « salaire » du mal moral (Rm 6, 23 ; cf. 5, 12 et Gn 3) ; il reste ennemi - la mort, « le dernier ennemi » (1 Co 15, 26). Le poids du mal moral, la gravité de son désordre, se

3

Cf. Ch. WERNER, pp. 59 ss. Bouddha dans son fameux sermon de Bénarès (cité d'après V. VEZZANI, Le Mysticisme dans le monde (Paris : Payot, 1955), p. 262). 5 Cf. le petit livre clair et facile de F.-L. MUELLER, L'Irrationalisme contemporain (petite bibl. Payot, 1970), 165 pp. 4


démontre par la colère de Dieu contre lui (Rm 1, 18, etc ... ), la perdition de ses auteurs, et le prix de l'expiation. 2. On ne doit jamais mettre en doute la maitrise de Dieu sur tout événement, sa détermination de ce qui arrive, globalement et « en détail »: Dieu est souverain totalement, radicalement, absolument. L'affirmation monothéiste exclut déjà tout dualisme, exclut la pensée que la moindre parcelle de réalité subsistante soit indépendante de Dieu et son vouloir. L'Ecriture l'enseigne encore de façon explicite : Dieu opère tout selon son plan, jusqu'à la chute des moineaux (Ep 1,11 ; Mt 10,29 ; cf. Ps 115,3, etc ... ). Les maux ne font pas exception (Es 45,7 ; Lm 3,38), et non pas seulement les « maux » infligés à titre punitif (et qui sont, à ce titre, des biens), ni même les fautes où l'on peut voir la sanction de fautes préalables (l'endurcissement; le cas de 1 S 2, 25 ; peut-être les scandales de Mt 18,7), mais les actes mauvais en général, dirigés contre Dieu (2 S 16,10 s ; 24,1 ; 1 R 12,15 ; Ez 14,9 ; 20,25 ; Ac 2,23 ; 4,28 ; Rm 9,19 qui porte sur toute la catégorie des faits semblables). L'Ecriture n'atténue nulle part la proclamation du Pantokratôr, de qui, par qui, et pour qui sont toutes choses. 3. On ne doit jamais imputer à Dieu la moindre complicité du mal comme s'il en était l'origine et lui donnait son approbation, comme si on pouvait oublier l'hostilité contre Dieu au fond du mal : Dieu est bon totalement, radicalement, absolument. C'est le grand « a priori biblique », comme l'appelle Berkouwer.6 Dieu ne tente ni n'est tenté (Jc 1,13). Ses yeux sont « trop purs pour voir le mal », c'est-à-dire qu'il n'en supporte même pas la vue sans que bouillonne son indignation (Ha 1,12s). Le témoignage à sa parfaite justice et bonté est une constante de l'Ecriture (Dt 32,4) : Jean rejette massivement la spéculation des protognostiques sur la présence de ténèbres en Dieu (1 Jn 1,5). Comment tenir ensemble ces trois vérités de révélation ? Comment demeurer dans le « triangle » qu'elles constituent ? III. Les « solutions » des penseurs du christianisme Dans leur effort d'intelligence appliqué (plus ou moins heureusement ou respectueusement) à la révélation, les penseurs du christianisme ont à la fois subi l'influence des conceptions païennes et fait oeuvre originale. 1. Les premiers grands docteurs du mal, Origène et surtout saint Augustin, prennent appui sur le néo-platonisme : ils tendent à l'optimisme. Ils évitent, à cause de la doctrine de la création toute bonne, d'identifier le mal à la matière, et, du coup, découvrent le non-être du mal : le mal n'est pas une substance, une chose parmi les choses, il n'a de réalité que pour la destruction, vers le moins-être. Saint Augustin met en relief les caractères de corruption, perversion, désordre ; saint Thomas qui le suit, malgré des accents moins pathétiques devant l'horreur du mal, définit clairement le mal comme la privation d'un bien qui devrait être présent (et qu'on doit distinguer de la 6

Sin, ch. II.


simple négation), tout en associant étroitement le mal du domaine naturel (corruption de l'air par le feu ; mort de l'âne dévoré par le lion) et celui du domaine de la volonté (iniquité du persécuteur). La possibilité du mal est inscrite dans la finitude des créatures, tirées du néant : une créature infaillible serait un cercle carré, aux yeux des thomistes. Ils enseignent dès lors que le mal était inévitable, car il n'y aurait pas de sens à parler d'un virtuel qui ne deviendrait jamais actuel ; il faut bien, si elles sont faillibles, que les créatures détaillent quelquefois. Le bien l'emporte, cependant. Le mal naturel, comme chez Plotin, contribue à l'harmonie de l'ensemble du monde. Le mal moral lui-même est permis par Dieu parce qu'il en tire du bien : la liturgie romaine fait chanter : « Felix culpa, Bienheureuse faute qui nous a valu un tel rédempteur ! ». La théodicée de Leibniz, luthérien d'esprit oecuménique, reste dans les mémoires comme l'exemple par excellence de l'optimisme « chrétien » : il tendait à confondre la privation du mal et l'imperfection de la finitude, et voulait avant tout défendre la sagesse de Dieu qui a choisi, d'une façon moralement nécessaire, le meilleur. Teilhard de Chardin, qui explique le mal comme un inévitable déchet de la création évolutive (alors que la scolastique restait beaucoup plus pruderite sur la nécessité du mal), pousse encore plus loin l'optimisme : en régime de genèse, le mal se mue en facteur de progrès, de « sur-évolution ». La pensée réformée s'est tenue, au contraire, dans une grande réserve. La tendance supralapsaire, cependant, en expliquant pourquoi Dieu a inscrit la chute dans son décret (pour glorifier sa grâce et sa justice), penche du côté de l'optimisme rationnel. Auguste Lecerf lui-même, nullement extrémiste en général, croit pouvoir affirmer, malgré la persistance du mystère « nécessaire à la Religion », qu'il n'y a plus « de problème du mal » ; « si Dieu a fait entrer l'avènement de l'abus de la liberté dans la trame de ses décrets, c'est sans doute qu'il a jugé qu'un monde où le péché donnerait leur nom au repentir, au pardon, à l'héroïsme, au sacrifice, aurait plus de valeur et mettrait mieux en lumière, au regard des hommes et des anges, sa miséricorde et sa justice.»7

2. Nombreux ont été aussi ceux qui ont expliqué le surgissement du mal par le jeu d'une causalité indépendante de Dieu ; on peut parler d'orientation pélagienne (par opposition à l'augustinisme du premier groupe), car cette causalité indépendante est presque toujours la liberté de l'homme. Le péché, qui entraîne les autres maux, est le choix d'une liberté (ce qu'avait aussi mis en valeur saint Augustin, dans ses premiers ouvrages) ; on en conclut qu'il est essentiel à la liberté de pouvoir pécher, de pouvoir dire non à Dieu comme de pouvoir lui dire oui, Dieu lui-même laissant la chose indéterminée. Dieu, pense-t-on, a pris un risque, un beau risque, en créant une créature capable d'une initiative absolument première. Cette pensée attire d'autant plus les modernes (C.S. Lewis serait un prestigieux exemple) qu'elle s'accorde avec l'idée commune de la liberté. Parfois le dualisme s'accentue, le principe de la liberté autonome dressé comme un contre-pôle métaphysique : ainsi dans le mysticisme de l'impuissance de Dieu du pasteur libéral Wilfred Monod ; dans l'idée de la liberté incréée, abyssale, « méonique » (du mê on, le non-être relatif des Grecs), chantée par Nicolas Berdiaev ; dans les thèses 7

Introduction à la dogmatique réformée II : Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse (Paris : « Je Sers » 1938), pp.123 et 125.


de la plus récente « théologie du processus » américaine avec son Dieu limité et pris dans le devenir.8 Les formes immodérées s'accompagnent du rejet de l'entière autorité de l'Ecriture. 3. Les penseurs qui ont osé « enténèbrer le divin » selon l'expression de Ricoeur, ont été plus rares. Peut-être discernera-t-on une tentation dans ce sens chez Luther, qui oppose à l'action propre et claire de Dieu son « oeuvre étrange » (opus alienum), le mystère à main gauche.9 On pourra évoquer de même l'obscurité du décret divin dans le jansénisme. Mais l'incorporation du mal à Dieu lui-même, comme moment de sa vie, se trouve pour nous dans la dialectique de Hegel, et les dialectiques qui ont subi son influence. Celle-ci se voit dans l'oeuvre de J. Moltmann (Le Dieu crucifié), qui se passionne pour la théodicée : il hégélianise malgré le refus du panlogisme. Paul Tillich propose une autre dialectique, selon laquelle l'Etre-même (Dieu) surmonte en lui-même le non-être (et mal) ; mais ce langage est « symbolique. » Dans la mesure où le Négatif est pour K. Barth corrélatif de la création (surgissant nécessairement du fait que Dieu crée), dans la mesure où le seul Dieu « concret » dont nous pouvons parler est lié au mal (comme son vainqueur, dans l'événement qui contient tout), la pensée barthienne s'apparente au troisième groupe. IV. Commentaire Les « solutions » passées en revue ont le mérite d'attirer l'attention sur certains aspects de l'enseignement biblique ; mais nous devons conclure qu'elles échouent comme solutions du problème. Que le mal, non créé, ne soit pas, n'ait pas de subsistance, est une vue pénétrante, que l'Ecriture autorise (le mot-clé 'âwén, frère étymologique de 'ayin, le suggère) le concept de privation, valide,10 risque cependant de laisser dans l'ombre l'agressive positivité du mal, « quasi-être » comme il est « quasi-néant » dit Ricoeur.11 Que le mal relève de l'usage de la liberté créée, c'est aussi une vérité que la Bible a dégagée ; si le mal se définit par la disposition contraire à Dieu, seule la créature douée du privilège de se disposer peut l'introduire dans le monde. Même la dialectique aperçoit une donnée capitale : dans l'histoire, Dieu s'engage lui-même dans le combat contre le mal, et il fonde ainsi le Royaume de l'achèvement, supérieurement glorieux. Pourtant, ces apports ne peuvent pas masquer l'absence d'une réponse satisfaisante à la question « pourquoi ?». 1. L'optimisme de saint Thomas (pour ne rien dire de ceux de Leibniz et de Teilhard) n'est pas au diapason de l'horreur et de l'indignation bibliques. Il est vulnérable d'abord sur l'origine attribuée au mal. Que la créature comme telle ne soit pas infaillible ne signifie pas qu'il y ait en elle la semence de la faute (le proton pseudos 8

Sur ce dernier courant, que notre bibliographie ci-dessous ne concerne pas, indiquons l'article de S.T. DAVIS, « God, the Mad Scientist : Process Theology on God and Evil » Themellos 5/1 (sept. 1979), pp. 18-23, et l'introduction générale d'André GOUNELLE, « Dieu selon la Process Theology », Etudes Théologiques et Religieuses 54 (1980), pp. 185-198. 9 RogerMEHL l'oppose sur ce point à Calvin, « Calvin et notre temps », Revue de Théologie et de philosophie (1964-IV), pp. 209 s. 10 BERKOUWER, pp. 256 ss, le montre bien, avec citations des docteurs réformés anciens et de Herman BAVINCK. 11 La Symbolique du mal, p. 332 (cf. p. 148).


est ici dans la notion de virtualité) : avec une semence de mal, la création ne serait pas très bonne (Gn 1,31), et on devrait en accuser Dieu ; il faut protester aussi contre l'idée d'une nécessité, serait-elle statistique seulement, de l'actualisation par la faute. Le thomisme est vulnérable ensuite sur la finalité supposée : jamais l'Ecriture ne va jusqu'au felix culpa, jamais elle ne dit que Dieu a permis le mal parce qu'il allait le vaincre. Elle proclame que Dieu « a pensé pour (ou: en) bien » ce que les hommes ont pensé de mal (Gn 50,20, litt.) mais elle n'autorise pas à renverser l'ordre et à faire du renversement par la grâce la raison de la permission antérieure. Si Dieu voulait le mal comme moyen de ses fins, puisqu'un agent est responsable des moyens qu'il met en oeuvre, comment Dieu se garderait-il pur de toute souillure ? 2. L'explication par l'indépendance de la liberté se heurte aux témoignages abondants et précis sur la détermination souveraine par Dieu. C'est l'idée humaniste de la liberté qui s'y insinue, à l'insu de la plupart. Pour l'Ecriture, la créature, même révoltée, ne peut cesser de dépendre de Dieu. D'ailleurs, un examen attentif montre que la deuxième « solution », est toute en trompe-l'oeil. Elle conclut, parce que le mal est commis par la liberté, que sa possibilité appartient essentiellement à la liberté : cette logique qui re- monte de l'acte à sa possibilité n'est valide que s'il y a continuité ; or le surgissement du mal, pour une liberté toute pure et sainte, est la discontinuité qualitative suprême. D'autre part, s'il était correct de faire du mal un possible inhérent à la liberté créée comme telle, il est évident qu'on lui donnerait un statut dans la création (« l'être virtuel ») : ce qu'on affirme inhérent à l'essence d'une créature n'est pas rien ; ainsi le Créateur, responsable de tous les caractères du créé à l'origine, serait l'auteur du mal à titre de possible. Ou bien on prétendrait, pour l'excuser, que Dieu ne pouvait pas créer la liberté autrement : on poserait alors une nécessité extérieure à Dieu, s'imposant à Dieu même. Ou bien on devrait chercher dans la nature de Dieu la source du mal virtuel inhérent à la liberté ; Dieu serait compromis avec le mal. Les deux branches du dilemme sont également ruineuses. 3. Quant aux systèmes dialectiques, c'est ouvertement qu'ils font du mal une nécessité pour Dieu. Il est significatif qu'aucun de leurs promoteurs n'a souscrit au « Sola Scriptura » au sens « évangélique ». L'échec des trois tentatives d'explication rationnelle est patent. Pour tenir ensemble les trois vérités bibliques, on a proposé diverses distinctions : Dieu veut le mal d'un autre vouloir que le bien ; son décret à l'égard du mal qu'il abomine est permissif ; la causalité qu'il exerce est « déficiente », non pas « efficiente » comme elle l'est pour le bien.12 Précisions de langage utiles, mais qui ne résolvent rien : comment le Dieu tout bon peut-il vouloir le mal (permissivement), le permettre (souverainement) ? Tout ce qu'on peut montrer, c'est qu'il n'y a pas contradiction formelle : les trois vérités seraient contradictoires seulement s'il était prouvé qu'un Dieu bon et souverain doit empêcher la production du mal ; il ne s'agit ni d'une évidence ni d'une proposition biblique. Mais le 12

Ainsi H. BAVINCK, cité par BERKOUWER, pp. 52 ss, et représentant la tradition réformée (distinctions semblables chez LECERF, Introduction à la dogmatique réformée I : De la nature de la connaissance religieuse, (Paris: Je Sers, 1931), p. 253). Berkouwer critique ce langage, refuse de dire « Dieu veut... », mais il accuse injustement Bavinck de vouloir expliquer, il ne fait pas justice aux textes bibliques que nous avons cités (sur la détermination par Dieu même des actes mauvais), et il est quand même obligé de reconnaître que le péché n'est « jamais praeter voluntatem Dei » (p. 148). jamais hors de la volonté de Dieu ! Quelle différence avec l'aveu d'un certain vouloir ?


fil de l'intelligence n'est-il pas tendu à se rompre lorsqu'elle s'attache aux trois vérités ? Cette tension douloureuse ne nous semble pas causée par une ignorance accidentelle, qu'une pensée géniale pourrait dissiper. Comprendrons-nous dans l'au-delà lui-même ?13 En tout cas, sur cette terre, le surgissement du mal doit rester pour nous le mystère « opaque », l'énigme insoluble, l'écharde dans la chair de la raison (sanctifiée). L'Ecriture l'indique : au moment culminant du drame de Job, du sein du tourbillon théophanique, l'Eternel n'explique rien mais demande la confiance nue, qui est crainte sainte d'un Seigneur aux décrets incompréhensibles ; Habaquq, tourmenté par la question de la théodicée (Ha 1,13), reçoit pour réponse à sa doléance une promesse pour la foi (Ha 2, 3 s) ; et Paul, après avoir, lui aussi, défini le problème, ne lâche de lest sur aucune des trois vérités, mais remet l'homme à sa place sous la main du Souverain Potier (Rm 9,19 ss). La présence de cette énigme non résolue, de ce mystère blessant, est-elle une faiblesse, peut-être un vice irrémédiable de la doctrine biblique ? Il le semble d'abord. On ne doit pas renoncer facilement à la cohérence et à l'harmonie. Cependant, plusieurs considérations font apparaître autrement les choses. 1. Aucune doctrine rivale n'apporte de solution satisfaisante ; elles ne sont capables que d'en donner l'illusion, en masquant un des éléments de la réalité que tous doivent affronter. L'optimisme insulte la douleur des victimes, et les criminels y bénéficient d'une indulgence suspecte. Le dualisme, en faisant du mal un premier principe, exténue la responsabilité ; Berkouwer l'a bien dénommé « une excuse cosmique en habit métaphysique. »14 Le pessimisme aussi, qui veut ignorer la priorité vécue du bien, à partir duquel seulement le mal peut être senti, 15 et l'énoncé « absurdiste » se frappe lui-même d'inanité. 2. Précisément on constate que les divergences qui opposent les autres doctrines à la Bible ont toutes pour effet d'atténuer, ultimement de nier, le mal du mal. On lui fait place parmi les choses, on justifie de quelque façon sa présence. La stratégie est manifeste dans l'optimisme : le mal n'est que dissonance opportune dans la symphonie, il faut le comprendre (tout comprendre, c'est tout pardonner). Mais le dualisme aussi fait rentrer le mal dans l'ordre ; comment s'indigner contre la symétrie ? Dans les formes libertaires, comment s'indigner très fort si la possibilité du mal est le prix de la liberté, qui, elle, est sans prix ? Et même la philosophie du chaos vide le mal de sa malice : s'il n'y a pas d'ordre, il n'y a pas de désordre non plus. Ainsi le mal cesse d'être traité et pensé comme le mal, l'injustifiable. Le maintien des « trois vérités » permet à la Bible (et elle seule) d'aiguiser l'accusation contre le mal comme elle n'est aiguisée nulle part ailleurs ; elle seule préserve totalement le sens de l'indignation et de la honte. N'est-ce pas le signe de son unique véracité ? 3. L'énigme du mal est le seul mystère opaque de l'Ecriture. Les autres mystères sont lumineux, et l'intelligence de la foi, sans pouvoir sonder jusqu'au fond, s'y plonge avec délices. Ainsi l'aveu de l'échec, devant le problème du mal, n'est pas une solution 13

BERKOUWER, p. 131, le nie (« Ie péché lui-même, dans sa source et sa cause, ne pourra jamais être expliqué ») ; tout en sympathisant avec ses accents, nous en resterons par prudence au point d'interrogation. 14 Ibid., p. 70. 15 Claude TRESMONTANT, Introduction à la théologie chrétienne (Paris : Seuil, 1974), pp.680 ss, l'a bien souligné. (La suite de son traitement verse dans un optimisme évolutionniste décevant).


de facilité, démission de la raison, mais reconnaissance de la singularité absolue de ce problème. Le mal est sui generis, il est radicalement étranger à la création et à son ordre (que l'intelligence a pour mission d'apprécier) ; il ne doit donc pas être compris, « pris-avec » le reste comme s'il lui était homogène. On ne peut pas comprendre le mal comme mal, mais on peut comprendre qu'on ne peut pas le comprendre ! 4. Si l'absence d'une réponse rationnelle au « Pourquoi ?» est l'envers de la résolution de combattre le mal, le maintien des « trois vérités » bibliques est aussi le fondement de l'espérance. Par elles, il y a réponse à la question « Jusques à quand ?». On ne peut attendre de victoire sur le mal qui si Dieu (bon) le déteste, le considère comme une réalité, et reste souverain à son égard. Avec toute autre hypothèse le sol se dérobe sous qui veut espérer. La faiblesse apparente de la doctrine biblique se révèle comme l'une de ses plus grandes forces ! Ce n'est pas par hasard si l'événement central est aussi celui qui illustre le plus solennellement les « trois vérités » : à la Croix, le Dieu d'amour triomphe du mal ! FIN

Bibliographie Charles WERNER, Le Problème du mal dans la pensée humaine (Paris : Payot, 1944),126 pp, fait le résumé simple, clair, des systèmes (ses conclusions sont moins satisfaisantes). Etienne BORNE, Le Problème du mal (Paris : P.U.F., 1958, 1967), 119 pp, brillant, tend vers un christianisme à la fois kantien et passionné. Charles JOURNET, Le Mal. Essai théologique (Desclée De Brouwer, 1962), 334 pp, fournit une synthèse bien écrite de la position thomiste. Il s'appuie constamment sur l'oeuvre de Jacques MARITAIN, dont on retiendra surtout : « Saint Thomas d'Aquin et le problème du Mal » in De Bergson à Thomas d'Aquin (Paris : Paul Hartmann, 1947), pp. 267-301. On peut signaler l'importance du paragraphe 50 «Dieu et le néant», de la Dogmatique de Karl BARTH (IV, 3**), qui étudie, entre autres penseurs, Leibniz, Schleiermacher, Heidegger et Sartre. Nous préparons un article développé (en plusieurs livraisons) pour la revue Hokhma.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.