RECONVERSIONS
MEMOIRE DE MASTER, ENSAP BORDEAUX, domaine architecture située, janvier 2016
nouvelles perceptions de l’architecture milit aire
Jean Lartigue
«Lorsque le combat cesse, l’étant ne disparaît point mais le monde se détourne.»
Heidegger
SOMMAIRE AVANT-PROPOS p9 INTRODUCTION p 11 I. LE PATRIMOINE MILITAIRE FRANCAIS : QUELLES BASES POUR LA p 13 RECONVERSION ? A\ la Reconversion du patrimoine militaire: un double-défi pour les architectes p 15 B\ Patrimoine muséifié : châteaux et citadelles pour le tourisme p 17 C\ des Casernes pour habiter p 21 II. DU MILITAIRE AU CIVIL : EXEMPLES ET LIMITES DU PATRIMOINE MILITAIRE p 23 RECONVERTI A\ l’Auditorium de l’arsenal de Metz p 27 B\ la Fabrique à Nantes : un blockhaus devenu tremplin artistique p 34 C\ la Base sous-marine de Bordeaux : les limites de la reconversion p 42
III. FASCINATIONS ET INFLUENCES DE L’ARCHITECTURE DE GUERRE RECENTE A\ le Mouvement Moderne et la fonction oblique B\ Rudy Ricciotti, l’explicitation architectonique d’un combat C\ Regards croisés : nouvelles perceptions de l’architecture de guerre
p 51 p 53 p 57 p 63
CONCLUSION p 79 BIBLIOGRAPHIE p 85 REMERCIEMENTS p 89
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AVANT - PROPOS J’ai éprouvé beaucoup de difficultés à trouver le sujet de cet exercice du mémoire. L’habitat social, le patrimoine de demain, la brique de terre crue de Tarn-et-Garonne... J’ai un peu pensé à tout et son contraire afin de trouver le sujet de prédilection que je n’avais pas en architecture. En même temps, on m’a appris ici-même, dans cette école, que l’architecture n’a pas besoin que l’on parle pour elle. Le temps d’un semestre, j’ai «lâché l’affaire». Parallèlement, le domaine d’étude «architecture située» de l’ENSAP Bordeaux, au sein duquel j’évolue en master, nous a posé la question de la nouvelle école d’architecture sur le site même. Un exercice de projet pour lequel je me suis passionné, du fait de son réalisme et de sa pertinence, mettant au premier plan la contrainte du contexte difficile de la crise. S’en est suivi un regard plus sensible sur ce qui est «déjà-là». Lors de cet exercice du projet de l’école, il s’agissait en fait de s’appuyer sur la force expressive de l’existant, qu’il soit d’ordre naturel ou bâti, pour concevoir des projets qui vont révéler, sublimer le «déjà-là», tout en répondant aux problématiques fonctionnelles qu’induit l’architecture. A ce souci de valorisation de l’existant, la notion de patrimoine refait naturellement surface. Une notion complexe qui ne cesse d’évoluer particulièrement en architecture: elle ne fait pas seulement référence au passé, mais aussi au devenir d’un grand nombre d’édifices que le temps anoblit à nos yeux. «M’attaquer» à l’architecture militaire m’est dès lors apparu spontanément. Ce type de patrimoine très spécifique, et donc expressif, constitue aujourd’hui en temps de crise une véritable réserve d’espaces invitant à y vivre ou y habiter de différentes manières. Architecture qui parle d’elle-même, l’architecture militaire m’a conquis, me touchant sans doute moi aussi, dans la nouvelle fascination que j’ai pour elle.
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INTRODUCTION La France, de par sa diversité géographique, a eu besoin tout au long de son histoire d’édifices de différentes natures pour garantir ses frontières. Ces constructions sont encore largement visibles aujourd’hui, en des lieux qui furent jadis des points stratégiques de notre territoire. Il s’agit, pour les plus anciennes, de murailles, de châteaux, de tours, de casernes ou plus récemment, de casemates, de bases, de bunkers... En effet, on observe que ces édifices dédiés à la guerre occupent des positions stratégiques, au sens géographique du terme : on les retrouve sur les frontières, qui se révèlent être les littoraux, les chaînes de montagnes, ou aux portes des villes. Cela en fait des réalisations très contextuelles, en relation forte avec les sites sur lesquels elles sont construites, de par la volonté de les camoufler dans le paysage ou d’être visibles de loin pour dissuader l’ennemi. L’architecture militaire est l’architecture dédiée à la guerre, aux métiers d’armes, relative aux forces armées d’un Etat1. Il est important de différencier dès à présent l’architecture militaire de l’architecture de guerre, car cette dernière ne concerne que les édifices directement impliqués dans les conflits (à titre d’exemple, une caserne dont la fonction est le logement des troupes est un bâtiment militaire tout en n’étant pas un bâtiment de guerre). L’architecture militaire bénéficie généralement d’un ancrage au territoire à fort potentiel. En plus d’être contextuelle, elle est à la fois hyper fonctionnelle et pérenne, dans le sens où sa réalisation fait intervenir tout le savoir-faire disponible pour garantir la vie de tous ceux que le bâtiment abrite et leurs divers équipements. A bien des égards, l’architecture militaire constitue une part majeure du patrimoine historique, culturel et architectural français. Alors que de nos jours les territoires ne cessent d’évoluer et de muter autant d’un point de vue urbain que d’un point de vue paysager, cette forme d’architecture très spécifique semble en comparaison statique. La question se pose aujourd’hui, en temps de 1) Définition de l’académie française de 1986 pour l’adjectif «militaire»
crise, du devenir de ces architectures laissées parfois à l’abandon dans des territoires en pleine évolution. Quels usages fait-on aujourd’hui de ces bâtiments à forts potentiels ? Peut-on envisager une restructuration des territoires à partir des édifices qui jadis en garantissaient les limites ? Actuellement, on sait déjà que l’architecture militaire constitue un foncier conséquent disponible à la reconversion architecturale. On définit la reconversion architecturale comme l’affectation d’un nouvel usage à un bâtiment que celui pour lequel il a été conçu2. Cependant, pour comprendre les mécanismes de la reconversion militaire et y voir plus clair sur l’avenir de cet héritage singulier, il semble intéressant de se pencher sur la manière dont les architectes abordent le problème de la reconversion militaire ou, autrement dit, quels sont les partis-pris architecturaux qui nous permettent de réinvestir ces édifices différemment ? Ce mémoire se propose d’analyser les manières de réinvestir l’architecture militaire en France. D’abord en dressant l’état des lieux de ce type d’architecture. Ensuite en l’explorant sous l’angle de la reconversion architecturale. Enfin, en ouvrant la réflexion sur la fascination qu’exerce cette architecture très spécifique sur les nouvelles générations d’architectes.
2) Définition du CAUE
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I LE PATRIMOINE MILITAIRE FRANÇAIS : QUELLES BASES POUR LA RECONVERSION ? Afin de mieux comprendre les potentialités et les enjeux de l’achitecture militaire, il convient de faire le point sur cette architecture spécifique. Pourquoi est-il intéressant de venir réinvestir l’architecture militaire ? Quelle est l’importance du patrimoine militaire français et quels sont les enjeux liés à la reconversion de ce patrimoine ? Pour tenter de répondre à ces questions, il s’agit de prendre du recul afin d’avoir une vision élargie sur la diversité de ce patrimoine et définir les principaux courants de la reconversion militaire.
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A \ la Reconversion du patrimoine militaire: un double-défi pour les architectes Aujourd’hui, l’organisation militaire change du fait de la menace potentielle qui n’est plus à portée de canons : la menace est à la fois aérienne et urbaine, selon les moyens employés pour faire la guerre.1 De fait, l’obsolescence de nombreux édifices de guerre couplée à la restriction constante de l’effectif des armées fournit une quantité importante d’espaces militaires désaffectés. En effet l’armée, bien que présente dans la tête de liste des propriétaires fonciers de France, connaît depuis le milieu des années 1980 une diminution constante de ses effectifs et de ses biens2. Un phénomène qui se poursuit par la mise en place en 1996 d’une armée de métier par le président de la République Jacques Chirac. Une décision qui a provoqué une restructuration en profondeur de l’effectif des armées et poussé le ministère de la Défense à se défaire chaque année d’un grand nombre de ses édifices. A titre d’exemple, en 2013, le ministère de la Défense s’est dessaisi de 216 biens ce qui représente une superficie de 2316 hectares.3 Parmi ces 216 immeubles cédés par l’Armée, on trouve à la fois des édifices de Défense, des infrastructures de commandement et de vie des unités, des logements ou encore des terrains. Cet abandon régulier des édifices de l’armée propulse aujourd’hui l’architecture militaire dans une dynamique vertueuse : la reconversion architecturale. Une dynamique vertueuse puisque la reconversion permet de réinvestir des édifices laissés à l’abandon à travers l’affectation de nouveaux usages. Vertueuse encore puisque la reconversion s’appuie sur l’architecture existante, limitant a priori les coûts d’intervention contrairement à du neuf. Un mode de production de l’architecture qui, en temps de crise comme aujourd’hui, trouve toute sa légitimité. 1) Picon Antoine, 1996 2) Selon l’état des lieux du patrimoine immobilier du ministère de la Défense (chiffres du 31/12/2013): 3830 biens et 274 460 hectares de terrains qui sont pour la majeure partie des biens de l’armée (72%). Ces chiffres diminuent annuellement de 5,8% chaque année pour les biens et de 1% pour les terrains. La majorité de ce patrimoine est alloué aux besoins des armées (87,2%). On en déduit que chaque année, un grand nombre d’édifices militaires change de propriétaire et peut faire l’objet d’un projet de reconversion. 3) Annuaire statistique de la Défense 2013/2014.
Pourtant, la reconversion architecturale militaire ne date pas d’aujourd’hui. A vrai dire, architecture militaire et reconversion sont intimement liées puisque les techniques de combat ont de tous temps évolué, provoquant régulièrement l’obsolescence des édifices militaires à différents endroits du territoire français. On est d’ailleurs parfois surpris d’apprendre les nombreuses vies successives qu’ont pu avoir ces édifices comme par exemple les châteaux forts, tour à tour bâtiment de défense, prisons, couvents, lieux de résidence, hôtels, musées... De fait, l’architecture militaire comme nous la connaissons aujourd’hui nous parvient très diversifiée. Elle prend différentes formes selon l’époque, la nature du site, la fonction qui lui ont été attribuées. Murailles, forts, tours, casernes, casemates, bunkers, bases... Autant d’édifices tous singuliers avec des objectifs qui sont pourtant souvent les mêmes à l’origine: défendre, surveiller, protéger... Mais surtout résister aux armes et à l’usure du temps. La diversité architectonique des édifices militaires fait de ce type d’architecture une véritable réserve de lieux formellement hétérogènes disponibles à la reconversion architecturale. Au-delà du simple intérêt que peut constituer la reconversion architecturale d’un bâtiment militaire pour les architectes, il s’agit en fait d’un vrai défi formel. On peut en effet se dire au vu de cette hétérogénéité qu’il n’y a pas une manière unique de reconvertir un édifice militaire, mais que réinvestir ces édifices aujourd’hui fait appel à des choix formels très divers. Ainsi, la reconversion architecturale militaire, en plus d’être une question toujours d’actualité pose la question aux architectes des moyens mis en œuvre pour transformer l’existant. Quels sont les partis-pris formels choisis pour donner une nouvelle vie à un bâtiment militaire ? Par ailleurs, le défi posé aux architectes dans la reconversion militaire n’est pas seulement formel. Beaucoup de ces bâtiments sont constitutifs d’une mémoire collective parce qu’ils 15
ont engagé les savoir-faire d’une époque : ce sont des édifices patrimoniaux. On attribue au patrimoine militaire presque un tiers du patrimoine architectural français1. Ce statut patrimonial que revêt l’architecture militaire donne une portée symbolique à ces édifices qui jouissent de fait d’une attention particulière.
“La guerre est à la fois un résumé et un musée...le sien. La guerre est à la fois prospective et rétrospective; les fortifications ne visent pas seulement à la conservation d’un pouvoir mais aussi à la conservation de l’ensemble des techniques de combat.”2 L’architecture militaire, particulièrement pour les édifices les plus anciens, est un type d’architecture sur lequel il est souvent délicat d’intervenir. Du fait des différentes protections patrimoniales3 certes, mais surtout parce que la reconversion engage la valeur symbolique de l’édifice. Une modification maladroite de l’existant peut être perçue comme un manque de respect à un édifice représentatif d’un moment de l’histoire de France. A l’inverse, une reconversion «réussie» qui valide l’affectation d’un nouvel usage peut valoriser le nouvel usage en proposant un cadre original et unique pour celui-ci, mais aussi l’édifice existant, tout en faisant évoluer le regard porté sur ce dernier. Le défi pour les architectes est alors double puisqu’il engage à la fois une proposition formelle et architectonique lors de la reconversion mais aussi une prise de position vis-à-vis de ce qui est constitutif du patrimoine. Reconvertir un bâtiment militaire implique donc un véritable engagement dans le projet architectural. Cependant, le regard porté sur cette architecture singulière et l’enjeu patrimonial qui en découle ne conditionnent-ils pas les projets de reconversions ? La diversité des postures dans la reconversion militaire est-elle réellement à l’image 1) Le patrimoine militaire représente 26,9% des entrées des monuments nationaux. Chiffres tirés des Chiffres clés du patrimoine, 2013 2) Paul Virilio, 1975 3) On fait ici référence aux différents labels de protection patrimoniaux qui s’appliquent en France, notamment l’inscription et le classement aux monuments historiques, le label «patrimoine du XXe siècle»ou encore le label «Patrimoine mondial de l’humanité» de l’UNESCO.
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de cette architecture : hétérogène et multiple ?
B \ Patrimoine muséifié: châteaux et citadelles pour le tourisme Même lorsqu’il est militaire, le patrimoine architectural reste une notion difficile à définir. La richesse de la France concernant les édifices militaires patrimoniaux est cependant indéniable. Notre pays possède à ses frontières et en son cœur toutes sortes de bâtiments liés à la défense et au contrôle du territoire français, anoblis par le temps et par l’histoire. Qu’il s’agisse de remparts, de châteaux, de casernes ou de bases, les architectures liées à la guerre représentent une des parts les plus importantes du patrimoine architectural français. Parmi ces édifices patrimoniaux, un grand nombre, pour les plus anciens, ne sont pas la propriété du Ministère de la Défense mais appartiennent désormais aux communes ou à des propriétaires privés.1 Des châteaux forts, des citadelles et toute une liste de bâtiments inscrits et classés aux monuments historiques, sont aujourd’hui accessibles et visités grâce aux communes et à l’Etat français qui utilisent l’aspect historique et culturel de ces édifices pour le tourisme. Le phénomène de marchandisation globalisée qui en découle est appelé la «muséification du patrimoine». 2 Le Centre des Monuments Nationaux, établissement public et administratif placé sous la tutelle de l’Etat, est un des principaux gestionnaires de ce «patrimoine muséifié» militaire français. Il gère notamment un grand nombre de châteaux forts et de monuments d’époque médiévale dont la cité fortifiée de Carcassonne. Restaurée par l’architecte Violet-le-Duc au XIXe siècle, la cité de Carcassonne avec ses 507 279 entrées en un an, est le cinquième monument le plus visité de France.3 Aussi, le Centre des Monuments Nationaux situe la part du patrimoine militaire à plus d’un quart de 1) Les chiffres clés du patrimoine 2013 indiquent que les principaux propriétaires des monuments français sont les propriétaires privés à 49,6% et les communes à 43,4%. L’Etat n’est propriétaire que de 3,8% de ces monuments. Ces chiffres sont particulièrement représentatifs du patrimoine militaire dans le sens où la diminution annuelle des biens de la Défense Nationale encourage cette disproportion. 2) Dans le Patrimoine en questions (2009), Françoise Choay attire l’attention sur le glissement sémantique qui a conduit du concept de «monument» (de monere : rappeler, avertir... ce qui renvoie à un vécu commun) à celui de «monument historique » au xixe siècle, et qui est à l’origine d’une véritable fétichisation (muséification) du patrimoine. 3) Les chiffres clés du patrimoine 2013
l’ensemble des monuments français.4
«A l’instar de l’Eglise et de l’Etat, l’Armée s’est dotée d’édifices et d’ouvrages aujourd’hui reconnus comme appartenant au patrimoine commun de la Nation, mais victimes en dépit de leur apparence d’une fragilité sans égale. Le palais se déplace au gré du prince multipliant les demeures du pouvoir mais les conservant toutes.»5 L’œuvre de Vauban6 représente aussi en France une part importante de ce «patrimoinemusée» ouvert au public. Au XVIIe siècle, le roi Louis XIV demande à Sébastien le Prestre de Vauban la construction de citadelles et de forts selon des systèmes défensifs élaborés pour assurer le contrôle de nos frontières. On assiste alors à cette époque à une nouvelle forme de contrôle des territoires, que Vauban déclinera en trois systèmes de forts caractérisés par cette forme d’étoile qui leur est propre. De nos jours, la qualité de l’œuvre architecturale de Vauban ne fait plus de doute puisque douze de ses citadelles ont été inscrites et reconnues comme faisant partie du patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Ces ensembles architecturaux d’envergure sont depuis visités et entretenus, tout en abritant des musées, des expositions ou encore des événements insolites. L’exemple de Belle-Ile en Mer représente, pour l’œuvre de Vauban, l’archétype de la citadelle muséifiée : après 40 années de restauration de cet édifice classé, le monument accueille un «HôtelMusée» qui propose aux visiteurs et touristes de découvrir la richesse historique de Belle-Ile et de la citadelle.
4) Ibid 5) Bruno Stahly, architecte. Citation tirée de la Pierre d’Angle, n°24 (1998) 6) Sébastien le Prestre de Vauban (1633-1707) fut l’ingénieur militaire du roi Louis XIV auprès duquel il connut une carrière riche mais mouvementée. Expert de la poliorcétique (art d’organiser l’attaque ou la défense lors du siège d’une ville), il dote la France d’un glacis et de nombreuses places fortes qui la rendent inviolée pendant tout le règne de Louis XIV.
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- photo : la Cité de Carcassonne (auteur inconnu) Le patrimoine militaire français en quelques chiffres: _ 6,8% des monuments classés à l’inventaire des monuments historiques _ le 4eme type d’édifices le plus important derrière l’architecture de jardin, l’architecture religieuse, l’architecture domestique _ 26,9% des entrées des monuments nationaux _ la cité de Carcassonne est le cinquième monument le plus visité de France derrière le Panthéon avec 507 279 entrées annuelles
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- photo : Agence d’architecture Philippe Prost La citadelle Vauban de Belle-Ile en Mer a fait l’objet de travaux de restaurations colossaux. Un projet explicite du travail topographique et contextuel de Vauban, mais également du phénomène de «muséification» du patrimoine. La posture consiste ici davantage à réparer l’existant qu’à le faire évoluer pour en changer l’usage.
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Dans ce cas précis, le changement d’usage a lieu à travers la conservation de l’existant et sa mise en valeur. L’architecte Philippe Prost a longtemps travaillé à la rénovation de la citadelle de BelleIle :
«Le projet consistait d’une part à restaurer l’ensemble des ouvrages bastionnés et à restituer leurs dispositions défensives d’origine et, d’autre part à rénover les bâtiments et à les aménager en vue de leur réutilisation à des fins culturelles et touristiques.»1 Il s’agit en somme d’adapter la citadelle à la réception du public et de revaloriser le patrimoine existant. Les travaux réalisés en conséquence relèvent d’un travail de rénovation, puis de l‘aménagement des accès et la mise en sécurité de l’édifice. Les différentes protections patrimoniales semblent de fait peser sur les édifices anciens du patrimoine de guerre puisque la liberté formelle dans les projets de reconversion apparaît très limitée voire inexistante. L’orientation programmatique qui en découle vers le tourisme et les musées semble alors inévitable. D’ailleurs, après avoir restauré et rénové la citadelle, Philippe Prost a refusé de prendre part au projet touristique de «l’Hotel-Musée» à Belle-Ile.2 Il soutient en plus l’idée que «si une architecture ne se transforme pas dans le temps, elle devient obsolète et perd tout usage».3 Par ce mouvement de muséification du patrimoine militaire ancien, on voit se dessiner une première posture qui a plus à voir formellement avec de la rénovation qu’avec une vraie transformation architecturale effectuée dans le but de reconvertir. On s’accordera toutefois facilement sur le fait que ces bâtiments sont aujourd’hui des témoins de l’histoire de France et que transformer des châteaux et des citadelles en musées peut demeurer un moyen efficace de perpétuer une mémoire, transmise de manière ludique aux nouvelles générations. La nouvelle vie de ces édifices est alors toute trouvée, en même temps que la restauration et l’entretien de ces «témoins nationaux» en sont justifiés. 1) DRAC Aquitaine, conférence de Philippe Prost le 26/03/2014 2) Ibid 3) Ibid
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Cependant, qu’en est-il des édifices abandonnés plus récemment par l’armée ? Les édifices militaires ne peuvent-ils pas, par le biais de la reconversion, répondre à d’autres problématiques que le tourisme et la culture, tout en restant des témoins du passé ? Puisque les édifices militaires anciens semblent pour beaucoup destinés à devenir des musées, il semble plus intéressant d’orienter cette recherche sur un patrimoine militaire plus récent.
C \ des Casernes pour habiter La politique de restriction de l’effectif des armées menée par l’Etat français depuis le milieu des années 1980 a pour conséquence l’abandon de nombreux sites militaires dans les centres urbains, en particulier les édifices qui logeaient et accueillaient les troupes: les casernes. De ce fait la libération des casernes par l’armée a procuré des zones stratégiques au centre des communes concernées, présentant ainsi de véritables opportunités pour des projets urbains d’envergure. 1 Certaines villes vont alors oser la reconversion de casernes comme la ville d’Albi qui a transformé à la fin des années 1980 tout un ensemble militaire en centre universitaire (centre universitaire Champollion), ou encore la ville de Metz qui a été l’une des premières à se lancer dans l’expérience, notamment avec la transformation de l’arsenal en auditorium. Ces expériences qui ont eu pour mérite de redynamiser des centres urbains et de valoriser le patrimoine militaire de ces villes ont été couronnées de succès2, à tel point que de nombreuses communes ont suivi leur exemple. En effet, des projets emblématiques ont vu le jour comme la reconversion du fort Vauban de Nîmes en centre universitaire par l’architecte Andrea Bruno en 1995 ou encore le projet de Renzo Piano pour la citadelle d’Amiens plus récemment. En 2003, la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (SRU) qui prévoit 20% de logements sociaux dans les communes de France de plus de 3500 habitants a aidé beaucoup d’élus à passer le cap de la transformation de casernes en logements sociaux. En 2008, la signature d’un protocole d’accord entre le Ministère de l’Education Nationale et le Ministère de la Défense visant à transformer dans 15 villes universitaires françaises des casernes en logements étudiants, a “consacré” ce type de reconversion.3 On a vu les fruits de cet accord en particulier à Melun, Angers et Grenoble. Le projet de la caserne de Bonne à Grenoble 1) Chaoui-Derieux et D’Orgeix, 2011 2) Godet, 2007 3) Chaoui-Derieux et D’Orgeix, 2011
parvient même à «labelliser» la reconversion de casernes puisque c’est tout un quartier Haute Qualité Environnementale4 qui voit le jour en 2010. On y trouve non seulement des logements étudiants mais aussi un centre commercial et des bureaux, le tout accompagné d’un aménagement important d’espaces publics. Cependant, ce projet d’envergure semble mettre en évidence le fait qu’à l’intérieur des anciennes casernes, il est difficile d’aménager autre chose que des logements, du fait de la structure répétitive et très définie du bâti ancien. Commerces et bureaux sont donc construits à l’extérieur de la vieille caserne, ainsi que les ensembles de logements les plus grands. De plus, il semble que le projet de reconversion soit ici aussi conditionné par les protections patrimoniales : tout un bâtiment de la caserne de Bonne, à Grenoble, édifice du XIXe siècle classé aux monuments historiques, a été transformé en appart-hôtel de luxe. Les casernes, destinées au départ pour le logement des troupes, subissent de ce fait une transformation dont l’esprit s’apparente davantage à celui d’une réhabilitation que d’une véritable reconversion, puisque l’usage qui en est fait demeure le même : loger.
La multiplicité de ces opérations a permis une nouvelle approche de l’architecture militaire de la part des populations, dans le sens où la réhabilitation et la reconversion semblent être des manières plus douces de produire l’architecture. En effet, l’importante conservation de l’existant et sa revalorisation architecturale participent énormément à l’aspect patrimonial de l’architecture militaire. Ces processus encouragent ainsi la transformation de l’architecture militaire dans le paysage urbain.5 Cependant, on s’aperçoit avec le mouvement qui a reconverti un grand nombre de casernes que beaucoup d’architectes ont adopté la même attitude formelle vis-à-vis de ce type de bien : 4) La charte de chantier HQE prévoit la prise en compte des 14 cibles pour une meilleure qualité environnementale des bâtiments. Ces cibles reposent sur l’écoconstruction, l’écogestion, le confort et la santé. Pour qu’un projet soit certifié il devra atteindre 7 cibles maximum avec au moins 4 cibles au niveau performant et 3 au niveau très performant. Définition tirée du site www.actu-environnement.com 5) Chaoui-Derieux et D’Orgeix, 2011
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quel que soit le projet, la façade est presque toujours conservée ou valorisée. De même, les citadelles en étoile de Vauban, même lorsqu’elles sont confrontées à des reconversions d’envergure, comme le projet de Piano à Amiens, semblent avoir droit à une approche similaire de la part des architectes : les contreforts en étoile, signes spécifiques et visibles de l’architecture de Vauban restent «intouchés». Ce tour d’horizon du patrimoine militaire français nous a permis de mettre en évidence des récurrences dans la manière de venir réinvestir ce type d’architecture. La muséification et la prédestination des citadelles et des châteaux forts pour le tourisme semble être «le réflexe» que les municipalités et l’Etat ont adopté concernant les monuments militaires anciens. La pérennité de ces édifices, souvent de grande valeur patrimoniale, semble imposer le devoir de mémoire et requiert dès lors leur mise en vitrine puis leur entretien, afin qu’ils soient accessibles au public dans un but touristique et pédagogique en lien avec l’histoire. Les protections patrimoniales (classement, inscription, etc.) qui s’appliquent aux édifices militaires anciens vont donc orienter les programmes de reconversion vers le tourisme et les musées. En découle une architecture formellement très conditionnée qui se traduit par de la rénovation, la mise en sécurité de l’édifice pour le rendre accessible au public, et une reconversion «légère» de l’intérieur du bâtiment pour abriter la logistique nécessaire à l’accueil du public (guichets, boutiques, vitrines, cafés/restaurant, sanitaires...). On pourrait caractériser cette attitude de projet par une volonté d’effacement, voire de strict minimum, dans le but de laisser l’existant dans sa nature première, le plus intact possible. On peut noter d’autres récurrences dans la reconversion du patrimoine militaire, mais cette fois sur des édifices plus récents : les casernes. En effet, les casernes datant des XVIIIe et XIXe siècles semblent être les biens de prédilection cédés par l’armée pour le logement ou l’éducation. Cela s’explique d’une part par un contexte juridique favorable qui lie l’Armée au logement (loi SRU) et à l’éducation (protocole d’accord de 2008), mais aussi parce que les casernes se prêtent facilement 22
à ces nouveaux usages du fait de leur gabarit. Ce type de patrimoine, a priori moins protégé que les châteaux ou les forts car plus récent, ne laisse pourtant pas aux architectes une grande liberté formelle lors de la reconversion: la façade ayant systématiquement valeur patrimoniale, la reconversion consiste souvent davantage à rentrer le programme dans l’enveloppe de l’édifice existant pour opérer un projet de partition intérieure, et ainsi conserver la façade si précieuse. De fait, la trame répétitive et géométrique des casernes favorise l’installation de salles de cours ou de pièces de vie dans ce type d’édifice. A ce stade, il convient de remarquer l’importance du défi symbolique dans la reconversion militaire, tant le statut patrimonial et les différentes protections qu’il implique semblent faire autorité sur la manière de reconvertir l’architecture militaire. Il semble jusqu’à présent que plus le bâtiment est protégé, plus la liberté architectonique est restreinte. L’exemple du projet de la caserne de Bonne à Grenoble en est l’illustration : bien que très diversifié dans sa programmation, le classement d’une partie de l’existant aux monuments historiques condamne l’édifice concerné à la muséification. La limite entre patrimoine vivant et patrimoine muséifié semble ici se jouer à un classement aux monuments historiques. Puisque les protections patrimoniales ont tendance à produire des programmes de reconversion similaires pour les édifices militaires anciens, il convient de s’intéresser à des projets de reconversion suffisamment récents pour avoir pu échapper à ces protections. Ou dont la programmation était a priori incompatible avec l’existant, ce qui a permis sa véritable transformation et davantage de liberté dans le projet. Il convient donc d’élargir cette étude aux édifices militaires construits lors des dernières guerres, ou devenus plus récemment obsolètes.
- photo : Jean-Marc Blache A Bonne, pour pouvoir conserver la façade de style classique qui a valeur patrimoniale, les édifices existants sont devenus des logements. L’existant, classé, ne peut être transformé : les programmes autres que le logement ou l’éducation dont la mise en place risque d’endommager l’existant sont écartés des projets de reconversion de casernes.
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II DU MILITAIRE AU CIVIL : EXEMPLES ET LIMITES DU PATRIMOINE MILITAIRE RECONVERTI L’étude des partis-pris architecturaux qui permettent de réinvestir l’architecture militaire nécessite de s’intéresser à des projets de reconversion choisis et plus actuels. Pour vérifier que l’hétérogénéité formelle de l’architecture militaire implique une richesse architectonique dans les projets de reconversion et joue un rôle dans leur succès, il convient d’étudier des projets qui diffèrent les uns des autres du point de vue de leur époque, de leurs dimensions, tout en ayant une programmation semblable. Il sera alors plus simple de définir des postures formelles, et voir ainsi comment les architectes relèvent le défi formel et symbolique de la reconversion militaire, et en mesurer les succès et les limites.
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A \ l’Auditorium de l’arsenal de Metz Dans l’édification de la ville, la militarisation est une chance puisqu’elle se manifeste par la construction importante d’édifices et d’infrastructures correspondant à l’afflux rapide de militaires et de civils. La fabrication de la ville de garnison est de ce fait un processus rapide qui inscrit la ville dans une dynamique urbaine et démographique. L’effet inverse, à savoir l’abandon soudain de tout un ensemble militaire, a pour conséquence la formation de friches et d’édifices abandonnés au cœur des centres urbains. Ce phénomène, observé par Anne et Denis Mathis,1 spécialisés dans la géographie de la Lorraine, est particulièrement visible à Metz :
«Metz a connu ce processus de déploiement et d’empilement militaire, qui a fait de cette ville une des plus militarisées d’Europe.»2 Confrontée depuis la fin de la seconde guerre mondiale à la désaffectation de bâtiments militaires, Metz a très tôt pris conscience de la qualité de ce patrimoine. Elle a déployé des trésors d’imagination pour y implanter une salle de concerts, des logements, ou encore une université. Son expérience peut aujourd’hui inspirer les villes qui ne sauraient que faire de leur patrimoine militaire. Au début des années 1980, l’Auditorium de Metz apparaît comme un des projets emblématiques qui vont généraliser la pratique de la reconversion militaire en France. L’étude approfondie de ce projet et du contexte qui a permis sa réalisation permet de comprendre en quoi cette reconversion exemplaire, tant d’un point de vue architectural que patrimonial, a été bénéfique à toute une ville. La situation géographique de Metz en fit de tous temps un lieu stratégique. Des fortifications romaines aux multiples casernes édifiées par l’Allemagne de 1870 à 1914 en passant par les différents forts conçus par Vauban, Metz regorge de constructions militaires. Aussi, Vauban disait:
«Les places fortes de Votre Majesté défendent chacune une province, Metz défend l’Etat.3» 1) Mathis, 2015 2) Ibid 3) Vauban avait édifié au XVIIe siècle une place forte à Metz et la
Tout au long du XIXe siècle, l’Est de la France se retrouve en première ligne des conflits avec la Prusse. De fait, la garnison de Metz qui s’agrandit a besoin d’un nouvel arsenal pour entreposer ses armes et ses munitions. C’est sur le site de l’ancienne citadelle qu’il s’agit de construire le nouvel arsenal.4 L’arsenal Ney est construit sous Napoléon III entre 1860 et 1864. Il s’agit à l’époque d’un édifice militaire spécialisé destiné au stockage des armes et des munitions. L’ensemble, construit en pierre de Jaumont5, forme un quadrilatère fermé de deux niveaux. Les façades ordonnancées de manière symétrique sont percées de larges baies cintrées selon un style classique épuré.6 Entre 1914 et 1944, l’édifice est tantôt annexé par les Allemands, tantôt récupéré par les français. Il garde durant toute cette période son usage d’entrepôt de stockage des armes jusqu’au moment où il sera désaffecté après la bataille de Metz. En 1961, le ministère de la Défense signe un accord de cession avec la ville de Metz, qui se concrétise en novembre 1968. Jusque là, Metz est une ville tenue, embastionnée par ses remparts successifs, ce qui complique les extensions urbaines et périurbaines.7 La première ceinture fortifiée démilitarisée, la ville peut désormais s’affranchir des zones de servitudes autour des forts. Cette «respiration foncière» fournit le contexte qui verra l’ouverture du concours pour la reconversion de l’arsenal. L’aménagement d’une vaste salle de concert est décidé en mai 1978 par Jean-Marie Rausch, maire de Metz, sur l’emplacement de l’ancienne citadelle. Un concours est lancé en novembre 1983 pour la réalisation de cette salle dans le bâtiment militaire Ney. citadelle qui la protégeait. Elle était la pièce maîtresse d›une «ceinture de fer» qui protégeait l’Est du Royaume. Il en reste aujourd’hui quelques vestiges après son démantèlement par les allemands. 4) Contributeurs à Wikipedia, ‘Arsenal (salle de spectacle)’, Wikipédia, l’encyclopédie libre, 11 août 2015, 15:44 UTC, <http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Arsenal_(salle_de_ spectacle)&oldid=117634577> [Page consultée le 11 janvier 2016] 5) La pierre de Jaumont est une pierre calcaire de couleur jaune, traditionnelle du Nord-Est de la France. 6) Contributeurs à Wikipedia, ‘Arsenal (salle de spectacle)’, Wikipédia, l’encyclopédie libre, 11 août 2015, 15:44 UTC, <http:// fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Arsenal_(salle_de_spectacle)&oldid=117634577> [Page consultée le 11 janvier 2016] 7) Gaymard MC, 2014
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Le projet de l’architecte espagnol Ricardo Bofill et des architectes associés Gilbert Hypolite et Albert Longo est choisi en décembre 1985. Le projet de Bofill séduit car il respecte la règle imposée de la conservation de l’édifice tout en y dérogeant en partie : il supprime l’aile Ouest de l’ensemble, proposant à la place une vaste esplanade en gradins sous laquelle se trouve, quinze mètres plus bas, la grande salle de concert. Cet espace public planté ouvre l’ancienne cour intérieure de 50 x 30 mètres sur des monuments à forte valeur patrimoniale comme la chapelle des templiers, qui date du XIIe siècle, et l’église Saint-Pierre-aux-Nonnains. L’ensemble du projet couvre une surface bâtie de 10 000 mètres carrés, comprenant une salle de répétition, une salle de concert pour de la musique de chambre, un restaurant, une galerie d’exposition, des bureaux pour l’administration et le personnel, des salles de réception et, enfin, un auditorium de 1354 places assises.1 L’accès par l’édifice s’effectue par l’avenue Ney, dans le prolongement de laquelle on trouve le vieux Metz et la place d’armes. L’édifice, facilement accessible depuis le vieux centre, bénéficie d’une position privilégiée : il est jouxté d’espaces verts, proche de la Moselle, et facilement identifiable grâce à ses façades ocres et sa toiture métallique visibles depuis l’avenue. Un hall principal permet au public d’accéder aux différentes salles de l’édifice, à l’exception de la salle de l’esplanade, polyvalente et autonome (conférences, musique de chambre, spectacles...) qui possède son propre hall d’accès sur l’avenue. Comme nous l’avons vu précédemment pour la plupart des édifices militaires datant de cette époque, la reconversion opérée ici par Bofill relève à majorité d’un travail sur l’intérieur de l’édifice : les façades et la structure de l’ancien Arsenal ont été préservées alors qu’en interne tout l’espace a été remodelé pour accueillir le programme relatif aux concerts. Ce sont les dimensions du bâtiment existant qui ont dicté celles de la grande salle, l’espace majeur de l’édifice à l’origine du succès de ce projet de reconversion. Cette grande salle qui s’inscrit dans un rectangle de 50 x 25 mètres marque en quelque sorte le retour des salles de 1) Mazlouman Mahtlab, 2008
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concert de jauge modeste, basées sur un ratio de 10 mètres cube par spectateur.2 Ce modèle, bien connu des acousticiens sous le nom de «boîte à chaussure», inclut l’orchestre et le public dans le même espace. L’intérêt de placer l’orchestre au milieu du rectangle formé par la salle permet au son de se diffuser uniformément dans un espace parallélépipédique. Le spectateur est ainsi comme «enveloppé de musique».3 Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si Bofill dessine les habillages de la salle en bois selon le style classique qui lui est cher : corniches, frontons cintrés, colonnes et pilastres, lambris modulés par l’alternance des teintes contrastées du sycomore et du hêtre, couronnement par un promenoir en attique, sont autant «d’accidents» qui jouent un rôle dans la qualité acoustique de la grande salle. L’architecte catalan a recours à un véritable travail de citation architecturale s’inspirant directement du patrimoine messin, probablement en particulier des ouvrages de Jacques-François Blondel4 visibles à Metz. Ce que le spectateur perçoit comme des façades intérieures plaquées de bois, sont en fait un moyen efficace d’empêcher la réverbération du son et d’assurer sa diffusion uniforme d’un bout à l’autre de l’espace. Le coup de force de Bofill ne réside pas seulement dans la réussite technique de cette reconversion. La disposition de l’auditorium avec son orchestre au centre participe aussi d’une véritable mise en scène. Au-delà des façades intérieures de bois, la disposition des gradins en pente forte situés de part et d’autre de l’orchestre donne l’impression au public d’une proximité avec les musiciens. La grande salle apparaît alors comme un monument dédié à la musique. Le succès de l’arsenal de Metz naît d’une fusion entre l’émotion auditive et l’émotion visuelle : le spectacle est ramené à sa signification première. Aussi, le 26 février 1989, lors du concert d’inauguration, Mstislav Rostropovitch, parrain des violoncellistes du conservatoire de Metz déclare : 2) Mazlouman Mahtlab, 2008 3) Ibid 4) Jacques-François Blondel (1705-1774) est un architecte et théoricien français connu particulièrement pour ses écrits et ses travaux sur l’architecture classique. Il est particulièrement connu à Metz pour avoir réalisé le plan d’aménagement de la place d’armes et différents édifices du centre-ville dont notamment la cathédrale Saint-Etienne.
- Croquis : Atelier d’Architecture Ricardo Bofill La destruction d’une aile de l’Arsenal a permis d’ouvrir l’édifice existant sur d’autres bâtiments à valeur patrimoniale tout en offrant une esplanade à la ville. L’architecte en profite aussi pour jouer avec les niveaux et cacher une partie du programme sous l’esplanade.
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- photo : Atelier d’Architecture Ricardo Bofill La façade classique en pierre de Jaumont n’a pas été altérée par le projet de reconversion. Bien que résolument engagé, le projet respecte l’existant en venant le transformer de l’intérieur.
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- coupe : Atelier d’architecture Ricardo Bofill La coupe longitudinale dans la grande salle de l’Arsenal met en évidence la transformation lourde qu’a subit l’édifice : l’architecte a ajouté un niveau par rapport à l’ancienne cour pour pouvoir créer l’espace majeur du projet et fournir un espace public au-dessus.
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- photo : Atelier d’Architecture Ricardo Bofill La salle de concert créée par Bofill possède l’une des meilleures acoustiques au monde. Le dessin des boiseries reprenant un style classique montre la volonté de l’architecte de fondre le projet avec l’édifice existant.
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«Cette maison a une acoustique fantastique, des proportions idéales pour la musique et une atmosphère que je trouve exceptionnelle. Par ses proportions et sa discrétion, elle est liée à toutes les musiques.»1 Parmi les lieux pour la musique classique, l’Arsenal de Metz a toujours été cité comme exemple. En effet, l’arsenal s’inscrit parmi les salles de musique contemporaines qui offrent la meilleure qualité d’écoute en France et en Europe, et se prête idéalement à des enregistrements sonores. En interne, le succès de cette nouvelle structure s’est manifesté par l’évolution de la programmation puis de l’Orchestre de Lorraine lui-même. L’acoustique de la salle, jouant un rôle de sanction2 et exigeant l’excellence chez les musiciens, a été un facteur d’évolution importante et de renouvellement pour cet orchestre philharmonique qui, poussé vers l’excellence, est devenu Orchestre National de Lorraine. A l’échelle urbaine, le projet de reconversion de l’Arsenal a fourni une véritable consistance à l’offre musicale et culturelle de la ville de Metz. Avant 1989, seule la salle des Trinitaires, ancienne chapelle dédiée au jazz, venait dynamiser l’offre musicale de la ville. Aujourd’hui, l’Arsenal est la clé de voûte de l’association entre trois lieux uniques en leur genre qui garantissent à la ville un horizon culturel à la fois complet et éclectique. Ainsi, l’ancien Arsenal, le couvent des Trinitaires rénové puis agrandi, et la salle de musiques actuelles de la BAM (Boîte A Musiques) récemment réalisée par l’agence de Rudy Ricciotti en 2010, font de Metz une ville dotée d’une forte identité culturelle. Peu de villes de 120 000 habitants peuvent se vanter d’avoir une telle diversité à proposer à leur public. Au-delà d’être une réussite pour la ville de Metz, ce projet vient aussi prouver le potentiel que représente la reconversion du patrimoine architectural militaire. Il montre que l’on peut adapter des édifices à grande valeur patrimoniale autrement qu’en musée et, dans ce cas précis, que le patrimoine militaire à l’écriture architectonique classique comme les arsenaux et les casernes n’est pas systématiquement voué au logement
ou à l’éducation. De plus, l’exemple de l’Arsenal de Metz met en évidence les bénéfices liés au fait de donner une nouvelle vie à un bâtiment ancien: d’abord par son coût relativement modeste (environ 18 300 000 euros) au regard de salles de spectacles neuves de capacités semblables (bien que le contexte ne soit pas le même, on a encore à l’esprit le récent philharmonique de Paris qui, neuf, a coûté 370 millions d’euros). Et ensuite de par sa position majeure dans la vie culturelle de la cité. L’édifice n’aura jamais été plus utile que par le passé puisque son attractivité actuelle dépasse sa fonction initiale d’entrepôt de stockage d’armes et de munitions. On admettra de ce fait qu’un «édifice du patrimoine vivant» participe autant, si ce n’est plus, au développement économique et culturel d’une ville, comparé à un édifice dit du «patrimoine muséifié». Enfin, plus de vingt-cinq années après sa reconversion, l’Arsenal Ney est toujours le fleuron de la programmation musicale et culturelle de la ville de Metz. Ce projet rendu possible par l’entente et la coopération des différents acteurs de la reconversion militaire, doit aussi son franc succès à un projet architectural d’une qualité et d’une technicité rares. La proposition de Ricardo Bofill, fine dans sa capacité à renouveler un site historique sur lui-même, montre à quel point la reconversion architecturale est une manière douce de faire muter un territoire au regard des populations. Par cette nouvelle fonction d’auditorium, ce ne sont pas seulement les façades d’un édifice remarquable du XIXème siècle qui sont préservées, mais c’est aussi un morceau de l’histoire messine qui continue d’exister à travers elles. Cependant, qu’en est-il des édifices militaires plus récents ? La posture architecturale adoptée sera-t-elle la même pour reconvertir un édifice militaire de dimensions et de compositions totalement différentes ? Une posture architecturale peut-elle garantir le succès de la reconversion plus qu’une autre ?
1) Propos recueillis par l’Orchestre National de Lorraine lors de l’inauguration de l’Arsenal, le 26 février 1989. 2) Mazlouman Mahtlab, 2008
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B\ la Fabrique à Nantes : un blockhaus devenu tremplin artistique A l’inverse de l’Est de la France, l’Ouest a été confronté durant l’histoire aux conflits de manière différente, en raison de sa proximité avec l’océan Atlantique. Nantes a été pendant longtemps une ville de garnison. De nombreux soldats français et étrangers y ont été en casernement et y ont fait escale à tel point qu’en 1914 on en parlait comme d’un «véritable front de l’arrière».1 Bien que n’étant pas une ville portuaire à proprement parler, Nantes a tiré sa prospérité du commerce maritime puis de son industrie liée aux chantiers qui produisirent de nombreux bâtiments militaires. Après la seconde guerre mondiale, Nantes est devenue le premier chantier français pour la construction des sous-marins.2 Plus de trente sous-marins ont été produits à Nantes entre 1923 et 1977 dont 17 à l’exportation. En 1950, les chantiers navals ont employé plus de 7000 ouvriers et en 1954, la Basse-Loire produisait 53% des navires de commerce français et 64% des navires de guerre.3 Ces chantiers qui réunissaient trois grands sites (chantiers de la Loire, chantiers de Bretagne et chantiers Dubigeon) ont engrangé les commandes militaires après les années 1950. Ils fabriquaient et réparaient notamment un grand nombre de navires de guerre, qui ont fait pendant longtemps partie intégrante du paysage nantais. Cependant, alors que les moyens de production augmentaient, les commandes diminuaient à cause de la concurrence étrangère. La restructuration des chantiers s’est imposée et a progressivement poussé à leur fusion. A la fermeture des chantiers Dubigeon situés à l’Ouest de l’île de Nantes en 1987, la ville prend conscience qu’une brèche géographique et psychologique s’ouvre dans le territoire nantais. En 1989, la municipalité se lance dans une politique de redynamisation de son ancien site militaroindustriel. C’est le projet de l’île de Nantes. Fort de son histoire ouvrière, le site trouve dès son abandon des défenseurs qui mettent en avant son aspect patrimonial pour la ville. En 1994, 1) Général Carré, 2010 2) Barreau Franck, 2003 3) Ibid
les architectes-urbanistes Dominique Perrault et François Groether sont chargés d’imaginer le devenir de l’île. L’idée de l’unification des trois parties de l’île et de leur transformation pour une dynamique commune émerge. Par ailleurs, la volonté de liaison avec le centre historique de la ville se manifeste par l’établissement du Palais de justice sur l’île, dont Jean Nouvel remporte le concours en 1993. Un peu plus tard encore, des équipes pluridisciplinaires sont mises en place par la municipalité pour formaliser le projet de l’île de Nantes. Le duo Chemetoff-Berthomieu remporte le marché de définition qui sera lancé à la suite de cette réflexion, et pilotera le projet. La réflexion menée sur l’île de Nantes révèle la force des liens qui unissent les nantais à leur histoire : la volonté de mettre en avant l’identité fluviale, industrielle et maritime de l’île s’impose et ne tarde pas à se matérialiser dans les années 1990 avec la réhabilitation de la gare de l’Etat en Maison des syndicats, et celle du bâtiment des ateliers et chantiers de Nantes en Maison des hommes et des techniques (musée retraçant l’histoire de la navale). Ce patrimoine hérité de la relation qu’a tissée la ville avec la Loire se retrouve comme cristallisé par des projets de reconversion et de restauration qui fleurissent sur l’ensemble de l’île.
«Il s’agit à la fois de trouver un moyen, une manière vivante de cultiver la mémoire des activités passées qui ont marqué l’histoire des relations entre le fleuve et la ville, et en même temps de faire en sorte que l’agglomération tout entière développe en son centre géographique le paysage d’une ville ouverte sur le fleuve.»4 Dans ce contexte de transformations importantes de l’île de Nantes, le projet surprenant de La Fabrique a pris racines. Ce projet d’architecture commandé par la ville de Nantes a pour objectif de procurer des espaces dédiés aux musiques actuelles et permettre à des artistes plus ou moins confirmés d’expérimenter, d’enregistrer, de se produire ou encore de se rencontrer : ce que 4) Chemetoff et Berthomieu, 1999
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l’on appelle un tremplin artistique en somme. Cet ensemble architectural hétérogène, composé de deux édifices (nommés Trempolino et Stéréolux en fonction des associations respectives qui y résident) et d’un jardin expérimental, s’élève à la place de l’ancien site militaro-industriel des chantiers navals Dubigeon. De béton, de tôles, ou d’acier, ces architectures semblent formées de l’agrégat des matériaux qui composaient autrefois l’univers des chantiers navals.
«Nous n’avons pas pu utiliser des matériaux très coûteux car la maîtrise d’ouvrage avait une volonté affichée de tenir les coûts. Donc les matériaux choisis ont été puisés dans les produits standards des fabricants et pour certains, empruntés à des matériaux grand public. Cette trame a permis l’économie des chutes de matériaux.[...]» 1 Des raisons historiques expliquent ainsi le choix des matériaux constitutifs du projet. L’agence nantaise TETRARC semble répondre à la commande de la ville de Nantes par le biais d’une synthèse de références directement issues du site : plaques de tôles embouties, formes biaises des proues et des poupes, baies panoramiques de la passerelle de commandement... Une profusion d’éléments qui, habilement rassemblés, témoignent d’ une histoire technique et humaine.2 A tel point que le blockhaus qui sert de base à l’édifice Trempolino passerait inaperçu. C’est pourtant bel et bien cet ancien abri antiaérien, sous lequel les ouvriers des chantiers navals s’abritaient lors des bombardements de la dernière guerre mondiale, qui nous intéresse ici. Formellement, le projet de Trempolino fonctionne comme une greffe architecturale sur l’existant. Ce dernier est considéré comme un levier de projet mais n’est pas le projet en lui-même. Le bunker est simplement le socle d’un édifice bien plus haut (32 mètres au total) et bien plus remarquable à tel point que le projet final semble entièrement neuf. Les architectes de TETRARC adoptent une attitude de citation qui relève davantage du choix des matériaux et des ambiances, que d’une écriture 1) Tymen, Rémy, entretien accordé à Actualité de la Scénographie, 2011 2) Amouroux, Dominique, 2011
architecturale vraiment définie. Contrairement à Metz où la reconversion se faisait à l’intérieur de la «carcasse» de l’existant, à Nantes le neuf englobe, absorbe le bunker pour le reconvertir. L’attitude des concepteurs vis-à-vis de ce bunker semble vouloir incarner la force, la puissance de la transformation que subit l’île de Nantes depuis vingt ans. «Sur le socle de béton surpuissant de
l’abri anti-aérien, évidé et écrêté, un dispositif élévateur semble hisser vers le ciel et un futur étincellant les sept étages de bureaux et de studios d’enregistrement ou de répétition constitués en signal urbain capteur de regards. En dessous de cet élan dynamique, entre les murs bruts d’histoire et de matière du bunker, La Place propose des moments partagés en petit comité: sous des lampes-ombrelles colorées, le café culturel réunit une centaine de personnes pour de mini-récitals et des rencontres. Au dessus, La Terrasse prolonge cet accueil avec son bus Mao, encastré dans le bâtiment.»3 On se rend compte ici que l’approche architectonique de TETRARC diffère totalement de celle de Bofill pour l’arsenal de Metz. A Nantes, l’existant est considéré par les architectes comme une donnée naturelle du site, comme si le bunker était un rocher intégré au projet. A Metz, l’approche de Bofill témoignait d’une fidélité et d’une adaptation formelle et architectonique de toute la reconversion en fonction du bâtiment existant. Pour TETRARC, l’histoire des chantiers Dubigeon ne doit pas être incarnée simplement par un bâtiment rescapé, bunker ou halle, mais par des matériaux, des sons, l’évocation de l’activité ouvrière. La volonté des architectes de faire un projet divisé en deux édifices montre bien qu’ici, sur l’île de Nantes, le patrimoine architectural ne s’impose pas comme un gabarit aux nouvelles constructions. Ce qui est considéré comme patrimoine a changé. «Érigé à l’angle des boulevards Léon Bureau et de la Prairie aux Ducs, « le propulseur de talents », dédié à l’association Trempolino, est révélateur de l’approche de Tetrarc. Ses architectes constituent l’existant en levier d’une démarche qui se nourrit de références au contexte mais aussi 3) Ibid
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- photo : Agence Tetrarc Trempolino et Stéréolux, deux édifices inspirés des matériaux et des sons des chantiers navals.
- photo : Agence Tetrarc Le café-concert La Place, désormais au cœur de l’ancien bunker dont on voit ici la paroi existante.
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- photo : Agence Tetrarc La «greffe» opérée par les architectes sur l’ancien bunker ne permet plus de faire la distinction entre l’existant et le neuf. Le bunker a disparu tandis qu’un socle de béton est apparu.
- plans et coupes : Agence Tetrarc Les plans et les coupes de l’édifice Trempolino sont particulièrement explicites de l’hétérogénéité du projet. Aucun niveau n’est le même, à tel point que l’on ne sait plus ce qui est neuf et ce qui a été préservé.
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«Érigé à l’angle des boulevards Léon Bureau et de la Prairie aux Ducs, « le propulseur de talents », dédié à l’association Trempolino, est révélateur de l’approche de Tetrarc. Ses architectes constituent l’existant en levier d’une démarche qui se nourrit de références au contexte mais aussi de toutes les formes d’expression artistiques: ils proposent ainsi une architecture événement, attractive et ludique, présente durablement dans la ville, compréhensible par le plus grand nombre et offrant à ses utilisateurs un élément incomparable d’identification à la nature de leurs activités.»1 La diversité des usages au sein même de l’édifice deTrempolino justifie aussi l’hétérogénéité formelle du bâtiment. A Metz, le projet de Bofill s’organisait autour d’un usage majeur : le concert de musique classique incarné par la majestueuse salle de spectacle enterrée. Tous les autres espaces (boutique, salle de répétition, restaurant, etc.) sont secondaires et visent à agrémenter, ou servir l’usage principal de la représentation musicale. A l’inverse, le projet de la Fabrique ne semble pas avantager un usage plutôt qu’un autre : se produire sur scène a tout autant d’importance que l’enregistrement en studio ou répéter dans une salle fermée au public. L’architecture semble mettre amateurs et professionnels sur un pied d’égalité, ce qui est d’ailleurs confirmé par le fait d’avoir divisé le programme en deux bâtiments distincts et autonomes. Seule la différence de capacité des édifices à accueillir le public «condamne» le bâtiment de Stéréolux à une surface plus importante que celle de Trempolino (4900m2 pour 2300m2). Les plans de l’édifice de Trempolino sont explicites de cette hétérogénéité formelle puisqu’on voit bien qu’aucun niveau n’est le même. La résolution de l’acoustique va aussi dans le sens de cette hétérogénéité formelle dans la mesure où les activités sont nombreuses et pas forcément compatibles entre elles, dans une aussi grande proximité. Salles de cours, centre de ressources et bureaux, puis studios d’enregistrement, locaux de répétition... Le traitement du bruit renforce les contraintes de charge de la charpente et c’est pourquoi, malgré les parois épaisses du bunker, les micro-pieux descendent à une vingtaine de mètres pour stabiliser l’édifice. Ce sont
notamment ces micro-pieux qui permettent de s’affranchir structurellement du bunker et de faire évoluer le projet de manière formelle. Aussi, la terrasse intervient dans l’édifice comme une séparation qui permet d’isoler le blockhaus, espace de concert et de ressources, de la partie haute du bâtiment recouverte de métal qui abrite les studios d’enregistrement et les bureaux.
1) Amouroux, Dominique, 2011
1) Rémy Tymen, chef de projet de l’agence Tetrarc
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«On ne construit pas un lieu pour ses premiers utilisateurs. On ne peut pas prévoir l’évolution future des musiques amplifiées ou électroniques.» 2 Ainsi, le projet de la Fabrique s’affirme à la fois actuel et prospectif tant dans son architecture que dans les usages qu’il propose. Au cœur de la restructuration de tout un territoire, ce projet ne nous parle pas seulement d’une manière d’approcher et de reconvertir l’existant, mais il est aussi explicite d’un mécanisme de fabrication de la ville aujourd’hui. En effet, le projet de l’île de Nantes est un projet urbain comme en mènent d’autres grandes villes de France (Confluence à Lyon, les bassins à flot à Bordeaux...). Des projets urbains qui multiplient les interventions architecturales «formalistes» et qui redéfinissent toute une partie du paysage urbain dans un laps de temps assez court. L’hétérogénéité formelle ne se résume pas à l’unique projet de la Fabrique sur l’île de Nantes. Chaque architecte voulant imposer son projet dans le paysage, on a droit à une véritable «cacophonie architecturale» au milieu de laquelle les édifices anciens, reconvertis ou non, se retrouvent «dilués». L’étude de la Fabrique, et en particulier du bâtiment de Trempolino, révèle que cette manière de construire la ville a changé le regard que les architectes posent sur le patrimoine architectural, qu’il soit d’origine militaire, industriel ou d’une autre nature. L’existant a ainsi tendance à se mêler au neuf, altérant de ce fait la perception patrimoniale. Le bus posé sur le toit du bunker est particulièrement explicite de ce changement de regard sur l’architecture de guerre. Une telle originalité n’aurait sans doute pas été possible si l’édifice avait été patrimonialement inscrit, classé ou simplement perçu comme le témoin d’une mémoire commune avec laquelle on ne rit pas.
Cependant, malgré une approche formelle marquée, le blockhaus conserve une certaine intégrité dans le sens où sa matérialité n’est pas altérée : l’édifice est toujours perçu comme un bloc de béton brut agrémenté volontairement de tags qui rendent ses parois grises moins monotones. Il semblerais alors que la valorisation de la façade existante, devienne systématique dans la reconversion de l’architecture de guerre. A l’échelle d’un bunker, on voit que le neuf et l’existant rentrent facilement en contact afin que le premier transforme le second. Cependant, les architectes optent-ils pour la même approche, la même nature de contact, relevant de la greffe et de l’addition, quand ils sont confrontés à une échelle bien supérieure ? Le changement de regard qui dédramatise l’architecture militaire récente profite-t-il vraiment aux projets de reconversion ?
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C \ la Base sous marine de Bordeaux : les limites de la reconversion La base sous-marine est aujourd’hui l’un des édifices les plus emblématiques de la ville de Bordeaux. Ce bunker de béton brut datant de la seconde guerre mondiale, dédié à l’entretien et la protection des sous-marins de la flotte italoallemande intrigue par ses proportions horsnormes. Elle fut laissée à l’abandon pendant de longues années dans le quartier ouvrier de Bacalan. Ce même quartier connaît actuellement une dynamique urbaine considérable avec le grand projet des bassins à flot. Mathieu Marsan, qui s’est intéressé à plusieurs reprises à l’évolution du quartier de Bacalan et à l’édifice surprenant qu’est la base sous-marine, raconte le contexte qui a vu naître la construction de cet édifice colossal en 1940 :
«La base sous-marine de Bordeaux est l’une des cinq bases construites sur le territoire français par les allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale, elle est à inclure dans l’ensemble hétérogène du Mur de l’Atlantique. [...] L’occupation du littoral français par les troupes nazies se traduit dans les grands ports par la construction de gigantesques abris bétonnés destinés à la protection de la précieuse force sous-marine italo-allemande. A Bordeaux, [...] l’emplacement du port et ses bassins à flot situés au nord de la ville dans le quartier populaire de Bacalan paraît alors évident. [...] En dix-neuf mois de travaux, six cent mille mètres cubes de béton sont coulés grâce au travail constant fourni par six mille cinq cents ouvriers afin de rendre la base opérationnelle. A l’achèvement des travaux en mai 1943, ses dimensions en traduisent les ambitions démesurées, elle occupe une surface au sol de quarante-cinq mille mètres carrés, soit deux cent trente-cinq mètres de long, cent soixante mètres de large pour une hauteur de dix-neuf mètres»1 A première vue, la base sous-marine de Bordeaux, de par ses proportions et son utilisation démesurée du béton représente un véritable défi pour un projet de reconversion. De plus, elle est unique en son genre puisque contrairement aux 1) Mathieu Marsan, 2011
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autres bases du mur de l’Atlantique, celle de Bordeaux possède une double-toiture de type Fangrost, destinée à faire exploser les bombes avant qu’elles ne puissent atteindre le toit de la base 2. Cependant, il semble que relever la base de son obsolescence ne soit pas chose facile. Plusieurs tentatives de reconversion de la BSM ont eu lieu depuis les années 1960. En 1964, la base est utilisée comme lieu de tournage pour un film de Jean Cayrol et un peu plus tard en 1978, la base a servi de décor pour une pièce de théâtre lors du festival Sigma3. Encore après en 1980, la base sert pour la première fois de lieu d’exposition pour les œuvres du peintre et sculpteur Sarkis. Ces «appropriations éclairs» ont momentanément sorti la base de son état d’abandon, sans pour autant parvenir à enclencher un réel projet de reconversion. C’est en 1993 que la base est finalement reconvertie en Conservatoire International de la Plaisance de Bordeaux (CIPB) : un projet ambitieux d’édifice culturel tant à destination d’un public local qu’international. Le CIPB était en fait un projet dédié à la promotion de la navigation et du nautisme, abritant des collections de bateaux de plaisance. Là encore, le succès de cette reconversion n’a été que temporaire4, puisque après quatre années et un record d’entrées pour la base sous-marine, le conservatoire, boudé par le public, ferme définitivement ses portes. Encore aujourd’hui, nul n’est parvenu à opérer une reconversion intégrale de la base sous‑marine. Malgré la mise en place d’un groupe de travail il y a déjà plus de 30 ans, seul un tiers de l’édifice est accessible au public pour des événements artistiques et culturels comme AGORA (biennale d’architecture et d’urbanisme), la nuit digitale ou encore des expositions et des visites organisées par le CAPC (Centre d’Arts Plastiques Contemporains). Il semblerait que pour le 2) Mathieu Marsan, 2011 3) De 1965 aux années quatre-vingt-dix, le festival SIGMA fait de Bordeaux l’un des rendez-vous européens des avant-gardes. Pendant une semaine chaque année, Bordeaux placée au centre de l’attention des médias, devient une capitale internationale de « la recherche dans tous les arts ». 4) Mathieu Marsan, 2011
moment, seul l’art et la culture parviennent à se glisser de temps à autre dans l’ancien blockhaus. Pourtant, la base sous-marine se retrouve au cœur d’une des mutations urbaines les plus importantes de la ville de Bordeaux. Le projet des bassins à flot dont le plan guide a été défini par l’agence d’architectes et urbanistes ANMA1 prévoit la construction de plusieurs milliers de logements et d’équipements d’envergure tels la Cité du vin ou le Musée de la mer et de la marine. Quelle est alors la place d’un édifice aussi emblématique que la base sous-marine dans un tel projet ? Les concertations préalables au projet des Bassins à flot ont permis de définir ses fondamentaux et d’établir les grandes lignes du plan guide. Elles avaient notamment pour mérite de mettre en parallèle les suggestions des bordelais présents lors de ces rencontres, avec les décisions prises par les concepteurs. Il s’avère que concernant la base sous-marine, la grande majorité des avis récoltés en 2008 optaient pour sa reconversion dans le sens d’une affectation culturelle. Ainsi, on peut affirmer que dès le début du projet des bassins à flot, il y avait une attente importante de la part des bordelais pour un projet visant à réhabiliter la base. On trouve dans ces dialogues des orientations de projet diverses, même s’il semble que la culture ait bien trouvé sa place à la base sous-marine. Voici quelques extraits tirés de ces concertations.2
«Que la base sous-marine devienne a tt r a c t i ve … » parce qu’on ne voit qu’elle ou peut-être en raison de sa présence massive et de sa froideur, la base sous-marine est de loin l’objet culturel que les participants ont le plus envie de « remuer » et de faire vivre.
un pôle culturel, même si selon certains une partie de ses installations et de son infrastructure pourrait être dédiée à de l’activité économique et/ ou industrielle : « dommage de ne dédier la base qu’à la culture.» Ainsi, il est prévu au moment des délibérations du projet urbain en mars 2010 que la base sous-marine sera l’un des «deux grands pôles culturels situés de part et d’autre des bassins» avec la Cité du vin. Mais alors que la Cité du vin est en passe d’être achevée, qu’en estil de la base et de ses abords ? Rien ne semble avoir bougé depuis 2008. Pourquoi les architectes ne sont-ils toujours pas parvenus à «s’attaquer» directement à un tel édifice pour le reconvertir intégralement ? Une hypothèse envisageable serait que le moment pour une «vraie reconversion» architecturale de la base n’est pas encore venu, et que l’aspect emblématique et patrimonial de l’édifice suffit pour l’instant à caractériser, identifier ce nouveau quartier de Bacalan et des bassins à flot. Une autre hypothèse serait plus simplement que les dimensions titanesques de l’édifice tiennent à distance toute intervention architecturale lourde. Pour pouvoir répondre à ces questions, je suis allé interroger directement l’agence ANMA de Nicolas Michelin à Paris, responsable du plan guide pour le projet des bassins à flot. J’ai pu ainsi rencontrer monsieur Dostes, chef de projet avec lequel je me suis entretenu à propos de l’état de la réflexion sur la base sous-marine.
(compte-rendu de l’entretien page 46)
«La base sous-marine est le point haut du site, il faut faire de sa toiture un panorama » ou s’en servir comme support «d’une élévation très contemporaine.» De l’avis de beaucoup, de ceux en tout cas qui trouvent une utilité à ce monument d’histoire, la base sous-marine peut enfin devenir 1) Agence Nicolas Michelin Associés 2) Les rencontres de Bordeaux; les Bassins à flot; 2008
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- plan de la base sous-marine : Bernard Paich Le plan de la base sous-marine montre les proportions colossales de lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠdifice.
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- photo : auteur inconnu Même dans le contexte favorable du projet d’aménagement des bassins à flot, la base sous-marine reste pour l’instant statique. L’échelle démesurée du blockhaus semble mettre à distance tout projet de reconversion lourd.
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Compte-rendu de l’entetien avec monsieur Dostes le 15/12/2015 à l’agence ANMA à Paris :
Aujourd’hui où en est-on avec la BSM? Avec l’achèvement visible de toute une phase de travaux des bassins à flot et des premiers équipements on se demande pourquoi la BSM, n’a toujours pas bougé ! JRD : On entend souvent «Vous ne faites rien sur la BSM». La base sous-marine est un bâtiment qui a eu plusieurs vies et qui continue d’en avoir une. Il y a un musée, des expos, des concerts étudiants... La BSM n’est pas quelque chose qui a été oublié. C’ est quelque chose qui a toujours été présent avant et pendant le projet des bassins, les échanges sont réguliers et çà avance. Mais la base est un objet vivant que l’on ne peut pas transformer d’un seul coup, d’autant plus que çà ne servirait pas la base. Nous pensons que l’inscription urbaine est importante, notamment l’aménagement des parvis, de la plaque, et le lien avec l’école du cirque. Ça peut paraître long mais c’est relatif. On a cet effet d’accélération visible avec les logements qui sortent de terre mais ce projet se fait au rythme de la ville. La base est un morceau de ville ce qui en fait un sujet politique dont la programmation et la gestion sont difficiles à prévoir. Aujourd’hui on ne sait pas. Ce qui est sûr c’est que ce bâtiment va perdurer et qu’il ne faut pas être pressé de voir cet édifice changer du tout au tout. En tout cas la transformation sera très probablement progressive et partielle. On peut cependant être sûr que cet édifice qui a résisté à plusieurs bombardements va perdurer longtemps.
Quelles sont aujourd’hui les limites qui empêchent une reconversion totale de la base sous-marine ?
programmation et de gestion, du fait des nombreux acteurs impliqués quant à son devenir. Parallèlement, les experts «s’affrontent» encore sur la question de la purge des bétons nécessaire à la mise en sécurité de la base. La destruction de l’édifice est par ailleurs impossible du simple fait des montants colossaux que cela implique. A ce titre, l’attitude urbaine défendue par ANMA est celle d’une intervention «a minima». La base est suffisamment «forte» pour se suffire à ellemême ce qui pousse l’agence à préférer des interventions légères avec des mises en sécurité de type filets, à l’inverse d’une intervention lourde de type «boîte dans la boîte» comme à Saint Nazaire qui fait qu’on perd l’âme, l’identité de la base. Donc pas de projet lourd.
Quelles sont les grandes intentions urbaines et architecturales envisagées pour la BSM? JRD : Une base ouverte! Dans les intentions initiales du plan guide, il y avait la volonté de rouvrir la base afin d’en faire une vraie rue avec des activités dans les alcôves et des activités flottantes type «péniche opéra» qui seraient, elles, aux normes et viendraient s’articuler à cette rue. Le gros problème actuel est qu’on ne peut pas faire le tour des bassins. Faire le tour des bassins et les relier aux quais est un des fondements du projet sur lequel a insisté Alain Juppé. La question du toit comme belvédère est aussi compliquée à cause de la difficulté d’accès dans un premier temps, et à cause de la contrainte des poutrelles sous lesquelles a poussé le jardin spontané : ces poutrelles sont peu hautes et créent des espaces fractionnés conditionnant fortement les programmes envisageables.1
JRD : Le propos qui semble assez juste, ce n’est pas de dire qu’on va faire de la base un objet unique qui sera le «méga-musée». La BSM est un objet compliqué. Compliqué de par son échelle, bien entendu mais aussi complexe en terme de diagnostic technique, de 1) Entretien du 15/12/2015 réalisé par mes soins à l’agence ANMA à Paris
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A l’issue de cet entretien, on comprend que la reconversion architecturale est une question qui peut devenir rapidement très complexe et rencontrer de nombreuses limites. Dans le cas de la base sous-marine, un contexte économique et urbain favorable ne suffit pas. Les contraintes budgétaires et techniques, intimement liées aux proportions gigantesques de l’édifice sont pour l’instant un vrai frein à toute intervention immédiate. Même partiellement, la reconversion de cet édifice implique de nombreux «décideurs», ce qui oriente un potentiel projet de reconversion davantage vers une programmation plurielle, voire fragmentée et donc compliquée dans sa gestion. A l’inverse, destiner la base à un seul nouvel usage par le biais d’un projet lourd relève actuellement de l’impossible et serait perçu par les urbanistes comme une faute stratégique importante. Aujourd’hui, la base sous-marine de Bordeaux accueille toujours des expositions et des évènements mais peut-on parler ici d’une véritable reconversion architecturale ? Jusqu’à présent, les exemples étudiés nous amenaient à définir les attitudes formelles et les partispris architectoniques quand les architectes se retrouvent face au problème de la reconversion. Le terme reconversion semble alors encore inapproprié pour la base sous-marine de Bordeaux car aucune intervention architecturale formelle, lourde ou légère, n’a eu lieu pour y affecter un nouvel usage sur le long terme. Cependant, la définition de la reconversion en architecture repose selon le CAUE sur «l’usage»1 et non sur la forme bien que le premier dépende presque toujours du second. L’UNESCO va aussi dans ce sens puisqu’il définit quant à lui la reconversion architecturale par la « nouvelle fonction affectée à un bâtiment désaffecté»2. L’historien de l’architecture Luc Noppen va encore plus loin en parlant de la reconversion comme de la «compatibilité fonctionnelle» d’un bâtiment mais aussi de la «compatibilité symbolique» parce qu’elle relève du sens donné au changement d’affectation 3. Ainsi, si l’on considère la reconversion architecturale uniquement sous l’angle de l’usage 1) Le CAUE définit la reconversion comme «affectation d’un bâtiment à un autre usage que celui pour lequel il a été conçu» 2) UNESCO-ICOMOS, 1988 3) Luc Noppen, 2005
ou de la fonction et non selon la transformation formelle de l’existant, on peut dire que la base sousmarine de Bordeaux a été reconvertie en musée et lieu d’exposition polyvalent. Cependant, au vu de l’engouement des riverains et des concepteurs pour réinvestir et voir ce lieu transformé, on ne peut s’empêcher de penser que cette phase n’est que transitoire: l’occupation partielle de la base par la culture correspond à un moment donné de l’évolution de la ville et du quartier des bassins à flot. De nouvelles tentatives de reconversion lourde auront lieu comme dans le passé, quitte à échouer et à laisser la base dans l’abandon. La base apparaît alors comme un véritable morceau de ville en attente, qui alimente toujours un grand nombre de fantasmes et d’utopies architecturales4. Paradoxalement, la force expressive de l’édifice qui le rend si singulier semble mettre à distance toute intervention lourde qui pourrait altérer l’esthétique brutaliste du bâtiment, devenue aujourd’hui patrimoniale5. La forte attente des riverains et l’engouement des concepteurs et des artistes pour donner une nouvelle vie à cet édifice posent réellement la question de la fascination qu’exerce l’architecture de guerre. Qu’est-ce qui attire et fascine autant les architectes dans ces vestiges militaires ? Existe-t-il un lien, une influence entre la production architecturale contemporaine et ces mêmes vestiges et si oui, jusqu’où s’ étendent de nos jours les influences de l’architecture de guerre ? Pour mettre en évidence l’existence d’un lien entre l’architecture de guerre et les tendances architecturales actuelles, il convient dans un premier temps de s’intéresser aux mouvements et aux idéologies architecturaux qui ont suivi la seconde guerre mondiale, puis de balayer du regard la production actuelle afin de déceler des constantes formelles, des ressemblances architectoniques qui pourraient être l’héritage de cette fascination pour l’architecture de guerre récente.
4) confère les différents travaux étudiants mais aussi les propositions et idées reçues par l’agence ANMA concernant la base sous-marine. 5) Mathieu Marsan, 2011
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- photo : Eric Bouloumié Aujourd’hui en attente, la base sous-marine, intouchée, demeure dans sa nature de bunker géant. Les artistes, sensibles à cet édifice à l’épreuve du temps, cherchent régulièrement à saisir les jeux de rythme et de lumière sur le béton brut.
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- photo : François Sagne Entre les deux toitures, l’eau s’infiltre et a permis la croissance de plantes endémiques dans les cratères formés par les impacts des bombes.
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III FASCINATIONS ET INFLUENCES DE L’ARCHITECTURE DE GUERRE RÉCENTE La force expressive de la Base sous-marine de Bordeaux captive riverains, artistes et architectes. La fascination qu’exerce l’architecture de guerre influence-t-elle les partis-pris architecturaux dans la production contemporaine de l’architecture ? A la recherche des traces de l’architecture de guerre dans la production architecturale récente, l’étude des grandes idéologies architecturales d’après-guerre s’impose.
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A\ le Mouvement Moderne et la fonction oblique Aujourd’hui plus que jamais, la nature des conflits a changé. Le regard porté sur l’architecture militaire aussi. L’appropriation nouvelle des derniers vestiges de la seconde guerre mondiale par notre génération en témoigne (cf base sousmarine). Pour autant, nous savons qu’il n’est pas facile d’investir à nouveau de tels édifices, malgré la fascination qu’ils exercent désormais sur nous. Cette fascination n’est pas nouvelle : dès la fin du conflit, on pouvait percevoir dans le Mouvement Moderne, dont Le Corbusier a été le principal ambassadeur en France, une grande influence de cette architecture brutale. En effet, l’obsolescence fulgurante du mur de l’Atlantique en tant qu’édifice militaire1 a amené rapidement les architectes à étudier de près les potentialités plastiques et constructives que proposent les bunkers et les bases qui jonchaient alors le littoral français.2 Pour autant, le manque de distance lié au traumatisme de la guerre ne leur a pas permis de réinvestir ces lieux immédiatement. En France, mais aussi ailleurs en Europe, les artistes et les architectes se sont emparés de ce triste héritage par l’aspect esthétique et expressif dans un premier temps, pour ensuite tirer les leçons d’architecture qui ont notamment nourri les suites du Mouvement Moderne. Dans Bunker Archéologie3, l’essayiste et urbaniste Paul Virilio nous livre une série de photographies remarquables de blockhaus par lesquelles il met en évidence l’existence d’une relation «anthropomorphique» entre les meurtrières des blockhaus et la tête humaine, ou le casque d’une sentinelle. En d’autres termes : Virilio fait une personnification de ces architectures très singulières. Certains de ces blockhaus s’élèvent parfois comme des tours, marqués tout du long par de grandes fentes horizontales et permettent à la sentinelle d’avoir une vue panoramique imprenable. Les clichés de Virilio4, pris sous plusieurs angles, montrent bien la modernité de ces fentes horizontales : le cadrage isole deux meurtrières qui deviennent deux yeux. C’est cette même fente horizontale ou 1) Claude Prelorenzo, 2011 2) Ibid 3) Paul Virilio, 1975 4) Ibid, clichés photographiques p 90 à 93
«fenêtre en bandeau» qui est promulguée par le Mouvement Moderne quelques années auparavant comme l’un des cinq points fondamentaux de l’architecture5. En effet, pour cette école, la fenêtre horizontale correspond davantage à la vision humaine, plus large que haute, et permet d’ouvrir l’édifice sur ce qui l’entoure. En somme, une approche plus hygiéniste de l’architecture qui met au premier plan la relation entre l’intérieur et l’extérieur. Il est cependant difficile d’affirmer qu’un lien direct existe entre un blockhaus du mur de l’Atlantique et telle ou telle théorie du Mouvement Moderne, ce dernier étant antérieur à la guerre. Pourtant, on sait que les théories de ce mouvement ont prospéré notamment dans l’Allemagne du début du XXe siècle et que des édifices comme ceux du Bahaus à Dessau, ont imposé la fenêtre en bandeau dans l’architecture civile, comme un symbole de la modernité. On peut alors croire facilement que la performance fonctionnelle de la fenêtre en bandeau (balayage du regard dans l’immeuble d’habitation ou du tir dans la tourelle) a gagné l’architecture militaire sans peine quelques année plus tard.6 De plus, l’usage du béton est aussi grandement vanté par le Mouvement Moderne, tant pour sa résistance que pour sa plasticité. Parallèlement, la simplicité de mise en œuvre et le faible coût du béton lui valent par la suite un franc succès pour la construction du mur de l’Atlantique. Ce matériau incarne dès lors pour les militaires la nouvelle solidité, auparavant incarnée par les cuirasses et les armures métalliques. On retrouve que le béton, brut de décoffrage pour des édifices emblématiques du Mouvement Moderne comme la Cité Radieuse de Marseille7 ou Chandigarh8, est aussi souvent employé au service d’une certaine monumentalité. Et, bien que la plupart des blockhaus du mur de l’Atlantique soient davantage ancrés et enfouis dans le sol dans un souci de 5) Le Corbusier, 1927 6) Dans «Patrimonialiser les bases de sous-marins et le Mur de l’Atlantique», Claude Prelorenzo analyse finement le travail photographique de Paul Virilio et fait le lien entre les bunkers et les théories du Mouvement Moderne visibles dans l’architecture civile du début du XXe siècle. 7) Le Corbusier, ensemble de logements de la Cité Radieuse à Marseille, 1952 8) Le Corbusier, Palais des congrès de Chandigarh à Amédabad, Inde, 1965
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camouflage, d’autres s’imposent dans le paysage avec force. Paul Virilio les qualifie même de «monuments militaires», et «liturgiques», de «petits temples sans religion»1. On pense aussi en particulier aux bases de sousmarins décrites dans la partie précédente de ce mémoire. Ce lien entre le Mouvement Moderne et la monumentalité de certains des édifices du mur de l’Atlantique se vérifie d’autant plus quand on compare la scansion des pilotis de la Cité Radieuse ou de la façade de Chandigarh, avec la scansion des alvéoles des bases de sous-marins (voir illustrations). La ressemblance ici frappante montre que les liens établis assez indirectement au premier abord entre le Mouvement Moderne et le Mur de l’Atlantique ne peuvent être une simple coïncidence, et met en évidence que l’un et l’autre se sont respectivement nourris : le premier allant puiser la force expressive du second pour s’en inspirer, et le second appliquant certaines théories fonctionnelles du premier les matérialisant, et en faisant la synthèse. En ce sens, la radicalité et la «pureté» architectonique des différents éléments du mur de l’Atlantique peuvent nous apparaître aujourd’hui comme une sorte de résumé singulier des théories architecturales du début-milieu du XXe siècle. Cette fascination qu’exerce l’architecture de guerre sur les modernes se transmet avec d’autant plus de facilité que la guerre, pourtant toujours présente dans les esprits, s’éloigne et qu’une nouvelle génération d’architectes voit le jour. C’est le cas de l’association entre Paul Virilio et Claude Parent2, dont le regard croisé porté sur une critique sociale et formelle de l’architecture, alimente de nouvelles théories architecturales. Ensemble, Parent et Virilio fondent la revue «Architecture Principe»3 en 1963 dans laquelle Parent défend l’idée selon laquelle «l’oblique» en architecture va révolutionner les rapports humains. Selon lui, l’oblique «[...]établit un nouveau rapport
L’oblique génère une nouvelle importance au sol : le plan incliné permet de déployer la surface utile. À la fois sol et cloisonnement, l’espace habitable s’y fait alors support du déplacement libre de l’individu doté d’une «charge potentielle» propre, lui permettant d’être en état de réceptivité, de participation et d’adhésion à une dynamique architecturale.»4 En résumé, le plan incliné induit le déplacement humain et facilite la rencontre sociale. On pourrait ici aussi se dire qu’affirmer l’existence d’un lien entre les bunkers couchés du mur de l’Atlantique et «l’oblique» de Parent est abusif. Cependant, l’œuvre construite de Parent dans les années 1960 nous prouve avec force que sa collaboration avec Virilio l’a amené à être grandement influencé par cette architecture de béton si singulière.5 L’église Sainte Bernadette du Banlay à Nevers apparaît ainsi comme une réinterprétation du bunker, que Virilio qualifiait au même moment de «petit temple sans religion». On voit alors par ces exemples de «l’oblique» et du Mouvement Moderne que la fascination des architectes pour les vestiges de la seconde guerre mondiale était bien réelle. Elle se manifeste jusque dans une réinterprétation architectonique des blockhaus dans l’architecture civile, qu’il s’agisse de logements ouvriers (Cité radieuse), d’édifice de représentation du pouvoir (Chandigarh), ou de lieux de cultes (église Sainte Bernadette). Il existe bien entendu d’autres exemples construits plus ou moins explicites de l’influence du mur de l’Atlantique sur l’architecture d’après-guerre.
au sol fondé sur l’instabilité et le déséquilibre.
Mais aujourd’hui en France qu’en est-il ? Les nouvelles générations d’architectes ont pris formellement le contre-pied du Mouvement Moderne, perçu désormais comme «radical» dans son écriture architecturale et ses théories urbaines.6 Il semble alors difficile de déceler dans la production architecturale contemporaine un quelconque mouvement de référence, tant
1) Paul Virilio, 1975 2) Claude Parent (1923) est un architecte français connu pour son œuvre sur l’oblique. Il a formé dans son atelier plusieurs grands noms de l’architecture française contemporaine dont Jean Nouvel. 3) Claude Parent et Paul Virilio fondent en 1963 la revue Architecture Principe dont la fonction oblique sera le fil conducteur des neuf numéros.
4) Parent Claude, La fonction oblique, 1965-1967 5) Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2010 6) François Chaslin parle dans l’émission «les têtes chercheuses» de la radicalité des théories urbaines du Corbusier et d’une tendance «fascisante» dans son travail d’urbanisme. Consulter www.franceculture.fr/emission-les-tetes-chercheuses-lesfaces-cachees-du-corbusier-avec-francois-chaslin-2015-07-19 à partir de 35min15sec.
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- photo : auteur inconnu Les pilotis de la Cité radieuse de Marseille, Le Corbusier
- photo : auteur inconnu Les alvéoles de la base sous-marine de Bordeaux
- photo : auteur inconnu Palais des congrès de Chandigarh à Amedabad, Inde, architectes Le Corbusier et Pierre Jeanneret
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l’ensemble de cette production, française et mondiale, est formellement hétérogène. Pourtant, au milieu de cette «cacophonie» architectonique, il est intéressant de remarquer que certains architectes contemporains ont une attitude résolument «brutaliste». On retrouve aussi des constantes formelles entre certaines de leurs œuvres et le patrimoine de guerre récent.
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B\ Rudy Ricciotti : l’explicitation architectonique d’un combat En France, l’œuvre architecturale de Rudy Ricciotti occupe régulièrement le premier plan médiatique du fait d’une certaine radicalité formelle, et d’un discours engagé. Connu pour son recours systématique au béton qu’il n’a de cesse de vouloir améliorer et perfectionner, il est intéressant de s’attarder sur la ressemblance a priori fortuite qu’ont les édifices les plus médiatisés de son travail avec les blockhaus. En effet, du “stadium“ de Vitrolles en 1990 jusqu’au MuCEM en 20111, l’ensemble de son travail est régulièrement ponctué par des projets monolithiques dont la radicalité est rendue explicite par un usage très sculptural et massif du béton. On note par exemple une première constante formelle partagée avec les bunkers, qui repose sur un travail de l’enveloppe : qu’il s’agisse des parois anthracites «impactées» de la salle de concert de Vitrolles ou de la résille de BFUP2 du MuCEM, le béton est utilisé sur l’ensemble des façades et le toit (qui devient de fait une cinquième façade). Le programme est ainsi rendu compact et «mis en boîte» dans une enveloppe de béton, reprenant cet aspect monolithique propre aux bunkers. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’artiste Mathieu Briand fait appel à Rudy Ricciotti en 2000 pour l’aider à réaliser les plans du «Bunker de la demeure du chaos», un bunker «domestiqué», fruit d’une réflexion sur le nomadisme et la rupture avec l’habitat urbain traditionnel.
d’expérimentation, qu’à un parti pris formel quelconque par lequel il chercherait à faire ressembler certains de ses projets à des bunkers4.
«Ce bunker ne s’inscrit dans la lignée de l’architecture militaire fortifiée que pour mieux la détourner en vue d’une optimisation de l’habitat contemporain.[...]La structure défensive initiale est ainsi conservée tout en déniant ces potentialités au profit d’une occupation civile de l’espace.»3
Son travail repose donc en grande majorité sur la recherche des potentialités du béton en compression et de son expressivité en façade, plus que sur une approche formaliste de l’architecture. L’esthétique est à ce point reléguée à l’arrière plan qu’il s’agit davantage de se situer «[...] à la limite du déficit de beauté»5. Ainsi, l’origine de l’ambiguë ressemblance entre les édifices phares de Rudy Ricciotti et les bunkers serait simplement la volonté d’expérimentation du béton comme matériau. Ce même travail de la matière qui avait amené les soldats et ingénieurs du mur de l’Atlantique en 1943 à un certain monolithisme architectonique, aujourd’hui fortuitement commun avec Rudy Ricciotti. Pourtant, prétendre que «militaire» et «Ricciotti» n’ont rien à voir serait mentir. Si la fascination de Ricciotti semble exclusivement liée à l’expérimentation du béton, ce matériau l’a amené dans ce qu’il appelle une «guerre sainte», un «djihad provençal», et ce, mises à part ses quelques commandes pour la police ou l’armée6. En effet, à travers son travail avec le béton, c’est une véritable «lutte identitaire»7 qu’il mène de front avec les cimenteries et les artisans français. Une lutte contre les bureaux de contrôle, les sytèmes de production du bâtiment et autres administrations qui entravent les révolutions potentielles issues de ce matériau. Mais surtout une lutte contre l’esthétique de la mondialisation qui s’incarne par l’omniprésence du lisse, et les dérives du courant minimaliste en architecture:
A en croire ses dires, Ricciotti s’intéresse davantage au béton en tant que matière
«[...] la jonction d’un mur blanc avec un sol gris, quelle émotion ! On sent la performance !»8
1) Musée des Civilisations d’Europe et de la Méditerranée, Marseille, 2011 2) Les Bétons Fibrés à Ultra-haute Performance (BFUP) sont des matériaux à structure micrométrique présentant un fort dosage en ciment et en adjuvants, des granulats de faible dimension et une porosité réduite. Ils présentent une durabilité et une résistance exceptionnelles qui permet de se passer d’armatures passives dans les éléments structurels. (source : www.infociments.fr) 3) Bonnet Frédéric, 2000
4) Entretien de Rudy Ricciotti avec Francis Rambert le 7 février 2013 à Paris 5) Ibid 6) Les entretiens de Chaillot, Rudy Ricciotti, 2012 7) Ibid 8) citation de Rudy Ricciotti issue de l’émission «Ce soir ou jamais» le 5 avril 2013 sur france 2
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- photo Agence Rudy Ricciotti Le “stadium“ de Vitrolles réalisé par Rudy Ricciotti en 1990 a été une de ses œuvres les plus controversées du fait de sa ressemblance à un bunker. Il est d’ailleurs à l’origine de la rencontre entre l’architecte et l’artiste Mathieu Briand puisque ce dernier avait justement apprécié l’édifice lors d’un concert pour ce trait commun avec les bunkers.
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- photo Elsa Ricciotti Le MuCEM (2013) est la réalisation phare de l’architecte Rudy Ricciotti. Il est à la fois le manifeste de son travail sur le béton mais aussi l’expression formelle de son combat pour l’innovation et les révolutions techniques issues de ce matériau. Il partage plusieurs point communs avec les blockhaus comme l’omniprésence du béton en façade et l’aspect monolithique du projet.
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- photo Kevin Dolmaire Le mémorial des camps de Rivesaltes inauguré en 2015 surprend le visiteur par le monolithisme et l’enfouissement dans le sol, aujourd’hui commun avec les bunkers. Ici, l’édifice directement lié à la seconde guerre mondiale par le programme fait référence de manière directe et indirecte à l’architecture de guerre.
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- photo Frederic Hedelin Le bâtiment s’étend à la place de l’ancienne place d’armes comme une cicatrice.
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Cet engagement presque «belliqueux» qu’a Ricciotti s’est récemment exprimé dans son manifeste «L’architecture est un sport de combat»1, un livre dans lequel il explicite son combat architectural armé de ses principales œuvres. Quoi de plus logique que ce combat se matérialise formellement par une réinterprétation des dernières références en date de l’architecture de guerre ? L’architecture engagée de Ricciotti endosse la carapace monolithique de béton autrefois propre aux blockhaus de la seconde guerre mondiale, et le plus souvent pour des projets d’édifices culturels (stadium de Vitrolles, musée Cocteau, MuCEM, mémorial des camps de Rivesaltes, etc). Une architecture qui participe, en un sens, à dédramatiser ces récentes constructions militaires, mais aussi à répandre dans l’inconscient collectif une architecture «de l’ovni», caractérisée formellement par une certaine monumentalité, une radicalité parfois brutale où le béton, travaillé comme une résille est exacerbé. A partir d’un souci de performance technique qui avait auparavant animé les ingénieurs militaires allemands, l’architecte Rudy Ricciotti dessine des bâtiments que l’on pourrait appréhender comme l’évolution des blockhaus, à la différence que ses projets tendent vers une utilisation minimum de ce matériau et dans un but civil de l’architecture. La posture architecturale de Rudy Ricciotti est d’autant plus intéressante qu’elle repose à la fois sur un travail de masse, de densité du béton jusqu’à le rendre étanche, mais aussi sur un travail de transparence puisque l’utilisation minimum du béton comme enveloppe de l’édifice l’amène à créer des résilles, des filtres de béton. Les édifices ainsi créés ne sont alors pas opaques et sombres comme des blockhaus mais très lumineux. On pense particulièrement aux projets du MuCEM et du siège d’Iter France qui, en dépit de leur aspect monolithique possèdent tous deux une façade fonctionnant comme un filtre, donnant la perception d’une masse depuis l’extérieur mais pour autant très lumineux à l’intérieur. Ainsi, on peut voir que l’architecture de guerre laisse des traces jusque dans la production actuelle de l’architecture, au point de retrouver 1) Rudy Ricciotti, 2013
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des ressemblances parfois étonnantes. L’étude des projets phares de Rudy Ricciotti montre à quel point l’architecture de guerre récente continue d’influencer les architectes d’aujourd’hui. En France, Ricciotti semble être le meilleur exemple de ce phénomène puisque son travail que l’on pourrait considérer à bien des égards comme une réinterprétation moderne des bunkers de la seconde guerre mondiale lui permet de se positionner en rupture avec les tendances actuelles en architecture (selon lui le minimalisme et l’architecture labellisée et écolo de la «fourrure verte»). Il est alors intéressant de remarquer à quel point l’expression de la puissance militaire a tendance à influencer les architectures qui veulent se montrer radicales, avant-gardistes dans une certaine manière de construire. Cependant qu’en est-il de cette fascination et de cette influence au-delà du territoire français ? Il est vrai que la seconde guerre mondiale a touché de nombreux pays et l’architecture massive des blockhaus ne se limite pas seulement au territoire français et s’est répandue sur d’autres continents. Ce type d’architecture bénéficie-t-il du même attrait à l’étranger ?
C\ Regards croisés : nouvelles perceptions de l’architecture de guerre Depuis le XXe siècle, la guerre a pris des proportions mondiales à la fois par les différents pays impliqués mais aussi par l’exportation des conflits au-delà des océans.1 Les constructions militaires, quel que soit le territoire, ont alors tendance à se ressembler dans leur architecture puisque vouées à défendre les troupes des mêmes types d’attaques. En effet, les bombardements liés à l’aviation militaire ont répandu une «peur du ciel» à travers le monde, faisant se multiplier régulièrement les bunkers de béton sur les différents territoires menacés. Outre les blockhaus du mur de l’Atlantique (qui s’étendent sur le littoral du Nord de la Norvège jusqu’à la frontière espagnole), on peut trouver aujourd’hui les vestiges des bunkers au Japon, aux États-Unis, et dans d’autres pays qui ont connu autrefois la «terreur venue du ciel». Avant de conclure ce mémoire, le travail photographique qui suit permet de saisir l’ampleur de cette architecture de béton à travers le monde, tout en étant explicite d’un regard singulier porté sur les bunkers. Une mise en esthétique qui atteste de la fascination d’une génération qui n’a pas connu la guerre vis-à-vis de ce patrimoine récent. D’autres photographes ont suivi les traces de Paul Virilio le long du mur de l’Atlantique, fascinés eux aussi aujourd’hui par ces édifices toujours en état d’abandon qui s’enfoncent chaque jour davantage dans le sol.
1) Godet, 2007
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- photo Marc Wilson Findhorn, Moray, Ecosse 2013
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- photo Marc Wilson Lyness, Hoy, Orkney, Ecosse 2013
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- photo Marc Wilson Portland, Dorset, Angleterre 2011
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- photo Marc Wilson Abbotâ&#x20AC;&#x2122;s Cliff, Kent, Angleterre 2010
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- photo Marc Wilson Abbotâ&#x20AC;&#x2122;s Cliff, Kent, Angleterre 2010
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- photo Marc Wilson Saint-Palais-sur-Mer, Charente-Maritime, France 2014
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- photo Jonathan Andrew Abbotâ&#x20AC;&#x2122;s Cliff, Kent, Angleterre 2010
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- photo Jonathan Andrew Champ de tir, Fort Aan Hiet Spoel, Culemborg, Pays Bas
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- photo Jonathan Andrew Casemate dâ&#x20AC;&#x2122;artillerie de Windstein, Bas-Rhin, Ligne Maginot
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- photo Jonathan Andrew Bunker en double pyramide, dĂŠfense nĂŠerlandaise de 1940, Pays-Bas
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- photo Alex Fradkin Station de contrĂ´le de tirs. Milagra Ridge, Californie (USA), 2006
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- photo Alex Fradkin Casemate de tir, Batterie Townsley: Fort Cronkhite, Californie (USA), 2009
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- photo Alex Fradkin Bunker dâ&#x20AC;&#x2122;artillerie, Fort Cronkhite, Californie (USA), 2011
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- photo Alex Fradkin Station de contrĂ´le de tirs, Fort Barry, Californie (USA), 2003
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CONCLUSION
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Ce qui ressort en premier lieu à la fin de cette étude, c’est l’ampleur insoupçonnée de la force expressive de l’architecture militaire. Sa puissance peut se mesurer tant dans les projets de reconversion que dans une manière de faire l’architecture aujourd’hui. On a vu en effet que les projets de reconversions militaires, lorsqu’ils sont réalisés suffisamment tôt et échappent à une trop forte protection patrimoniale, peuvent être gages de succès, tant à l’échelle du projet qu’à l’échelle urbaine. Au-delà de la sauvegarde d’une mémoire, la reconversion militaire constitue un véritable défi architectural qui, lorsqu’il est relevé avec ambition, peut rendre cette mémoire vivante en continuant de la transmettre et de l’écrire à travers de nouveaux usages. Relever le défi de la reconversion avec ambition, cela implique une prise de position formelle sur la manière de considérer l’existant afin de véritablement le transformer. Il peut s’agir d’un travail de l’intérieur de l’existant qui procède du mimétisme et de la citation architecturale comme l’Arsenal à Metz. Ou alors cela peut consister à absorber l’existant avec le neuf, et procéder d’une greffe architecturale, comme la Fabrique sur l’île de Nantes. Après l’étude des différents exemples de reconversions militaires, nous avons pu remarquer que les architectes qui ont reconverti les édifices de guerre les plus récents ont bénéficié d’une plus grande liberté dans leurs partis-pris architectoniques. A l’inverse, les architectes qui ont reconverti les édifices militaires anciens et protégés ont produit des architectures similaires selon le type d’édifice. On peut donc en conclure que l’anticipation de l’obsolescence d’un édifice de guerre et de sa reconversion permettra une plus grande ambition dans le programme, et par conséquent, une plus grande force de proposition pour l’architecte. En résumé, plus la reconversion fera rapidement suite à l’obsolescence du bâtiment existant, plus la reconversion aura un succès diffus. Au contraire, plus la reconversion sera faite tardivement, plus les bénéfices liés seront internes au projet.
Cependant, on a pu voir aussi que la reconversion d’un édifice militaire peut rapidement trouver ses limites dans la complexité du jeu d’acteurs. A une certaine échelle de projet, la reconversion architecturale peut être entravée par la complexité de la gestion et des coûts économiques qui en découlent. Pour un édifice tel que la base sous-marine de Bordeaux, un grand nombre de décideurs ont leur mot à dire quant à un éventuel projet de reconversion. Cette complexité du jeu d’acteurs couplée à des questions techniques et budgétaires, laisse pour l’instant tout un morceau de ville en attente. Or, on sait à travers les différents exemples étudiés que plus on attend, plus on prend le risque de laisser s’abattre des protections patrimoniales qui conditionnent et orientent les projets de reconversion vers des programmes exclusifs. Avouons qu’il serait dommage d’apprendre dans dix ans qu’un édifice tel que la base sous-marine de Bordeaux, est devenue un hôtel de luxe après avoir été classée aux monuments historiques ! Surtout quand on imagine les potentialités multiples d’un tel bâtiment. Actuellement, l’attente des bordelais et l’intérêt des architectes pour voir cet édifice transformé sont à leur comble. Tout au long de ce mémoire, on a vu que le regard porté sur l’architecture de guerre conditionne les projets de reconversion. Il s’agit peut-être alors de profiter de l’engouement et du regard favorable à voir la base reconvertie tant qu’il est encore temps. Nous avons vu ensuite que le regard porté sur l’architecture de guerre ne conditionne pas seulement les projets de reconversion, mais a aussi influencé jusque dans la production actuelle de l’architecture en France. Le défi architectonique lancé par l’architecture de guerre ne s’arrête pas aux projets de reconversion qui la concernent. Les mouvements modernistes qui ont suivi la seconde guerre mondiale sont explicites d’une fascination visà-vis des architectures brutales des blockhaus. Outre l’architecture brutaliste de Le Corbusier, on retrouve des réinterprétations étonnantes de ces vestiges de la guerre dans l’architecture civile comme l’église Sainte Bernadette de Nevers réalisée par Claude Parent. Aujourd’hui encore, on peut voir des traits communs entre une 81
architecture monolithique et introvertie qui fait l’éloge du béton comme celle de Rudy Ricciotti, et les blockhaus du Mur de l’Atlantique. Il est vrai que l’on pourrait se dire que les ressemblances que partagent certaines œuvres architecturales contemporaines avec les blockhaus sont fortuites. Pourtant, les travaux photographiques étudiés sont explicites d’une fascination encore d’actualité vis-à-vis des bunkers. Une fascination partagée au-delà du territoire français puisque les bunkers sont des constructions qui se sont exportées avec la mondialisation des conflits: un patrimoine de guerre, mondial, en quelque sorte. Une fascination qui va aussi au-delà de l’esthétique brutaliste des bunkers (aujourd’hui en ruines, couchés, pathétiques) pour replacer ces constructions dans un contexte paysager. Les photos semblent mettre en évidence, une sorte de relation absolue entre l’eau, la terre, le ciel et cette architecture anthropomorphique1 qui rappelle l’humain. Paradoxe d’une architecture introvertie, pourtant en relation forte avec la nature (on ne peut s’empêcher de penser au land’art). Dédramatisées, ces constructions auraient presque tendance à devenir des ruines romantiques. A tel point qu’on envisagerait d’aller marcher en famille le dimanche le long du Mur de l’Atlantique. Dédramatisées, peut-on dire aussi des architectures massives de béton qui insistent sur le monolithisme et l’introversion, et qui pourtant forment tout un courant de l’architecture d’aujourd’hui (Aires Mateus, Olgiatti, Nieto Sobejano, Pawson, etc). On pense particulièrement au courant minimaliste dans l’architecture qui par «le moins», l’absence d’ornement, «le silence des façades» et l’autorité du blanc et des masses, semble prendre le contre-pied formel d’une architecture produit, hétérogène, publicitaire et cacophonique. Bien entendu, tout ceci n’est pas de la faute des pathétiques bunkers. Mais depuis qu’un homme en a regardé un autre à travers une longue fente horizontale à l’intérieur d’un blockhaus aux murs épais, qu’est devenue la traditionnelle fenêtre rectangulaire ? Comment se fait-il qu’un grand nombre d’équipements 1) Paul Virilio, 1975
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publics ou même de logements manifestent ce nouvel engouement pour le monolithisme et l’introversion ? Et si, au-delà d’une influence esthétique ou constructive, l’architecture de guerre avait changé de manière irréversible les perceptions en architecture ?
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REMERCIEMENTS
Je souhaite remercier en premier lieu Olivier Chadoin, sociologue et ensignantchercheur à l’ENSAP de Bordeaux, qui a été mon directeur d’études pour ce mémoire, pour ses qualités pédagogiques et scientifiques. Un grand merci à Jean-Rémy Dostes, qui a accepté de me rencontrer pour m’aider dans ma recherche. Je tiens à remercier mon père et mon grandpère, Jacques et Yves qui ont patiemment relu ce mémoire et corrigé l’orthographe. J’associe à ces remerciements Sofia Chinita, pour son aimable contribution. Enfin, je remercie toute la team de Sharkastic, pour sa bonne humeur.
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