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Traité transatlantique
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Sommaire Chronologie 3 Analyse - Le Traité Transatlantique 5 Accord de libre-échange avec les Etats-Unis: 10 les engagements du futur président de la commission Ludovic Lamant - Mediapart, 23 Mai 2014
Le piège caché de l’accord de libre-échange Europe Etats-Unis
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Ludovic Lamant - Mediapart, 1er Mai 2014
Traité Transatlantique : « Si nous devions signer un traité, celui-ci devrait porter sur la solidarité internationale et la coopération »
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Entretien avec les Jeunes Socialistes Autrichiens - Revue Ecosocialiste, Juin 2014
Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens
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Lori M. Wallach - Le Monde Diplomatique, Novembre 2013
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Chronologie Source : la Quadrature du Net - Les éléments soulignés renvoient vers les liens 28 novembre 2011 L’Union européenne et les États-Unis mettent en place un groupe de travail de haut niveau sur la croissance et l’emploi, destiné à trouver des solutions à la crise économique, mené par Ron Kirk et Karel De Gucht
25 avril 2013 Vote de la résolution préparant le mandat de négociation de la Commission européenne au sein de la commission « commerce international » (INTA) du Parlement européen
7-8 février 2013 Le Conseil européen se prononce en faveur d’un « accord commercial global »
23 mai 2013 Le Parlement européen adopte le mandat de négociation de la Commission européenne
11 février 2013 Publication des recommandations du groupe de travail de haut niveau mis en place en 2011
14 juin 2013 Le Conseil de l’UE approuve le lancement des négociations de TAFTA
13 février 2013 Signature d’une déclaration de Barack Obama, Herman Van Rompuy et José Manuel Barroso initiant les procédures nécessaires au lancement des négociations de TAFTA 21 mars 2013 Publication de la déclaration de la société civile « Sortir la «propriété intellectuelle» de TAFTA »
4 juillet 2013 Vote au Parlement européen d’une résolution refusant le report des négociations malgré la surveillance américaine des communications des négociateurs européens 8-12 juillet 2013 1er cycle de négociations à Washington 11-15 novembre 2013 2e cycle de négociations à Bruxelles
24 novembre 2013 Actions anti-TAFTA organisées par l’organisation citoyenne « Les Engraineurs » 16-20 décembre 2013 3e cycle de négociations à Washington 9 janvier 2014 Débat au Sénat sur les négociations 14 janvier 2014 compte rendu à Bruxelles des dernières négociations 21 janvier 2014 Annonce de l’ouverture d’une consultation publique sur les mécanismes de règlement des différends publics/privés prévue pour mars 2014 11 février Audition de la commission JURI du Parlement européen sur « La cohérence de la réglementation et l’application de la législation de l’Union » dans le contexte du TAFTA
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Chronologie 17 février 2014 rencontre entre Karel De Gucht et Mickael Froman 27 février 2014 Publication d’une version fuitée par Zeit Online de TAFTA, datée de juillet 2013 (traduction) 10-14 mars 2014 4e cycle de négociations à Bruxelles 26 mars 2014 Rencontre entre Herman Von Rompuy, Barack Obama et José Manuel Barroso à Bruxelles à l’occasion du sommet UE-USA
10 avril 2014 Conférence à Paris entre négociateurs européens et américains et des représentants d’entreprises 16 avril 2014 Questions au gouvernement à l’Assemblée nationale sur TAFTA multinationales 19-23 mai 2014 cinquième cycle de négociations à Arlington (Washington) 22 mai 2014 Adoption d’une résolution sur TAFTA à l’Assemblée nationale
à venir : Juillet 2014 Sixième cycle de négociations à Bruxelles 6 juillet 2014 Date limite pour répondre à la consultation publique sur les modalités du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans TAFTA Décembre 2014 Cycle de négociations à Bruxelles
27 mars 2014 Ouverture de la consultation publique sur les modalités du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans TAFTA
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Analyse LE Traité Transatlantique Depuis un an, des négociations se sont engagées entre deux grandes économies mondiales, l’Union européenne avec en tête la Commission et les États-Unis, pour instaurer la plus importante zone de libre-échange jamais réalisée par le biais d’un Traité transatlantique à horizon 2015.
« Il s’agit de limiter toutes les formes de régulation de l’État dans l’économie, même quand ces normes touchent à la vie quotidienne des citoyens. »
L’objectif affiché est de redynamiser l’économie, et ainsi augmenter le nombre d’emplois aux États-Unis comme en Europe. Fidèle au principe du libre-échange, cet accord global vise à supprimer les barrières non tarifaires et d’autres contraintes réglementaires au commerce, et au-delà, entre nos pays. Les projections divergent mais indiquent que le Traité transatlantique pourrait avoir pour effet une augmentation de 0,5 à 1 point de croissance de part et d’autre de l’Atlantique, ce que la Commission voit comme « une chance unique de sortir de la crise ». La droite européenne, Angela Merkel et David Cameron en tête, et parfois même certains à gauche, s’en font les défenseurs, affirmant que « plus l’accord sera global, plus il sera profitable », en particulier s’agissant de la capacité des entreprises européennes à exporter leurs productions aux États-Unis. Le but est donc bien « d’harmoniser » les normes –réglementaires, sociales, environnementales- existantes dans l’UE et aux USA pour éviter de « fausser » la concurrence entre les entreprises de ces deux économies, et empêcher qu’un pays utilise une norme quelle qu’elle soit pour défavoriser certains acteurs économiques par rapport à
d’autres. La logique est celle d’un néolibéralisme assumé : supprimer les « contraintes » au commerce permettrait au marché de se « déployer », en fonction des ajustements de « l’offre » et de « la demande » et faciliterait « une allocation optimale des ressources» par le marché (de la croissance pour ceux en capacité de suivre la compétition et de diminuer leurs coûts ; un effondrement pour les entreprises incapables de suivre cette course à la compétitivité). En d’autres termes, il s’agit de limiter toutes les formes de régulation de l’État dans l’économie, même quand ces normes touchent à la vie quotidienne des citoyens et dépassent le cadre commercial : protection des consommateurs, sécurité alimentaire, protections salariales ou encore normes écologiques. Alors que ces politiques sont prônées depuis plus de 30 ans au sein d’organisations internationales par les États-Unis et la Commission Européenne, avec les conséquences économiques, financières, sociales et environnementales que nous connaissons, c’est ce même dogme du libre-échange qu’il s’agit de poursuivre et d’amplifier dans ce Traité. Rappelons que ces négociations se situent dans un contexte plus global d’accélération de la libéralisation des échanges commerciaux, par le biais du FMI ou de l’OMC -organisation certes multilatérale mais indépendante des Nations Unions et qui pousse en faveur de la suppression des protections douanières de ses pays membres-, mais aussi à l’initiative de la Commission Européenne, qui de longue date multiplie les accords de libre-échange avec
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Traité transatlantique ses partenaires commerciaux (Accords de Cotonou,…), ou encore les USA, négociant actuellement aussi un accord de libre-échange avec l’Asie-Pacifique.
« La place du choix des citoyens dans les politiques publiques qui conditionnent leur qualité de vie, doit être sauvegardée face à la logique ultra libérale de réduction des coûts. »
Cette logique ultralibérale, nous la combattons depuis des années, non seulement pour la régression qu’elle incarne en matière économique, sociale et écologique, mais également car elle s’oppose largement aux principes démocratiques, comme l’illustre le processus de négociation actuelle du Traité Transatlantique, à « l’abri » du contrôle des citoyens et des parlementaires.
Un Traité antidémocratique
Dossier de travail détriment de l’institution directement élue qu’est le Parlement Européen. La place du choix des citoyens dans les politiques publiques qui conditionnent leur qualité de vie, doit être sauvegardée face à la logique ultra libérale de réduction des coûts. Le constitutionnalisme économique, au cœur de la stratégie des néolibéraux, réaffirme qu’il y aurait des lois économiques supérieures à la souveraineté des peuples. La politique économique y est décidée loin des citoyens, sans cadre démocratique, limitant fortement le pouvoir du bulletin de vote.
Un processus d’adoption opaque
La supériorité des normes privées sur les lois démocratiques
Les négociations sur ce Traité sont largement opaques et vont bon train dans l’indifférence totale, du fait de l’absence de débats démocratiques, qu’ils soient nationaux et européen sur l’opportunité d’un tel Traité, qui pourtant impactera directement notre génération et les suivantes. En effet, c’est la Commission européenne qui est chargée de négocier, sur la base du mandat adopté par les Chefs d’État européens- qui à la demande de la France ont tout juste retiré l’exception culturelle de son mandat. Le Traité en débat touchant à des secteurs extrêmement divers, parfois du ressort des États-membres, la règle de l’unanimité restera en vigueur pour adopter ce texte. Le contrôle citoyen et parlementaire est réduit à peau de chagrin : le Parlement européen est cantonné à un rôle d’interpellation de la Commission et ne pourra donner son avis sur les négociations, que celles-ci terminées, en votant en faveur ou contre le texte dans sa totalité à l’issue des négociations. Ce processus illustre le déficit démocratique, bien trop élevé encore, de l’UE, où la Commission garde la main sur le négociations, et où l’intergouvernementalisme domine, au
Si l’on se réfère au mandat qui a été donné à la Commission pour mener les négociations, on y voit l’inclusion d’«un mécanisme efficace de résolution des conflits États-Investisseurs », c’est-à-dire que des investisseurs pourraient intenter une action devant un tribunal afin de réclamer une compensation financière, s’ils estiment que leur potentiel d’investissement (et les bénéfices connexes) sont bloqués par des réglementations ou des politiques qui ont lieu au niveau national, en faisant valoir une violation du Traité. Les exemples récents ne manquent pas pour illustrer cette logique à l’œuvre : la loi de l’État de l’Ontario (USA) sur la production locale d’énergies renouvelables avait par exemple été attaquée par l’UE et le Japon devant l’OMC, qui leur avait donné gain de cause. On peut également citer en Europe, le cas de l’entreprise d’énergie Vattenfall, qui a décidé d’attaquer l’Allemagne, suite à sa décision de ne plus recourir à l’énergie nucléaire, l’entreprise estimant qu’elle subirait un manque à gagner et réclamant des réparations à hauteur de 3,7 milliards d’€. Les exemples se multiplient dès lors qu’une norme, même adoptée démocratiquement 6
Traité transatlantique dans l’intérêt général, contrarie les intérêts économiques d’entreprises s’estimant lésées. Une fois ces principes coulés dans le marbre juridique – d’autant que leurs jugements sans appel feront jurisprudence – ni les États, ni les Parlements ne pourraient s’y opposer.
« Les négociations du Traité transatlantique (TAFTA) doivent être rompues car elles empêcheront toute harmonisation fiscale et sociale future. »
Le Traité prévoirait une procédure d’arbitrage, appelée RDIE (Règlement des Différends entre Investisseurs et États), ou ISDS en anglais (Investor-State Dispute Settlement). Il s’agit d’un mécanisme d’arbitrage privé, chargé de trancher les litiges entre les investisseurs et les États, et qui viendrait se substituer aux juridictions existantes, toujours dans une même logique de contournement des règles et des lois, jugées trop « contraignantes » ou mettant en cause des intérêts privés. Ces tribunaux privés seraient composés de panels d’arbitres, dont l’indépendance est largement contestée. Une telle procédure privée de règlement éloignerait concrètement les citoyens de tout droit de regard sur les affaires publiques et affaiblirait considérablement les États et leur pouvoir de décision, au détriment de l’intérêt général, de la transparence et des choix librement consentis par les citoyens lors d’élections démocratiques.
Des Risques Sociaux et Ecologiques de taille La fin de toute perspective d’harmonisation sociale, fiscale et environnementale par le haut en Europe L’Union Européenne s’est construite dans une perspective d’intégration économique toujours plus approfondie, mais qui devait également s’accompagner d’une construction
Dossier de travail sociale et démocratique. La prise de conscience du dérèglement climatique ajoutant une dimension écologique à cette construction. Si l’on peut considérer que cet approfondissement social, écologique et démocratique est loin d’être atteint et mis en cause dans certaines politiques européennes, il apparaît clairement que l’adoption d’un tel Traité transatlantique mettrait gravement et durablement en péril ces perspectives, en diluant dans un gigantesque marché transatlantique de 800 millions de consommateurs toute volonté d’intégration politique européenne. De plus, construire un marché commun implique la mise en place de règles communes. Cependant, les États-Unis autorisent des pratiques loin des usages tolérés par la réglementation de l’UE : OGM, bœuf aux hormones, poulet au chlore, gaz de schiste et conservation à l’acide lactique. Soit une interdiction de ces pratiques aux États-Unis s’impose, ce qui semble peu probable au vu de la pression des lobbys américains, soit leur autorisation s’élargit à l’Europe et c’est un détricotage des acquis communautaires qui serait organisé. Face à cela, la perspective d’un SMIC européen, de droits universels, d’une harmonisation sociale et fiscale vers le haut, de même que d’une politique de transition écologique ambitieuse paraît compromise. Les négociations du Traité transatlantique (TAFTA) doivent être rompues car elles empêcheront toute harmonisation fiscale et sociale future. La finance, quant à elle, ne fera pas l’objet de négociations dans le cadre du Traité de libre-échange. Elle en a été tacitement exclue, la City de Londres, de même que certains grands groupes financiers refusant de se voir appliquées les règles plus exigeantes outre-atlantique depuis 2008, en matière de régulation financière. Or, l’intensification du commerce et de la concurrence favorisera des fusions-ac7
Traité transatlantique quisitions d’entreprise pour constituer de grands groupes transnationaux, ce qui nécessite un système financier pleinement libéralisé. Une telle configuration affaiblira la capacité d’imposer sur le périmètre européen la mise en place d’une taxe sur les transactions financières et d’une contribution climat-énergie.
La victoire d’une logique de dumping
« Des secteurs cruciaux pour la transition énergétique seront davantage encore mis en concurrence, alors qu’ils sont porteurs d’emploi car nondélocalisables. »
Le Traité inclut un volet de partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (TTIP), qui n’est pas seulement un accord de commerce, mais un accord qui vise à la « convergence réglementaire », sur la suppression des normes « non nécessaires » ou « non raisonnables », existantes ou à venir. Il s’agit de démanteler les normes sociales, environnementales, alimentaires, sanitaires, afin de protéger l’investissement de formes « d’expropriation indirecte » provoquées par des réglementations politiques qui nuiraient à l’expansion des firmes et de leurs profits. Ce Traité, en supprimant les barrières non tarifaires comme on l’a vu, incitera également à toujours plus de concurrence entre les États et à la recherche du moindre coût de production, au détriment des salariés (dumping social), au détriment d’une relocalisation de la production et des échanges (dumping environnemental), et au détriment aussi des systèmes d’imposition progressifs (dumping fiscal), qui fondent pourtant le financement des services publics. Cette fuite en avant a une conséquence immédiate, dans la droite ligne de cette vision libérale : la réduction de l’État, de la protection sociale, et des normes environnementales et sociales, et à l’inverse, l’extension de la logique de marché, se substituant à l’action publique, dont les moyens ont été coupés.
Dossier de travail Une tragédie écologique Les conséquences de ce Traité seront particulièrement visibles en matière écologique : de grands groupes français et européens ont déjà investi dans les gaz de schiste aux États-Unis. Après la conclusion d’un tel accord, qu’est-ce qui empêcherait des groupes américains de faire pression, et ce de manière encore plus pressante, sur l’exploitation et l’exploration des gaz de schiste en France ? Le mécanisme de règlement des différents, décrit précédemment, serait à ce titre une aubaine pour les entreprises désireuses de mettre en cause des normes écologiques, jugées trop contraignantes ou protectrices de l’environnement. Des secteurs cruciaux pour la transition énergétique seront davantage encore mis en concurrence, alors qu’ils sont porteurs d’emploi car non-délocalisables. Le développement d’un libre-échange effréné met en péril la mise en place de circuits-courts, pourtant nécessaires face au dérèglement climatique. L’augmentation des échanges commerciaux entre les USA et l’UE, en augmentant les émissions de CO2, amplifiera la crise écologique mondiale. Cette mesure serait aussi catastrophique pour les agriculteurs et les consommateurs, qui verraient des produits moins chers envahir les supermarchés au détriment de leur santé, de l’environnement et des conditions de vie des producteurs. Cet alignement risque de créer un le même effet qu’aux États-Unis : une augmentation du prix des légumes mais une baisse des prix de la junk food et du hard discount, responsables de l’obésité et de la malnutrition dont les classes populaires sont les premières victimes. De même, la libéralisation de la santé ou de l’éducation pourra être avancée au nom des sacro-saintes valeurs du libreéchange.
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« Le multilatéralisme doit être remis au cœur de notre politique étrangère et commerciale, plutôt que des accords bilatéraux entre hyperpuissances économiques sur le dos de pays tiers »
Une urgence : le juste-échange A l’inverse de cette pensée unique néolibérale, il nous semble impératif de mettre rapidement en place des mesures de juste-échange. Celles-ci doivent être basées sur les principes de justice et de respect de l’environnement, et non plus sur la loi du plus fort. L’Europe doit être à l’avantgarde et prendre des mesures fortes en ce sens. Cela doit passer par un refus de tout nouvel accord de libre-échange et donc la suspension immédiate des négociations avec les États-Unis. Des mesures simples peuvent être rapidement prises, avec l’imposition d’une fiscalité sociale et environnementale aux frontières de l’UE : ces taxes aux importations auront pour premier effet de protéger les Européens des pratiques de dumping social et environnemental. Mais elles entraîneront également demain une modification dans les pratiques des pays avec lesquels nous commerçons. L’Europe, première puissance économique mondiale, forte de ses 500 millions de citoyens, a ce pouvoir. En refusant le marché transatlantique, nous souhaitons que nos responsables politiques au sein du Conseil, de la Commission et du Parlement apportent un regard différent sur la question de la compétitivité : la fiscalité écologique,
Dossier de travail la transparence et la démocratie à toutes les échelles, l’harmonisation fiscale et sociale au niveau européen, la mise au pas de la finance à travers une régulation et un contrôle public des activités des multinationales et des marchés financiers, la séparation stricte entre les représentants politiques et les lobbys d’affaires, la modulation de l’impôt sur les sociétés, la planification écologique et industrielle, le juste échange sont les premières conditions de la relance de notre économie. Enfin, c’est le multilatéralisme qui doit être remis au cœur de notre politique étrangère et commerciale, plutôt que des accords bilatéraux entre hyperpuissances économiques sur le dos de pays tiers, imposant une vision libérale des échanges internationaux au détriment des pays en développement. Des accords internationaux, ayant de telles implications sur la vie des citoyens, doivent être débattus en toute transparence dans des cadres démocratiques et représentatifs de toutes les parties prenantes : le Parlement Européen, les Parlements Nationaux, les Nations Unies. La mise en place d’une stratégie globale de lutte contre le dérèglement climatique et contre la pauvreté endémique, ainsi que l’émergence d’une réelle démocratie à l’échelle internationale ne pourra voir le jour sans les pays et les populations concernés.
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Accord de libre-échange avec les Etats-Unis: les engagements du futur président de la commission Ludovic Lamant - Mediapart, 23 Mai 2014 Mediapart a interrogé les cinq candidats déclarés à la présidence de la commission européenne pour connaître leur position sur l’un des dossiers les plus explosifs de la campagne des européennes, l’accord de libre-échange avec les États-Unis. Qui est pour ? Qui est contre ? Les réponses de Martin Schulz (socialistes), Jean-Claude Juncker (droite), José Bové (Verts), Alexis Tsipras (gauche européenne) et Guy Verhofstadt (libéraux). Bruxelles, de notre envoyé spécial. Alors que les inquiétudes se renforcent sur les effets d’un futur accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne (« TTIP »), Mediapart a passé sur le gril les cinq candidats déclarés à la présidence de la commission européenne, pour connaître leurs positions sur ce dossier. Quel degré de transparence dans les négociations ? Quel avenir pour le mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, au cœur des crispations, parce qu’il permettrait à des entreprises étrangères d’attaquer des États en justice ? Quelles garanties pour la protection des données personnelles des citoyens ? Chacun des cinq candidats a accepté de répondre aux cinq mêmes questions. Nous publions en intégralité leurs réponses (lire la boîte noire de l’article). Si l’esprit des traités est respecté cette année, c’est l’un d’entre eux qui pilotera l’exécutif européen. Or la commission est en première ligne sur le « TTIP », puisqu’elle a reçu mandat, de la part des États membres, en 2013, pour mener les négociations directement avec Washington. D’où l’importance de ces engagements – plus ou moins précis selon les candidats.
Qu’apprend-on ? Trois candidats y sont globalement favorables, avec des réserves plus ou moins fortes selon les cas : le socialiste Martin Schulz, le conservateur JeanClaude Juncker et le libéral Guy Verhofstadt. José Bové, pour les Verts, et Alexis Tsipras, pour le parti de la gauche européenne, s’y opposent. Tous s’engagent à davantage de transparence dans les négociations, à l’exception du Luxembourgeois Jean- Claude Juncker, pour qui il faut faire attention à « ne pas dévoiler ses cartes » pendant la négociation. Tous se montrent prudents sur les risques qui pèsent sur la protection des données privées. Et tous rappellent que ce sont les eurodéputés, en bout de course, qui auront le dernier mot sur le texte. Mais d’importantes lignes de fracture apparaissent sur le mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, qui fait l’objet d’une consultation publique jusqu’à juillet du côté de la commission. Bové et Tsipras le rejettent sans détour. Juncker y est plutôt favorable. Verhofstadt, lui, ne l’exclut pas, tout en se disant « guère convaincu de la valeur ajoutée de tels mécanismes controversés ». Quant à Martin Schulz, il exprime clairement son opposition à ce mécanisme (il est, sur ce point, sur la même ligne que la coalition CDU-SPD au pouvoir à Berlin), mais ne va pas jusqu’à exprimer le retrait d’ISDS du TTIP (voir notre article). Lire les réponses de : • L’Allemand Martin Schulz, pour les socialistes européens (ci-dessous) 10
Traité transatlantique • Le Belge Guy Verhofstadt, pour les libéraux, dont font partie l’UDI et le Modem (page 2) • Le Grec Alexis Tsipras, chef de file du parti de la gauche européenne, auquel est rattaché le Front de gauche • Le Français José Bové, candidat des Verts européens (page 4) • Le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, pour les conservateurs du PPE, auxquels est rattachée l’UMP
Martin Schulz
Dossier de travail Les révélations sur l’espionnage des Européens par la NSA compliquent-elles ces négociations ? Le scandale d’espionnage de la NSA est une alerte pour l’Europe. Il ne suffit pas d’obtenir des assurances de la part de nos partenaires, pour que les termes des accords passés avec les États-Unis soient respectés. Il nous faut obtenir les moyens permettant de s’assurer que les règles sont effectivement respectées – et mettre en place une législation spécifique. L’Europe aime parfois se décrire comme un «soft power». À mes yeux, elle est parfois un pouvoir naïf. Je veux changer cela.
Êtes-vous favorable aux négociations en cours, pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les ÉtatsUnis ?
Si vous devenez président de la commission, quelles garanties en matière de transparence vous engagez- vous à respecter, durant les négociations du TTIP ?
Oui, je suis favorable aux négociations, et aux bénéfices potentiels que ces négociations peuvent apporter. Un bon TTIP pourrait stimuler de manière massive l’économie européenne. Mais pour qu’on puisse le qualifier de « bon », encore faut-il que cet accord respecte un certain nombre de critères essentiels.
Sous ma direction, la prochaine commission sera accompagnée d’un groupe de conseil, qui rassemblera des membres de collectifs issus de la société civile, des experts et des syndicalistes, pour suivre les négociations. Il est possible – et il le faut – d’aller plus loin en matière de transparence, en impliquant encore davantage la société civile et le parlement européen, mais aussi en publiant le mandat de la négociation.
Cet accord ne verra pas le jour s’il revient à abaisser les standards environnementaux, ou ceux qui encadrent la protection des consommateurs, la protection sociale et la protection des données personnelles. Nous devons également nous assurer que le processus de négociations qui mènera à l’accord sera le plus transparent jamais réalisé pour un accord de libre- échange conclu par l’UE. En tant que président de la commission, je ne m’efforcerai pas seulement de conclure un accord quel qu’il soit. Il faudra un accord juste, transparent, symétrique et sûr, pour le bénéfice de l’ensemble des citoyens.
Êtes-vous favorable à l’inclusion au sein du TTIP du mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, pour lequel une consultation a été ouverte par la commission européenne jusqu’à juillet ? Quel est votre point de vue sur ces dispositifs dits « ISDS »? Quand je serai président de la commission, les entreprises n’auront pas le droit de porter en justice des États devant une cour secrète, au détriment du bien- être des citoyens. C’est un obstacle majeur qu’il faudra dépasser si l’on veut trouver un accord. 11
Traité transatlantique Un accord de libre-échange entre l’UE et le Canada est sur le point d’aboutir après plusieurs années de négociations. Il devrait être présenté aux parlementaires européens bien avant le TTIP. Y êtes-vous favorable ? L’UE est le deuxième partenaire commercial le plus important du Canada, après les États-Unis. Une fois en place, l’accord CETA permettra de renforcer le commerce bilatéral dans des proportions très importantes, ce qui renforcera là aussi la croissance et la création d’emplois. Le parlement européen devra donner son feu vert, en bout de course, à CETA, et nous avons déjà fait connaître notre position dans une résolution sur le partenariat stratégique UE-Canada, adoptée à une large majorité en décembre 2013. L’accord est solide et, si l’on met de côté nos divergences sur le conseil de l’Arctique et les exemptions de visas, je le soutiens largement. Mais le dernier mot reviendra au parlement européen.
Guy Verhofstadt Êtes-vous favorable aux négociations en cours, pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les ÉtatsUnis ? En tant que libéral, je ne peux que me féliciter des efforts entrepris pour renforcer le commerce et l’investissement transatlantiques. L’UE et les États-Unis sont les partenaires pionniers du commerce international et ce sont les deux plus gros ensembles économiques du monde. Des études indépendantes tablent qu’un large et ambitieux accord pourrait générer 120 milliards d’euros chaque année de chiffres d’affaires supplémentaires pour l’UE, en particulier grâce à l’ouverture aux PME européennes du marché américain, jusque-là chasse gardée des multinationales.
Dossier de travail Les révélations sur l’espionnage des Européens par la NSA compliquent-elles ces négociations ? La cybersurveillance des Européens, y compris de leurs dirigeants, par les services secrets américains est un problème qui dépasse largement le TTIP, et pose aussi et surtout des questions concernant notre diplomatie et notre défense européenne. Cela étant dit, je ne crois pas que le partenariat transatlantique puisse voir le jour si un accord solide et vérifiable n’est pas trouvé sur la protection des données personnelles sur Internet. Beaucoup de nos concitoyens sont très sensibles à cette problématique et les négociateurs doivent avoir conscience que l’état de l’opinion publique pèsera beaucoup sur le processus de ratification. Si vous devenez président de la commission, quelles garanties en matière de transparence vous engagez- vous à respecter, durant les négociations du TTIP ? Ce n’est pas la commission qui s’est opposée à la transparence la plus totale sur le mandat de négociation mais le conseil, ce que je déplore. Pour ma part, moi, président de la commission, je n’aurai de cesse que cette négociation soit la plus transparente possible. Certes, j’ai bien conscience que le succès d’une négociation doit passer par des phases discrètes, car les compromis ne peuvent sortir de confrontations trop publiques où des mots définitifs risquent de compromettre la recherche d’un consensus. Reste que la commission que je présiderai fera tous les efforts pédagogiques nécessaires, engagera toutes les consultations utiles avec les parties prenantes et la société civile, dialoguera en permanence avec le parlement européen et les parlements nationaux car, à la fin, quel que soit l’accord négocié, il faudra qu’il soit ratifié, ce qui exige que l’information des parlementaires et de l’opinion publique soit complète et compréhensible. 12
Traité transatlantique Êtes-vous favorable à l’inclusion au sein du TTIP du mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, pour lequel une consultation a été ouverte par la commission européenne jusqu’à juillet ? Quel est votre point de vue sur ces dispositifs dits « ISDS »? Je suis bien sûr content qu’un sujet de cette importance fasse l’objet d’une consultation publique même si je regrette que la vacance parlementaire empêche cette législature et la suivante d’y participer. Je n’exclus pas a priori l’inclusion de mécanismes de protection des investissements dans le futur traité afin de protéger les entreprises européennes d’un traitement déloyal aux États-Unis. Mais je ne suis guère convaincu de la valeur ajoutée de tels mécanismes controversés alors que nos deux systèmes juridiques, de part et d’autres de l’Atlantique, reposent sur un État de droit ancien, solide, prévisible, où toutes les procédures d’appel existent déjà. En tout état de cause, si les investissements doivent être évidemment protégés, ce ne peut pas être au prix d’une remise en cause du droit souverain de l’UE et de ses États membres à légiférer de manière autonome. Un accord de libre-échange entre l’UE et le Canada est sur le point d’aboutir après plusieurs années de négociations. Il devrait être présenté aux parlementaires européens bien avant le TTIP. Y êtes-vous favorable ? C’est un accord très attendu et qui devrait être une grande opportunité pour les entreprises européennes, notamment dans les services et l’agro-alimentaire où il existe encore des limitations quantitatives. Par exemple pour les produits laitiers comme le fromage, le marché canadien est aujourd’hui très protégé. Je suis très confiant dans les résultats de cet accord qui va au-delà du commerce et aborde
Dossier de travail les investissements, la propriété intellectuelle et les marchés publics. En ce sens, il est assez comparable à celui signé avec la Corée du Sud, lequel, au bout de deux ans d’application, s’est traduit par un retournement complet de notre balance commerciale, les exportations européennes progressant de 24 % et les importations coréennes régressant de 6 %. Mais évidemment pour profiter du libre-échange, il faut être compétitif et je dois bien constater que les seuls deux pays en déficit commercial de la zone euro sont la France et la Grèce, les autres, avec le même euro, sont tous bénéficiaires.
Alexis Tsipras Êtes-vous favorable aux négociations en cours, pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les ÉtatsUnis ? Tout d’abord, il est inacceptable que ces négociations se déroulent en secret. Pour des raisons de principe, la gauche s’oppose à toute sorte de processus opaque, sans que les citoyens soient au courant. Mais sur le fond, tout ce qui a filtré sur ces négociations entre Union européenne et États-Unis, au sujet du traité transatlantique, montre qu’il s’agit encore d’une tentative de soumettre la politique et les intérêts des citoyens aux diktats des multinationales. Les révélations sur l’espionnage des Européens par la NSA compliquent-elles ces négociations ? Pour l’instant, la grande coalition informelle, au sein de l’UE, des chrétiens-démocrates et des sociaux- démocrates, fait tout ce qu’elle peut pour faire oublier les écoutes de 13
Traité transatlantique la NSA, bien que la victime la plus connue soit la chancelière Merkel, écoutée sur son téléphone portable. Bien sûr, l’insistance des États- Unis à surveiller les communications téléphoniques et la correspondance électronique des citoyens – et entrepreneurs – européens devrait maintenir les Européens en alerte. Si vous devenez président de la commission, quelles garanties en matière de transparence vous engagez- vous à respecter, durant les négociations du TTIP ? Pour un président de gauche à la tête de la commission européenne, une absolue transparence dans toute négociation est une règle qui ne peut être transgressée. Êtes-vous favorable à l’inclusion au sein du TTIP du mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, pour lequel une consultation a été ouverte par la commission européenne jusqu’à juillet ? Quel est votre point de vue sur ces dispositifs dits « ISDS » ? C’est précisément cette clause qui est le plus gros problème de l’accord sur le traité transatlantique. Essentiellement cette clause, qu’on pourrait définir par « l’intérêt de l’investisseur fait loi », nuit à la démocratie et à la souveraineté nationale. Le progrès des sociétés ainsi que la possibilité d’exercer des politiques alternatives sont sacrifiés sur l’autel du maintien de la spéculation des entreprises. C’est une clause politique et non d’investissement. Elle s’efforce d’écarter des législations environnementales plus strictes, des règlements en matière de santé publique et de sécurité des aliments, des améliorations de la législation du travail, des renationalisations de biens comme l’eau et l’énergie électrique, et même des augmentations du salaire des travailleurs, via le recours à l’arbitrage. Et même par un arbitrage qui n’est soumis à aucun contrôle démocratique et public.
Dossier de travail On voit déjà les conséquences des clauses de protection des investisseurs qui existent dans les accords commerciaux bilatéraux. Selon l’enquête « Profiter de la crise : comment les entreprises et les avocats d’affaires tirent profit de l’Europe en crise », menée par deux plateformes d’ONG (à lire ici), des investisseurs poursuivent des pays européens pour pertes de profits à cause de mesures de lutte contre la crise, dont beaucoup n’ont pas été décidées par les pays eux-mêmes mais imposées par la « Troïka » (l’association du FMI, de la BCE et de la commission européenne, pour intervenir dans les pays en crise de la zone euro, ndlr). Selon cette enquête, les dédommagements déjà réclamés par les pays en crise est de 1,7 milliard d’euros. Dans un accord multilatéral comme le traité transatlantique, si on y inclut la clause ISDS, les investisseurs auront encore plus de puissance. Un accord de libre-échange entre l’UE et le Canada est sur le point d’aboutir après plusieurs années de négociations. Il devrait être présenté aux parlementaires européens bien avant le TTIP. Y êtes-vous favorable ? Nous attendons encore que la commission sortante rende public le contenu de cet accord. D’après ce qui a filtré de cet accord, la clause de protection des investisseurs y est incluse. De plus, nous avons le soupçon fondé que l’accord avec le Canada n’est pas seulement un test – secret, je le répète – pour le traité transatlantique, mais une brèche ouverte pour faire passer des règles et des règlements éventuellement exclus du traité transatlantique. Il est caractéristique que les camarades de Die Linke (formation allemande membre du parti de la gauche européenne, ndlr) n’aient pas reçu de réponse, quand ils ont interrogé officiellement, au sein de leur parlement, le gouvernement allemand sur la possibilité pour une entreprise américaine ayant une filiale au Canada de faire appel à la clause de 14
Traité transatlantique protection dans l’UE (la clause dite « ISDS », ndlr), même si cette clause n’est pas incluse dans le traité transatlantique.
José Bové Êtes-vous favorable aux négociations en cours, pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les ÉtatsUnis ? Depuis le début des années 1990, je combats la dérégulation des échanges imposée par l’OMC, car sa logique fait du commerce mondial une finalité en soi et refuse de prendre en compte les réglementations sociales et environnementales (voir notre publication de l’époque « Soumettre l’OMC aux droits de l’Homme »). Aujourd’hui, l’OMC est bloquée principalement par le volet agricole. Alors les grandes puissances, et en particulier les États-Unis et l’Union européenne, contournent l’obstacle en imposant une nouvelle génération d’Accords bilatéraux de libreéchange très exhaustifs. Le TAFTA en est le dernier avatar. C’est un projet malsain, qui menace directement nos choix collectifs, surtout en matière d’alimentation. Car les droits de douanes sur les produits industriels sont aujourd’hui pratiquement nuls – il ne reste que les normes environnementales et sociales de production. C’est donc l’agriculture européenne qui sert de monnaie d’échange. Par exemple, les entreprises américaines veulent exporter leur viande bovine nourrie aux hormones en Europe. Ce serait la ruine pour des milliers d’éleveurs européens qui élèvent leurs bêtes avec de l’herbe. Les régions de montagnes seront particulièrement affectées. Les appellations d’origine contrôlées (AOC) sont également en danger. Heureusement, l’opposition est sur les deux rives. Aux États-
Dossier de travail Unis, de nombreuses organisations de la société civile sont farouchement opposées à l’ouverture de ces négociations qui menacent les législations progressistes comme le Buy American Act, qui permettent de relocaliser l’économie. Les révélations sur l’espionnage des Européens par la NSA compliquent-elles ces négociations ? Elles les invalident : comment peut-on négocier avec un partenaire qui triche ouvertement ? En plus, l’espionnage de la NSA ne se limite pas à écouter les décideurs politiques européens. L’espionnage industriel est également une réalité. J’ai du mal à croire que les entreprises européennes qui travaillent dans des domaines innovants ne sont pas également étroitement surveillées. Nous avons besoin d’une enquête parlementaire approfondie avant de reprendre d’éventuelles négociations. Si vous devenez président de la commission, quelles garanties en matière de transparence vous engagez-vous à respecter, durant les négociations du TTIP ? La transparence doit être totale et la commission européenne doit impliquer et consulter l’ensemble des parties prenantes. Pour l’instant, elle a une fâcheuse tendance à ne prendre en compte que les avis et les souhaits émis par les conseils d’administration des grandes entreprises. Membre « suppléant » de la commission du commerce international au parlement européen, je n’ai même pas accès aux documents présentés par le commissaire De Gucht (le commissaire européen au commerce, ndlr), qui doit informer le parlement européen de l’avancée des négociations. La transparence s’arrête aux « coordinateurs » des différents groupes parlementaires, soit sept personnes en tout et pour tout. Il leur est d’ailleurs interdit de diffuser ces informations. 15
Traité transatlantique Êtes-vous favorable à l’inclusion au sein du TTIP du mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, pour lequel une consultation a été ouverte par la commission européenne jusqu’à juillet ? Quel est votre point de vue sur ces dispositifs dits « ISDS » ? Ce mécanisme d’arbitrage entre investisseurs et États est un danger pour la démocratie et les politiques publiques. Il offre la possibilité aux grandes entreprises d’attaquer les lois et les réglementations qui auraient, selon elles, un impact négatif sur leurs retours sur investissements, les bénéfices, qu’elles escomptaient. Par exemple, Veolia n’a pas hésité à attaquer le gouvernement égyptien lorsqu’il a revalorisé le salaire minimum. La société américaine Low Pine remet en cause le moratoire sur la fracturation hydraulique décidé par le Québec et demande 250 millions de dollars de compensation. Composés de trois juges internationaux, ces tribunaux arbitraux fonctionnent dans la plus grande opacité. Leurs décisions sont sans appel. Je ne comprends pas que des hommes et des femmes politiques puissent ainsi se lier les mains en acceptant l’ISDS. La commission européenne a fini par comprendre le problème. Elle a décidé d’ouvrir une consultation publique jusqu’à la fin du mois de juin 2014. Mais si elle pense mettre ce débat entre parenthèses pendant toute la durée de la campagne pour les élections européennes, elle se trompe lourdement. On va vers des « affaires Tapie » à échelle globale. Un accord de libre-échange entre l’UE et le Canada est sur le point d’aboutir après plusieurs années de négociations. Il devrait être présenté aux parlementaires européens bien avant le TTIP. Y êtes-vous favorable ? Je suis opposé à la ratification d’un accord de libre-échange avec le Canada pour les mêmes raisons. Plutôt que de
Dossier de travail poursuivre dans l’impasse d’une libéralisation aveugle, l’UE aurait tout à gagner à proposer aux États-Unis et au Canada la mise en place d’un accord transatlantique pour lutter contre l’évasion fiscale. Car les multinationales utilisent toutes les failles existantes et inventent des procédures complexes pour payer le moins d’impôts possible. Nous ne pouvons pas accepter que certains pays (Irlande, Pays-Bas, Luxembourg) et certains États nord-américains (Delaware) jouent contre l’intérêt commun.
Jean-Claude Juncker Êtes-vous favorable aux négociations en cours, pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les ÉtatsUnis ? Les États-Unis et l’Union européenne représentent à eux seuls 50 % du PIB mondial, et le tiers des échanges commerciaux. L’accord commercial entre les États-Unis et l’Union européenne doit permettre d’intensifier les échanges de biens et des services, pour atteindre une valeur de 1,8 milliard d’euros par jour. Ce qui représente une hausse de 0,5 % du PIB de l’UE à l’horizon 2027. Cela représente aussi 120 milliards d’euros supplémentaires versés à l’économie réelle, chaque année. L’équivalent de 545 euros par an pour chaque famille en Europe ! Alors, oui, je suis favorable aux négociations en cours, en particulier celles qui visent l’abolition des droits de douane dépassés entre l’UE et les États-Unis. Toutefois, il est aussi très clair à mes yeux que certains standards européens – en matière de sécurité alimentaire, de normes environnementales, de protection des données personnes, de social, ou encore de diversité culturelle – ne sont pas négociables.
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Les révélations sur l’espionnage des Européens par la NSA compliquent-elles ces négociations ?
nous devons être fiers du rayonnement des valeurs européennes.
D’abord, il faut affirmer sans détour que des partenaires proches – ce que les États-Unis et l’UE aspirent à devenir au terme de ces très ambitieuses négociations commerciales – ne s’espionnent pas. De plus, les révélations d’une surveillance massive, par la NSA, des citoyens de l’UE prouvent que nous avons, de part et d’autre de l’Atlantique, des approches très différentes de la protection des données personnelles et de la vie privée. La conséquence de cela, c’est que la protection des données personnelles ne peut pas, d’après moi, faire partie du champ de la négociation.
Si vous devenez président de la commission, quelles garanties en matière de transparence vous engagez-vous à respecter, durant les négociations du TTIP ?
N’oublions pas non plus que des négociations sont en cours entre Washington et Bruxelles sur un autre texte, depuis trois ans, qui concerne directement la protection des données personnelles des Européens. Je veux d’abord obtenir des résultats concrets et ambitieux dans ces négociations, qui formeraient une première base de travail, entre l’UE et les États-Unis sur ce dossier (il s’agit des négociations sur le « safe harbour », en particulier, ndlr). Nous devons aussi voir sur quoi débouchent les chantiers législatifs en cours, côté européen comme côté américain, pour mieux protéger les données et la vie privée des citoyens. Une fois que les États-Unis auront adopté une nouvelle loi, qui donnera aux citoyens européens les mêmes droits qu’aux Américains, quel que soit leur lieu de résidence, alors il me semble que ce sera le moment de commencer à discuter de standards transatlantiques sur ce sujet. Mais la route est encore longue, et je suis très réaliste sur ce dossier. L’Europe va continuer, pendant de nombreuses années, à être celle qui définit les règles en matière de protection des données et de protection de la vie privée, et
Il nous faut trouver le juste équilibre entre, d’un côté, une exigence de transparence pour le public, et de l’autre, la nécessité de ne pas dévoiler toutes nos cartes, en plein milieu de la négociation. Il existe déjà un niveau élevé de transparence dans la négociation d’accords commerciaux bilatéraux. En amont des discussions par exemple, la commission mène des consultations publiques, et entretient un dialogue avec des représentants de la société civile. La même commission publie aussi le texte des accords provisoires, avant leur adoption, pour alimenter le débat public – toutes ces garanties doivent être maintenues. Nous devons aussi nous rappeler qu’aucun accord commercial ne peut être ratifié sans le feu vert du parlement européen, conformément aux traités internationaux. Ce qui entraîne une implication forte de plusieurs eurodéputés dans les discussions, lesquels entretiennent des contacts réguliers avec la commission européenne. Les eurodéputés auront donc un rôle décisif à jouer, pour l’avenir de ces négociations. Cela souligne une fois de plus l’importance des élections européennes à venir. Tous les citoyens qui se sentent concernés par ces négociations commerciales, devraient utiliser leur droit de vote, pour s’assurer que des parlementaires actifs et compétents les représentent à Bruxelles sur ce dossier. Êtes-vous favorable à l’inclusion au sein du TTIP du mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, pour lequel une consultation a été ouverte par la commission 17
Traité transatlantique européenne jusqu’à juillet ? Quel est votre point de vue sur ces dispositifs dits « ISDS » ? Si l’on peut trouver le bon équilibre, ce type de mécanisme d’arbitrage pourrait marquer une avancée vers un type d’accord d’investissement amélioré. D’un côté, on s’assurerait que les gouvernements peuvent conduire leur politique au nom de l’intérêt général. De l’autre, ils s’engageraient aussi à donner des garanties pour la protection des investissements. C’est, à mes yeux, un objectif précieux. Pour autant, ce type de mécanismes ne doit jamais interdire l’accès des citoyens à des tribunaux ordinaires, au même moment. Un accord de libre-échange entre l’UE et le Canada est sur le point d’aboutir après plusieurs années de négociations. Il devrait être présenté aux parlementaires européens bien avant le TTIP. Y êtes-vous favorable ?
Dossier de travail Le Canada est le 11e partenaire commercial de l’Union européenne, tandis que l’UE est le deuxième partenaire commercial du Canada, après les États-Unis. Les négociations pour cet accord se sont ouvertes en mai 2009 et sont maintenant entrées dans leur phase finale. Un compromis équilibré a pu être trouvé sur l’ensemble des sujets clés, compromis qui protège les valeurs et les standards européens. Cet accord pourrait doper nos relations commerciales avec le Canada, à hauteur de 25,7 milliards d’euros chaque année, et pourrait donc être bénéfique pour tous. Mais c’est désormais le parlement européen, et les 28 parlements nationaux, qui donneront le feu vert définitif au texte. C’est leur évaluation du texte qui permettra de savoir si les citoyens européens profiteront, ou non, des retombées d’un tel accord – ce que j’espère sincèrement.
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Le piège caché de l’accord de libre-échange Europe Etats-Unis Ludovic Lamant - Mediapart, 1er Mai 2014 Après la catastrophe de Fukushima en 2011, l’Allemagne annonce l’arrêt définitif de ses centrales nucléaires dans les dix ans à venir. Un groupe énergétique suédois, Vattenfall, propriétaire de deux centrales nucléaires dans le pays, s’indigne : à ses yeux, cette décision menace ses profits à moyen terme. En mai 2012, l’entreprise lance une procédure en justice contre Berlin, devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), basé à Washington. Vattenfall réclame 3,7 milliards d’euros de dédommagement aux autorités allemandes, pour compenser les pertes à venir. Le groupe s’appuie sur un texte précis, signé notamment par la Suède et l’Allemagne : le traité énergétique européen, entré en vigueur en 1998, qui garantit aux investisseurs étrangers des « conditions stables » pour leurs investissements. En résumé : une entreprise poursuit en justice un État, pour des décisions prises au nom de l’intérêt public, parce qu’elles menacent sa rentabilité. La bataille juridique est lancée, l’issue incertaine. Bienvenue dans le monde merveilleux de l’arbitrage entre « État » et « investisseur ». Ces mécanismes, qui voient s’affronter des groupes privés et des exécutifs démocratiquement élus, se sont multipliés ces dernières années. Inconnus du grand public, ils répondent à un sigle que seuls les spécialistes en droit du commerce international, et certains réseaux d’activistes, connaissent bien : « ISDS » (mal traduit en français: « règlement des différends entre investisseurs et États »).
La plupart des accords de libre-échange conclus dans les années 2000 contiennent un volet « ISDS ». Leur objectif est simple : offrir le maximum de garanties juridiques à des entreprises privées, pour les encourager à investir dans des pays étrangers. En tout, plus de 3 000 traités internationaux intègrent ce type de clauses. L’an dernier, 274 litiges de ce genre ont été tranchés, selon les chiffres des Nations unies (43 % en faveur des États et 31 % pour les investisseurs, le reste à l’amiable). Et quand l’État perd, c’est l’argent du contribuable qui est versé à l’entreprise… Des milliards de dollars de compensations financières sont en jeu chaque année. La procédure, complexe, pourrait, à l’occasion de la campagne pour les européennes, arriver jusqu’aux oreilles du grand public. Car elle constitue l’un des piliers les plus contestés de l’accord de libre-échange en chantier, entre les États-Unis et l’Union européenne (dont l’un des sigles, toujours en anglais, est le « TTIP »). Les négociations entre Bruxelles et Washington ont commencé en juillet 2013, mais sont encore loin d’avoir abouti – si elles aboutissent un jour. Mais ce sont bien les eurodéputés élus fin mai qui auront le dernier mot sur le texte, et pourront le valider, ou le rejeter, une fois les négociations bouclées – sans doute d’ici plusieurs années. Lors d’un débat télévisé lundi soir à Maastricht, entre can19
Traité transatlantique didats à la présidence de la commission, l’Allemande Ska Keller, la chef de file pour les Verts, y a même fait allusion, en s’en prenant à ses adversaires : « Tous vos groupes au parlement européen ont voté une résolution qui va donner le droit aux entreprises d’attaquer en justice les gouvernements européens », a-t-elle déclaré (à 1h24’22», vidéo-ci-dessous). Il n’est pas certain que grand-monde ait compris la référence à la résolution votée en mai 2013 par le parlement, qui a majoritairement soutenu l’ouverture des négociations avec Washington. Mais la bataille contre le TTIP, et son volet arbitrage en particulier, est en train de grossir depuis plusieurs mois dans nombre de pays européens, à commencer par l’Allemagne. En France, des partis opposés sur le principe à l’accord de libre-échange avec les ÉtatsUnis (Front national, Front de gauche, EELV, NPA, Nouvelle Donne, etc.) pourraient, eux aussi, s’emparer haut et fort du sujet. Sur le papier, les entreprises étrangères peuvent exiger des États des compensations financières dès qu’elles estiment qu’une décision des autorités publiques a mis à mal une partie de leurs investissements. De manière directe, via des expropriations (c’est par exemple ce qu’avait décidé l’Argentine en 2012, à l’encontre du pétrolier espagnol Repsol, chassé du pays) ou plus souvent indirecte, via l’adoption de nouveaux textes législatifs, qui renforcent les contraintes environnementales ou sanitaires: ce fut par exemple le cas de la compagnie américaine Lone Pine qui, en 2013, a attaqué en justice le Canada, sur la base du traité de libreéchange ALENA, parce que le Québec venait de décider un moratoire sur le gaz de schiste.
Dossier de travail Pratiquée à grand échelle, la technique peut vite devenir vertigineuse. Ce mécanisme d’arbitrage « autorise les entreprises à remettre en cause le droit souverain des États à légiférer, en faisant valoir leurs propres intérêts commerciaux », s’inquiète l’ONG Amis de la Terre Europe dans une étude publiée fin 2013. Dans les négociations avec Bruxelles, « les États-Unis sont déterminés à obtenir les meilleures conditions, pour que des entreprises privées explorent le potentiel européen en matière de combustibles non classiques, dont des gaz de schiste et des sables bitumineux », s’alarme l’association. « Le fond de l’ISDS, c’est de permettre aux entreprises de récupérer leur investissement si cela tourne mal », résume Johannes Kleis, du BEUC, le bureau européen des unions de consommateurs (qui inclut l’UFC-Que choisir). « Très bien. Mais je ne vois pas en quoi il faudrait passer pour cela devant des tribunaux spéciaux. Il y a des tribunaux nationaux qui peuvent être saisis par les entreprises qui s’estiment flouées, et c’est largement suffisant. »
Une consultation publique ouverte pendant trois mois L’affaire est d’autant plus explosive que « les soi-disant neutralité et indépendance de cette justice d’arbitrage internationale sont une illusion », assure Cecilia Olivet, co-auteure d’une longue étude de référence, financée par deux ONG, CEO et TNI, et qui s’intéresse, en particulier, au profil des juges qui tranchent ces litiges à travers le monde. « La loi et les différends qui en découlent sont en grande partie façonnés par les cabinets d’avocats, les arbitres euxmêmes, et plus récemment, par une poignée de spécula20
Traité transatlantique teurs qui tirent beaucoup d’argent de ces différends. » L’avenir du TTIP tout entier, grand projet de José Manuel Barroso, le patron de la commission européenne sur le départ, risque-t-il de capoter à cause des controverses de plus en plus musclées sur le volet arbitrage du texte ? Sentant le vent tourner, la commission a changé de tactique à la fin du printemps. « Ils ont fini par entendre l’exaspération de la société civile sur ce sujet, et ils n’ont eu d’autre choix que de lâcher un peu de lest », analyse Johannes Kleis, du BEUC. En mars, l’exécutif européen s’est résolu à publier le texte actuel des négociations sur le volet ISDS, pour mener, pendant trois mois, une « consultation ». Une rupture, alors que, jusqu’à présent, les États membres de l’UE se sont toujours refusés à publier ne serait-ce que le mandat donné à la commission à l’été 2013 pour négocier avec les États-Unis. « Ce n’est pas un référendum pour ou contre l’ISDS, c’est une consultation publique, ouverte, où chacun peut donner son avis pour améliorer le texte », précise le porte-parole de Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce. Citoyens lambda, think tanks, ONG, cabinets d’avocats, lobbies industriels… Tout le monde est invité à répondre d’ici à début juillet à ce questionnaire (à lire ici). Mais encore faut-il comprendre ce texte de droit, d’une technicité redoutable (voir le document ci-dessous). « C’est la consultation publique la plus complexe que j’aie jamais vue : la priorité est donnée aux cabinets d’avocats spécialisés pour répondre, et sûrement pas aux citoyens », regrette Johannes Kleis, du BEUC. « Les questions sont orientées, et le texte est écrit sur un registre très légaliste, qui le rend
Dossier de travail difficile d’accès pour le grand public », constate Cecilia Olivet (TNI). « En acceptant de publier le texte, la commission montre des signes de faiblesse. Mais la question, maintenant, c’est de savoir si l’on a de vraies marges de manœuvre pour la suite », résume Amélie Canonne, à la tête de l’AITEC, une association de solidarité internationale, spécialisée sur les questions de finance et de développement. Personne ne sait exactement quel sort sera réservé aux réponses, aussi précises et sérieuses soient-elles, lorsqu’elles seront traitées par les équipes de la commission. Et le débat, au sein de la société civile, est vif : faut-il jouer le jeu de cette consultation, quitte à cautionner une procédure qui n’est peut-être qu’un leurre ? Ou envoyer des réponses point par point, pour tenter d’améliorer un texte qu’il faudrait, dans l’idéal, rejeter en bloc ? Opposition frontale ou pragmatisme ? « Le mécanisme de l’ISDS existe depuis des décennies. Cela n’a rien de neuf. Des inquiétudes légitimes sont apparues, auxquelles nous essayons de répondre. Mais pourquoi cela fait autant de bruit aujourd’hui ? Il y a une stratégie claire, de la part de certains groupes critiques, surtout pendant cette période électorale en Europe, qui avancent avec un agenda idéologique, qui sont contre le développement du commerce international, et qui tentent d’instrumentaliser l’ensemble des discussions sur le TTIP », se défend John Clancy, le porte-parole du commissaire De Gucht. L’exécutif de José Manuel Barroso a déjà laissé entrevoir quelques « clarifications » et « améliorations » : inscrire noir sur blanc le « droit à réguler » des États au nom de 21
Traité transatlantique l’intérêt général, ou encore mettre en place un « code de conduite » qui encadrerait les activités des juges saisis des dossiers. Car c’est l’une des caractéristiques de ce secteur très spécialisé du droit international: les conflits d’intérêts sont nombreux. D’après l’étude de Cecilia Olivet, à peine quinze arbitres, tous originaires des États-Unis, du Canada ou d’Europe, se sont partagé plus de la moitié de l’ensemble des différends dans le monde. Et certains des juges sont en fait d’anciens avocats qui ont travaillé pour les sociétés qui attaquent les États en justice. « Il y a dix ans, lorsque l’industrie de l’ISDS restait confidentielle, ce sont des avancées qui nous auraient satisfaits. Mais aujourd’hui, il nous paraît évident que ces concessions ne répondront pas aux failles systémiques qu’introduit ce mécanisme », tranche Cecilia Olivet. Même scepticisme du côté des Amis de la Terre - Europe : « En l’état, les formulations du texte sont très vagues, à commencer par la définition de ce qu’est un investissement, ce qui risque d’ouvrir la voie à beaucoup de contentieux par la suite, favorables aux entreprises », met en garde Natacha Cingotti. Une « caricature de consultation », ont conclu Attac et AITEC dans un communiqué conjoint. Si le commissaire De Gucht a déjà dit à plusieurs reprises que l’ISDS n’était pas « (sa) religion », il répète aussi que ce volet figure bien dans le mandat que les chefs d’État et de gouvernement des 28 lui ont confié, pour mener les négociations avec Washington. Et c’est donc aux capitales d’assumer ce choix. « Les négociations que l’on mène découlent du mandat qui nous a été donné ! » se défend-on chez De Gucht. De ce point de vue, la bataille exclusive et hyper-médiatisée qu’avait lancée la France, au printemps 2013, pour sauver « l’exception culturelle » peut paraître
Dossier de travail bien légère aujourd’hui. Paris n’a pas cherché à peser pour exclure l’ISDS du mandat, à l’époque – un choix qui pourrait se révéler lourd de conséquences (lire l’analyse que Mediapart avait publiée sur ce sujet, pendant le débat sur l’exception culturelle). Interrogée sur ce point par Mediapart, en avril 2014, celle qui était encore ministre du commerce extérieur, Nicole Bricq, a affirmé qu’elle avait tenté d’exclure le mécanisme d’arbitrage, du mandat – en vain, faute d’alliés autour de la table : « La commission européenne a intégré le processus démocratique et lancé une consultation pour trois mois, de manière que tout le monde participe à ce débat. Les choses avancent. On peut être isolés au départ, mais on trouve des alliances. Je rappelle quand même que quand on va être consultés sur ce mécanisme de règlement des différends, c’est l’unanimité qui prévaudra. Il y a des mécanismes démocratiques. » Fleur Pellerin, qui a succédé à Nicole Bricq au sein du gouvernement de Manuel Valls, ne s’est pas encore exprimée sur le sujet. De son côté, l’Allemagne – où le débat public sur l’ISDS est décidément beaucoup plus vif – a créé la surprise. La première économie de la zone euro est l’un des membres de l’UE qui pousse le plus, aux côtés des Pays-Bas, de la Finlande ou de la Grande-Bretagne, pour une conclusion rapide du TTIP. Mais une secrétaire d’État de l’actuel gouvernement, Brigitte Zypries, a affirmé devant le Bundestag en mars, que Berlin souhaitait désormais exclure l’ISDS de l’accord de libre-échange avec les États-Unis. « C’est une vraie surprise, mais il ne faut pas se tromper : l’Allemagne est opposée à l’intégration de l’ISDS dans l’accord transatlantique, mais pas au principe de l’ISDS en soi 22
Traité transatlantique », nuance Cecilia Olivet. Berlin redoute surtout de devoir payer, via le budget européen, de volumineuses amendes dont risquent d’écoper certains États membres, notamment en Europe de l’Est, s’ils décident de faire évoluer leurs régulations dans les années à venir – par exemple en matière d’environnement. D’où la volonté de l’Allemagne de bloquer l’« européanisation » de ce mécanisme d’arbitrage, pour prendre les devants… Ailleurs en Europe, beaucoup de capitales y sont très favorables – et notamment dans les pays du Sud, de l’Italie à l’Espagne, en passant par la Grèce. Ce constat peut étonner, surtout quand on sait que certaines multinationales ont fait jouer les mécanismes d’arbitrage, qu’Athènes avait signés des années auparavant, pour spéculer sur la crise (lire cette autre étude des ONG CEO et TNI, publiée en mars 2014). Quant aux parlementaires européens, les lignes sont en train de bouger – en partie sous l’effet de la campagne électorale. Le groupe des socialistes et démocrates (S&D), auquel appartient le PS français, vient d’effectuer un virage. Dans un récent communiqué, Hannes Swoboda, le patron du groupe, a défendu le principe du grand marché transatlantique, mais sans mécanisme d’arbitrage – une première. Mais Martin Schulz, le chef de file des socialistes pour la présidence de la commission, s’est gardé de tout commentaire jusqu’à présent. Tout au plus s’est-il engagé à publier le mandat des négociations s’il devenait patron de l’exécutif européen à la rentrée (mandat qui a par ailleurs déjà fuité ici et là ). Des alliances vont-elles se former, pour exclure le volet ISDS des négociations ? Une lecture attentive du docu-
Dossier de travail ment soumis à consultation par la commission laisse tout de même un goût étrange. Car dans bien des cas, il est fait référence à un texte négocié quelques années plus tôt, entre le Canada et l’UE (connu, dans la bulle bruxelloise, sous le nom de code « CETA »). Les négociations pour cet accord ont duré de 2009 à 2013, mais le texte final n’a toujours pas été rendu public (il est officiellement en cours de traduction…) et ne sera soumis au vote des parlementaires européens sans doute que l’an prochain, en 2015. Tout se passe comme si l’accord de libre-échange en chantier entre Bruxelles et Washington, prenait pour modèle le texte conclu (dans la douleur) par le Canada. Et il y a fort à parier que le volet ISDS, dans le TTIP, sera proche d’un copié-collé des passages sur l’arbitrage dans CETA. C’est d’autant plus probable que l’accord avec le Canada est l’un des premiers où l’UE a pu faire valoir sa compétence en matière d’arbitrage et d’investissement (grâce au traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009). « On est en train de découvrir que la référence en matière de commerce international et de procédure d’arbitrage ne sera pas forcément établie par l’accord avec les États-Unis, mais celui avec le Canada », explique Amélie Canonne, de l’AITEC. Pour la société civile, cela pose une question stratégique majeure : la vraie bataille à mener ne porte-t-elle pas, en priorité, sur le texte avec le Canada ? En termes de calendrier, cela tombe plutôt bien : les ministres du commerce des 28 pourraient avoir à se prononcer sur la version finale de CETA courant mai, volet ISDS compris… Si le texte passe, il sera ensuite soumis au parlement européen – sans doute pas avant 2015. Ce sera un test d’ampleur, qui aura des conséquences directes sur l’avenir des négociations entre Washington et Bruxelles. 23
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Traité Transatlantique : « Si nous devions signer un traité, celui-ci devrait porter sur la solidarité internationale et la coopération » Entretien avec les Jeunes Socialistes Autrichiens - Revue Ecosocialiste, Juin 2014 Les Jeunes Socialistes autrichiens et français ont porté ensemble des campagnes telle que Rise Up et se retrouvent aujourd’hui pour s’opposer au Traité Transatlantique (TIPP) négocié depuis quelques mois par la Commission Européenne et les États-Unis. Retrouvez l’entretien collectif réalisé avec des représentants de la « Sozialistische Jugend Österreich ». Sans l’espoir d’une perspective de progrès, se basant sur un modèle social et une intégration politique à approfondir, le développement de l’Union Européenne aurait sans doute été impossible. En créant une zone de libreéchange Union Européenne/États-Unis, n’est-ce pas le sens même de la construction européenne que nous sommes en train de mettre en péril ? Nous croyons qu’il n’a jamais vraiment existé une perspective de progrès pour la grande majorité des jeunes et des travailleurs dans cette Union Européenne. Selon nous, l’UE a toujours été un projet, clairement imprégné par les intérêts du capital, avec pour conséquence la teneur des traités fondateurs que nous connaissons. Tant que la libre circulation des capitaux sera plus importante que les millions de jeunes chômeurs ; tant qu’au cœur du 21ème siècle, au cœur de l’Europe, la mortalité postnatale réaugmentera du fait des politiques d’austérité ; tant que 1 800 milliards d’euros seront à disposition pour le sauvetage des banques, pendant que 6 milliards seulement seront affectés pour le chômage des jeunes ; tant que l’UE mènera une telle politique, nous n’y verrons aucune perspective de progrès. Le TTIP ne serait qu’un pas supplémentaire de la politique néolibérale de l’UE.
Au contraire, l’Europe doit tourner le dos à la « politique de crise » actuelle. Car celle-ci s’est illustrée par le fait que des pays européens tout entiers ont été renvoyés des décennies en arrière en matière sociale et économique. Tant que la social-démocratie européenne et la gauche européenne dans son ensemble n’auront pas rompu avec cette politique et tant qu’ils ne se battront pas pour une Europe solidaire, cet idéal d’une Europe plus juste restera foulée aux pieds. Que rejetez-vous dans ce traité ? Avec cet accord « TTIP » [Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement], les représentants économiques de l’UE et des USA se promettent plus de croissance. Ils veulent plus de flux commerciaux et de liberté de marché pour les entreprises. En réalité cela signifiera : des produits alimentaires à base d’OGM, des bœufs aux hormones sans étiquette ni indication dans nos assiettes. Les groupes industriels européens se cherchent de l’énergie à bas prix aux USA. Les réglementations plus dures pour les acteurs financiers, décidées aux USA depuis la crise, seront rabotées par les investisseurs et banquiers européens. Les groupes européens impliqués dans le domaine de l’eau lorgnent déjà sur un meilleur accès au marché américain, 24
Traité transatlantique et réciproquement, les grands groupes chimiques des USA espèrent diluer les règles strictes existantes en Europe dans l’usage de pesticides et de produits chimiques. Les tentatives échouées de l’accord général sur le commerce des services (AGCS), l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) –tous deux proposés par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC)- ou ACTA [Accord commercial anti-contrefaçon], pour la protection des Investisseurs, la libéralisation des services, ainsi que la monopolisation de l’Art, de la Culture et de l’Information et pour la mise en place de brevets en matière de logiciels ou du vivant, reviennent par la petite porte- la liberté d’expression et la protection des données, restant elles, au bord du chemin. Seuls de faibles protections des consommateurs et des standards environnementaux au rabais demeureront. Les gouvernements des Etats-Membres de l’UE et la Commission Européenne parient sur des négociations à huis clos, loin du débat public et des parlements. Le TTIP est donc un instrument du Capital et suit de ce fait entièrement ses intérêts. Cela ouvrirait une multiplicité de possibilités pour les entreprises de s’attaquer aux lois nationales – et tout particulièrement en matière de protection de l’environnement, de droit du travail et de la protection des consommateurs. Ces attaques pourraient d’un coup d’un seul mettre à néant des conquêtes et des droits, obtenus après des années de combats par le mouvement social, par la simple signature de ce traité – nous devons l’empêcher ! Quel traité alternatif proposeriez-vous ? Si nous devions signer un traité, celui-ci devrait porter sur la solidarité internationale et la coopération au lieu de la compétition permanente entre différents États. Avec le
Dossier de travail TTIP, les USA et l’UE ne veulent rien d’autre que maintenir leur position dominante et du même coup freiner les pays émergents et en développement dans leur ascension économique. Ce qu’il faut, c’est encore et toujours la défense et l’élargissement des services publics, au lieu de nouvelles offensives libérales, comme nous les connaissons de la part de l’UE depuis des années. Des services essentiels de l’Etat-providence (par exemple : dans le domaine de l’éducation, de la santé, de l’accès à l’eau, aux énergies ou le transport) ne doivent en aucun pouvoir être privatisés. Ils doivent être accessibles à tous et respecter des standards qualitatifs, sociaux et environnementaux élevés. Les négociations sur le TTIP menacent de restreindre les marges de manœuvre au niveau national et local- une pression accrue vers plus de privatisation est à attendre. Depuis la crise financière, une régulation enfin efficace du secteur financier et la réduction des déséquilibres macroéconomiques n’ont toujours pas été atteintes. Or la libéralisation de ces marchés financiers et les déséquilibres macroéconomiques au sein de l’UE (entre autre : par le dumping social et la compétition salariale) sont des causes essentielles de la crise économique en Europe. Les tentatives récentes et hésitantes pour réguler la finance pourraient être balayées d’un revers de la main par l’adoption du TTIP. En particulier aux USA, cela pourrait mener à une nouvelle vague de dérégulation, vu que cette dernière est plus importante aux USA que dans l’UE. Rabaisser le niveau de la régulation à celui ridicule de l’UE est surtout un espoir des acteurs financiers européens. Le « economic needs test (ENT) » (examen de produits financiers en fonction de leur utilité générale et leur réponse aux besoins réels des populations) est par exemple remis en question. Ces ENT seraient ainsi considérés comme une 25
Traité transatlantique pratique discriminante envers les investisseurs, ouvrant en conséquence le droit à des recours aux Tribunaux d’Arbitrage contre les mesures de régulations financières. Avec le TTIP les services financiers seront davantage encore libéralisés plutôt que régulés. Au delà de la question particulière de ce traité qui illustre les conséquences néfastes du libre-échange, comment l’internationalisme peut-il à l’inverse incarner le progrès ? L’internationalisme est pour nous, jeunes socialistes, une des valeurs les plus fondamentales, en ces temps de mondialisation de l’activité des multinationales et des banques et d’une politique toujours plus impuissante à y répondre. Laisser l’évolution de l’économie et des sociétés en développement aux mains des forces du marché revient à accepter que des centaines de millions de personnes demeurent dans la pauvreté et la misère. C’est pour cela que nous défendons, dans la limite de nos moyens, de façon solidaire la création et l’engagement d’organisations locales en Amérique latine et partout dans le monde dans
Dossier de travail leur combat contre l’OMC, le FMI, leur combat contre l’exploitation de l’Homme par le capitalisme. Mais pour donner aux pays en développement des perspectives dignes d’être vécues, il est nécessaire à côté du combat local contre le capitalisme, qu’il y ait un vrai soutien par les pays développés. En plus d’une totale annulation de la dette des pays en développement, nous exigeons des transferts financiers conséquents et un même accès au savoir. Nous sommes conscients que ces exigences ne pourront se réaliser que par la pression et la solidarité du mouvement social et des travailleur-ses, en conséquence nous défendons le renforcement de la solidarité internationale. C’est pour cela que l’Internationale Socialiste doit être reconstruite, démocratisée, repolitisée, pour que le mouvement des travailleur-ses ait à sa disposition une organisation internationale forte. Mais la même chose vaut pour la IUSY et YES. Ceux-ci doivent –comme nous l’avons démontré ensemble avec la campagne Rise Up- être à nouveau en capacité de faire campagne et de remettre le système lui-même en question !
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Traité transatlantique
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Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens Lori M. Wallach - Le Monde Diplomatique, Novembre 2013 Engagées en 2008, les discussions sur l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne ont abouti le 18 octobre. Un bon présage pour le gouvernement américain, qui espère conclure un partenariat de ce type avec le Vieux Continent. Négocié en secret, ce projet ardemment soutenu par les multinationales leur permettrait d’attaquer en justice tout Etat qui ne se plierait pas aux normes du libéralisme. Imagine-t-on des multinationales traîner en justice les gouvernements dont l’orientation politique aurait pour effet d’amoindrir leurs profits ? Se conçoit-il qu’elles puissent réclamer — et obtenir ! — une généreuse compensation pour le manque à gagner induit par un droit du travail trop contraignant ou par une législation environnementale trop spoliatrice ? Si invraisemblable qu’il paraisse, ce scénario ne date pas d’hier. Il figurait déjà en toutes lettres dans le projet d’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1). Divulguée in extremis, notamment par Le Monde diplomatique, la copie souleva une vague de protestations sans précédent, contraignant ses promoteurs à la remiser. Quinze ans plus tard, la voilà qui fait son grand retour sous un nouvel habillage. L’accord de partenariat transatlantique (APT) négocié depuis juillet 2013 par les Etats-Unis et l’Union européenne est une version modifiée de l’AMI. Il prévoit que les législations en vigueur des deux côtés de l’Atlantique se plient aux normes du libre-échange établies par et pour les grandes entreprises européennes et américaines, sous peine de sanctions commerciales pour le pays contrevenant, ou d’une réparation de plusieurs millions d’euros au bénéfice des plaignants. D’après le calendrier officiel, les négociations ne devraient
aboutir que dans un délai de deux ans. L’APT combine en les aggravant les éléments les plus néfastes des accords conclus par le passé. S’il devait entrer en vigueur, les privilèges des multinationales prendraient force de loi et lieraient pour de bon les mains des gouvernants. Imperméable aux alternances politiques et aux mobilisations populaires, il s’appliquerait de gré ou de force, puisque ses dispositions ne pourraient être amendées qu’avec le consentement unanime des pays signataires. Il dupliquerait en Europe l’esprit et les modalités de son modèle asiatique, l’accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), actuellement en cours d’adoption dans douze pays après avoir été ardemment promu par les milieux d’affaires américains. A eux deux, l’APT et le TPP formeraient un empire économique capable de dicter ses conditions hors de ses frontières : tout pays qui chercherait à nouer des relations commerciales avec les Etats-Unis ou l’Union européenne se verrait contraint d’adopter telles quelles les règles qui prévalent au sein de leur marché commun.
Tribunaux spécialement créés Parce qu’elles visent à brader des pans entiers du secteur non marchand, les négociations autour de l’APT et du TPP se déroulent derrière des portes closes. Les délégations américaines comptent plus de six cents consultants mandatés par les multinationales, qui disposent d’un accès illi27
Traité transatlantique mité aux documents préparatoires et aux représentants de l’administration. Rien ne doit filtrer. Instruction a été donnée de laisser journalistes et citoyens à l’écart des discussions : ils seront informés en temps utile, à la signature du traité, lorsqu’il sera trop tard pour réagir. Dans un élan de candeur, l’ancien ministre du commerce américain Ronald (« Ron ») Kirk a fait valoir l’intérêt « pratique » de « préserver un certain degré de discrétion et de confidentialité (2) ». La dernière fois qu’une version de travail d’un accord en cours de formalisation a été mise sur la place publique, a-t-il souligné, les négociations ont échoué — une allusion à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), une version élargie de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) ; le projet, âprement défendu par M. George W. Bush, fut dévoilé sur le site Internet de l’administration en 2001. A quoi la sénatrice Elizabeth Warren rétorque qu’un accord négocié sans aucun examen démocratique ne devrait jamais être signé (3). L’impérieuse volonté de soustraire le chantier du traité américano-européen à l’attention du public se conçoit aisément. Mieux vaut prendre son temps pour annoncer au pays les effets qu’il produira à tous les échelons : du sommet de l’Etat fédéral jusqu’aux conseils municipaux en passant par les gouvernorats et les assemblées locales, les élus devront redéfinir de fond en comble leurs politiques publiques de manière à satisfaire les appétits du privé dans les secteurs qui lui échappaient encore en partie. Sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté du Net, protection de la vie privée, énergie, culture, droits d’auteur, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, immigration : pas un domaine d’intérêt général qui ne passe sous les fourches caudines du libre-échange institutionnalisé. L’action politique des élus se limitera à négocier auprès des entreprises ou de leurs mandataires locaux les miettes de
Dossier de travail souveraineté qu’ils voudront bien leur consentir. Il est d’ores et déjà stipulé que les pays signataires assureront la « mise en conformité de leurs lois, de leurs règlements et de leurs procédures » avec les dispositions du traité. Nul doute qu’ils veilleront scrupuleusement à honorer cet engagement. Dans le cas contraire, ils pourraient faire l’objet de poursuites devant l’un des tribunaux spécialement créés pour arbitrer les litiges entre les investisseurs et les Etats, et dotés du pouvoir de prononcer des sanctions commerciales contre ces derniers. L’idée peut paraître invraisemblable ; elle s’inscrit pourtant dans la philosophie des traités commerciaux déjà en vigueur. L’année dernière, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a ainsi condamné les Etats-Unis pour leurs boîtes de thon labellisées « sans danger pour les dauphins », pour l’indication du pays d’origine sur les viandes importées, ou encore pour l’interdiction du tabac parfumé au bonbon, ces mesures protectrices étant considérées comme des entraves au libre-échange. Elle a aussi infligé à l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de millions d’euros pour son refus d’importer des organismes génétiquement modifiés (OGM). La nouveauté introduite par l’APT et le TTP, c’est qu’ils permettraient aux multinationales de poursuivre en leur propre nom un pays signataire dont la politique aurait un effet restrictif sur leur abattage commercial. Sous un tel régime, les entreprises seraient en mesure de contrecarrer les politiques de santé, de protection de l’environnement ou de régulation de la finance mises en place dans tel ou tel pays en lui réclamant des dommages et intérêts devant des tribunaux extrajudiciaires. Composées de trois avocats d’affaires, ces cours spéciales répondant aux lois de la Banque mondiale et de l’Organisation des Nations unies (ONU) seraient habilitées à condamner le contri28
Traité transatlantique buable à de lourdes réparations dès lors que sa législation rognerait sur les « futurs profits espérés » d’une société. Ce système « investisseur contre Etat », qui semblait rayé de la carte après l’abandon de l’AMI en 1998, a été restauré en catimini au fil des années. En vertu de plusieurs accords commerciaux signés par Washington, 400 millions de dollars sont passés de la poche du contribuable à celle des multinationales pour cause d’interdiction de produits toxiques, d’encadrement de l’exploitation de l’eau, du sol ou du bois, etc. (4). Sous l’égide de ces mêmes traités, les procédures actuellement en cours — dans des affaires d’intérêt général comme les brevets médicaux, la lutte antipollution ou les lois sur le climat et les énergies fossiles — font grimper les demandes de dommages et intérêts à 14 milliards de dollars. L’APT alourdirait encore la facture de cette extorsion légalisée, compte tenu de l’importance des intérêts en jeu dans le commerce transatlantique. Trois mille trois cents entreprises européennes sont présentes sur le sol américain par le biais de vingt-quatre mille filiales, dont chacune peut s’estimer fondée un jour ou l’autre à demander réparation pour un préjudice commercial. Un tel effet d’aubaine dépasserait de très loin les coûts occasionnés par les traités précédents. De leur côté, les pays membres de l’Union européenne se verraient exposés à un risque financier plus grand encore, sachant que quatorze mille quatre cents compagnies américaines disposent en Europe d’un réseau de cinquante mille huit cents filiales. Au total, ce sont soixante-quinze mille sociétés qui pourraient se jeter dans la chasse aux trésors publics. Officiellement, ce régime devait servir au départ à consolider la position des investisseurs dans les pays en développement dépourvus de système juridique fiable ; il leur permettait de faire valoir leurs droits en cas d’expropriation.
Dossier de travail Mais l’Union européenne et les Etats-Unis ne passent pas précisément pour des zones de non-droit ; ils disposent au contraire d’une justice fonctionnelle et pleinement respectueuse du droit à la propriété. En les plaçant malgré tout sous la tutelle de tribunaux spéciaux, l’APT démontre que son objectif n’est pas de protéger les investisseurs, mais bien d’accroître le pouvoir des multinationales.
Procès pour hausse du salaire minimum Il va sans dire que les avocats qui composent ces tribunaux n’ont de comptes à rendre à aucun électorat. Inversant allègrement les rôles, ils peuvent aussi bien servir de juges que plaider la cause de leurs puissants clients (5). C’est un tout petit monde que celui des juristes de l’investissement international : ils ne sont que quinze à se partager 55 % des affaires traitées à ce jour. Evidemment, leurs décisions sont sans appel. Les « droits » qu’ils ont pour mission de protéger sont formulés de manière délibérément approximative, et leur interprétation sert rarement les intérêts du plus grand nombre. Ainsi de celui accordé à l’investisseur de bénéficier d’un cadre réglementaire conforme à ses « prévisions » — par quoi il convient d’entendre que le gouvernement s’interdira de modifier sa politique une fois que l’investissement a eu lieu. Quant au droit d’obtenir une compensation en cas d’« expropriation indirecte », il signifie que les pouvoirs publics devront mettre la main à la poche si leur législation a pour effet de diminuer la valeur d’un investissement, y compris lorsque cette même législation s’applique aussi aux entreprises locales. Les tribunaux reconnaissent également le droit du capital à acquérir toujours plus de terres, de ressources naturelles, d’équipements, d’usines, etc. Nulle contrepartie de la part des multinationales : elles 29
Traité transatlantique n’ont aucune obligation à l’égard des Etats et peuvent engager des poursuites où et quand cela leur chante. Certains investisseurs ont une conception très extensive de leurs droits inaliénables. On a pu voir récemment des sociétés européennes engager des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Egypte ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou, l’Alena servant dans ce dernier cas à protéger le droit de polluer du groupe américain Renco (6). Autre exemple : le géant de la cigarette Philip Morris, incommodé par les législations antitabac de l’Uruguay et de l’Australie, a assigné ces deux pays devant un tribunal spécial. Le groupe pharmaceutique américain Eli Lilly entend se faire justice face au Canada, coupable d’avoir mis en place un système de brevets qui rend certains médicaments plus abordables. Le fournisseur d’électricité suédois Vattenfall réclame plusieurs milliards d’euros à l’Allemagne pour son « tournant énergétique », qui encadre plus sévèrement les centrales à charbon et promet une sortie du nucléaire. Il n’y a pas de limite aux pénalités qu’un tribunal peut infliger à un Etat au bénéfice d’une multinationale. Il y a un an, l’Equateur s’est vu condamné à verser la somme record de 2 milliards d’euros à une compagnie pétrolière (7). Même lorsque les gouvernements gagnent leur procès, ils doivent s’acquitter de frais de justice et de commissions diverses qui atteignent en moyenne 8 millions de dollars par dossier, gaspillés au détriment du citoyen. Moyennant quoi les pouvoirs publics préfèrent souvent négocier avec le plaignant que plaider leur cause au tribunal. L’Etat canadien s’est ainsi épargné une convocation à la barre en abrogeant hâtivement l’interdiction d’un additif toxique utilisé par l’industrie pétrolière. Pour autant, les réclamations n’en finissent pas de croître. D’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le nombre d’affaires sou-
Dossier de travail mises aux tribunaux spéciaux a été multiplié par dix depuis 2000. Alors que le système d’arbitrage commercial a été conçu dès les années 1950, il n’a jamais autant rendu service aux intérêts privés qu’en 2012, année exceptionnelle en termes de dépôts de dossiers. Ce boom a créé une florissante pépinière de consultants financiers et d’avocats d’affaires. Le projet de grand marché américano-européen est porté depuis de longues années par le Dialogue économique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby mieux connu aujourd’hui sous l’appellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Créé en 1995 sous le patronage de la Commission européenne et du ministère du commerce américain, ce rassemblement de riches entrepreneurs milite pour un « dialogue » hautement constructif entre les élites économiques des deux continents, l’administration de Washington et les commissaires de Bruxelles. Le TABC est un forum permanent qui permet aux multinationales de coordonner leurs attaques contre les politiques d’intérêt général qui tiennent encore debout des deux côtés de l’Atlantique. Son objectif, publiquement affiché, est d’éliminer ce qu’il appelle les « discordes commerciales » (trade irritants), c’est-à-dire d’opérer sur les deux continents selon les mêmes règles et sans interférence avec les pouvoirs publics. « Convergence régulatoire » et « reconnaissance mutuelle » font partie des panneaux sémantiques qu’il brandit pour inciter les gouvernements à autoriser les produits et services contrevenant aux législations locales.
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Traité transatlantique
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Injuste rejet du porc à la ractopamine
zone de libre-échange transatlantique permette d’imposer enfin aux Européens leur « catalogue foisonnant de produits OGM en attente d’approbation et d’utilisation (9) ».
Mais au lieu de prôner un simple assouplissement des lois existantes, les activistes du marché transatlantique se proposent carrément de les réécrire eux-mêmes. La Chambre américaine de commerce et BusinessEurope, deux des plus grosses organisations patronales de la planète, ont ainsi appelé les négociateurs de l’APT à réunir autour d’une table de travail un échantillon de gros actionnaires et de responsables politiques afin qu’ils « rédigent ensemble les textes de régulation » qui auront ensuite force de loi aux Etats-Unis et dans l’Union européenne. C’est à se demander, d’ailleurs, si la présence des politiques à l’atelier d’écriture commercial est vraiment indispensable…
L’offensive n’est pas moins vigoureuse sur le front de la vie privée. La Coalition du commerce numérique (Digital Trade Coalition, DTC), qui regroupe des industriels du Net et des hautes technologies, presse les négociateurs de l’APT de lever les barrières empêchant les flux de données personnelles de s’épancher librement de l’Europe vers les Etats-Unis (lire La traque méthodique de l’internaute révolutionne la publicité). « Le point de vue actuel de l’Union selon lequel les Etats-Unis ne fournissent pas une protection de la vie privée “adéquate” n’est pas raisonnable », s’impatientent les lobbyistes. A la lumière des révélations de M. Edward Snowden sur le système d’espionnage de l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency, NSA), cet avis tranché ne manque pas de sel. Toutefois, il n’égale pas la déclaration de l’US Council for International Business (USCIB), un groupement de sociétés qui, à l’instar de Verizon, ont massivement approvisionné la NSA en données personnelles : « L’accord devrait chercher à circonscrire les exceptions, comme la sécurité et la vie privée, afin de s’assurer qu’elles ne servent pas d’entraves au commerce déguisées. »
De fait, les multinationales se montrent d’une remarquable franchise dans l’exposé de leurs intentions. Par exemple sur la question des OGM. Alors qu’aux Etats-Unis un Etat sur deux envisage de rendre obligatoire un label indiquant la présence d‘organismes génétiquement modifiés dans un aliment — une mesure souhaitée par 80 % des consommateurs du pays —, les industriels de l’agroalimentaire, là comme en Europe, poussent à l’interdiction de ce type d’étiquetage. L’Association nationale des confiseurs n’y est pas allée par quatre chemins : « L’industrie américaine voudrait que l’APT avance sur cette question en supprimant la labellisation OGM et les normes de traçabilité. » La très influente Association de l’industrie biotechnologique (Biotechnology Industry Organization, BIO), dont fait partie le géant Monsanto, s’indigne pour sa part que des produits contenant des OGM et vendus aux Etats-Unis puissent essuyer un refus sur le marché européen. Elle souhaite par conséquent que le « gouffre qui se creuse entre la dérégulation des nouveaux produits biotechnologiques aux EtatsUnis et leur accueil en Europe » soit prestement comblé (8). Monsanto et ses amis ne cachent pas leur espoir que la
Les normes de qualité dans l’alimentation sont elles aussi prises pour cible. L’industrie américaine de la viande entend obtenir la suppression de la règle européenne qui interdit les poulets désinfectés au chlore. A l’avant-garde de ce combat, le groupe Yum !, propriétaire de la chaîne de restauration rapide Kentucky Fried Chicken (KFC), peut compter sur la force de frappe des organisations patronales. « L’Union autorise seulement l’usage de l’eau et de la vapeur sur les carcasses », proteste l’Association nord-américaine de la viande, tandis qu’un autre groupe de pression, l’Institut américain de la viande, déplore le « rejet injustifié [par Bruxelles] des viandes additionnées de bêta-agonistes, 31
Traité transatlantique comme le chlorhydrate de ractopamine ». La ractopamine est un médicament utilisé pour gonfler la teneur en viande maigre chez les porcs et les bovins. Du fait de ses risques pour la santé des bêtes et des consommateurs, elle est bannie dans cent soixante pays, parmi lesquels les Etats membres de l’Union, la Russie et la Chine. Pour la filière porcine américaine, cette mesure de protection constitue une distorsion de la libre concurrence à laquelle l’APT doit mettre fin d’urgence. « Les producteurs de porc américains n’accepteront pas d’autre résultat que la levée de l’interdiction européenne de la ractopamine », menace le Conseil national des producteurs de porc (National Pork Producers Council, NPPC). Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les industriels regroupés au sein de BusinessEurope dénoncent les « barrières qui affectent les exportations européennes vers les Etats-Unis, comme la loi américaine sur la sécurité alimentaire ». Depuis 2011, celle-ci autorise en effet les services de contrôle à retirer du marché les produits d’importation contaminés. Là encore, les négociateurs de l’APT sont priés de faire table rase. Il en va de même avec les gaz à effet de serre. L’organisation Airlines for America (A4A), bras armé des transporteurs aériens américains, a établi une liste des « règlements inutiles qui portent un préjudice considérable à [leur] industrie » et que l’APT, bien sûr, a vocation à rayer de la carte. Au premier rang de cette liste figure le système européen d’échange de quotas d’émissions, qui oblige les compagnies aériennes à payer pour leur pollution au carbone. Bruxelles a provisoirement suspendu ce programme ; A4A exige sa suppression définitive au nom du « progrès ». Mais c’est dans le secteur de la finance que la croisade des marchés est la plus virulente. Cinq ans après l’irruption de la crise des subprime, les négociateurs américains et eu-
Dossier de travail ropéens sont convenus que les velléités de régulation de l’industrie financière avaient fait leur temps. Le cadre qu’ils veulent mettre en place prévoit de lever tous les gardefous en matière de placements à risques et d’empêcher les gouvernements de contrôler le volume, la nature ou l’origine des produits financiers mis sur le marché. En somme, il s’agit purement et simplement de rayer le mot « régulation » de la carte. D’où vient cet extravagant retour aux vieilles lunes thatchériennes ? Il répond notamment aux vœux de l’Association des banques allemandes, qui ne manque pas d’exprimer ses « inquiétudes » à propos de la pourtant timide réforme de Wall Street adoptée au lendemain de la crise de 2008. L’un de ses membres les plus entreprenants sur ce dossier est la Deutsche Bank, qui a pourtant reçu en 2009 des centaines de milliards de dollars de la Réserve fédérale américaine en échange de titres adossés à des créances hypothécaires (10). Le mastodonte allemand veut en finir avec la réglementation Volcker, clé de voûte de la réforme de Wall Street, qui pèse selon lui d’un « poids trop lourd sur les banques non américaines ». Insurance Europe, le fer de lance des sociétés d’assurances européennes, souhaite pour sa part que l’APT « supprime » les garanties collatérales qui dissuadent le secteur de s’aventurer dans des placements à hauts risques. Quant au Forum des services européens, organisation patronale dont fait partie la Deutsche Bank, il s’agite dans les coulisses des pourparlers transatlantiques pour que les autorités de contrôle américaines cessent de mettre leur nez dans les affaires des grandes banques étrangères opérant sur leur territoire. Côté américain, on espère surtout que l’APT enterrera pour de bon le projet européen de taxe sur les transactions financières. L’affaire paraît d’ores et déjà entendue, la Commission européenne ayant ellemême jugé cette taxe non conforme aux règles de l’OMC (11). Dans la mesure où la zone de libre-échange transa32
Traité transatlantique tlantique promet un libéralisme plus débridé encore que celui de l’OMC, et alors que le Fonds monétaire international (FMI) s’oppose systématiquement à toute forme de contrôle sur les mouvements de capitaux, la chétive « taxe Tobin » n’inquiète plus grand monde aux Etats-Unis. Mais les sirènes de la dérégulation ne se font pas entendre dans la seule industrie financière. L’APT entend ouvrir à la concurrence tous les secteurs « invisibles » ou d’intérêt général. Les Etats signataires se verraient contraints non seulement de soumettre leurs services publics à la logique marchande, mais aussi de renoncer à toute intervention sur les fournisseurs de services étrangers qui convoitent leurs marchés. Les marges de manœuvre politiques en matière de santé, d’énergie, d’éducation, d’eau ou de transport se réduiraient comme peau de chagrin. La fièvre commerciale n’épargne pas non plus l’immigration, puisque les instigateurs de l’APT s’arrogent la compétence d’établir une politique commune aux frontières — sans doute pour faciliter l’entrée de ceux qui ont un bien ou un service à vendre au détriment des autres. Depuis quelques mois, le rythme des négociations s’intensifie. A Washington, on a de bonnes raisons de croire que les dirigeants européens sont prêts à n’importe quoi pour raviver une croissance économique moribonde, fût-ce au prix d’un reniement de leur pacte social. L’argument des promoteurs de l’APT, selon lequel le libre-échange dérégulé faciliterait les échanges commerciaux et serait donc créateur d’emplois, pèse apparemment plus lourd que la crainte d’un séisme social. Les barrières douanières qui subsistent encore entre l’Europe et les Etats-Unis sont pourtant « déjà assez basses », comme le reconnaît le représentant américain au commerce (12). Les artisans de l’APT admettent eux-mêmes que leur objectif premier n’est pas d’alléger les contraintes douanières, de toute façon insignifiantes, mais d’imposer « l’élimination, la réduction ou la prévention de politiques nationales superflues (13)
Dossier de travail », étant considéré comme « superflu » tout ce qui ralentit l’écoulement des marchandises, comme la régulation de la finance, la lutte contre le réchauffement climatique ou l’exercice de la démocratie. Il est vrai que les rares études consacrées aux conséquences de l’APT ne s’attardent guère sur ses retombées sociales et économiques. Un rapport fréquemment cité, issu du Centre européen d’économie politique internationale (European Centre for International Political Economy, Ecipe), affirme avec l’autorité d’un Nostradamus d’école de commerce que l’APT délivrera à la population du marché transatlantique un surcroît de richesse de 3 centimes par tête et par jour… à partir de 2029 (14). En dépit de son optimisme, la même étude évalue à 0,06 % seulement la hausse du produit intérieur but (PIB) en Europe et aux Etats-Unis à la suite de l’entrée en vigueur de l’APT. Encore un tel « impact » est-il largement irréaliste, dans la mesure où ses auteurs postulent que le libre-échange « dynamise » la croissance économique ; une théorie régulièrement réfutée par les faits. Une élévation aussi infinitésimale serait d’ailleurs imperceptible. Par comparaison, la cinquième version de l’iPhone d’Apple a entraîné aux EtatsUnis une hausse du PIB huit fois plus importante. Presque toutes les études sur l’APT ont été financées par des institutions favorables au libre-échange ou par des organisations patronales, raison pour laquelle les coûts sociaux du traité n’y apparaissent pas, pas plus que ses victimes directes, qui pourraient pourtant se compter en centaines de millions. Mais les jeux ne sont pas encore faits. Comme l’ont montré les mésaventures de l’AMI, de la ZLEA et certains cycles de négociations à l’OMC, l’utilisation du « commerce » comme cheval de Troie pour démanteler les protections sociales et instaurer la junte des chargés d’affaires a échoué à plusieurs reprises par le passé. Rien ne dit qu’il n’en sera pas de même cette fois encore. 33