Memoire de Master - Architecture

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DES NOUVELLES URBANITES Peut-on concevoir et construire la ville autrement pour mieux se l'approprier ?

Mémoire de fin d'études – Jibril OMARI – Juin 2012 Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Bordeaux Suivi par Patrice GODIER et Caroline MAZEL 1


SOMMAIRE

Avant propos – p.4 Introduction – p.5

Chapitre 1 - DES NOUVELLES URBANITES QUI CONCOIVENT LE PROJET URBAIN AUTREMENT – p.7 une autre manière de penser l'architecture et le projet urbain ? Introduction - Le rôle de l'habitant au cœur de la réflexion et de la démarche de projet

1° Questionner le rôle de l'architecte et celui de l'habitant – p.11 Un peu d'Histoire... Du potentiel de la pluridisciplinarité... Une revendication d'un « savoir citoyen »... Le « savoir citoyen » est-il légitime ?

2° Des architectes fondateurs de concepts alternatifs – p.32 Patrick Bouchain et le concept du « tous constructeurs » Lucien Kröll

3° Réinvestir les vides et les délaissés urbains – p.21 Des espaces sans valeur... Leur donner une valeur... différente ?

4° Lorsque l'éphémère questionne les temporalités de projet – p.26 Une architecture éphémère durable... L'éphémère comme condition d'existence d'un projet... Parking Day par Dédale...

Notes et Références chapitre 1 – p.40

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Chapitre 2 - POUR S'APPROPRIER LA VILLE ET ECHANGER – p.42 Introduction – Définition du concept d'appropriation

1° Une architecture simple pour favoriser l'implication de tous – p.46 Des procédés liés à ceux de l'architecture vernaculaire... Le collectif ETC, et la co-construction... L'exemple de place du Géant à Saint-Etienne par le collectif ETC,

2° Requalifier l'espace grâce aux usages – p.53 Du pouvoir de l'usage... Le collectif ETC à Busséol...

3° Communiquer, sensibiliser, par qui, pour quoi ? – p.59 Une sensibilisation au développement durable... De la sensibilisation à la communication... Quels rapports avec la maîtrise d'ouvrage ?

Conclusion – p.68 Notes et références chapitre 2 – p.70 Bibliographie – p..72 Remerciements – p.74

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DES NOUVELLES URBANITES – avant propos Je sens depuis longtemps un décalage du métier d'architecte avec les professions qui sont supposées nous aider à réaliser, à concrétiser nos projets. Ingénieurs, ouvriers, usagers. Il s'agit toujours de savoir qui a raison et qui a tort, qui l'emportera sur l'autre. Je ne possède encore que très peu d’expérience professionnelle et pourtant j'ai pu ressentir fortement les conflits qui agitent le milieu de l'architecture et de la construction. Ces conflits me semblent pathologiques d'une manière de concevoir et de construire qui est inadaptée aux demandes, aux réalités des usages, aux réalités constructives, qui oublie parfois son contexte. En résulte des espaces délaissés, sans qualités, sans usages, sans épaisseurs, qui ne sont pas appropriés. Je suis alors d'autant plus subjugué par des projets comme le miroir d'eau de Bordeaux. Qu'une intervention aussi simple et minimale qu'une pellicule d'eau sur du minéral puisse créer autant d'enchantement, de plaisir et de beauté révèle l'immense pouvoir que possède l'architecture. Peut-on alors nous les architectes, mais aussi nous les constructeurs, nous les usagers, développer de nouvelles manières de concevoir l'espace dans lequel nous vivons ? Cete question m'a amené à m'intéresser à une famille de projets émergente. Elle paraît peut-être un peu difcile à définir car extrêmement polymorphe, mais cete polymorphie est justement une de ses caractéristique. Elle prend la forme que l'on souhaite, dont on a besoin, dont on rêve, mais elle développe souvent les mêmes concepts afin de répondre à son seul et unique but : rendre la ville à ses habitants. Le faire redevenir maître de sa cité et de son élaboration. Pour cela, on est plusieurs. Fini le temps de l'architecte seul décideur. Pourquoi serait-ce lui le seul concepteur alors que le projet appartiendra à d'autres ? On s'entoure ainsi d'artistes, de paysagistes, des habitants, de designers. On n'utilise pas de gros moyens et on ne construit pas pour l'éternité. On construit pour répondre à des demandes concrètes souvent, légitimes toujours. Le projet vivra peut-être après nous mais nous n'en savons rien, nous lui laissons donc cete liberté de s'efacer peut-être à la fin de son usage. Le projet doit se faire simplement, sans artifice, sans technologies compliquées et coûteuses qui demanderaient trop d'efort à metre en place pour trop peu de résultats. Tout le monde doit pouvoir construire, premier acte d'appropriation. Cela rappelle le bricolage du dimanche après-midi sauf que là, c'est avec les autres. C'est un peu une recete, mais ces ingrédients on les retrouve dans toute la famille. Et elle est très large, des plus pettes échelles de projets jusqu'aux plus grandes. On pourrait croire aussi qu'elle est très jeune. En fait je pense que c'est la plus ancienne. Celle qui a toujours prévalu dans l'histoire de l'humanité, celle de l'architecture vernaculaire. On peut donc se demander : serait-on en train d'assister à une nouvelle forme d'architecture vernaculaire ? Une qui serait adaptée à nos cultures et nos sociétés, mais qui serait fondamentalement la même que celle de nos ancêtres.

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INTRODUCTION

L'appropriation est une notion fondamentale pour nous concepteurs d'espaces. Elle permet de faire sien le projet né dans l'imaginaire d'un autre. L'architecte en l’occurrence. Mais parfois, et surtout dans le domaine de l'urbanisme et du logement collectif, le projet passe du concepteur à l'utilisateur sans allers-retours, sans échanges. Ainsi naissent parfois des quartiers délaissés, dont les espaces publics sont peu appropriés par leurs habitants, peu appropriables.

L'exemple du miroir d'eau est celui d'une appropriation réussie et exemplaire. Véritable espace de liberté et de plaisir, il est pour beaucoup, un point de repère urbain autant qu'un lieu de détente. Les gens s'y retrouvent pour flâner et faire une pause dans leur promenade le long des quais en journée et le soir pour boire un verre entre amis dès les beaux jours revenus. L'eau rafraîchit les promeneurs et amuse les enfants. Cependant, cete appropriation active par les habitants n'a à priori pas été anticipée par les concepteurs. En tout cas, elle n'a pas été revendiquée. Le projet devait metre en valeur le patrimoine de la ville, miroir de la place de la Bourse sur l'eau, projet contemplatif, qui s'eface pour révéler l'architecture classique. L'imprévu, c'est que le contraire est arrivé. Tandis que la place de la Bourse reste peu occupée, le miroir d'eau devient le lieu d'appropriation totale et laisse la possibilité aux gens de le faire sien. Pour ma part, je n'ai quasiment jamais pu apercevoir le reflet de la Bourse dans le miroir d'eau. Sa surface, surtout en été, est sans arrêt troublée par les enfants qui jouent ou les adultes qui marchent pieds nus sur la pellicule d'eau. Finalement, le projet aurait perdu un projet conçu (théorique) pour gagner un usage vécu (concret) diférent. Par hasard, les concepteurs ont ainsi répondu à un besoin des habitants, celui d'avoir un espace de jeu, où se rafraîchir en été et où se retrouver. Il s'agit là d'une exception, qui fait d'ailleurs cas d'école, puisque plusieurs villes Françaises vont avoir à leur tour leur “miroir d'eau”. Je me demande alors dans quelle mesure peut-on, nous concepteurs, faire rentrer les habitants dans notre processus de conception. Donner ainsi la ville aux habitants et qu'elle s'établisse en fonction de leurs véritables besoins et demandes. J'ai découvert au fil de mes recherches une forme de concevoir l'architecture qu'on pourrait croire nouvelle. A la croisée des chemins entre architecture, art et urbanisme, elle permet de metre les usagers au cœur de la réflexion architecturale. Elle utilise le low-tech, le

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bricolage ou le recyclage pour permetre à chacun de participer à la construction du projet. Un sentiment d'appropriation né alors, avant même que le projet ne soit terminé. Constructions souvent éphémères, certaines peuvent cependant s'établir sur le long terme comme c'est le cas pour certains projets des bruits du frigo par exemple (nous y reviendrons). Ces projets ne sont d'ailleurs pas tous des constructions à proprement parler : jardins, installations, interventions artistiques, et même sites internet, ils ont en tout cas comme point commun de créer du lien social dans une société de plus en plus individualiste. Ils permetent aussi de faire sentir à l'habitant que la ville peut être la sienne, qu'elle peut lui appartenir. Mais tout cela n'est pas nouveau ! En fait, il s'agit du plus ancien moyen de concevoir et de construire notre environnement. Un lien très fort ratache ces projets à l'architecture vernaculaire. Une architecture qui démontre que technologies et théories ne sont pas synonymes de qualité et de progrès1, et que simplicité et économie peuvent rimer avec beauté et durabilité. Grâce à ce nouveau type d'architecture hybride, on peut s'interroger sur la place que peut prendre l'habitant dans la conception et la réalisation d'un projet. Une architecture qui n'est plus uniquement celle d'experts, peut-elle être belle ? De quelle manière les habitants s'approprient-ils ces espaces ? Quels sont les facteurs entrant en jeu ? Quelle portée cete architecture “bricolée” peut-elle avoir en terme de communication entre concepteurs et utilisateurs ? Dans quelle mesure l'habitant peut-il créer sa ville ?

C'est en partant de l'observation du miroir d'eau que je me suis rendu compte que je voulais traiter du sujet de l'appropriation. Cete observation m'a permis de m'interroger sur le rôle de l'architecte et donc, sur celui de l'habitant. C'est à ce moment-là que j'ai découvert ce nouveau type d'architecture et de projets que j'ai décrit ci-dessus. Ce projet à petite échelle permet alors de se questionner sur la fabrication de la ville à plus grande échelle et notamment la production de l'habitat. Ce questionnement fait aussi l'écho de lectures que j'ai pu avoir sur le sujet de l'appropriation et de de la place de l'habitant dans la fabrique de la ville.

Ce sujet me permet aujourd'hui de metre en perspective ce que j'ai appris durant ces cinq années passées à l'école d'architecture, quasiment coupé du monde réel, immergé dans la théorie. Il permet de prendre de la distance par rapport à mon rôle de concepteur, parfois considéré comme omniscient par la profession et de questionner celui des habitants, trop souvent absents des processus décisionnaires qui fabriquent la ville, leur ville. 6


Chapitre 1 - DES NOUVELLES URBANITES QUI CONCOIVENT LE PROJET URBAIN AUTREMENT une autre manière de penser l'architecture et le projet urbain ?

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Introducton - Le rôle de l'habitant au cœur de la réfexion et de la démarche de projet Ces dernières années ont vu naître un nouveau mouvement en marge des processus classiques d'élaboration et de conception de la ville et de l'espace public (et même de l'architecture au sens large). Ils se développent hors des cadres que peuvent créer les règlements nécessaires à la création de morceaux de ville, d'espaces publics, de logements, de maisons. Un positionnement fort est mis en avant : il afrme que la ville n'appartient pas assez aux habitants et que ceux-ci se voient trop souvent dépossédés de ce qui devraient être à eux, leur environnement. Ce positionnement résulte d'une réflexion qui se nourrit de beaucoup d'aspects : écologiques, durables, économiques, mais aussi politiques et artistiques. L'habitant est mis au cœur de cete réflexion, et améliorer la communication entre concepteurs et utilisateurs devient une priorité. Comment alors rétablir cete connexion, cete communication que le siècle dernier a vu s'efacer progressivement. Les projets que je vais évoquer ont tous ce point commun malgré leur grandes diférences formelles : ils sont fait avec les habitants, pour les habitants. Je distingue l'habitant du reste de la population susceptible d'arpenter la ville car comme le dit Yona Friedman dans son livre “L'Architecture de Survie” 2, l'habitant ne possède pas les mêmes besoins, les mêmes atentes que le visiteur qui admire un monument, ou un propriétaire : « [...] le propriétaire utilise l'objet d'architecture en tant que spéculation, et l'admirateur en tant que spectacle (les touristes, par exemple, paient souvent un droit d'entrée pour admirer un bâtiment). Mais ces deux modes d'utilisation ont secondaires par rapport à celui de l'habitant ». Ici, il ne sera question que de l'appropriation et l'usage de l'habitant qui posent beaucoup plus de problématiques que les autres types d'usagers définis ci-dessus. En efet, l'habitant doit être capable de s'approprier et de s'adapter à des espaces qui n'ont pas toujours été conçus pour lui spécifiquement. Il est souvent contraint par des raisons économiques, sociales, etc. Les situations peuvent être diférentes mais la problématique reste la même : comment créer une ville où les gens se sentent chez eux, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent. Comment retrouver des usages dans des espaces parfois laissés à l'abandon. Les exemples dont je vais parler dans les deux premières parties traitent donc de la question de l'espace public, l'espace partagé par tous. Le vivre ensemble, une notion qui prend de plus en plus d'importance alors que le lien social s'efrite dans nos sociétés modernes régies par l'obligation de rentabilité, le profit et la spéculation.

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Le contre-pied est flagrant et cete nouvelle démarche s'y oppose en tout point et cherche à produire des espaces tout en faisant preuve d'économie, de simplicité, de beauté et d'harmonie avec le paysage naturel ou urbain. Elle invite au jeu, au plaisir. Celui d'arpenter un espace inconnu, de planter des légumes, de sentir l'odeur de l'herbe, de jouer avec les sens mais surtout, d'être avec les autres pour échanger, expérimenter et communiquer. Les autres qui nous ressemblent et qui cherchent eux-aussi des pauses dans la ville, des sortes de temps suspendus où l'on a pas besoin de consommer, de se dépêcher et où l'on ignore pas nos voisins. Je ne dis pas ici que toute la ville est comme cela, qu'il n'y a pas d'espaces agréables où se reposer le temps d'une après-midi, bien au contraire, mais le succès récent des quais de Bordeaux à la suite du projet de Michel Corajoud, me fait réaliser que ces espaces restent peu fréquents et peu accessibles, dans les banlieues notamment où les zones de non-lieu sont la preuve de l'abandon des territoires par les grands décideurs. Ils posent la question du traitement de ces délaissés comme vecteur de la médiation sociale, et interrogent le processus de la fabrique de la ville à plus grande échelle.

Quelques exemples... Bruit du Frigo Lieux possibles #1, 2008 (en bas) et Lieux possibles #2, 2010 (ci-contre) à Bordeaux (33) « Si l'on ne peut pas aller ailleurs, que l'on puisse au moins se construire un imaginaire là où on vit ». “Lieux possibles”

est une manifestation qui propose de

réactiver un espace urbain pendant une durée déterminée. De nouveaux usages sont ainsi proposés, et les interventions combinent toujours un aménagement temporaire et une programmation artistique.

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Le 56 par AAA, 2006 Quartier Saint-Blaise, Paris 20e (75) « Promouvoir les rencontres entre les habitants du quartier dans le cadre d'une action écologique et citoyenne ». Le 56 est une sorte de chantier permanent logé dans un interstice urbain et géré par les habitants. Autonome et participatif, il entend créer un lieu de vie convivial pour les habitants, par les habitants. Il a été conçu par l'atelier d'architecture autogérée (AAA). ECObox par AAA, 2005 Quartier de la Chapelle, Paris 18e (75) « Pour un architecte-habitant les pratiques d'usage ne sont plus séparées de celles de la fabrication architecturale ». Un autre projet de l'AAA, où il a été question de redonner des espaces publics de qualité au quartier de la Chapelle à Paris qui en manquait alors, en créant un réseau d'éco-urbanité porté par une association d'habitants. Le projet démarre en 2001 et l'association se créée en 2005. ECObox en est le lieu fédérateur et permet de nombreux usages. Il est équipé d'un plateau démontable et transportable de jardins partagés et d'une série de modules mobiles (cuisine urbaine, établi d'outils, bibliomobile, média-lab). Sous les zèbres par Encore Heureux, 2004 Festival Sous la Plage, Paris (75) «Créer plus de confort, inventer de nouveaux usages ou susciter l’émerveillement, tels sont quelques uns de nos axes de travail... » Sous les Zèbres est une intervention entre architecture, art et design. Flotant à 4m de haut, des Zèbres gonflés à l’hélium flotent au dessus des festivaliers. Des artistes se mêlent à la foule et relient grâce à leur jeu les zèbres au public. Parking Day événement relayé par Dédale, 2005 l’événement a lieu à Paris (75), et dans le monde à la même date « Pour une réappropriation citoyenne de l'espace public ». Par une journée de septembre, citoyens, artistes et activistes poussent le monde à s'interroger sur la place de la voiture en ville en se réappropriant de manière étonnante une place de parking. L’événement a été imaginé par le collectif « Rebar » à San Francisco, qui regroupe artistes, designers, paysagistes et activistes.

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1° Interroger le rôle de l'architecte et celui de l'habitant Lors de la conception de ces projets, les architectes et les habitants travaillent rarement seuls. Ces projets sont ainsi l'occasion de réunir des champs de compétences qui sont très proches les uns des autres. Les architectes donc, mais aussi les artistes, les paysagistes, les urbanistes, et même des chefs cuisiniers parfois, réunissent leurs expériences et leurs compétences au service de l'habitant avec lequel ils vont collaborer. Cete caractéristique est commune à une très grande majorité de ces interventions, et leur donne leur caractère fondamental, celui d'une architecture hybride, difcilement définissable car faisant intervenir des champs de compétence multiples, à la croisée des chemins entre œuvres d'art, architecture et médiation sociale. Ils redéfinissent le rôle de l'architecte dans le processus de projet. Ce rôle de l'architecte a engendré des débats au fil de l'histoire de l'architecture. Ces derniers siècles surtout, il s'est posé en parallèle de la question suivante : l'architecture appartient elle au domaine des arts, ou à celui de la technique ?

Un peu d'Histoire... Pour comprendre la portée de ce débat et surtout pourquoi il a lieu je me réfère au livre de Daniel Pinson Usage et Architecture3 qui explique la nature de cete confrontation et ses origines. A partir du XIXième siècle se met en place dans l'école des Beaux-Arts une distinction entre art et technique. Alors qu'au XVIIième siècle artiste reste l'équivalent d'artisan, et l'art assimilé à technique et à métier, il est ensuite redéfini par l’académie. A partir du XIXième siècle, Guadet et Gromort, deux professeurs théoriciens des Beaux-arts définissent cete appartenance de la discipline de l'architecture au domaine des arts. Gromort rapproche ainsi architecture et poésie : « langage éminemment conventionnel, ailé pourrait-on dire, aérien... ; lyrique, ardent, hérissé de mille difcultés résultant de règles complètement arbitraires, il ne répond à aucune nécessité pratique : il se borne à émouvoir et à charmer ». « L'architecture, c'est la poésie de la construction ».4 Ainsi, il évoque la dimension subjective de l'architecture, ainsi que la notion d'intuition, en opposition à la technique, purement rationnelle et objective. Pinson explique qu'à cete époque, « même si l'origine de l'architecture et les atendus utilitaires de sa réalisation posent question, c'est essentiellement comme imitation, copie ou interprétation des références universelles, et quasi indépassables de l'architecture monumentale de 11


l'antiquité, que l'architecture à produire est conçue ». En efet, ces idées de beauté, de rareté et de génie architectural qui vont donner à une construction le statut d'oeuvre d'art se fait dans un maintient de la discipline dans l'académisme, et se faisant, se pose en admirateur de quelques œuvres antiques qui sont supposées incarner la beauté et la perfection. Cependant, dès la deuxième moitié du XIXième siècle, l'architecte Eugène Viollet-le-Duc s'oppose sensiblement à cete conception de l'architecture à admirer qui définirait les canons de la perfection. Il souhaite en efet ré-évaluer les liens de la discipline architecturale avec les champs de la technique et des sciences qui lui apporteraient, avec la rationalité qui leur est caractéristique, une nouvelle dimension. Il redéfinit ainsi le beau : « Nous voyons un édifice ; tout d'abord notre esprit est charmé ; nous disons “Voilà un beau monument !” Mais ce jugement ne nous suft pas, à nous artistes ; nous nous demandons “Pourquoi ce monument est-il beau ?”... Nous cherchons alors à analyser toutes les parties de l'oeuvre qui nous charme, afin de pouvoir nous livrer à la synthèse lorsque nous devrons produire à notre tour ».5 Ainsi, l'analyse du bâtiment que l'on admire permet de tirer une méthodologie pour ateindre une sorte de “bonne solution” architecturale. Viollet-le-Duc exprime les prémices de ce qui va être le fer de lance du mouvement moderne au cours du XXième siècle. Le Bauhaus va notamment concrétiser l'achèvement de cete réflexion au point qu'il eface l'idée d'art dans celle de “qualité”. Le banal doit pouvoir sortir de l'indiférence tandis que l'oeuvre d'art se met au niveau du quotidien. Cete théorie est clairement lisible dans le manifeste du Bauhaus de 1919 : « Nous tous, architectes, sculpteurs, peintres, devons nous tourner vers notre métier. L'art n'est pas une profession. Il [n'] existe aucune diférence essentielle entre l'artiste et l'artisan... A de rares moments, l'inspiration et la grâce du ciel, qui échappent au contrôle de la volonté, peuvent faire que le travail parvienne à déboucher sur l'art. Mais la perfection dans le métier est essentielle pour tout artiste. Elle constitue une source d'imagination créative. Nous formons une nouvelle communauté d'ouvriers sans distinction de classe ».6 La rébellion anti-académique alors exprimée va trouver son pendant dans les congrès des CIAM (Congrès Internationaux d'Architecture Moderne) créés par Gideon et Le Corbusier en 1928. L'architecture doit s'industrialiser et cela doit passer notamment par une préférence pour la préfabrication et une esthétique inspirée par le “standard”. Walter Gropius y voit la possibilité d'améliorer le confort de tous et d'appliquer leur savoir au service des besoins quotidiens de la population sans distinction de classes ou de richesses. Mais la notion de beauté devient difcile à définir. Selon lui, un bâtiment, un objet est beau car il remplit sa 12


fonction. Cete logique rationaliste aboutit à une définition mathématique de la beauté qui a pour but de la rendre totalement cohérente. La notion de beauté est en efet pour le Mouvement Moderne un point faible qu'il faut faire disparaître car s'oppose a priori à cete logique standardiste (le standard a, par définition, peu de chances de produire la beauté qui est souvent liée à une certaine liberté). Il utilise d'ailleurs le terme “beauté” avec des guillemets : « Du point de vue artistique, il faut approuver les nouvelles méthodes de construction. La standardisation des éléments de construction aura pour résultat la salutaire uniformisation des maisons et des quartiers nouveaux. On ne doit pas craindre la monotonie, car à partir du moment où l'on satisfait à l'exigence fondamentale de la standardisation des seuls éléments, les édifices construits à partir de ces éléments seront, eux, aussi variés qu'on voudra. Leur “beauté” viendra de l'usage des matériaux appropriés et d'une structure simple et claire... La standardisation ne restreindra certainement pas la part de création personnelle. »7 Il est intéressant de noter que lors du passage de la théorie à la pratique, la réalité s'est révélée plus complexe. La manière dont le Mouvement Moderne a formalisé ses théories, de manière systématique et dogmatique n'a pas toujours été réceptionnée de la meilleure manière de la part des populations, faisant disparaître des siècles d'imaginaire lié au logement et à la ville. D'autre part, en devenant l'architecture ofcielle des Etats démocratiques, elle a perdu le dynamisme qui caractérise l'art contemporain et la dimension artistique qu'il contenait au départ. Elle a alors réalisé vulgairement l'objectif qu'il s'était donné au départ, banaliser l'oeuvre d'art. Et au contraire, les logements qui devaient être des modèles standards pour concevoir le logement de masse se sont vus depuis élevé au rang d'oeuvre d'art, d'icônes architecturales, comme la cité Radieuse de Le Corbusier. Daniel Pinson nous fait cependant remarquer que les domaines (les objets industriels, préfabriqués) dont s'inspirait le Mouvement Moderne n'ont pas eu de difculté à intégrer cete dimension artistique et que finalement, l'échec de la mise en pratique de ses théories ne tenait pas uniquement dans le fait de la standardisation et de l'industrialisation. Que finalement, science et art pouvaient se rapprocher. Les années 80 ont ensuite vu surgir ce qui est appelé trop vaguement le post-modernisme. Terme vague car il englobe de nombreux courants de pensée, entre le minimalisme qui s'inscrit dans la continuité du Mouvement Moderne et de ses principes, l'architecture dite High-Tech, ou encore l'architecture organique et

fluide dont l'expression est

volontairement réactionnaire aux théories des Modernes (Zaha Hadid ou Franck Gehry 13


pourraient en être les figures de proue). Toujours est-il que cete ère post-moderne a érigé l'architecte à un nouveau rang : celui de star. Contre la standardisation et l’uniformisation se développent de nouvelles individualités, l'image de l'artiste solitaire, donc libre de s'exprimer, de faire ressortir sa personnalité dans ses œuvres. Les noms créent l'image et l'architecture devient objet. Nous sommes toujours pleinement dans cete mouvance : nous voulons de la star, de la marque qui fait vendre et qui sufra à elle seule à atrer les cohortes de fans. L'architecture s'est de nouveau hissée au rang d'oeuvre d'art. Ainsi, derrière cete question d'architecture-art ou architecture-science, s'est posée celle du rôle de l'architecte. Alors que l'académisme revendiquait une architecture élitiste, Monumentale, architecture spectacle, l'architecte se positionnait au-dessus des masses. Le XXème siècle a vu naître la conception opposée à cete idéologie, l'architecture devant se metre au service de tous avec équité et répondre aux demandes sociales, aussi bien que spatiales. Á l'aube du XXIième siècle, où nous assistons à un retour de l'architecte-artiste, libre et solitaire, archistar8, certains se posent la question de savoir quelle mission possède vraiment l'architecture et comment retravailler ce lien entre art et architecture. Ce lien entre l'architecture et le monde qui nous entoure. J'ai le sentiment que cete nouvelle génération d'architectes revendique la relation que possède l'architecture avec les autres domaines de création et essaye de les fédérer. En faisant cela, elle se trouve dans une continuité certaine avec le post-modernisme. Mais elle s'y oppose également, en se réappropriant la volonté des Modernes de banaliser l'oeuvre d'art. Elle exprime selon moi, une certaine humilité en revendiquant ne pas tout savoir, ne pas tout connaître, ne pas pouvoir déterminer les usages des habitants sans eux et avoir besoin des autres pour réussir son projet, qui est de répondre au mieux aux demandes des habitants, qu'elles soient d'ordre économiques, sociales, esthétiques, symboliques. En fait, ces demandes combinent la plupart du temps ces exigences et cete complexité a induit la participation de nouveaux acteurs dans ces nouveaux projets urbains.

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Du potentiel de la pluridisciplinarité... « Ne marche pas devant moi Je ne te suivrai peut-être pas. Ne marche pas derrière moi Je ne te guiderai peut-être pas. Marche à côté de moi et sois simplement mon amie. » Albert Camus Comme le dit Patrick Bouchain, l'architecture est partout et elle est l'afaire de tous 9. En efet, dans le domaine des arts, l'architecture a un rôle très particulier car elle réunit des domaines extrêmement diférents et pourtant qui ont tous trait à l'espace, sa conception et son appropriation. La participation de ces domaines est nécessaire de par la nature de l'architecture, sa vocation a être utilisée, sa valeur sociale, artistique, mais également économique et politique. Nous pouvons le constater de manière évidente à l'école : dès la première année, nos professeurs ne sont pas seulement des architectes, ce sont aussi des ingénieurs, des historiens, des plasticiens, des sociologues, des paysagistes, etc. Chacun nous apprend, à sa manière, à créer de l'espace, et permet de nous faire observer l'architecture sous un angle chaque fois diférent. C'est alors la synthèse de ces apprentissages qui crée la richesse, la complexité, la qualité de notre enseignement. Cete pluridisciplinarité s'exprime souvent ici sous la forme de collectifs et d'associations, dont l'organisation horizontale, non hiérarchisée, traduit une volonté de mise à niveau des compétences et des savoirs, et une reconnaissance de la légitimité de ceux-ci dans le processus de projet. Ces collectifs ou associations ne se revendiquent donc pas d'une profession en particulier, et essaient de regrouper ces savoirs multiples. Néanmoins, en fonction du collectif, une profession reste souvent dominante par le nombre de ses représentants en son sein : généralement des architectes, artistes ou paysagistes, ceux qui sont par défaut les concepteurs d'espace. Cete dominance peut être perçue comme la persistance d'une certaine hiérarchie au sein des associations mais elle permet aussi de distinguer les collectifs et leurs actions. Les architectes ne vont pas intervenir exactement de la même manière que les paysagistes sur l'espace urbain, par exemple. Á savoir également qu'il est de plus en plus fréquent que les collectifs collaborent en fonction des projets afin de compléter leur champs de connaissances : Bruit du Frigo à Bordeaux collabore avec d'autres collectifs comme Coloco lors de la manifestation Lieux possibles #1 à Mérignac Beaudesert.

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Cependant, cete organisation horizontale possède des limites, comme l'ont confirmé les membres du collectif ETC, basé à Strasbourg, mais qui efectue depuis novembre 2011 un tour de France afin de collaborer avec des collectifs locaux (Bruit du Frigo à Bordeaux, par exemple). Formé de douze jeunes architectes très récemment diplômés qui se sont rencontrés sur les bancs de l'école d'architecture de Strasbourg, ils se satisfont aujourd'hui du statut associatif qui leur permet cete organisation particulière. Ils expriment cependant deux limites à celleci. La première est sans doute la plus évidente : concevoir un projet à douze, sans hiérarchie est compliqué. Il s'agit de se remetre perpétuellement en question, et de pouvoir trouver un terrain d'entente où chacun est satisfait du projet qu'ils metront en place. Ainsi, les discussions durent longtemps, les compromis sont obligatoires à certains moments. Ils confient aussi que souvent, ils ont dû efectuer de multiples retours en arrière lorsque certains n'étaient pas satisfaits de la tournure du projet. Tout se vote, tout se dessine à douze, et le consensus est obligatoire. La seconde est le passage du statut associatif, à celui d'une agence d'architecture à proprement parler. Ils expriment en efet la volonté de pouvoir, dans le futur, concevoir des bâtiments, de l'architecture « en dur » comme ils l'appellent. Or, une certaine hiérarchie devient nécessaire, ne serait-ce que pour des questions économiques : passer de douze bénévoles à douze salariés nécessiterait de payer des charges importantes, équivalentes à celles d'agences plus anciennes et mieux installées. Ils voient ce passage d'un statut à l'autre comme un défi à relever dans le futur, qui leur permetrait d’expérimenter de nouvelles choses et ne mesurent peut-être pas encore l'importance des obstacles à surmonter.

Table ronde du collectif ETC, lors d'un chantier

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Une revendication d'un « savoir citoyen »... Pourquoi ne pas conserver cet apport multi-disciplinaire dans la fabrication concrète de l'architecture et y inclure le dernier maillon de la chaîne : l'habitant ? Il pourrait alors sortir de sa position trop souvent passive. Le rendre actif dès le départ de la conception jusqu'à l'utilisation en passant par la construction permetrait un sentiment d'appropriation extrêmement fort. On lui rendrait la possibilité de choisir, d'être libre de faire sa ville. C'est la réflexion portée par cete famille de projets qui porte la participation active en étendard. L'habitant prévaut, retrouve sa place dans la chaîne de la création de l'espace. Se faisant il permet aussi de donner de la singularité à ces projets : à chaque situation unique sera apporté une solution unique. Á ce sujet, Yvan Detraz, à la tête de l'association Le Bruit du Frigo avec Gabi Farage déclare : « On ne peut être citoyen sans comprendre nos cadres de vie et sans pouvoir agir dessus. »10 citoyen, enne : n. Terme par lequel on désigne Tous ceux qui, dans un état organisé, jouissent des mêmes droits et obéissent aux mêmes lois. Par restriction de sens, il signife aussi celui qui habite dans une ville et y jouit du droit de cité.11 Pouvoir exercer son droit à la citoyenneté dont nous sommes théoriquement tous pourvus de manière égale ferait donc de l'habitant un acteur à part entière dans le processus de création de la ville, même à petite échelle. Ce serait ainsi lui donner la possibilité de jouir de son droit. Si l'architecte aide à élaborer le projet, il se pose surtout en accompagnateur. Ce statut est particulier parce qu'il tend à donner à la population la possibilité de s'exprimer, autant sur le fond que sur la forme. Il redéfinit aussi le rôle de l'architecte. Yona Friedman qui a théorisé énormément sur ce sujet dès les années 70 soutient par exemple que l'architecte doit laisser plus de place à l'habitant dans le processus de projet et imagine une profession qui serait plus proche des autres professions libérales comme les avocats ou les médecins, en cabinet de conseil. L'habitant déciderait de consulter ou non l'architecte avant de bâtir, paierait des honoraires et déciderait ou non de suivre les conseils reçus. Il s'agit d'une utopie qui soulève certes énormément d'autres questions, mais elle reste tout de même pleine de sens. On peut notamment constater que ces micros projets 18


urbains se rapprochent un peu de cete vision d'un architecte-conseil, qui n'impose pas, qui ne s'impose pas, mais qui propose un cadre, des règles du jeu à l'habitant, nécessaires à l'élaboration d'un espace harmonieux.

Le « savoir citoyen » est-il légitime ? Il existe selon Héloïse Nez12, trois types de savoirs qui interviennent principalement dans l'urbanisme participatif, et auxquels les citoyens ordinaires font appel lors de leur implication dans le processus de fabrique urbaine : la « raison ordinaire », l' « expertise citoyenne » et le « savoir politique ». La « raison ordinaire » fait référence à la possibilité de chacun d'émetre un jugement basé sur sa propre expérience et ses usages personnels. Ce « savoir d'usage » est le plus mobilisé dans l'urbanisme car il s'appuie sur l’expérience et la proximité. Ils constituent une culture d'un lieu car situé par nature, et peut aussi constituer la mémoire de celui-ci. On l'appelle aussi « savoir local », « savoir de terrain » ou « savoir riverain ». Ils peuvent être individuels, mais aussi collectifs, auquel cas ils sont souvent plus structurés et plus conceptualisés car débatus collectivement. L' « expertise citoyenne », ou « savoirs professionnels » indique quant à lui le savoir acquis par le citoyen au sein de sa vie professionnelle, qu'il réutilise ensuite dans le cadre de son action ou de sa participation urbaine. Les citoyens peuvent également acquérir des savoirs professionnels en développant des « compétences d'enquête sociale », c'est à dire à se documenter, faire des recherches, apprendre à lire un plan. Il peut parfois jouer le rôle de médiateur entre les concepteurs et les habitants, explicitant certaines notions, et permet également d'intervenir plus facilement auprès des concepteurs grâce à leur aisance. On assiste à une professionnalisation des savoirs au sein notamment des associations. Afin de légitimer leur démarche, elles vont de plus en plus chercher à maîtriser une grande quantité de savoirs et de techniques, par un processus d'autoformation. Cete professionnalisation est cependant à double tranchant, car si elle permet de légitimer leurs discours auprès des institutions et des habitants, elle peut s'écarter des savoirs d'usage et donc des autres citoyens. Il existe enfin les « savoir militants » qui sont des savoirs que les citoyens ont acquis au sein de collectifs (parti politique, association, etc.). Ils font référence à une capacité de mise en réseau importante, et de savoirs et savoir-faire politiques. Ils se traduisent par une bonne connaissance des mécanismes politiques et administratifs et une aisance lors de la prise de parole par exemple. 19


Ainsi, au sein des association et collectifs d'habitants, ces savoirs se complètent, se superposent ou s'additionnent. Il est aussi intéressant de noter que si le savoir d'usage est commun à tout ceux qui possèdent une expérience d'habitant, les savoirs professionnels et savoirs militants supposent un apprentissage. Ils nous intéressent ici car ils permetent de prendre la mesure de ce que le citoyen peut mobiliser afin de se constituer un savoir pertinent et ainsi rendre sa participation légitime lors des processus de création urbaine et en particulier dans le cadre de ces projets qui font intervenir l'habitant à tout les stades de la création. Le collectif ETC définit d'ailleurs un type de participation, la « participation créative », qui permet au citoyen d'être décideur et acteur du projet. Un habitant qui possède une « maîtrise d'usage », ce qui en fait un collaborateur primordial. Il peut aussi dépasser ses intérêts personnels et se metre au service d'un projet collectif : « Il s’agit de faire émerger des stratégies de projet à partir de l’imaginaire des citoyens. Ainsi, on élabore des outils permetant de metre en place un climat créatif, comme par exemple des ateliers pratiques, des séances de discussions et d’échanges. Cete forme de participation créative donne la possibilité aux citoyens de proposer des solutions et de les expérimenter. Ils sont en cela impliqués dès les phases de conception et sont présents tout au long des phases suivantes. Les citoyens sont « moteurs » du projet. »13

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2° Patrick Bouchain et Lucien Kröll, deux ré-interprétatons du rôle de l'architecte

Patrick Bouchain Né en 1945, Patrick Bouchain est un architecte Français qui se considère comme un activiste, défendant le principe d'une architecture HQH, à « Haute Qualité Humaine ». Entre enseignement et pratique, il a toujours pu défendre ses idées et leur permetre de se propager. On parle d'ailleurs des « enfants de Bouchain » dans certains textes, en référence à ces nouveaux collectifs qui prônent la ré-utilisation des matériaux, comme l'association Bellastock qui regroupe pour la plupart des anciens étudiants de Patrick Bouchain. Pour lui, un autre monde est possible, et c'est celui dans lequel nous vivons. Nous devons changer notre manière de vivre ensemble, en aidant chacun à agir sur son cadre de vie. Il enseigne, donc, dans plusieurs cadres, pas seulement les écoles d'architecture : professeur de dessin et d'architecture à l'École Camondo à Paris (1972-1974), à l'École des Beaux-Arts de Bourges (1974-1981) et à l'École de Création industrielle de Paris (19811983), dans laquelle il va innover et proposer d'installer un désordre créatif, permetant à chaque étudiant de posséder les clés de l'établissement. La mesure ne dure que peu de temps mais les esprits des étudiants resteront marqués par ce refus de l'ordre établi et son anticonformisme. Il a également occupé des fonctions politiques importantes (successivement conseiller auprès de Jack Lang, puis conseiller auprès du Président de l'Établissement public du Grand Louvre (1992-1994)). De 1990 à 1993, il a été le directeur de l'Atelier public d'architecture et d'urbanisme de la ville de Blois. Il a donc joué des rôles importants dans le monde de la culture et ce depuis maintenant trente ans. Son activité est plus particulièrement axée sur les arts du spectacle, la mobilité et l'éphémère. Il la résume en ces termes : « Aujourd'hui, ce qui m'intéresse, c'est de comprendre le besoin. Je crois à l'explication, à la vision collective des problèmes et à la décision individuelle. Pour réaliser un projet, il faut être un observateur, écouter jusqu'à repérer dans le désordre la chose qui fait que tout concorde, soudain que tout devient juste. C'est exactement comme un travail de meteur en scène. » 21


Dans son livre Construire Autrement, ainsi que dans ses autres ouvrages et ses diverses interventions dans les événements culturels (les entretiens au Palais Chaillot par exemple), il explique quels sont selon lui les concepts fondateurs de son architecture et développe une véritable méthode qui a pour but d'être reproduite. Il explique notamment qu'il ne se considère pas architecte mais constructeur. Il base ainsi sa pratique sur l'empirisme, le pouvoir du faire, afin de sortir de l'aliénation dans lequel ont été enfermés les professions manuelles, devant être au service des concepteurs et dénonçant ainsi le clivage qui sépare depuis longtemps ceux qui pensent l'espace, de ceux qui construisent l'espace, ces derniers étant selon lui, trop souvent considérés comme de simples mains au service de l'architecte. Il parle donc souvent d'une collaboration étroite, d'un échange perpétuel entre l'architecte et l'ouvrier, efaçant ainsi les rôles prédéfinis. La main est indissociable de la pensée, des sentiments et de la réflexion du constructeur. Sinon, l'Homme se réduit à une force de travail, ce qui conduit à cete aliénation. Pour cela, il a mis en place tout au long de sa carrière plusieurs outils. Il a d'abord tenté de metre en place des outils de communication diférents du plan et de la coupe de l'architecte. Des éléments interactifs, où chacun parle le même langage. La communication, élément fondamental de la construction du projet est ainsi un des principaux problèmes à résoudre. Il tente également de faire participer l'enseignement en impliquant systématiquement des étudiants de l'école d'architecture la plus proche à chacun de ses chantiers. Il oblige aussi ses architectes à séjourner sur le lieu du chantier durant toute son édification, estimant qu'on ne peut pas comprendre un lieu sans y vivre. Faire plus avec moins, voilà également un des fondements de l'architecture de Bouchain. Toujours dans la recherche de l'économie maximale pour le maximum d'efet, l'architecte cherche à réinterpréter et donner un sens diférent à l'architecture, et notamment celle de l'industrie du spectacle dont il est très proche. Selon lui, faire plus voire trop, enferme les usages et les usagers, enferme l'architecture dans ce que l'architecte atend d'elle au moment du projet, faire trop empêche donc de donner un caractère évolutif à l'architecture, comme si elle se figeait dans le temps et l'espace dès lors que l'on atend trop d'elle en y metant trop de moyens. Il pense au contraire que metre peu de moyens permet de donner plus de liberté, l'architecture ayant alors à répondre à moins d'enjeux, d'atentes, de pression, presque comme si ses architectures étaient des êtres vivants capable d'éprouver du stress au même titre que ses usagers. Il souhaite alors les laisser vivre, grandir évoluer, comme des plantes que l'on cultive, qui changent au gré des saisons. Il adjoint à cete « doctrine » la volonté de donner plus de fond et moins de forme à l'architecture, et ainsi gagner en enchantement. Ainsi, ces deux idées se rejoignent et se 22


complètent chez Patrick Bouchain et en résulte une architecture faite non pas pour durer et avoir une pérennité, mais pour raconter des histoires, enchanter, dialoguer avec un public. Souvent, il met en scène les usagers au travers de son architecture, les artistes la plupart du temps, mais aussi les habitants comme par exemple les enfants à la piscine de Bègles. Dans ces deux idées, on retrouve ce qui caractérise ces nouvelles architectures urbaine : la simplicité, l'évolutivité, une atention portée aux usages et aux usagers, une volonté de raconter des histoires. Ce n'est pas pour rien que nombreux sont les jeunes architectes qui aujourd'hui s'inscrivent dans des démarches de réutilisation de matériaux inutilisés, de processus alternatifs dans la fabrication de l'espace, une nouvelle génération guidée par ces maîtres à penser qui ont su éprouver leur discours et les metre en pratique.

Quelques unes de ses principales réalisations :

1984 : Théâtre Zingaro (Aubervilliers) 1985 : Aménagement du Magasin (Grenoble) 1991 : Volière Dromesko (Lausanne) 1991 : Le Caravansérail de la Ferme du Buisson (Noisiel) 1994 : La maison "Starck": il réalise cete maison en bois imaginée et par P. Starck et vendue sur le catalogue des " 3 Suisses" 1997 : Siège social de Thomson Multimédia (Boulogne-Billancourt) 1999 : Transformation des anciennes usines LU et création du Lieu unique (Nantes) 2000 : Musée international des Arts modestes (Sète) 2001 : Chapiteau du Théâtre du Centaure (Marseille) 2002 : Académie Fratellini (Saint-Denis) 2005 : Piscine les Bains (Bègles) 2006 : Pavillon français à la biennale d'architecture de Venise 2007 : Cité nationale de l'histoire de l'immigration (Paris) 2007 : Transformation des abatoirs le Channel (Calais) 2010 : Exposition aux Rencontres d'Arles, France.

Page suivante, de haut en bas : vue à l’intérieur de la salle de l'académie Fratellini ; la piscine de Bègles rénovée en 2005 et un dessin du centre Pompidou mobile, un musée itinérant >

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Lucien Kröll

Architecte Belge né en 1927, il oriente sa carrière entièrement autour de la participation des habitants et de la co-construction. Il s'oppose fermement au Mouvement Moderne et récuse la standardisation alors imposée aux sociétés occidentales. Une culture occidentale selon lui trop longtemps basée sur la déification de l'argent, trouvant dans le modèle capitaliste une possibilité de se développer et de faire toujours plus de profit, modèle instauré par Henry Ford et Frederick Taylor, les deux inventeurs du travail à la chaîne et de la répétition au service de la rentabilité. Il fait part en 200615 de son désarroi au lendemain des émeutes dans les banlieues, et plus spécifiquement à Clichy-sous-Bois. Des émeutes dont sont pour lui responsables les architectures modernes, des architectures qu'il qualifie donc de tayloristes.

Pour lui l'architecte doit s'imposer le renouvellement, l'inédit, et s'interdire la reproduction. Cet inédit est conditionné par la participation des habitants, du contexte, au processus de projet, depuis la conception jusqu'au chantier, dans le sens où chaque situation de projet est inédite et chaque habitant est unique. Son architecture se veut ainsi révélatrice de la diversité des populations, des sociétés et des cultures, en opposition à l'idée d'uniformisation véhiculée par le mouvement moderne. Il trouve également une inspiration dans les bidonvilles, un peu à la manière de Yona Friedman (qui explique dans son livre l'architecture de survie comment la décroissance peut permetre à l'architecture de devenir plus humaine). Il déclare : « Un exercice salutaire est celui des bidonvilles, ils sont la forme intemporelle de l’urbanisme participatif. Essayons d’oublier un moment leur pauvreté pour observer comment ils sont condamnés à l’intelligence communautaire et comment les espaces se forment et se transforment. Quel exemple pour nous qui possédons les sciences humaines, la psychologie des groupes, l’analyse institutionnelle, les techniques de gestion de la complexité construite, etc. ! La densification des villes réclamée par l’écologie ne peut se conduire qu’avec des attudes de coopération, parallèles à celles des bidonvilles. Oserait-on aujourd’hui en proposer le modèle comme source d’inspiration ? »

Il développe ainsi une esthétique qui lui est propre et qui est caractéristique de cete volonté de singulariser, individualiser l'architecture. Cete esthétique suit quelques 25


préceptes récurrents, observables dans le projet de la Mémé à Louvain, en Belgique : -l'éclatement des formes en de plus petits éléments -la multiplicité des formes -l'utilisation de matériaux diférents au sein d'un même projet.

Il réhabilite un grand nombre d'ensembles de logements sociaux et signe notamment à Pessac Alouette, à quelques kilomètres de la cité Frugès de Le Corbusier, la réhabilitation d'un ensemble de logements :« Datant des années '50, le quartier groupait 187 petits logements en mauvais état et jugé irrécupérables : l'OPDHLM a décide de démolir et de remolir aussitôt. D'abord mailler notre territoire sur le quartier : lui fournir un vis-à-vis, prolonger ses voiries chez nous (elles sont devenues molles, désordonnées et aimables, 30 km/h), inviter des activités (quelques commerces par exemple) et enfin, lui ressembler ! Et adopter un style bonhomme (évidemment, rien n'est jamais répété) et des plans préindustriel : il s'agit un peu, d'une décolonisation nord-sud ! Les habitants le feront euxmêmes, leur quartier. »15

Quelques unes de ses principales réalisations :

1959 : groupe d'habitations à Auderghem (Belgique) 1963 : centre œcuménique à Chevetogne (Belgique) 1976 : les Vignes-Blanches logements à Cergy-Pontoise (France) 1970 : La Mémé, Louvain en Woluwe (Bruxelles) 1978 : Station de métro Alma (Bruxelles) 1983 : école technique à Belfort (France) 1998 : lycée HQE à Caudry (France) 1998 : logements et commerces à Dordrecht (Pays-Bas) 2002 : quartier des Brichères 100 logements à Auxerre 2006 : Place des Veens (Centre-ville) 42 logements à Auxerre 2008 : 40 logements à très basse consommation énergétique Auxerre Page suivante, de haut en bas : photo des logements à Pessac et photos de la Mémé à Louvain >

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Il est d'ailleurs intéressant de noter à quel point ces architectures qui se réapproprient les codes de l'architecture du bidonville, de la pauvreté, une pauvreté revendiquée qui plus est, mais aussi et surtout l'idée de l'habitant constructeur, influencent aujourd'hui l'architecture dite durable ou verte :

Á

la

manifestation

architecturale

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bordelaise Agora , il y a quelques semaines, les gagnants de l'appel à idée

« Habiter

distinguent

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volonté de créer une architecture poétique, où l'habitant s'approprie le chai à sa manière, comme il le veut, et suggèrent la diversité et la multiplicité induites par la co-construction, l'intervention de l'architecte se limitant alors à la définition d'une structure tramée pouvant accueillir les appartements.

De son côté, la municipalité de Bègles développe avec l'architecte Christophe Hutin un nouveau mode d'habiter, selon eux inédit en France : des plateaux de béton forment une structure verticale dans laquelle viennent se nicher les habiter traditionnels (ou non!) des habitants, verticalisant ainsi la nappe pavillonnaire. Habitat exemplaire et durable ou utopie, l’expérience est en tout cas en passe de devenir réalité.

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3° Réinvestr les friches et les délaissés Ces nouveaux processus interrogent donc le rôle de l'architecte, une autre manière de concevoir. Mais elles interrogent aussi le devenir des territoires urbains délaissés, tous ces territoires que l'on ne remet pas à la phytoremédiation et donc, qui ne peuvent pas être rendus à la nature. Leur abandon est souvent synonyme de ruptures dans les villes, de perte de lien social pour les habitants qui n'ont pas d'autres choix que de les côtoyer quotidiennement, de faire avec et de se sentir à part, hors des centres villes. D'autre part, ils possèdent souvent un potentiel considérable de champs d'action et des possibilités d'appropriations singulières qui restent inexploitées. Ces espaces peuvent se trouver en plein cœur de la ville comme la place André Meunier, à Bordeaux, situé dans le quartier de la gare. L'association Friche and Cheap qui souhaite créer un jardin participatif durant les travaux afin de favoriser l'appropriation de cete place17, longtemps abandonnée aux sans-domiciles fixes qui y plantaient leur tentes, lieu alors stigmatisé, et très mal perçu par les riverains. Les réinvestir signifierait donc rendre une qualité à des espaces abandonnés par les politiques publiques de la ville, leur donner une valeur.

Des espaces sans valeur... Ces espaces abandonnés prennent de multiples formes. De la frange herbeuse en bord d'autoroute au pied d'immeuble des grands ensembles en passant par les friches industrielles, la polymorphie les caractérise et les rend difcilement classables et donc difcilement appréhendables. Dans ces lieux souvent localisés près des zones sensibles, le lien social se dégrade. Ils sont des zones de non-lieux mais aussi de non-droits : la sécurité, mais également l’accessibilité et la liberté de circulation n'y sont plus assurées. Il s'agit là d'une catastrophe sociale et politique : quand la ville influe sur notre sociabilité, nos émotions, nos échanges, favorise ou empêche des rencontres et des mouvements, le délaissé nous fragmente et nous sépare les uns des autres et permet de metre au ban de la société des populations déjà en difculté : il empêche le droit à cete citoyenneté auquel nous devrions pourtant tous avoir accès. Mais on s'y habitue, comme une tâche sur un mur qu'on ne voit plus jusqu'à ce qu'un visiteur nous la fasse remarquer. Les espaces abandonnés sont ainsi tous porteurs de cete ambivalence négative : ils sont nuisibles pour la ville et ses habitants et pourtant on ne les remarque plus, devenus résidants de la ville contemporaine. Ils restent ainsi immuables, toujours présents, à observer patiemment la 29


ville fourmiller autour d'eux, dans l'indiférence la plus totale. Il paraît ainsi légitime de s'interroger sur les raisons de leur présence. Pourquoi laisse-t'on en centre ville des espaces vacants, des trous urbains, alors qu'on va chercher à urbaniser toujours plus loin, avec une frénésie symptomatique d'un besoin de dérouler sans cesse les plans urbains. Il s'agit bien souvent d'un problème de valeur et d'usage. En efet, un terrain est urbanisé car un acteur (un promoteur, un particulier, un élu, etc.) y trouve un intérêt. Cet intérêt peut donc être de multiples natures. Intérêt économique souvent, mais aussi logistique ou politique, il guide les décisions et dicte sa forme à la ville. Ces espaces vides sont donc dépourvus, à priori, d’intérêt, de valeur. Sur ce sujet, Romain Paris18 explique que les motivations économiques « font la spécificité des délaissés, dans leur origine comme dans leur traitement ». Il ajoute également : « Si bon nombre de ces terrains ne sont pas exploités, c'est souvent parce que leur nature les rend peu viables, soit parce qu'ils sont mal situés, soit qu'ils sont tellement pollués que leur remise en état leur confère une valeur négative. C'est aussi parce que le marché de l'immobilier est capricieux, que l'investissement est risqué. C'est surtout parce qu'on ne sait pas les valoriser : malgré les discours, les faits révèlent que l'extension est préférée à l'intensification, que la périurbanisation l'emporte quantitativement sur la fabrique de la ville elle-même. Le manque de rentabilité de ces terrains dans les cycles trop courts de l'aménagement semble avoir justifié leur état. » Ces vides dans la ville sont également les rebuts de la conception urbaine contemporaine elle-même. Une conception qui ne rentabilise pas tous les espaces : ils sont le fruit d'un processus qui automatiquement les engendre comme la matière engendre l'anti-matière, le plein engendre le vide. Ils deviennent alors des lieux isolés, ignorés, infréquentés et infréquentables. Par exemple, une étude datant de 1997 laisse apparaître que la création de 10 hectares d'urbanisation nouvelle en Ile-de-France engendre 2,5 hectares de terrains vacants. Ils sont aussi le fruit d'une volonté de créer toujours plus de réseaux routiers : le déroulement d'un maillage routier dense engendre énormément d'espaces sans qualités et sans usages, où personne ne veut aller. La ville se met alors à distance des voies rapides et il en résulte ces non-lieux, tristement nécessaires à la mise à l'écart de ces nuisances.

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Sur ce relevé des espaces en friches dans l'agglomération bordelaise qu'a effectué Yvan Detraz (architecte fondateur de l'association « Bruit du Frigo »), dans le cadre de son TPFE intitulé « zone sweet zone » en 1999, on observe une ceinture d'espaces délaissés, affectant principalement les zones péri-urbaines.

Et si ces espaces devenaient des coutures, au lieu d'être des limites séparatrices?

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Leur donner une valeur... différente ? Ces terrains, ces lieux, ces territoires parfois, seraient donc sans valeur. Il devient alors intéressant de se poser les question suivantes : quelle est la défnition de cete valeur ? et pour qui est-elle signifcative ? car si nous avons évoqué plus haut les problématiques que soulèvent les délaissés, elles sont souvent engendrées par les mêmes acteurs : les promoteurs, les urbanistes, les architectes, les politiques. Les hautes sphères de décision de la fabrique de la ville en somme. En aucun cas ces questions ne sont soumises à l'avis du principal acteur qui soufrira de la présence de ces non-lieux, l'habitant. Il en résulte que ces problématiques sont souvent liées à des facteurs économiques comme Romain Paris l'explique, alors qu'il en existe bien d'autres. Il s'agit donc de trouver de nouvelles valeurs à ces lieux, des valeurs diférentes. Par exemple, un habitant donnera-t'il la même valeur à un terrain vague en face de sa fenêtre qu'à un espace vert, un jardin, qu'il prendra plaisir à contempler depuis sa fenêtre, à traverser en rentrant du travail, où rencontrer et échanger avec ses voisins? On ne se positionne pas de la même manière par rapport à ces espaces dans la ville. Pouvoir ne serait-ce que traverser un espace agréable, le regarder, le sentir présent, comme un plein et non plus comme un vide, lui donne une valeur au regard de ses riverains qui n'est certainement pas économique mais qui n'en est pas moins importante. Un terrain n'a donc pas une valeur unique, elle dépend au contraire de chaque diférent acteur de la ville. Ces autres valeurs ne sont ainsi plus seulement économiques : elles peuvent être symboliques, écologiques, sociales, etc. Une nouvelle rentabilité en somme. Ces projets se font alors en marge de tout règlement, de toute norme, de tout processus classique de fabrique de la ville qui leur ont justement donné naissance. C'est aussi un autre avantage du statut associatif que nous évoquions précédemment car ne pas être une vraie agence d'architecture leur donne la possibilité de s'emparer de ces lieux dont les décideurs ne veulent pas. Pouvoir se poser à un endroit, pour un temps peut-être, et lui rendre poésie, charme, usages, voilà aussi une des caractéristiques de ces nouvelles architectures. Des pratiques délaissées car mal définissables par les décideurs ont ainsi trouvé refuge dans des lieux qui possèdent les mêmes caractéristiques : mal définissables, mal identifiables, donc délaissés. Ces nouvelles urbanités redéfinissent le champs des possibles en s'ataquant en premier

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lieu à ce que nous côtoyons depuis trop longtemps pour qu'on remarque encore leur présence à nos côtés. Un exemple intéressant est celui cité plus haut brièvement : le 56 par AAA, créé en 2006 dans le quartier Saint-Blaise, dans le 20ème arrondissement de Paris (75) : le 56 est une sorte de chantier permanent logé dans un interstice urbain et géré par les habitants. Il s'agit de pouvoir s'approprier un délaissé, le pied de deux immeubles en l’occurrence, en lui donnant donc une nouvelle valeur, de nouveaux usages. Pour ce faire, on donne une nouvelle valeur écologique, puisqu'il s'agit de cultiver un jardin potager, mais aussi sociale, puisqu'on le fait avec ses voisins, ce qui permet de se rencontrer, d'échanger, encore plus grâce à son statut autogéré entièrement par les habitants.

Aujourd'hui, environ quarante personnes ont les clés de l’espace et l’utilisent régulièrement pour du jardinage, des distributions de légumes bio, des spectacles, expositions, débats, fêtes, ateliers, projections, concerts, séminaires. Le bâtiment construit donc la limite de la parcelle sur la rue et le jardin est derrière. Le collectif AAA travaille la limite comme un bord : « comme une métonymie de ce qui se passe à l’intérieur, les limites et les clôtures des espaces partagés que nous avons construits jusqu’à présent trouvent toujours une autre fonction, parallèle et contradictoire : laisser voir à travers, laisser passer les plantes, exposer, jouer, etc. De cete manière, une limite entre deux espaces se transforme en espace d’échange, la séparation se transforme en interface de dialogue. » 19 La structure du bâtiment est en bois avec une toiture végétalisée et des panneaux photovoltaïques sont mis en place, des toiletes sèches ont été installées et l'eau de pluie est récupérée.

L'interstice passe d'un statut de friche à celui d'un espace approprié grâce à l'intervention de l'association et des habitants.

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4° Lorsque l'éphémère questonne les temporalités de projet

Ces architectures urbaines ont cela en commun qu'elles se posent sur ces délaissés, les révèlent et permetent d'en faire ressortir des qualités d'appropriation et d'usage. Mais la plupart s'y posent pour un moment seulement. Ce caractère éphémère constitue une des caractéristiques fondamentales de ces nouveaux projets urbains. Il semble aussi revenir avec plus de force ces dernières années. Alors on se pose les questions suivantes : l'architecture éphémère peut elle s'inscrire dans une réfexion urbaine globale et durable ? Quel pouvoir ou limites l'éphémère donne-t'il à ces architectures ?

Une architecture éphémère durable...

Architecture éphémère, architecture durable, ces termes à priori s'opposent. Selon le Petit Robert, durable signifie « de nature à durer longtemps. » Quand un terme suggère le moment particulier, la fin préméditée, l'instantané, l'autre évoque la pérennité, la continuité et peut-être aussi l'immortalité. Des temporalités diférentes au premier abord, des enjeux diférents, qui donneraient lieu à des architectures diférentes. L'architecture peut-elle être éphémère et durable ? Les deux à la fois sans que l'un n'altère l'autre ? Cete question est essentielle pour la famille. Car si les projets sont pour la plupart temporaires, on peut se poser la question de ce qu'il en reste ensuite, quel est leur devenir. Leur durabilité ainsi que leur légitimité . Pourquoi construire une architecture vouée à disparaître qui ne laisserait aucune trace derrière elle, si ce n'est pour procurer un plaisir passager. En fait, il faut préciser les deux définitions. Le terme « durable » a en efet gagné une nouvelle acception, dans la mesure où il est devenu l’adjectif dérivé du terme « développement durable », s’étofant ainsi du contenu complexe de cete notion. Cela lui donne une autre dimension : celle de l'évolutivité, qui n'est pas synonyme de permanence ou d'immuabilité. Il évoque maintenant une certaine abstraction : de valeurs, des idées, des images et surtout des concepts deviennent durables. Le terme « éphémère », lui, est issu du mot grec ephêmeros, qui signifie « qui ne dure qu’un jour ». Il fait sa première apparition dans la langue française en 1256 par le biais du langage médical, avec

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l’expression « fèvre éfmère », qui désigne un état fébrile passager et sans conséquences. A la Renaissance, l’adjectif « éphémère » acquiert sa valeur poétique et figurée pour exprimer « ce qui est de courte durée », « précaire », « fugitif ».

On doit prendre en compte toute l'importance de la mémoire lorsqu'on évoque ce terme « éphémère ». Car si la réalité concrète, matérielle, s'eface et disparaît, les souvenirs, les sensations, les sentiments et les émotions demeurent. Notre cerveau, machine à se souvenir, nous met nos expériences passées en boîte (ou en tout cas celles qui nous semblent assez importantes). C'est ce qui permet de donner son caractère durable à l’éphémère. Car si l'architecture est matériellement éphémère, elle peut rester intellectuellement durable. « Les théories modernes de la mémoire montrent qu’aujourd’hui les traces d’un événement peuvent s’imprimer davantage dans les mémoires individuelles et collectives que sur un territoire. »20 L'éphémère possède donc une notion de durabilité, insoupçonnée au premier abord. Elle peut donc en toute légitimité poser des questionnements architecturaux, aussi bien que l'architecture « pérenne » et tenter d'y répondre et d'y apporter une solution parmi d'autres, lesquelles seront préservées par notre mémoire. L’éphémère peut ainsi participer à la construction de nouvelles images et représentations, ou à la transformation de celles-ci. Il peut contribuer à infléchir certaines pratiques et certaines manières de penser. Par exemple, une installation éphémère dans un espace peu valorisé peut, comme nous l'avons vu précédemment, faire changer la manière de voir cet endroit, lui donner ainsi une nouvelle valeur, et l’inscrire dans les cheminements ou les parcours d’une personne, même lorsque tout a été démonté. D'autre part, un événement, un projet éphémère peut déboucher sur une acceptation à long terme si il rencontre le succès nécessaire. Quel exemple plus frappant que celui du monument Français le plus connu au monde, la Tour Eifel qui fut construite dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris en 1889 et devait être démontée ensuite. L'éphémère peut également, provoquer une certaine prise de conscience, démontrer qu'un espace peut-être utilisé de manière diférente, que certains lieux ne sont pas voués à l'abandon et que d'autres modes d'appropriation sont possibles. Il peut également donner la première pierre de l'édifice imaginaire d'un lieu, d'un territoire, d'un morceau de ville, en terme de pratiques, d'usages et même parfois formellement. L'éphémère devient ainsi durable dans son efet à long terme, son influence sur nos villes et nos sociétés. 36


L'éphémère comme condition d'existence d'un projet...

Alors que l'éphémère a toujours existé, il semble faire un retour en force ces dernières années, notamment au travers de cete catégorie d'actions et de projets urbains. En plus de la portée intellectuelle qu'il possède, d'autres facteurs expliquent le choix pour ce type d'architecture. En efet, en tant qu'architectes nous ne connaissons que trop bien l'influence des normes et des réglementations qui influence les projets destinés (matériellement) au long terme, urbains ou non. Le caractère éphémère permet une plus grande distance par rapport à celles-ci, voire un afranchissement total. Il permet donc une plus grande liberté, un champs d'action plus grand et des possibilités d'expression formelle plus variées. Certains projets se concrétisent ainsi uniquement grâce à leur caractère temporaire. D'autre part, les coûts des projets sont moins élevés car les matériaux sont bon marché et la mise en œuvre plus simple comme nous le verrons dans la seconde partie. C'est aussi un moyen de faire un essai : dans la mesure où elle est vouée à disparaître et que la liberté d'action est plus grande, la possibilité de tenter de nouvelles choses est plus importante. Or, cete dimension empirique qui est commune à l'ensemble des projets de la famille, est fondamentale. Elle permet de ne pas se baser sur des préjugés ni des théories, mais au contraire de fonder le projet dans la réalité. Expérimenter permet aussi de construire une réflexion à long terme basée sur le concret, de construire ainsi un discours architectural légitime car lié à l'expérience. De se donner des armes pour les projets futurs en vérifiant certains concepts ou en les abandonnant en cas d’échec.

Les aménagements éphémères transmetent aussi certaines valeurs. Ils sont notamment symboles de lien social et de convivialité comme par exemple l’événement annuel Immeubles en fêtes qui est l'occasion de rencontrer et d'échanger avec ses voisins. Ils sont également le moyen de réduire les nuisances sonores et la pollution en ville, notamment en faisant prendre conscience de la place de la voiture en ville : les journées ou les dimanches sans voitures, les semaines consacrées à la mobilité douce ou au vélo, sont autant d’actions pour diminuer, au moins temporairement, le nombre de véhicules dans les villes et sensibiliser les citadins et citadines à l’utilisation d’autres modes de transports. Les parkings sont aussi des lieux privilégiés d'installation de ces aménagements comme les quais de Seine ou encore la manifestation Parking Day.

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Parking Day par Dédale invite les citoyens, le temps d'une journée par an, à s'interroger sur la place de la voiture dans nos villes. Chacun choisit sa place de stationnement et la manière dont il souhaite se l'approprier afin de révéler les multiples possibilités que ces espaces peuvent ofrir en terme d'usage. La manifestation aide ainsi à changer la manière dont les rues sont perçues et utilisées, générant une réflexion durable. L'événement à lieu à l'échelle mondiale (environ 140 villes dans plus de 21 pays), dont la France (en Île-de-France principalement) et a été imaginé initialement par le collectif « Rebar », en 2005 à San Francisco, qui est un mouvement interdisciplinaire regroupant artistes, paysagistes, designers et activistes. Il s'inscrit dans le programme de recherche et de production artistique SmartCity. Stéphane Cagnot, directeur de l’association Dédale qui coordonne le Parking Day en France : « C’était un galop d’essai en 2010 avec de bonnes surprises à la clé puisque Paris avait dépassé San Francisco en nombre de créations de parks. Cete année, y a un vrai engouement avec 170 parks créés au niveau national et déjà 90 pour Paris à dix jours de la journée mondiale Parking Day. La réussite tient pour beaucoup à la connexion des réseaux militants et associatifs (WWF, Alter éco) avec une démarche artistique et événementielle grand public. » « C’est un événement citoyen et festif qui soulève beaucoup de questions autour de la place de la voiture et du végétal en ville, mais c’est aussi une certaine idée du bonheur en milieu urbain. C’est un laboratoire d’idées sur les nouveaux usages urbains ( guérilla gardening ) et la réappropriation de l’espace urbain. A ma grande surprise, il n’ y a pas eu d’incident avec les automobilistes sur les places de stationnement occupées. Tout simplement parce qu’on n’est pas là pour bloquer la rue. Parking Day ce n’est pas une opération coup de poing. »21 Ainsi, Parking Day se distingue de la simple opération communication visant à réclamer une ville sans voiture puisqu'elle revendique son action citoyenne et humaine avant tout. En cela, elle espère probablement toucher aussi un public non-militant qui ne ferait partie d'aucun milieu associatif. Cependant, certains citadins perçoivent ce genre d'actions comme entravant la libre circulation et/ou représentative d'une ville oisive, manquant de pragmatisme, pour une ville de rêveurs. Des clichés peut-être, mais aussi le signe que ce genre d'action ne touche pas certains citadins qui ne se reconnaissent pas dans ces démarches.

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NOTES ET REFERENCES Chapitre 1 1

La notion de progrès est à diférencier de celle d' innovation. En efet, un progrès technique est une

innovation mais une innovation n'est pas un progrès technique. 2

Yona Friedman est un architecte hongrois né en 1923 à Budapest et installé à Paris. Il théorise

beaucoup sur l'architecture d'un monde pauvre et comment la metre en place notamment dans son livre L'architecture de survie, ed. Casterman, 1978 3

Daniel Pinson, Usage et Architecture, ed. L'Harmatan, 1993

4

Georges Gromort , Essai sur le théorie de l'architecture, Vincent, Fréal et cie, Paris, p. 19

5

Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Entretiens sur l'architecture, Morel, Paris, 1863, pp. 4 sq

6

Cité par Giulio Carlo Argan, Gropius et le Bauhaus, (édition italienne, Turin, 1951), Denoël-

Gonthier, Paris, 1979, p.37 7

Walter Gropius in « Architektur » (fischer-bücherei, Francfort-Hambourg, 1956) cité dans le

catalogue : BAUHAUS, Musée National d'Art Moderne, Paris, 1969, p.14 8

Le terme Archistar fait référence ici à cete génération d'architectes mis sur le devant de la scène

dont la notoriété dépasse l'architecture en tant que telle 9

Patrick Bouchain, Construire Autrement, ed. Actes Sud, 2006, p.7

10

Journal des associations de Gironde, n°24-juin 2002

11

Définition issue du Petit Larousse illustré

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Post-doctorante, ATER en science politique, docteure en sociologie. Ses recherches s’inscrivent

dans les champs de la sociologie politique, de la sociologie urbaine et de la sociologie de l’action collective. Elles portent principalement sur les thématiques de la démocratie participative dans la gestion urbaine, de l’action publique locale et des mobilisations collectives. Héloïse Nez travaille plus précisément sur la question des savoirs citoyens, de la compétence politique et des trajectoires de politisation dans le cadre des dispositifs d’urbanisme participatif (budget participatif, projet urbain, habitat autogéré).

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13

Publiée sur le site de Forum-Urba, www.forum-urba.com

14

Propos recueillis par Thierry Paquot pour la revue Urbanisme, 2006

15

Propos trouvé sur le site de l'architecte : www.homeusers.brutele.be/kroll

16

Agora, biennale d'architecture, d'urbanisme et de design aura lieu du 13 au 16 septembre 2012 à

Bordeaux 17

18

htp://fricheandcheap.canalblog.com Romain Paris, né en 1973, est urbaniste-chercheur. Il est également adjoint au maire du 14e

arrondissement de Paris depuis mars 2001, en charge de l’urbanisme et de la propreté. 19

Petcou C. et Petrescu D., Agir l’espace. Notes transversales, observations de terrain et questions

concrètes pour chacun de nous, Multitudes 2008/1, n° 31, p. 101-114 20

Fred WENGER et Véronique MAURON, 2003, Tout doit disparaître, Expo 02. L’oubli programmé,

in : Revue Faces, n°52/2003 21

htp://www.durable.com/actualite/article_parking-day-investit-la-rue-pour-une-ville-verte_1616

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Chapitre 2 - POUR S'APPROPRIER LA VILLE ET ECHANGER Ou quand le projet urbain devient support d'appropriation, de progrès social, d'échange et de communication

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Introducton – Définiton du concept d'appropriaton

Définition du petit Larousse : S'approprier : verbe pronominal qui signife s'atribuer, faire sien. Synonyme : accaparer.

Le concept d'appropriation est un de ceux qui ont le plus pénétré le milieu des architectes et des urbanistes. Originellement une idée de Henri Lefebvre 22 il trouve ses sources dans la philosophie. Rousseau y oppose déjà le terme d'aliénation et Marx et Hegel vont plus tard l'approfondir. Pour ce dernier notamment, la liberté de l'esprit, incarnée par l'individu pensant ou la « civilisation », s'épanouit par un mouvement dialectique et progressif. Cete dialectique est qualifiée par trois moments : -celui de l’existence immédiate non réfléchie -celui de l’aliénaton, de la soumission à des règles extérieures -celui de l'appropriaton par lequel on parvient à maîtriser le milieu extérieur. Selon lui, être libre, c'est être « chez-soi ». Cete notion s'applique donc à l'environnement de l'homme. Son habitat, son logis, et donc par extension, l'espace urbain, celui que l'on parcours et que l'on partage. Henri Lefebvre développe principalement cete idée autour du thème du logement, mais il en fait aussi le « socle d'un droit à la ville ». Il se place ainsi dans la continuité des philosophes pour qui appropriation est synonyme, ou créateur de liberté : « Puisque je n'entérine pas les contraintes, les normes, les règlements et règles, puisque je mets l'accent sur l'appropriation, puisque je n'accepte pas la “réalité” et que le possible pour moi fait partie du réel, je suis un utopien. Je ne dis pas utopiste, notez-le. Utopien, “partisan du possible”. »23 Il s'oppose également fortement aux principes du Mouvement Moderne et des théories de Le Corbusier qui voyait dans la création du logement et de la ville, la possibilité d'éduquer l'habitant, une sorte de pâte malléable que peut modeler la science et la technique24 : « Sans l'appropriation, la domination technique tend vers l'absurdité ». Á l'époque actuelle, « l'urbanisme dit rationnel » s'est écartée de « l'appropriation spontanée, limitée mais concrète », caractéristique de la ville d'autrefois, en procédant par quadrillage, géométrisation, quantifications abstraites. Il parle ainsi d'une « poétique de l'espace et du

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temps » qui s'épanouirait dans l'habitat pavillonnaire. « Elle est dans la pratique sociale un niveau second et supérieur »25. Le concept suggère ainsi que l'on doit, pour s'approprier un espace, s'afranchir des limites et des règles, matérialisés par les voiles de béton.

D'autre part, l'appropriation suggère un état de départ : l'homme doit disposer de ressources, dans leur nature brute. Et dans sa démarche de construction d'un abri, répondant ainsi à son désir instinctif de protection, il ajoute à son habitat une dimension culturelle et symbolique. « L'homme a besoin de laisser sa trace, de signer son espace. »26 Au centre de la notion d'appropriation se trouve également celles de liberté et d'autonomie. Pouvoir maîtriser son espace de vie, le modifier comme bon nous semble. Cela renvoie à la possibilité d'exprimer son épaisseur culturelle, symbolique et historique (appelés « modèles culturels » ou « habitus », au sens défini par Bourdieu comme « dispositions à engendrer des pratiques »). Ainsi, la surenchère stylistique que l'on peut observer dans les appartements modernes et contemporains, ce débordement parfois de papier peint, de bibelots, ce que certains appellent d'ailleurs la « baroquisation de l'architecture » n'est que l'expression d'une jouissance, d'une volonté d'exprimer son habitus et finalement de remplir de sens les structures de béton qui en sont originellement dépourvues. L'appropriation a aussi été un nouveau moyen d'appréhender l'espace populaire, qui est en fait une lecture moderne et contemporaine de l'usage. L'usage qui a été pendant des siècles une notion moralisatrice et paternaliste : « le bon usage ». Les autres usages ne sont que l'expression de la pauvreté et du manque d'éducation dont résulte un désordre morale. Cete vision de l'urbanisme et du logement qui a trouvé son pendant lors de la création des H.B.M. en France dès la fin du XIXième siècle, a façonné cet habitant passif. La démarche de l'appropriation le fait ainsi sortir de cete passivité pour le rendre actif. L'habitant est en interaction avec son environnement et le maîtrise. Il doit faire preuve de dépassement, se surpasser, pour détourner et bouleverser l'espace « conforme » pour le metre en cohérence avec ses pratiques et ses représentations. Mais l'appropriation est diférente de l' « habitus » que justement elle réinterprète et dont elle est la ré-expression. L'appropriation, en metant au cœur de la problématique le sujet, est aussi perçue comme s'opposant à la convention et à la structure. En fait, elle constitue une maîtrise individuelle des conventions, suivant des schémas personnels et intériorisés.

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Au sujet de cete reprise du contrôle de son environnement, Daniel Pinson exprime dans son livre une conviction très personnelle mais que l'on peut totalement ratacher à notre sujet d'étude : « J'ai la conviction que la révolution urbaine est peut-être désormais à cet endroit, dans cete résistance à l'extension bureaucratique et dans la reconquête souterraine, clandestine, d'une utopie bafouée. »27 (mais nos interventions urbaines sont-elles vraiment clandestines ? Nous le verrons plus tard). Il continue « L'appropriation de l'espace dans ses diférentes versions, des plus timides aux plus audacieuses m'en paraît l'expression, et les pays en développement, soumis aux assauts de “l'occidentalisation du monde”, m'apparaissent, aujourd'hui qu'ils sont sortis d'une autarcie ethnique certes révolue, mais aussi brutalement assaillie et violée dans les diférentes dimensions de sa culture les lieux privilégiés des manifestations d'indiscipline que sont les appropriations “sauvages” des habitants des cités inspirées de l'Occident. C'est en particulier ce que j'ai voulu vérifier dans l'habitat hétéronome marocain. »

Cete citation issue de l'ouvrage Usage et Architecture va dans le sens d'une parenté certaine entre ces projets dont le but est de favoriser la faculté d'appropriation, et la possibilité d'agir sur son environnement avec une architecture vernaculaire, au sens de populaire, qui fait partie du peuple. Cependant, la complexité de la notion d'architecture vernaculaire la ratache à d'autres principes qu'elle partage avec notre famille, comme la définition que Pierre Frey donne de vernaculaire, « toutes les démarches qui tendent à agencer de manière optimale les ressources et matériaux disponibles en abondance, gratuitement ou à très bas prix, y compris la plus importante d'entre elle : la force de travail »28. Nous allons justement voir dans la partie suivante les liens entre appropriation et architecture vernaculaire et comment elle peut être vue comme appartenant à notre famille, notamment grâce à la simplicité revendiquée par ces architectures.

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1° Une architecture simple pour favoriser l'implicaton de tous

Comme nous l'avons vu dans la précédemment, une des finalités principales de cete famille d'architecture est de favoriser l'appropriation des habitants. L'architecture se fait alors simple, sans artifices, sans étalage de prouesses techniques et avec des matériaux souvent bon-marchés, qui se révèlent être amplement sufsants pour accomplir la mission qui leur est donnée. Cete simplicité permet non seulement une mise en œuvre simple, rapide et peu coûteuse, mais aussi et surtout la participation des habitants à toutes les étapes du chantier.

Des procédés liés à ceux de l'architecture vernaculaire...

En cela elle trouve de grandes similitudes avec l'architecture vernaculaire contemporaine que l'on appelle parfois aussi architecture « low-tech » (atention, l'architecture vernaculaire est souvent low tech, mais l'architecture low tech n'est pas forcément une architecture vernaculaire) et qui est surtout mise en œuvre dans les pays en développement, en utilisant les matériaux locaux et la main d'oeuvre locale. Architecture au service de l'être humain dont la beauté réside autant dans sa substance que dans sa forme, elle est aujourd'hui de plus en plus plébiscitée par les professionnels de la construction qui s'aperçoivent que la simplicité et le discours d'une architecture peuvent être source d'enchantement. Dans son ouvrage In the Mirror of the Past, Ivan Illich écrit un passage qui évoque fortement l'architecture urbaine dont nous traitons : « Créer des habitations n'est pas le propre de l'architecte. Non seulement parce qu'il s'agit d'un art à la portée de tout le monde, qui se propage par vagues échappant à son contrôle, non seulement parce qu'il est d'une délicate complexité, au-delà de l'horizon des biologistes et des analystes de systèmes. Créer des habitations est hors de portée des architectes parce qu'il n'existe pas deux communautés qui habitent pareillement. Les coutumes et l'habitation signifient presque la même chose. Chaque architecture vernaculaire est un langage unique. Il s'agit de l'art de vivre dans sa totalité, art d'aimer, de rêver, de soufrir, de mourir, qui rend unique chaque mode de vie.

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C'est pourquoi cet art est trop complexe pour être enseigné par des méthodes inspirées de Comenius ou de Pestalozzi, par des maîtres d'école ou par la télévision. C'est un art qui ne peut être que volé, appris sur le tas. Chacun devient un maître bâtisseur vernaculaire en grandissant d'une initiation à l'autre, en devenant une habitante, un habitant. Par conséquent, l'espace cartésien, tridimensionnel, homogène que les architectes conçoivent et l'espace vernaculaire que l'usage fait exister, sont des catégories entièrement distinctes. »29 On retrouve dans cete citation des processus évoqués précédemment comme l'importance de l’expérimentation, l'habitant-constructeur, l'importance également de la transmission et de l'échange des savoirs-faire. Un autre exemple saisissant est celui de la jeune architecte allemande Anna Heringer, qui reçoit le Global Award for Sustainable Architecture à la suite de ses travaux dans le nord du Bangladesh où elle a aidé les habitants à construire une école en terre et en Bambou, et qui récompense chaque année cinq architectes internationaux engagés sur la voie du développement durable. De la même manière, elle décrit son architecture comme « un lieu d'appropriation collective » : « Je m'inspire de l'identité locale des populations, des ressources propres à un paysage, à un environnement, des savoir-faire artisanaux. Les notions de liberté et d'autonomie sont pour moi fondamentales : les potentialités des habitants doivent être mises en valeur, l'architecture n'est pas là comme une contrainte venue de l'extérieur, mais comme un élément d'appropriation, de participation, comme un bien commun dont le profit revient aux habitants, co-constructeurs des édifices, qui prennent ainsi en main leur vie et retrouvent la confiance dans leur destin. C'est au Bangladesh, où je séjourne périodiquement depuis une dizaine d'années, que j'ai vécu cete expérience de coconstruction, qui a été un élément d'émancipation pour les habitants et les usagers. [...] Pour moi, une démarche de développement durable, une démarche soutenable met d'abord en avant la participation des usagers à la construction de l'édifice qu'ils vont être fiers de co-construire. Cete dimension sociale d'appropriation par les habitants me paraît aussi importante que les dimensions esthétiques et environnementales de la soutenabilité. Il me semble que les usagers d'un bâtiment sont d'abord des créateurs avant d'être des consommateurs. Certains matériaux le permetent, comme le bois et la terre, qui sont des biens communs. Donner le pouvoir de créer et de construire, voilà mon but lorsque j'interviens auprès d'une communauté : mon architecture est un lieu d'appropriation collective. Dans les pays occidentaux, les habitants sont très rarement impliqués et sollicités

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dans leur créativité. C'est une dimension qui pourrait être développée. La soutenabilité va de pair avec la simplicité. Elle est également synonyme de beauté, d'harmonie avec l'environnement naturel, mais aussi avec l'environnement social. […] Par opposition aux hautes technologies (high techs), les basses technologies (low techs) consomment peu d'énergie et mobilisent les ressources locales, tout en faisant appel à une main d'œuvre intensive. Elles sollicitent l'autonomie des populations. Elles créent des systèmes résilients. Je suis convaincue qu'il faut se rendre moins dépendant de la high tech en général, et compter sur les forces locales, plutôt que sur des systèmes sophistiqués et fragiles, coûteux et inaccessibles aux populations pauvres. La soutenabilité ne doit pas se cantonner à un monde sophistiqué d'experts et à des technologies coûteuses utilisés par les plus privilégiés.»30

La co-construction est ainsi clairement perçue par Heringer comme vecteur d'échange et de sociabilité. Elle devient prétexte à l 'enseignement et la transmission de techniques de construction héritées des traditions. Dans ce mode de construction l'architecte reçoit alors autant qu'il transmet, et l'apprentissage devient matière à échanger, comme une monnaie. De plus, il est important de noter que les champs lexicaux utilisés sont extrêmement similaires à ceux qu'utilise notre famille : liberté, potentialité des habitants, éléments d'appropriation, habitants, co-constructeurs, usagers, participation, dimension sociale, simplicité, harmonie, etc. sont autant de mots-clé qui rapprochent les deux démarches malgré des contextes qui sont à priori peu semblables.

Ci-contre et ci-dessus : images de l'école METI conçue par Anna Heringer au Bangladesh en 2004 , dont le chantier a été l'occasion de faire participer les habitants et honorée par le prix Aga Khan en 2007. Crédits images : Anna Heringer

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Le collectif ETC, et la co-construction... Ces nouvelles manières de fabriquer la ville trouvent donc de nombreuses similitudes avec ce que certains appellent la nouvelle architecture vernaculaire. Elles se nourrissent d'une réflexion globale sur le développement d'une population sans recourir obligatoirement à la technologie, vue trop souvent comme synonyme de progrès (une notion plus complexe qu'il n'y paraît car il existe en efet plusieurs sortes de progrès : économique, social, technologique, technique...). Avec l'exemple du collectif ETC, on peut constater que même si la co-construction se fait à une autre échelle, elle entretient toutefois des liens très forts avec l'architecture dite vernaculaire et utilise les mêmes processus de fabrication de l'espace pour favoriser son appropriation par les habitants, notamment en faisant participer ces derniers à la construction des projets qui bientôt leur appartiendront. Construire avec les habitants permet donc de faire naître en eux un sentiment d'appropriation avant même que le chantier ne soit terminé. Pour cela, les matériaux se font simples et on utilise souvent le bois, un des seuls matériau qui permet de faire naître plusieurs dimensions à ces projets urbains : -Une dimension sociale : le bois est facile à prendre en main et à utiliser. La plupart des gens connaissent le bois et ont déjà scié une planche ou planté un clou, même si ils ne sont pas de grands bricoleurs. Cela permet donc à un maximum de gens à participer à ces chantiers et donc de donner une limite aux projets : la simplicité est requise sinon indispensable et le fond est privilégié par rapport à la forme, ce qui créé l'enchantement. -Une dimension économique : cete dimension est également lié à la simplicité nécessaire à ces projets. Le bois est un matériau facile à trouver dans nos univers urbain, sous de multiples formes. Parfois ils utilisent les paletes, qui sont gratuites, faciles à trouver dans les centre urbains et faciles à démonter et réutiliser. D'autres fois ce sont simplement des bois recyclés et réutilisés ou du bois brut neuf, plus cher mais nécessaire lorsqu'il n'y a pas d'alternative plus économique. -Une dimension écologique enfin : le terme écologique est ici utilisé pour exprimer une harmonie, une beauté qui est inhérente aux produits. Le bois apporte cete douceur, cete chaleur dont la ville a besoin et qui est unanimement appréciée. La dimension écologique est donc proche par certains aspects de la dimension esthétique des projets, comme nous le verrons dans la 3ème partie de ce chapitre.

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L'exemple de place du Géant à Saint-Etienne par le collectif ETC, Le projet du collectif a été réalisé à la suite d'un concours organisé par l'Etablissement Public d’Aménagement de Saint-Etienne (EPASE) en mars 2011, appelé « défrichez-là ». Il demandait aux participants des solutions pour metre en valeur un espace en friche situé au centre de Saint-Etienne, dans une zone en pleine mutation urbaine. Le projet doit durer 3 ans et à la fin de cete période, un bâtiment de logement doit y être construit. Baptisé « Place au Changement », il se pose en étape dans le processus d'activation et d'urbanisation de cet espace en friche. Il n'est pas une finalité ni un but à ateindre, pourtant il exprime une volonté de développer des tactiques urbaines durables, des méthodes d'appropriation et des usages qui pourront inspirer la ville de Saint-Etienne ou les architectes supposés construire le bâtiment de logements après leur passage, ce qui rappelle cete notion d'architecture d'entre-deux temps évoquée dans le premier chapitre.

La manière de faire participer les habitants à l'aménagement de la place a fait l'objet d'une atention particulière de la part de l'association, voyant en cela un moyen d'échanger et de communiquer avec les riverains, en plus de leur permetre de s'approprier le lieu :

« L’implication des habitants est passée par la mise en place de diférents ateliers permetant la réalisation des divers éléments conceptuels du projet. La diversité des ateliers a permis de toucher un large panel d’individus, chacun pouvant se retrouver dans l’un ou l’autre : un atelier menuiserie, pour la réalisation de éléments de mobilier; un atelier jardinage, pour organiser et entretenir un espace planté; un atelier illustration, pour animer le mur pignon. Ouvrir simultanément ces trois ateliers a favorisé la rencontre de populations diverses. » L’atelier menuiserie a touché principalement les hommes, tandis que les femmes avaient plus tendance à se tourner vers le jardinage. Quant aux ateliers illustrations, ils ont rassemblé un public plus jeune. Les outils nécessaires à la découpe et à l’assemblage des chevrons et de planches étaient mis à disposition. La coordination par un membre du collectif des groupes de volontaires a permis de réaliser l’ensemble des éléments dans les délais impartis. La responsabilisation des habitants est aussi passée par la désignation d’un « chef de chantier », habitant du quartier présent de manière quasi permanente sur le site.

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« Critiques vis-à-vis des méthodes de concertation mises en place par les pouvoirs publics, qui se limitent souvent à des cahiers de doléances déposés en mairie, nous avons tenté par le biais du chantier de redonner leur place d’acteur à tous les citoyens. Plusieurs points sont ici primordiaux : L’enjeu du travail manuel. Se saisir des outils et inviter les gens « à faire » permet de metre tout le monde sur un pied d’égalité diférent et inhabituel. Les rapports hiérarchiques ont été pour un temps, même si la conception initiale des objets (bancs, table, comptoir,) a été faite par le Collectif Etc. Le cas du jardin a été particulièrement révélateur car le Collectif n’ayant aucune formation sur les questions végétales, leurs membres avaient plus à apprendre des habitants que l’inverse. Un rapport de confiance a pu être conforté, et a permis d’avoir des échanges intéressants notamment sur la question de la ville et du quartier. Des anecdotes ont été racontées, des envies, des désirs ont été exprimés. »31

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CrĂŠdits photos : collectif ETC

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2° Requalifier l'espace grâce aux usages

Du pouvoir de l'usage...

Ces architectures metent en place des dispositifs spatiaux dans le but de favoriser l'appropriation. Ces dispositifs prennent de multiples formes et expriment une polymorphie qui sonne comme une « joie d'habiter », un plaisir de vivre en milieu urbain et de réinventer son espace. Cete idée de plaisir et de jeu se retrouve à un autre niveau, celui de l'usage. Ainsi, comme nous l'avons vu précédemment, les espaces délaissés en milieu sont le sujet d'une atention nouvelle de la part de ces nouvelles architectures urbaines. Ils sont le terrain idéal pour inventer ou réinventer des nouvelles manières de les utiliser et de se les approprier. Ces usages souvent temporaires sont aussi les témoins d'une remise en question des usages existants, un questionnement sur leur légitimité en ville, une possibilité d'ouverture vers de nouvelles possibilité, vers le renouvellement des usages urbains. Dans cete partie, nous essaierons de voir quelles peuvent être les portées de ces usages, ce que cela implique pour l'habitant, dans quelle mesure qualifier en terme d'usage peut influer sur la pratique de l'espace. J'illustrerais ce propos par un autre projet du collectif ETC, réalisé dans le village de Busséol en Auvergne, où le collectif a essayé de réactiver certains lieux de mémoire grâce à l'usage.

Qualifier un espace grâce à l'usage n'est pas chose aisée. Il faut reconnaître les besoins, savoir les interpréter et pouvoir y répondre correctement. Combien d'architectures se sont retrouvées délaissées faute d'avoir pu répondre correctement aux besoins et aux envies de la population. Les erreurs programmatiques sont fatales pour l'architecte qui pense pouvoir déterminer des usages. Pourtant, on trouve parfois des exemples qui prouvent la puissance de la qualification de l'espace grâce à l'usage, en cela qu'elle permet de donner une légitimité à l'existence et/ou la persistance d'un espace en le réinventant. Dans notre cas en efet, les architectures urbaines temporaires sont légitimées par leurs usages qui requalifient les délaissés urbains, qui leur donne cete autre valeur évoquée précédemment. La requalification par l'usage est aussi le moyen de s'interroger sur la mémoire et le devenir des lieux, interroger aussi les temporalités de projets dans la fabrique architecturale et urbaine, et re-définir de nouvelles manières de vivre sa vi(ll)e. 53


L'architecture se définit très tôt à partir d'une balance entre praticité et beauté ou comme l'écrit Vitruve : Firmitas, Utilitas et Venustas. L'utilité, désignée communément aujourd'hui par le terme usage participe ainsi fondamentalement à la théorie architecturale et à sa fabrique. Il donne à l'architecture sa dimension particulière qui le distingue des autres arts, et en fait selon Valery « le plus complet des arts ». Certaines démarches de projet se définissent ainsi purement par leur utilitas : la démarche formelle est purement absente et les concepteurs se servent de réceptacles existants, à l'abandon ou d'espace publics mal exploités, à l'image de l'architecte Florian Rivière qui se définit comme un « hacktiviste urbain »32. Il invente des jeux urbains, réutilise le mobilier existant, abandonné ou non, en transformant par exemple un portique d'entrée de parking limitant la hauteur en cage de football, en lui ajoutant un filet. La notion de jeu, de parcours ludique est omniprésente et lui donne sa singularité. Le projet Spielplatz est un exemple intéressant de proposition de transformation de l'espace public et ses aménagements en terrain jeu. Il propose ainsi diverses installations telles que marelle, basket, saut en hauteur, cible, course, parcours de saut, labyrinthe. Il s'agit de questionner les usages traditionnels de la ville et de proposer des alternatives. D'autre part, ces aménagements, comme évoqué plus haut, s'adaptent au mobilier urbain (poubelles, dalles pavées, arrêt de tram, escalier, plaque d’égout...). Les usages sont ainsi uniquement définis par les pochoirs à l'aérosol. (projet réalisé à Strasbourg, en 2011).

Crédit photos: Florian Rivière.

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Le collectif ETC à Busséol...

Le collectif signe à Busséol une intervention également qualifié uniquement par l'usage. Dans ce petit village d'Auvergne à une trentaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, loin de la ville donc, une cité dortoir en contexte rural dont les espaces publics sont délaissés par les habitants qui se trouvent refuge dans leur foyer. L'intervention, permise grâce à l'invitation des membres de l'association Pixel, avait pour but d'identifier et de réactiver d'anciens lieux de mémoire. Elle s'est efectuée en cinq temps : -Une tournée chez les habitants pour recueillir des témoignages sur les lieux -Le chantier de construction -La mise en scène avec les busséolois des nouveaux usages atribués aux lieux, à l’occasion du tournage de bandes annonces de films. -Une soirée d’inauguration et une projection publique des bandes annonces. -Le maintien sur place de certains dispositifs construits dans la semaine. Ainsi le décor devient un aménagement utilisable quotidiennement par les habitants. Pour se faire, le collectif a d'abord dû se faire identifier par les habitants. Ainsi, la cuisine mobile devient prétexte à la rencontre et à l'échange, au recueil de témoignages surtout. Le maire, dès le départ donne les clés du village, permetant ainsi une totale liberté d'intervention. Á la suite de ces échanges et témoignages, quatre lieux sont désignés pour devenir supports du projet et être investis de nouveaux usages : -L'église du village -Le four à pain -Le lavoir -La cabine téléphonique du village Chacun de ces lieux possède une forte charge émotionnelle et rappelle des moments de la vie du village, des moments propices à l'échange et à la rencontre, qui sont aujourd’hui inscrits dans la mémoire de ceux qui y vivent depuis toujours, comme le prouvent ces témoignages recueillis par le collectif à leur arrivée : « Pendant la guerre on avait plus de téléphone, alors on allait en vélo au village d'à côté pour alerter s'il y avait le feu. Ensuite, il y a eu le téléphone au café, qui a fermé. Et puis arriva la cabine. » ; « Á l'époque c'était le seul téléphone du village. » ; « Mon père était

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mécano, mon frère maçon... faut pas croire que netoyer leurs chemises dans l'eau froide du lavoir, c'était drôle. » ; « Il y a quelques années, on avait organisé une pêche à la truite pour les enfants dans le lavoir. » ; « Les gens viennent chercher l'eau là parce qu'elle est bonne et gratuite. » ; « Avant le four il était au château, c'était pour les nobles, et après la révolution on a fait notre four a nous, le four banal du peuple. » ; « Nous on fait des repas entre potes, on fait cuire les pieds de cochons. On met des tables dans le four à pain et on y rentre à quinze facile. » ; « L'église, mon grand père a vu monter la cloche, c'était au second empire, sous Napoléon 3 ! Mais depuis les années 60, on n'y fait plus de messes. » ; « L'église ? J'y ai jamais mis les pieds. »33 Ces quatre lieux, le lavoir, l'église, le four à pain et la cabine téléphonique, restés quasiment inutilisés jusqu'à l'arrivée du collectif se voient donc atribués une nouvelle fonction : le four à pain deviendra un bistrot baptisé « au four banal », l'église un cinéma, le lavoir une piscine et enfin la cabine téléphonique se transforme en bibliothèque. Le village se transforme, se retrouve litéralement déguisé, ce qui devient prétexte à la mise en scène des habitants du village : « Le vendredi et le samedi, nous avons invité les habitants à se metre en scène suivant des scénarios que nous avions imaginés la veille. Une bande-annonce a été tournée puis montée pour chacun des trois lieux où nous sommes intervenus : le four à pain pour « Le dernier des troquets » , le lavoir pour « Une longueur d’avance » et la cabine téléphonique pour « Le mystère de la bibliothèque ». Pour chacun de ces films, il a encore fallu faire du porte à porte pour convier les gens à venir, mais aussi pour leur proposer de venir en fin de journée à la soirée d’allumage du four à pain. En fin de journée a été organisée une soirée pendant laquelle le four à pain a servi à faire cuire des pizzas, occasion pour la soixantaine de personnes venues de boire un verre et de discuter sur les usages futurs à donner au lieu. Vers 19h, nous avons invité les personnes présentes à s’installer dans l’église, transformé pour l’occasion en salle de cinéma. Ils ont ainsi pu assister à la projection des trois bandes-annonces en mangeant du pop-corn distribué à l’entrée, pour ensuite retourner au four à pain continuer la soirée pizza. Pour chacun de ces films, il a encore fallu faire du porte à porte pour convier les gens à venir, mais aussi pour leur proposer de venir en fin de journée à la soirée d’allumage du four à pain. »34

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CrĂŠdit images : collectif ETC.

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CrĂŠdit photos : collectif ETC.

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3° Communiquer, sensibiliser, par qui, pour quoi ?

Une sensibilisation au développement durable... Ces projets, nous l'avons vu, se caractérisent en partie par leur polymorphie. Celle-ci intègre cependant une famille de projet que la ville connaît bien et qui possède depuis longtemps un statut particulier : le jardin. Une manière d'éduquer et de sensibiliser une population citadine aux enjeux du développement durable, à travers des actions ciblées, qui metent en parallèle les deux mondes de la culture et de l'écologie. La notion de développement durable est aujourd'hui, nous ne pouvons l'ignorer, utilisée par un grand nombre d'acteurs, du politique au constructeur, de l'architecte à l'urbaniste. Certains comme Rudy Ricciot dans son pamphlet « HQE, les renards du temple »35, ont dénoncé une utilisation du terme à des fins commerciales, le transformant en marque apposée sur des projets afin de leur donner une légitimité et une valeur économique plus importante, et ainsi se servir de l'image que renvoie la notion d'architecture durable, une notion à la mode. Notre fabrique de la ville contemporaine s'est d'ailleurs emparé avec avidité du concept d'éco-quartiers, les aménageurs et professionnels de la ville se conformant le plus souvent à cete rhétorique du moment. Ces projets essaient donc de se distinguer de cete marque déposée qu'est parfois devenue la durabilité pour revenir à des échelles plus humaines, moins économiques, et surtout la metre à portée du citoyen lambda qui n'a pas forcément les moyens de s'acheter un logement en éco-quartier (comme nous l'avons vu précédemment, l'architecte Patrick Bouchain se réclame en faveur d'une architecture « HQH », à Haute Qualité Humaine). Ce faisant, la ville devient le théâtre d'un verdissement, temporaire ou non, des espaces urbains en centre ville. Ces actions représentent aussi des invitations à faire évoluer nos modes de vie, mais aussi à porter un regard diférent sur l'écologie et le développement durable, une approche plus sensible et plus concrète. La notion floue devient réalité et permet aux gens de pouvoir s'en saisir à pleines mains. Comme le cite le Réseau Culture 21 ( réseau contribuant à la promotion des démarches associant culture et développement durable) : « La culture dans le développement durable ne consiste pas uniquement à "utiliser des artistes pour faire prendre conscience du changement climatique" ou à "construire des centres culturels efcaces du point de vue de l’utilisation de l’énergie et les ressources naturelles". Ces 59


questions sont très importantes et doivent être résolues, mais elles ne sont pas au cœur du débat. Le rôle de la culture dans le développement durable consiste principalement à inclure une perspective culturelle dans toutes les politiques publiques. Il s’agit de s’assurer que tout processus de développement durable ait une âme. Et c’est là que réside la question fondamentale. »36

La Ferme du Bonheur La ferme du bonheur est une association Loi de 1901, d'agriculture urbaine, culturelle et solidaire, fondée en 1993 par Roger des Prés. Il décide d'ouvrir sur un terrain vague de la Nanterre, situé à la frange du campus universitaire, entre les cités HLM, les dépôts pétroliers, la prison et l’autoroute A86. Pour cet «agriculteur de spectacles», la question est d’inventer, d'imaginer autrement l’espace dit «public». Le moteur de cet artiste-paysan, ce sont les initiatives citoyennes spontanées. L’artiste veut « faire œuvre publique » de ces initiatives qui sont pour lui les seules véritables alternatives au système politique et un ultime espoir de partage. L’association organise de nombreux événements culturels : projections de films, débats, spectacles, bals, concerts, etc. Ces soirées aux thèmes choisis permetent aux gens de tous horizons, de toute l’Île- de-France et même d’ailleurs, de se rencontrer et d’échanger, tout en jouant un rôle d’information, de sensibilisation et de réflexion auprès des habitants. Tous les dimanches, tout le monde se réunit sur la friche, désormais baptisée le « Champ de la Garde » pour les travaux « agro-poétiques » : défricher, semer, planter, cultiver, jardiner, restaurer et entretenir cete première partie du P.R.É. (Parc Rural Expérimental). La structure a toujours fonctionné sur le principe de la collaboration et de la participation. Roger des Prés travaille avec des paysagistes dont Gilles Clément sur la qualité végétale et animale des friches urbaines, des architectes comme Patrick Bouchain qui a réalisé les plans des bâtiments de la Ferme, des sociologues, des politiques, etc. D'autre part, la terre est cultivée par tous ceux qui souhaitent participer : artistes en résidence, habitants du quartier, amoureux de la nature et curieux. La ferme a été inscrite parmi les nouveaux territoires de l'art répertoriés en 2001 dans le rapport d'étude de Fabrice Lextrait.

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La Banque du Miel Projet « transhumant » élaboré par le Parti Poétique, la banque du miel se pose également en vecteur de réflexion sur notre environnement, naturel aussi bien qu'économique, en se basant sur le constat que notre monde possède de moins en moins d'argent, et de moins en moins d'abeilles. Ce collectif fondé par Olivier Darné et composé de plasticiens, constructeurs, graphistes et chercheurs y développe depuis sa création en 2004 un questionnement ouvert entre acteurs culturels, urbains et scientifiques sur les thèmes de l’évolution, la nature, la densité et l’intensité de la ville dans les zones urbaines et périurbaines. « Le temps n’est pas que de l’argent, parfois c’est du miel, TIME IS HONEY ! ». « A une époque où les banques n’épargnent personne, la Banque du miel investit collectivement des lieux, des personnes et des idées et transforme l’argent d’humains en argent d’abeilles (miel), pour essaimer, polliniser et aller voir ailleurs si on y est... » ; « le Compte épargne abeilles permet de produire de la richesse et du collectif plutôt que de l’argent et de la solitude »37 La Banque du Miel est ainsi un dispositif qui permet à des investisseurs de devenir sociétaire de « l'entreprise » et de participer au projet, aux prises de décisions collectives lors d'assemblées extraordinaires. L'ouverture d’un compte épargne est réalisé pour un investissement de dix euros minimum. Chaque sociétaire de la Banque du miel a droit à une part du butin nominatif produit par la ruche, tout en ayant la garantie de retrouver l’intégralité de son dépôt en argent d’abeilles, c’est à dire en valeur de miel. Tout l’argent déposé par les sociétaires à la Banque du miel est intégralement investi dans la création d’une nouvelle ruche ou dans le travail d’un apiculteur. La Banque du miel produit au moyen de ces diférentes installations, le Miel Béton qui est l’image gustative d’un paysage urbain. C’est « un nectar urbain, riche et complexe à l’échelle de la complexité culturelle de la ville, qui parle de la ville et la donne à goûter ». En efet, une ruche représente un centre de prospection d’un cercle d’environ trois kilomètres de rayon par rapport au lieu où elle est implantée. Ce territoire «invisible» délimite donc environ 3 000 hectares de superficie qui forme la zone de butinage et de prospection des abeilles. Le Miel Béton s’identifie alors comme condensateur du temps et des espaces urbains, où se mélangent les géographies, les paysages et les histoires des zones de butinage traversées. Page suivante, de haut en bas : la ruche vue de l’extérieure, une assemblée extraordinaire, le pot de miel et le livret d'épargne abeille >

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Crédits photos : le Parti Poétique.

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De la sensibilisation à la communication... Afin de partager et de transmetre leurs idées, de rapprocher leurs expériences individuelles, les collectifs se lient sous forme de réseaux. Ces réseaux sont des ensembles pluridisciplinaires permetant aux projets d'être mieux accompagnés et font en sorte d'établir des connexions inter-collectifs ou collectifs-habitants. La plupart des collectifs se retrouvent en efet souvent pour des collaborations sur des projets spécifiques permetant de conjuguer les approches. Certains comme le collectif AAA, dont certains projets on été évoqués précédemment, ont établi des réseaux importants à l'échelle de la ville, du pays ou internationaux. Ils échangent en permanence leur savoir, leurs expériences propres au contexte spécifique grâce à des plate-formes qui utilisent notamment les nouvelles technologies, internet et prennent souvent la forme de blog, ou utilisent les réseaux sociaux. Ainsi le collectif Re:Farm the city qui vise à concilier la vie urbaine et la production alimentaire propose à ses membres une plate-forme (un blog 38) pour échanger des conseils et des instructions de montage de mini fermes urbaines. Chaque « fermier urbain » peut ainsi bénéficier de l'expérience des autres quasiment en temps réel. Ici aussi le réseau est international (en France le collectif est basé à Paris). Ils ont présenté leur projet lors de la cinquième édition du festival Mal au Pixel et les « jardinières électroniques » ont animé pendant plusieurs jours un atelier pour créer une ferme mobile dans la galerie Mycrof. Ils témoignèrent ensuite de leur démarche au cours d'un séminaire au 104, autour des hacklabs, lieux de création entre art, science et citoyenneté. Ils se distinguent dans leur action grâce à la singularité de leur communication qui leur est indispensable, les fermes mobiles étant souvent individuelles et créées à l'initiative des urbains qui le souhaitent. La démarche du collectif ETC est également à souligner. Ils efectuent depuis novembre 2011 et ce pendant une année, un tour de France à vélo appelé « Détour de France », constitué d'étapes dans les villes où ils établissent des projets avec les acteurs locaux, collectifs, institutions et habitants. Le principal moteur est celui de la rencontre avec les autres collectifs de France de manière à créer un réseau d'acteurs des fabrications alternatives de l'espace urbain. En tout cas, c'est celui qui est revendiqué, explicité, car il s'agit aussi d'une opération de communication, une manière pour eux de se faire connaître et d'exposer leurs actions. Chaque étape est également couplée de cycles de conférences, notamment dans les écoles d'architectures locales. Une manière de transmetre et d'enseigner aussi, autant que de trouver des sponsors. 63


Ci-dessous - Le réseau d'acteurs AAA ; Un exemple d'une notice de ferme électronique par Re:Farm ; Le collectif ETC à vélo >

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L'échange et la rencontre sont indispensables à l'élaboration d'un projet public ouvert et se matérialisent sous diférentes formes : rencontres, événements, biennales d'art ou d'architecture, tables rondes. Des formes qui se sont multipliées depuis les années 90. Elles traduisent l'importance retrouvée pour une information citoyenne, afin de responsabiliser l'habitant et en lui faisant prendre conscience de son environnement urbain. Par exemple, les randonnées suburbaines organisées par le collectif NLD/NLA et créées en 2009 ont pour but de faire découvrir aux parisiens ce qui se passe « derrière le périph' », les territoires du « Grand Paris », qui sont autant des marques identitaires de la métropole que le centre. La démarche s'inscrit dans le mouvement « do it yourself »39, le collectif ayant ressenti l'envie de pratiquer les espaces, les paysages, les territoires et d'aller voir par soimême ce qui se passe ailleurs. Pas de but pédagogique, mais plutôt une invitation à chacun d'interpréter comme il l'entend ces territoires, une démarche personnelle donc. Un Atlas se constitue au fil des marches à pied, chacun étant invité à rendre compte de son trajet en images. Yvan Detraz, a également efectué une démarche similaire à la sortie de l'école d'architecture de Bordeaux40. Une longue pérégrination dans les territoires de banlieues et ses espaces délaissés. Il en ressort une analyse fine de lieux morcelés et fragmentés qui manquent souvent d'urbanité mais qui étonnamment fait ressortir une poésie inconnue ou ignorée. Présente en tout cas. L'association débute donc de cete manière : faire découvrir ces territoires délaissés et ignorés, informer et sensibiliser en organisant des marches et pique-niques. Aujourd'hui cete action se poursuit sous d'autres formes et notamment celle des Lieux Possibles. La volonté de communiquer et de révéler leur ville aux habitants, les aider à percevoir autrement l'espace urbain est toujours présente mais se réalise autrement : à chaque manifestation plusieurs lieux sont sélectionnés, pas forcément délaissés, ils peuvent être insolites, inconnus, incroyables, et sont (ré-)investis par l'association qui propose alors animations culturelles, installations d'artistes et performances.

Ci-dessus : photos prises par les Bruits du Frigo lors de la manifestation Lieux Possibles #1

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Quels rapports avec la maîtrise d'ouvrage ? Ces architectures bénéficient souvent d'un rapport favorable avec les citadins, amenant poésie, réflexion et animations dans nos villes. Elles possèdent ainsi un fort capital de sympathie et une image positive pour ses acteurs. Elles revendiquent également une autonomie artistique, une démarche « hors cadre », en dehors des réglementations habituelles de la fabrique de la ville, qui est permise en partie grâce à leur temporalité. Parfois, ils peuvent donner lieu à des projets urbains comme le Parc des Coteaux à Bordeaux initié grâce au Bruit du Frigo. Les concepteurs répondent majoritairement à des commandes publique et interviennent dans diférentes opérations d’un projet urbain : des phases pré-opérationnelles, des processus de « concertation » pour accompagner un projet futur ou en cours, des études préalables pour révéler les potentialités et les devenirs d’un site en amont d’un projet, pour l’organisation d’évènements dans le cadre de la valorisation et l’animation d’un territoire (biennales), pour des prestations programmatrices... parfois même seulement pour stimuler un espace public. Ils interviennent rarement sur des projets urbains dans leur totalité, mais plutôt sur des morceaux de projets. Leurs actions trouvent leur place grâce à leur caractère hybride et évolutif. Elles sont des révélateurs de potentialités de sites, qui sont délaissés, oubliés ou en transition. Elles agissent comme nous l'avons vu précédemment, sur les perceptions, les images et les représentations de l'espace (urbain en l’occurrence). Ces actions et ce qu'elles génèrent viennent apporter un complément aux projets urbains pérennes, établissent un lien entre ce qui est déjà là, et ce qui pourrait être là, ou sera bientôt là (la Place du Géant à Saint Etienne par le collectif ETC en est un exemple). Elles sont la réponse à des demandes et s'établissent suivant des modes opératoires. Leur limites et les difcultés qu'ils rencontrent dans leur tentative de réponse à la demande surgissent alors : elles sollicitent la participation mais sont aussi fortement contraintes par elle. D’un côté, si les gens ne participent pas c’est un échec (il est difcile d’intéresser tout le monde) et de l’autre si la monopolisation est trop importante, l’accompagnement devient défaillant. Á cete limite que pose la participation s'ajoute ce qui constitue aussi d'autres caractéristiques de ces projets : nous l'avons vu, la pauvreté budgétaire est reconnue par les collectifs comme une composante de ces projets à part entière, c'est un des traits de 66


caractère de la famille. Elle constitue cependant une barrière qu'il est difcile de franchir. De plus, cete revendication d'une démarche « hors-cadre » n'est qu'illusoire. Ces actions ne peuvent pas et ne doivent pas être autonomes et sont liées malgré tout au réseau d'acteur de la fabrique de la ville, comme les urbanistes. Les compétences se conjuguent et se superposent. Cete relation avec la fabrique de la ville institutionnelle se retrouve également au niveau politique, les commandes publiques étant souvent formulées par les élus. Une perte d'indépendance est alors inévitable et se heurte au désir de répondre totalement et presque uniquement à la demande des habitants. Les élus y trouvent en efet un intérêt politique : alors que ces actions ne coûtent pas grand chose et qu'ils n'ont pas besoin d'investir de capital, leur image positive donne une atractivité à leur territoire et leur permet de s'approprier leur image à des fins politiques (le collectif ETC lors de sa conférence à l'école d'architecture de Bordeaux rappelait d'ailleurs cela avec une anecdote : lors de l'inauguration de la place du Géant à Saint-Etienne, un élu local passe prendre un verre, se fait photographier et repart, sans être jamais intervenu auparavant). Une position donc ambiguë car désireuse de satisfaire la maîtrise d'usage, aussi bien que la maîtrise d'ouvrage. Pour être judicieux, le projet engendre un travail d’ajustement entre culture et projet, afin de produire l’image voulue. Mais cela implicite également un travail d’ajustement entre culture et politique, entre projet et politique.

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CONCLUSION Une succession de découvertes. Voilà comment je décrirais le processus qui a guidé l'écriture de ce mémoire. Partant de l'observation de l'espace urbain Bordelais et son appropriation, je ne me doutais pas qu'elle m’emmènerait sur ces terrains là, qui m'étaient encore inconnus quelques mois auparavant. Un voyage donc, qui s'est déroulé le long du fil de la notion d'appropriation : un fil riche, passionnant, et surtout très long ! On pourrait en parler de tellement de manières diférentes, difcile de trouver la bonne. Pourtant j'ai choisi celui de l'autrement, du monde de l'architecte qui existe mais que nous abordons peu à l'école, qui est peu publié en comparaison avec l'architecture pérenne, et qui reste un monde de l'alternative. Une manière donc de prendre de la distance par rapport à l'enseignement de l'école, de cultiver un esprit critique et de se donner la possibilité d'exercer (ou simplement de regarder) autrement le métier d'architecte. D'autant plus que la ville, l'espace urbain est un des terrains d'observation favoris des architectes, il était important pour moi d'avoir un regard singulier ou en tout cas peu exploré. Je me suis alors posé la question : comment construire l'espace urbain autrement, sans le processus vertical qui lui est imposé la plupart du temps ? La participation est je crois une des réponses clés. Car au cœur de la notion d'appropriation qui constitue le fil rouge de ce mémoire, se trouve l'homme, et plus particulièrement ici l'habitant, le citoyen. Mais cete participation n'est pas celle dont on entend parler la plupart du temps, un avis, une opinion d'un habitant passif, consulté à la fin du projet. Paul Chemetov passé cete année en conférence à l'école nous a d'ailleurs intelligemment fait remarquer l'absurdité de ces démarches. Mais j'ai la conviction que cete famille d'architecture va plus loin dans l'élaboration de ses relations entre concepteurs et usagers, car elle établit un véritable échange. La transmission des savoirs et la communication n'est plus unilatérale et se fait en véritable coopération. Chacun a son rôle à jouer concernant la fabrique de l'espace urbain (y compris les professionnels du processus institutionnel, élus et urbanistes), et c'est cela qui rend cete architecture participative riche d’enseignements. L'architecture éphémère est d'ailleurs parfois remise en question mais ici, elle s'accompagne d'une notion de durabilité qui lui donne épaisseur et légitimité. Il s'agit en efet d’interroger durablement cete fabrique de la ville contemporaine, son élaboration et les moyens qu'elle met en œuvre pour parvenir à sa matérialité grâce à des dispositifs 68


temporaires. Paradoxale au premier abord, la notion d'éphémère durable se révèle dans l'immatérialité de la réflexion architecturale et urbaine et permet de s'afranchir des cadres normés et réglementés. Elle permet, surtout de questionner les mentalités et les représentations classiques de la ville, d'imprimer durablement les esprits et se faisant, influencer positivement l'architecture « pérenne ». Il s'en dégage des enjeux très actuels donc, qui touchent à beaucoup de préoccupations pour nos espaces urbains contemporains. Ainsi, les enjeux écologiques, économiques et sociaux trouvent-ici des possibilités de réponse, même si les limites se trouvent aussi dans l'éphémère malgré ses atouts. Ce type de projet peut être une réponse possible au phénomène de gentrification, et notamment à la question de l'intervention des concepteurs dans les quartiers populaires des centres-ville. Car si les moyens mis en œuvre sont économiques et semblent dérisoires, ils n'empêchent pas l'innovation architecturale, la prise de position, et la possibilité de construire un meilleur « vivre ensemble ». Au contraire, je pense qu'ils la favorisent. J'y vois donc une possibilité de réponse à des enjeux et des problématiques d'autant plus actuels que le contexte de crise amplifie l'importance de ces actions et les pousse à se multiplier : «La pénurie est la mère de l'innovation sociale ou technique» Yona Friedman Je tiens également à souligner l'importance du travail de recherche pour le futur architecte, car il permet d'alimenter ou de metre en place un discours, aide à prendre position. Les lectures m'ont notamment beaucoup apporté, m'ont fait prendre conscience de beaucoup de choses dont je parle dans ce mémoire, comme par exemple ce que peut nous apporter l'architecture vernaculaire dans nos sociétés occidentales contemporaines. Des choses que l'on nous enseigne peu, ou que l'on a peut être oublié. J'ai été également très surpris (positivement !) par la force des discours que certains architectes peuvent avoir, l'énergie qu'ils déploient, uniquement motivée par la volonté de créer un meilleur vivre ensemble. Cete énergie, j'espère l'avoir aussi lorsque viendra mon tour d'intervenir dans le monde réel. Une envie, une passion, mais au service des gens. C'est l'enseignement principal que je retiens de ce travail.

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NOTES ET REFERENCES Chapitre 2 22

Henri Lefebvre (né le 16 juin 1901 à Hagetmau, Landes, et mort en 1991 à Navarrenx, Pyrénées-

Atlantiques), est un sociologue, un géographe et un philosophe français. 23

Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, 1969, Paris, p.352

24

Le Corbusier, Manière de penser l'urbanisme, Ed. De l'Architecture d'Aujourd'hui, Boulogne 1946,

réédition Denoël-Gonthier, Paris 25

Henri Lefebvre, op.cit., p.352

26

Daniel Pinson, Usage et Architecture, ed. L'Harmatan, 1993, Paris, p.154

27

Daniel Pinson, op.cit., p.157

28

Pierre Frey, Learning From Vernacular, pour une nouvelle architecture vernaculaire, ed. Actes Sud,

Arles, 2010 29

30

Ivan Illich, In the Mirror of the Past, 1992, Londres Propos recueillis par Agnès Sinaï pour le site Actu-Environnement (www.actu-

environnement.com) 31

32

Extraits du Dossier de Presse du Collectif ETC, Combinaison des termes hacker ("Hacker" est un mot d'origine anglo-américain signifiant

"bidouilleur") et activiste 33

Propos recueillis par le collectif à leur arrivée dans le village de Busséol

34

Propos recueillis lors de la conférence du collectif à l'école nationale d'architecture de Bordeaux

35

Rudy Ricciot, HQE : Les renards du temple, ed. Al Dante, 2009, Paris

36

Rapport exécutif de l’Agenda 21 de la culture, septembre 2009

37

www.banquedumiel.org

38

www.refarmthecity.org

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39

Le mouvement do it yourself (litéralement « faites le vous même ») n'est pas un mouvement

constitué. Il s'agit d'une alternative politique en opposition avec la société de consommation contemporaine. Il temoigne du besoin de créer et d'entreprendre librement, de mener des projets indépendants, de se réunir sur des initiatives personnelles pour retrouver un savoir-faire abandonné. 40

Le TPFE intitulé Zone Sweet Zone recense également les diférents types de délaissés que l'on

peut retrouver dans l'agglomération Bordelaise.

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BIBLIOGRAPHIE Ouvrages Philippe Verdier, Le Projet Urbain Participatif, apprendre à faire la ville avec ses habitants éd. Yves Michel, 2009. Daniel Pinson, Usage et Architecture ed. L'Harmatan, 1993, Paris Pierre Frey, Learning From Vernacular, pour une nouvelle architecture vernaculaire ed. Actes Sud, Arles, 2010 Patrick Bouchain, Construire Autrement ed. Actes Sud, Arles, 2006 Yona Friedman, L'architecture de Survie, une philosophie de la pauvreté ed. Casterman, 1978, réed. Editions de l’éclat, 2003, Paris

Articles de Périodiques Se réapproprier l'espace urbain, Journal des associations de Gironde, n°24-juin 2002 Actions urbaines participatives, Ecologik , octobre novembre 2010, n°17, pp 44-49

Travaux d'Etudiants TPFE EnsapBx, Yvan Detraz, Zone sweet zone, randonnées périurbaines, 2000

Université de Lausanne, Marina Trayser, De l’éphémère au durable, ou les aménagements éphémères étudiés sous l’angle de la durabilité, juin 2005

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Vidéo Patrick Bouchain, Construire : mais comment ?, entretiens de Chaillot, septembre 2004

Publications et études

Culture et développement durable, Initiatives en Île-de-France, Arene Île-de-France, 2011 Dossier de Presse du collectif ETC, 2012 L'art et la ville nouvelle génération, étude réalisée par le pOlau, novembre 2009

Sites Internet

www.collectifetc.com fricheandcheap.canalblog.com www.bruitdufrigo.com www.actu-environnement.com www.urbanisme.fr urbanites-inatendues.over-blog.com www.metropolitiques.eu

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier en premier lieu Patrice Godier et Caroline Mazel pour leur suivi tout au long de ce travail et qui m'ont particulièrement aidé à préciser mon discours.

Je remercie aussi ma famille et mes amis, dont les discussions et échanges ont permis l'acquisition de références qui m'étaient parfois inconnues, et qui m'ont soutenu pendant ces longs mois de recherche.

Enfin, petite pensée pour le personnel de la médiathèque de l'ENSAPBx, dont la dévotion pour les étudiants de l'école n'a d'égal que la richesse du fond documentaire.

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