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Un début qui se perd…
from Touché, coulé
by joca seria
Un petit d’homme dormait au clair soleil À la lumière des yeux du monde Qui refusait de voir des visages Sur la mer des traversées
Tanella Boni
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Qui sait quand tout cela a vraiment commencé? Peu à peu, imperceptiblement, les eaux bleu azur, vert émeraude, limpides, scintillantes de la Méditerranée se sont grisées, assombries, opacifiées. La perception hésite, floue et fragile. Les abysses ont englouti des milliers d’hommes de femmes ou d’enfants, venus d’Afrique ou d’Asie, embarqués sur quelques coques de noix hardies et dérisoires, en quête d’une vie meilleure. Motus. Une disparition muette, un radical effacement qui bâillonne et fait taire. Un silence qui se prolonge et se répand de rive en rive. Suffit-il d’effacer les traces pour que rien n’ait eu lieu? Faudrait-il que ces morts sans sépulture disparaissent et ne viennent pas hanter les eaux qui baignent les rivages où vivent d’autres hommes?
Pascale Ruffel
Psychologue auprès de réfugiés, je rencontre jour après jour les rescapés. Parfois, il me semble que ce sont aussi des initiés. J’entends le murmure, presque le bruissement des rafiots déglingués lancés, au loin, sur les mers. Je les entends comme un rêve insistant, toujours singulier bien que porté par d’autres voix, d’autres inflexions, d’autres accents. J’entends surtout le silence obsédant. Il est de chaire. Il s’impose, s’étale et se propage. Pourtant, quelques-uns ne se résignent pas et cherchent dans le langage un asile au morcellement des paroles et des corps. Les paroles sont désordonnées, elles surgissent lorsqu’on ne les attend pas, se déversent en flots ininterrompus, ou s’esquissent parfois dans une langue désarticulée, elle-même émiettée. Elles surprennent et laissent cois. Elles cherchent refuge, mise en mots et mise en sens. Parfois, elles se fracassent aux rochers de l’indifférence et du cynisme.
Qu’il est alors difficile d’émerger du non-sens et de la barbarie, de poursuivre la quête incessante de pensée et de rêverie, d’images et de métaphores. Aussi, à l’écho des noyades, je me sens redevenir une enfant impuissante, perdue parmi tant d’autres. Nos larmes salées viennent gonfler les océans. Je perds pied, m’agite effrayée et cherche à m’amarrer. Je bois la tasse, m’essouffle et ne peux plus parler. Un goût acre et salé dans la gorge. En moi, il y a de l’eau de mer saumâtre. Je cherche un navire secourable qui me relie aux autres hommes, je cherche une bouée, une balise ancestrale à laquelle m’ac
Touché, coulé
crocher. Je cherche à grand-peine, des mots, des récits qui domptent et transforment la sauvagerie du monde, relancent la liberté et la pensée.
Les enfants du naufrage sont si nombreux. Naufrage en mer pour les uns, naufrage du langage pour tous. La traversée s’étire, s’installe, envahit. À quel moment les rives du continent ont-elles disparu? À quel moment, a-t-il été possible de lever l’ancre de notre humanité?
La disparition et le silence infiltrent nos mémoires. Ils encombrent comme un héritage de pierre. Pourtant, nous avons tous eu affaire à l’audace juvénile et l’espoir fou, la crainte de la perdition et de la noyade, aux mots coincés au fond de la gorge et au silence alentour. Chaque silence en rejoint d’autres, chaque effacement recouvre les disparitions antérieures et prépare les suivantes.
La parole orale peine à saisir et nommer l’évanescence. Elle est mal à l’aise avec l’invisible et l’informe. Elle craint la liquéfaction et la rupture des amarres. C’est alors une écriture de l’absence et de la dispersion qui se dessine, elle suit le sillage d’écume laissé par le passage du bateau. C’est une écriture liquide qui défie l’effacement et se laisse caresser par les vagues devenues presque imperceptibles. Le déplacement de l’esquif les a laissées se répandre en hoquetant violemment, puis doucement tout autour de lui. C’est une écriture qui ose les abysses, tentée par la quête impossible du fond. C’est l’écriture de
Pascale Ruffel
la presque folie qui laisse entrevoir le gouffre vide de parole. Mais, écriture tout de même, griffonnages, calligraphies sur l’étendue de la page. Ces pages qui s’insèrent et se fondent dans tous les manuscrits du monde. Mise en mouvement de la main et de tout le corps. Mots empruntés, mots dessinés, mots répétés, mots assemblés, mots débridés. Baignade à la source des histoires, possibilité de s’y abreuver.
Écrire sur l’expérience de la patera, c’est tenter que la grâce du déplacement opère, que l’accostage ait lieu au port du langage. C’est espérer de toutes ses forces que les lettres soigneusement calligraphiées puissent soutenir de leur jambage et de tout leur corps le poids lourd des silences. C’est retrouver les vibrations de nos frêles esquifs, nos pateras intimes, infantiles, arrivées à bon port ou sinistrées dans quelque mer lointaine et oubliée. C’est nous relier aux autres hommes et aux autres enfants pour habiter de nouveau l’Océan des histoires et des rêves.