Jordan Froger - École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2016
Reconsidérer notre façon d’habiter et de construire à travers l’étude d’une altérité
La favela comme potentiel architectural
La favela comme potentiel architectural Reconsidérer notre façon d’habiter et de construire à travers l’étude d’une altérité
Mémoire de Master Sous la direction de Jean-Philippe Roche Février 2016
Jordan Froger - École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2016
AVANT-PROPOS
Avant de commencer, je souhaite évoquer mon parcours personnel tantil a déterminé les questions posées dans ce travail et métamorphosé ma conception de l’architecture (et de l’architecte). En Juillet 2014 je quitte la France pour aller vivre un an à Rio de Janeiro, au Brésil, et très vite, je me confronte brutalement à une culture très différente de la mienne. Mon questionnement nait de la rencontre avec une altérité: l’expérience concrète de la Favela. Cet espace rompt autant avec les codes de ma culture rationnelle européenne qu’avec l’idée de l’architecture véhiculée tout au long de ma formation à l’école. De cette rupture nait la fascination: «Olha, que lindo a arquitetura sem arquitetos, né?»* me lance un ami lors d’une de nos premières irruptions au sein de cette «ville dans la ville». Face à l’intelligence de cette altérité, confronté aux qualités de ce «négatif de l’architecture» et à la majorité des favelados qui ne quitterait leurs maisons pour rien au monde, la remise en question est inévitable. Les dogmes rationnels enseignés en ENSA, socle indispensable à la formation de l’architecte, s’ébranlent devant tant de complexité spatiale et d’interaction sociale générée par des «non-sachants». Une fois ma pensée forgée par les multiples immersions dans différentes favelas cariocas, j’ai commencé mon travail de recherche et confronté ma pensée à celles de divers auteurs pour essayer de livrer l’analyse la plus complète possible. L’objectif de ce travail de recherche, est de reconsidérer notre façon de construire et d’habiter à travers l’étude d’une altérité. Considérer la Favela comme un potentiel architectural, une réserve d’architecture pour la conception de la ville Française d’aujourd’hui.
* « Regarde, c’est beau l’architecture sans architecte, non ?»
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, Jean-Philippe Roche, pour sa disponibilité et ses conseils avisés. Je remercie également Alexandre Theriot, Sophie Ricard et Solène Veysseyre pour le temps qu’ils m’ont accordé lors de nos entretiens et pour leurs contributions théoriques à ce mémoire. Enfin, je tiens à rémercier l’Ecole d’Architecture de Rennes pour m’avoir permis de partir un an en échange universitaire à Rio de Janeiro, sans quoi ce mémoire n’aurait sans doute jamais vu le jour.
SOMMAIRE Introduction:
p.9
I- Historique et présentation de la Favela
p.15
a) Les mouvements migratoires et leurs causes rurales b) L’arrivée à la ville dans un contexte de pénurie du logement; premiers abris et naissance de la favela c) Développement et causes urbaines de la croissance des favelas d) De l’abri précaire à la baraque
p.17
II-L’absence de projet au cœur de la conception de l’abri
p.18 p.24 p.27
p.39
a) Le fragment b) L’accident c) Le bricolage d) L’Aprojection
p.39 p.41 p.43 p.45
p.49
a) Évolutivité de la construction: temporaliser l’espace b) Réversibilité et flexibilité des constructions c) L’espace mouvement
p.49 p.55 p.58
IV- Enjeux sociaux et pratiques collectives de l’espace
p.65
a) Le labyrinthe comme espace public vecteur de sociabilité b) Pratiques collectives de l’espace c) Accompagner le mouvement
p.65 p.71 p.76
Conclusion
p.84
Sources et Ressources
p.92
Annexes
p.96
III- La temporalité, notion clé de la favela
« Il voulait savoir sur quoi je travaillais, j’ai répondu sur les favelas. Et il m’a dit ensuite : tant mieux de ne plus s’occuper de l’architecture. Je lui ai dit que mon travail était quand même sur l’architecture, par défaut. Il m’a répondu, avec le poids de son expérience, que malheureusement le terme architecture ne concerne que l’architecture des élites, du pouvoir et des riches. Il me quitte en me souhaitant bonne chance et je constate que mon travail porte donc sur l’altérité en architecture. » Paola Berenstein Jacques à propos d’une conversation entre elle et Oscar Niemeyer.
12
Introduction: Le siècle dans lequel nous vivons est un siècle de transition. Alors que nombre de pays du Sud émergent, la crise touche la majeure partie des pays déjà développés. Dans ce contexte de mutation, la population mondiale est en constante hausse. Selon le service des populations du département des affaires économiques et sociales de l’ONU, 54% de la population mondiale vit aujourd’hui dans une zone urbaine, proportion qui devrait atteindre les 66% d’ici quelques années1. Parallèlement à cette urbanisation effrénée, la part de pauvres dans les villes augmente, entrainant avec elle la part des gens en situation de précarité face au logement. En France, 7 millions de personnes vivent avec moins de 800 euros par mois et 13 millions de personnes vivent dans des logements sociaux où nulle appropriation n’est autorisée. Conjointement à cette paupérisation des populations, on observe une autre catastrophe sociale et politique, celle de l’expansion du phénomène de ségrégation urbaine. On constate, impuissants, les maux causés par cette division des populations au sein de la ville, qui nous isole les uns des autre, nous privant ainsi de notre force d’action commune, menaçant la démocratie et notre droit à agir sur le monde que nous habitons. « L’heure est venue de répondre à la préoccupation majeure de notre société : comment mieux vivre ensemble. Comment faire pour corriger les défauts qui dégradent depuis plusieurs décennies l’idéal de l’habitat, au point d’en faire une impasse que l’on s’efforce de résoudre à coups de dynamite? »2 Il est évident que dans ce contexte de crise, les architectes devront tenir un rôle prépondérant dans l’action à mener. Pourtant, au sein même de cette vaste discipline qu’est l’architecture, le logement est encore trop souvent traité de manière passéiste selon les dogmes fonctionnalistes du siècle dernier. L’erreur des rationalistes, c’est d’avoir voulu ôter à la ville son caractère anarchique, son caractère changeant, sans prendre conscience qu’on ne combat pas l’anarchie par l’ordre. Par la standardisation, ils pensaient pouvoir atteindre les formes canoniques de chaque objet 1 Département des affaires économiques et sociales de l'ONU, Plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des villes, New York, dernière mise à jour le10 juillet 2014, https://www.un.org/development/desa/fr/news/population/world-urbanization-prospects.html, consulté le 15 janvier 2016. 2 Patrick Bouchain, Construire Ensemble Le Grand Ensemble, Actes Sud, Collection L'impensé, 2010, P8. 13
intéressant l’Homme. Avec le recul que nous avons aujourd’hui, nous sommes forcés de constater l’échec d’une telle pensée face à la complexité de l’être humain. C’est une nécessité que de re-intégrer les usagers dans l’élaboration et la construction d’un projet, processus dont ils sont actuellement, dans la majorité des cas, exclus. « Passifs, ils subissent leur logement comme une fatalité. Le désenchantement qui qualifie le parc locatif en est une conséquence. »3 Les citoyens doivent défendre leur droit à l’architecture face à l’omnipotence de l’architecte prince, reconquérir la liberté de faire, d’expérimenter sur ce terrain de jeu que devrait être la ville pour enfin réinventer la politique, au sens de Politeia, le fonctionnement de notre cité. « La réappropriation n’est pas une « requalification » ou une « réhabilitation » : (...) elle les remet en jeu entre nous, elle fait place à la politique en donnant cours aux libertés dont leur commun usage est la condition. (...) En consacrant le loisir que leur accessibilité et leur disponibilité offrent aux mouvements, aux rencontres et aux conversations, en leur donnant la possibilité de croître et d’affecter les sensibilités et les passions de ceux qui les croisent, elle laisse exister des espaces nouveaux, aussi divers, que les espaces naturels sont différents les uns des autres. »4 Quand parmi les architectes les plus « savants », un des courants dominant (le déconstructivisme) est constitué d’architectes construisant des bâtiments intentionnellement inhospitaliers et non-fonctionnels, nous nous estimons en droit de nous questionner sur l’avenir de l’architecture. « La question de la fin de l’architecture se pose alors et les hypothèses sont nombreuses. Est-ce que le terme « architecture » ne correspond plus à ce que les architectes font ? … Ou bien, est-ce que tout ce que l’on connaissait jusqu’à ce moment comme architecture ne correspond plus aux besoins de notre société d’un point de vue symbolique ou plutôt, significatif ? »5 Nous ne croyons pas en la fin de l’architecture, mais peut-être que nous assistons au 21ème siècle à la disparition d’une certaine idée de l’architecture où l’humain prime sur l’objet. Il nous semble plus urgent de réfléchir au 3 Patrick Bouchain, Construire Ensemble Le Grand Ensemble, Actes Sud, Collection L'impensé, 2010, P8. 4 Patrick Degeorges et Antoine Nochy, L'impensée de la ville dans Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P139. 5 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P34. 14
rôle de l’architecte dans les nouvelles situations urbaines que de construire des objets à la gloire de la mondialisation. Pourtant, nous avons sans doute atteint un point de non retour, et faute de pouvoir changer le destin de l’architecture des rails sur lequel il est engagé, il nous reste à proposer une alternative, une altérité architecturale. Quelles sont alors les solutions ? Selon Didier Drumond6, nous avons construit depuis l’an 2000, plus d’abris que toutes les générations de l’humanité depuis le début de notre ère. Que faire donc face à ce défi ? En vérité, les solutions existent déjà. Elles existent mais ont été effacées par la globalisation de notre culture. Il faut aller chercher dans les territoires en développement, dans notre histoire vernaculaire, les éléments qui permettraient aux habitants de sortir du statut de consommateur pour devenir acteur de la ville. L’histoire de l’architecture met en avant l’architecte démiurge et l’oeuvre individuelle. Or l’architecture est partout, elle est « dans ces lieux « impensés » que sont les friches industrielles ou les territoires délaissés par l’aménagement mais occupés par les hommes, et dont l’existence nous permet de reconsidérer notre façon d’habiter, de partager ou de vivre ensemble »7. Ce qui nous intéresse ici n’est donc pas l’oeuvre architecturale, mais bien l’entreprise communautaire. Nous avons choisi de centrer notre travail sur l’étude des favelas cariocas8, véritable lieu de liberté et d’expérimentation au sein d’une entité urbaine plus « conventionnelle », la ville de Rio de Janeiro. L’objectif de ce travail de recherche, est de reconsidérer notre façon de construire et d’habiter à travers l’étude d’une altérité. Considérer la Favela comme un potentiel architectural, une réserve d’architecture pour la conception de la ville « occidentale » d’aujourd’hui. Pour un grand nombre de Brésiliens, la pratique participative de l’architecture fût et est toujours la seule alternative possible face à la crise du logement. La favela représente des conditions d’habitation extrêmes, et en ce sens elle touche donc à l’essence même de l’architecture, à son geste premier, abriter. De cette architecture d’urgence, de cet urbanisme sauvage naissent des réponses de logements inédites face aux multiples défis inhérents à la construction dans une favela; ces résolutions architecturales et urbaines sont autant de solutions de logements qui, après analyse, renferment en elles un fort potentiel d’adaptation à notre société occidentale. 6 Propos tenus dans son livre “Architectes des Favelas”. 7 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P8. 8 Carioca est l'adjectif qui qualifie ce qui est relatif à la ville de Rio de Janeiro, il désigne aussi les habitants de Rio. 15
Il ne faut pas voir l’étude des favelas cariocas comme la seule étude d’un objet isolé, mais l’insérer dans un contexte de remise en question de l’architecture pratiquée par les « sachants » et du rôle de l’architecte face à l’architecture populaire. A partir de cette recherche, nous tenterons donc de démontrer ce que pourrait être, ce que devrait être, une architecture sans architectes. En somme, le propos de ce mémoire est de « faire éclater notre étroite conception de l’art de bâtir, en explorant le domaine de l’architecture non codifiée »9. Dans un premier temps, afin d’avoir tous les outils nécessaires à la compréhension de la favela, nous reviendrons sur l’origine de ce phénomène; nous expliquerons ce qui a engendré la naissance des premières favelas ainsi que les causes de leur perduration jusqu’à aujourd’hui pour mieux comprendre comment l’histoire a crée une culture de l’auto-construction et de l’architecture participative au Brésil. Une fois conscients de cela, nous étudierons trois concepts majeurs, inhérents à l’espace de la favela. Premièrement, par l’approche des concepts du fragment, de l’accident, du bricolage et de l’aprojection, nous tenterons d’expliquer en quoi l’absence de projet est au cœur de la conception de la favela. Puis nous essayerons de comprendre la relation complexe des favelados10 au temps, leur façon de temporaliser l’espace par l’évolutivité et la reversibilité de la construction, pour expliquer le concept d’espace mouvement. Enfin nous nous attarderons sur les enjeux sociaux régnant au sein des morros11 en expliquant les vertus du labyrinthe comme espace de sociabilité, les pratiques collectives de l’espace ainsi que les possibles pistes d’accompagnement du mouvement. Nous rappelons qu’il ne s’agit pas ici de prôner la favela comme modèle architectural et urbanistique absolu et applicable tel quel, mais d’analyser les concepts qui lui sont inhérents et de les considérer comme ressource pour fabriquer l’architecture de demain. Nous souhaitons aussi avant d’entamer la lecture de ce travail, que le lecteur garde en tête que tous les concepts analysés dans ce mémoire doivent être compris dans la perspective de leur possible adaptation à notre façon européenne de faire de l’architecture.
9 Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes: brève introduction à l'architecture spontanée, Chêne, 1977. 10 Favelado est le terme désignant un habitant d'une favela. 11 Morro signifie colline en portugais. 16
17
I- Historique et présentation de la Favela « L’herbe n’existe qu’entre les espaces non cultivés. Elle comble les vides. Elle pousse entre, et parmis les autres choses. La fleur est belle, le chou est utile, le pavot rend fou. Mais l’herbe est débordement, c’est une leçon de morale. » 12 L’utilisation du terme Favela pour désigner l’habitat populaire brésilien remonte à la période de la guerre de Canudos et fait référence à la plante Favella. Lors de cette guerre, les soldats établirent leur village sur le Morro13 da Favella (Colline de la Favella), ainsi appelé de part l’abondance de Jatropha phyllacantha (nom scientifique de la plante Favella) à cet endroit. En 1897, de retour à la capitale14 et confrontés à la pénurie de logements, environ 20 000 anciens combattants s’installent avec leurs familles dans le Centro de Rio de Janeiro, sur le Morro da Providencia (Colline de la Providence). En souvenir de leur ancien lieu de vie, ils surnommèrent cette colline Morro da Favela. On peut distinguer quatres phases dans l’apparition et le développement des favelas à Rio de Janeiro. 1- Fin du XIXème, début du XXème siècle: L’essor de la ville et l’attraction des salaires engendrent les premières vagues de migration vers Rio. La souche primitive des favelados est essentiellement constituée de ruraux venus de l’état de Guanabara15. Cet exode rural est un mouvement qui se poursuit (toutes proportions gardées) encore aujourd’hui. Les premiers migrants et leur descendance composent aujourd’hui un peu moins de la moitié de la population des favelas cariocas. 2-1940-1960: On observe des vagues de migration de ruraux des états limitrophes. On estime qu’environ 400 000 habitants du Minais Gerais et du Espirito-Santo ont migré vers Rio dans cette décennie. Ils représentent 12 Henry Miller, Hamlet, cité par Gillez Deleuze, Felix Guattari, Milles Plateaux, Paris, Miniuit, 1980, p.28. 13 Colline en Portugais. 14 À l'époque, Rio de Janeiro est encore la capitale du Brésil. 15 Ancien nom de l'état Fédéral de Rio de Janeiro. 19
aujourd’hui environ 15% de la population des favelas de l’ancienne capitale. 3-1960-1970: Dans les années 60, la construction de la route reliant Salvador de Bahia à la cité merveilleuse16 crée un appel des populations du Nord-Est du Brésil. De nos jours, 30% des favelados viennent du Nordeste. Ces trois vagues de migrations se sont superposées, de telle sorte que l’exode rural connait son apogée dans les années 60 où l’on estime qu’un Brésilien sur cinq a émigré vers la ville. 4-1960 à nos jours: Enfin, la « 4ème vague » d’expansion de la favela correspond à la naissance de la descendance des premiers migrants (enfants et petits enfants), qui s’installent à leur tour sur les morros, augmentant continuellement le nombre de favelados.
16 Surnom régulièrement donné à la ville de Rio de Janeiro. 20
a)Les mouvements migratoires et leurs causes rurales
La structure de la société rurale, héritée du colonialisme, est la première cause des mouvements migratoires vers Rio. Au début du XXème siècle, la principale source de revenus du pays est l’agriculture d’exportation, que l’on cherche à maintenir, favorisant alors la toute puissance des « planteurs». Malgré l’abolition tardive de l’esclavage en 1888, on constate donc que les paysans travaillant dans les fazendas17 sont exploités et travaillent avec des méthodes archaïques pour de faibles salaires. Puis, l’industrialisation des méthodes de production rend le besoin de main d’oeuvre temporaire, la recherche d’emploi devient difficile et pousse les population à se nomadiser, errant en quête de travail. Cette situation s’aggrave en 1963: Cette année là, une loi est votée pour mettre en place un salaire minimum ainsi que l’obligation de donner un mois de congés à quiconque est employé douze mois. Pour contourner cette loi, les planteurs n’engagent les travailleurs que pour dix mois, le temps d’une saison agricole, aggravant encore la condition paysanne. Ce sont cette paupérisation croissante des campagnes et ce durcissement du travail paysan qui sont à l’origine de l’exode rurale. Mais ces facteurs ne peuvent expliquer à eux seuls cet éxode ; à ces causes rurales s’ajoute l’industrialisation des villes. Au début du XXème siècle, fort de sa position géographique ( le pays est bordé par l’océan atlantique), le Brésil tente de s’inscrire dans le contexte de mondialisation de l’époque. C’est alors logiquement que grands ports et industries se développent dans les villes majeures comme Rio de Janeiro, créant un important besoin de main d’oeuvre. A partir des années 1930, l’ex capitale du pays est le premier centre industriel du Brésil. Dégradation des conditions de vie et de travail dans les zones rurales, industrialisation et fort besoin de main d’oeuvre dans les villes: le « mythe du Sud merveilleux » est né. La radio, la presse et les premiers immigrés eux mêmes entretiennent ce mythe auprès des familles restées travailler dans les fermes. Les ruraux fraichement arrivés, pour donner de leurs nouvelles, envoient des lettres où ils embellissent leur quotidien auxquelles ils joignent des photos prises devant des voitures de luxes, des palaces, à la plage... C’est ainsi, dans un contexte de mutations politiques et économiques 17 Fermes en portugais. 21
qui marquent la transformation de la société brésilienne, que commence l’exode rurale à l’origine des favelas cariocas. « Marchands de rêve, nouvelles extraordinaires, désir d’un style de vie nouveau et certitude d’une réussite rapide... Le migrant n’hésite pas à prendre la route mais il ne sait pas encore qu’au bout du voyage, c’est la favela qui l’attend. »18
b)L’arrivée à la ville dans un contexte de pénurie du logement; premiers abris et naissance de la favela
Dans un contexte de globalisation des échanges, le Brésil s’industrialise. Les campagnes s’appauvrissent et la hausse de la productivité du travail agricole permet de libérer de la main d’oeuvre qui migre alors vers les villes. Mais « les migrants doivent vite réaliser l’abîme qui sépare le mythe qui nourrissait leurs rêves de la réalité quotidienne. Très vite, ils doivent inventer les conditions de leur survie. »19 A son arrivée, le migrant ne va pas directement s’installer dans une favela. Souvent il essaie de trouver un travail sur un chantier où il peut aussi loger. Une fois sa situation un tant soit peu stabilisée, il décide de se mettre en quête d’un vrai toit. La désillusion est rapide et brutale, un logement « classique » est inaccessible pour un ouvrier (en 1968, un appartement dans un quartier résidentiel moyen se loue 7 à 10 fois le salaire d’un ouvrier), il lui faut donc trouver une alternative. La ville de Rio de Janeiro s’est construite en contorsion entre les morros qui rythment le paysage carioca, elle a délaissé ces terrains escarpés, difficiles d’accès, sur lesquels toute construction parait inenvisageable. Il y a donc de la place sur ces collines. De plus ces dernières offrent une situation privilégiée puisque de part leur abondance dans la ville, elles sont naturellement à proximité d’un emploi en puissance. Faute de mieux, les ruraux s’installent en masse sur un nouveau morro ou rejoignent des communautés de migrants déjà installées sur certaines 18 Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981,P15. 19 Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981,P19. 22
collines où ils construisent leur premiers abris précaires, alors fait de matériaux récupérés çà et là. Sur le schéma ci-après, qui illustre le premier tissu urbain d’une favela, on remarque plusieurs chemins amorcés menant du bas du morro aux abris. Au fur et à mesure de l’occupation de la colline, les nouveaux arrivants agrandiront les chemins de façon empirique, pour mener vers des terrains encore libres. Dans cette première organisation de l’espace collectif, les favelados se regroupent par affinité, famille ou région d’origine. Sur ce plan on observe aussi la façon dont les ruraux se plient à la contrainte de la pente en orientant la majorité des abris dans le sens perpendiculaire aux lignes de niveaux; c’est le site qui détermine l’implantation, la rationalité constructive, pas une quelconque raison géométrique. Il n’y a pas de projet préétabli lorsqu’un favelado décide de construire un abri; les matériaux collectés et le terrain disponible sont le point de départ de la construction. « Les favelas sont le résidu du résidu, le reste du reste urbain, les abris sont construits de restes urbains (restes de chantiers, déchets de consommation...) . Sur les lieux qui restent de la ville, sur des non-lieux.»20 Le site est escarpé, la pente est raide et le favelado ne dispose d’aucun moyen technique et/ou financier pour faire face à ces contraintes. Sa capacité d’adaptation et d’imagination constructive est son seul outil face au défi constructif qu’il doit relever. Il se met alors en quête soit d’un terrain relativement plan, soit d’une technique lui permettant de construire sur la pente.Il va lui même chercher ses matériaux dans la ville, sur les chantiers, dans les décharges (bidons, planches de bois, déchets en tout genre...). Une fois le terrain choisi et les matériaux en sa possession, il doit maintenant tenir compte de la présence de voisins et des règles implicites de voisinage que cela implique.
20 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P43. 23
Première forme d’urbanisme à l’arrivée des migrants. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages.
24
Une première structure provisoire est alors bâtie avec l’aide de la famille et des voisins. La construction sur pilotis s’impose souvent à cause de la topographie du site. Une fois la structure primaire montée, les matériaux récoltés sont cloués pour former les murs et le toit de l’abri. Cette base, bien que ce ne soit pas l’intention de départ, sera destinée à être améliorée; l’habitant remplacera les matériaux au fur et à mesure qu’il en trouvera de plus adéquats. Selon Didier Drummond, comme on peut le voir sur les schémas ci-après, lors de la construction d’un premier abri, les gestes, techniques et espaces produits sont assez similaires et permettent de définir un modèle type du premier abri d’un favelado. L’abri est toujours composé au début d’une pièce unique. C’est une réponse à une besoin immédiat qui, plus tard, sera voué à s’agrandir, se diviser selon les moyens et les besoins des habitants qui remplaceront les éléments précaires de construction pour solidifier la structure, remplaceront petit à petit les ouvertures des murs par de vrais fenêtres ... C’est ainsi que l’on voit, en ce milieu de 20ème siècle, s’ériger à chaque coin de rue, une masse incroyable d’abris sur les collines de la cidade maravilhosa. « Les abris apparaissent au milieu même de la ville, entre les quartiers conventionnels, exactement comme l’herbe qui pousse entre les pavés ou au milieu de l’asphalte, en formant des enclaves, c’est à dire des microterritoires à l’intérieur d’autres territoires plus vastes. L’invasion d’un terrain vague et son occupation par des abris forme un nouveau territoire dans la ville. »21
21 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P142. 25
Premier abri. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages. 26
27
c)Développement et causes urbaines de la croissance des favelas
Si la naissance et l’évolution des favelas s’expliquent principalement par l’exode rurale et l’incapacité des migrants à trouver un logement dans un contexte de crise, le développement de ces dernières s’explique aussi par la façon dont la ville les a exploités. La multiplication, la densification et la croissance des populations des favelas sont autant de preuves que la ville « conventionnelle » n’a pas su accueillir ces flux de migrants, pire, qu’elle a profité d’eux. Cette population de migrants en surnombre et pour la plupart sans emploi représente pour la ville une masse de travailleurs disponibles que Didier Drummond appelle « l’armée de réserve ». L’existence de cette « armée » a permis aux employeurs de tirer les rémunérations vers le bas; comment refuser un faible salaire quand on peut vous remplacer dans l’heure pour moins chère? La favela est la plus grande contradiction de la société brésilienne. Elle est à la fois la conséquence et le moteur du miracle économique du pays. Contrairement à ce que disent beaucoup d’études d’hier et d’aujourd’hui, la favela n’est pas en marge de l’économie brésilienne, cette masse de travailleurs pauvres est inhérente au système économique brésilien, elle est le mal nécessaire à la logique du système. « Elles (les favelas) continuent a déborder par les relations qu’elle établissent avec la ville, parfois par les rapports culturels, collectifs, surtout par le samba et le carnaval, mais principalement par les relations qui s’établissent d’une façon plus subtile et plus pénétrante, d’une façon plutôt « souterraine », par de rapports individuels: la majorité des favelados travaillent dans les quartiers conventionnels de la ville. »22 « L’homme des favelas ne vit déjà plus à l’extérieur de la société, exclu de la communauté humaine comme le pensent encore certains. Il ne l’est plus. L’homme du Morro est un travailleur comme les autres. »23 Pris dans l’engrenage d’un processus de paupérisation constante, en quête d’un travail toujours plus difficile à trouver, le favelado voit se décomposer le mythe du « Sud Merveilleux » devant ses yeux et réalise alors que l’abri 22 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P142. 23 H. Diaz da Cruz cité par Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981,P19. 28
provisoire qu’il a construit devra se consolider pour perdurer. C’est là que commence la transition de l’abri à la baraque, habitat typique de la favela comme on la connait aujourd’hui.
29
30
d)De l’abri précaire à la baraque
Cette transformation de l’abri provisoire ( réorganisation, agrandissement …) à la maison se fait en trois étapes : Dans un premier temps, comme on l’a vu, l’habitant remplace les matériaux de fortune de sa construction par des matériaux plus nobles; l’abri fait de déchets se mut en baraque entièrement faite de bois, de la structure au parement. Puis, la baraque de deuxième génération se munit souvent d’un étage pour accueillir de nouveaux venus dans la famille et on commence à voir apparaître le matériau brique dans les constructions. Finalement, avec le temps les baraques s’uniformisent de plus en plus vers les matériaux de construction que sont la brique et le béton. Lors de l’évolution de l’habitat type des favelados, on constate l’utilisation de matériaux de plus en plus conventionnels, de plus en plus nombreux et de plus en plus urbains. Non plus récupérés, les matériaux sont achetés dans la ville, témoignant d’une dépendance (et donc d’une intégration) économique grandissante du favelado à la ville. Depuis plusieurs années, les favelados construisent une structure primaire en béton armée et montent des murs en briques, matériaux caractéristiques de la favela d’aujourd’hui. Parallèlement à cette mutation de l’abri (échelle architecturale), il est intéressant de constater que le schéma urbain des favelas évolue. Les migrants continuent d’affluer et s’installent dans les parties les plus hautes du morro, seuls terrains encore inoccupés. D’autre préfèrent s’approprier les derniers espaces libres entre les habitations du bas. Pendant ce temps, les premiers arrivants commencent déjà à modifier leur abris précaires en baraques, évolution dont la principale caractéristique est l’abandon progressif des espaces extérieurs, privatisés au profit de la maison. Petit à petit le tissu urbain devient moins perméable et la vie collective fait place à une vie plus individualiste.
31
Amlioration de la structure en bois, verticalisation de la construction. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages. 32
Tableau d’évolution des matériaux de construction uttilisés par les favelados. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages. 33
Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages. 34
35
Puis la densification des favelas par développement horizontal est très vite limitée par le manque de terrains viables disponibles sur les morros. Ce manque de place est une étape importante dans l’évolution de la favela qui marque le début d’un nouveau mode d’organisation du logement et de l’espace public: la verticalisation des constructions. La recherche d’espace habitable supplémentaire, le désir d’amélioration du confort ou même le profit réalisé par la location d’une partie de l’habitat sont autant de raisons qui pousse les favelados à la constructions d’étages, souvent en porte-à-faux au dessus des ruelles. Cette surdensification amène des désavantages; l’exiguïté des circulations, la promiscuité, la perte de repères... Mais elle offre aussi des avantages climatiques et relationnels importants; la proximité des édifices apporte de l’ombre et donc de la fraicheur dans ce climat tropical lourd et le rapprochement des baraques par les étages recrée une relation forte entre voisins à tel point qu’il est parfois possible de passer d’une barraque à une autre par dessus la ruelle. Les cheminements se transforment en ruelles-escaliers, véritable espace de sociabilité que chacun investit à sa guise devant sa maison. A l’échelle du groupement de maisons, tout le monde se connait, se rencontre dans la rue, se parle de baraque à baraque. Les femmes, souvent au foyer, sont les premières actrices de cette solidarité(échange de services, garde d’enfants ...) alors que les hommes s’aident à la construction (nouvelle ou agrandissement). L’espaces public est géré collectivement, les rues entretenues et aménagées par la communauté. C’est la promiscuité qui détermine la solidarité entre voisins. « Il ne fait aucun doute à nos yeux qu’élaboré à partir d’une bonne infrastructure (eaux, égouts...) et donc dans les conditions d’hygiène normale, un habitat construit selon le même processus, et considéré avant tout comme une pratique et non comme un produit, vaudrait par sa qualité tous les projets de logement populaire déjà conçus et à concevoir. » 24
24 Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981,P64 36
Forme intermédiaire d’urbanisme. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages.
37
Construction d’un étage en porte-à-faux au dessus de la rue. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages. 38
Etat actuel du plan urbain d’une favela type. Source: Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages.
39
La promiscuitĂŠ entre les baraques permet entre autres de rapprocher les favelados.
Conclusion: On aurait pu penser à ces prémices que la favela ne serait qu’une étape provisoire dans le processus d’intégration des ruraux, aujourd’hui force est de constater qu’elle constitue en fait la seule alternative, l’unique moyen de survie des ruraux dans la ville. En 1950, on dénombrait 59 favelas à Rio. On en compte plus de 600 à l’heure actuelle et on estime qu’un carioca sut sept habite dans une favela.25 Maintenant que nous avons expliqué la genèse des favelas et les causes de leur perduration, nous allons essayer de voir comment l’étude de cette altérité architecturale peut nous permettre de remettre en causes les fondements de l’architecture et de l’urbanisme contemporain. « En sortant littéralement des sentiers battus on est forcé de s’interroger sur les limites même de ces disciplines. Pour entrer dans une favela, l’architecte doit se défaire de ses préjugés et des idées très chères à l’architecture comme celles du solide, du stable, du durable, du fixe, etc., pour alors s’habituer au précaire, à l’éphémère, au changeant, au mouvant.»26
25 Yann Arthus Berttrand, http://www.yannarthusbertrand2.org/index. phpoption=com_datsogallery&Itemid=27&func=detail&catid=4&id=714&l=1440, consulté le 3 janvier 2016. 26 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P19. 41
II-L’absence de projet au cœur de la conception de l’abri « Aqui tudo parece construçao, mas ja é ruina » 27 a)Le fragment
On l’a vu, pour ériger son premier abri précaire le favelado se met en quête de divers matériaux, souvent de déchets de la ville qui peuvent encore être utilisés et qu’il détournera de façon à pouvoir construire avec. Les habitations se construisent donc de façon empirique, à partir de fragments de matériaux accumulés par le constructeur au fil du temps. Les divers matériaux sont juxtaposés pour créer une paroie, un toit. Les matériaux à disposition formant un ensemble hétérogène, la construction est formée par les restes trouvés çà et là, elle est donc forcément fragmentée formellement. «C’est de la fragmentation des anciennes architectures que le bricolage naît. La recomposition de ces fragments, brides et morceaux, mélangés à divers autres, a toujours pour résultat une forme complètement différente de celle d’où ils proviennent. »28 De fragments d’architectures « conventionnelles », le favelado donne naissance à une architecture chimérique ne ressemblant à rien d’existant, ni même à nul autre abri ; puisque chaque fragment est unique il est impossible de reproduire la même composition. Puis, l’abri évolue, comme nous avons pu l’expliquer auparavant, les matériaux finalement peu propices à la construction ( fragments trop petits, pas étanches, insalubres...) sont remplacés par des matériaux plus adéquats, souvent de taille supérieure, faisant petit à petit perdre à l’abri son aspect fragmenté. La dernière étape de l’évolution de l’habitat, la baraque en dur, archétype de la casa de la favela du 21ème siècle n’est donc plus très fragmentée formellement. Mais, quand on parle de fragmentation il faut savoir voir au delà de 27 Caetano Veloso, fora da ordem (chanson), «Ici tout parrait être en construction mais est déjà en ruine.» 28 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P55. 43
Fragmentation des abris précaires.
Le tijolo (la brique) servant de matériaux de base aux favelados et conférant aux barraques leur aspect fragementé.
l’aspect purement formel, car aujourd’hui encore, les constructions des favelados ne cessent d’être fragmentaires par leur continuel inachèvement. La maison continue de se transformer; il y’aura toujours quelque-chose à améliorer ou à agrandir. Ce qui n’a pas de fin est de l’ordre de l’infini. Quand le passé et le futur s’annulent, seul le ponctuel existe: le fragment. La temporalité est donc la clé de voute de la fragmentation architecturale de la favela. Ce qui permet cette conception empirique du logement, c’est le rapport des favelados au temps. La plupart des habitants de la favela vivent au jour le jour, sans réels projets pour l’avenir, il en va de même pour leur architecture. C’est le perpétuel inachèvement de leurs constructions qui les définit comme fragmentées. De cet inachèvement fragmentaire nait « l’éphémérité », condition sine qua non de du caractère évolutif des casas. « Le fragment est puissance de ce dont on ne connaît pas la nature et qui ne fournit aucune garantie d’actualisation. Le fragment sème le doute. Il peut être un morceau, une étape ou un tout, y compris son contraire. Le hasard s’installe. L’architecture à de grandes difficultés à prendre les risques du hasard, de l’aléatoire, de l’arbitraire, du fragmentaire. »29
b)L’accident
En laissant s’installer le doute, le hasard dans l’architecture, les favelados laissent apparaître un paramètre que nous repoussons depuis trop longtemps dans l’architecture conventionnelle : l’accident. Accident: événement inattendu, non conforme à ce qu’on pouvait raisonnablement prévoir, mais qui ne le modifie pas fondamentalement. En métaphysique, l’accident est l’opposé de l’essence (ou substance). C’est ce qui peut être modifié ou supprimé sans que la chose en elle-même change ou disparaisse. Ce qui est paradoxale, c’est que l’accident fait parti de l’essence de la favela, 29 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P79. 45
il est une composante inhérente à l’espace de celle-ci. A partir du moment où il n’existe pas de projet, où toute construction est empirique, tout n’est qu’accident. L’accident est donc l’opposé du projet. Les favelados n’ayant pas de forme à atteindre mais juste une fonction, un sens, celui d’abriter, leur architecture est par défaut « accidentelle ». Pour Patrick Bouchain, pour que l’accident puisse exister, pour laisser venir le non-voulu dans un projet, « il faut dire ce que l’on veut atteindre et non ce qu’il faut exécuter ». Dans la favela, on sait ce que l’on veut atteindre, on sait rarement comment l’exécuter avant que la construction n’ait commencée. L’accident ne peut donc arriver qu’au moment du chantier, il n’est accident que parce qu’on ne l’avait pas planifié. Il est donc évidemment impossible de l’introduire dans un projet « classique », du moins dans la phase de conception. Pour Alexandre Theriot de l’agence Bruther, la question de l’accident en architecture dépend du moment où, en tant qu’architecte, on décidé d’arrêter de dessiner « A quel moment s’arrête-t-on de dessiner? Finalement, où est notre mission, a quel moment est-on dans une esthétisation des choses? ». En décidant de ne pas pousser un projet jusque dans le détail, on laisse place à l’interprétation, et donc à l’accident. Pour construire une architecture plus humaniste, puisqu’il me semble que ce soit le but de l’architecture, nous avons plutôt intérêt à laisser une marge d’interprétation à la main qui fait, la main qui construit. C’est la construction qui détermine le bâtiment, pas le dessin. Il faut accepter que l’oeuvre échappe au concepteur pour devenir réel. Puisque dans favela, on ne dessine pas, on ne fige rien, l’architecture est fatalement emplie d’inattendu et donc de cette substance qui émerveille chacun de nous face aux constructions vernaculaires. « On considère qu’il est plus facile de réaliser l’architecture en traduisant simplement le projet architectural par un dessin, des écrits et une maquette. Le projet est ensuite réalisé par des gens qui n’ont aucun moyen d’interpréter. Tout mon travail est d’introduire l’interprétation, le nonvoulu et l’inattendu dans la réalisation d’un projet, et cela au moment du chantier, car l’architecture n’existe que quand elle est matérialisée par sa construction. (…) Il faut permettre à ceux qui construisent de laisser la trace de leur sentiment et c’est cette charge émotionnelle qui va redonner de l’enchantement à l’architecture qui sera alors chargée de la substance de ceux qui l’ont réalisée. »30 30 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P65. 46
c)Le bricolage
Cette façon empirique des favelados de construire par accumulation de fragments et cette capacité à accepter l’accident sont toutes deux intimement liées à des concepts plus larges. Nous rappelons que dans la favela, on ne conçoit pas, on ne dessine pas, on ne « projette » pas. Il n’y a pas de projet préétabli quand un favelado commence à construire, la forme n’est définie qu’au fur et à mesure de l’acte de construction. De même, il n’existe aucune considération esthétique dans l’esprit du favelado, du moins pas au début; le seul but de cette construction est de mettre sa famille à l’abri des intempéries. Comment qualifier alors cette façon de faire de l’architecture ? Bricolage semble être le terme approprié, terme que l’on opposera à la « projection ». Dans la pratique conventionnelle de l’architecture, l’édifice est l’achèvement définitif de la forme conceptualisée et dessinée dans le projet, une fois construit, il n’est que rarement voué à évolué. A contrario, l’abri d’un favelado n’a pas de fin, il ne s’achève jamais et n’a par conséquence pas de forme fixe, il est en perpétuel mouvement. La projection implique souvent, et ce depuis tout temps, une rationalisation et une simplification de l’espace par répétition d’un module; phénomène qui s’est amplifié de façon exponentielle à l’avènement de l’architecture moderne et de la standardisation. Dans le cas de la favela, la reproduction d’un même, d’un module, est impossible puisque l’on ne bricole jamais deux fois de la même façon. Les constructions étant empiriques, il est très rare, et ce même depuis l’homogénéisation des matériaux uttilisés par les favelados, de voir une façade identique à une autre dans une favela. « Refaire pareil, appliquer un modèle, c’est ce que tout homme tente de faire quand il est perdu : en cherchant, il finit par trouver une solution qui le satisfait enfin et qu’il a donc tendance à répéter. Or en répétant cette solution à un problème précis, il en perd le sens. »31 Le bricolage c’est donc ne jamais faire pareil, non pas par volonté, mais parce que l’on a pas d’autre choix. Le bricolage c’est agir, penser le moins en amont pour faire le plus en aval; c’est le contraire du projet, lui même opposé à l’expérience. 31 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P108. 47
d)L’Aprojection32
Tous les concepts que nous venons d’énoncer sont reliés par un paramètre unique, celui de ne pas dessiner l’architecture avant de la construire. Si le fait de ne rien dessiner33 avant la construction, ne rien projeter, est inhérent au mode de production d’architecture des favelados, c’est un concept qui n’est, a priori, pas défini par un nom. De part l’importance de cette idée pour comprendre le processus de construction de l’abri, nous avons décidé de le nommé « aprojection ». Pour Bataille, « le projet c’est la remise de l’existence à plus tard ». En projetant nos constructions par le biais du dessin, nous repoussons la résolution du problème posé et nous réduisons le champ des solutions possibles à une seule et unique proposition, celle que nous estimons la plus pertinente. C’est cette proposition qui devra être construite, conformément aux plans de l’architecte et dès lors que le moindre trait est dessiné, le projet se fige dans une forme irrévocable. La favela est aléatoire, accidentelle, inachevée. Puisque rien n’est projeté, il n’y a pas de forme à atteindre. Si il n’y a pas de forme à atteindre, la construction ne prend jamais fin. « Une construction dans une favela n’est jamais finie, ainsi la favela elle même ne s’achève pas, elle déborde toujours. L’espace des favelas se transforme continuellement sans s’arrêter dans une forme précise. »34 Pour Lucien Kroll, si l’on met à disposition l’espace et les matériaux et qu’on laisse faire les habitants, leur production créera nécesseraiement la diversité et l’attachement à l’objet qu’il manque à l’architecture d’aujourd’hui. Le concept d’aprojection propose un espace non projeté et non planifié (ou partiellement) au profit d’une architecture en changement permanent. « Et l’extase est l’issue ! harmonie ! Peut-être, mais déchirante. L’issue ? il me suffit de la chercher: je retombe inerte, pitoyable: issue hors du projet, hors de la volonté d’issue ! Car le projet est la prison dont je veux m’échapper: j’ai formé le projet d’échapper au projet. »35 32 Terme de l'auteur. 33 Au sens de prévoir. 34 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P20. 35 Georges Bataille, L'expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, P.73. 49
Conclusion : Les architectes conçoivent, les favelados actent; l’architecture de la favela est l’architecture du passage à l’acte. Quand la conception retrouve trop vite ses habitudes de répétition, l’acte est toujours différent. Il nous faut donc, si l’on veut proposer un architecture fidèle à la complexite de l’être humain, préférer l’acte au projet, préférer la diversité à l’unfirmoité. Certains nous diront que nous ne pouvons économiquement pas nous permettre de produire une architecture non-standardisée, pourtant de plus en plus d’exemples à travers le monde prouvent aujourd’hui le contraire. Lucien Kroll remet en cause cette idée que la normalisation de l’architecture lui permet d’être moins coûteuse. « L’organisation de la construction de masse et la spécialisation des compétences et des outillages sont supposés être des facteurs d’économies, mais dans les faits la centralisation de l’action engendre souvent des coûts insupportables d’administration et de commercialisation.(...) Quel est le coût au mètre carré de « logement social », quand on y comprend le traitement des maîtres d’ouvrages, des fonctionnaires, des ministères, des statisticiens, des financiers, des commerçants, des fabricants de règles techniques et administratives, des contrôleurs par rapport au même mètre carré autoconstruit et autogéré? » 36 Après avoir expliqué les principes de base de l’absence de projet dans la construction de l’abri du favelado, que nous défendons en tant que valeurs adaptables à notre architecture contemporaine, il est maintenant intéressant de comprendre en quoi cette faculté d’aprojection est permise par la relation que les favelados entretiennent avec le temps.
36 Lucien Kroll, Composants: faul-il industrialiser l’architecture?, Ed. Socorema, P35. 50
51
III- La temporalité, notion clé de la favela « Le temps, voilà l’ennemi. Il s’agit de « tuer » le temps. »37 a)Évolutivité de la construction: temporaliser l’espace
Les Hommes, et a plus forte raison les architectes, sont préoccupés par le temps. Depuis les premières civilisations, on constate chez l’architecte un désir de défier Chronos et un goût présomptueux pour l’éternel; comme si l’on avait inventé la notion de temps pour mieux l’oublier par la suite. Car construire des monuments pour l’éternel (ou du moins pour une période s’étendant sur plusieurs générations), c’est faire abstraction du temps qui passe. Construire pour se rassurer sur notre nature éphémère. Mais, « en oubliant le temps, l’Homme s’oublie lui même et en oubliant l’Homme, l’architecture n’a plus de raison d’exister »38. Car ce qui nous intéresse dans l’architecture et l’urbanisme des favelas, c’est leur relation au temps éphémère, au temps inconstant, au moment, à la relativité de cette notion. A la complexité spatiale des favelas s’ajoute leur complexité temporelle. « De la même façon que les abris bâtis par les favelados sont plus proches du bricolage que de l’architecture, leur façon de vivre se rapproche plus de l’idée d’abriter que de celle d’habiter. »39 Dépourvus de projet, les favelados vivent au jour le jour. Cette différence qu’explique Paola Berenstein Jacques entre la notion d’habiter et celle d’abriter se retrouve jusque dans la langue portugaise où il n’existe pas un, mais deux verbes « être » : Ser et Estar, deux façons d’être, deux façons de vivre, deux rapports au temps. Les architectes spatialisent le temps, les habitants des favelas temporalisent l’espace. Pour l’auteur de L’Esthétique des Favelas, la clé conceptuelle de l’architecture produite par les favelados se trouve dans la temporalité, c’est dans son rapport au temps que l’Homme habite ou s’abrite.
37 Jospeh Delteil
38 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003, P88. 39 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003, P57. 53
Comme on l’a vu précédemment, l’arrivée d’un nouveau venu dans la favela commence par l’installation d’une première structure provisoire, dont la construction est contrainte par la complexité du terrain. Ce premier abri, fait de déchets de la ville, est dès lors voué à évoluer. L’évolutivité est l’essence même de l’abri. Au fur et à mesure que le favelado trouve des matériaux plus robustes, plus étanches, plus salubres, il remplace les premiers matériaux par ces derniers jusqu’au jour où il remplacera jusqu’à la structure de son habitat au profit de matériaux de construction conventionnels. De même, l’abri n’est au début toujours composé que d’une unique pièce qui s’agrandira avec le temps selon les besoins et les moyens de l’habitant, qui doit alors montrer une grande capacité à modifier, à imaginer, à créer... Dans un article de 2014 nommé « Case Study: The Unspoken Rules of Favela Construction », un habitant de la favela Complexo do Alemão confie à Solène Veysseyre : « Construire une maison ,c’est du temps et de l’argent », principale raison expliquant pourquoi une maison est souvent construite sur plusieurs générations; un sol est posé, des aciers sont en attentes et un toit provisoire mis en place pour indiquer au prochain bâtisseur ou reprendre la construction40. On comprend déjà à travers cette façon d’envisager l’habitat et l’acte de construction que l’idée d’évolutivité est inhérent à la favela. De la construction fragmentaire naît la « temporalisation » de l’architecture. Evidemment, cela n’existe pas sans une grande implication de l’habitant dans l’acte architectural. Pour Patrick Bouchain, « sans la transformation des choses, il n’y a pas de vie en architecture, ni de vie tout court »41. Ce sont donc des préoccupations qui existent aussi en France, à travers le travail de certains architectes. Lors d’un entretien avec Alexandre Theriot de l’agence Bruther, ce dernier m’a dit se fixer comme objectif pour chaque projet de trouver les modalités qui vont permettre à une famille de pouvoir rester dans son logement et de le faire évoluer, faire en sorte que le logement s’adapte à la vie des gens et pas l’inverse. « C’est un pré-requis assez simple, un constat qui nous semble être une nécessité. On est plutôt là pour définir des conditions d’occupation et à chacun de s’approprier le lieu, c’est probablement l’élément qui est assez décisif quand on livre un bâtiment. 40 Solène Veysseyre, Case Study: The unspoken rules of Favela construction, 3 aout 2014, http://www.archdaily.com/531253/case-study-the-unspoken-rules-of-favelaconstruction, consulté en juin 2015. 41 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P32. 54
On sait que c’est une première étape, ce qui est aussi intéressant pour nous c’est d’apprécier la façon dont les gens s’approprient les lieux, comment ils vont les transformer, en changeant les choses, en mettant un usage particulier. Créer un espace qui permette. On est vraiment la perspective d’une permission, de la liberté d’usage. »42 La temporalisation de l’architecture n’est pas une attitude formelle, il faut davantage voir dans cette idée une intégration plus forte de la notion du temps qui passe dans une architecture ouverte à l’évolution, une architecture fugitive, précaire43, une architecture vivante. « Une architecture pérenne a plus de risques d’être morte qu’une architecture éphémère, de la même façon qu’un sédentaire a plus de risque de scléroser qu’un nomade. »44
42 Propos recueillis le 12 décembre lors d'un entretien via Skype. 43 Larousse : adjectif-(latin precarius, qui s'obtient par prière)-Qui n'offre nulle garantie de durée, de stabilité, qui peut toujours être remis en cause. 44 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P32. 55
Type 1, phase 1: Des aciers en attentes sortent des poteaux pour une future extension.
Type1, phase 2: Des poutres sont coulées au dessus des murs de briques et une nouvelle dalle est coulée en porteà-faux pour protéger le mur du rez de chaussé de la pluie. La tôle métallique du toit est réemployée. Type 1, phase 3: Le a dalle en porte-à-faux permet de s’étendre latéralement au dessus de la passerelle originale. Des balcons sont souvent construits sur les derniers niveaux. Souvent, si les propriétaires ont les moyens, les casas finissent recouvertes d’un enduit.
Exemples types d’évolution de baraques à travers le temps. Source: Barry Ballinger et Allison Wilke, Redefining the Ahwahnee Principles: Challenges from the Favelas of Rio de Janeiro, 2015. 56
Type 2, phase 1:Un gardecorps est construit sur la dalle du premier niveau et un toit temporaire est placé pour couvrir la terrasse. Des aciers en attentes sortent des poteaux pour une future extension. Type 2, phase 2: Les poteaux et les murs sont agrandis pour encloisoner le premier niveau. Les poteaux en acier et le toit sont déplacés à l’étage au dessus.
Type 2, Phase 3: L’agrandissement continu sur cette lancée et la maison est enduite.
57
Type 3, phase 1: Le toit est coulé en béton et de la tôle est placée dessus pour évacuer les eaux de pluies.
Type 3, phase 2: La tôle est enlevée mais les zones en porte-à-faux de la dalle reste couvertes de métal.
Type 3, phase 3: Le dalle du dernier niveau est construite en porte-à-faux et reprend les charges des poteaux du troisième étage.
58
b)Réversibilité et flexibilité des constructions
La relation des favelados au temps s’exprime aussi à une échelle plus quotidienne que ce que nous venons de voir. Dans cette « éphémérité éternelle » qu’est la Favela, pour palier au peu d’espace dont ils disposent, les habitants mettent en place des systèmes leur permettant une certaine flexibilité et réversibilité d’usage. Il n’est pas rare à l’échelle de la maison, que certains espaces, unitaires le jour, se voient fragmenter quand le soir arrive. Une salle de vie est divisée à l’aide de rideaux ou de parois amovibles dans le but de redonner de l’intimité à chaque membre de la famille pendant la nuit. Le même type de flexibilité peut être observé dans l’espace public des favelas, véritables espaces de liberté pouvant être investi d’une manière différente d’un jour à l’autre. Nous l’avons vu dans le point précédent, les baraques évoluent en fonction des besoins des favelados qui n’hésitent pas à agrandir leur habitat en construisant un étage supplémentaire si nécessaire. Parfois le cas inverse se produit, un membre de la famille décède ou quitte le foyer, libérant un étage de la bâtisse érigée année après année. Dans ce cas il n’est pas rare que l’espace désormais inutilisé soit loué à un proche ou à une autre famille voir utilisé en tant qu’espace dédié à une activité commerciale si la maison se trouve être située sur un axe majeur de la favela. Dans son article consacré aux Favelas, Solène Veysseyre interviewe un favelado qui essaye de construire sa maison au dessus de celle de sa mère: « J’ai construit deux espaces distincts, un où je vis et un que je peux louer ou utiliser comme studio de musique. »45 Tout ceci n’est pas sans rappeler des problématiques française très contemporaines tels que l’habitat partagé, la mixité programmatique, la flexibilité de l’espace... Cette idée de flexibilité de l’espace est depuis longtemps au cœur de réflexions de certains architectes, chercheurs ou artistes. Lors de notre entretien, Sophie Ricard énonce la nécessité de changer le mode de fabrication et de production de nos villes pour faire en sorte qu’elles soient réversibles. « Produire un espace muable aujourd’hui c’est une nécessité, 45 Solène Veysseyre, Case Study: The unspoken rules of Favela construction, 3 aout 2014, http://www.archdaily.com/531253/case-study-the-unspoken-rules-of-favelaconstruction, consulté en juin 2015. 59
une question de survie. On ne peut plus fabriquer de l’urbanisme tel qu’on l’a produit depuis les années 60 et on le voit bien, on est dans une rupture. On est dans une rupture parce que les besoins ne sont plus les mêmes, parce qu’on a un mode de vie qui redevient nomade, on est moins sédentaires, aujourd’hui on a peut-être dix emplois au cour d’une vie, on passe de ville en ville. On est beaucoup moins sédentaire qu’avant et on a beaucoup moins d’argent qu’avant.»46 Dès la fin des années 50, Constant Anton Nieuwenhuys, constatant la crise urbanistique de son époque, cherche une façon de créer la ville permettant plus de liberté : « Les New Babyloniens peuvent varier sans cesse leur environnement, le renouveler, le recréer (…). Réussir sa vie, c’est la créer et la recréer sans cesse.(...) Loin de demeurer passif face à un monde où il se contente de s’adapter, tant bien que mal, aux circonstances extérieures, il voudra créer un autre, dans lequel on réussit sa liberté. Pour qu’il puisse créer sa vie, il lui faut créer ce monde là. (…) New Babylon est l’oeuvre des seuls New Babyloniens, le produit de leur culture. Pour nous il n’est qu’un modèle de réflexion et de jeu. »47 Dans son projet urbain New Babylon, il imagine une ville où chacun a la possibilité d’agir concrètement sur son environnement, le modifier au gré de ses besoins. Le travail de l’agence Bruther est un autre exemple contemporain de la recherche d’adaptabilité et de réversibilité de l’architecture. « De nos jours on a tendance à comprendre à travers la pression foncière qu’il y a une nécessité d’adapter nos vies à l’espace dont on dispose ; ca tombe bien on a justement une grande capacité d’adaptation en tant qu’individu. Mais c’est quand même assez étrange. Nous, on essaye de rétablir dans le logement, d’une manière ou d’une autre, cette idée assez simple que l’espace soit en capacité de s’adapter à l’usager et non l’inverse.»48 On constate alors, et ce depuis déjà quelques décennies, que certains acteurs de l’architecture réalisent l’importance de sortir de nos modèles figés au profit d’une architecture plus mouvante. 46 Propos recueillis le 12 janvier lors d'un entretien dans le bâtiment dans l'ancienne faculté dentaire (Pasteur). 47 Constant, Nomades et Vagabonds, Paris, U.G.E, 1975. 48 Propos recueillis le 12 décembre lors d'un entretien via Skype. 60
61
c)L’espace mouvement49
Dans la conscience collective, l’architecture est indissociable de l’idée du fixe, du solide. Nous construisons dans la solidité, pour la commodité et dans la bienséance50. Même les architectes recherchant à produire le déséquilibre, la mouvance et la fragilité construisent en vérité toujours des bâtiments stables, fixes, dures; n’en déplaisent à nos confrères déconstructivistes. Un bâtiment conventionnel est conçu par un architecte dans le cadre d’un projet d’architecture. L’architecte dessine d’abord pour composer l’espace, appréhender les volumes qu’il met en place. Puis dans un deuxième temps, le dessin devient simple vecteur d’information conditionnant l’objet à bâtir, déterminant chaque mesure, chaque détail, chaque matériau. Le projet fige la construction; le dessin régit les attributs de l’objet à bâtir et dans un même temps, sonne la fin de l’imagination. L’outil de création, de rêverie, de compréhension de l’architecte devient alors élément pétrificateur de l’architecture (on parle d’ailleurs de dessin d’exécution). « Le projet détermine la fin, l’arrêt, l’achèvement du bâtiment. Quand il n’y a pas de projet, la construction n’a pas une forme finale préétablie et, ainsi, ne s’arrête pas. Il n’y a pas de fin déterminée. »51 Les Favelados ne dessinent pas, ils ne croient pas au dessin (on l’a vu, ce qui constitue le point de départ de la baraque et définit sa forme, sa taille, c’est la disponibilité des matériaux et le terrain sur lequel le favelado s’installe). Puisqu’il n’y a pas de dessin, pas de projet, la construction n’est jamais achevée ; ainsi l’espace même de la favela ne prend fin, il se transforme sans cesse et ne s’arrête pas dans une forme prédéfinie, c’est un espace éternellement inachevé. L’inachevé permet le passage à l’acte, l’expérimentation, la découverte, la re-découverte. Combien de chantiers ont été le terrain de jeux d’enfants? « L’espace non projeté et non planifié est un espace actif et vivant, 49 Expression inventée par Paola Berenstein-Jacques dans son livre L'esthétique des Favelas. 50 Selon les principes énoncés par Marc-Antoine Laugier 51 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003, P53. 62
c’est un espace en mouvement.(...) C’est un mouvement en puissance vers l’achèvement ou quelque-chose d’autre, l’incertitude d’un avenir et la suggestion de nombreuses possibilités de prolongement. »52 En prolongeant l’incertitude liée à la construction, la tension s’installe dans un espace sans fin, poésie de l’inaccompli et surtout de l’illimité. Ce qu’il faut comprendre à travers ce que nous venons de dire, c’est que c’est davantage le processus de fabrication de la favela que son image esthétique qui nous intéresse. Ce processus de fabrication, c’est ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari appellent le « rhizome ». Partant d’une analyse végétale pour élaborer leur concept philosophique, ils différencient le modèle arborescent et unitaire de la pensée au modèle plus souple du rhizome (s’inspirant beaucoup des travaux mathématiques sur les fractales) dont le mouvement est un principe inhérent. Du mouvement découlent les principes suivants53 : • Le « principe de connexion et d’hétérogénéité » implique que le rhizome se forme par liaisons d’éléments hétérogènes sans qu’un ordre préalable assigne des places à chaque élément : « [...] n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté à un autre, et doit l’être ». • Le « principe de multiplicité » : la multiplicité est « [...] l’organisation propre du multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système », la multiplicité est une forme de prolifération immanente et autonome. • Le « principe de rupture assignifiante » qui caractérise l’absence d’ordre, de hiérarchie entre les éléments et surtout l’absence positive d’articulations prédéfinies, contrairement aux arborescences ou systèmes organiques qui prévoient et localisent leurs faiblesses afin d’organiser les ruptures possibles : « un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque ». • Le « principe de cartographie et de décalcomanie », c’est-à-dire que la carte s’oppose ici au calque, en ce que le calque est reproduction d’un 52 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P78. 53 Principes énumérés par Deleuze dans l'ouvrage Mille Plateaux, Résumé de la page Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Rhizome_(philosophie) consultée le 30 octobre 2015. 63
état de chose bien identifié qu’il suffit de représenter. Au contraire, la carte est un tracé original qui rend un aspect du réel que nous ne connaissions pas encore (une carte peut présenter des entrées multiples et un même espace peut être symbolisé par un grand nombre de cartes différentes). Le rhizome n’a donc pas d’image précise, ce qui importe c’est le mouvement, la pousse, le débordement. La favela est un espace rhizome dans lequel le mouvement est réel et permanent. Nous n’entendons pas par là que la favela est sans cesse en mouvement, mais plutôt que l’inachèvement qu’elle représente est synonyme d’un mouvement en puissance. A contrario, la ville « standard » est figée par son architecture et son urbanisme sclérosés, inconciliables à l’idée d’évolution. La différence entre l’urbanisme conventionnel des villes occidentales et l’urbanisme « sauvage » des favelas, c’est cette capacité de mouvement, « ce caractère mouvant des lignes de fuite, de déterritorialisation (...), lignes subtiles et profondément liées à l’idée même de la création d’une communauté ».54 La théorie qu’extrait Paola Berenstein Jacques de l’espace des favelas, c’est « l’esthétique spatiale du mouvement », l’espace-mouvement. Pour Sophie Ricard, l’architecture se doit d’être mouvante pour répondre aux besoins d’une société qui évolue. C’est selon elle ce qui serait le plus qualifiable de « développement durable ». L’espace-mouvement est généré à la fois par ceux qui expérimentent l’espace et par ceux qui le construisent, le modifie; ce sont eux les vrais acteurs du mouvement, pas les architectes. Et c’est pour cela que nous devons redonner le droit à la ville à ses premiers acteurs, les citoyens. En occident, nous nous refusons à faire évoluer les centres historiques sous couvert de leur valeur patrimoniale et d’un devoir culturel de mémoire; logique aboutissant à une inquiétante muséalisation de nos villes, pathologie immanente au 21ème siècle. Pourtant, c’est la superposition des différentes « couches temporelles » au sein de l’espace urbain qui lui confère toute sa valeur. La favela nous permet de réévaluer notre rapport au patrimoine en essayant de voir les transformations architecturales et urbaines de façon positive et de les considérer comme véritable patrimoine de la ville. Plutôt que 54 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003, P191. 64
Un chantier en attente, caractÊristique du mouvement en puissance qu’est la favela.
de s’efforcer à conserver nos bâtiments historiques, de les reconstruire à l’identique, pourquoi ne pas assumer les effets du temps, les mettre en avant dans notre façon de restaurer? A trop vouloir annuler les effets du temps, on nie tout simplement la véritable nature de l’architecture; construire pour des durées et non pour l’éternité. « L’objet bâti ne se destine plus à rester éternel, homogène, complet, sacré, définitif, inerte. Il est voué maintenant à suivre la mobilité de la société et de ses besoins chaque fois nouveaux : son image veut exprimer précisément cette vertu là. »55 Conclusion: Le tort de l’architecte, qui s’est accentué avec le mouvement rationaliste, c’est d’avoir cru qu’il pouvait résoudre l’ensemble des problématiques humaines par des formes définitives et canoniques. Cette conception est erronée. Qu’elles soient, sociales, économiques, culturelles, familiales, architecturales, les structures de notre société évoluent. Elles évoluent de plus en plus, et de plus en plus rapidement. Ces transformations sont autant d’arguments qui nous forcent à constater l’obsolescence d’une architecture figée, projetée à un état irrévocable, réponse absolue de l’architecte démiurge à la commande. Il faut prendre conscience de la nécessité de parvenir à une conception dynamique des formes; toute forme humaine se trouve en état de transformation et l’architecture se doit d’accompagner ce mouvement. Comme Patrick Bouchain, nous proposons de croire « au provisoire, à la mobilité des choses, à l’échange » et de travailler « à créer, en architecture, une situation dans laquelle la construction pourra se réaliser d’une autre façon et produire l’inattendu, donc de l’enchantement »56. Certains architectes tentent, depuis quelques années déjà, d’amener en Europe une nouvelle façon de concevoir l’architecture. On pourra prendra l’exemple du projet de logements sociaux de Lucien Kroll à Bernalmont en Belgique, exemple typique d’architecture en mouvement, du moins de mouvement en puissance, où Kroll invente des « espaces à conquérir », véritables zones de liberté appartenant à l’habitant et lui évitant de se sentir coincé. Cet espace, « il peut le bricoler ultérieurement lui-même (…), à l’extérieur, l’architecture prévoit des extensions vers l’avant et vers l’arrière 55 Simone et Lucien Kroll, Une architecture habitée, Actes Sud, septembre 2013, P320. 56 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P65. 66
et évite de bloquer le modèle dans sa forme initiale. Le bâti évoluera »57. Maintenant que nous avons analysés les différents concepts qui régissent la favela, nous allons tenter d’expliquer comment l’espace de cette dernière possède un caractère social fort.
57 Lucien Kroll, Composants: faul-il industrialiser l'architecture?, Ed. Socorema, P74-75. 67
IV- Enjeux sociaux et pratiques collectives de l’espace a) Le labyrinthe comme espace public vecteur de sociabilité
Labyrinthe: Réseau compliqué de chemins, de galeries dont on a du mal à trouver l’issue; dédale.58 Quiconque a déjà arpenté une favela le sait, l’organisation urbaine de cet espace est d’une grande complexité. Les chemins sont innombrables, et s’enchevêtrent dans un espace que l’on pourrait qualifier de labyrinthique; l’absence de toute signalisation, de noms de rue ou de numéros de maison amplifie cette sensation d’espace labyrinthique. La modèle urbain de la favela serait donc le labyrinthe. Mais ce qui différencie les labyrinthes de l’Antiquité de la favela, c’est son absence de plan, elle n’a pas été construite selon un projet dessiné au préalable, elle est par conséquent beaucoup plus complexe. De plus, comme nous l’avons abordé précédemment, l’espace de la favela est un espace en mouvement; le labyrinthe est donc d’autant plus compliqué qu’il est en permanence dans un état inachevé, il n’est pas fixe et évolue sans cesse. De la favela il n’y a «que des plans instantanés»59. C’est de cet inachèvement que naît la liberté. Ces espaces non-finis (et donc infinis) sont ouverts aux expériences. Ce sont des espaces de permission, des espaces de liberté auxquels chacun décide de participer ou non. A contrario de Dédale qui, une fois enfermé dans sa création, démuni de son plan, est incapable d’en sortir, les favelados ne se perdent jamais dans la favela. «Les ruelles de la favela ne sont pas faites pour que l’on s’y perde, mais plutôt que l’on s’y trouve, ou du moins que l’on s’y retrouve avec soi-même et les autres; c’est un espace de convivialité, un espace à vivre.»60 Il est d’ailleurs marquant pour un visiteur se promenant dans la favela, de constater que les portes des baraques sont toujours ouvertes sur la rue, donnant à voir la vie des maisons depuis la rue et la vie de la rue depuis les 58 Définition du Larousse. 59 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P100. 60 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P121. 69
maisons, comme si les rues étaient les couloirs et les baraques les pièces d’une grande maison sans toiture. La notion de communauté chère aux favelados s’apparente presque à une communauté familiale. Cette forte sociabilité, paramètre immanent à la favela, est généré par son organisation spatiale; la figure labyrinthique fait sortir l’architecture de son statisme sclérosé en activant l’espace d’une tension, celle de l’infini, du mouvement, de l’incertain; créant une expérience spatiale impossible dans une ville moderne dont le tracé a été défini par des urbanistes. On peut rapprocher cette expérience spatiale au concept de dérive énoncé par les situationnistes. «La dérive est une manière d’errer dans un lieu pour sa découverte, en tant que réseau d’expériences et de vécu. C’est une démarche qui consiste à se déplacer à travers les différentes ambiances d’un espace (une ville, un quartier…) en se laissant guider par les impressions, par les effets subjectifs de tels lieux.» 61 Dans «Paris Capitale du XIXe siècle», Walter Benjamin parle de l’ivresse qui s’empare de celui qui marche sans but, de cette soif de découverte nourrie de la surprise que provoque chaque changement de direction, chaque façade, chaque individu. Pour lui, « la ville est le terrain véritablement sacrée de la flânerie »62. Mais ceci n’est valable que tant que la ville est capable de produire de la surprise et ne se fige pas dans une forme définitive. Dès lors qu’elle se fixe dans un modèle déterminé par le plan, le mystère du labyrinthe disparaît. « Le labyrinthe survit mais l’expérience de le parcourir n’est plus le même.»63
61 Wikipédia, Dérive (philosophie), https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9rive_ (philosophie), modifié le 22 février 2016, consulté le 20 janvier 2016. 62 Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, cit., p. 439. 63 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P128. 70
Exemples d’espaces labyrinthiques au sein de la favela de Cantagalo.
Appropriation d’un espace libre en terrain de football. Ci dessous: appropriation d’un espace libre en cinéma de plein air.
Constant aussi, dans son projet utopique « New Babylon », vante les mérites dans urbanisme labyrinthique, fruit de l’effort collectif d’une communauté. «A New Babylon on privilégie la désorientation qui permet l’aventure, le jeu, le changement créateur. L’espace de New Babylon a toutes les caractéristiques d’un espace labyrinthique à l’intérieur duquel les mouvements ne subissent plus la contrainte de quelque organisations spatiale ou temporelle. La forme labyrinthique de l’espace social new babylonien est l’expression directe de l’indépendance sociale.(...) On obtient ainsi l’image d’un espace social immense, qui est à tout instant autre: labyrinthique dynamique dans le sens le plus large du terme.(...) Réussir sa vie, c’est la créer et la recréer sans cesse.(...) Loin de demeurer passif face à un monde où il se contente de s’adapter, tant bien que mal, aux circonstances extérieures, il voudra créer un autre, dans lequel on réussit sa liberté. Pour qu’il puisse créer sa vie, il lui faut créer ce monde là. (…) New Babylon est l’oeuvre des seuls New Babyloniens, le produit de leur culture.»64 Contrairement à la ville contemporaine qui ne laisse pas place à la flânerie, au simple fait de marcher et de ressentir, qui nous empêche de réinventer notre liberté, le labyrinthe est un lieu de vie, de surprise. C’est le plan qui tue le mystère et par le même biais l’ébahissement qui lui est propre. Le labyrinthe de la favela lui, en mouvement permanent, recrée sans cesse de la surprise. «L’être qui s’est mis en situation labyrinthique et qui l’a fait de façon délibérée consent à jouer un jeu dans lequel il va être conditionné par différents facteurs: l’existence d’une anxiété liée à l’ignorance du trajet solution, l’existence d’un plaisir lié à des sommes de micro-découvertes successives effectuées, le plaisir de la solitude, le plaisir de la découverte. »65 En opposition au labyrinthe mythologique qui est une architecture de l’égarement, une architecture de l’angoisse, une architecture carcérale, le labyrinthe urbain des villes non projetées est une architecture de la liberté. La prison n’est pas moins le labyrinthe que le projet même. «Le projet est pire que le plan car le plan, au contraire du projet, peut-être fait à postériori; le projet coupe le devenir, toutes les possibilités et devenirs
64 Constant, New Babylon, 1963. 65 Abraham A. Moles, Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, Paris, Casterman, 1972. 73
possibles.»66 L’urbanisme planifié est anti-labyrinthique, c’est son essence même que de débarrasser la ville du labyrinthe, du chaos. Les urbanistes du XXème siècle ont eu pour but de canaliser la croissance empirique et organique (donc labyrinthique) des villes européennes et d’éviter la création de nouveaux labyrinthes urbains en planifiant des villes entières sur la base de plans réguliers, rationalisant, géométrisant le tissu urbain par des tracés régulateurs. Selon Paola Berenstein Jacques, le labyrinthe est « l’authentique tissu urbain libre ». Le seul qui permet une véritable appropriation de l’espace public. Puis l’architecte et l’urbaniste ont inventé la ligne droite, supprimant d’un geste le désordre et une part de la magie de la ville. Pourtant, nous nous rendons compte aujourd’hui, et ce par le biais de certains cas d’étude comme les favelas et en constatant l’incapacité de l’urbanisme des années 60 à produire un cadre de vie adapté à l’humain, que le désordre est nécessaire à l’organisation urbaine de nos villes. « N’aimant pas le désordre, nous l’avions ignoré prudemment et n’avons pas pu en mesurer la nécessité, la naturel et la fertilité. Refusant les hypocrisies, nous avons perdu les ambiguïtés, les complexités, les nuances, les contradictions et puis nous nous sommes enfermés dans des brutalités de croisés, des mots d’ordre et de missionnaires, dans le manichéisme et les naïvetés envers l’organisation du travail. »67 L’urbanisme moderne a cru (et croit encore) pouvoir simplifier les formes urbaines intéressant l’Homme, réduire les schémas de nos villes à un catalogue des possibles. Mais vouloir simplifier ces formes, c’est oublier la complexité de l’être humain et résumer son existence à dispositifs. «Si nous voulions tenter une architecture conforme à la nature de notre âme (nous somme très lâches pour cela): le labyrinthe devrait être notre modèle ! La musique qui nous est propre et qui nous exprime véritablement le laisse déjà deviner (car, en musique, les hommes se laissent aller parce qu’il n’y a personne qui soit capable de les voir eux-mêmes sous leur musique).»68 66 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P131. 67 Lucien Kroll, Composants: faul-il industrialiser l'architecture?, Ed. Socorema, P17. 68 Nietzsche, Aurore, Ioeuvres, Tome 1, P1071. 74
b)Pratiques collectives de l’espace
Bien que le métier d’architecte soit l’un de plus anciens, c’est l’histoire récente de l’architecture et de l’aménagement du territoire qui a fait naître la fausse impression que la construction de la ville était la seule affaire des architectes et des urbanistes. Le témoignage des trois milles ans qui nous précèdent prouve exactement le contraire. Le peuple, «non-sachant», est tout à fait à même de savoir ce qui est bon pour lui et dispose aujourd’hui de tous les outils nécessaires pour le mettre en œuvre; il a juste oublié comment faire. Selon les propos recueillis auprès de Sophie Ricard, nous somme aujourd’hui en France, dans une société trop confortable, qui à un moment donné nous a permis de faire beaucoup de choses, mais qui à l’heure actuelle devient plus contraignante que jouissive. « La société nous a déresponsabilisé, on sait plus construire, on ose plus construire. On est dans une société tellement confortable qu’on a oublié nos libertés.»69 Dans ces dernières formes d’urbanisme sauvage, d’urbanisme d’urgence que représentent les favelas, la question de la nécessité et de la survie offre une liberté que le confort de notre société nous a ôtée. «L’architecture est l’affaire de tous, puisque nous en sommes tous les usagers.»70 Dans la favela, il n’existe aucun auteur. Il n’y a pas de notion de signature. Tout est construit par la communauté et appartient, d’une certaine façon, à tous. « La solidarité et l’entraide règne dans Mangueira71(...). L’idée d’une création collective et anonyme est une caractéristique majeure qui aide à comprendre la façon de construire (et aussi de vivre) dans les favelas. » 72 Cette caractéristique porte un nom en portugais: mutirão. Le mutirão désigne un ensemble d’actions collectives bénévoles entreprises pour arriver à une fin. Paola Berenstein Jacques le définit comme la réunion des habitants pour construire ensemble et eux-mêmes leur lieu de vie. 69 Propos recueillis le 12 janvier lors d'un entretien dans le bâtiment dans l'ancienne faculté dentaire (Pasteur). 70 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P7. 71 Nom d'une favela de la zone Nord de Rio de Janeiro. 72 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 ,P140. 75
Le fait même qu’un terme existe en portugais pour designer ce phénomène témoigne de l’importance de l’action collective dans la culture carioca. Le mutirão ne se limite pas seulement à la construction des baraques, mais au lieux de vies dans leur ensemble. Cela va donc de la chambre à la place publique en passant par les échoppes des rez de chaussée. « Impliquer l’habitant dans la réalisation et la gestion de son lieu de vie signifie redéfinir l’espace domestique, et par là même réinventer l’espace public. »73 Les favelados s’impliquent donc jusque dans la construction de leur quartier, de cette « ville dans la ville ». Quand on entre la première fois dans une favela, on s’attend à trouver escaliers instables, des chemins précaires, un réseau d’évacuation de l’eau inexistant. Pourtant il n’en est rien. Aujourd’hui, les escaliers de l’espace public sont coulés en béton, la majorité des rues aussi, et tout ce système de circulation est construit au dessus d’un réseau d’eau archaïque mais bien existant. C’est cette pratique collective de l’espace, la mise en commun des savoirs et des savoirs faire, qui permet à la favela de disposer d’infrastructures a peu près saines. Cependant, malgré les qualités d’espace que peut produire cet effort commun, il faut avoir conscience que dans chaque acte des favelados le paramètre économique est toujours présent et contraint aussi bien le choix des matériaux que la mise en forme de l’espace et l’occupation d’un certain type de territoire. Ce n’est donc pas moins le manque de ressources financières que le savoir faire des habitants qui détermine le mal construire. Selon Patrick Bouchain, c’est justement le mal construire qui permet de faire ressortir ce qui il y a de vrai dans l’architecture. En poussant à l’extrême le mal construire, en laissant les gens agir sans contrainte, on crée un comportement d’entraide et un sentiment de satisfaction à accomplir les choses. « Cette coopération crée du lien, et l’interprétation rapproche les gens parce qu’il y a risque que cela ne marche pas. Quand les choses sont trop sûres, les gens se divisent. Il faut qu’il y ait une sorte de peur pour qu’il y ait rapprochement. Cette fragilité crée le groupe. »74 73 Edouard Dor et Patrick Bouchain, La conception, un abri pour la démocratie. 74 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P75. 76
Des infrastructures archaiques maix existantes: escalier en béton et rigole d’évacuation des eaux de pluie.
D’ou vient une telle cohésion dans la favela? D’ou vient un tel effort commun? Est-ce culturel? Peut-être, mais c’est avant tout la fragilité de leurs édifices, la peur lors de la construction qui les rapproche dans un chantier participatif. C’est la création collective qui permet l’harmonie. L’acte prime sur le résultat, il est d’avantage fondateur de l’esprit de communauté que la forme urbaine de la favela.« Ce qui constitue effectivement un espace urbain est beaucoup plus lié aux processus, aux évènements, aux actions, aux relations les plus diverses qui peuvent y avoir lieu qu’aux constructions elle-mêmes. » 75 «Sans doute est-ce là un point fort d’une conception architecturale – sans architectes – qui fait de l’habitat lui même un acte culturel collectif et singulier.»76
75 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 ,P170. 76 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 ,P7. 78
Chantier participatif pour construire un parc dans la favela do Moinho Ă SĂŁo Paulo.
c)Accompagner le mouvement
«Opportunité :la friche est déjà là. Intention: suivre le flux des végétaux, s’inscrire dans le courant biologique qui anime le lieu, et l’orienter. Ne pas considérer la plante comme objet fini. Ne pas l’isoler du contexte qui la fait exister. Résultat: le jeu des transformations bouleverse constamment le dessin du jardin. Tout est entre les mains du jardinier. C’est lui le concepteur. Le mouvement est son outil, l’herbe sa matière, la vie sa connaissance.»77 Dans le discours de Gilles Clément, la friche est un terrain valorisé, ou du moins, un terrain à valorisé, un «lieu de vie extrême», tout comme l’est la favela, le parallèle est assez évident. Pour valoriser un espace en friche, il propose d’accepter le désordre, le hasard, composantes essentielles de cet espace. Pour l’auteur de « L’esthétique des Favelas », suivre le même procédé que Clément mais pour l’avenir des favelas est la seule façon d’y améliorer les conditions de vie tout en conservant l’essence de cet espace. Ainsi, à l’instar des « jardins en mouvement », elle propose de créer des « territoires en mouvements » à l’aide de l’intervention d’un « architecture-urbain » qui « serait celui qui interviendrait dans des urbanités déjà pré-existantes, dans des situations urbaines construites, en bref, qui s’occuperait des espaces mouvements »78. Opportunité : la favela est déjà là. Intention: suivre le flux des habitants, s’inscrire dans le courant architectural qui anime le lieu, et l’orienter. Ne pas considérer l’architecture comme objet fini. Ne pas l’isoler du contexte qui la fait exister. Résultat: le jeu des transformations bouleverse constamment le dessin de la favela. Tout est entre les mains de l’architecte. C’est lui le concepteur. Le mouvement est son outil, l’architecture sa matière, la vie sa connaissance.79
77 Gilles Clément, Le jardin en mouvement. 78 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P201. 79 Adaptation de l'auteur des principes du jardin en mouvement à la favela. 80
Il s’agirait donc de procéder par des interventions minimales qui suivent la construction empirique des favelas. « Passer à l’action tout en respectant non seulement le caractère rhizomatique mais aussi labyrinthique et fragmentaire des favelas, c’est-à-dire en suivant le processus et l’esthétique des favelas déjà instaurés par les favelados, en dépit de la logique cartésienne prônée par les architectes et les urbanistes. »80 L’architecte urbain agit dans le cadre d’un « laisser faire organisé », il observe et guide les habitants dans leur démarche. La meilleure façon de décider de l’emplacement d’un chemin piétonnier, c’est d’attendre et de constater les traces que les gens laissent sur la végétation. Ainsi l’oeuvre architecturale et la signature de l’architecte font place à l’oeuvre collective et à la signature anonyme. L’architecte urbain est celui qui est sensible à l’altérité architecturale et qui tente de permettre une architecture en mouvement, une architecture dont l’aspect change, en partie ou totalement, selon les volontés des habitants. Il observe les mouvements de la société avec un regard plus humain et s’inquiète d’avantage de l’usager, du passant, de l’Homme. L’architecte et l’urbaniste deviennent alors ceux qui continuent l’oeuvre des habitants, qui essayent d’améliorer ce qui est déjà construit tout en gardant les idées de base de l’habitant pour que celui-ci continue de participer au projet. Bruno Queysanne évoque un « architecte-citoyen » dont le rôle est assez similaire à l’architecte urbain de Paola Berenstein Jacques. Dans son livre, l’architecture de participation, il s’inquiète du progressif effacement de l’architecte face au rôle grandissant de la participation. « Et on ira jusqu’à la disparition de la figure de l’architecte comme conséquence radicale de cette conception participative de l’architecture. » Affirmer cela, c’est réduire l’architecte à son rôle créateur; ce qui disparaît n’est pas moins la figure démiurge de l’architecte que l’architecte lui même. « L’architecte est appelé à remplir un nouveau rôle, presque opposé à celui du prince-démiurge, et c’est dans ce sens que nous l’appelons désormais « architecte-urbain ». »81 L’architecte urbain fait le moins possible pour donner le plus possible. Doing LESS IS giving MORE. Pour lui ce qui compte ce n’est pas de construire un édifice pour l’éternité mais de transmettre par l’architecture, 80 Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L'Harmattan, 1 avril 2003 ,P191. 81 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 ,P170. 81
la possibilité de vivre ensemble. «L’architecte de souveraineté communautaire inverse la perspective et son art au service des humains.(...) il construit des bâtiments pour des durées et non pour des monuments pour l’éternité. (…) A savoir? Non pas produire des artefacts dissociés du monde, entés dans l’intelligible, mais créer des pénates, autrement dit des occasions de renouer avec la quintessence du geste architectural: abriter. Préserver, protéger, prémunir, défendre. Contre quoi? Les intempéries, les animaux, l’adversité, la méchanceté des hommes, la rudesse du monde et autres misères antédiluviennes. Le but ? Permettre d’envisager autre chose que survivre, autrement dit... vivre! »82 C’est seulement le jour où nous arriverons à défaire notre métier de sa figure démiurge, à sortir un peu notre société de confort que nous pourrons permettre. Permettre de faire, permettre de vivre. Opportunité :la ville est déjà là. Intention: suivre le flux des habitants, s’inscrire dans le courant architectural qui anime le lieu, et l’orienter. Ne pas considérer l’architecture comme objet fini. Ne pas l’isoler du contexte qui la fait exister. Résultat: le jeu des transformations bouleverse constamment le dessin de la ville. Tout est entre les mains de l’architecte. C’est lui le concepteur. Le mouvement est son outil, l’architecture sa matière, la vie sa connaissance. Conclusion: Depuis l’homme nomade l’architecture est de fait vecteur de sociabilité. En occident, nous avons assujetti la ville. Maintenant que la ville est figée dans une forme, il faut prendre conscience que l’humanité reprend toujours possession des espaces trop assujettis. C’est donc une nécessité que de changer notre regard sur le rôle de l’architecte pour que celui-ci puisse accompagner les citoyens dans leur re-conquête de la ville et les habitants dans leur re-conquête du logement. Pour cela la favela est un bon exemple. « De tous les grands ensemble, le bidonville est encore socialement le mieux tracé. Certains faubourgs autoconstruits et perpétuellement transformés forment un milieu extrêmement habitable et très signifiant. 82 Michel Onfray, Principe de contre-renardie dans Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P131. 82
(…) En quittant l’illusion que la technologie totalitaire et coûteuse est le seul moyen de survivre dans n’importe quel cas, on peut dédramatiser l’architecture, décentraliser jusqu’à un certain point son système de décisions en élargissant les marges de décisions à réserver aux habitants mêmes, dès la construction et surtout au cours de son évolution. Voilà enfin une façon «postmoderne» de «laisser faire» un quartier, non seulement contemporain mais acceptant les mises à jours successives, dans la diversité de ses habitants, tels qu’ils sont et non tels que les concepteurs s’obstinent à les voir...»83
83 Simone et Lucien Kroll, Une architecture habitée, Actes Sud, septembre 2013, P323. 83
Conclusion « L’avenir de l’architecture n’est plus architectural. » Jean Nouvel - 1980 Face à la crise internationale qui touche le secteur du logement, face à l’objetisation de l’architecture dans une société où l’image est reine et ou l’architecte roi remplit de moins en moins ses fonctions sociales, il nous a semblé pertinent d’aller chercher les réponses ailleurs. Non pas que nous pensons qu’il n’y a de solutions qu’en dehors de notre territoire, mais parce que c’est dans l’altérité et plus particulièrement dans la confrontation, parfois brutale, de notre culture à une autre culture, que nous pouvons le plus facilement remettre en question la norme, notre norme. Nous avons donc choisi d’étudier le potentiel architectural et urbanistique d’une typologie de logements d’urgence, d’urbanisme «sauvage» car c’est en touchant aux conditions d’habitation les plus précaires que l’on peut revenir à la quintessence du geste architectural. Jusqu’alors, on accordait aux favelas une certaine beauté purement accidentelle. Aujourd’hui, force est de reconnaître que cette architecture est le résultat pragmatique de la recherche de solutions à des problèmes pratiques. Ce sont ces solutions qui pourront faire école et ouvrir le champ des pratiques de l’architecture.Nous avons beaucoup à apprendre de l’architecture construite par des non-spécialistes. « En particulier, les bâtisseurs autodidactes savent (dans le temps et dans l’espace) adapter avec un talent remarquable leurs constructions à l’environnement. Au lieu de s’évertuer, comme nous, à dominer la nature, ils tirent un profit extrême des caprices du climat, des obstacles de la topographie. »84 Ces espaces oubliés par la planification urbaine, sont le parfait exemple d’une démocratie au sein de laquelle est permit une certaine liberté d’expression, d’action et d’échange. « La favela est pour nous un modèle qui anime notre espoir de pratiquer une architecture du quotidien, véritablement au service des besoins et des désirs de chacun... »85. Même s’il ne faut pas omettre le facteur paysage (beaucoup de favelas disposent d’une vue magnifique sur la baie de Guanabara), le phénomène de gentrification que subissent actuellement certaines Favelas à Rio de Janeiro est une preuve de la qualité de vie que l’on peut trouver dans certains de ces bidonvilles, 84 Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes: brève introduction à l'architecture spontanée, Chêne, 1977. 85 Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981,P6. 84
on note même depuis peu l’apparition de l’horrible terme « favela-chic ». C’est donc dans cette altérité que nous sommes allés chercher une possible alternative à notre architecture contemporaine, des solutions au logement de masse se révélant aujourd’hui inadaptés aux besoins des plus démunis. Selon Nicolas Reeves, il faut en moyenne vingt ans pour qu’un bidonville se transforme en quartier urbain. Le même temps qu’il aura fallu aux grands ensembles pour devenir des taudis. En revanche, certaines favelas sont rapidement devenus de vrais quartiers. « Pourquoi? Parce que la «petite appropriation» de l’espace urbain développe les solidarités, favorise l’insertion et débouche sur la formation d’un patrimoine. »86. En faisant table rase du passé, les grands ensemble ont fait fit de toutes les persistances du passé et ont donc été incapables de tenir compte d’évènements à petite échelle. « L’inhabitabilité matérielle des bidonvilles est préférable à l’inhabilitabilité morale de l’architecture utile et fonctionnelle. Dans ces quartiers misérables, qu’on appelle les bidonvilles, l’homme ne peut sombrer que physiquement, alors que l’architecture planifiée qu’on prétend faite pour lui, le fait sombrer moralement. »87 De ces deux architectures totalement opposées, ce n’est donc pas celle à laquelle on aurait a priori pensé qu’il faut améliorer et prendre comme base d’une nouvelle architecture plus humaniste. Nous proposons de considérer la favela comme une genèse urbaine à part entière, de l’étudier non pas comme une menace mais comme un espoir pour l’urbanisme. Il n’est évidemment pas question ici de prôner la fin de l’architecture mais de constater que nous évoluons dans un monde où les situations urbaines limites sont de plus en plus nombreuses. Dans ces situations, l’architecte, s’il souhaite participer au développement de la ville de demain, devra s’investir de façon plus direct. L’architecture ne devrait plus être une science autonome, elle s’inscrit dans un mouvement interdisciplinaire où « les architectes ont tout à gagner en remplissant ce nouveau rôle qui consistera alors à intervenir dans ces nouvelles situations, dans les urbanités déjà préexistantes, fussent-elles construites par d’autres architectes »88. Ce travail de recherche ne doit en rien être perçu comme la condamnation de l’architecture et de l’urbanisme, nous ne cherchons pas à faire l’apologie 86 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 , P23. 87 Ulrich Conrads,Programme et manifeste du XXème siècle,Ed. de la Villette, 1 janv. 1991, P193. 88 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 , P171. 85
du chaos urbain ni de l’anarchie architecturale. Il s’agit simplement d’un regard porté sur une situation urbaine, architecturale et sociale, qui démontre qu’il existe d’autres façons de faire de l’architecture et que ces méthodes peuvent faire école et devenir des schémas urbains et architecturaux à part entière. Bien sûr, il n’est pas question de reprendre les typologies urbaines des favelas et de les « copier-coller » en France ou ailleurs. Les différences de normes, de niveaux de vie, de climats, de culture etc., sont autant de facteurs qui nous obligent à penser la réponse par une adaptation des concepts majeurs de cet espace plutôt que par une simple transposition. Ce n’est pas moins la typologie que la leçon d’architecture que représente la favela qui nous intéresse, et en ce sens, la favela n’est certainement pas le seul espace alternatif qui pourrait nous permettre de remettre en causes les dogmes de notre architecture. « On peut parler autant des favelas ou d’autres bidonvilles dans le monde, que des banlieues délaissées, des abords de parkings ou d’autoroutes, des terrains vagues urbains- ces nouvelles situations urbaines problématiques réclament une nouvelle posture de la part des professionnels de l’espace urbain qui est aussi à réinventer, une bonne piste dans ce sens tiendrait aux retrouvailles entre la participation en architecture et l’urbanisme. »89 Ce qui importe, ce n’est donc pas vraiment la favela, elle est une situation urbaine problématique parmi d’autres. Ce qui compte, c’est de voir dans ces situations, générées par les construction du 20ème siècle, l’abandon des autorités, la migration des populations etc., autant de voies ouvertes pour la pratique de l’architecture de demain. Bien que nous ne prônons pas la sauvegarde des constructions populaires, dans le sens patrimonial stricte, préserver la morphologie spontanée des villes construites de façon empirique, par le biais d’intervention minimales mais efficaces, semble être l’avenir de l’urbanisme des villes. Cela nécessite évidemment un changement de position de l’architecte dans la société qui, pour mieux répondre aux besoins plus modestes, mettrait de coté sa posture démiurgique au profit d’une posture plus sociale qui permettrait aux usagers de reprendre part à la création de leurs lieux de vie. Face à la désillusion provoquée par une grande part du logement social aujourd’hui, le rapprochement de l’architecte et de l’habitant nous paraît être une façon de renouer avec une architecture au service de l’humain. 89 Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L'Harmattan, 1 avril 2001 ,P172. 86
Car actuellement, le citoyen se retrouve en bout de chaine de la production de l’architecture, réduit à son statut de consommateur, il est l’usager d’un espace conçu et fabriqué par d’autres sur lequel il n’a son mot à dire. «vA-t-on jamais demandé au futur habitant d’un immeuble comment il vivait, ce qui le faisait rire ou pleurer, ce qui lui donnait la chaire de poule ou lui faisait peur? Lui a-t-on jamais demandé combien il espérait avoir d’enfants, si celui lui ferait plaisir que sa mère -ou sa sœur, ou son frère – n’habite pas trop loin de chez lui? Lui a-t-on jamais demandé s’il avait des meubles de famille auxquels il tenait, ou même s’il avait le vertige? »90 L’utilisateur doit primer sur le concepteur et le pari n’est pas utopique si les architectes délaissent leur statut démiurge. Pour cela, il faut proposer des projets de moins grande ampleur, qui mettent en lien les gens, refaire de l’architecture une geste politique, et non plus une réponse à une demande d’un politique. « L’architecture formelle est affaire de professionnels qui confisquent la discipline pour interdire à l’autodidacte et à l’amateur, au sens noble du terme, de s’inviter au banquet des spécialistes. Souvent, le goût de la forme induit un esthétisme d’autant plus élevé que l’engagement politique tend vers zéro. L’esthétique formelle est politiquement informelle. L’architecture militante, à l’inverse, prend l’histoire en considération et joue avec sa nature dynamique et dialectique. D’où une dimension politique, donc, évidemment, anti-politicienne. »91. Cette architecture abolit le style comme simple esthétique; comme dans la favela, nous proposons de repousser la question esthétique pour que l’utilisateur prime et transforme les codes. Cela, Yona Friedman l’a compris depuis longtemps déjà: « L’architecture nouvelle crée avant tout des structures utiles ; utiles non d’un point de vue isolé, mais utiles pour tous. De cette utilité, c’est l’utilisateur qui doit décider. L’initiative personnelle de l’utilisateur (habitant) est ce facteur qui nous mènera vers un nouveau langage des formes ». Ces structures utiles doivent être le plus simple possible pour devenir des espaces de liberté, faire le moins possible pour donner le plus possible. «Plus on en fait, plus on ferme; moins on en fait, plus on ouvre et on donne: le moins de forme pour le plus de sens, le moins de règlements
90 Patrick Bouchain, Construire Enseble le grand ensemble, Actes Sud, Collection L'impensé, 2010, P48. 91 Michel Onfray dans Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P139. 87
pour le plus de liberté.»92. Une fois cette liberté permise, l’appropriation de l’architecture et de la ville pourra prendre place, il suffit de lancer le processus. Alors peut-être que l’appropriation cessera d’être un geste politique fort, pour qu’enfin la norme soit de pouvoir agir sur son environnement direct. « L’habitation est une action! «J’habite, tu habites, etc.», et non un objet. Ne peut-on redécouvrir de nouvelles structures d’habitation qui soient plus libres et plus enrichissantes que l’isolement actuel? »93
92 Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L'impensé, 2006, P41. 93 Simone et Lucien Kroll, Une architecture habitée, Actes Sud, septembre 2013, P106. 88
89
SOURCES ET RESSOURCES Sources bibliographiques: Paola Berenstein-Jacques, Les favelas de Rio, un enjeu culturel, Editions L’Harmattan, 1 avril 2001 , 178 pages. Paola Berenstein-Jacques, Esthétique des favelas, Editions L’Harmattan, 1 avril 2003 , 207 pages. Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes: brève introduction à l’architecture spontanée, Chêne, 1977, 122 pages. Didier Drummond, Architecte des favelas, Dunod, 1981, 112 pages. Patrick Bouchain, Construire Autrement, Actes Sud, Collection L’impensé, 2006, 190 pages. Patrick Bouchain, Construire en habitant, Actes Sud, Collection L’impensé, 2011, 111 pages. Patrick Bouchain, Construire Enseble le grand ensemble, Actes Sud, Collection L’impensé, 2010, 72 pages. Lucien Kroll, Composants: faul-il industrialiser l’architecture?, Ed. Socorema, 134 pages. Simone et Lucien Kroll, Une architecture habitée, Actes Sud, septembre 2013, 64 pages. Jacques Berque, Nomades et Vagabonds, Paris, U.G.E, 1975, 322 pages. Gillez Deleuze, Felix Guattari, Milles Plateaux, Paris, Miniuit, 1980, 652 pages. Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, 252 pages. 92
Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, cit., 77 pages. Abraham A. Moles, Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l’espace, Paris, Casterman, 1972, 158 pages.
Revues / Presse: Yves Lion, Architectures savantes, architectures populaires, Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Juillet 2004, n15, Paris, 1999. Sources académiques: Lise Gaillaird, De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy àIquique , Chili,mémoire, 2015. Baptise Clouzeau, Bricolagisme ou le bricolage en architecture,mémoire, 2013. Barry Ballinger et Allison Wilke, Redefining the Ahwahnee Principles: Challenges from the Favelas of Rio de Janeiro, 2015. Sources numériques: ONU, Plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des villes, https://www.un.org, 15 janvier 2016. Yann Arthus Bertrand, Favelas à Rio de Janeiro,http://www. yannarthusbertrand2.org, 3 janvier 2016. La banque mondiale, Population rurale, http://donnees.banquemondiale. org, 3 janvier 2016. 93
William Barboza, Que sont vraiment les favelas de Rio ?, http:// citizenpost.fr/, 3 janvier 2016. Stephen Smith, What favelas can teach us about America, http:// marketurbanism.com, 29 novembre 2015. Luiza Bandeira, Favelas poderiam servir de modelo para cidades do futuro, http://www.bbc.com, 29 novembre 2015. David Thorpe, Favelas Can Teach Us About Future Cities, http://www. sustainablecitiescollective.com/, 29 novembre 2015. Paul Molga, Le bidonville est-il l’avenir de l’urbanisme ?, http://www. lesechos.fr/, 30 janvier 2016. Solène Veysseyre, Case Study: The Unspoken Rules of Favela Construction, http://www.archdaily.com/, juin 2015. Ressources personnelles: Voyage à Rio de Janeiro, juillet 2014-juillet 2016. Entretien avec Alexandre Theriot de l’agence Bruther le 12 Décembre 2015. Entretien avec Sophie Ricard le 12 Janvier 2016. Entretien avec Solène Veysseyre le 23 Février 2016.
94
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES p.5 © Claudia Jaguaribe p.18 © Claudia Jaguaribe p.30 © André Cypriano p.40 © Solène Veysseyre p.42 © Claudia Jaguaribe p.44 © http://www.casa-do-fazer.de/ p.44 © Solène Veysseyre p.48 © Solène Veysseyre p.52 © Claudia Jaguaribe p.61 © Solène Veysseyre p.65 © Solène Veysseyre p.68 © Claudia Jaguaribe p.71 Photos personnel p.72 © “Bart’s Dad”, Flickr p.72 © Solène Veysseyre p.78 © Pierre Savajol p.79 © Leonardo Blecher p.90 Photos personnel
95
ANNEXES Entretien avec Alexandre Theriot Jordan Froger:J’aimerais d’abord savoir si le lieu Favela et ses principes architecturaux vous sont familiers ? (Si oui, y’a-t-il une inspiration consciente de cette « esthétique » dans votre travail?; Si non, quel a été l’élément déclencheur d’une telle vision de l’architecture ?) Alexandre Theriot: Actuellement on est sur un projet sur Lisbonne sur un territoire qui était des favelas et aujourd’hui deviennent un tissu urbain constitué. Il est probable que dans les mois qui viennent on travaille sur cette question là, sur un modèle j’ai envie de dire de favela qui n’est peut-être pas forcément le modèle que l’on connait ou en tous cas la référence morphologique qu’on a l’habitude d’évoquer. JF :Ok, mais ce n’est pas a priori pas du tout quelque-chose qui vous a inspiré cette vision de l’architecture. ? AT :Je ne sais pas vraiment si on peut s’inspirer d’un process autonome dans sa fabrication et dans ses modalités. Il n’y a pas de process et d’étude particulière associés à ce système là, c’est plutôt une forme urbaine spontanée. Donc de dire qu’on s’en inspire, non je ne crois pas , qu’on s’y intéresse, sûrement ; dans sa capacité à apporter des formes ou en tous cas des éléments nouveaux. On le regarde d’avantage comme un objet d’étude que comme un élément dont on pourrait s’inspirer dans notre pratique. JF :Evidemment, pas de façon direct en tous cas... Je vais maintenant aborder un thème qui a été récurrent dans votre conférence à l’ENSAB qui est l’évolutivité et la réversibilité ; pour vous, en quoi c’est important aujourd’hui de produire un espace muable ? AT :Je pense que la question de rendre un bâtiment reversible, évolutif dans le temps c’est surtout une question de fond sur « Où est l’architecture ? » ou en tous cas est-ce que nous mettons, nous, les prérequis à la fabrique de l’architecture qu’on essai de mettre en place à travers nos projets. Je pense que le vrai point c’est de définir un cadre, un dispositif architectural, au delà même de la question spatiale, c’est déterminer les conditions d’occupation, permettre la plus large façon d’occuper un espace. C’est vraiment créer un espace qui permette. On est vraiment la perspective d’une permission, de la liberté d’usage. Après bien évidemment c’est ce qui va permettre cette question de 96
réversibilité, d’espace qui peut se transformer. La question est bien souvent subordonnée à des questions assez triviales, assez techniques. On aime cette perspective de « Comment on créé la plus grande flexibilité d’espace ? Comment on ne contraint pas ? Comment on permet, que ce soit dans le logement ou l’équipement, comment va-t-on permettre par les moyens techniques, d’assurer cette polyvalence d’usage. » ? Au delà du fait qu’en tant qu’architecte on a un devoir d’adaptabilité qui est peut-être le premier élément programmatique pour nous, je pense qu’il y a vraiment cette idée de ne pas contraindre, on est plutôt là pour définir des conditions d’occupation et à chacun de s’approprier le lieu parce que c’est probablement l’élément qui est assez décisif quand on livre un bâtiment. On sait que c’est une première étape, ce qui est aussi intéressant pour nous c’est d’apprécier la façon dont les gens s’approprient les lieux, comment ils vont les transformer, en changeant les choses, en mettant un usage particuler. JF :Donc c’est quelque-chose qui rentre totalement dans votre processus de conception l’évolutitivité du bâtiment ? AT :Oui, c’est à dire que nous on essai d’établir des limites dans la définition des espaces, d’établir un dispositif, cette sorte de bâtiment machine qui est en capacité de pouvoir absorber tout type d’occupation. Ça marche d’autant mieux dans des bâtiments de type équipement public mais on l’applique aussi sur la question du logement, et en particulier sur la question du logement en accession. Aujourd’hui on sait que, bon c’est aussi porté par des problématiques de coûts et de capacité d’achat, mais on cherche les modalités qui vont permettre à une famille de pouvoir rester dans son logement et de le faire évoluer. Le logement s’adapte à la vie des gens et pas l’inverse. C’est un pré-requis assez simple, un constat qui nous semble être une nécessité et donc un objectif qu’on se fixe pour chaque projet. Qu’il s’agisse de logements, de tertiaires ou d’équipements il s’agit toujours de trouver l’élément qui va nous permettre d’être transversale et de permettre d’envisager un bâtiment comme autre chose que ce qu’il est. JF :Là on rentre totalement en résonance avec les Favelas ou au départ les gens vont construire ce dont ils ont besoin et qu’après le bâtiment va évoluer. La différence majeure et que eux vont construire une 2eme boite au dessus de la boite. AT :Oui exactement, ce qui nous intéresse dans ce que vous décrivez, c’est qu’il ne s’agit que de bon sens. On n’est pas dans le même modèle économique, mais ce qui est certain 97
c’est que c’est quand même l’une des clés. Aujourd’hui on met en vis-à-vis deux systèmes qui ont chacun leurs limites et leurs défauts mais il y’a par rapport à la question du logement une inversion de valeur qui est assez forte et assez contradictoire. De nos jours on a tendance à comprendre à travers la pression foncière etc que il y a une nécessité d’adapter nos vies à l’espace dont on dispose ; ça tombe bien on a justement une grande capacité d’adaptation en tant qu’individu mais c’est quand même assez étrange. Nous on essaye de rétablir dans le logement, d’une manière ou d’une autre, cette idée assez simple de faire en sorte que l’espace soit en capacité de s’adapter à l’usager et non l’inverse. JF :Le terme Bon Sens, c’est vraiment quelque-chose que j’ai ressenti dans les favelas. Ces gens n’ont pas de culture architecturale comme nous pouvons avoir de part notre éducation, et pourtant ils génèrent des espaces très intéressants et qui leur procure satisfaction. Du coup est-ce qu’il ne faudrait pas revenir à une architecture qui fait d’avantage appel à notre instinct, d’avantage qu’à notre vision rationnelle enseignée en école, même si c’est la base. Est-ce que vous vous écoutez plus votre instinct que l’éducation d’architecte que vous avez reçue ? AT :Nous on est pas très instinctifs. J’opposerais pas Vernaculaire et Culture. On est pas dans cette logique. Ce qui est certain c’est qu’on a un vrai intérêt pour l’architecture vernaculaire, que ce soit les favelas ou autre chose. Mais la question qu’on se pose c’est plutôt celle de l’observation. Pourquoi fait on une chose plutôt qu’une autre ? Quels sont les pré-requis à la fabrication d’un projet ? La question du bon sens pour moi elle ne se rattache pas aux notions du sachant et du non-sachant. L’autre nuance aussi c’est que les favelas c’est de l’autoproduction « je suis client, je suis fabricant, je suis financier » ; ce qui se rapproche de cette idée de « made yourself » et la question de l’open source aujourd’hui. Qu’est-ce qui différencie l’autoconstruction de favelas et un système dans lequel on est davantage inscrit en France où les choses sont faites de façon professionnelle ; où il y a un habitant, un maitre d’ouvrage, une maitrise d’oeuvre qui conçoit le projet etc... Il y’a donc une rupture inévitable liée à la démultiplication des acteurs entre celui qui commande et celui qui va habiter. On a pleine conscience de ce dysfonctionnement et je pense qu’aujourd’hui ce qu’il se passe, ce qu’on a davantage découvert sur le projet de Caen, c’est aussi des changements de comportements face à ces sujets là et où les gens ont aussi envie d’être acteur et de raccourcir 98
les chaines de décisions. Ça mène à des projets collaboratifs etc. Comment se rétablit une cohérence ou une certaine forme de bon sens entre les acteurs ? JF :Du coup ça ouvre sur des théories déjà actuelles en France que sont les théories de la participation, ce sur quoi travaillent des gens comme Bouchain, Kroll etc... Est-ce que vous c’est quelque chose qui vous parle ? AT :Nous aujourd’hui on n’ est pas dans ce process parce que ce n’est pas une voie que l’on a choisie, mais c’est une vraie question. Notre approche est différente de celle du participatif qui est une forme de production d’architecture qui est vraiment la question de comment on restitue un lien et comment on fait que finalement les gens sont heureux là où ils habitent. Nous on a une autre approche, je ne sais pas laquelle est la bonne, c’est une choix de développement mais rien ne dit qu’on ne fera pas des travaux collaboratifs mais c’est une autre forme de production. Aujourd’hui on est dans cette préoccupation de comment on peut mettre en place des bâtiments qui déterminent le moins possible un mode d’habiter. C’est une autre forme d’architecture, je pense qu’il y a une diversité qui s’élabore ; cette vision de l’architecture en est une mais rien ne nous dit qu’on s’essaiera pas à d’autres façons de fabriquer de l’architecture. JF :Vous avez dit lors de votre conférence que vous repoussiez la question esthétisante au dernier moment, et pourtant on perçoit dans vos bâtiments une esthétique qui vous est assez propre, est-ce qu’on pourrait parler d’une esthétique comme résultat et non comme paramètre ? Avez vous conscience de cette esthétique ? AT :Il n’y pas une conscience de créer une esthétique propre, mais ce qui est certain c’est que l’on donne forcément forme aux choses. A partir du moment où l’on commence un projet, il y a une question de formalisation, c’est inhérent au projet. Après je pense que l’objectif pour nous il est toujours de mettre les idées les unes à la suite des autres. On essai de mettre en place des dispositifs qui mettent en correspondance un contexte urbain et une question programmatique, on fabrique le projet avec les questions misent dans un certain ordre et donc les réponses dans un certain ordre. Aujourd’hui la question de l’enveloppe est plutôt un résultat, le résultat d’une réflexion ou l’on essai de rester le plus libre et le plus loin des références que possible. On connait les nouveautés, il y’a plein de projets qu’on aime, il y’a plein d’architectes qu’on aime mais on essai d’avoir un 99
raisonnement qui nous évite de chercher à vouloir composer une façade ; bien sur on a envie de faire une belle façade, mais c’est pas suffisant, c’est pas le propos, une façade ça ne sert pas être beau. On essaie de mettre en place des systèmes toujours avec cette préocupation de « Qu’est-ce qu’elle doit nous apporter, qu’elle est sa fonctionnalité ? Quel est son niveau de performance ? Est-ce que cette façade doit avoir des ouvrants ? », et après on produit ce que l’on est capable de produire, l’esthétique n’est pas la recherche primordiale. JF :Donc l’esthétique est finalement d’avantage le résultats de ces paramètres plutôt qu’un paramètre en soit ? AT :Je ne dis pas qu’on ne cherche pas. Il y a quand même cette conscience que la question de l’enveloppe, de ses performances produit par ses assemblage, sa matérialité, la technicité qu’on va utiliser va forcément induire quelque-chose. JF :Autre chose qui m’a semblé intéressant dans votre conférence ,sur le projet de centre culturel et sportif dans le XX°, c’est un détail mais vous avez dit ne pas avoir dessiné l’escalier du projet et en avoir laissé le soin au serrurier, si bien que vous avez découvert l’escalier le jour de la pose si j’ai bien compris. Est-ce que dans cette perspective là vous vous verriez mettre en forme l’espace puis travailler avec des éléments préfabriqués ? AT :La question c’est « A quel moment s’arrête-t-on de dessiner les choses ? », finalement, où est notre mission ? A quel moment on est dans une esthétisation des choses ? L’histoire de l’escalier c’est quelque-chose qui nous a beaucoup marqué, on avait juste fixé un objectif, allez d’un point A à un point B et l’escalier était tellement tiré au cordeau du point de vue quantité de matière, du point de vue technique les sections étaient à minima, les distances entre les différents éléments porteurs pour la main courante étaient optimales que cette logique, ce raisonnement économique et le savoir faire de l’artisan a produit un résultat très bon. Alors là c’est la bonne histoire, mais ce n’est jamais comme ça. C’est probablement juste un épiphénomène, néanmoins, grâce à cette expérience, le projet de Caen a été davantage porté par cette démarche. Après quand on dit ne pas dessiner c’est qu’on s’impose de ne représenter que ce qui est réellement nécessaire ; c’est une sorte de dénudement du projet, ne garder que l’essentiel parce qu’on avait peu de budget, qu’il fallait très vite arriver au stade de la construction etc plusieurs facteurs qui nous contraignaient a être très synthétique, très économe et donc dessiner que ce qui était nécessaire et faisait le projet. 100
Ce qui demande malgré tout beaucoup de travail. On a donc davantage fait confiance aux entreprises mais ça ne marche pas forcément. On est là pour fixer des objectifs, les représenter et on a besoin d’interlocuteurs chez les artisans qui peuvent apporter un savoir faire ; ce qui n’est pas évident car chacun a une culture et une capacité de production. Pour le moment c’est nous qui gardons la main sur le projet de façon à accorder les corps de métiers entre eux. Ca n’empêche que la question de la préfabrication est très intéressante, là on est sur un projet à Bordeaux et on essaye de mettre en place un procédé de fabrication. Les coûts de fabrication sont tellement bas qu’on a pas d’autres choix que d’amener des systèmes constructifs, là en l’occurrence béton, préfabriqués. Il nous faut fabriquer avec des produits qui existent déjà parce qu’ils sont produits en séries et donc ils ont un coût très optimale. Mais il faut trouver le bon produit industrialisé, qu’il soit précisément dessiné sans pré-requis esthétique ce qui n’est généralement pas trop le cas dans la vente de produit où l’on a beaucoup de design assez compliqués. Ca fait longtemps qu’on essaie de travailler avec de la préfabrication mais ce n’est pas si évident que ça, il faut que les conditions soient réunies pour se faire mais c’est un très très beau sujet. JF :Donc vous ne laisseriez pas encore, à l’heure actuelle, la main mise aux entreprises sur ces questions là ? AT :Non parce que on travaille sur un dossier en appel d’offre auquel les entreprises vont répondre, si c’est une entreprise générale qui est choisie, son but c’est d’optimiser le projet. Elle va travailler avec des sous-traitants dont elle va tordre le cou pour augmenter ses marges > optimiser la matière, trouver les sous traitants les moins chères etc. Donc si vous donnez le projet à une entreprise il est probable qu’à la fin il ne soit pas comme vous le vouliez. Aujourd’hui c’est un contexte de production qui n’est pas simple où il nous faut tout contrôler pour s’assurer que le maitre d’ouvrage a ce qu’il a payé, parce qu’il y a une réalité, il y a un marché. JF:Ça me permet de rebondir sur la notion d’accident, j’entends par là des choses qui ne se sont pas passées comme prévu sur un chantier. Comment vous gérez cette notion? AT :Un chantier c’est que ça, à des degrés variables selon les entreprises, selon la difficulté du projet mais les bâtiments qu’on produit aujourd’hui dans le panorama Français et à l’échelle des bâtiments qu’on produit, sont des bâtiments qui ont une certaine ambition technique. C’est pas 101
pointu, on est pas la Nasa, mais dans le champs du bâtiment, y’a une certaine technicité, qui du coup exige une capacité technique d’exécution. C’est du coup un élément qui peut être assez compliqué et devenir le point de blocage avec une entreprise. Y’a forcément des surprises sur la qualité des bétons etc... La question après du coup c’est est-ce que l’accident est rédhibitoire ou pas ? Est-ce qu’il faut casser ? Nous on est pas dans la logique de casser. Dans le cadre du chantier c’est très variable, il y’a des accidents qui font que vous dormez plus de la nuit parce que vous vous dites que soit vous avez pas vu ce point avant, soit l’entreprise est trop mauvaise pour l’avoir raté. Le suivi de chantier c’est comment éviter les accident. Les accidents nous intéresse d’avantage dans le temps de la conception, sur le chantier l’accident est désagréable car il faut réagir rapidement, il perturbe un système qui a été mit en place, une réflexion, des détails élaboré. Notre formation nous oblige à nous adapter en permanence, on a cette relative souplesse d’esprit, mais parfois quand le projet se retrouve altéré dans son entièreté par un trop grand nombre d’accidents c’est toujours la préoccupation de perdre le sens et l’objectif qu’on s’est fixé. AT:Vous avez parlé d’accident sur le temps de la conception, c’est quoi pour vous cet accident? L’accident c’est ce à quoi on ne peut pas échapper et qui nous arrive sans qu’on s’y attende réellement, quand on parle d’accident c’est parfois des questions structurelles et c’est de savoir aussi si ces éléments peuvent devenir dans l’objectif à atteindre des éléments significatifs ou signifiants du projet. JF :On va revenir sur la question du logement. Dans une favela, la sociabilité se fait dans le dédale des ruelles desservant les habitations, dans les espaces de circulations que chacun investit à sa guise ;la rue est l’extension de l’habitat. Est-ce que c’est une question qui vous intéresse la sociabilité à travers les espaces communs ? Le premier projet qu’on ai livré sont des logements à Limeil-Brévannes en banlieu Parisienne, où précisément le sujet c’était la question « Dans des logements collectifs, qu’est-ce qui est collectif ? », qu’est-ce que fondamentalement on partage quand on est dans un lieu collectif ? Le sujet était finalement comment concilier les qualités du logement individuel et du logement collectif, la façon dont on rentre chez soi, et puis la question des lieux d’échanges ; où est-ce qu’on rencontre son voisin ? Où est-ce qu’on discute ? Dans un couloir sans lumière ou la minuterie s’éteint toutes les 2 minutes ou est-ce qu’on essaye de trouver d’autres conditions d’espace partagé ? 102
On a donc un déploiement de coursives extérieures en façade qui sont exagérément grandes, on avait des bilans de ratios de surface très mauvais mis au regard des standards dans cette catégorie de logement, mais on a juste réussi à mettre en place des espaces éclairés, associés à un jardin où chacun a sa petite entrée avec une vue sur un paysage urbain intéressant. Le logement social c’est comment on traite la cellule mais aussi comment on traite l’espace de sociabilité. Qu’est-ce qu’on partage ? Est-ce qu’il y a des espaces en plus ? >Vous avez eu l’occasion de retourner sur le projet, constater si cela fonctionne ? Si ça créé bien de la sociabilité ? On a cette démarche de suivre nos projets, on a un gros travail d’interview et photographique . On travaille beaucoup sur cette question là, en essayant de comprendre ce qui marche, ce qui ne marche pas. C’est intéressant de voir comment les gens s’approprient le bâtiment, surtout là dans le cadre de logement social avec des gens d’origines du monde entier. > Finalement vous ne cherchez pas à créer un espace de sociabilité mais à créer un espace qui permette la sociabilité. Finalement j’ai l’impression que tout le travail de votre architecture c’est pas de créer quelque-chose mais de permettre à l’usager. Au vu de tout ce que l’on a pu se dire au long de cet entretien, en quelques mots c’est quoi pour vous le rôle de l’architecte aujourd’hui ? Il y a beaucoup de choses à dire sur notre rôle. Nous on a fait un choix. Déjà on choisit les appels d’offres auxquels on répond et dans ce cadre on est assez attaché à notre rôle social. Faire du logement social c’est un choix. Faire de l’équipement public c’en est aussi un. Travailler avec des associations c’est un choix. Travailler avec des maitrises d’oeuvres moins professionnelles ça implique d’autres discussions et un autre accompagnement. Nous avons plus envie d’envisager le monde comme étant plutôt partagé plutôt que séparé. Aujourd’hui on essaye d’esquisser un canevas, un cadre qui porte vraiment cette question de « permettre ». On ne veut pas contraindre les gens, on ne cherche pas à faire de beaux espaces mais peut-être difficiles à vivre. On essaye de créer une machine, un dispositif. On structure pour permettre, et il faut savoir quand s’arrêter de définir les choses. Reste à savoir si ça fonctionne de donner trop de liberté aux gens. C’est la question de l’indéterminisme, c’est à dire est-ce qu’en étant indéterminés les gens sont en capacité de s’approprier un espace ? C’est une question pas si évidente que ça. Tout le monde n’a pas la capacité 103
d’occuper un espace, de se l’approprier. Certaines personnes ont besoin d’être cadrées. Nous on est moins dans cette logique mais c’est aussi ça l’intérêt aujourd’hui, c’est de proposer une diversité d’architectures collectivement. Le rôle de l’architecte est important, j’espère qu’il le restera, j’espère qu’il sera accru mais j’en doute.
104
Entretien avec Sophie Ricard Jordan Froger :Est-ce que la Favela est un espace qui t’est familier ? Sophie Ricard :Alors d’une part ça ne m’est pas familier dans le sens où je ne suis jamais rentrée dans une favela. En terme de gestion de ce type de lieu, d’urbanisme autogéré, autoproduit, la question de la nécessité, la question la survie etc, tout ça je connais un peu parce que j’ai beaucoup lu là dessus et j’ai pas mal regardé de documentaires. C’est des façons de produire la ville auxquelles, en tant qu’architecte, on est obligé de s’intéresser, on doit s’intéresser à ce genre d’urbanisme un peu sauvage. Mais je ne suis jamais rentré dans une favela. Par contre je peux juste te dire que ça peut faire penser sur nos territoires à la question des bidonvilles avant les années 60, à la question des Roms qui construisent selon des modalités similaires d’urbanisme sauvage, ils trouvent un espace d’accueil et du jour au lendemain récupère et construise sur ce terrain. JF :D’autant plus que les Roms sont des migrants et que la Favela est née de flux migratoires. SR :En plus, y’a donc ça à raccrocher. Je sais pas si j’ai bien répondu. JF :Si très bien. Après cette question assez vague j’ai dégagé des thèmes inhérents à la favela, par exemple l’adaptabilité et la réversibilité des espaces. La favela c’est un espace muable dans le sens où l’on va ajouter, enlever en fonction du besoin, on va changer la fonction d’un espace si un jour quelqu’un décide de changer son RDC en commerce etc... J’aurais voulu que tu me parles de l’importance pour toi de produire un espace muable aujourd’hui. SR :Je pense qu’on est obligé. Je pense qu’aujourd’hui c’est une nécessité, c’est une question de survie. On ne peut plus fabriquer de l’urbanisme tel qu’on l’a produit depuis les années 60 et on le voit bien, on est dans une rupture. On est dans une rupture parce que les besoins ne sont plus les mêmes, parce qu’on a un mode de vie qui redevient nomade, on est moins sédentaires parce qu’aujourd’hui on a peut-être 10 emplois au cour d’une vie, on passe de ville en ville. On est beaucoup moins sédentaire qu’avant et on a beaucoup moins de fric qu’avant. On ne peut plus produire d’espaces et d’institutions très confortables puisqu’aujourd’hui ils n’ont plus de réel sens ou en tous cas sont d’une certaine utilité sur une plus courte période que des choses qu’on a acté dans les années 80 et qui aujourd’hui sont figées. Donc c’est nécessaire de changer le mode de fabrication et de production de nos villes et 105
effectivement il faut faire en sorte que la ville soit réversible. Je pense qu’on doit arriver à une forme d’urbanisme beaucoup plus réversible qu’avant où l’on a assujetti l’espace, on l’a contraint, on l’a normé, on l’a sécurisé, on a restreint l’espace public. Aujourd’hui on est dans un paradoxe terrible c’est qu’on essaie à la fois de créer la ville intelligente qui est pour moi, même si elle a du bon, la pire ville du monde tellement elle est sécurisée, on rentre dans un système ultra sécuritaire où il faut tout contrôler parce qu’on a peur. L’espace public engendre la peur puisque c’est encore le lieu de rassemblement, le lieu de l’imprévu. On a peur de ces endroits de rassemblement, de ces lieux de vie où l’occupation et l’appropriation change du jour au lendemain. Ça la ville ne sait pas le gérer. Et c’est cet espace approprié qui permet encore aujourd’hui un bien-être, un vivre ensemble qu’on a perdu dans notre système un peu trop gentrifié. Certains urbanistes l’ont compris, on retrouve de vrais espaces publics : quand on fait des parcs on met pas des barrières partout, on fait des barrières naturelles etc... Sauf que, ce qu’on arrive à faire dans les parcs ou ce genre d’espace en général on y arrive difficilement en architecture car c’est un espace clos, avec du matériel etc... On en arrive à la question de Pasteur : la porte est ouverte, personne ne filtre l’entrée. C’est une place publique, une place fermée mais publique. Une architecture publique. On essaie de produire une architecture qui essaye de reléguer la question de la responsabilité à l’usager plus qu’à l’outil de gestion. C’est là qu’on est en train d’inventer quelque-chose ici, mais c’est complexe. C’est un espace clos, dans un bâtiment qui appartient à la ville de Rennes, donc si il y a un problème on pourra toujours taper sur la ville de Rennes, mais c’est pas normal que nos élus soient les premiers à aller au tribunal si c’est l’usager qui fait des conneries. Donc comment on fait pour rendre tout le monde responsable de la ville et de l’usage ? Il faut que les élus apprennent à reléguer leur confiance et surtout à ne pas vouloir trop maitriser. Il faut des espaces comme ça gérer collectivement, faire confiance à des groupes de citoyens tout en accompagnant. Mais pour que l’urbanisme et l’architecture change il faut certainement que le gouvernement change, il faut changer nos modes de faire... Par contre on peut changer ces modes de faire avec des petites actions comme Pasteur qui peut-être fera école, peut-être qu’on inventera des outils etc … Et alors peut-être que les villes vont plus facilement réhabiliter leur patrimoine parce qu’on va acter le fait qu’on a pas de suréquipement, suraménagement donc ça coute moins chère. On a mit à l’épreuve le bâtiment par l’usage qui nous a permit de remettre en question la norme et donc peut-être qu’on va pouvoir s’affranchir de certaines normes qui empêchent les collectivités de réhabiliter. On ne reviendra pas en arrière du jour au lendemain. Il faut acter les choses, pas 106
dans le combat mais dans la démonstration, faîtes nous confiance, on vous démontre et vous nous accompagner, on fera pas n’importe quoi, laisser nous faire. A Rennes son est capable de le faire parce qu’on est pas dans une situation de crise et d’urgence, c’est sur qu’on pourrait pas le faire dans le cadre de ce que j’ai fais à Boulogne où la première chose qu’on a faite c’est la base, les familles ont un toit qui ne fuit pas, des fenêtres doubles vitrage et un chauffage, basta. Tout le plus qu’il y a à coté c’est du plus : vivre ensemble, l’échange culturel, l’architecte qui vit au cœur du chantier, le chantier école, redonner un travail par le chantier etc. On a pallié à une situation de crise qui était l’insalubrité des maisons, ensuite c’est du plus et c’est ce plus qui doit faire école, c’est comment on arrive en répondant à la commande à injecter autre chose. C’est pareil pour Pasteur, la ville de Rennes de toutes façons en tant que gestionnaire elle doit entretenir ce patrimoine, donc il faut le réhabiliter. Mais là pour le coup elle peut le faire juste en temps que bonne gestionnaire c’est à dire juste « rajouter un pull » et basta, elle en créé pas un nouvel équipement, elle rempli son rôle de gestionnaire ET permet à des acteurs de s’approprier l’usage du bâtiment, là c’est intéressant, on relait la définition du projet à des gens qui font vivre le bâtiment. Donc dans cette forme d’urbanisme y’a des choses très intéressantes à constater dans les favelas parce que la question de nécessité et de survie offre une liberté qu’on a plus dans notre société trop confortable. On est dans une société tellement confortable qu’on a oublié nos libertés. On croit qu’on est libre alors que du jour au lendemain si on a l’eau chaude qui ne fonctionne plus on est dans la merde alors que les mecs dans la favela ils savent faire. Le confort c’est bien mais il faut reapprendre à faire certaines choses, c’est pour ça qu’il y’a des gens qui retrouvent un attrait positif à l’artisanat, au travail de la main. Nous on en est à ce point de non-retour de société beaucoup trop confortable qui nous a permis une grande liberté à un moment donné mais qui aujourd’hui nous empêche de faire. On arrive à un stade ou cette société de confort est plus contraignante que jouissive, en tous cas pour les classes moyennes. La société nous a déresponsabilisé, on sait plus construire, on ose plus construire. Ou alors ceux qui osent ils sont dans la confrontation, et la confrontation ça use. JF :Pour rebondir sur le fait que notre société est trop confortable, dans la favela, la liberté est permise car c’est un espace inachevé, nous on vit dans une société où tout est fini, confortable donc. Selon moi Pasteur ça représente l’inachevé et je voulais savoir si pour toi, le fait que Pasteur permette la liberté c’est entre autre parce que c’est un espace inachevé, qui ne prend jamais fin. 107
SR :T’as complètement raison. C’est la qu’est la réversibilité de la chose aussi. L’architecture est mouvante et elle doit répondre aux besoins d’une société , c’est surement ce qu’il y’a de plus « développement durable » aujourd’hui, se dire qu’on réhabilite un patrimoine pour qu’il soit d’utilité public, qui se régénère tout le temps dans sa capacité à accueillir des besoins.
108
Interview avec Solène Veysseyre L’entretien avec Solène Veysseyre ayant eu lieu seulement quelques-jours avant le rendu de ce travail, je n’ai malheureusement pas eu le temps de retranscrire notre échange.
109