LE SINGE INVISIBLE
Jean-Pierre Viguié
Éditions
BOISCHARBON
Jean-Pierre Viguié
LE SINGE INVISIBLE NEW-YORK 1981
J
’ai retrouvé un jour dans mes archives une série de négatifs noir et blanc et leurs planches-contacts, il y avait aussi des Ektachromes, une boîte de 36 diapositives couleur. C’étaient des photographies que j’avais prises à New York à l’automne 1981 lors de mon premier voyage aux États-Unis. Ces photos reposaient dans mes cartons, elles avaient survécu à tous les cahots de ma route depuis presque 40 ans. Mais à dire vrai, j’avais un peu oublié ces images, à l’exception notable de la série que j’avais faite en compagnie de Sandy au Yankee Stadium dans le Bronx, pour y voir jouer les A’s et les Yankees. Sandy avait essayé de m’expliquer, sans grand succès, les règles et les finesses du base-ball. C’était un sport qui la faisait sortir hors d’elle même, elle trépignait, elle criait, elle me serrait le bras de toutes ses forces, elle sautait en l’air et jurait comme une folle. Ça l’excitait beaucoup. Nous avions d’ailleurs couché ensemble pour la première fois le soir même. Ainsi, des souvenirs morcelés de ce séjour aux États-Unis me revenaient pendant que, penché sur une table lumineuse, un compte-fil vissé à l’œil, je regardais ces photos retrouvées. Alors j’ai eu envie de me rapprocher physiquement, de pénétrer dans ces scènes de vie ordinaire, de fouiller leur banalité de surface, de révéler, au sens photographique du terme, des situations, des personnages qui m’auraient échappés. Une partie de mes souvenirs était-elle cachée dans la gélatine des négatifs de ces vieilles photos ? J’ai zoomé dans les images, exagérément. J’ai opéré des recadrages radicaux, des coupes chirurgicales dans le plan et l’espace des photos. J’avais l’impression de parcourir et de ranimer un monde disparu, une sorte d’Atlantide, engloutie avec tous ses habitants, ses machines, ses bâtiments, ses tours. Les scènes, les séquences que j’avais la sensation de survoler devant mon écran stimulaient aussi la mémoire que j’avais de ces journées newyorkaises. J’étais alors un jeune homme de 24 ans, étudiant à l’Idhec, l’institut des hautes études cinématographiques. J’étais aussi un cinéphile compulsif et brouillon. À Paris, je passais beaucoup de temps dans les salles obscures, j’allais au cinéma parfois plusieurs fois par jour. Le statut d’étudiant à l’Idhec donnait droit à une carte nous permettant d’entrer gratuitement
et à tout moment dans tous les cinémas. Nous avions même accès libre aux salles projetant des films porno ou d’improbables films de série Z, comme la Scala sur le boulevard de Strasbourg ou le Dejazet près de la place de la République dont les caissières blasées nous délivraient des entrées gratuites en tirant sur leurs gauloises tachées de rouge à lèvres. Mon premier contact avec l’Amérique, ce fut Tom qui était venu me chercher en compagnie de Sandy à l’aéroport JFK. Tom était un des colocataires de la maison de Brooklyn où je devais loger. Il attendait au volant d’une Cadillac blanche des années 1970, un modèle « Coupé de Ville ». Il était 3 h du matin, mon vol avait eu du retard. Au départ de Londres un des trois moteurs de l’avion avait commencé à prendre feu. Le pilote avait interrompu le décollage en catastrophe. Il avait fallu débarquer, changer d’avion, et que tous les bagages soient transférés d’une soute à l’autre, puis embarquer à nouveau. Cette péripétie avait entraîné un retard de plusieurs heures et causait par ricochet la mauvaise humeur de Tom qui avait dû poireauter au volant de sa Cadillac pour prendre en charge le maudit frenchman. J’ai compris plus tard que sa mauvaise humeur était alimentée par un sentiment de jalousie amoureuse qui lui faisait honte. Depuis quelques semaines, Sandy avait dû lui rebattre les oreilles, ainsi qu’aux autres colocataires de la maison de Carlton avenue, avec l’arrivée prochaine de deux français, raffinés et intellos, qu’elle avait rencontrés quelques mois plus tôt à Paris. Des gars vraiment différents... Mais là pendant que nous traversions Queens, il remâchait des raisons de se montrer bougon, il semblait ruminer des phrases bien senties, que sa fierté virile l’empêchait de prononcer. Moi j’ouvrais grands les yeux lors de ce premier travelling. Des rues défoncées et mal éclairées suintaient la pauvreté et la crasse. Ce qui me frappait, c’étaient tous ces hommes, des noirs, hagards et dépenaillés, qui vacillaient sur le bord des trottoirs. Vu comme ça, New York semblait mériter sa réputation de ville sale et dangereuse, de coupe-gorge, de Babylone au bord du gouffre, de ville rock. Une grosse pomme pourrie. Des marges sombres de la Ville surgissaient des silhouettes titubantes, qui s’apostrophaient ou faisaient des gestes menaçants et maladroits vers
les blancs qu’ils devinaient dans la Cadillac. Des blancs dans une Cadillac blanche, secoués par les cahots déments provoqués par les énormes nids de poules qui trouaient les rues. C’étaient les années Reagan, Thatcher et Mitterrand. Sandy avait 23 ans, elle portait des lunettes sévères, elle avait un visage fin encadré par des cheveux blonds et courts. Elle n’était pas grande, elle était bien faite et avait de très jolies fesses. Elle m’expliqua un jour qu’elle était d’ascendance Tchèque, que ses grands-parents venaient de Bohème ou de Moravie, ce qui expliquait, selon elle, qu’elle était au fond une fille sérieuse, mais rigolote après quatre bières. Elle se destinait avec conviction et sérieux à faire une carrière dans les assurances ou dans la banque. C’était une vraie new-yorkaise, maline et rapide. Elle jouait au soft-ball le dimanche et adorait les barbecues arrosés de Budweiser. Elle cultivait son côté bonne camarade, pas compliquée, qui tape dans le dos des garçons et qui boit sa bière au goulot. Après une très courte première nuit dans le basement de la maison de Brooklyn, j’ai décidé de prendre l’air et d’aller me balader dans la Ville. L’automne était doux et lumineux, le trajet vers le métro était paisible, les poivrots entrevus la veille sur le trajet devaient dormir, assommés. J’ai descendu l’avenue qui descendait vers la station De Kalb, j’étais un peu sonné par cet air neuf que je respirais à pleins poumons, sans doute perturbé par le manque de sommeil, croyais-je. Il faisait beau, les feuilles des arbres commençaient à roussir. C’était le début de l’été indien. J’ai pris le métro, la ligne B je crois. Je suis descendu à Chambers street ou dans ce coin là. Au débouché de l’escalier mon regard a été comme aspiré par la verticalité brutale et métallique des buildings, les gratte-ciel qui se pressent à la pointe de l’île. Ce qui m’a frappé instantanément, c’était le bleu du ciel, une couleur pure, sans poussière, intense. Un bleu saturé et dense vers lequel les lignes des façades, tellement hautes et droites, conduisaient mes yeux. Un bleu maritime et tranchant, qui vibrait et semblait proclamer : je suis l’azur d’un monde neuf. Alors j’ai commencé à déambuler sur les larges trottoirs qui bordaient la circulation bruyante et chaotique. J’ai repéré une minuscule boutique
de coiffeur, sur la façade de laquelle tournoyait gentiment le traditionnel petit cylindre rayé de rouge bleu et blanc. J’ai jeté un œil à l’intérieur. Pas un client dans l’échoppe. Un vieux coiffeur me regardait, assis dans l’un des deux antiques fauteuils en cuir de son salon minuscule, le peigne et les ciseaux dans la poche poitrine de sa blouse blanche. De ses manches courtes jaillissaient des avant-bras énormes, les avant-bras de Popeye. Je suis entré et je lui demandé s’il pouvait me couper les cheveux. Il m’a questionné sur le style que je souhaitais, il a vite compris que je n’étais pas d’ici, que j’étais européen. Il supposait peut-être que j’avais des goûts particuliers ou particulièrement exotiques, il se préparait à une performance inédite. Il a eu l’air déçu que je veuille une « GI haircut ». D’un geste las et accablé il a sorti une tondeuse d’un tiroir et s’est mis au travail sans un mot. Je me sentais toujours un peu fébrile, le décalage horaire sans doute. Je n’ai compris que bien plus tard, à mon retour à Paris, que c’était autre chose qui me rendait pénible et presque douloureuse la marche dans les rues du bas de la ville. J’étais en manque, pour la première fois de ma vie, en manque d’héroïne. Je commençais mon séjour new-yorkais avec un singe invisible sur le dos.
M
ichel m’a rejoint à Brooklyn quelques jours plus tard. À Paris, et selon les arrivages, il me fournissait en « grise iranienne », en « brown pakistanaise », en « rose chinoise », celle qui rend aveugle, ou plus rarement en « blanche thaïlandaise ». Nous avons cherché de la dope dès que nous avons été réunis. Trouver du « smack » à New-York en 1981, pour 2 français blancs qui débarquent la bouche en coeur, ça n’allait pas de soi. Nous avons naturellement posé la question à Tom qui se donnait des airs de type à la coule, il a failli s’évanouir. Les produits transgressifs qu’il s’envoyait se limitaient à la Budweiser, et à quelques joints d’herbe de temps en temps. Il faut dire qu’à Paris en ce début des années 1980, se poudrer le nez à l’héro était du dernier chic: tous les branchés de la capitale piquaient du nez et voyaient plus souvent leur dealer que leur psy, entretenant avec ces deux types d’habiles commerçants les mêmes rapports de cordialité soumise et coupable. À Paris, dans ces années 1980, qu’on prétendait nouvelles et intéressantes, « tout le monde » voyait Hélène, pour 1 quart d’heure ou 1 demi-heure et vomissait son hébétude avec volupté dans les toilettes des boîtes à la mode. À New-York, il nous est vite apparu que la poudre n’était pas à la mode. Que c’était la drogue du bas de l’échelle, la dope des noirs, la came des ghettos et des rues sales d’Alphabet city. Une vague connexion pour un plan nous a été transmise par une ex-danseuse de baraque de strip-tease forain. Nous la croisions à Paris dans des fêtes punk et vaguement « arty ». Maigre et brune, tatouée, elle dégageait une sorte de nonchalance électrique qui lui collait au corps comme son indispensable fuseau de vinyle noir des années 1980. Elle était maquée avec un bassiste français qui avait l’accent de Castelnaudary. Ils essayaient de se faire un nom sur la scène new-yorkaise, il connaissaient des gens qui connaissaient des gens qui pourraient nous vendre de la poudre ou nous aider à en trouver. Leur connexion c’était un couple improbable : un jeune type nerveux et sec et une grosse femme sans âge, négligée et vulgaire, qui sentait vaguement la pisse de chat. Leur appartement était surchauffé, les rideaux étaient tirés en permanence. Des junkies bas de gamme qui devaient tourner en rond entre leurs fauteuils déglingués, entre deux plans, comme leurs chats méchants entre deux gamelles. Une pure ambiance « white trash ».
La grosse femme rance nous a emmenés faire le plan. Nous nous sommes arrêtés vers la 33e rue ouest, près de la poste centrale, près d’un bar devant lequel était agglutiné un groupe de noirs à l’air méfiant. Elle a disparu à l’intérieur pour y retrouver le dealer. Elle nous avait fait comprendre qu’elle couchait avec lui de temps en temps et avait sous-entendu que la qualité de ses prestations sexuelles lui donnait droit à de la bonne came. Les types qui tenaient les murs en grappe devant le bouge l’ont suivie des yeux en faisant des commentaires rigolards sur son gros cul, puis ils sont venus s’asseoir sur le capot de notre voiture. Il jetaient des coups d’œils soupçonneux et surpris sur ces deux blancs assis à l’intérieur. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire le mariolle, j’ai abaissé la vitre et je leur ai dit qu’on était venu de Paris exprès pour les voir. Ils ont rigolé, ça devait être la première fois qu’ils étaient abordés par des français. Au bout d’un moment, la grosse est sortie du bar, provoquant à nouveau des appréciations pâteuses sur ses grosses fesses. Les bad boys assis sur notre capot de voiture avaient tous un peigne fiché dans leurs cheveux taillés à l’afro. Pour nous faire sentir le danger que nous avions frôlé, la grosse entremetteuse nous a expliqué que c’était une arme très efficace dans les bagarres de rue, puis elle nous a annoncé qu’elle avait fait chou blanc et que nous devions aller ailleurs. On s’est alors dirigé vers la 15e rue ouest, dans le quartier des abattoirs, le meatpacking district. Un quartier alors moche et pourri, rendu encore plus sordide à cette heure où ses rues étaient désertées par les bouchers et les travailleurs de la viande. La grosse a disparu un quart d’heure dans un immeuble délabré. Quand elle en est ressortie, elle nous a demandé de ne pas traîner et de foncer chez elle. Elle mettait en scène les risques qu’elle prenait, peut-être pour se faire pardonner ce qu’elle avait ponctionné dans le paquet. Nous sommes revenus dans l’appartement surchauffé, où son compagnon était maintenant très agité. Elle nous a adressé des commentaires méprisants et dédaigneux parce que nous nous apprêtions à sniffer la poudre. Elle a insisté pour nous faire un shoot, elle se servait d’une sorte de pipette, je me suis souvenu que j’avais vu un instrument comme ça dans « L’homme au bras d’or », le film de Preminger avec Sinatra en junkie. Elle nous a opéré l’un après l’autre. Elle nous a fait un truc très
bizarre : après l’injection, elle a fait une « tirette », faisant remonter du sang dans la pompe, et elle nous l’a projeté dans la bouche. C’était peutêtre une coutume, une sorte de climax du shoot, ou sa manière de nous démontrer son expertise supérieure. En tout cas, ça a eu l’air de lui faire plaisir, et ça a fait ricaner son mec. La poudre était vraiment de mauvaise qualité, malgré ce que nous soutenait, sans conviction, notre grosse aide-soignante aux cheveux gras. Après cette expérience on a arrêté de chercher du smack à New-York. On a juste fait quelques plans de coke dans le upper west side avec une amie parisienne, une artiste dessalée, qui connaissait des sud-américains fortunés. À chaque fois qu’on montait là-haut, vers Central park, avec la voiture qu’on nous avait prêtée, une petite Honda nerveuse, un coupé rouge avec une boîte de vitesse manuelle, notre grand jeu était de descendre Broadway à toute allure, en slalomant façon Bullit entre les voitures, et en se faisant des lignes quand nous stoppions aux feux rouges. Des lignes de coke on trouvait malin de s’en faire au Studio 54 qui venait de ré-ouvrir. Comme on trouvait malin, avec notre petite Honda nerveuse , d’aller sur Bowery en fin de nuit. Nous y avions repéré quelques soirs plus tôt des filles qui faisaient le trottoir, des grandes bringues noires perchées sur des platform-shoes ou harnachées de cuissardes démesurées. Dès que nous avons été garés, M. est sorti pour aller négocier avec une des filles qui faisait des aller-retours nonchalants sur le bord de l’avenue défoncée. Après qu’ils se furent éloignés tous les deux, j’ai vu dans le rétroviseur une autre fille qui sortait de la nuit et marchait vers notre voiture. Je l’ai regardée qui s’approchait en chaloupant sur ses hauts talons, elle s’est penchée et m’a fait signe de baisser la vitre, elle m’a demandé si je voulais passer du bon temps avec elle. Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’elle me disait, elle avait un accent un peu épais, et l’élocution d’une défoncée. Son haleine était chargée d’alcool et ses paupières, alourdies de faux cils gigantesques, se fermaient à moitié. Je lui ai dit que je n’étais pas intéressé, et que j’attendais juste mon ami en fumant des cigarettes. Elle m’en a aussitôt demandée une, qu’elle a allumée en ouvrant la portière. Elle s’est installée à côté de moi sans me demander mon avis. Elle a posé sa main sur ma cuisse et m’a proposé à nouveau, mais sans conviction, qu’on aille faire un tour tous les deux. À mon accent elle avait compris que je
n’étais pas d’ici et elle entrevoyait peut-être la possibilité d’augmenter ses tarifs habituels. Quand je lui ai dit que je venais de Paris et que je préférais qu’on fume une cigarette tous les deux au chaud en attendant le retour de sa copine et de mon pote, elle a semblé surprise, mais ça a eu l’air de lui plaire. Elle était très grande et plutôt bien faite, elle portait une sorte de caraco en fourrure synthétique jaune pâle au dessus d’un mini short en satin. Je ne me souviens plus très bien de quoi nous avons parlé, mais c’était badin et courtois. Je commençais à trouver que Michel mettait du temps à revenir de sa partie de jambes en l’air dans les tréfonds de Bowery. Quand brusquement ma compagne de circonstance et moi avons été brutalement éclairés par les appels de phare d’une grosse voiture garée plus loin derrière nous. À ce signal la fille est sortie de la voiture à toute vitesse. Au volant de la limousine je distinguais une silhouette d’homme coiffé d’un chapeau. Le point rouge incandescent d’une cigarette révélait par intermittence un visage sombre et menaçant. Je l’ai suivie dans le rétroviseur qui se hâtait vers la puissante berline et s’engouffrait vivement à l’intérieur. Je pensais que son mac sortirait pour me demander de foutre le camp, mais il ne s’est rien passé. Michel est revenu, insatisfait, il faut dire que nous avions pris beaucoup de coke au Studio 54, alors les efforts de sa professionnelle du blow-job s’étaient montrés vains, et au final, sa patience entamée, elle l’avait viré. Le temps c’est de l’argent. Nous somme partis vers Coney Island pour voir l’océan, le petit jour n’était pas loin. Dans les avenues vides du bord de mer, il y avait quelques michetonneuses qui rôdaient comme des animaux malades et regardaient passer notre voiture sans même essayer de nous arrêter. Nous parcourions la Ville en nous regardant parcourir la Ville, spectateurs de nous-même. Chaque traversée du Manhattan Bridge me plongeait dans un ravissement enfantin. J’adorais le son que faisaient les pneus de notre voiture sur le revêtement métallique du pont, un chuintement aigu et sifflant. Nous abordions facilement les filles qui nous plaisaient, dans les bars, dans les parcs et dans les rues. Sheryl, nous l’avions accostée alors qu’elle attendait comme nous au bord du trottoir que le flot des voitures de la 8e avenue soit stoppé par le feu rouge. Notre culot de parigots dessalés l’avait
tout de suite emballée. Elle nous avait invités à prendre un verre chez elle tout de suite. Elle manifestait sans pudeur l’intérêt qu’elle portait à Michel. Il était resté chez elle pour y passer la nuit. Il avait dû lui révéler des mondes sensuels qu’elle ne soupçonnait pas. Désireuse de ne pas laisser s’envoler un oiseau pareil, elle l’avait enfermé chez elle à double tour avant de partir chercher des bagels pour leur premier petit-déjeuner. Elle le voulait pour elle seule. Dans l’après-midi, alors que j’étais venu libérer mon ami de cette forme extravagante de séquestration sexuelle, j’ai fait valoir à Sheryl qu’elle ne pouvait pas se comporter comme ça plus longtemps, en tout cas pas sans contrepartie. Il fallait qu’elle me trouve une fille. Elle devait bien avoir une copine célibataire ou disponible à me présenter pour que je puisse lui laisser la jouissance exclusive de mon ami. Elle a passé quelques coups de fil, ça avait l’air de pouvoir se faire. Elle nous a entraîné le soir même dans un rade du côté de Saint-Mark’s Place, un boyau sombre et enfumé dans lequel tonitruait du rock épais et métallique. Sheryl n’a rien voulu dire de sa copine qui allait nous rejoindre dans le bar. Je tournais le dos à l’entrée, j’ai vu les yeux de Michel s’arrondir. Il a éclaté de rire. Je me suis retourné et j’ai vu arriver vers nous été la copine spectaculaire qui m’était promise. Elle était très grande, plus d’1,85m sans talon. Elle me dépassait d’une bonne tête. Ce soir là, elle était chaussée de bottes pointues et portait un blouson de rockeuse en cuir rouge. Brune, la peau blanche, un regard doux et ironique, le côté gauche de son visage était comme martelé, elle avait eu un grave accident de voiture quand elle était enfant. La moitié intacte était très jolie. J’ai abandonné Michel à sa servitude sexuelle et j’ai raccompagné ma timide géante chez elle. Elle habitait un minuscule appartement dans un vieil immeuble en briques de « Little Italy ». Son lit était juché en hauteur sur une mezzanine bricolée qui permettait de gagner de l’espace. Je me souviens que j’ai tout de suite aimé son très grand corps, doux et malhabile. L’exiguité des lieux et la différence de taille nous ont obligé à des contorsions quasi chorégraphiques. La fenêtre à guillotine donnait sur la cour et le traditionnel escalier de secours en métal zébrait les façades de haut en bas. J’aurais pu, si besoin, m’échapper, car comme son amie Sheryl, Peggy ne semblait pas pressée de me relâcher dans la nature.
Je me suis souvenu aussi de cette fille, vendeuse dans un magasin de fringues d’occasion, que nous avions emmenée boire un verre du côté de Canal Street, elle venait de l’Ohio, d’Akron, la capitale mondiale du pneu, ce dont elle était très fière. Elle faisait de la méditation transcendantale dans les cabines d’essayage de sa boutique, dès qu’elle avait quelques minutes de pause. Elle était venue à la conquête de New-York pour être artiste, comme la majorité des serveuses de bar et des vendeuses des boutiques alternatives. Elle nous avait dit qu’elle aurait bien couché avec l’un de nous, moi en l’occurrence, mais que des raisons d’ordre supérieur, reliées à de mauvaises conjonctions astrales ou karmiques, rendaient la chose provisoirement impossible. Je me suis inquiété de savoir si le délai imposé par ces forces obscures me permettait d’envisager que nous nous retrouvions dans un lit avant mon retour en Europe. Elle ne pouvait me répondre tout de suite, elle devait interroger je ne sais quel maître ou devin qui savait décoder les tensions cachées du monde réel en agitant des batonnets d’encens et des clochettes tibétaines. Arrivé au terme du travail sur ces vieilles photos, je comprends que se sont peu à peu révélés à moi des fragments de récit, des histoires en miettes, des saynètes dont la plus grande partie n’est pas illustrée. Ce que j’ai photographié n’est pas ce dont j’ai gardé la mémoire émotionnelle. Les pages de ce livre peuvent aussi bien susciter d’autres souvenirs que les miens. Le temps qui a passé entre les prises de vues et leur mise en pages m’a peut-être permis de composer au final une fiction éphémère et changeante. Je dois bien admettre cependant que ce travail sur de vieilles images m’a obligé à accepter que la documentation photographique de ce séjour à New-York est plus qu’incomplète... Rien par exemple sur la laverie du coin de la rue où nous allions laver notre linge, Michel et moi, seuls petits blancs parmi d’énormes ménagères noires en bigoudis et en savates qui nous regardaient comme des extra-terrestres. Nous étions devenus leur attraction favorite, elles convoquaient régulièrement des copines, aussi grosses et nonchalantes qu’elles pour qu’elles constatent qu’elles ne mentaient pas quand elles leur disaient qu’il y avait deux blancs, deux français, qui venaient à la laverie, et à qui elles parlaient. Deux français qui avaient même joué à sauter à l’élastique
avec leurs gamines, leurs filles qui secouaient en rigolant leurs nattes et leurs couettes en faisant des figures compliquées avec leur longues jambes grêles. C’est peut-être pour ça que nous n’avons pas été bombardés d’œufs par les gamins noirs du quartier le soir de Halloween. Comment aurais-je pu documenter cet épisode où l’on s’est souvenu, ou cru se souvenir, d’une interview de Keith Richards, une référence majeure chez les junkies, une sommité de la défonce, parue dans Rolling Stone, et dans laquelle il disait avoir pris de tout ce qui se consomme. Il affirmait même s’être défoncé, un jour de vaches maigres, avec de la « préparation H », un truc pour soulager les hémorroïdes. Alors nous avions foncé aussitôt, Michel et moi, au drugstore du coin pour en acheter. Le problème c’est que ce cher vieux Keith ne disait pas sous quelle forme et comment il l’avait prise. On avait éliminé la pommade, ça nous semblait improbable, on s’était rabattu sur des lingettes imprégnées. Ça n’avait pas été très simple de les sniffer, et surtout on n’avait rien senti. Rien du tout. On s’est dit que Keith avait dû faire de l’humour, ou que la traduction de l’article était minable. Bref, qu’on avait mal compris comment se mettre la tête dans le cul avec une potion contre les hémorroïdes. Le singe en rit encore.
LE SINGE INVISIBLE 1ère édition
50 exemplaires
Paris 2021
Éditions
BOISCHARBON
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